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H ISTOIRES DE FAMILLE C’est une des photos les plus anciennes de la famille Dardaud. Photo posée par excellence, photo de famille que l’on imagine aisément encadrée et accrochée dans le salon de la maison. Leur air sérieux donne cette impression de gravité qui sied aux personnes conscientes de leur rang social et de l’importance du moment qu’ils sont en train de vivre. Ils posent pour la postérité. L’histoire leur donnera raison puisque cette photo est parvenue jusqu’à nous : cent trente années nous séparent et leurs regards nous interpellent, depuis leur siècle finissant jusqu’au nôtre débutant. Six générations se sont écoulées depuis la leur ; leur descendance est nombreuse et le nom de Dardaud continue de se transmettre. Pierre dit Léon Dardaud est né à Limoges, le 9 mai 1837. Il est le fils de Martial Dardaud, cordier, et d’Antoinette Rambaud. Cordier lui-même, il a quitté le Limousin pour venir s’installer à Montreuil, en région parisienne. En 1866, il épouse Clémence Destois, une jeune fille de 19 ans, issue elle-même d’une famille de cordiers. Très vite enceinte, elle décède quelques semaines après avoir mis au monde une petite fille prénommée Théréza. Hormis son acte de naissance, on ne trouve, pour le moment, nulle trace de cette enfant. Peut-être a-t-elle été confiée à la famille de sa mère, mais il semblerait qu’elle n’ait jamais vécu avec son père. Rapidement, Léon se remarie, en 1867, avec Euphémie Boivin, demoiselle en magasin, originaire d’Angerville, dans l’Essonne, où elle est née, le 16 mai 1840. Elle est la fille d’Henri Auguste Boivin et de Marie Sophie Beauhaire. La famille Boivin est très implantée dans cette ville : on la retrouve sur plusieurs générations. De cette union naît en décembre 1868 un premier enfant, Gabriel ; un autre garçon, prénommé Paul-Henri, voit le jour en 1870. La famille réside à Montreuil-sous-Bois. En 1873, Gabriel décède. Quelques temps plus tard, la famille quitte Montreuil pour Angerville. Léon poursuit son activité de cordier jusqu’à sa mort, en 1906. Euphémie demeurera à Angerville où elle décédera en 1930, à l’âge de 90 ans. Cette photo n’est pas datée, mais elle fait également partie des vieilles photos de famille qui constituent la galerie des ancêtres Dardaud. Elle doit être antérieure à la précédente ; Paul-Henri semble être âgé de 7 ou 8 ans, pas davantage. C’est un bel enfant, que l’on imagine choyé par une mère qui a dû faire le deuil d’un premier né, disparu à l’âge de 4 ans. Cette photo, posée, prise chez un photographe, est très éloignée d’une autre photo, de groupe celle-ci, prise quelques années plus tôt. Paul-Henri y apparaissait sur les genoux de son père, posant au milieu de ses ouvriers de la corderie. Il était vêtu d’une tenue de travail, portait une casquette, et rien, à part sa position sur les genoux de son père, ne le différenciait des très jeunes apprentis également présents sur le cliché. Là encore, l’important est ce que l’on veut montrer : bel habit, cheveux bien peignés - malgré une mèche qui ne veut pas rester plaquée -, jolies bottines à boutons, cirées. L’enfant apparaît sérieux, se prêtant de bonne grâce à la séance de pose. On imagine sa mère en contrechamp ; le regard rempli de fierté et d’inquiétude peut-être : Gabriel est décédé il n’y a pas si longtemps et Léon a déjà perdu une fille d’un premier mariage. Paul-Henri est là et pallie l’absence de ce frère et de cette sœur aînés. Il porte en lui les espoirs de ses parents. Ceux de son père : reprendre un jour la corderie et ainsi poursuivre l’activité débutée par son grand-père Martial, à Limoges. Ceux de sa mère : rester en vie, être un fils aimant et dévoué qui, le moment venu, trouvera une épouse, fondera une famille, aura des enfants et perpétuera le nom et la respectabilité de la famille pour lesquels elle a tant œuvré. Et lui ? Vers qui, vers quoi se porte son regard ? Son air sérieux est néanmoins emprunt d’une certaine tristesse, accentuée par l’expression de sa bouche. Il est facile, avec le recul, de lui prédire un destin tragique. Mais ce serait nier les bonheurs qui l’attendent et condamner un enfant de 6 ans à une vie désespérante… Voici Juliette Flore Baudoin, ou Beaudoin selon les différents actes d’état civil sur lesquels elle apparaît. Elle est née le 15 juillet 1877 à Mitry-Mory, en Seine-et-Marne. Elle est la fille de Claude Etienne Baudoin, et de Marie Honorine Menuset. Ils demeurent en famille à Angerville où Claude Etienne est boulanger de profession, mais désigné comme employé dans l’acte de mariage de sa fille. Elle est la 4e enfant d’une fratrie de six. Sa sœur aînée, Adèle, est décédée durant sa première année. On ne connaît pas les circonstances de sa rencontre avec Paul-Henri Dardaud, hormis le fait que tous deux résident à Angerville. Flore est plus jeune que son futur époux ; sept années les séparent. Mais lorsque l’on regarde sa photo, on comprend aisément que Paul-Henri a dû en tomber éperdument amoureux : elle a de jolis traits réguliers, de beaux yeux noirs. L’ombre sous ses yeux est quelque peu inquiétante. Est-elle déjà malade ou bien est-ce un effet des photographies de l’époque, qui ajoutait de la profondeur au regard ? Difficile à dire. Cette photo n’est pas datée et aucun élément ne peut nous indiquer à partir de quand Flore est tombée malade. Ils se marient le 17 octobre 1898 à la mairie d’Angerville. Auguste Louis Cagnon, le mari de sa sœur Angeline, est son témoin. Il est accompagné de Charles Antoine Falcimaigre, un ami de la mariée. Du coté Dardaud, les témoins appartiennent à la branche Boivin, en la personne du cousin germain de Paul-Henri, Julien Gabriel Piet, et de son oncle Jules Henri Boivin. Tous ont la même origine sociale : artisans, cultivateurs, commerçants. Paul-Henri exerce alors la profession de cordier, auprès de son père, et demeure encore chez ses parents. On ne sait pas bien où le jeune couple emménage juste après le mariage. Un peu plus d’un an après leur union, Flore donne naissance, en novembre 1899, à un fils, qu’ils prénomment Gabriel, certainement en mémoire du frère aîné de Paul-Henri, disparu prématurément. Sur l’acte de naissance de l’enfant, Paul-Henri est toujours inscrit comme cordier. Un petit frère, Pierre, naîtra deux années plus tard, en 1901, toujours déclaré par le père de Flore, resté proche de sa fille : le nouveau né porte en denier prénom celui de son grand père : Etienne. Entre 1901 et 1904, Paul-Henri et Flore quittent Angerville pour Paris. La famille réside au 13 de la rue Bouchardon, dans le 10ème arrondissement de Paris. C’est là que naîtra Paul, le petit dernier. Aux dires des membres de la famille, Flore aurait bien aimé avoir une fille. On ne sait pas exactement quand Paul-Henri et Flore se sont installés en tant que crémiers, car l’acte de naissance de Paul ne mentionne pas la profession de son père ; quant à sa mère, elle est mentionnée comme sans profession. Par conséquent, on ne peut dater précisément cette photo. La crémerie est située au 93 de la rue Beaubourg, dans le 3ème arrondissement de Paris. PaulHenri et Flore posent au centre de la photo. A gauche on devine leurs associés : les tenues des deux hommes sont identiques. La femme à la droite de la photo semble être une employée, mais elle est habillée comme Flore. Elle revêt notamment des couvre-avant- bras, vraisemblablement destinés à protéger les manches des blouses des dames. Leur commerce était prospère. C’est à cette adresse, dans l’appartement que l’on suppose être au-dessus de la boutique, que Paul-Henri se donnera la mort. Un article du Petit Journal, en date du 29 avril 1914, relate l’événement à la rubrique « Faits divers ». Ce témoignage journalistique apporte un éclairage particulier à cette tragédie en donnant les raisons de ce geste désespéré : Flore était malade, atteinte de la tuberculose ; elle résidait alors en sanatorium, éloignée de sa famille. Aux dires de l’article, il semblerait que Paul-Henri, dont le caractère s’assombrissait depuis le départ de sa femme, ait reçu une lettre lui annonçant que Flore était condamnée. Ne supportant pas l’idée de cette mort annoncée, il mit fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête, devant le portrait de son épouse. Ce sont ses fils qui le trouvèrent sans vie. Flore mourut quelques semaines plus tard, à Paris. Ce drame ne parvint que par bribes aux descendants de Paul-Henri et de Flore : on ne savait pas lequel des deux était mort en premier. Les enfants, restés seuls, se retrouvèrent plongés, à la veille du premier conflit mondial, dans une tourmente qui scellera à jamais leur destin. C’est une photo d’unité, une fratrie réunie pour une occasion qu’on ignore. D’après les vêtements des enfants, cette photo a dû être prise dans la première décennie du XXe siècle. Les deux aînés, que deux années seulement séparent, sont habillés à l’identique : culottes courtes noires, cravates nouées en un nœud lâche sur une chemise blanche, bérets noirs rivés sur l’arrière de leur tête ; leur tenue contraste avec leur bottines poussiéreuses, comme s’ils avaient joué dehors avant de poser. Paul se démarque, et pas seulement par sa taille : sa tenue et sa coupe de cheveux laissent planer un doute sur son identité sexuelle… Petite sœur rêvée dans le désir d’une mère qui a déjà mis au monde deux garçons ? Que porte-t-il à sa bouche ? Lui a-t-on donné un biscuit pour qu’il se tienne tranquille ? Pierre le tient par la manche et, dans ce geste, lorsque l’on connaît l’histoire, on identifie toute l’attention d’un frère aîné pour son cadet, car dans quelques années, c’est lui qui remplira cette fonction auprès de Paul. Après la mort de leurs parents, Gabriel, alors âgé de 14 ans, part pour accomplir son noviciat afin d’entrer dans les ordres, chez les Maristes, en Belgique, dans la ville de Rèves, près de Charleroi. C’était l’ultime volonté de sa mère avant de décéder. Pensait-elle ainsi se lier à jamais à son premier né ? Ou cherchait-elle par son intermédiaire la rédemption et le pardon pour son mari, qui avait commis aux yeux de l’église catholique un terrible péché en mettant fin à ses jours ? Il est certain, à lire les lettres de Gabriel, qu’il trouve auprès de la communauté mariste le réconfort et la paix à laquelle il aspire, loin, du moins le pense-t-il, de la souffrance et de la maladie. Mais la guerre éclate et la Belgique est occupée par les forces allemandes. Gabriel se retrouve coupé des siens. Les moyens de communication entre la France et la Belgique sont bloqués. Il ne pourra reprendre contact avec ses frères qu’une fois la paix revenue et relatera, d’une écriture magnifique, les semaines d’occupation et sa vie quotidienne au sein de la communauté mariste. Ses lettres constituent un véritable témoignage historique. A peine âgé de 19 ans, sa prose est enthousiaste ; il a le sens du récit et tient ses lecteurs en haleine. Lecteur clandestin de La Libre Belgique , publication également clandestine, on sent poindre en lui les talents du futur grand journaliste qu’il deviendra. Il y a de l’Albert Londres dans son style et dans son analyse, mais également du Joseph Kessel dans la volonté de ne pas être un témoin passif des événements. Il veut en être ! Un tempérament d’aventurier dans un habit de novice ! Il a 19 ans et le monde s’ouvre à lui. Il raconte, non sans se départir de son sens de l’humour, la constitution des repas : les soupes insipides, les racines servant de légumes, le miel au goût d’essence de térébenthine. Il connaît la faim et les privations d’un peuple occupé ; mais on imagine aisément l’effet de telles privations chez un garçon en pleine croissance ! En entrant chez les frères, il pensait avoir la vocation pour devenir religieux ; il se destinait à devenir enseignant. Mais il n’avait que 15 ans et venait de vivre une tragédie. L’histoire, la grande, mais également son parcours personnel en décideront autrement. On a peu de traces de Pierre et de Paul durant la même période. Après le décès de leurs parents, ils sont confiés dans un premier temps à leur famille maternelle. Leur grand-père, Claude Etienne Baudouin, devient leur tuteur. On suppose qu’ils ont dû passer quelques temps du coté d’Angerville, ou d’Etampes, entourés de leurs tantes et probablement de leurs cousins. La question de leur avenir va se poser. On ne trouve nulle trace de leur situation financière : peut-être leur père a-t-il laissé des dettes que la succession a permis de payer ? Pierre et Paul seront finalement envoyés aux Orphelins Apprentis d’Auteuil ; cette institution créée en 1866, qui existe toujours, accueillait des orphelins et les formait à un métier artisanal : boulanger, cordonnier, menuisier, fondeur, jardinier, etc. Les deux frères choisiront - peut-être a-t-on choisi pour eux - l’atelier d’imprimerie. Ils ont appris le métier d’ouvrier linotypiste, profession qu’ils exerceront l’un et l’autre tout au long de leur vie. On ne connaît pas grand-chose de leur enfance, ni comment ils ont vécu la guerre. Ce qui est certain, c’est que l’enfance est passée, puis l’adolescence et la vie de jeune adulte, faite de rencontres amoureuses, de projets de famille, de temps heureux… parenthèse de paix avant que ne débute le second conflit mondial. Autre famille, destin similaire. Voici Marie Franquet, assise au côté de son mari Lucien Cosset. Marie est née en 1885 à Charleville, dans les Ardennes. Elle est la fille de Paulin Franquet, comptable à Donchéry, et d’Euphrasie Leroy. Sa sœur jumelle, Germaine, est décédée moins d’un mois après sa naissance. Lucien Cosset, né en 1877 à Versailles, est le fils d’Abel Cosset, auteur dramatique, et d’Alphonsine Huvet. Deux autres frères sont nés de cette union : Paul Maurice, son aîné de sept ans, et Léon Georges, dont on ignore pour le moment les dates de naissance et de décès, qui fera une carrière d’acteur. Il épousera d’ailleurs une actrice, Blanche Sagnier : cette belle-sœur jouera un rôle non négligeable auprès de ses neveux. Abel Cosset décède alors que Lucien n’est âgé que de 10 ans. Sept années plus tard, sa mère épouse en secondes noces Edmond Martinet, demeurant à Mézières, dans les Ardennes. C’est là que Marie et Lucien se rencontrent et se marient, le 2 juillet 1903. Lucien exerce la profession de libraire-papetier. De cette union naît, au mois de mai suivant, Germaine Cosset, prénommée ainsi en mémoire de la jumelle de sa mère. Puis viendront Emile en 1905, Marie-Louise en 1906, et Lucienne en 1909. Lorsque la guerre éclate, en 1914, la famille quitte les Ardennes et se réfugie à Saint-Leu-la-Forêt, dans le Val-d’Oise. Marie, malade, meurt en février 1915. Lucien, âgé de 37 ans au début du conflit, s’est engagé. Il est parti pour le front. Il est tué « à l’ennemi » durant la tristement célèbre « Bataille des Eparges », le 14 mars 1915. Il est dit, dans la famille, qu’il aurait pu être exempté en raison de son âge et de sa situation familiale. Etait-il doté d’un sens du devoir patriotique plus fort que son sentiment paternel ? Personne n’est actuellement en mesure de répondre à cette question : il ne faut pas négliger le fait que lorsque la France est entrée en guerre contre l’Allemagne, les forces s’engageaient pour un conflit qui devait être de courte durée ; les hommes sont partis la fleur au fusil récupérer l’Alsace et la Lorraine, persuadés, en cet été 1914, qu’ils seraient de retour à Noël. Cette photo de la fratrie Cosset renvoie tel un reflet dans le miroir, l’image des trois frères Dardaud : des orphelins de père et de mère, devant affronter la détresse liée à la perte d’êtres chers et les tourments dus à la guerre. C’est aussi une photo d’unité, une fratrie soudée par les drames qui malgré tout continue de sourire au photographe. Emile, né en 1905, est entouré de ses sœurs : la plus jeune à gauche, Lucienne, née en 1909, se fera appeler Claude. Marie-Louise, née en 1906, au-dessus de lui, et Germaine, l’aînée (1904), prénommée ainsi en souvenir la sœur jumelle de sa mère, qui n’avait pas vécu plus d’un mois. Ils sont orphelins, certes, mais pas sans famille. Leur grand-mère paternelle est toujours vivante et leur grand-père maternel est désigné dans un premier temps comme leur tuteur. Un conseil de famille a d’ailleurs été instauré, composé de leur grand-mère paternelle, Alphonsine Huvet ; de leur tante par alliance, Blanche Sagnier, veuve de leur oncle Léon Cosset ; de leur oncle Maurice Cosset, deuxième frère de leur père ; de leur grand-père maternel, Paulin Franquet ; et de leur grand-tante, Elisa Leroy, sœur d’Euphrasie Leroy, l’épouse de Paulin Franquet. C’est leur tante par alliance, Blanche Sagnier, qui, pendant une année, va être désignée tutrice des enfants. Elle a pour rôle de gérer les biens et les affaires des mineurs. Mais c’est une artiste dramatique et elle ne peut remplir ellemême cette fonction qu’à de rares occasions. Lorsque l’aînée de la fratrie, Germaine, atteint ses 21 ans, la tante Blanche sollicite une nouvelle réunion du conseil de famille dans le but de se défaire de ses obligations, invoquant l’incompatibilité entre une telle responsabilité et sa carrière devant la conduire, prochainement, outre-Atlantique. Le conseil de famille se réunit le 30 juin 1925, à Mézières, et prend acte de la démission de la tante Blanche. Il nomme à sa place, et à l’unanimité, Germaine, qui déclare accepter cette fonction et promet de la remplir avec zèle et fidélité. A 21 ans, elle se retrouve ainsi responsable de deux jeunes gens, bientôt majeurs mais néanmoins à peine sortis de l’adolescence, et d’une jeune fille de 16 ans. Une lourde charge de famille pour une demoiselle de cet âge. Mais autre temps, autres mœurs : avoir connu la mort de ses parents, la guerre et les déplacements, mais aussi la crainte au quotidien pour les siens aide certainement à grandir et à mûrir plus vite. Cela entacha peut-être son droit à la légèreté et à l’insouciance des jeunes années. Toutefois, elle assume pleinement son rôle et son devoir d’aînée de la fratrie, hautement investie du sens des responsabilités. Mais lui a-t-on vraiment laissé le choix ? La question ne s’est sans doute posée ni pour Germaine, ni pour ses frère et sœurs, ni pour le reste de la famille. Ils étaient adultes, ou en passe de le devenir, et désormais leur avenir ne dépendait plus d’un conseil de famille. Les mineurs devenant majeurs, ils gommaient au fur et à mesure le qualificatif d’orphelins. Ils étaient à présent en âge de fonder une famille. Quand Germaine devient tutrice de ses frère et sœurs, elle est sténodactylo, elle réside à Paris, rue de l’université dans le 7ème arrondissement. Elle y demeurera jusqu’à son mariage, en novembre 1927. La fratrie restera relativement soudée. Exceptée la plus jeune sœur Lucienne, dite Claude, qui prit ses distances avec son frère et ses sœurs, ils se marieront tous et fonderont des familles ; ils resteront en contact, comme en témoignent photos et histoires de famille. Et malgré un second conflit mondial, ils vivront vieux. Germaine et Marie-Louise restent proches : elles partent en vacances ensemble avec leurs conjoints et leurs enfants ; les cousins se connaissent et se côtoient. Emile et Marie-Louise résident à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans l’Yonne. Emile décède le premier, en 1982, puis ce sera Lucienne, en 1991, Germaine en 1993, et enfin Marie-Louise en 2001. Leurs descendants continuent à s’échanger régulièrement des nouvelles. Comme les trois frères Dardaud, qui eux aussi trouveront à se marier et à fonder une famille, il s’agit de la première génération qui dépasse les 40 ans et qui connaît la vieillesse : ils auront quasiment traversé le siècle de part en part, ayant survécu aux aléas de la vie, aux mauvais coups du destin, tout en ayant su profiter de ce que la vie pouvait apporter de bonheur. Paul Dardaud est entré aux Orphelins Apprentis d’Auteuil le 16 août 1918. Il n’a pas encore 14 ans. Comme son frère, entré deux ans plus tôt, il va suivre un apprentissage pour devenir ouvrier linotypiste. A 18 ans, son apprentissage terminé, il demeure dans l’institution en tant que salarié. L’ouvrier linotypiste doit son nom à la machine sur laquelle il travaille, la Linotype, (qui vient de l’anglais line of types , soit « ligne de caractères »). Cette machine permettait de composer au plomb, fondu d’un bloc, chaque ligne de caractères préalablement saisie sur un clavier. C’est un métier désormais considéré comme appartenant à une époque révolue. Paul travaillait dans une imprimerie où il composait donc des textes à la Linotype. Il ne quittera jamais ce milieu fait de plomb et d’encre, travailleur de l’ombre préparant les textes écrits par d’autres. Et parmi ces autres, il y a Gabriel, le grand frère, lointain, que la vie a poussé vers d’autres continents. Il a exploité ses talents de conteur et d’écrivain, si éclatants dans les lettres qu’il envoyait à ses frères, en devenant journaliste. Comme si les frères avaient passé un pacte tacite, chacun à un bout de la chaîne, chacun dans son rôle : l’un voyageant et témoignant, l’autre mettant tout en œuvre pour rendre les témoignages accessibles à tous. Une perception du monde différente faite à travers les livres, écrits par d’autres, mais fabriqués par lui. Quant à Germaine, elle fait également partie de cet univers : elle prend en sténo les mots des autres, puis les agence sous forme de lettre ou de rapport. L’un comme l’autre constitue la véritable cheville ouvrière au service de l’écrit. Les livres, toujours présents en grande quantité chez Paul et Germaine, représentent de réelles ouvertures sur le monde, et leurs lectures nombreuses et variées ont maintenu et aiguisé leur intérêt pour leur époque. En dehors de la France et de ses régions, qu’ils aimaient tant et qu’ils ont parcourues de long en large en voiture, le couple a peu voyagé, mais a écouté avec délectation les récits de voyage de leurs fils et ont ainsi appréhendé par procuration ce monde en perpétuel changement. C’est une photo d’un jeune couple radieux, le jour de ses noces. Maintenant que nous connaissons leur histoire, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils ne pouvaient que se rencontrer, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, tant leur histoire familiale, jalonnée de drames, était similaire. Devenus très jeunes orphelins de père et de mère, ayant connu la guerre, ils appartiennent tous deux à une famille qui les recueille un temps, puis cherche à les caser rapidement afin de les rendre autonomes. Ils font partie de ses personnes qui, n’ayant pas eu le choix, ont tout assumé de leur destinée, avec courage, confiance, et une foi profonde en des jours meilleurs. D’après leurs descendants, ils se seraient rencontrés au mariage de Pierre, le frère de Paul, avec Marie Millerand, célébré deux années plus tôt. Les deux frères seront restés proches tout au long de leur vie. Gabriel, comme Lucienne, a pris ses distances : il est longtemps resté hors de France, installé d’abord en Egypte puis au Liban. Il ne retrouvera Paris qu’à la fin de sa vie. Mariés en décembre 1927, le jeune couple emménage à Suresnes, où naît un premier enfant, Jacques, le 13 octobre 1930. Un peu plus de dix ans après naîtra Yves, pendant la guerre, en mars 1941. Ils ne quitteront jamais Suresnes et sa cité jardin. Paul restera toute sa vie dans l’imprimerie, Germaine travaillera elle aussi : femme moderne d’aprèsguerre, elle ne renoncera pas à son emploi de sténodactylo. Elle gardera de sa famille le goût pour le théâtre et son monde d’artistes. Après la Seconde Guerre mondiale, ils mèneront une vie paisible où enfants et petits-enfants tiendront toute leur place. Ils resteront mariés pendant plus de soixante-cinq ans. Seule la mort les séparera : d’abord Paul en février 1993, puis Germaine en mai de la même année. Leur descendance est assurée par l’existence de trois petits-enfants et de sept arrière-petits-enfants. Leur histoire est à la fois spécifique et universelle ; ils appartiennent à cette génération qui, née au début du XXe siècle, le traversera. Ensemble, ils ont été témoins de toutes les évolutions technologiques, ont connu les bouleversements historiques, et se sont retirés, discrètement, juste avant que ce siècle, tumultueux, ne s’achève.