Jacques Vergès

Transcription

Jacques Vergès
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USA À l’heure du Tea Party
n ALGÉRIE La jeunesse loin des clichés
n CÔTE D’IVOIRE Deux armées face à face
n MÉDIAS À l’assaut du monde arabe
n
Où va
SOUDAN Le divorce
n TUNISIE Une transition chaotique
n CAF La lutte des places
n ARTS NÈGRES Couacs à Dakar
n
le Soudan?
www.afrique-asie.fr
Février 2011
Jacques
Vergès
L’anticolonialiste
M 03276 - 63 - F: 4,00 E
3:HIKNMH=[UYUUW:?a@a@q@n@a;
Afrique Zone CFA 2 000 CFA - Algérie 200 DA - Canada 6,5 $ - Comores 3 € - Égypte 4 € - États-Unis 6,5 $ Europe Zone euro 5 € - Ghana 7,00 C - Guinée 3 € - Haïti 5 $ - Hongrie 3 € - Kenya 4 € - Liban 6 000 LBP - Madagascar 3 € Maroc 25 DH - Mauritanie 4 € - Nouvelle-Calédonie 850 XPF - Roumanie 4 € - Rwanda 4 € - Suisse 7,00 FS - Tunisie 3 DT
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Événement
Vergès
l’anticolonialiste
ngagé à 17 ans dans les
Forces françaises libres
contre l’occupation nazie,
animateur du Comité des étudiants anticolonialistes, puis
défenseur des militants du FLN,
mais aussi des Carlos, Naccache,
Barbie et autres Bongo et
Gbagbo, Jacques Vergès est l’un
des avocats les plus talentueux et
controversés du monde judiciaire
contemporain.
Celui qui a conceptualisé le
procès de rupture dénonce l’injustice internationale et ses tribunaux instrumentalisés, une inquisition qui se met, encore
aujourd’hui, au service des plus
forts. La partialité de la justice va
de pair avec les entreprises colonisatrices d’hier et celles, plus
pernicieuses car moins visibles,
qui minent le monde actuel,
explique-t-il. En morcelant les
territoires qu’elles convoitent et
en affaiblissant leurs populations
par l’affrontement, les puissances occidentales, qui s’assoient d’ailleurs volontiers sur
les sacro-saints principes
qu’elles appellent à défendre –
droits de l’homme en tête –,
n’ont en effet rien à envier à leurs
prédécesseurs. Or « le plus fort
n’a pas toujours raison et le
vaincu toujours tort », témoignet-il, refusant « qu’un homme soit
humilié, même mes ennemis ».
Ce dossier comprenant un
entretien exclusif avec l’avocat,
retrace sa vie de combattant, distille ses engagements et nous
offre un portrait vivifiant de la
justice, telle qu’énoncée dans les
prétoires, un principe moral qui
exige le respect du droit et de
l’équité.
Jacques Vergès, dira-t-on, ne
connaît l’échec que dans les jeux
éponymes qu’il collectionne sans
malice – ou presque. Dans les
salles d’audience, il faut plutôt
compter ses victoires acquises
de… main de maître. n Afrique Asie
E
Biographie À un détracteur qui l’accusait d’antisémitisme lors
du procès Barbie, Jacques Vergès eut cette réponse cinglante :
« Ma mère n’avait pas besoin de porter l’étoile jaune, elle était
jaune de la tête aux pieds. » Rétablir la vérité dans toute sa
nudité – et parfois sa cruauté –, tel est le credo choisi par cet
avocat hors normes dont le pas marquera encore longtemps
les salles d’audience.
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Gamma
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Jacques Vergès blessé à Paris, le 16 février 1961, lors d’une manifestation de protestation contre l’assassinat de Patrice Lumumba.
Une vie dédiée à l’anticolonialisme
Par Gilles Munier
acques Vergès est né le 5 mars
1925, au Siam (aujourd’hui Thaïlande). Il est le fils de Pham Thi
Khang, institutrice vietnamienne, et du
docteur Raymond Vergès, originaire
J
de la Réunion, consul de France à
Oubone. Suite à ce mariage, considéré
comme une mésalliance par la société
coloniale de l’époque, son père dut
démissionner et reprendre ses activités
de médecin. Après le décès de sa mère
alors qu’il avait trois ans, son père
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s’installa à la Réunion où Jacques Vergès fut élevé par une vieille tante.
À l’âge de 10 ans, il rencontra
Abdelkrim al-Khattabi, assigné à résidence à la Réunion. La forte personnalité du résistant, héros légendaire de la
guerre du Rif (1921-1926) contre Â
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Vergès l’anticolonialiste
D. R.
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Jacques Vergès, directeur de Révolution Africaine,
reçu en 1963 par le président Mao Tsé Toung.
Bibliographie choisie
J
acques Vergès est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages
parmi lesquels :
• Pour Djamila Bouhired, Jacques Vergès et Georges Arnaud, Éd. de Minuit,
1957.
• Le Droit et la colère, Éd. de Minuit, 1960.
• Nuremberg pour l’Algérie, avec Abdessamad Benabdallah
et Mourad Oussedik, Éd. Maspero, 1961.
• De la stratégie judiciaire, Éd. de Minuit, 1968.
• Pour les fidayine - La résistance palestinienne, Éd. de Minuit, 1969.
• Agenda, Éd. Jean-Claude Simoën, 1979.
• Beauté du crime, Éd. Plon, 1988.
• Je défends Barbie, préface de Jean-Edern Hallier, Éd. Jean Picollec, 1988.
• Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires,
Éd. Albin Michel, 1993.
• Le Salaud lumineux, entretiens avec Jean-Louis Remilleux,
Éd. Michel Lafon, 1996.
• Intelligence avec l’ennemi, Éd. Michel Lafon, 1996.
• Omar m’a tuer - Histoire d’un crime, Éd. J’ai Lu, 2001.
• Dictionnaire amoureux de la justice, Éd. Plon, 2002.
• Justice pour le peuple serbe, Éd. L’Âge d’Homme, 2003.
• La Démocratie à visage obscène - Le vrai catéchisme de George W. Bush,
Éd. La Table Ronde, 2004.
• Rien de ce qui est humain ne m’est étranger - Journal 2003-2004,
Éd. Plon, 2005.
• Malheur aux pauvres, Éd. Plon, 2006.
• Crimes contre l’humanité - Massacres en Côte d’Ivoire, Éd. Pharos, 2006.
• Que mes guerres étaient belles !, Éd. du Rocher, 2007.
• Journal - La passion de défendre, Éd. du Rocher, 2008. n
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les troupes espagnoles et françaises –
commandées par le maréchal Pétain –,
eut très certainement une grande
influence sur sa manière de percevoir
le monde.
À 12 ans, il milite avec son père, fondateur du parti communiste réunionnais, et Paul – son frère jumeau – pour
le Front populaire. En 1942, son bac en
poche, obtenu brillamment au coude à
coude avec le futur premier ministre
français Raymond Barre, Jacques Vergès et son frère Paul rejoignent le général de Gaulle et les Forces françaises
libres (FFL) en Grande-Bretagne. Ils
ont 17 ans et demi.
Sous-officier, Jacques Vergès participe aux combats en Afrique du Nord,
en Italie, puis en France. Après la
guerre, en 1946, il adhère au Parti communiste français (PCF) – où son militantisme au sein du Comité des étudiants anticolonialistes passe mal – et
entame des études d’histoire, puis de
droit. C’est là qu’il fait la connaissance
de la génération d’hommes politiques,
africains et asiatiques, qui lutteront
pour l’indépendance de leur pays, ainsi
que du Cambodgien Saloth Sar, futur
chef des Khmers rouges sous le nom de
Pol Pot, et de Khieu Samphan dont il
assure aujourd’hui la défense.
En 1950, Jacques Vergès est élu –
contre l’avis du PCF – membre, puis
secrétaire général du bureau de l’Union
internationale des étudiants dont le
siège est à Prague. En 1955, de retour
en France, il obtient sa licence en droit,
passe le Capa, et s’inscrit au barreau de
Paris. La Conférence du stage, association d’avocats célèbre pour son
concours d’éloquence, le sacre orateur
de l’année.
En avril 1957, il propose ses services
aux avocats qui défendent les militants
du FLN et se jette, à corps perdu, dans
le combat pour l’indépendance de l’Algérie.
Michel Debré, premier ministre du
général de Gaulle, dira que le collectif,
dont il est le leader, est « plus dangereux qu’une division ». Finalement, il
est suspendu pendant un an. Il s’installe au Maroc où le docteur Khatib,
ministre des Affaires africaines, en fait
son conseiller et son agent de liaison
avec les mouvements de libération à
qui il fournissait des faux passeports,
des vivres, de l’argent et des armes.
À Alger, après avoir été directeur du
département Afrique de Mohamed
Khémisti – ministre des Affaires étran-
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gères assassiné en avril 1963 – Jacques
Vergès crée Révolution africaine. Dans
le n° 2 de l’hebdomadaire, il rend un
vibrant hommage à Abdelkrim AlKhattabi qui vient de décéder au Caire.
Le « Lion du Rif », écrit-il, a démontré
« à nous, hommes de couleur, que l’impérialisme n’était pas invincible ». Il
signe l’article de son nom de guerre :
Mansour (le victorieux).
Suite à des dissensions idéologiques
avec le président Ben Bella, il quitte
l’Algérie et fonde à Paris, en septembre 1963, le mensuel Révolution
avec l’aide de la Chine et de l’entourage de Che Guevara. Après le renversement de Ben Bella, le 19 juin 1965,
il revient en Algérie, épouse Djamila
Bouhired, héroïne de la bataille d’Alger qu’il a défendue au cours d’un
procès retentissant, et s’inscrit au barreau d’Alger. À la demande d’Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des
Affaires étrangères du président Boumédiène, il assure la défense de
fidayine palestiniens du FPLP ayant
attaqué des avions d’El Al à Athènes
et Zurich et de Mahmoud Hedjazi,
condamné à mort pour avoir tiré sur
des gardes-frontière. Les Israéliens le
bloquent à l’aéroport de Tel-Aviv et
l’expulsent.
Jacques Vergès « disparaît » de
1970 à 1978. Qu’on ne compte pas sur
lui pour dire où il était et ce qu’il faisait ! Les brides de réponses qu’il distille dans Agenda, roman à clés paru
en 1979, aboutissent à des impasses.
Selon la DST (service français de
contre-espionnage), il aurait séjourné
à Cuba, en Allemagne de l’Est, au
Viêt Nam du Nord, et serait un des
pères de la Constitution algérienne de
1975. Mais ces informations sont à
prendre avec des pincettes.
De retour en France, il reprend ses
activités comme si de rien n’était. Suivront des procès qui feront de lui un
des avocats les plus talentueux et
controversés du monde judiciaire
contemporain. Aujourd’hui, respecté
par la majorité de ses confrères, y
compris par ceux qui ne partagent pas
ses engagements, il est l’invité vedette
des rentrées solennelles des barreaux
français et des colloques internationaux consacrés au droit pénal. Son
triomphe au théâtre, avec Serial plaideur, témoigne de sa popularité hors
des prétoires. n
D. R.
w La vedette des barreaux
Torture : Djamila Bouhired, héroïne de la guerre d’indépendance de l’Algérie,
lors d’un interrogatoire policier, avec en arrière plan… une infirmière.
Djamila, Vergès… de Gaulle
près le procès de Djamila Bouhired, Jacques Vergès publia sa plaidoirie aux Éditions de Minuit, avec une préface de l’écrivain Georges
Arnaud. Il l’adressa au général de Gaulle qui répondit : « Messieurs,
je vous remercie de m’avoir adressé votre petit livre sur Djamila Bouhired. Je
sais, dirai-je, par expérience personnelle, que tout drame français est un
monde de drames humains. De celui-là, vous avez eu raison de ne rien cacher.
Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent. Post-scriptum :
avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. » n
A
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
Entretien Une Europe qui veut transformer ses avocats en mouchards, une France tartuffe, des
tribunaux internationaux partiaux… Jacques Vergès n’en est certainement pas à sa première
rupture d’avec le monde établi et les usages, conservant même, dit-il un brin moqueur, « cet
avantage de ne pas avoir une peur physique de la mort ». Exclusif.
« Je me moque complètement
de ce que l’on peut dire de moi »
Propos recueillis par
Gilles Munier et Majed Nehmé
n Vos années d’expérience en tant
qu’avocat vous ont conduit à fréquenter l’institution judiciaire dans
tous ses aspects : capitaliste, impérialiste, colonial. Comment évaluezvous le développement de la justice et
les réformes que l’on y apporte en
France et dans le monde ?
r L’expérience de la guerre d’Algérie a
corrompu la justice française parce
qu’aucun tortionnaire n’a été
condamné. Quand mon confrère Amokrane Ould Aoudia a été assassiné par
le SDECE, on n’a pas recherché son
meurtrier. Ce matin-là, au procès de
l’Association des étudiants musulmans
algériens, nous avons demandé une
minute de silence pour rendre hommage à notre ami. Le président de la
Chambre correctionnelle – Monsieur
Fiama, son nom mérite d’être cité – a
répondu que ce n’était pas le premier
Algérien tué et il est resté assis. Autre
exemple : un confrère communiste qui
assistait un militant torturé et disait que
ce dernier avait été sodomisé avec une
bouteille, s’était vu répondre : « C’est
comme au temps de la marine à
voiles… pour qu’il lui confie ses
secrets. » Il reste des traces de tous ces
comportements.
Aujourd’hui, la crise est évidente
dans la justice. Autant, hier, les juges
étaient tenus, autant ils sont maintenant
« lâchés dans la nature ». L’affaire de
Bruay-en-Artois – le meurtre d’une
jeune fille de 16 ans, jamais élucidé –
est symptomatique, on devrait ériger
une statue au juge Pascal, finalement
dessaisi ! Il est l’ancêtre de tous les
juges justiciers et populistes. Il préfigure le juge Bruguière, spécialisé dans
la lutte antiterrorisme, instruisant l’affaire de l’attentat contre le DC-10
d’UTA Brazzaville-Paris, demandant à
aller à Tripoli, en Libye, sur un navire
de guerre. Ces juges sont devenus des
vedettes bien qu’ils aient conduit les
affaires dont ils avaient la charge dans
un naufrage.
w Transformer l’avocat en mouchard
L’Europe, heureusement, a parfois
du bon : elle a condamné la France à
propos des gardes à vue et la Cour de
cassation a dû en tenir compte. La
garde à vue sera désormais conforme
aux droits de la défense. Jusqu’ici,
l’avocat était regardé avec méfiance,
comme un complice de l’accusé. Pourquoi ne pas admettre dans les affaires
de terrorisme ou de drogue, la présence
de l’avocat dès la première heure ? Par
contre, l’Europe impose à l’avocat les
dénonciations de fraudes que lui
feraient ses clients, le transformant en
mouchard. Le bâtonnier Maître Charrière-Bournazel a réagi en disant qu’il
se mettait en position de désobéissance
civile. Il recevra ce que lui diront les
avocats, mais ne le transmettra pas à la
justice.
Certaines réformes sont parfois dangereuses pour le justiciable. On ne va
pas pleurer sur les juges d’instruction
qui instruisent trop souvent à charge !
Mais pourquoi vouloir les remplacer
par des avocats autorisés à enquêter
avec l’aide de détectives ? Ce sera formidable pour les riches qui choisiront,
pour les défendre, un avocat expérimenté et qui lui donneront les moyens
de recruter une dizaine de détectives
enquêtant selon ses instructions. Par
contre, celui qui n’aura pas ces moyens
aura un avocat débutant et aucun budget pour enquêter. Voilà ce que l’on
veut imposer en France avec, en plus,
un procureur sous les ordres de l’État.
n Dans le contexte de la justice mondialisée, l’établissement de tribunaux
comme la Cour pénale internationale
(CPI), les tribunaux pour la Yougoslavie, le Rwanda, le Liban, le Cambodge n’ont-ils pas pour objectif de
déplacer la responsabilité des maîtres
d’œuvre vers les exécutants ?
r Première observation : ces tribunaux
sont constitués par le plus fort, pas par
le plus faible ; autrement, par le vainqueur, pas par le vaincu. Or, le plus fort
n’a pas toujours raison et le vaincu toujours tort. Quel est le but de ces tribunaux : faire porter le chapeau du
désastre de la guerre sur la tête de l’adversaire, sachant que si l’on n’y parvient pas, les accusations reviendront
comme un boomerang dans la figure du
vainqueur. Vu cette situation, les
enquêtes sont menées uniquement à
charge.
Au moins, au procès de Nuremberg,
souvent cité en exemple, l’accusation
tenait, même si elle n’était pas blanc-
DANS LE TRIBUNAL POUR LA YOUGOSLAVIE, IL N’Y A PAS DE SERBE.
ON JUGE UN SERBE… SANS LES SERBES.
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obtenu que Katyn soit imputé aux
nazis. Mais dans les procès, tout est
différent. Certains n’observent pas les
règles de procédure. Dans celui de
Milosevic, la procédure a été changée
vingt-deux fois par les juges. Adieu
Montesquieu ! La loi n’est plus faite
par l’autorité politique, mais par le juge
qui l’applique. Quand une loi ne lui
convient, il la change.
A. A. Rabbo
w Manuel de torture
« Aimer les échecs, dit Jacques Vergès (ici devant sa collection de jeux),
c’est aimer le combat, la lutte, le jeu et la loyauté. »
bleu : la France colonisait l’Afrique,
l’URSS était responsable du massacre
de Katyn, dans le Commonwealth les
indigènes n’étaient pas recensés, les
Américains avaient détruit Hiroshima
et Nagasaki. Mais, les crimes imputés
aux accusés étaient évidents et dans les
pays alliés, les opinions publiques
étaient mobilisées.
À Nuremberg, les Russes n’ont pas
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Monsieur Jamie Shea, porte-parole
de l’Otan a rappelé que l’organisation
était le principal financier du tribunal
pour la Yougoslavie. Elle se comporte
comme Elf le faisait avec ses sous-traitants en Afrique. Pire encore : les dons
étant acceptés, M. Soros, condamné en
France pour délit financier, en est un
des contributeurs. En France, aurait-on
accepté d’être jugé par un tribunal payé
en partie par Stavisky ? Dans le passé,
il y avait un contrôle de l’opinion sur
l’activité des tribunaux. Aujourd’hui,
comment les Serbes pourraient-ils
exercer la leur ? Dans ce tribunal, il n’y
a pas de Serbe. On juge un Serbe…
sans les Serbes.
Au Cambodge, le président estime
que quatre personnes mises en jugement, c’est suffisant. Dans ce pays,
l’opinion n’est pas intéressée. Qui se
souvient que les Khmers rouges étaient
reconnus par la communauté internationale, soutenus par les Occidentaux
et la Chine populaire jusqu’en 1979 ?
Vaincus, ils sont devenus brusquement
coupables. Le chef du gouvernement
souhaite que le procès se termine au
plus vite ; que s’il traîne en longueur,
c’est parce que les juges sont bien
payés. Excédé, il est même allé jusqu’à
déclarer : « Ces gens ne vont tout de
même pas organiser la guerre civile
chez nous ! »
À la CPI, la procédure a été fixée
d’avance, mais comment expliquer que
tous les accusés sont noirs ? J’appelle
cela du daltonisme moral. Comment
expliquer que les tortures de la prison
d’Abou Ghraib, de celle de Guantanamo ne concernent pas ce tribunal, ou
celles sous-traitées à l’étranger par la
CIA ? Avez-vous lu le manuel de torture de la CIA ? Il est en vente partout.
C’est un recueil d’instructions données
aux tortionnaires par le Département
d’État américain à la Justice. On y
explique comment pratiquer le supplice de la baignoire, comment priver
un prisonnier de sommeil. L’un Â
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Vergès l’anticolonialiste
d’eux en a été privé pendant dix jours.
On va dans le détail, comme les mensurations d’un cachot construit afin qu’un
homme ne puisse se tenir debout, ou le
conseil d’enfermer un prisonnier avec
des insectes s’il en a la phobie. Comment se fait-il que le gouvernement
américain ne soit pas poursuivi pour
avoir donné ces instructions ?
La France est un pays de tartuffes.
Comme la loi y interdit d’effectuer des
moment où une de ses filles, qui était
l’invitée d’honneur du roi de Jordanie,
s’est prononcée contre ma présence et
pour celle d’autres personnes. J’ai
pensé que la famille étant divisée à ce
moment-là, la défense était handicapée
et je ne voulais pas m’imposer dans
une défense qui était vouée à l’échec.
n Mais vous aviez eu le temps d’entreprendre des démarches…
r Oui, j’avais fait une démarche auprès
Tarek Aziz réduit au silence
«
Tarek Aziz connaît trop de secrets compromettants, explique Jacques
Vergès, il faut le faire taire définitivement, mais, avant de le pendre et le
faire taire à jamais, le Tribunal est là pour le condamner déjà au
silence. Comme me l’écrivait, au nom de M. Chirac, M. GourdaultMontagne * que j’avais saisi en son temps à propos des conditions de détention de M. Tarek Aziz : “S’agissant des garanties judiciaires auxquelles peut
prétendre M. Tarek Aziz, je relève que l’Irak est partie prenante du Pacte des
Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques qui reconnaît à toute
personne le bénéfice de garanties judiciaires procédurales. Les autorités irakiennes ont, certes, le droit d’adopter des mesures qui dérogeraient aux obligations qu’impose cet instrument, mais seulement en cas de danger public
exceptionnel menaçant l’existence de la nation et sous réserve de l’accomplissement de certaines formalités d’information des autres parties au Pacte, par
l’intermédiaire du secrétaire général des Nations unies. Or, à ce jour, les
autorités irakiennes n’ont pas signalé aux autres États parties l’adoption de
mesures dérogatoires. M. Tarek Aziz bénéficie donc, dans ses relations avec
les autorités irakiennes, de la protection que lui offre le Pacte des Nations
Unies de 1966 précité”. » n
w * Conseiller diplomatique de Jacques Chirac.
tortures laissant des traces, ils envoient
les prisonniers à torturer à l’étranger.
Un officiel suisse a fait un rapport sur
ce genre de sous-traitance en Europe,
plus particulièrement en Pologne, Roumanie et Lituanie. Des avions survolent la France, sans que personne ne
demande qui il y a dedans. Il y a complicité générale. Évidemment, la CPI
ferme les yeux. En fait, il n’y a pas de
justice internationale, mais une inquisition au service des puissances occidentales, et de la France en particulier.
n Vous avez pris la défense du président Saddam Hussein, en faisant
partie du groupe d’avocats constitué
à cet effet, puis vous vous en êtes
retiré. Pourquoi ?
r J’ai accepté la défense de Saddam
Hussein à la demande d’une dizaine de
membres de sa famille que j’ai rencontrés à Paris, Genève et Sanaa, au
Yémen. Je me suis retiré à partir du
du président de la République, en
France, et auprès des ambassades du
Royaume-Uni, de la France et de la
Russie, sur le respect des droits de
l’homme dans les procès qui allaient
s’ouvrir en Irak. J’étais également
l’avocat pressenti de Tarek Aziz.
J’avais reçu une réponse un peu formelle de la Russie et, surtout, une
lettre très détaillée de M. GourdaultMontagne, conseiller diplomatique du
président Chirac. Il me disait que
l’Irak, partie prenante du Pacte international sur les droits civiques qui prévoyaient la liberté de la défense, était
tenu de respecter des règles élémentaires dans ce domaine ; règles qui de
toute évidence n’étaient, selon moi,
pas respectées.
n Ces démarches pourraient-elles
être relancées en direction du gouvernement français ?
r Je pense que la rupture dont parlait le
candidat Nicolas Sarkozy ne concerne
ni la politique étrangère ni les intérêts
de la France. La France est partie prenante de ce pacte sur les droits
civiques, elle se doit de faire respecter
les obligations qu’il implique. Il y a
une continuité de l’État.
n Pouvez-vous nous parler de la
défense de Tarek Aziz ?
r J’ai demandé un visa à l’ambassade
d’Irak à Paris. Je ne l’ai pas eu. J’ai fait
une démarche auprès des Américains
pour qu’ils m’autorisent à rencontrer
Tarek Aziz. Bien sûr, je n’ai pas obtenu
cette autorisation, de sorte que je me
suis contenté de prendre publiquement
position à travers l’obligeance des amitiés franco-irakiennes en rendant
publique une lettre ouverte aux juges
de Tarek Aziz. Je leur ai dit que s’ils
prononçaient la peine de mort, la
condamnation serait illégale comme
illégale était la condamnation à mort du
président Saddam Hussein.
n Illégales, pourquoi ?
r Parce que la jurisprudence internationale dit que s’il existe une loi au moment
des faits reprochés, fondés ou pas, prononçant des peines lourdes, et que la
même loi existe au moment du jugement, mais qu’entre-temps une loi intermédiaire plus clémente a été en vigueur,
c’est la loi intermédiaire qui doit s’appliquer. Or, entre les faits reprochés au président Saddam Hussein qui étaient passibles de la peine de mort, au cas où ils
auraient été fondés, et le moment où il a
été jugé, il y a eu une période pendant
laquelle les Américains ont suspendu la
peine de mort. Si Saddam Hussein avait
été jugé pendant cette période intermédiaire, on n’aurait pas pu le condamner à
mort. Dans ce cas-là, dit la jurisprudence
internationale, c’est la loi intermédiaire
qui doit s’appliquer.
Les condamnations à la peine capitale de Tarek Aziz, de Saadoun Shaker
et de trois autres anciens dirigeants irakiens, n’auraient pas, non plus, dû être
prononcées.
À LA CPI, COMMENT EXPLIQUER QUE TOUS LES ACCUSÉS SONT NOIRS ?
J’APPELLE CELA DU DALTONISME MORAL.
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n Oui, mais on les accuse d’avoir été
membres du Conseil de commandement de la révolution (CCR) qui était
l’organe suprême du pays. Était-ce
suffisant pour les condamner à
mort ?
r Sûrement pas. C’est le retour au droit
le plus primitif. C’est de la vendetta.
C’est le principe de la responsabilité
collective. Elle refait également surface au Cambodge avec la notion d’entreprise criminelle commune. À
Nuremberg, le docteur Schacht, qui
avait été ministre des Finances de Hitler, a été acquitté. On a considéré que
ce grand bourgeois réactionnaire
n’avait rien à voir avec Dachau, de
même que Franz von Papen, ancien
chancelier, puis vice-chancelier.
Pendant la guerre d’Algérie, le colonel Aussaresses a pendu Larbi Ben
M’hidi, héros de la guerre de libération. On pouvait accuser M. Mitterrand
qui était informé tout comme
M. Lacoste, mais il serait juridiquement inadmissible d’accuser le président René Coty qui dans la Constitution de la IVe République n’avait pas de
responsabilités très grandes dans ce
domaine.
n La défense des prisonniers politiques irakiens semble moins organisée que ne l’était celle des militants
algériens du FLN…
r C’est le sentiment que l’on a… La
défense du FLN, le Front de libération
nationale, était une défense modèle.
C’est le Front qui dirigeait la défense,
non par l’intermédiaire des avocats,
mais par les militants eux-mêmes. Les
militants étaient organisés en comités
qui élisaient leur direction. Quand un
militant était arrêté et emprisonné, il
savait quel avocat désigner.
Ici, dans le cas de l’Irak, ce sont les
familles qui organisent la défense et
elles sont divisées et manifestement
dépendantes des pays qui les ont
recueillies. Il est évident que lorsque
l’on est en Jordanie ou au Qatar, la
situation politique est différente.
n Le procès de rupture dont vous êtes
à l’origine avec les procès des militants du FLN algérien a toujours été
violemment critiqué parce que vous
présentiez les accusés à l’opinion
publique sous un jour différent de
celui que leur donnaient les autorités
politiques, judiciaires et certains
médias. Ces critiques vous ont- Â
D. R.
w Le cas de l’Irak
Décembre 2010 : Jacques Vergès avec Roland Dumas à Abidjan
pour soutenir Laurent Gbagbo.
Côte d’Ivoire : Sarkozy parle à Gbagbo comme Hitler
au roi de Bulgarie…
in décembre 2010, lors de la visite qu’il a effectuée à Abidjan, pour rencontrer le président Laurent Gbagbo, en compagnie de Roland Dumas,
Jacques Vergès n’y est pas allé par quatre chemins. Il a interpellé vivement Nicolas Sarkozy qui venait de sommer le président ivoirien de quitter le
pouvoir : « Vous donnez 48 heures à Gbagbo pour démissionner. Vous parlez
comme Hitler au roi de Bulgarie. Mais les rapports de forces ne sont plus les
mêmes. D’ailleurs, au bout de 48 heures, rien ne s’est passé. Nous disons
donc ceci : vous menacez, à travers des tirailleurs africains, de faire une invasion ici. Eh bien, n’oubliez pas la guerre du Viêt Nam où vous avez été battu
par des Vietnamiens qui n’avaient ni avions ni chars. N’oubliez pas l’Algérie,
où le FLN n’avait ni avions, ni chars ni canons. Mais il vous a battu. Alors, ne
recommencez pas cette expérience en Côte d’Ivoire. Si vous le faites, Abidjan
sera votre tombeau. »
Au sortir d’une audience avec le président Gbagbo, Jacques Vergès a
déclaré à la presse : « Ce que nous sommes venus dire à Gbagbo est que le
gouvernement français n’est pas encore entré dans l’histoire et pense encore
régner sur l’Afrique où il y avait des gouverneurs, des juges de paix à compétence étendue, des canonnières et des dirigeants corrompus qui volaient leurs
peuples et partageaient les fruits de la corruption avec les dirigeants français.
Tandis que lui, Gbagbo, il représente l’Afrique nouvelle, une Afrique qui ne
s’incline pas, une Afrique qui n’est pas une Afrique de boys… Il n’entend pas
se faire commander de l’extérieur. C’est ça qui est intolérable pour les dirigeants français… »
Jacques Vergès et Roland Dumas ont préconisé un recomptage des bulletins
de vote ou l’organisation d’une nouvelle élection. Les deux avocats sont rentrés à Paris avec des documents prouvant les fraudes électorales. Un livre
blanc sur le second tour est envisagé. n
F
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
Les mystères de l’affaire Omar Raddad
«
Omar Raddad a été gracié après un mouvement d’opinion que j’avais
suscité, note Jacques Vergès. Je ne suis plus dans l’affaire. C’est un
homme impatient, ce que je comprends parfaitement. Un détective et
une avocate lui ont promis de faire repartir l’affaire ; il a accepté. Je leur souhaite du succès.
Auparavant, j’avais introduit une demande de révision. Je demandais que
l’on analyse deux taches de sang jouxtant l’inscription “Omar m’a tuer”.
L’expertise a eu lieu. Leur ADN est différent dans les deux cas, et différent de
celui d’Omar Raddad. La cour de révision a
décidé que ce n’était pas un fait nouveau.
L’avocate d’Omar Raddad et le détective
voulaient qu’on compare ces ADN à ceux du
fichier des délinquants sexuels en France.
Apparemment, si cela a été fait, ce n’était pas
concluant. Si cela avait été le cas, cela aurait
situé le meurtre de Mme Marchal dans le cadre
d’un crime commis par des tueurs d’habitude,
des professionnels, ce qui n’apparaît pas plausible du premier coup. Ce meurtre ne ressemble
pas à un contrat. On ne l’a pas tuée d’une balle
dans la tête, mais de treize coups de couteau et
quatre coups de madrier. Cela a un aspect très
passionnel.
Il s’est produit dans cette affaire des choses
étranges. Dans la chambre de Mme Marchal, il y
avait un appareil photo avec une pellicule
engagée. Le juge a estimé, à juste titre, qu’il y
avait peut-être dessus des photos de personnes
utiles à interroger. Or, de cette pellicule il ne
reste qu’un rapport de gendarmerie qui dit qu’il y avait onze photos, que le
juge a estimé qu’elles n’avaient aucun intérêt et qu’il a ordonné de les
détruire ainsi que la pellicule. Cela ne se fait jamais. C’est une destruction de
preuve. La décision n’a pu être prise qu’en accord avec la partie civile et la
famille. Pourquoi a-t-on fait cela ? Mystère.
D’autre part, on a trouvé M me Marchal, femme d’un certain âge, mais
coquette et mondaine, nue dans son peignoir. Une autopsie a été pratiquée, ce
qui est normal, mais dans ce genre de cas, on effectue également un examen
vaginal. Là, il n’y en a pas eu. Puis, on a communiqué les résultats de l’autopsie à la défense – ce n’était pas moi à l’époque – après avoir autorisé la
famille à incinérer la morte. Nouvelle destruction de preuve, si je puis dire.
Demander une contre-autopsie était devenu impossible. Pourquoi a-t-on fait
cela ? Autre mystère. Seuls le juge et la partie civile pourraient répondre. » n
elles perturbé quand on vous qualifiait de terroriste, de nazi, quand
vous défendiez Klaus Barbie, ou de
communiste « polpotien » ?
r Le procès de rupture a toujours
existé. Dans l’Antiquité, Antigone ne
savait pas qu’elle en faisait un quand
on a voulu livrer le corps de son frère
aux corbeaux et aux chiens. Elle a
dit : « Non, la loi divine l’interdit. » À
la loi de la cité, elle opposait la loi
divine.
Mais le procès de rupture n’avait
jamais été conceptualisé. Je pense être
le premier à l’avoir fait. L’idée m’est
venue pendant la bataille d’Alger. Le
gouvernement français avait fait arrêter
les avocats algériens. La charge de la
défense reposait sur des avocats de
gauche venus de France : socialistes
dissidents, trotskistes, communistes,
PSU. C’étaient de vieux routiers de
l’anticolonialisme. Mais la plupart
plaidaient comme ils l’auraient fait
devant une Cour d’assises en France.
Ils ne justifiaient pas les crimes, ils
cherchaient des circonstances atténuantes du genre : mon client a fait la
guerre 14-18… C’est un père de
famille… Or, plus ils faisaient l’éloge
de leur client, plus ils l’enfonçaient. Si
le juge n’était pas lui-même un tortion-
D. R.
24
Omar Raddad, gracié
après le courant d’opinion suscité
par Maître Vergès.
naire ou un raciste, l’accusé était au
mieux un citoyen français comme les
autres. Pour lui, le FLN était une organisation terroriste et donc l’accusé, un
criminel, un ennemi de principe.
w S’adresser à l’opinion
Nous, nous disions que si on ne pouvait pas éviter la condamnation à mort,
on pouvait éviter l’exécution, car elle
ne dépendait pas du juge, mais du président de la République, sensible à
l’opinion publique. Les procès étaient
pour nous une tribune nous permettant
de nous adresser à l’opinion. Nous
mettions en cause la justice, dénoncions sa partialité.
On nous disait que nous nous
moquions du sort de nos clients, que
IL N’Y A PAS DE JUSTICE INTERNATIONALE, MAIS UNE INQUISITION
AU SERVICE DES PUISSANCES OCCIDENTALES.
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25
D. R.
nous voulions seulement faire de la
publicité pour le FLN. Quand l’un
d’entre eux était condamné à mort, on
disait que c’était de notre faute. C’était
pénible à supporter, alors on serrait les
dents. Nous nous gardions bien de dire
que nos clients n’étaient pas exécutés.
Si nous l’avions fait, on aurait coupé la
tête de l’un d’eux, rien que pour nous
embêter. Aujourd’hui, les archives de
la justice sont ouvertes. Je mets au défi
quiconque de trouver un de mes clients
exécuté.
n Pendant la guerre d’Algérie, la
cause que vous défendiez était aussi
la vôtre. Mais quand on vous a vu
défendre Barbie, il y a eu incompréhension. Certains vous ont assimilé à
votre client…
r J’ai cet avantage, depuis ma guerre
dans les Forces françaises libres et la
guerre d’Algérie, où j’étais menacé du
pire, de ne pas avoir une peur physique
de la mort. D’autre part, je me moque
complètement de ce que l’on peut dire
de moi ! Il est évident que les rapports
que j’avais avec Barbie ne sont pas les
mêmes que ceux que j’ai avec Georges
Ibrahim Abdallah. Tous les deux, nous
avons la même culture politique ; je le
comprends. Je me dis que si j’étais à sa
place, je ferais comme lui. Barbie,
c’était un rescapé du Radeau de la
méduse… Pour le défendre, j’ai dit
qu’il n’était pas un gardien de camp de
concentration, qu’il n’avait pas fait
partie d’un groupe de destruction en
URSS. Qu’il était flic en France et que
s’il s’était comporté comme un flic, il
avait tué moins de personnes que le
colonel Aussaresses à Alger qui rendait
compte chaque matin à Monsieur Mitterrand, alors ministre de la Justice.
Alors, disais-je, avant de le juger :
« Balayez d’abord devant votre
porte ! » n
« Avec Georges Ibrahim Abdallah, nous avons la même culture politique.
Si j’étais à sa place, je ferai comme lui… »
Arracher la libération de Georges Ibrahim Abdallah
A. A. Rabbo
«
Interview de Maître Vergès
par Afrique Asie.
Comment les Libanais peuvent-ils oublier Georges Ibrahim Abdallah ?
Pourquoi aucune action n’est entreprise en faveur de sa libération et,
surtout, pourquoi l’État libanais ne prend aucune initiative avec les
autorités françaises, alors que l’homme est libérable depuis 1999 ? », s’interrogeait encore Jacques Vergès en mars dernier (L’Orient - Le Jour, 29 mars
2010).
Georges Ibrahim Abdallah, membre de la Fraction armée révolutionnaire
libanaise (Farl), est détenu depuis 1984, suite à l’exécution à Paris, en 1982, de
Charles Ray, attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, et de Yakov Barsimantov, secrétaire à l’ambassade d’Israël et responsable du Mossad en
France. Ces attentats étaient une réponse des combattants libanais et arabes à
l’invasion du Liban par Israël en 1982 (25 000 Libanais tués, et 45 000 blessés).
Condamné à perpétuité avec une peine de sûreté de quinze ans, il aurait dû être
libéré en novembre 2003. Sept ans se sont écoulés et il n’en est toujours pas
question. Quelles sont les véritables raisons empêchant sa libération ?
Jacques Vergès : « Les véritables raisons sont que la France s’aplatit
devant les Américains qui s’y opposent fermement. Le gouvernement français
est sourd à nos arguments juridiques. C’est l’opinion libanaise au premier
chef qui peut arracher – je dis bien arracher – sa libération. Il semble qu’elle
bouge. On dit qu’il y a eu une tentative d’enlèvement au Liban et que ce serait
lié à son cas. Après tout, la pratique d’échange d’otages existe, et Georges
Ibrahim Abdallah en est devenu un. En mars 1985, les Farl avaient enlevé
Gilles Peyrolles, conseiller culturel français à Tripoli. Suite à des négociations, menées par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Algérie à Beyrouth, sa
libération avait été prévue contre celle de Georges Ibrahim Abdallah. Les
Farl ont libéré Peyrolles, mais la France n’a pas tenu parole. Yves Bonnet,
directeur de la DST à cette époque, le reconnaît. »
Les États-Unis avaient opposé leur veto, exercé des pressions comme
l’avait fait William Casey, directeur de la CIA, sur Robert Pandraud, ministre
de la Sécurité, pour le faire condamner. En 2007, Maître Vergès avait conclu
sa plaidoirie réclamant la libération de son client, en demandant à la justice
française « de signifier à nos condescendants amis américains que la France
n’est pas une fille soumise, en un mot une putain ». n
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
Algérie Jacques Vergès est intimement lié à ce pays dont il comprendra très vite le besoin
impérieux d’indépendance et défendra jusqu’au bout ses plus grandes figures, dont Djamila
Bouhired, qui deviendra son épouse.
« Algériens » et non « Français »,
« résistants » et non « malfaiteurs »
Par Hassen Zenati
orsqu’il débarque à Alger pour
participer à la défense de militants du Front de libération
nationale (FLN – le mouvement qui
portait la lutte pour l’indépendance
nationale) devant la justice militaire
française, Jacques Vergès, devenu
avocat sur le tard, à trente ans, après
des études d’histoire et de lettres,
n’était pas étranger à la cause algérienne.
Avec Mandela et un certain
« commandant Abdelkader el-Mali »
L
w Fraternité d’armes
Né colonisé d’un père réunionnais et
d’une mère vietnamienne, engagé à 17
ans dans les Forces françaises libres
(FFL) du général de Gaulle contre
l’occupation nazie, il se retrouve tout
naturellement à la fin de la Seconde
Guerre mondiale au Quartier latin à
Paris parmi les animateurs du Comité
des étudiants anticolonialistes. En
1950, il est même élu au congrès de
Prague de l’Union internationale des
étudiants – une référence du mouvement anticolonialiste. C’est l’époque
des grands massacres coloniaux de la
seconde moitié du XXe siècle, et l’aube
de la décolonisation, qui prendra des
formes très violentes notamment au
Viêt Nam et en Algérie. Dans cette
ambiance de fraternité d’armes, il se
fait de nombreux amis parmi les militants algériens, marocains, tunisiens,
asiatiques, africains de l’indépendance, dont beaucoup deviendront plus
tard des dirigeants de leur pays.
Quelques années plus tard, il rejoindra,
sous le nom de guerre de Mansour, le
collectif des avocats du FLN, après
une première expérience qu’il jugera
décevante avec des collègues français
communistes, socialistes et trotskistes.
«
Un avocat n’est libre que s’il n’appartient pas à un parti politique,
sinon il en est prisonnier. C’est pour cette raison que j’ai quitté le parti
communiste pendant la bataille d’Alger, sans pour autant me comporter
en renégat. J’ai simplement dit à la cellule du Palais de justice : “Écoutez
camarades, je ne discute pas la ligne du parti. Elle peut être fondée sur l’état
de l’opinion, mais elle ne me convient pas. Je suis engagé plus que vous. Si
demain il m’arrive des problèmes, je ne veux pas vous mettre dans une situation impossible : devoir vous montrer solidaires de moi et de mes actes, ou me
désavouer et devoir expliciter les réserves que vous avez à l’égard du FLN.
Alors, la solution serait que je ne renouvelle pas ma carte du parti.” J’ai
entendu un oui unanime…
Mais la liberté, parfois, se paie. J’ai été suspendu un an à compter de l’année 1961. Le gouvernement marocain m’a proposé d’être conseiller du docteur Khatib, ministre des Affaires africaines. À l’époque, le Maroc faisait partie du Groupe de Casablanca, de l’Afrique progressiste. Ce ministère aidait
les mouvements de libération africains des colonies portugaises : le Frelimo
du Mozambique, le MPLA d’Angola, le PAIGC de Guinée et du Cap-Vert,
ainsi que des territoires d’occupation française comme le Cameroun. Nous
les aidions financièrement, fort modestement, leur fournissions des vrais faux
passeports pour se déplacer, et fermions les yeux sur les colis, très lourds,
venant de Chine ou d’ailleurs. Nous envoyions également, près d’Oujda, des
militants s’entraîner à la guérilla sur la base de l’ALN, l’Armée de libération
algérienne. Je me rappelle y être allé un jour en compagnie de Nelson Mandela. Nous y avions été accueillis par le “commandant Abdelkader el-Mali”
avec qui je collaborais, un maquisard connu plus tard sous le nom d’Abdelaziz Bouteflika… » n
D’emblée, il dit « comprendre la lutte
des Algériens et ne condamne pas leur
violence ». Michel Debré, premier
ministre très « Algérie française » du
général de Gaulle dira de ce collectif
de défense du FLN, qu’il « est plus
dangereux qu’une division entière ».
Jacques Vergès invente le « pro- Â
SUR LES NOMBREUX PRISONNIERS QU’IL A DÉFENDUS, ET QUI ONT ÉTÉ
CONDAMNÉS À MORT, PAS UN SEUL N’A ÉTÉ EXÉCUTÉ.
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« Notre frère de combat et d’espoir »
u prix d’une dangereuse témérité, ils [les avocats du
collectif du FLN, ndlr] ont réussi à transformer les
prétoires français qui avaient pour mission d’étouffer,
de banaliser et de culpabiliser les voix de l’Algérie combattante en véritable front de la Guerre de libération nationale.
Avec Jacques Vergès, les prétoires cessent d’être
des relais de l’État colonial français pour devenir
des champs de bataille où chaque incident de
séance est une grenade, chaque débat de procédure
une mine, chaque plaidoirie un raid de commando,
largement répercuté par les médias.
Avec Jacques Vergès, l’arme du ridicule fait à
nouveau mourir de rire ou de rage les participants et
les observateurs de ces procès qui témoigne avant
tout que « la vérité est fellagha ». La dérision est
entre ses lèvres une arme de destruction massive de
l’argumentaire des auxiliaires de justice de l’État
colonial français, réduit à la défensive et bientôt conduit à la
débâcle confuse à partir de 1960.
Aucune répression n’arrêtera le véritable « tsunami » qui
s’abat, à partir de 1959, sur les tribunaux français. Ni les
menaces de mort ni même l’assassinat par les services spé-
w * Extrait de la préface de Le Colonialisme en procès,
Éd. Anep, Alger, 2006.
A. A. Rabbo
A
ciaux français de Maître Amokrane Ould Aoudia, pas plus
que les expulsions d’Algérie, les internements administratifs
et les inculpations d’atteinte à la sûreté de l’État n’arriveront à
faire fléchir l’ardeur et la ténacité de ce détachement avancé
en territoire ennemi qu’a été le collectif des avocats de FLN et
qui n’avait pour toute arme que des mots.
Si dans la bouche de Jacques Vergès, les mots
prennent une telle intensité qu’ils déboussolent les
juges les plus aguerris, arrivent à émouvoir des personnalités politiques peu enclines à la compassion,
à l’instar du général de Gaulle, et surtout parviennent à fracasser le mur du silence des médias, ce
n’est pas d’abord parce que Jacques Vergès est un
expert en procédure, ni même parce qu’il partage
les convictions anticoloniales du peuple algérien et
du FLN. D’autres aussi l’ont fait avec efficacité et
panache. C’est d’abord parce que chez Jacques
Vergès le métier d’avocat s’ancre dans une inspiration poéAbdelaziz Bouteflika
tique qui les nourrit et les dépasse *. n
Plaidoiries, conférences, livres, pièces de théâtre… Infatigable !
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28
Événement
Vergès l’anticolonialiste
« Poussez-vous un peu que je me fasse une place ! »
bientôt 86 ans, l’homme a une sorte de délicatesse dans
le geste. Une pudeur presque, qui pousse à le regarder
quand on lui parle. Il y a chez Vergès, dans ce face à face
avec autrui, une discrétion qui donne le sentiment que baisser les
yeux devant lui, c’est risquer de ne pas l’entendre, de le perdre et
se perdre. Car les mots, surtout d’un avocat de sa trempe, ne peuvent se suffire à eux seuls. Il faut leur associer cet ensemble de
choses lié à la posture et l’expression qui fait que chaque vocable
se transforme immédiatement en une arme : Vergès est un combattant de la liberté qui dégaine ses mots, avec comme attaché à
son ceinturon, dirait-on, un alphabet – multilingue. Aussi, exprimées froidement par d’autres, ses plaidoiries, mais aussi ses interviews, ses conférences perdraient-elles leurs sens et saveur, et
menaceraient de faire de bien malheureux écarts à la justice des
hommes…
La justice des hommes : la seule qui compte en vérité pour lui,
bien plus élevée que celle des juges et des procureurs, des États,
du monde et de ses tribunaux fantoches. Écouter et regarder Vergès, c’est convenir d’emblée que la justice, mise aux mains de
sots, peut être un bien vilain mot – un gros mot souvent.
Aujourd’hui, sur cette terre globalisée où la loi appartient aux
plus riches, cette justice des guignols est corrompue. Elle a même
pris la dégaine molle d’une péripatéticienne de luxe, plutôt expérimentée, qui se donne au plus offrant. Une putain, quoi ! Et gare
aux salamalecs et autres formules droits-de-l’hommiste de cet
Occident tout-puissant, qui change les lois au gré de ses intérêts,
faisant de ses alliés d’hier ses ennemis d’aujourd’hui; et gageons
d’ailleurs que ceux qui sont parés actuellement de toutes les vertus finiront leurs jours au fin fond d’un trou, honnis par cet Ouest
« civilisé ».
Alors oui, Vergès le « salaud lumineux », qui se tient droit
dans ses convictions, qui n’a jamais eu le souci des marionnettes
À
cès de rupture » qu’il théorise au grand
dam de ses collègues français qui restent, pour la plupart, dans le « procès
de connivence ». « Votre style de
défense ne me convient pas. Il est
opportuniste, il est indigne de cette
révolution-là. Ces révolutionnaires
ont besoin d’avocats militants à leur
côté », leur dit-il au moment de les
quitter. La différence entre les deux
conceptions est que dans le « procès de
rupture », l’accusé récuse les valeurs
au nom desquelles son accusateur prétend le juger au détriment de ses
propres valeurs. Les militants algériens, qui se savaient voués à la guillotine par le tribunal militaire, se présentent ainsi comme « Algériens » et non
« Français », « résistants » et non
« malfaiteurs ». Ils ne sont pas « assassins », mais chargés « d’exécuter des
traîtres ». Cette façon d’imposer de
et encore moins des trottoirs, dérange. Sa justice à lui, du meilleur
comme du pire, a déjà bien agacé lorsqu’il s’est mis à défendre les
Bouhired, Carlos, Naccache, Barbie, Milosevic, Aziz… Gbagbo.
Sacré carnet d’adresses ? Sans doute. Mais pour un avocat digne
de ce nom, défendre un homme n’est pas épouser ses idées.
Défendre, c’est défendre : que ceux qui rêvent d’épousailles
aillent se marier ! Et puis, à quoi bon entrer dans ce débat graisseux sur les limites ténues entre l’engagement et la collusion, sur
ce possible trouble entre un client et son avocat, qu’on croit bien
naïvement atteint d’un nouveau syndrome de Stockholm ? L’évidence est pourtant là, apprise sur les bancs d’école: on ne juge pas
l’avocat, on juge son client!
« Se faire traiter d’imbécile par un idiot est un plaisir rare »,
s’amuse-t-il. Et il faut convenir en effet qu’un tel plaisir est jubilatoire. L’homme n’est pas désabusé malgré les monceaux d’injustices qui peuplent l’humanité – la plus pauvre comme de bien
entendu. Lui, qui est né colonisé, croit en la capacité des peuples à
se libérer, eux-mêmes, de leur joug, comme il a su le faire, à sa
manière, lors de ses nombreux périples. Lui sait toutes les humiliations infligées aux plus faibles. Sa révolte ou sa colère sont intactes
et s’accompagnent parfois d’un sourire, qui veut témoigner de ces
évidences et appeler ceux qui l’entourent à les entendre enfin.
C’est pourquoi Vergès, loin du politiquement correct et des
bien-pensants, garde aujourd’hui la sentence implacable, qui
hérisse, claque, brûle, fait trembler les murs, comme la tirade d’un
personnage ébranlant un théâtre – il joue justement son propre
rôle sur scène, prolongeant, avec un naturel qui décoiffe, le spectacle de la vraie vie qu’il donne depuis plus de cinquante ans dans
les salles d’audience.
Avocat du diable, dites-vous ? Si le diable a une telle figure,
poussez-vous un peu que je me fasse une place! n
Samy Abtroun
nouvelles règles du jeu déstabilise les
adversaires de Vergès. Elle déconcerte
juges, avocats et journalistes. Elle lui
vaut plusieurs rappels à l’ordre et un
avertissement. Elle est jugée d’autant
plus dangereuse par les autorités politiques que Jacques Vergès décide
d’élargir le « champ de bataille » en
alertant l’opinion publique nationale et
internationale. Il écrit aux faiseurs
d’opinions et aux décideurs pour les
prendre à témoins des tragédies qui se
préparaient dans le silence et l’obscurité des prisons algériennes. Il transforme le tribunal en tribune politique.
Il doit sans doute à cette « médiatisa-
tion » à outrance de ses procès avant la
lettre le fait que sur les nombreux prisonniers qu’il a défendus, et qui ont été
condamnés à mort, pas un seul n’a été
exécuté.
w Guerrier des prétoires
L’acte fondateur de la carrière de
Jacques Vergès, avocat de la « rupture », est la défense de Djamila Bouhired. Jeune étudiante de 22 ans, combattante du FLN, elle est capturée par
l’armée française dans les rues d’Alger en 1957. Elle encourt la guillotine
pour appartenance à un réseau des
poseurs de bombes pendant la bataille
« SE FAIRE TRAITER D’IMBÉCILE
PAR UN IDIOT EST UN PLAISIR RARE. »
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d’Alger. Blessée lors de son arrestation, elle est torturée sur son lit d’hôpital, puis livrée aux parachutistes
dans des conditions révoltantes.
Alerté, Jacques Vergès se précipite au
cabinet du juge d’instruction qui l’interrogeait, et fait signe à sa cliente de
ne pas répondre aux questions du juge.
Son procès se déroule dans une
« ambiance de lynchage », se souvient
l’avocat, à tel point qu’il se sent obligé
d’interpeller le président du tribunal
en ces termes iconoclastes :
« Sommes-nous dans une audience de
justice, ou dans un meeting d’assassinat ? » Djamila Bouhired, devenue
entre-temps l’incarnation de la lutte
pour l’indépendance de l’Algérie et le
visage de la Révolution aux yeux de
l’opinion publique internationale, fait
face à ses juges avec un courage et une
dignité sans pareils. Elle assume ses
actes, ne cherche pas à s’inventer des
circonstances atténuantes, refuse de
demander pardon. « Vous n’avez
aucune preuve que j’ai déposé des
bombes, mais je suis prête à en déposer, et j’approuve les attentats »,
annonce-t-elle au juge. Ces échanges
rudes, sans concession, entre une
femme qui se savait condamnée et ses
juges, décidées à en faire un
« exemple », résument la « stratégie
de rupture » de l’avocat Vergès.
Condamnée à mort, elle refusera, par
principe, parce qu’un combattant n’a
pas à demander pardon, de demander
sa grâce au président de la République
française. Elle finira cependant par
être graciée par le président René Coty
sous la pression internationale. C’est
encore à la demande de l’Algérie que
Jacques Vergès s’engage dans la
défense des militants palestiniens en
lutte pour le recouvrement de leurs
droits déniés sur leur propre terre.
Mais c’est déjà une autre histoire et un
autre moment de la vie de cet infatigable défenseur du droit des colonisés,
ce « guerrier des prétoires ».
« Avocat de la terreur », « avocat du
diable », ces sobriquets qui collent à sa
réputation, Jacques Vergès s’en moque
ostensiblement. Comme il se moque
de la légende d’avocat sulfureux, cultivant le mystère, que des journalistes
s’attachent à écrire le concernant. « Je
crois en l’homme et je me bats pour un
idéal, contre l’humiliation, la torture
et les atteintes à la dignité humaine »,
dit-il, à chaque fois que ses contradicteurs tentent de le confondre. n
Gamma
29
En exil à Genève, en février 1960, avec les avocats du FLN
Maurice Courrège (à gauche) et Michel Zaurian (à droite).
Tuez Jacques Vergès !
endant la guerre d’Algérie, les avocats du FLN étaient dans la ligne de
mire – au sens propre – de la Main rouge, un groupe terroriste créé par
le SDEC (Service de contre-espionnage français). Théoriquement, les
agents français n’intervenaient qu’à l’étranger et contre des étrangers. Mais
Michel Debré les avait autorisés, par dérogation, à assassiner des Français, en
France.
En tête d’une liste d’une vingtaine d’avocats à éliminer physiquement –
opérations dites « homo », pour homicide – : Mourad Oussedik, Amokrane
Ould Aoudia et Abdessamad ben Abdallah. Foccart, dit-on, aurait ajouté celui
de Jacques Vergès. Quelque temps plus tard, ils reçurent le message sibyllin
suivant : « Toi aussi ». Vergès était destinataire de la lettre n° 2. Le précédent,
Amokrane Ould Aoudia avait été assassiné le 21 mai 1959, mais personne ne
savait, à l’époque, qu’il s’agissait d’un crime d’État.
Dans ses mémoires, Constantin Melkik, conseiller du premier ministre
Michel Debré pour les affaires de sécurité, révèle qu’une réunion se tenait
régulièrement à l’hôtel Matignon pour décider qui il fallait assassiner. Selon
Raymond Muelle, ancien capitaine du 11e Choc, régiment de parachutistes du
SDEC, Vergès l’a tout de même échappé belle. Une voiture où il se trouvait
avec son confrère Oussedik, également sur la liste des avocats à abattre, devait
être criblée de balles par des tueurs à bord d’une Traction avant les dépassant.
Mais leur véhicule est tombé en panne !
Une autre tentative d’attentat visant Jacques Vergès, attribuée à l’OASMétro, eut lieu, en son absence. La bombe déposée au rez-de-chaussée de
l’immeuble abritant son cabinet, à Paris, explosa, n’occasionnant que des
dégâts matériels.
Plus tard, après la victoire de la gauche en 1981, François de Grossouvre,
préposé aux « coups tordus » de François Mitterrand, confia à Jacques Vergès
que le président français avait ordonné de l’assassiner. Le capitaine Barril, du
GIGN, qui en était chargé, le confirma plus tard sur TF1. Motif allégué : l’avocat était « au centre de tous les réseaux terroristes ». Heureusement pour Vergès, les circonstances de discrétion nécessaires à la réussite de l’opération –
prévue lors d’un voyage à l’étranger – ne se sont pas présentées. n
P
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
Film Dans un documentaire fascinant, Barbet Schroeder retrace la vie d’ombre et de lumière
d’un homme dont le parcours exceptionnel se confond avec le combat anticolonialiste et la montée du terrorisme international.
Ce diable d’avocat
Par Corinne Moncel
la sortie de L’Avocat de la terreur, le documentaire évoquant sa vie, Jacques Vergès
avait détesté : « Dommage que tant
d’intelligence ait été dévolue à une
œuvre pareille ! » Avant de changer
d’avis : « C’est un chef-d’œuvre…
grâce à moi ! » (1) Tout Vergès dans
cette pirouette. Une bonne dose de narcissisme, d’humour… et de vérité. Car
l’avocat le plus controversé de France
n’a pas à rougir du portrait que brosse
de lui le réalisateur Barbet Schroeder.
Un vrai personnage romanesque, une
vie d’ombre et de lumière qu’il a
construite tel qu’il l’a voulue et que
Schroeder montre dans toute son ambivalence.
À
w Né en colère
Vergès s’était défini par cet oxymore : un « salaud lumineux » (2) .
Schroeder préfère l’ambigu « avocat
de la terreur ». De fait, son film
démarre sur des propos de son protagoniste, glaçants : « Certains disent que le
génocide [au Cambodge] a été voulu.
Je dis non : il y a eu des morts, la
famine, mais c’était involontaire. Il y a
eu, par contre, une répression condamnable, avec la torture […] » Pas sûr
que les familles des incalculables victimes apprécieront. Ni que la tentative
pour requalifier un génocide soit bien
convaincante. Mais Vergès n’est pas là
pour entériner les vérités historiques
établies. Les grands combats de sa vie,
il les a d’abord menés pour dénoncer
l’insupportable mépris des donneurs de
leçons de l’universel qui ne défendent,
en réalité, que l’« universel » de leurs
propres intérêts. Telles les autorités
françaises fêtant légitimement la victoire des patriotes contre les nazis, le
8 mai 1945, mais qui massacrèrent par
milliers, le même jour à Sétif, en Algérie, ceux qui menaient le même combat
Ni cornes sur la tête ni langue de vipère
acques Vergès : « Barbet Schroeder n’a pas fait ce film par amour pour
moi. Ses intentions n’étaient pas évangéliques. Il m’a dit dès le départ
qu’il voulait être le seul responsable des documents, seul responsable
des témoins, seul responsable du montage… Manifestement, ses intentions
ne m’étaient pas favorables, mais j’ai accepté. S’il veut me piéger, me suisje dit, c’est moi qui le piégerai, car j’apparaîtrai à l’écran tel que je suis. Je
n’aurai pas de cornes sur la tête ni une langue de vipère ! Le public me
jugera sur mes propos, pas sur les intentions qu’on me prête. Et, c’est ce qui
s’est passé… » n
J
pour l’indépendance de leur pays. Un
événement fondateur pour Vergès,
engagé dans la résistance à 16 ans.
« Il est né en colère, il est né colonisé », explique le journaliste et écrivain Lionel Duroy. Probablement la
seule variable de son existence que ce
fils d’une Vietnamienne et d’un Français de la Réunion né au Cambodge
n’aura pu contrôler, qui sera le socle,
puis le moteur de son parcours hors
norme.
Tout juste avocat, Vergès, épris de
culture sud-asiatique et déjà en lutte
contre le colonialisme, s’engage pour
la défense des militants du FLN, et en
particulier l’égérie martyre de la révolution algérienne, Djamila Bouhired.
Arrêtée en 1957 pour avoir posé une
bombe, atrocement torturée par les
Français, elle doit comparaître, avec
Djamila Bouazza, dans le procès des
« terroristes musulmans », comme on
lit dans la presse française d’alors.
Vergès a choisi son camp : il sera
l’« avocat de la terreur ». Surtout si
cette « terreur » s’appelle Bouhired.
« Il s’effondre devant Djamila, elle le
bouleverse. Elle a le visage de la révolution », analyse Lionel Duroy. « Si
elle est exécutée, j’abattrai quelqu’un », se souvient avoir pensé l’avocat, éternel cigare à la main dans le
documentaire de Schroeder. Il entreprend tout pour celle qui sera condamnée à mort par les « petits cerveaux
imbéciles qui nous jugeaient ». Il
invente la défense de la rupture dans
les prétoires et, surtout, lance la première campagne internationale à
l’énorme retentissement qui aboutira à
la grâce et la libération de Djamila en
1962. Accessoirement aussi, au renom
international de l’avocat.
Il rencontre Mao qui le convertit à
ses thèses, devient musulman et épouse
Djamila en 1965 avec laquelle il fonde
le journal Révolution africaine, à
Alger. Redevenu petit avocat, il s’y
ennuie, même s’il soutient la cause
palestinienne.
Vergès prend alors ses « grandes
vacances » : entre 1970 et 1978, il disparaît de la circulation, abandonnant
LES COMBATS DE SA VIE, IL LES A MENÉS POUR DÉNONCER
L’INSUPPORTABLE MÉPRIS DES DONNEURS DE LEÇONS DE L’UNIVERSEL.
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Gamma
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31
1950 : le camarade Vergès haranguant les étudiants au Quartier latin, à Paris.
sans un mot femme et enfants, qui le
croient mort. Qu’a-t-il fait durant cette
période ? Fuit-il les héritiers de Moïse
Tshombé, le tombeur de l’icône de la
révolution congolaise Patrice
Lumumba, de qui il aurait accepté des
millions pour une défense qu’il n’aurait pas assurée ? Est-il au Cambodge,
conseiller de Pol Pot qu’il a connu étudiant ? Au Moyen-Orient pour
défendre les Palestiniens ? À Paris où
certains affirment l’avoir croisé ?
L’avocat ne dira rien de cette partie de
son histoire qui reste son jardin privé
dans une vie placée sous les sunlights.
Lorsqu’il réapparaît, Vergès n’est
plus tout à fait le même. La « terreur »
qu’il défend désormais, si elle se
réclame toujours de causes justes,
semble s’enfermer dans une mécanique
de la violence pour la violence qui, en
définitive, ne les aura jamais fait avancer. Il est l’avocat de Carlos qui prendra – entre autres – les ministres de
l’Opep en otages à Vienne au nom du
Front populaire de libération de la
Palestine ; de Magdalena Kopp, la terroriste allemande et compagne de Carlos, dont Vergès tombera amoureux,
cherchant à revivre la grande exaltation
passionnelle avec Djamila ; de Anis
Naccache qui tentera d’assassiner l’Iranien Chapour Baktiar en exil à Paris…
w Une âme meurtrie
Peu à peu, les causes justes ne sont
plus à l’ordre du jour. Ce sont les
hommes que défend dorénavant Vergès,
lors de procès retentissants : Klaus Barbie, le dignitaire nazi, les dictateurs africains Eyadéma, Bongo, Déby…, mais
aussi quantité d’individus dans des
affaires dont le seul dénominateur commun est d’être médiatisées. « Je ne peux
tolérer qu’un homme soit humilié, même
mes ennemis », déclare calmement Vergès à ceux qui lui reprochent ses choix.
Car derrière le cynisme qu’il se sera
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forgé toute sa vie, les
mensonges ostensiblement énoncés et l’irritation, voire la haine, qu’il
suscite, se cache une âme
meurtrie. On ne peut
s’empêcher d’être bouleversé lorsque Schroeder
capte ce moment
incroyable : Vergès, jusqu’alors très sûr de lui,
dont la gorge se noue soudain et les larmes affleurent lorsqu’il visite, avec
d’anciennes détenues, la
prison pour femmes où
fut enfermée Djamila
Bouhired.
Sans lever le mystère
sur un homme qui
n’aime rien tant que
s’exposer à la lumière
sans pourtant rien lâcher
de lui-même, qui se réfugie dans une ombre salvatrice quand les rayons
finissent par brûler,
Schroeder a réalisé un
documentaire passionnant. Construit autour de
l’interview de l’avocat
(alors âgé de 82 ans), des
témoignages d’une pléthore d’acteurs de l’Histoire qu’il a accompagnés, de ceux, captivés,
qui l’ont pris pour objet
d’étude et d’amis de
longue date, il entremêle habilement
des documents d’archives – photos,
actualités filmées, extraits de films de
fiction –, des images de reportages et
une musique originale ajoutant à la
dimension romanesque de Vergès.
Cette plongée dans l’histoire fascinante
d’un homme et, inextricablement, dans
l’histoire tourmentée du terrorisme
international est une réussite totale. n
w L’Avocat de la terreur,
Barbet Schroeder, documentaire français,
2 h15 mn, 2007. César 2008 du meilleur
documentaire.
(1)
Entretien avec Barbet
Schroeder, lors de la diffusion
de L’Avocat de la terreur
sur la chaîne franco-allemande
Arte, en octobre 2010.
(2)
Le Salaud lumineux,
Jacques Vergès et Jean-Louis
Remilleux, Michel Lafon,
1991.
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
Théâtre Dans « Serial plaideur », l’avocat joue son double... pour la simple raison qu’il ne peut
être doublé. Vue des fauteuils d’un rouge procureur, cette prestation garantit un spectacle où la
justice reste invariablement au cœur de l’homme.
Du prétoire aux planches
Par Jacques-Marie Bourget
uand Vergès y fait le mandarin
merveilleux, l’histoire du droit
décampe de la fac et le cours
déménage au théâtre. Sauf huis clos, la
justice est un spectacle. Il est donc normal
que le plus inventif et révolutionnaire des
avocats passe à l’acte, brûle les planches
après avoir brisé tant de parquets. Notre
maître, cette fois en rupture de robe,
monte lui-même sur scène, c’est la certitude que le texte dont il est l’auteur sera
parfaitement défendu. Qui pourrait doubler Vergès ? Cet homme simple n’a pas
de double, personne ne peut le jouer.
Spectateur face à Jacques Vergès, c’est-àdire à une grosse tranche d’histoire,
quand on s’assied dans les fauteuils d’un
rouge procureur, on ignore quel sera le
poids de notre honte, celui de notre
condamnation pour le chapelet de nos
abandons, celui de nos lâchetés ordinaires
révélées par le maître. Bonheur, comme
le disent les gosses, c’est un Vergès
« relax » qui pratique la relaxe. Pour nos
causes perdues et les peuples abandonnés,
nous n’irons donc pas en enfer. Mais au
nirvana : par ses mots Vergès applique à
nos neurones le réconfort d’un jacuzzi.
Q
w Comédie judiciaire
Que dit le maître ? Il nous entraîne au
cœur du « big-bang » de l’histoire des
hommes, là où règne amour et haine, les
mensonges accompagnés de couteaux, de
fusils, du poison et d’injustice. Des cas
de conscience nés de l’inconscience du
crime. Vergès nous raconte l’histoire
d’Antigone, comme celle d’une vieille
fiancée, jadis fréquentée. Étonnant, il
nous parle aussi de Jeanne d’Arc, terrain
béni où on ne l’attend pas. De son amour
pour une fille habillée de fer. Puis, quand
il évoque en mots rouges et noirs le cas
de Julien Sorel et son crime qui est une
passion, Vergès devient Stendhal comme
Flaubert était Bovary.
En une soirée, le maître nous rappelle
qu’un coupable n’est qu’un ancien innocent, que tout n’est qu’affaire de frontière
avec le gris, le flou qui l’accompagne.
Que, coupables, en devenir nous le
sommes tous, suffit du grain de sable, du
pas grand-chose. A-t-on jamais vu Vergès être tant avocat que sur scène, aussi
profondément sincère ? Échappant au
cérémonial de la cour, de la tête qu’il faut
sauver par tout moyen, il est totalement
libre et serein pour juger l’histoire de la
justice. Et ceux qui voyaient ce plaideur
en cynique n’ont rien compris à la nature
généreuse du mandarin.
Fatalement, Vergès en arrive à sa
défense du FLN, à son invention de la
« défense de rupture ». Arme de destruction massive utilisée lors de la défense de
Barbie, qu’il évoque à mots rapides… Sa
démonstration sur la nécessité de briser
les canons de la comédie judiciaire
convainc dès sa première syllabe. Le
D. R.
32
Avec Serial plaideur : un triomphe.
rideau tombé, quand l’étoffe rouge nous
coupe des mots du magicien, plus qu’en
entrant au théâtre, on aime la justice. n
w Reprise de la pièce « Serial plaideur » fin
février 2011 au théâtre de La Madeleine à Paris,
suivie d’un « Vergès 2011 », dans la foulée.
« L’imbécillité n’est pas un délit »
ernard Kouchner était alors au zénith dans sa situation de ministre des
Affaires étrangères. Pour lui – qui ne s’est jamais vu autrement qu’avec ses
propres yeux –, c’était le firmament atteint, pour nous un crépuscule parmi
les décombres. Les drilles de bakchich.info associée aux botuliens (si chers à BHL)
ont alors décidé de faire comparaître ce Kouchner triomphant dans un procès public.
Le prétoire a été derechef dressé sur la scène parisienne du théâtre Dejazet.
Il nous fallait un procureur ; j’ai appelé un Vergès qui s’est montré enthousiaste.
Mais, quelques minutes plus tard, il me rappelle : « Pourquoi voulez-vous que j’accuse Kouchner. Je ne veux pas enfoncer un pauvre type. Non. Kouchner je veux
être son avocat. N’ai-je pas la réputation de défendre les gens indéfendables ! »
Va pour Vergès, un régal. Et Kouchner, condamné au bout du compte à de
simples travaux d’intérêt général, s’en est en effet bien sorti. Son avocat, toujours
en rupture, a plaidé que « s’il fallait condamner tous les imbéciles, le temps n’y
suffirait pas ». Que le ministre ayant la bonne excuse, prouvée, d’être vaniteux, sot
et « riz-dicule », son cas n’était pas pendable. Reprenant les propos conquérants
tenus par son client, alors jeune responsable au PCF, l’avocat a argué « qu’il fallait
voir en BK un tout petit Rastignac bien obligé, par nature, de pousser les autres ».
Pour penser et se mettre à leur place, philosophie humanitariste oblige. Et c’est
ainsi qu’une jurisprudence vergésienne, applicable aux ministres, est née : « L’imbécillité n’est pas un délit. » n
J.-M. B.
B
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Débat Qui sont donc ces gens qui se cachent derrière les tribunaux internationaux et dictent leur
conduite à des juges prêts à faire condamner des innocents, au mépris des droits de l’homme et
de la dignité humaine ?
(In)justice internationale
Par Jacques Vergès
n 1996, j’ai été invité à Nuremberg par
Nous le voyons aussi à Phnom Penh : la France,
la BBC pour le cinquantième anniverl’Angleterre, le Canada et les États-Unis y contrisaire du célèbre procès. Il y avait un
buent. Quand le tribunal est en cessation de paiecolloque et je me rappelle avoir dit :
ment, c’est-à-dire presque deux fois par an, il
« Comme tout homme, je rêve d’une
demande une aide d’urgence. La dernière fois, c’est
justice internationale ; mais comme tout adulte, je
le Japon qui a versé un pourboire. Mais le Japon
reste sceptique. » Pourquoi ? Un tribunal internation’est pas dirigé par Sœur Emmanuelle. Il est dirigé
nal qui intervient dans des conditions politiques drapar des politiques qui ont des buts politiques et,
matiques est toujours organisé par le vainqueur
manifestement, le Japon voulait dire son mot dans
Avocat à la Cour,
contre le vaincu, par le plus fort contre le plus
cette affaire car il a un problème à régler avec la
écrivain.
faible ; et le plus fort n’a pas toujours raison, et le
Chine qui a appuyé les Khmers rouges, comme les
vaincu n’a pas toujours tort. Or quel est le but d’un
États-Unis et la France d’ailleurs. Dès lors, nous
procès international ? C’est de faire porter la responsommes devant un tribunal dont personne n’est ressabilité du désastre au vaincu, à l’accusé, avec ce danger : si ponsable, sauf les juges et les magistrats. Alors adieu Montesl’accusé est acquitté, le procès se retourne contre le vainqueur. quieu ! Adieu séparation des pouvoirs ! Le tribunal devient un
Il ne faut donc pas que l’accusé bénéficie des droits de la objet judiciaire non identifié, qui décide de la procédure qu’il va
défense. Réfléchissons : comment un procès organisé par des suivre ! En France, un pays démocratique, le juge d’instruction
vainqueurs contre des vaincus peut-il permettre à la défense de applique le Code de procédure pénale, élaboré par les pouvoirs
s’exercer normalement ?
politiques, eux-mêmes élus. Ici, ce sont des juges qui élaborent
En France, nous avons l’expérience du procès de Riom, après leur procédure. Que dirait-on, en France, si un juge décidait de
le désastre de 1940. Le gouvernement de Vichy voulait faire prolonger de 48 heures la garde à vue d’un détenu parce qu’il
porter la responsabilité de la guerre puis de la défaite aux diri- n’a pas encore parlé ? Au cours du procès Milosevic à La Haye,
geants de la IVe République, Mendès, Blum, Daladier. Mais il la procédure a été changée vingt-deux fois par les juges…
avait lieu dans un pays où les avocats pouvaient faire appel à Chaque fois pour leur permettre de mieux se débrouiller. À
l’opinion et celle-ci pouvait exercer son influence sur les res- Phnom Penh, la dernière assemblée plénière des chambres
ponsables politiques, si bien que la défense, dans des conditions extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, qui s’est
difficiles, a pu remporter un certain succès. Le procès a été ren- réunie en septembre 2010, a adopté « un certain nombre de
voyé sine die. Manifestement, il n’allait pas se dérouler selon ce modifications importantes qui n’auraient pu être examinées
que Vichy avait envisagé. Mais quand il s’agit de justice inter- lors de la septième session plénière, en raison des contraintes
nationale, sur quelle opinion l’avocat peut-il s’appuyer ?
de temps ». Ce sont les magistrats qui le disent : les modifications qu’ils apportent en 2010 pour des procès qui durent depuis
w Adieu Montesquieu !
des années sont importantes. Adieu Montesquieu et la séparaJ’ai été l’un des conseillers de M. Milosevic devant le Tribunal tion des pouvoirs : les juges décident eux-mêmes de la procépénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. Il n’y avait dure qu’ils vont appliquer.
pas de Serbes dans le tribunal : l’opinion serbe eut-elle réagi que
le tribunal serait resté parfaitement indifférent. Le représentant w Enquêtes à charge
de l’Otan avait déclaré à cette époque-là : « Nous sommes le prinQuand un vainqueur juge un vaincu, c’est pour lui faire porter
cipal financier de ce tribunal. » Il en parlait comme le patron la responsabilité du désastre. À Phnom Penh, un officier de
d’une multinationale
police judiciaire ausparle de l’une de ses
tralien, Wayne Bastin,
succursales. Nous
QUAND UN VAINQUEUR JUGE UN VAINCU,
enquêteur pour le trisommes là dans l’imbunal, est invité au
C’EST POUR LUI FAIRE PORTER LA RESPONSABILITÉ DU DÉSASTRE.
possibilité d’agir sur
domicile privé du col’opinion.
juge d’instruction Â
D. R.
E
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Événement
Vergès l’anticolonialiste
français, un certain Lemonde : « Je vous demande d’enquêter
uniquement à charge, lui demande-t-il, je souhaite obtenir plus
de preuves à charge qu’à décharge. » Bastin est stupéfait et
choqué. Informés de cette situation, les avocats récusent le juge.
Celui-ci répond textuellement : « S’agissant de ce qui a été dit à
cette réunion, je déclare sincèrement que je n’ai pas le souvenir
d’avoir prononcé les mots qui me sont attribués, et qu’à supposer que je me sois effectivement exprimé de la sorte, cela ne
pourrait être que sur le ton de la plaisanterie. » Une nuance qui
a échappé à l’enquêteur australien. Dès cet instant, le juge émet
des doutes : « Il convient de relever que M. Bastin a manqué au
devoir de confidentialité auquel il était tenu et qu’il s’agit là
d’un point particulièrement troublant du contexte dans lequel
interviennent les demandes de récusation [...]. Celles-ci illustrent le préjudice que des révélations débridées et irréfléchies
peuvent porter à la mission historique des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ainsi que le froid
qu’elles peuvent jeter sur les travaux. Cela est d’autant plus
malencontreux au regard des zones d’ombre qui entourent les
mots que j’aurais prononcés et le sens à leur donner. »
w Adieu présomption d’innocence
en compte Henri Kissinger ou les autres responsables des bombardements américains ou le soutien aux Khmers rouges quand
ils ont été chassés du Cambodge [...] serait une farce. » Au Cambodge, on a fait le total des morts, lequel est attribué aux Khmers
rouges, y compris ceux des bombardements américains.
Par ailleurs, on poursuit Khieu Samphan qui était président du
gouvernement. Mais avant lui, c’est Norodom Sihanouk qui
occupait ce poste. On poursuit l’un, mais pas l’autre. Pis :
comme on ne pouvait pas tenir ce procès sans entendre Norodom Sihanouk, alors on l’a cité comme témoin. Il y a opposé le
plus grand mépris. Noam Chomsky souhaite que Kissinger soit
entendu. Nous savons très bien qu’il ne viendra pas. Nous allons
demander à Roland Dumas, qui a présidé la conférence sur le
Cambodge à Paris, de venir témoigner de sa rencontre avec
Khieu Samphan. Je peux déjà annoncer aux magistrats des
chambres extraordinaires au sein des cours cambodgiennes que
Roland Dumas a accepté de témoigner. Nous avons, à côté de
cela, le tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Madame Del Ponte y a
montré une très grande ardeur. C’est l’Eva Joly de la justice
internationale. Elle dit aujourd’hui avoir été informée de trafics
d’organes humains extraits des prisonniers serbes commis par
des Kosovars, sans pouvoir enquêter.
Adieu aussi, le français ! Au tribunal pour le Cambodge, il y a
trois langues de travail : l’anglais, le français et le khmer. Eh
bien les documents ne sont qu’exceptionnellement traduits en
français. Ils ne le sont même pas en khmer. Ils sont en anglais, la
langue de l’Empire. Dès le début du procès, j’ai déclaré que
désormais nous ne répondrions plus si l’on n’avait pas accès à
une langue officielle et qui nous soit accessible, khmer ou français. Le tribunal a recueilli cette déclaration avec assez d’humeur puis s’est réuni à huis clos sans ma présence et m’a infligé
un avertissement, transmis au bâtonnier de Paris. Mon seul
regret, c’est qu’il n’ait pas été transmis à tous les barreaux de
France, parce que se faire traiter d’imbécile par un idiot est un
plaisir rare.
Il faut aussi prévoir le pire : adieu responsabilité personnelle !
Les juges, dans ce tribunal, ont inventé une notion juridique très
importante : l’entreprise criminelle commune, c’est-à-dire le fait
que le crime est contagieux. Si vous êtes membre d’un gouvernement qui commet des crimes, vous en êtes, vous aussi, responsable. C’est un progrès étonnant sur Nuremberg où l’on n’a
pas appliqué aux dirigeants nazis la notion d’entreprise criminelle commune. Hjalmar Schacht, homme de droite, banquier,
conservateur, ministre des Finances de Hitler, ministre d’État a
été acquitté. Les juges du tribunal militaire ont estimé que ce
grand bourgeois n’avait pas été informé des sévices qu’on infligeait aux prisonniers politiques du camp de Dachau, encore
moins de ce qui s’était passé à Wannsee où s’était décidée la
« solution finale ». Le docteur Schacht a été acquitté. Or maintenant, on nous dit : non, la responsabilité criminelle est conta- w Des juges payés par Monsieur Soros
gieuse, vous étiez membre du gouvernement, donc vous portez
Savez-vous que le tribunal pour l’ex-Yougoslavie reçoit une
la responsabilité de tout ce qui s’est passé.
aide financière d’un grand humaniste que les magistrats de
Adieu Montesquieu, adieu présomption d’innocence, adieu Paris, aveugles, ont condamné pour malversation financière : un
responsabilité personnelle, adieu aussi égalité devant la loi.
nommé Georges Soros. Je vous pose la question : accepteriezLes Khmers rouges sont poursuivis uniquement pour ce qu’ils vous, en France, de comparaître devant un tribunal dont les
ont fait à partir d’août 1975, pas pour ce qui s’est passé avant. Or juges seraient payés par des gens, même honorables, comme M.
ce qui s’est passé avant, c’est la guerre, le coup d’État militaire Tapie ou M. Lagardère ? Vous diriez non, ce n’est pas possible !
du général Lon Nol, pro-américain, chassant Norodom Sihanouk Eh bien là, c’est possible ! Nous avons demandé que le rapport
et engageant la guerre. Il a été déversé à ce moment-là, sur le de l’Onu concernant la corruption soit communiqué à la
Cambodge, trois fois plus de bombes que sur le Japon pendant la défense. On nous a dit : vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas posdernière guerre mondiale. Apparemment, les bombes étaient sible ! Si bien que nous sommes devant un tribunal dont certains
inoffensives, on les jetait pour rire. Et c’est ce qui explique l’in- membres sont corrompus et nous ne savons pas lesquels !
dignation de Noam Chomsky, qui déclare au Phnom Penh Post :
« Je pense que ce procès devrait être laissé au peuple cambod- w L’influence des lobbies
Quand le tribunal spécial pour le Liban a pris pour cible la
gien, je ne peux pas imaginer qu’il y ait un procès onusien interSyrie, on a arrêté
national. Mais le cas
quatre généraux libaéchéant, on ne peut
ACCEPTERIEZ-VOUS, EN FRANCE, DE COMPARAÎTRE DEVANT UNE
nais, réputés propas le limiter aux
syriens. Sans preuve
Cambodgiens [...] Un
COUR DONT LES JUGES SERAIENT PAYÉS PAR TAPIE OU LAGARDÈRE ? contre eux, ils sont
procès international
restés en prison quatre
qui ne prendrait pas
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Khieu Samphan, ancien président du Kampuchéa, a choisi son ami Jacques Vergès pour le défendre.
ans. On les a libérés récemment parce que la cible a changé. Le
lobby qui dirige l’opération a dit que les Syriens ne les intéressaient plus ; c’était désormais le tour du Hezbollah. Mais allonsnous condamner le gouvernement syrien qui émet des mandats
d’arrêt contre les prétendus magistrats ayant commis une telle
forfaiture ? Il y a des affiches à Phnom Penh qui disent que les
juges touchent de l’argent et au Liban, il y a des mandats d’arrêt.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes dans une
situation inédite et déplorable.
À Nuremberg, même si on conteste le bien-fondé du tribunal,
si le Soviétique représentait un pays ayant liquidé quelques milliers d’officiers à Katyn et le Français, un pays où le travail forcé
existait encore dans ses colonies africaines, au moins le procès
s’est déroulé selon des normes. Tandis que là, nous n’avons plus
de normes ! Un procès devrait intéresser le pays dont les ressortissants sont poursuivis. Mais le ministre cambodgien de l’Information déclare : « Les juges internationaux traînent des pieds
dans les affaires qui leur sont confiées. Pourquoi ? Parce qu’ils
sont bien payés et aiment l’argent. » Que répond le procureur, un
Canadien nommé Petit ? Qu’il n’est pas concerné par ces commentaires. L’un injurie, l’autre méprise. Une situation inédite.
Quant au chef de l’État, Hun Sen – par ailleurs ancien Khmer
rouge – il fait une déclaration assez logique : « S’il y a jugement,
les Nations unies devraient faire partie des accusés car beaucoup de nations ont appuyé le régime entre 1975 et 1979. Nous
avons organisé déjà un procès en 1979, il n’a pas été reconnu. »
Ieng Sary a été condamné en 1979 par des tribunaux cambodgiens, gracié par le prince Norodom Sihanouk et on le rejuge.
Adieu principe du non bis in idem.
w À la CPI, tous les accusés sont noirs
Voici deux autres questions importantes : si la torture relève
d’une compétence universelle, un État peut-il l’amnistier erga
omnes ? Or ici, j’ai une directive du ministère de la Justice des
États-Unis à l’attention de la CIA pour expliquer comment
« interroger » les gens. On nous explique le supplice de la baignoire, procédé utilisé sans le dire pendant la guerre d’Algérie,
comment priver les gens de sommeil, comment les assourdir avec
des musiques sur les oreilles pendant des heures et des heures.
Alors la question se pose : est-ce que le fait que dans un pays, on
pratique de telles choses peut valoir pour le reste du monde?
Ensuite, un crime imprescriptible peut-il être amnistié ? Si
Hitler avait remporté la victoire, il aurait amnistié tous les
crimes des SS, mais pas ceux des Français libres. L’amnistie
peut-elle s’appliquer à quelque chose d’imprescriptible ? N’estce pas aller contre le fait que le crime soit imprescriptible ?
Dès lors, nous pourrions dire que la justice est sensible au
noir. Si nous prenons la Cour pénale internationale, tous les
accusés sont noirs. Tous les crimes contre l’humanité sont commis dans la région subsaharienne. Il ne s’est donc rien passé à
Guantanamo ? À Abou Ghraïb ? Dans les pays d’Amérique
latine ? Aux États-Unis ? En Europe de l’Est ? Je crois qu’il est
temps que la justice s’applique à tout le monde, qu’il n’y ait pas
de justice des uns contre les autres et qu’elle s’applique aux
crimes commis par les puissants et par les plus faibles *. n
w * Version condensée par nos soins de la conférence de Jacques Vergès,
donnée le 8 octobre 2010 au Palais de justice de Paris.
Texte original sur www.afrique-asie.fr
Février 2011 l Afrique Asie

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