Jacques Vergès
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Jacques Vergès
01-CouvN63_AACouv 26/01/11 11:58 Page1 USA À l’heure du Tea Party n ALGÉRIE La jeunesse loin des clichés n CÔTE D’IVOIRE Deux armées face à face n MÉDIAS À l’assaut du monde arabe n Où va SOUDAN Le divorce n TUNISIE Une transition chaotique n CAF La lutte des places n ARTS NÈGRES Couacs à Dakar n le Soudan? www.afrique-asie.fr Février 2011 Jacques Vergès L’anticolonialiste M 03276 - 63 - F: 4,00 E 3:HIKNMH=[UYUUW:?a@a@q@n@a; Afrique Zone CFA 2 000 CFA - Algérie 200 DA - Canada 6,5 $ - Comores 3 € - Égypte 4 € - États-Unis 6,5 $ Europe Zone euro 5 € - Ghana 7,00 C - Guinée 3 € - Haïti 5 $ - Hongrie 3 € - Kenya 4 € - Liban 6 000 LBP - Madagascar 3 € Maroc 25 DH - Mauritanie 4 € - Nouvelle-Calédonie 850 XPF - Roumanie 4 € - Rwanda 4 € - Suisse 7,00 FS - Tunisie 3 DT 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page16 16 Événement Vergès l’anticolonialiste ngagé à 17 ans dans les Forces françaises libres contre l’occupation nazie, animateur du Comité des étudiants anticolonialistes, puis défenseur des militants du FLN, mais aussi des Carlos, Naccache, Barbie et autres Bongo et Gbagbo, Jacques Vergès est l’un des avocats les plus talentueux et controversés du monde judiciaire contemporain. Celui qui a conceptualisé le procès de rupture dénonce l’injustice internationale et ses tribunaux instrumentalisés, une inquisition qui se met, encore aujourd’hui, au service des plus forts. La partialité de la justice va de pair avec les entreprises colonisatrices d’hier et celles, plus pernicieuses car moins visibles, qui minent le monde actuel, explique-t-il. En morcelant les territoires qu’elles convoitent et en affaiblissant leurs populations par l’affrontement, les puissances occidentales, qui s’assoient d’ailleurs volontiers sur les sacro-saints principes qu’elles appellent à défendre – droits de l’homme en tête –, n’ont en effet rien à envier à leurs prédécesseurs. Or « le plus fort n’a pas toujours raison et le vaincu toujours tort », témoignet-il, refusant « qu’un homme soit humilié, même mes ennemis ». Ce dossier comprenant un entretien exclusif avec l’avocat, retrace sa vie de combattant, distille ses engagements et nous offre un portrait vivifiant de la justice, telle qu’énoncée dans les prétoires, un principe moral qui exige le respect du droit et de l’équité. Jacques Vergès, dira-t-on, ne connaît l’échec que dans les jeux éponymes qu’il collectionne sans malice – ou presque. Dans les salles d’audience, il faut plutôt compter ses victoires acquises de… main de maître. n Afrique Asie E Biographie À un détracteur qui l’accusait d’antisémitisme lors du procès Barbie, Jacques Vergès eut cette réponse cinglante : « Ma mère n’avait pas besoin de porter l’étoile jaune, elle était jaune de la tête aux pieds. » Rétablir la vérité dans toute sa nudité – et parfois sa cruauté –, tel est le credo choisi par cet avocat hors normes dont le pas marquera encore longtemps les salles d’audience. Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page17 Gamma 17 Jacques Vergès blessé à Paris, le 16 février 1961, lors d’une manifestation de protestation contre l’assassinat de Patrice Lumumba. Une vie dédiée à l’anticolonialisme Par Gilles Munier acques Vergès est né le 5 mars 1925, au Siam (aujourd’hui Thaïlande). Il est le fils de Pham Thi Khang, institutrice vietnamienne, et du docteur Raymond Vergès, originaire J de la Réunion, consul de France à Oubone. Suite à ce mariage, considéré comme une mésalliance par la société coloniale de l’époque, son père dut démissionner et reprendre ses activités de médecin. Après le décès de sa mère alors qu’il avait trois ans, son père Février 2011 l Afrique Asie s’installa à la Réunion où Jacques Vergès fut élevé par une vieille tante. À l’âge de 10 ans, il rencontra Abdelkrim al-Khattabi, assigné à résidence à la Réunion. La forte personnalité du résistant, héros légendaire de la guerre du Rif (1921-1926) contre  16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page18 Événement Vergès l’anticolonialiste D. R. 18 Jacques Vergès, directeur de Révolution Africaine, reçu en 1963 par le président Mao Tsé Toung. Bibliographie choisie J acques Vergès est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages parmi lesquels : • Pour Djamila Bouhired, Jacques Vergès et Georges Arnaud, Éd. de Minuit, 1957. • Le Droit et la colère, Éd. de Minuit, 1960. • Nuremberg pour l’Algérie, avec Abdessamad Benabdallah et Mourad Oussedik, Éd. Maspero, 1961. • De la stratégie judiciaire, Éd. de Minuit, 1968. • Pour les fidayine - La résistance palestinienne, Éd. de Minuit, 1969. • Agenda, Éd. Jean-Claude Simoën, 1979. • Beauté du crime, Éd. Plon, 1988. • Je défends Barbie, préface de Jean-Edern Hallier, Éd. Jean Picollec, 1988. • Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires, Éd. Albin Michel, 1993. • Le Salaud lumineux, entretiens avec Jean-Louis Remilleux, Éd. Michel Lafon, 1996. • Intelligence avec l’ennemi, Éd. Michel Lafon, 1996. • Omar m’a tuer - Histoire d’un crime, Éd. J’ai Lu, 2001. • Dictionnaire amoureux de la justice, Éd. Plon, 2002. • Justice pour le peuple serbe, Éd. L’Âge d’Homme, 2003. • La Démocratie à visage obscène - Le vrai catéchisme de George W. Bush, Éd. La Table Ronde, 2004. • Rien de ce qui est humain ne m’est étranger - Journal 2003-2004, Éd. Plon, 2005. • Malheur aux pauvres, Éd. Plon, 2006. • Crimes contre l’humanité - Massacres en Côte d’Ivoire, Éd. Pharos, 2006. • Que mes guerres étaient belles !, Éd. du Rocher, 2007. • Journal - La passion de défendre, Éd. du Rocher, 2008. n Février 2011 l Afrique Asie les troupes espagnoles et françaises – commandées par le maréchal Pétain –, eut très certainement une grande influence sur sa manière de percevoir le monde. À 12 ans, il milite avec son père, fondateur du parti communiste réunionnais, et Paul – son frère jumeau – pour le Front populaire. En 1942, son bac en poche, obtenu brillamment au coude à coude avec le futur premier ministre français Raymond Barre, Jacques Vergès et son frère Paul rejoignent le général de Gaulle et les Forces françaises libres (FFL) en Grande-Bretagne. Ils ont 17 ans et demi. Sous-officier, Jacques Vergès participe aux combats en Afrique du Nord, en Italie, puis en France. Après la guerre, en 1946, il adhère au Parti communiste français (PCF) – où son militantisme au sein du Comité des étudiants anticolonialistes passe mal – et entame des études d’histoire, puis de droit. C’est là qu’il fait la connaissance de la génération d’hommes politiques, africains et asiatiques, qui lutteront pour l’indépendance de leur pays, ainsi que du Cambodgien Saloth Sar, futur chef des Khmers rouges sous le nom de Pol Pot, et de Khieu Samphan dont il assure aujourd’hui la défense. En 1950, Jacques Vergès est élu – contre l’avis du PCF – membre, puis secrétaire général du bureau de l’Union internationale des étudiants dont le siège est à Prague. En 1955, de retour en France, il obtient sa licence en droit, passe le Capa, et s’inscrit au barreau de Paris. La Conférence du stage, association d’avocats célèbre pour son concours d’éloquence, le sacre orateur de l’année. En avril 1957, il propose ses services aux avocats qui défendent les militants du FLN et se jette, à corps perdu, dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Michel Debré, premier ministre du général de Gaulle, dira que le collectif, dont il est le leader, est « plus dangereux qu’une division ». Finalement, il est suspendu pendant un an. Il s’installe au Maroc où le docteur Khatib, ministre des Affaires africaines, en fait son conseiller et son agent de liaison avec les mouvements de libération à qui il fournissait des faux passeports, des vivres, de l’argent et des armes. À Alger, après avoir été directeur du département Afrique de Mohamed Khémisti – ministre des Affaires étran- 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page19 19 gères assassiné en avril 1963 – Jacques Vergès crée Révolution africaine. Dans le n° 2 de l’hebdomadaire, il rend un vibrant hommage à Abdelkrim AlKhattabi qui vient de décéder au Caire. Le « Lion du Rif », écrit-il, a démontré « à nous, hommes de couleur, que l’impérialisme n’était pas invincible ». Il signe l’article de son nom de guerre : Mansour (le victorieux). Suite à des dissensions idéologiques avec le président Ben Bella, il quitte l’Algérie et fonde à Paris, en septembre 1963, le mensuel Révolution avec l’aide de la Chine et de l’entourage de Che Guevara. Après le renversement de Ben Bella, le 19 juin 1965, il revient en Algérie, épouse Djamila Bouhired, héroïne de la bataille d’Alger qu’il a défendue au cours d’un procès retentissant, et s’inscrit au barreau d’Alger. À la demande d’Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères du président Boumédiène, il assure la défense de fidayine palestiniens du FPLP ayant attaqué des avions d’El Al à Athènes et Zurich et de Mahmoud Hedjazi, condamné à mort pour avoir tiré sur des gardes-frontière. Les Israéliens le bloquent à l’aéroport de Tel-Aviv et l’expulsent. Jacques Vergès « disparaît » de 1970 à 1978. Qu’on ne compte pas sur lui pour dire où il était et ce qu’il faisait ! Les brides de réponses qu’il distille dans Agenda, roman à clés paru en 1979, aboutissent à des impasses. Selon la DST (service français de contre-espionnage), il aurait séjourné à Cuba, en Allemagne de l’Est, au Viêt Nam du Nord, et serait un des pères de la Constitution algérienne de 1975. Mais ces informations sont à prendre avec des pincettes. De retour en France, il reprend ses activités comme si de rien n’était. Suivront des procès qui feront de lui un des avocats les plus talentueux et controversés du monde judiciaire contemporain. Aujourd’hui, respecté par la majorité de ses confrères, y compris par ceux qui ne partagent pas ses engagements, il est l’invité vedette des rentrées solennelles des barreaux français et des colloques internationaux consacrés au droit pénal. Son triomphe au théâtre, avec Serial plaideur, témoigne de sa popularité hors des prétoires. n D. R. w La vedette des barreaux Torture : Djamila Bouhired, héroïne de la guerre d’indépendance de l’Algérie, lors d’un interrogatoire policier, avec en arrière plan… une infirmière. Djamila, Vergès… de Gaulle près le procès de Djamila Bouhired, Jacques Vergès publia sa plaidoirie aux Éditions de Minuit, avec une préface de l’écrivain Georges Arnaud. Il l’adressa au général de Gaulle qui répondit : « Messieurs, je vous remercie de m’avoir adressé votre petit livre sur Djamila Bouhired. Je sais, dirai-je, par expérience personnelle, que tout drame français est un monde de drames humains. De celui-là, vous avez eu raison de ne rien cacher. Votre éloquente sincérité ne peut laisser personne indifférent. Post-scriptum : avec pour vous, Vergès, mon fidèle souvenir. » n A Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page20 20 Événement Vergès l’anticolonialiste Entretien Une Europe qui veut transformer ses avocats en mouchards, une France tartuffe, des tribunaux internationaux partiaux… Jacques Vergès n’en est certainement pas à sa première rupture d’avec le monde établi et les usages, conservant même, dit-il un brin moqueur, « cet avantage de ne pas avoir une peur physique de la mort ». Exclusif. « Je me moque complètement de ce que l’on peut dire de moi » Propos recueillis par Gilles Munier et Majed Nehmé n Vos années d’expérience en tant qu’avocat vous ont conduit à fréquenter l’institution judiciaire dans tous ses aspects : capitaliste, impérialiste, colonial. Comment évaluezvous le développement de la justice et les réformes que l’on y apporte en France et dans le monde ? r L’expérience de la guerre d’Algérie a corrompu la justice française parce qu’aucun tortionnaire n’a été condamné. Quand mon confrère Amokrane Ould Aoudia a été assassiné par le SDECE, on n’a pas recherché son meurtrier. Ce matin-là, au procès de l’Association des étudiants musulmans algériens, nous avons demandé une minute de silence pour rendre hommage à notre ami. Le président de la Chambre correctionnelle – Monsieur Fiama, son nom mérite d’être cité – a répondu que ce n’était pas le premier Algérien tué et il est resté assis. Autre exemple : un confrère communiste qui assistait un militant torturé et disait que ce dernier avait été sodomisé avec une bouteille, s’était vu répondre : « C’est comme au temps de la marine à voiles… pour qu’il lui confie ses secrets. » Il reste des traces de tous ces comportements. Aujourd’hui, la crise est évidente dans la justice. Autant, hier, les juges étaient tenus, autant ils sont maintenant « lâchés dans la nature ». L’affaire de Bruay-en-Artois – le meurtre d’une jeune fille de 16 ans, jamais élucidé – est symptomatique, on devrait ériger une statue au juge Pascal, finalement dessaisi ! Il est l’ancêtre de tous les juges justiciers et populistes. Il préfigure le juge Bruguière, spécialisé dans la lutte antiterrorisme, instruisant l’affaire de l’attentat contre le DC-10 d’UTA Brazzaville-Paris, demandant à aller à Tripoli, en Libye, sur un navire de guerre. Ces juges sont devenus des vedettes bien qu’ils aient conduit les affaires dont ils avaient la charge dans un naufrage. w Transformer l’avocat en mouchard L’Europe, heureusement, a parfois du bon : elle a condamné la France à propos des gardes à vue et la Cour de cassation a dû en tenir compte. La garde à vue sera désormais conforme aux droits de la défense. Jusqu’ici, l’avocat était regardé avec méfiance, comme un complice de l’accusé. Pourquoi ne pas admettre dans les affaires de terrorisme ou de drogue, la présence de l’avocat dès la première heure ? Par contre, l’Europe impose à l’avocat les dénonciations de fraudes que lui feraient ses clients, le transformant en mouchard. Le bâtonnier Maître Charrière-Bournazel a réagi en disant qu’il se mettait en position de désobéissance civile. Il recevra ce que lui diront les avocats, mais ne le transmettra pas à la justice. Certaines réformes sont parfois dangereuses pour le justiciable. On ne va pas pleurer sur les juges d’instruction qui instruisent trop souvent à charge ! Mais pourquoi vouloir les remplacer par des avocats autorisés à enquêter avec l’aide de détectives ? Ce sera formidable pour les riches qui choisiront, pour les défendre, un avocat expérimenté et qui lui donneront les moyens de recruter une dizaine de détectives enquêtant selon ses instructions. Par contre, celui qui n’aura pas ces moyens aura un avocat débutant et aucun budget pour enquêter. Voilà ce que l’on veut imposer en France avec, en plus, un procureur sous les ordres de l’État. n Dans le contexte de la justice mondialisée, l’établissement de tribunaux comme la Cour pénale internationale (CPI), les tribunaux pour la Yougoslavie, le Rwanda, le Liban, le Cambodge n’ont-ils pas pour objectif de déplacer la responsabilité des maîtres d’œuvre vers les exécutants ? r Première observation : ces tribunaux sont constitués par le plus fort, pas par le plus faible ; autrement, par le vainqueur, pas par le vaincu. Or, le plus fort n’a pas toujours raison et le vaincu toujours tort. Quel est le but de ces tribunaux : faire porter le chapeau du désastre de la guerre sur la tête de l’adversaire, sachant que si l’on n’y parvient pas, les accusations reviendront comme un boomerang dans la figure du vainqueur. Vu cette situation, les enquêtes sont menées uniquement à charge. Au moins, au procès de Nuremberg, souvent cité en exemple, l’accusation tenait, même si elle n’était pas blanc- DANS LE TRIBUNAL POUR LA YOUGOSLAVIE, IL N’Y A PAS DE SERBE. ON JUGE UN SERBE… SANS LES SERBES. Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page21 21 obtenu que Katyn soit imputé aux nazis. Mais dans les procès, tout est différent. Certains n’observent pas les règles de procédure. Dans celui de Milosevic, la procédure a été changée vingt-deux fois par les juges. Adieu Montesquieu ! La loi n’est plus faite par l’autorité politique, mais par le juge qui l’applique. Quand une loi ne lui convient, il la change. A. A. Rabbo w Manuel de torture « Aimer les échecs, dit Jacques Vergès (ici devant sa collection de jeux), c’est aimer le combat, la lutte, le jeu et la loyauté. » bleu : la France colonisait l’Afrique, l’URSS était responsable du massacre de Katyn, dans le Commonwealth les indigènes n’étaient pas recensés, les Américains avaient détruit Hiroshima et Nagasaki. Mais, les crimes imputés aux accusés étaient évidents et dans les pays alliés, les opinions publiques étaient mobilisées. À Nuremberg, les Russes n’ont pas Février 2011 l Afrique Asie Monsieur Jamie Shea, porte-parole de l’Otan a rappelé que l’organisation était le principal financier du tribunal pour la Yougoslavie. Elle se comporte comme Elf le faisait avec ses sous-traitants en Afrique. Pire encore : les dons étant acceptés, M. Soros, condamné en France pour délit financier, en est un des contributeurs. En France, aurait-on accepté d’être jugé par un tribunal payé en partie par Stavisky ? Dans le passé, il y avait un contrôle de l’opinion sur l’activité des tribunaux. Aujourd’hui, comment les Serbes pourraient-ils exercer la leur ? Dans ce tribunal, il n’y a pas de Serbe. On juge un Serbe… sans les Serbes. Au Cambodge, le président estime que quatre personnes mises en jugement, c’est suffisant. Dans ce pays, l’opinion n’est pas intéressée. Qui se souvient que les Khmers rouges étaient reconnus par la communauté internationale, soutenus par les Occidentaux et la Chine populaire jusqu’en 1979 ? Vaincus, ils sont devenus brusquement coupables. Le chef du gouvernement souhaite que le procès se termine au plus vite ; que s’il traîne en longueur, c’est parce que les juges sont bien payés. Excédé, il est même allé jusqu’à déclarer : « Ces gens ne vont tout de même pas organiser la guerre civile chez nous ! » À la CPI, la procédure a été fixée d’avance, mais comment expliquer que tous les accusés sont noirs ? J’appelle cela du daltonisme moral. Comment expliquer que les tortures de la prison d’Abou Ghraib, de celle de Guantanamo ne concernent pas ce tribunal, ou celles sous-traitées à l’étranger par la CIA ? Avez-vous lu le manuel de torture de la CIA ? Il est en vente partout. C’est un recueil d’instructions données aux tortionnaires par le Département d’État américain à la Justice. On y explique comment pratiquer le supplice de la baignoire, comment priver un prisonnier de sommeil. L’un  16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page22 22 Événement Vergès l’anticolonialiste d’eux en a été privé pendant dix jours. On va dans le détail, comme les mensurations d’un cachot construit afin qu’un homme ne puisse se tenir debout, ou le conseil d’enfermer un prisonnier avec des insectes s’il en a la phobie. Comment se fait-il que le gouvernement américain ne soit pas poursuivi pour avoir donné ces instructions ? La France est un pays de tartuffes. Comme la loi y interdit d’effectuer des moment où une de ses filles, qui était l’invitée d’honneur du roi de Jordanie, s’est prononcée contre ma présence et pour celle d’autres personnes. J’ai pensé que la famille étant divisée à ce moment-là, la défense était handicapée et je ne voulais pas m’imposer dans une défense qui était vouée à l’échec. n Mais vous aviez eu le temps d’entreprendre des démarches… r Oui, j’avais fait une démarche auprès Tarek Aziz réduit au silence « Tarek Aziz connaît trop de secrets compromettants, explique Jacques Vergès, il faut le faire taire définitivement, mais, avant de le pendre et le faire taire à jamais, le Tribunal est là pour le condamner déjà au silence. Comme me l’écrivait, au nom de M. Chirac, M. GourdaultMontagne * que j’avais saisi en son temps à propos des conditions de détention de M. Tarek Aziz : “S’agissant des garanties judiciaires auxquelles peut prétendre M. Tarek Aziz, je relève que l’Irak est partie prenante du Pacte des Nations unies de 1966 sur les droits civils et politiques qui reconnaît à toute personne le bénéfice de garanties judiciaires procédurales. Les autorités irakiennes ont, certes, le droit d’adopter des mesures qui dérogeraient aux obligations qu’impose cet instrument, mais seulement en cas de danger public exceptionnel menaçant l’existence de la nation et sous réserve de l’accomplissement de certaines formalités d’information des autres parties au Pacte, par l’intermédiaire du secrétaire général des Nations unies. Or, à ce jour, les autorités irakiennes n’ont pas signalé aux autres États parties l’adoption de mesures dérogatoires. M. Tarek Aziz bénéficie donc, dans ses relations avec les autorités irakiennes, de la protection que lui offre le Pacte des Nations Unies de 1966 précité”. » n w * Conseiller diplomatique de Jacques Chirac. tortures laissant des traces, ils envoient les prisonniers à torturer à l’étranger. Un officiel suisse a fait un rapport sur ce genre de sous-traitance en Europe, plus particulièrement en Pologne, Roumanie et Lituanie. Des avions survolent la France, sans que personne ne demande qui il y a dedans. Il y a complicité générale. Évidemment, la CPI ferme les yeux. En fait, il n’y a pas de justice internationale, mais une inquisition au service des puissances occidentales, et de la France en particulier. n Vous avez pris la défense du président Saddam Hussein, en faisant partie du groupe d’avocats constitué à cet effet, puis vous vous en êtes retiré. Pourquoi ? r J’ai accepté la défense de Saddam Hussein à la demande d’une dizaine de membres de sa famille que j’ai rencontrés à Paris, Genève et Sanaa, au Yémen. Je me suis retiré à partir du du président de la République, en France, et auprès des ambassades du Royaume-Uni, de la France et de la Russie, sur le respect des droits de l’homme dans les procès qui allaient s’ouvrir en Irak. J’étais également l’avocat pressenti de Tarek Aziz. J’avais reçu une réponse un peu formelle de la Russie et, surtout, une lettre très détaillée de M. GourdaultMontagne, conseiller diplomatique du président Chirac. Il me disait que l’Irak, partie prenante du Pacte international sur les droits civiques qui prévoyaient la liberté de la défense, était tenu de respecter des règles élémentaires dans ce domaine ; règles qui de toute évidence n’étaient, selon moi, pas respectées. n Ces démarches pourraient-elles être relancées en direction du gouvernement français ? r Je pense que la rupture dont parlait le candidat Nicolas Sarkozy ne concerne ni la politique étrangère ni les intérêts de la France. La France est partie prenante de ce pacte sur les droits civiques, elle se doit de faire respecter les obligations qu’il implique. Il y a une continuité de l’État. n Pouvez-vous nous parler de la défense de Tarek Aziz ? r J’ai demandé un visa à l’ambassade d’Irak à Paris. Je ne l’ai pas eu. J’ai fait une démarche auprès des Américains pour qu’ils m’autorisent à rencontrer Tarek Aziz. Bien sûr, je n’ai pas obtenu cette autorisation, de sorte que je me suis contenté de prendre publiquement position à travers l’obligeance des amitiés franco-irakiennes en rendant publique une lettre ouverte aux juges de Tarek Aziz. Je leur ai dit que s’ils prononçaient la peine de mort, la condamnation serait illégale comme illégale était la condamnation à mort du président Saddam Hussein. n Illégales, pourquoi ? r Parce que la jurisprudence internationale dit que s’il existe une loi au moment des faits reprochés, fondés ou pas, prononçant des peines lourdes, et que la même loi existe au moment du jugement, mais qu’entre-temps une loi intermédiaire plus clémente a été en vigueur, c’est la loi intermédiaire qui doit s’appliquer. Or, entre les faits reprochés au président Saddam Hussein qui étaient passibles de la peine de mort, au cas où ils auraient été fondés, et le moment où il a été jugé, il y a eu une période pendant laquelle les Américains ont suspendu la peine de mort. Si Saddam Hussein avait été jugé pendant cette période intermédiaire, on n’aurait pas pu le condamner à mort. Dans ce cas-là, dit la jurisprudence internationale, c’est la loi intermédiaire qui doit s’appliquer. Les condamnations à la peine capitale de Tarek Aziz, de Saadoun Shaker et de trois autres anciens dirigeants irakiens, n’auraient pas, non plus, dû être prononcées. À LA CPI, COMMENT EXPLIQUER QUE TOUS LES ACCUSÉS SONT NOIRS ? J’APPELLE CELA DU DALTONISME MORAL. Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page23 23 n Oui, mais on les accuse d’avoir été membres du Conseil de commandement de la révolution (CCR) qui était l’organe suprême du pays. Était-ce suffisant pour les condamner à mort ? r Sûrement pas. C’est le retour au droit le plus primitif. C’est de la vendetta. C’est le principe de la responsabilité collective. Elle refait également surface au Cambodge avec la notion d’entreprise criminelle commune. À Nuremberg, le docteur Schacht, qui avait été ministre des Finances de Hitler, a été acquitté. On a considéré que ce grand bourgeois réactionnaire n’avait rien à voir avec Dachau, de même que Franz von Papen, ancien chancelier, puis vice-chancelier. Pendant la guerre d’Algérie, le colonel Aussaresses a pendu Larbi Ben M’hidi, héros de la guerre de libération. On pouvait accuser M. Mitterrand qui était informé tout comme M. Lacoste, mais il serait juridiquement inadmissible d’accuser le président René Coty qui dans la Constitution de la IVe République n’avait pas de responsabilités très grandes dans ce domaine. n La défense des prisonniers politiques irakiens semble moins organisée que ne l’était celle des militants algériens du FLN… r C’est le sentiment que l’on a… La défense du FLN, le Front de libération nationale, était une défense modèle. C’est le Front qui dirigeait la défense, non par l’intermédiaire des avocats, mais par les militants eux-mêmes. Les militants étaient organisés en comités qui élisaient leur direction. Quand un militant était arrêté et emprisonné, il savait quel avocat désigner. Ici, dans le cas de l’Irak, ce sont les familles qui organisent la défense et elles sont divisées et manifestement dépendantes des pays qui les ont recueillies. Il est évident que lorsque l’on est en Jordanie ou au Qatar, la situation politique est différente. n Le procès de rupture dont vous êtes à l’origine avec les procès des militants du FLN algérien a toujours été violemment critiqué parce que vous présentiez les accusés à l’opinion publique sous un jour différent de celui que leur donnaient les autorités politiques, judiciaires et certains médias. Ces critiques vous ont-  D. R. w Le cas de l’Irak Décembre 2010 : Jacques Vergès avec Roland Dumas à Abidjan pour soutenir Laurent Gbagbo. Côte d’Ivoire : Sarkozy parle à Gbagbo comme Hitler au roi de Bulgarie… in décembre 2010, lors de la visite qu’il a effectuée à Abidjan, pour rencontrer le président Laurent Gbagbo, en compagnie de Roland Dumas, Jacques Vergès n’y est pas allé par quatre chemins. Il a interpellé vivement Nicolas Sarkozy qui venait de sommer le président ivoirien de quitter le pouvoir : « Vous donnez 48 heures à Gbagbo pour démissionner. Vous parlez comme Hitler au roi de Bulgarie. Mais les rapports de forces ne sont plus les mêmes. D’ailleurs, au bout de 48 heures, rien ne s’est passé. Nous disons donc ceci : vous menacez, à travers des tirailleurs africains, de faire une invasion ici. Eh bien, n’oubliez pas la guerre du Viêt Nam où vous avez été battu par des Vietnamiens qui n’avaient ni avions ni chars. N’oubliez pas l’Algérie, où le FLN n’avait ni avions, ni chars ni canons. Mais il vous a battu. Alors, ne recommencez pas cette expérience en Côte d’Ivoire. Si vous le faites, Abidjan sera votre tombeau. » Au sortir d’une audience avec le président Gbagbo, Jacques Vergès a déclaré à la presse : « Ce que nous sommes venus dire à Gbagbo est que le gouvernement français n’est pas encore entré dans l’histoire et pense encore régner sur l’Afrique où il y avait des gouverneurs, des juges de paix à compétence étendue, des canonnières et des dirigeants corrompus qui volaient leurs peuples et partageaient les fruits de la corruption avec les dirigeants français. Tandis que lui, Gbagbo, il représente l’Afrique nouvelle, une Afrique qui ne s’incline pas, une Afrique qui n’est pas une Afrique de boys… Il n’entend pas se faire commander de l’extérieur. C’est ça qui est intolérable pour les dirigeants français… » Jacques Vergès et Roland Dumas ont préconisé un recomptage des bulletins de vote ou l’organisation d’une nouvelle élection. Les deux avocats sont rentrés à Paris avec des documents prouvant les fraudes électorales. Un livre blanc sur le second tour est envisagé. n F Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page24 Événement Vergès l’anticolonialiste Les mystères de l’affaire Omar Raddad « Omar Raddad a été gracié après un mouvement d’opinion que j’avais suscité, note Jacques Vergès. Je ne suis plus dans l’affaire. C’est un homme impatient, ce que je comprends parfaitement. Un détective et une avocate lui ont promis de faire repartir l’affaire ; il a accepté. Je leur souhaite du succès. Auparavant, j’avais introduit une demande de révision. Je demandais que l’on analyse deux taches de sang jouxtant l’inscription “Omar m’a tuer”. L’expertise a eu lieu. Leur ADN est différent dans les deux cas, et différent de celui d’Omar Raddad. La cour de révision a décidé que ce n’était pas un fait nouveau. L’avocate d’Omar Raddad et le détective voulaient qu’on compare ces ADN à ceux du fichier des délinquants sexuels en France. Apparemment, si cela a été fait, ce n’était pas concluant. Si cela avait été le cas, cela aurait situé le meurtre de Mme Marchal dans le cadre d’un crime commis par des tueurs d’habitude, des professionnels, ce qui n’apparaît pas plausible du premier coup. Ce meurtre ne ressemble pas à un contrat. On ne l’a pas tuée d’une balle dans la tête, mais de treize coups de couteau et quatre coups de madrier. Cela a un aspect très passionnel. Il s’est produit dans cette affaire des choses étranges. Dans la chambre de Mme Marchal, il y avait un appareil photo avec une pellicule engagée. Le juge a estimé, à juste titre, qu’il y avait peut-être dessus des photos de personnes utiles à interroger. Or, de cette pellicule il ne reste qu’un rapport de gendarmerie qui dit qu’il y avait onze photos, que le juge a estimé qu’elles n’avaient aucun intérêt et qu’il a ordonné de les détruire ainsi que la pellicule. Cela ne se fait jamais. C’est une destruction de preuve. La décision n’a pu être prise qu’en accord avec la partie civile et la famille. Pourquoi a-t-on fait cela ? Mystère. D’autre part, on a trouvé M me Marchal, femme d’un certain âge, mais coquette et mondaine, nue dans son peignoir. Une autopsie a été pratiquée, ce qui est normal, mais dans ce genre de cas, on effectue également un examen vaginal. Là, il n’y en a pas eu. Puis, on a communiqué les résultats de l’autopsie à la défense – ce n’était pas moi à l’époque – après avoir autorisé la famille à incinérer la morte. Nouvelle destruction de preuve, si je puis dire. Demander une contre-autopsie était devenu impossible. Pourquoi a-t-on fait cela ? Autre mystère. Seuls le juge et la partie civile pourraient répondre. » n elles perturbé quand on vous qualifiait de terroriste, de nazi, quand vous défendiez Klaus Barbie, ou de communiste « polpotien » ? r Le procès de rupture a toujours existé. Dans l’Antiquité, Antigone ne savait pas qu’elle en faisait un quand on a voulu livrer le corps de son frère aux corbeaux et aux chiens. Elle a dit : « Non, la loi divine l’interdit. » À la loi de la cité, elle opposait la loi divine. Mais le procès de rupture n’avait jamais été conceptualisé. Je pense être le premier à l’avoir fait. L’idée m’est venue pendant la bataille d’Alger. Le gouvernement français avait fait arrêter les avocats algériens. La charge de la défense reposait sur des avocats de gauche venus de France : socialistes dissidents, trotskistes, communistes, PSU. C’étaient de vieux routiers de l’anticolonialisme. Mais la plupart plaidaient comme ils l’auraient fait devant une Cour d’assises en France. Ils ne justifiaient pas les crimes, ils cherchaient des circonstances atténuantes du genre : mon client a fait la guerre 14-18… C’est un père de famille… Or, plus ils faisaient l’éloge de leur client, plus ils l’enfonçaient. Si le juge n’était pas lui-même un tortion- D. R. 24 Omar Raddad, gracié après le courant d’opinion suscité par Maître Vergès. naire ou un raciste, l’accusé était au mieux un citoyen français comme les autres. Pour lui, le FLN était une organisation terroriste et donc l’accusé, un criminel, un ennemi de principe. w S’adresser à l’opinion Nous, nous disions que si on ne pouvait pas éviter la condamnation à mort, on pouvait éviter l’exécution, car elle ne dépendait pas du juge, mais du président de la République, sensible à l’opinion publique. Les procès étaient pour nous une tribune nous permettant de nous adresser à l’opinion. Nous mettions en cause la justice, dénoncions sa partialité. On nous disait que nous nous moquions du sort de nos clients, que IL N’Y A PAS DE JUSTICE INTERNATIONALE, MAIS UNE INQUISITION AU SERVICE DES PUISSANCES OCCIDENTALES. Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page25 25 D. R. nous voulions seulement faire de la publicité pour le FLN. Quand l’un d’entre eux était condamné à mort, on disait que c’était de notre faute. C’était pénible à supporter, alors on serrait les dents. Nous nous gardions bien de dire que nos clients n’étaient pas exécutés. Si nous l’avions fait, on aurait coupé la tête de l’un d’eux, rien que pour nous embêter. Aujourd’hui, les archives de la justice sont ouvertes. Je mets au défi quiconque de trouver un de mes clients exécuté. n Pendant la guerre d’Algérie, la cause que vous défendiez était aussi la vôtre. Mais quand on vous a vu défendre Barbie, il y a eu incompréhension. Certains vous ont assimilé à votre client… r J’ai cet avantage, depuis ma guerre dans les Forces françaises libres et la guerre d’Algérie, où j’étais menacé du pire, de ne pas avoir une peur physique de la mort. D’autre part, je me moque complètement de ce que l’on peut dire de moi ! Il est évident que les rapports que j’avais avec Barbie ne sont pas les mêmes que ceux que j’ai avec Georges Ibrahim Abdallah. Tous les deux, nous avons la même culture politique ; je le comprends. Je me dis que si j’étais à sa place, je ferais comme lui. Barbie, c’était un rescapé du Radeau de la méduse… Pour le défendre, j’ai dit qu’il n’était pas un gardien de camp de concentration, qu’il n’avait pas fait partie d’un groupe de destruction en URSS. Qu’il était flic en France et que s’il s’était comporté comme un flic, il avait tué moins de personnes que le colonel Aussaresses à Alger qui rendait compte chaque matin à Monsieur Mitterrand, alors ministre de la Justice. Alors, disais-je, avant de le juger : « Balayez d’abord devant votre porte ! » n « Avec Georges Ibrahim Abdallah, nous avons la même culture politique. Si j’étais à sa place, je ferai comme lui… » Arracher la libération de Georges Ibrahim Abdallah A. A. Rabbo « Interview de Maître Vergès par Afrique Asie. Comment les Libanais peuvent-ils oublier Georges Ibrahim Abdallah ? Pourquoi aucune action n’est entreprise en faveur de sa libération et, surtout, pourquoi l’État libanais ne prend aucune initiative avec les autorités françaises, alors que l’homme est libérable depuis 1999 ? », s’interrogeait encore Jacques Vergès en mars dernier (L’Orient - Le Jour, 29 mars 2010). Georges Ibrahim Abdallah, membre de la Fraction armée révolutionnaire libanaise (Farl), est détenu depuis 1984, suite à l’exécution à Paris, en 1982, de Charles Ray, attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, et de Yakov Barsimantov, secrétaire à l’ambassade d’Israël et responsable du Mossad en France. Ces attentats étaient une réponse des combattants libanais et arabes à l’invasion du Liban par Israël en 1982 (25 000 Libanais tués, et 45 000 blessés). Condamné à perpétuité avec une peine de sûreté de quinze ans, il aurait dû être libéré en novembre 2003. Sept ans se sont écoulés et il n’en est toujours pas question. Quelles sont les véritables raisons empêchant sa libération ? Jacques Vergès : « Les véritables raisons sont que la France s’aplatit devant les Américains qui s’y opposent fermement. Le gouvernement français est sourd à nos arguments juridiques. C’est l’opinion libanaise au premier chef qui peut arracher – je dis bien arracher – sa libération. Il semble qu’elle bouge. On dit qu’il y a eu une tentative d’enlèvement au Liban et que ce serait lié à son cas. Après tout, la pratique d’échange d’otages existe, et Georges Ibrahim Abdallah en est devenu un. En mars 1985, les Farl avaient enlevé Gilles Peyrolles, conseiller culturel français à Tripoli. Suite à des négociations, menées par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Algérie à Beyrouth, sa libération avait été prévue contre celle de Georges Ibrahim Abdallah. Les Farl ont libéré Peyrolles, mais la France n’a pas tenu parole. Yves Bonnet, directeur de la DST à cette époque, le reconnaît. » Les États-Unis avaient opposé leur veto, exercé des pressions comme l’avait fait William Casey, directeur de la CIA, sur Robert Pandraud, ministre de la Sécurité, pour le faire condamner. En 2007, Maître Vergès avait conclu sa plaidoirie réclamant la libération de son client, en demandant à la justice française « de signifier à nos condescendants amis américains que la France n’est pas une fille soumise, en un mot une putain ». n Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page26 26 Événement Vergès l’anticolonialiste Algérie Jacques Vergès est intimement lié à ce pays dont il comprendra très vite le besoin impérieux d’indépendance et défendra jusqu’au bout ses plus grandes figures, dont Djamila Bouhired, qui deviendra son épouse. « Algériens » et non « Français », « résistants » et non « malfaiteurs » Par Hassen Zenati orsqu’il débarque à Alger pour participer à la défense de militants du Front de libération nationale (FLN – le mouvement qui portait la lutte pour l’indépendance nationale) devant la justice militaire française, Jacques Vergès, devenu avocat sur le tard, à trente ans, après des études d’histoire et de lettres, n’était pas étranger à la cause algérienne. Avec Mandela et un certain « commandant Abdelkader el-Mali » L w Fraternité d’armes Né colonisé d’un père réunionnais et d’une mère vietnamienne, engagé à 17 ans dans les Forces françaises libres (FFL) du général de Gaulle contre l’occupation nazie, il se retrouve tout naturellement à la fin de la Seconde Guerre mondiale au Quartier latin à Paris parmi les animateurs du Comité des étudiants anticolonialistes. En 1950, il est même élu au congrès de Prague de l’Union internationale des étudiants – une référence du mouvement anticolonialiste. C’est l’époque des grands massacres coloniaux de la seconde moitié du XXe siècle, et l’aube de la décolonisation, qui prendra des formes très violentes notamment au Viêt Nam et en Algérie. Dans cette ambiance de fraternité d’armes, il se fait de nombreux amis parmi les militants algériens, marocains, tunisiens, asiatiques, africains de l’indépendance, dont beaucoup deviendront plus tard des dirigeants de leur pays. Quelques années plus tard, il rejoindra, sous le nom de guerre de Mansour, le collectif des avocats du FLN, après une première expérience qu’il jugera décevante avec des collègues français communistes, socialistes et trotskistes. « Un avocat n’est libre que s’il n’appartient pas à un parti politique, sinon il en est prisonnier. C’est pour cette raison que j’ai quitté le parti communiste pendant la bataille d’Alger, sans pour autant me comporter en renégat. J’ai simplement dit à la cellule du Palais de justice : “Écoutez camarades, je ne discute pas la ligne du parti. Elle peut être fondée sur l’état de l’opinion, mais elle ne me convient pas. Je suis engagé plus que vous. Si demain il m’arrive des problèmes, je ne veux pas vous mettre dans une situation impossible : devoir vous montrer solidaires de moi et de mes actes, ou me désavouer et devoir expliciter les réserves que vous avez à l’égard du FLN. Alors, la solution serait que je ne renouvelle pas ma carte du parti.” J’ai entendu un oui unanime… Mais la liberté, parfois, se paie. J’ai été suspendu un an à compter de l’année 1961. Le gouvernement marocain m’a proposé d’être conseiller du docteur Khatib, ministre des Affaires africaines. À l’époque, le Maroc faisait partie du Groupe de Casablanca, de l’Afrique progressiste. Ce ministère aidait les mouvements de libération africains des colonies portugaises : le Frelimo du Mozambique, le MPLA d’Angola, le PAIGC de Guinée et du Cap-Vert, ainsi que des territoires d’occupation française comme le Cameroun. Nous les aidions financièrement, fort modestement, leur fournissions des vrais faux passeports pour se déplacer, et fermions les yeux sur les colis, très lourds, venant de Chine ou d’ailleurs. Nous envoyions également, près d’Oujda, des militants s’entraîner à la guérilla sur la base de l’ALN, l’Armée de libération algérienne. Je me rappelle y être allé un jour en compagnie de Nelson Mandela. Nous y avions été accueillis par le “commandant Abdelkader el-Mali” avec qui je collaborais, un maquisard connu plus tard sous le nom d’Abdelaziz Bouteflika… » n D’emblée, il dit « comprendre la lutte des Algériens et ne condamne pas leur violence ». Michel Debré, premier ministre très « Algérie française » du général de Gaulle dira de ce collectif de défense du FLN, qu’il « est plus dangereux qu’une division entière ». Jacques Vergès invente le « pro-  SUR LES NOMBREUX PRISONNIERS QU’IL A DÉFENDUS, ET QUI ONT ÉTÉ CONDAMNÉS À MORT, PAS UN SEUL N’A ÉTÉ EXÉCUTÉ. Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page27 27 « Notre frère de combat et d’espoir » u prix d’une dangereuse témérité, ils [les avocats du collectif du FLN, ndlr] ont réussi à transformer les prétoires français qui avaient pour mission d’étouffer, de banaliser et de culpabiliser les voix de l’Algérie combattante en véritable front de la Guerre de libération nationale. Avec Jacques Vergès, les prétoires cessent d’être des relais de l’État colonial français pour devenir des champs de bataille où chaque incident de séance est une grenade, chaque débat de procédure une mine, chaque plaidoirie un raid de commando, largement répercuté par les médias. Avec Jacques Vergès, l’arme du ridicule fait à nouveau mourir de rire ou de rage les participants et les observateurs de ces procès qui témoigne avant tout que « la vérité est fellagha ». La dérision est entre ses lèvres une arme de destruction massive de l’argumentaire des auxiliaires de justice de l’État colonial français, réduit à la défensive et bientôt conduit à la débâcle confuse à partir de 1960. Aucune répression n’arrêtera le véritable « tsunami » qui s’abat, à partir de 1959, sur les tribunaux français. Ni les menaces de mort ni même l’assassinat par les services spé- w * Extrait de la préface de Le Colonialisme en procès, Éd. Anep, Alger, 2006. A. A. Rabbo A ciaux français de Maître Amokrane Ould Aoudia, pas plus que les expulsions d’Algérie, les internements administratifs et les inculpations d’atteinte à la sûreté de l’État n’arriveront à faire fléchir l’ardeur et la ténacité de ce détachement avancé en territoire ennemi qu’a été le collectif des avocats de FLN et qui n’avait pour toute arme que des mots. Si dans la bouche de Jacques Vergès, les mots prennent une telle intensité qu’ils déboussolent les juges les plus aguerris, arrivent à émouvoir des personnalités politiques peu enclines à la compassion, à l’instar du général de Gaulle, et surtout parviennent à fracasser le mur du silence des médias, ce n’est pas d’abord parce que Jacques Vergès est un expert en procédure, ni même parce qu’il partage les convictions anticoloniales du peuple algérien et du FLN. D’autres aussi l’ont fait avec efficacité et panache. C’est d’abord parce que chez Jacques Vergès le métier d’avocat s’ancre dans une inspiration poéAbdelaziz Bouteflika tique qui les nourrit et les dépasse *. n Plaidoiries, conférences, livres, pièces de théâtre… Infatigable ! Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page28 28 Événement Vergès l’anticolonialiste « Poussez-vous un peu que je me fasse une place ! » bientôt 86 ans, l’homme a une sorte de délicatesse dans le geste. Une pudeur presque, qui pousse à le regarder quand on lui parle. Il y a chez Vergès, dans ce face à face avec autrui, une discrétion qui donne le sentiment que baisser les yeux devant lui, c’est risquer de ne pas l’entendre, de le perdre et se perdre. Car les mots, surtout d’un avocat de sa trempe, ne peuvent se suffire à eux seuls. Il faut leur associer cet ensemble de choses lié à la posture et l’expression qui fait que chaque vocable se transforme immédiatement en une arme : Vergès est un combattant de la liberté qui dégaine ses mots, avec comme attaché à son ceinturon, dirait-on, un alphabet – multilingue. Aussi, exprimées froidement par d’autres, ses plaidoiries, mais aussi ses interviews, ses conférences perdraient-elles leurs sens et saveur, et menaceraient de faire de bien malheureux écarts à la justice des hommes… La justice des hommes : la seule qui compte en vérité pour lui, bien plus élevée que celle des juges et des procureurs, des États, du monde et de ses tribunaux fantoches. Écouter et regarder Vergès, c’est convenir d’emblée que la justice, mise aux mains de sots, peut être un bien vilain mot – un gros mot souvent. Aujourd’hui, sur cette terre globalisée où la loi appartient aux plus riches, cette justice des guignols est corrompue. Elle a même pris la dégaine molle d’une péripatéticienne de luxe, plutôt expérimentée, qui se donne au plus offrant. Une putain, quoi ! Et gare aux salamalecs et autres formules droits-de-l’hommiste de cet Occident tout-puissant, qui change les lois au gré de ses intérêts, faisant de ses alliés d’hier ses ennemis d’aujourd’hui; et gageons d’ailleurs que ceux qui sont parés actuellement de toutes les vertus finiront leurs jours au fin fond d’un trou, honnis par cet Ouest « civilisé ». Alors oui, Vergès le « salaud lumineux », qui se tient droit dans ses convictions, qui n’a jamais eu le souci des marionnettes À cès de rupture » qu’il théorise au grand dam de ses collègues français qui restent, pour la plupart, dans le « procès de connivence ». « Votre style de défense ne me convient pas. Il est opportuniste, il est indigne de cette révolution-là. Ces révolutionnaires ont besoin d’avocats militants à leur côté », leur dit-il au moment de les quitter. La différence entre les deux conceptions est que dans le « procès de rupture », l’accusé récuse les valeurs au nom desquelles son accusateur prétend le juger au détriment de ses propres valeurs. Les militants algériens, qui se savaient voués à la guillotine par le tribunal militaire, se présentent ainsi comme « Algériens » et non « Français », « résistants » et non « malfaiteurs ». Ils ne sont pas « assassins », mais chargés « d’exécuter des traîtres ». Cette façon d’imposer de et encore moins des trottoirs, dérange. Sa justice à lui, du meilleur comme du pire, a déjà bien agacé lorsqu’il s’est mis à défendre les Bouhired, Carlos, Naccache, Barbie, Milosevic, Aziz… Gbagbo. Sacré carnet d’adresses ? Sans doute. Mais pour un avocat digne de ce nom, défendre un homme n’est pas épouser ses idées. Défendre, c’est défendre : que ceux qui rêvent d’épousailles aillent se marier ! Et puis, à quoi bon entrer dans ce débat graisseux sur les limites ténues entre l’engagement et la collusion, sur ce possible trouble entre un client et son avocat, qu’on croit bien naïvement atteint d’un nouveau syndrome de Stockholm ? L’évidence est pourtant là, apprise sur les bancs d’école: on ne juge pas l’avocat, on juge son client! « Se faire traiter d’imbécile par un idiot est un plaisir rare », s’amuse-t-il. Et il faut convenir en effet qu’un tel plaisir est jubilatoire. L’homme n’est pas désabusé malgré les monceaux d’injustices qui peuplent l’humanité – la plus pauvre comme de bien entendu. Lui, qui est né colonisé, croit en la capacité des peuples à se libérer, eux-mêmes, de leur joug, comme il a su le faire, à sa manière, lors de ses nombreux périples. Lui sait toutes les humiliations infligées aux plus faibles. Sa révolte ou sa colère sont intactes et s’accompagnent parfois d’un sourire, qui veut témoigner de ces évidences et appeler ceux qui l’entourent à les entendre enfin. C’est pourquoi Vergès, loin du politiquement correct et des bien-pensants, garde aujourd’hui la sentence implacable, qui hérisse, claque, brûle, fait trembler les murs, comme la tirade d’un personnage ébranlant un théâtre – il joue justement son propre rôle sur scène, prolongeant, avec un naturel qui décoiffe, le spectacle de la vraie vie qu’il donne depuis plus de cinquante ans dans les salles d’audience. Avocat du diable, dites-vous ? Si le diable a une telle figure, poussez-vous un peu que je me fasse une place! n Samy Abtroun nouvelles règles du jeu déstabilise les adversaires de Vergès. Elle déconcerte juges, avocats et journalistes. Elle lui vaut plusieurs rappels à l’ordre et un avertissement. Elle est jugée d’autant plus dangereuse par les autorités politiques que Jacques Vergès décide d’élargir le « champ de bataille » en alertant l’opinion publique nationale et internationale. Il écrit aux faiseurs d’opinions et aux décideurs pour les prendre à témoins des tragédies qui se préparaient dans le silence et l’obscurité des prisons algériennes. Il transforme le tribunal en tribune politique. Il doit sans doute à cette « médiatisa- tion » à outrance de ses procès avant la lettre le fait que sur les nombreux prisonniers qu’il a défendus, et qui ont été condamnés à mort, pas un seul n’a été exécuté. w Guerrier des prétoires L’acte fondateur de la carrière de Jacques Vergès, avocat de la « rupture », est la défense de Djamila Bouhired. Jeune étudiante de 22 ans, combattante du FLN, elle est capturée par l’armée française dans les rues d’Alger en 1957. Elle encourt la guillotine pour appartenance à un réseau des poseurs de bombes pendant la bataille « SE FAIRE TRAITER D’IMBÉCILE PAR UN IDIOT EST UN PLAISIR RARE. » Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page29 d’Alger. Blessée lors de son arrestation, elle est torturée sur son lit d’hôpital, puis livrée aux parachutistes dans des conditions révoltantes. Alerté, Jacques Vergès se précipite au cabinet du juge d’instruction qui l’interrogeait, et fait signe à sa cliente de ne pas répondre aux questions du juge. Son procès se déroule dans une « ambiance de lynchage », se souvient l’avocat, à tel point qu’il se sent obligé d’interpeller le président du tribunal en ces termes iconoclastes : « Sommes-nous dans une audience de justice, ou dans un meeting d’assassinat ? » Djamila Bouhired, devenue entre-temps l’incarnation de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et le visage de la Révolution aux yeux de l’opinion publique internationale, fait face à ses juges avec un courage et une dignité sans pareils. Elle assume ses actes, ne cherche pas à s’inventer des circonstances atténuantes, refuse de demander pardon. « Vous n’avez aucune preuve que j’ai déposé des bombes, mais je suis prête à en déposer, et j’approuve les attentats », annonce-t-elle au juge. Ces échanges rudes, sans concession, entre une femme qui se savait condamnée et ses juges, décidées à en faire un « exemple », résument la « stratégie de rupture » de l’avocat Vergès. Condamnée à mort, elle refusera, par principe, parce qu’un combattant n’a pas à demander pardon, de demander sa grâce au président de la République française. Elle finira cependant par être graciée par le président René Coty sous la pression internationale. C’est encore à la demande de l’Algérie que Jacques Vergès s’engage dans la défense des militants palestiniens en lutte pour le recouvrement de leurs droits déniés sur leur propre terre. Mais c’est déjà une autre histoire et un autre moment de la vie de cet infatigable défenseur du droit des colonisés, ce « guerrier des prétoires ». « Avocat de la terreur », « avocat du diable », ces sobriquets qui collent à sa réputation, Jacques Vergès s’en moque ostensiblement. Comme il se moque de la légende d’avocat sulfureux, cultivant le mystère, que des journalistes s’attachent à écrire le concernant. « Je crois en l’homme et je me bats pour un idéal, contre l’humiliation, la torture et les atteintes à la dignité humaine », dit-il, à chaque fois que ses contradicteurs tentent de le confondre. n Gamma 29 En exil à Genève, en février 1960, avec les avocats du FLN Maurice Courrège (à gauche) et Michel Zaurian (à droite). Tuez Jacques Vergès ! endant la guerre d’Algérie, les avocats du FLN étaient dans la ligne de mire – au sens propre – de la Main rouge, un groupe terroriste créé par le SDEC (Service de contre-espionnage français). Théoriquement, les agents français n’intervenaient qu’à l’étranger et contre des étrangers. Mais Michel Debré les avait autorisés, par dérogation, à assassiner des Français, en France. En tête d’une liste d’une vingtaine d’avocats à éliminer physiquement – opérations dites « homo », pour homicide – : Mourad Oussedik, Amokrane Ould Aoudia et Abdessamad ben Abdallah. Foccart, dit-on, aurait ajouté celui de Jacques Vergès. Quelque temps plus tard, ils reçurent le message sibyllin suivant : « Toi aussi ». Vergès était destinataire de la lettre n° 2. Le précédent, Amokrane Ould Aoudia avait été assassiné le 21 mai 1959, mais personne ne savait, à l’époque, qu’il s’agissait d’un crime d’État. Dans ses mémoires, Constantin Melkik, conseiller du premier ministre Michel Debré pour les affaires de sécurité, révèle qu’une réunion se tenait régulièrement à l’hôtel Matignon pour décider qui il fallait assassiner. Selon Raymond Muelle, ancien capitaine du 11e Choc, régiment de parachutistes du SDEC, Vergès l’a tout de même échappé belle. Une voiture où il se trouvait avec son confrère Oussedik, également sur la liste des avocats à abattre, devait être criblée de balles par des tueurs à bord d’une Traction avant les dépassant. Mais leur véhicule est tombé en panne ! Une autre tentative d’attentat visant Jacques Vergès, attribuée à l’OASMétro, eut lieu, en son absence. La bombe déposée au rez-de-chaussée de l’immeuble abritant son cabinet, à Paris, explosa, n’occasionnant que des dégâts matériels. Plus tard, après la victoire de la gauche en 1981, François de Grossouvre, préposé aux « coups tordus » de François Mitterrand, confia à Jacques Vergès que le président français avait ordonné de l’assassiner. Le capitaine Barril, du GIGN, qui en était chargé, le confirma plus tard sur TF1. Motif allégué : l’avocat était « au centre de tous les réseaux terroristes ». Heureusement pour Vergès, les circonstances de discrétion nécessaires à la réussite de l’opération – prévue lors d’un voyage à l’étranger – ne se sont pas présentées. n P Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page30 Événement Vergès l’anticolonialiste Film Dans un documentaire fascinant, Barbet Schroeder retrace la vie d’ombre et de lumière d’un homme dont le parcours exceptionnel se confond avec le combat anticolonialiste et la montée du terrorisme international. Ce diable d’avocat Par Corinne Moncel la sortie de L’Avocat de la terreur, le documentaire évoquant sa vie, Jacques Vergès avait détesté : « Dommage que tant d’intelligence ait été dévolue à une œuvre pareille ! » Avant de changer d’avis : « C’est un chef-d’œuvre… grâce à moi ! » (1) Tout Vergès dans cette pirouette. Une bonne dose de narcissisme, d’humour… et de vérité. Car l’avocat le plus controversé de France n’a pas à rougir du portrait que brosse de lui le réalisateur Barbet Schroeder. Un vrai personnage romanesque, une vie d’ombre et de lumière qu’il a construite tel qu’il l’a voulue et que Schroeder montre dans toute son ambivalence. À w Né en colère Vergès s’était défini par cet oxymore : un « salaud lumineux » (2) . Schroeder préfère l’ambigu « avocat de la terreur ». De fait, son film démarre sur des propos de son protagoniste, glaçants : « Certains disent que le génocide [au Cambodge] a été voulu. Je dis non : il y a eu des morts, la famine, mais c’était involontaire. Il y a eu, par contre, une répression condamnable, avec la torture […] » Pas sûr que les familles des incalculables victimes apprécieront. Ni que la tentative pour requalifier un génocide soit bien convaincante. Mais Vergès n’est pas là pour entériner les vérités historiques établies. Les grands combats de sa vie, il les a d’abord menés pour dénoncer l’insupportable mépris des donneurs de leçons de l’universel qui ne défendent, en réalité, que l’« universel » de leurs propres intérêts. Telles les autorités françaises fêtant légitimement la victoire des patriotes contre les nazis, le 8 mai 1945, mais qui massacrèrent par milliers, le même jour à Sétif, en Algérie, ceux qui menaient le même combat Ni cornes sur la tête ni langue de vipère acques Vergès : « Barbet Schroeder n’a pas fait ce film par amour pour moi. Ses intentions n’étaient pas évangéliques. Il m’a dit dès le départ qu’il voulait être le seul responsable des documents, seul responsable des témoins, seul responsable du montage… Manifestement, ses intentions ne m’étaient pas favorables, mais j’ai accepté. S’il veut me piéger, me suisje dit, c’est moi qui le piégerai, car j’apparaîtrai à l’écran tel que je suis. Je n’aurai pas de cornes sur la tête ni une langue de vipère ! Le public me jugera sur mes propos, pas sur les intentions qu’on me prête. Et, c’est ce qui s’est passé… » n J pour l’indépendance de leur pays. Un événement fondateur pour Vergès, engagé dans la résistance à 16 ans. « Il est né en colère, il est né colonisé », explique le journaliste et écrivain Lionel Duroy. Probablement la seule variable de son existence que ce fils d’une Vietnamienne et d’un Français de la Réunion né au Cambodge n’aura pu contrôler, qui sera le socle, puis le moteur de son parcours hors norme. Tout juste avocat, Vergès, épris de culture sud-asiatique et déjà en lutte contre le colonialisme, s’engage pour la défense des militants du FLN, et en particulier l’égérie martyre de la révolution algérienne, Djamila Bouhired. Arrêtée en 1957 pour avoir posé une bombe, atrocement torturée par les Français, elle doit comparaître, avec Djamila Bouazza, dans le procès des « terroristes musulmans », comme on lit dans la presse française d’alors. Vergès a choisi son camp : il sera l’« avocat de la terreur ». Surtout si cette « terreur » s’appelle Bouhired. « Il s’effondre devant Djamila, elle le bouleverse. Elle a le visage de la révolution », analyse Lionel Duroy. « Si elle est exécutée, j’abattrai quelqu’un », se souvient avoir pensé l’avocat, éternel cigare à la main dans le documentaire de Schroeder. Il entreprend tout pour celle qui sera condamnée à mort par les « petits cerveaux imbéciles qui nous jugeaient ». Il invente la défense de la rupture dans les prétoires et, surtout, lance la première campagne internationale à l’énorme retentissement qui aboutira à la grâce et la libération de Djamila en 1962. Accessoirement aussi, au renom international de l’avocat. Il rencontre Mao qui le convertit à ses thèses, devient musulman et épouse Djamila en 1965 avec laquelle il fonde le journal Révolution africaine, à Alger. Redevenu petit avocat, il s’y ennuie, même s’il soutient la cause palestinienne. Vergès prend alors ses « grandes vacances » : entre 1970 et 1978, il disparaît de la circulation, abandonnant LES COMBATS DE SA VIE, IL LES A MENÉS POUR DÉNONCER L’INSUPPORTABLE MÉPRIS DES DONNEURS DE LEÇONS DE L’UNIVERSEL. Février 2011 l Afrique Asie Gamma 30 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page31 31 1950 : le camarade Vergès haranguant les étudiants au Quartier latin, à Paris. sans un mot femme et enfants, qui le croient mort. Qu’a-t-il fait durant cette période ? Fuit-il les héritiers de Moïse Tshombé, le tombeur de l’icône de la révolution congolaise Patrice Lumumba, de qui il aurait accepté des millions pour une défense qu’il n’aurait pas assurée ? Est-il au Cambodge, conseiller de Pol Pot qu’il a connu étudiant ? Au Moyen-Orient pour défendre les Palestiniens ? À Paris où certains affirment l’avoir croisé ? L’avocat ne dira rien de cette partie de son histoire qui reste son jardin privé dans une vie placée sous les sunlights. Lorsqu’il réapparaît, Vergès n’est plus tout à fait le même. La « terreur » qu’il défend désormais, si elle se réclame toujours de causes justes, semble s’enfermer dans une mécanique de la violence pour la violence qui, en définitive, ne les aura jamais fait avancer. Il est l’avocat de Carlos qui prendra – entre autres – les ministres de l’Opep en otages à Vienne au nom du Front populaire de libération de la Palestine ; de Magdalena Kopp, la terroriste allemande et compagne de Carlos, dont Vergès tombera amoureux, cherchant à revivre la grande exaltation passionnelle avec Djamila ; de Anis Naccache qui tentera d’assassiner l’Iranien Chapour Baktiar en exil à Paris… w Une âme meurtrie Peu à peu, les causes justes ne sont plus à l’ordre du jour. Ce sont les hommes que défend dorénavant Vergès, lors de procès retentissants : Klaus Barbie, le dignitaire nazi, les dictateurs africains Eyadéma, Bongo, Déby…, mais aussi quantité d’individus dans des affaires dont le seul dénominateur commun est d’être médiatisées. « Je ne peux tolérer qu’un homme soit humilié, même mes ennemis », déclare calmement Vergès à ceux qui lui reprochent ses choix. Car derrière le cynisme qu’il se sera Février 2011 l Afrique Asie forgé toute sa vie, les mensonges ostensiblement énoncés et l’irritation, voire la haine, qu’il suscite, se cache une âme meurtrie. On ne peut s’empêcher d’être bouleversé lorsque Schroeder capte ce moment incroyable : Vergès, jusqu’alors très sûr de lui, dont la gorge se noue soudain et les larmes affleurent lorsqu’il visite, avec d’anciennes détenues, la prison pour femmes où fut enfermée Djamila Bouhired. Sans lever le mystère sur un homme qui n’aime rien tant que s’exposer à la lumière sans pourtant rien lâcher de lui-même, qui se réfugie dans une ombre salvatrice quand les rayons finissent par brûler, Schroeder a réalisé un documentaire passionnant. Construit autour de l’interview de l’avocat (alors âgé de 82 ans), des témoignages d’une pléthore d’acteurs de l’Histoire qu’il a accompagnés, de ceux, captivés, qui l’ont pris pour objet d’étude et d’amis de longue date, il entremêle habilement des documents d’archives – photos, actualités filmées, extraits de films de fiction –, des images de reportages et une musique originale ajoutant à la dimension romanesque de Vergès. Cette plongée dans l’histoire fascinante d’un homme et, inextricablement, dans l’histoire tourmentée du terrorisme international est une réussite totale. n w L’Avocat de la terreur, Barbet Schroeder, documentaire français, 2 h15 mn, 2007. César 2008 du meilleur documentaire. (1) Entretien avec Barbet Schroeder, lors de la diffusion de L’Avocat de la terreur sur la chaîne franco-allemande Arte, en octobre 2010. (2) Le Salaud lumineux, Jacques Vergès et Jean-Louis Remilleux, Michel Lafon, 1991. 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page32 Événement Vergès l’anticolonialiste Théâtre Dans « Serial plaideur », l’avocat joue son double... pour la simple raison qu’il ne peut être doublé. Vue des fauteuils d’un rouge procureur, cette prestation garantit un spectacle où la justice reste invariablement au cœur de l’homme. Du prétoire aux planches Par Jacques-Marie Bourget uand Vergès y fait le mandarin merveilleux, l’histoire du droit décampe de la fac et le cours déménage au théâtre. Sauf huis clos, la justice est un spectacle. Il est donc normal que le plus inventif et révolutionnaire des avocats passe à l’acte, brûle les planches après avoir brisé tant de parquets. Notre maître, cette fois en rupture de robe, monte lui-même sur scène, c’est la certitude que le texte dont il est l’auteur sera parfaitement défendu. Qui pourrait doubler Vergès ? Cet homme simple n’a pas de double, personne ne peut le jouer. Spectateur face à Jacques Vergès, c’est-àdire à une grosse tranche d’histoire, quand on s’assied dans les fauteuils d’un rouge procureur, on ignore quel sera le poids de notre honte, celui de notre condamnation pour le chapelet de nos abandons, celui de nos lâchetés ordinaires révélées par le maître. Bonheur, comme le disent les gosses, c’est un Vergès « relax » qui pratique la relaxe. Pour nos causes perdues et les peuples abandonnés, nous n’irons donc pas en enfer. Mais au nirvana : par ses mots Vergès applique à nos neurones le réconfort d’un jacuzzi. Q w Comédie judiciaire Que dit le maître ? Il nous entraîne au cœur du « big-bang » de l’histoire des hommes, là où règne amour et haine, les mensonges accompagnés de couteaux, de fusils, du poison et d’injustice. Des cas de conscience nés de l’inconscience du crime. Vergès nous raconte l’histoire d’Antigone, comme celle d’une vieille fiancée, jadis fréquentée. Étonnant, il nous parle aussi de Jeanne d’Arc, terrain béni où on ne l’attend pas. De son amour pour une fille habillée de fer. Puis, quand il évoque en mots rouges et noirs le cas de Julien Sorel et son crime qui est une passion, Vergès devient Stendhal comme Flaubert était Bovary. En une soirée, le maître nous rappelle qu’un coupable n’est qu’un ancien innocent, que tout n’est qu’affaire de frontière avec le gris, le flou qui l’accompagne. Que, coupables, en devenir nous le sommes tous, suffit du grain de sable, du pas grand-chose. A-t-on jamais vu Vergès être tant avocat que sur scène, aussi profondément sincère ? Échappant au cérémonial de la cour, de la tête qu’il faut sauver par tout moyen, il est totalement libre et serein pour juger l’histoire de la justice. Et ceux qui voyaient ce plaideur en cynique n’ont rien compris à la nature généreuse du mandarin. Fatalement, Vergès en arrive à sa défense du FLN, à son invention de la « défense de rupture ». Arme de destruction massive utilisée lors de la défense de Barbie, qu’il évoque à mots rapides… Sa démonstration sur la nécessité de briser les canons de la comédie judiciaire convainc dès sa première syllabe. Le D. R. 32 Avec Serial plaideur : un triomphe. rideau tombé, quand l’étoffe rouge nous coupe des mots du magicien, plus qu’en entrant au théâtre, on aime la justice. n w Reprise de la pièce « Serial plaideur » fin février 2011 au théâtre de La Madeleine à Paris, suivie d’un « Vergès 2011 », dans la foulée. « L’imbécillité n’est pas un délit » ernard Kouchner était alors au zénith dans sa situation de ministre des Affaires étrangères. Pour lui – qui ne s’est jamais vu autrement qu’avec ses propres yeux –, c’était le firmament atteint, pour nous un crépuscule parmi les décombres. Les drilles de bakchich.info associée aux botuliens (si chers à BHL) ont alors décidé de faire comparaître ce Kouchner triomphant dans un procès public. Le prétoire a été derechef dressé sur la scène parisienne du théâtre Dejazet. Il nous fallait un procureur ; j’ai appelé un Vergès qui s’est montré enthousiaste. Mais, quelques minutes plus tard, il me rappelle : « Pourquoi voulez-vous que j’accuse Kouchner. Je ne veux pas enfoncer un pauvre type. Non. Kouchner je veux être son avocat. N’ai-je pas la réputation de défendre les gens indéfendables ! » Va pour Vergès, un régal. Et Kouchner, condamné au bout du compte à de simples travaux d’intérêt général, s’en est en effet bien sorti. Son avocat, toujours en rupture, a plaidé que « s’il fallait condamner tous les imbéciles, le temps n’y suffirait pas ». Que le ministre ayant la bonne excuse, prouvée, d’être vaniteux, sot et « riz-dicule », son cas n’était pas pendable. Reprenant les propos conquérants tenus par son client, alors jeune responsable au PCF, l’avocat a argué « qu’il fallait voir en BK un tout petit Rastignac bien obligé, par nature, de pousser les autres ». Pour penser et se mettre à leur place, philosophie humanitariste oblige. Et c’est ainsi qu’une jurisprudence vergésienne, applicable aux ministres, est née : « L’imbécillité n’est pas un délit. » n J.-M. B. B Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page33 33 Débat Qui sont donc ces gens qui se cachent derrière les tribunaux internationaux et dictent leur conduite à des juges prêts à faire condamner des innocents, au mépris des droits de l’homme et de la dignité humaine ? (In)justice internationale Par Jacques Vergès n 1996, j’ai été invité à Nuremberg par Nous le voyons aussi à Phnom Penh : la France, la BBC pour le cinquantième anniverl’Angleterre, le Canada et les États-Unis y contrisaire du célèbre procès. Il y avait un buent. Quand le tribunal est en cessation de paiecolloque et je me rappelle avoir dit : ment, c’est-à-dire presque deux fois par an, il « Comme tout homme, je rêve d’une demande une aide d’urgence. La dernière fois, c’est justice internationale ; mais comme tout adulte, je le Japon qui a versé un pourboire. Mais le Japon reste sceptique. » Pourquoi ? Un tribunal internation’est pas dirigé par Sœur Emmanuelle. Il est dirigé nal qui intervient dans des conditions politiques drapar des politiques qui ont des buts politiques et, matiques est toujours organisé par le vainqueur manifestement, le Japon voulait dire son mot dans Avocat à la Cour, contre le vaincu, par le plus fort contre le plus cette affaire car il a un problème à régler avec la écrivain. faible ; et le plus fort n’a pas toujours raison, et le Chine qui a appuyé les Khmers rouges, comme les vaincu n’a pas toujours tort. Or quel est le but d’un États-Unis et la France d’ailleurs. Dès lors, nous procès international ? C’est de faire porter la responsommes devant un tribunal dont personne n’est ressabilité du désastre au vaincu, à l’accusé, avec ce danger : si ponsable, sauf les juges et les magistrats. Alors adieu Montesl’accusé est acquitté, le procès se retourne contre le vainqueur. quieu ! Adieu séparation des pouvoirs ! Le tribunal devient un Il ne faut donc pas que l’accusé bénéficie des droits de la objet judiciaire non identifié, qui décide de la procédure qu’il va défense. Réfléchissons : comment un procès organisé par des suivre ! En France, un pays démocratique, le juge d’instruction vainqueurs contre des vaincus peut-il permettre à la défense de applique le Code de procédure pénale, élaboré par les pouvoirs s’exercer normalement ? politiques, eux-mêmes élus. Ici, ce sont des juges qui élaborent En France, nous avons l’expérience du procès de Riom, après leur procédure. Que dirait-on, en France, si un juge décidait de le désastre de 1940. Le gouvernement de Vichy voulait faire prolonger de 48 heures la garde à vue d’un détenu parce qu’il porter la responsabilité de la guerre puis de la défaite aux diri- n’a pas encore parlé ? Au cours du procès Milosevic à La Haye, geants de la IVe République, Mendès, Blum, Daladier. Mais il la procédure a été changée vingt-deux fois par les juges… avait lieu dans un pays où les avocats pouvaient faire appel à Chaque fois pour leur permettre de mieux se débrouiller. À l’opinion et celle-ci pouvait exercer son influence sur les res- Phnom Penh, la dernière assemblée plénière des chambres ponsables politiques, si bien que la défense, dans des conditions extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, qui s’est difficiles, a pu remporter un certain succès. Le procès a été ren- réunie en septembre 2010, a adopté « un certain nombre de voyé sine die. Manifestement, il n’allait pas se dérouler selon ce modifications importantes qui n’auraient pu être examinées que Vichy avait envisagé. Mais quand il s’agit de justice inter- lors de la septième session plénière, en raison des contraintes nationale, sur quelle opinion l’avocat peut-il s’appuyer ? de temps ». Ce sont les magistrats qui le disent : les modifications qu’ils apportent en 2010 pour des procès qui durent depuis w Adieu Montesquieu ! des années sont importantes. Adieu Montesquieu et la séparaJ’ai été l’un des conseillers de M. Milosevic devant le Tribunal tion des pouvoirs : les juges décident eux-mêmes de la procépénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. Il n’y avait dure qu’ils vont appliquer. pas de Serbes dans le tribunal : l’opinion serbe eut-elle réagi que le tribunal serait resté parfaitement indifférent. Le représentant w Enquêtes à charge de l’Otan avait déclaré à cette époque-là : « Nous sommes le prinQuand un vainqueur juge un vaincu, c’est pour lui faire porter cipal financier de ce tribunal. » Il en parlait comme le patron la responsabilité du désastre. À Phnom Penh, un officier de d’une multinationale police judiciaire ausparle de l’une de ses tralien, Wayne Bastin, succursales. Nous QUAND UN VAINQUEUR JUGE UN VAINCU, enquêteur pour le trisommes là dans l’imbunal, est invité au C’EST POUR LUI FAIRE PORTER LA RESPONSABILITÉ DU DÉSASTRE. possibilité d’agir sur domicile privé du col’opinion. juge d’instruction  D. R. E Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page34 34 Événement Vergès l’anticolonialiste français, un certain Lemonde : « Je vous demande d’enquêter uniquement à charge, lui demande-t-il, je souhaite obtenir plus de preuves à charge qu’à décharge. » Bastin est stupéfait et choqué. Informés de cette situation, les avocats récusent le juge. Celui-ci répond textuellement : « S’agissant de ce qui a été dit à cette réunion, je déclare sincèrement que je n’ai pas le souvenir d’avoir prononcé les mots qui me sont attribués, et qu’à supposer que je me sois effectivement exprimé de la sorte, cela ne pourrait être que sur le ton de la plaisanterie. » Une nuance qui a échappé à l’enquêteur australien. Dès cet instant, le juge émet des doutes : « Il convient de relever que M. Bastin a manqué au devoir de confidentialité auquel il était tenu et qu’il s’agit là d’un point particulièrement troublant du contexte dans lequel interviennent les demandes de récusation [...]. Celles-ci illustrent le préjudice que des révélations débridées et irréfléchies peuvent porter à la mission historique des chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens ainsi que le froid qu’elles peuvent jeter sur les travaux. Cela est d’autant plus malencontreux au regard des zones d’ombre qui entourent les mots que j’aurais prononcés et le sens à leur donner. » w Adieu présomption d’innocence en compte Henri Kissinger ou les autres responsables des bombardements américains ou le soutien aux Khmers rouges quand ils ont été chassés du Cambodge [...] serait une farce. » Au Cambodge, on a fait le total des morts, lequel est attribué aux Khmers rouges, y compris ceux des bombardements américains. Par ailleurs, on poursuit Khieu Samphan qui était président du gouvernement. Mais avant lui, c’est Norodom Sihanouk qui occupait ce poste. On poursuit l’un, mais pas l’autre. Pis : comme on ne pouvait pas tenir ce procès sans entendre Norodom Sihanouk, alors on l’a cité comme témoin. Il y a opposé le plus grand mépris. Noam Chomsky souhaite que Kissinger soit entendu. Nous savons très bien qu’il ne viendra pas. Nous allons demander à Roland Dumas, qui a présidé la conférence sur le Cambodge à Paris, de venir témoigner de sa rencontre avec Khieu Samphan. Je peux déjà annoncer aux magistrats des chambres extraordinaires au sein des cours cambodgiennes que Roland Dumas a accepté de témoigner. Nous avons, à côté de cela, le tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Madame Del Ponte y a montré une très grande ardeur. C’est l’Eva Joly de la justice internationale. Elle dit aujourd’hui avoir été informée de trafics d’organes humains extraits des prisonniers serbes commis par des Kosovars, sans pouvoir enquêter. Adieu aussi, le français ! Au tribunal pour le Cambodge, il y a trois langues de travail : l’anglais, le français et le khmer. Eh bien les documents ne sont qu’exceptionnellement traduits en français. Ils ne le sont même pas en khmer. Ils sont en anglais, la langue de l’Empire. Dès le début du procès, j’ai déclaré que désormais nous ne répondrions plus si l’on n’avait pas accès à une langue officielle et qui nous soit accessible, khmer ou français. Le tribunal a recueilli cette déclaration avec assez d’humeur puis s’est réuni à huis clos sans ma présence et m’a infligé un avertissement, transmis au bâtonnier de Paris. Mon seul regret, c’est qu’il n’ait pas été transmis à tous les barreaux de France, parce que se faire traiter d’imbécile par un idiot est un plaisir rare. Il faut aussi prévoir le pire : adieu responsabilité personnelle ! Les juges, dans ce tribunal, ont inventé une notion juridique très importante : l’entreprise criminelle commune, c’est-à-dire le fait que le crime est contagieux. Si vous êtes membre d’un gouvernement qui commet des crimes, vous en êtes, vous aussi, responsable. C’est un progrès étonnant sur Nuremberg où l’on n’a pas appliqué aux dirigeants nazis la notion d’entreprise criminelle commune. Hjalmar Schacht, homme de droite, banquier, conservateur, ministre des Finances de Hitler, ministre d’État a été acquitté. Les juges du tribunal militaire ont estimé que ce grand bourgeois n’avait pas été informé des sévices qu’on infligeait aux prisonniers politiques du camp de Dachau, encore moins de ce qui s’était passé à Wannsee où s’était décidée la « solution finale ». Le docteur Schacht a été acquitté. Or maintenant, on nous dit : non, la responsabilité criminelle est conta- w Des juges payés par Monsieur Soros gieuse, vous étiez membre du gouvernement, donc vous portez Savez-vous que le tribunal pour l’ex-Yougoslavie reçoit une la responsabilité de tout ce qui s’est passé. aide financière d’un grand humaniste que les magistrats de Adieu Montesquieu, adieu présomption d’innocence, adieu Paris, aveugles, ont condamné pour malversation financière : un responsabilité personnelle, adieu aussi égalité devant la loi. nommé Georges Soros. Je vous pose la question : accepteriezLes Khmers rouges sont poursuivis uniquement pour ce qu’ils vous, en France, de comparaître devant un tribunal dont les ont fait à partir d’août 1975, pas pour ce qui s’est passé avant. Or juges seraient payés par des gens, même honorables, comme M. ce qui s’est passé avant, c’est la guerre, le coup d’État militaire Tapie ou M. Lagardère ? Vous diriez non, ce n’est pas possible ! du général Lon Nol, pro-américain, chassant Norodom Sihanouk Eh bien là, c’est possible ! Nous avons demandé que le rapport et engageant la guerre. Il a été déversé à ce moment-là, sur le de l’Onu concernant la corruption soit communiqué à la Cambodge, trois fois plus de bombes que sur le Japon pendant la défense. On nous a dit : vous n’y pensez pas ! Ce n’est pas posdernière guerre mondiale. Apparemment, les bombes étaient sible ! Si bien que nous sommes devant un tribunal dont certains inoffensives, on les jetait pour rire. Et c’est ce qui explique l’in- membres sont corrompus et nous ne savons pas lesquels ! dignation de Noam Chomsky, qui déclare au Phnom Penh Post : « Je pense que ce procès devrait être laissé au peuple cambod- w L’influence des lobbies Quand le tribunal spécial pour le Liban a pris pour cible la gien, je ne peux pas imaginer qu’il y ait un procès onusien interSyrie, on a arrêté national. Mais le cas quatre généraux libaéchéant, on ne peut ACCEPTERIEZ-VOUS, EN FRANCE, DE COMPARAÎTRE DEVANT UNE nais, réputés propas le limiter aux syriens. Sans preuve Cambodgiens [...] Un COUR DONT LES JUGES SERAIENT PAYÉS PAR TAPIE OU LAGARDÈRE ? contre eux, ils sont procès international restés en prison quatre qui ne prendrait pas Février 2011 l Afrique Asie 16-35EvenementVerges_MaqAA3cols 27/01/11 16:52 Page35 D. R. 35 Khieu Samphan, ancien président du Kampuchéa, a choisi son ami Jacques Vergès pour le défendre. ans. On les a libérés récemment parce que la cible a changé. Le lobby qui dirige l’opération a dit que les Syriens ne les intéressaient plus ; c’était désormais le tour du Hezbollah. Mais allonsnous condamner le gouvernement syrien qui émet des mandats d’arrêt contre les prétendus magistrats ayant commis une telle forfaiture ? Il y a des affiches à Phnom Penh qui disent que les juges touchent de l’argent et au Liban, il y a des mandats d’arrêt. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes dans une situation inédite et déplorable. À Nuremberg, même si on conteste le bien-fondé du tribunal, si le Soviétique représentait un pays ayant liquidé quelques milliers d’officiers à Katyn et le Français, un pays où le travail forcé existait encore dans ses colonies africaines, au moins le procès s’est déroulé selon des normes. Tandis que là, nous n’avons plus de normes ! Un procès devrait intéresser le pays dont les ressortissants sont poursuivis. Mais le ministre cambodgien de l’Information déclare : « Les juges internationaux traînent des pieds dans les affaires qui leur sont confiées. Pourquoi ? Parce qu’ils sont bien payés et aiment l’argent. » Que répond le procureur, un Canadien nommé Petit ? Qu’il n’est pas concerné par ces commentaires. L’un injurie, l’autre méprise. Une situation inédite. Quant au chef de l’État, Hun Sen – par ailleurs ancien Khmer rouge – il fait une déclaration assez logique : « S’il y a jugement, les Nations unies devraient faire partie des accusés car beaucoup de nations ont appuyé le régime entre 1975 et 1979. Nous avons organisé déjà un procès en 1979, il n’a pas été reconnu. » Ieng Sary a été condamné en 1979 par des tribunaux cambodgiens, gracié par le prince Norodom Sihanouk et on le rejuge. Adieu principe du non bis in idem. w À la CPI, tous les accusés sont noirs Voici deux autres questions importantes : si la torture relève d’une compétence universelle, un État peut-il l’amnistier erga omnes ? Or ici, j’ai une directive du ministère de la Justice des États-Unis à l’attention de la CIA pour expliquer comment « interroger » les gens. On nous explique le supplice de la baignoire, procédé utilisé sans le dire pendant la guerre d’Algérie, comment priver les gens de sommeil, comment les assourdir avec des musiques sur les oreilles pendant des heures et des heures. Alors la question se pose : est-ce que le fait que dans un pays, on pratique de telles choses peut valoir pour le reste du monde? Ensuite, un crime imprescriptible peut-il être amnistié ? Si Hitler avait remporté la victoire, il aurait amnistié tous les crimes des SS, mais pas ceux des Français libres. L’amnistie peut-elle s’appliquer à quelque chose d’imprescriptible ? N’estce pas aller contre le fait que le crime soit imprescriptible ? Dès lors, nous pourrions dire que la justice est sensible au noir. Si nous prenons la Cour pénale internationale, tous les accusés sont noirs. Tous les crimes contre l’humanité sont commis dans la région subsaharienne. Il ne s’est donc rien passé à Guantanamo ? À Abou Ghraïb ? Dans les pays d’Amérique latine ? Aux États-Unis ? En Europe de l’Est ? Je crois qu’il est temps que la justice s’applique à tout le monde, qu’il n’y ait pas de justice des uns contre les autres et qu’elle s’applique aux crimes commis par les puissants et par les plus faibles *. n w * Version condensée par nos soins de la conférence de Jacques Vergès, donnée le 8 octobre 2010 au Palais de justice de Paris. Texte original sur www.afrique-asie.fr Février 2011 l Afrique Asie