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Aux marges de l’humain Numéro 2 2012 Les articles publiés par Essais sont des textes originaux. Tous les articles font l’objet d’une double révision anonyme. Tout article ou proposition de numéro thématique doit être adressé au format word à l’adresse suivante : [email protected] Conception de la maquette : Atelier Congard Presses Universitaires de Bordeaux Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Domaine universitaire 33607 PESSAC Cedex - France Courriel : [email protected] Site internet : www.pub.u-bordeaux3.fr ISBN : 978-2-86781-857-8 © Presses universitaires de Bordeaux, 2012 Dossier coordonné par Jean-Paul Engélibert DOSSIER Aux marges de l’humain Jean-Paul Engélibert EA Telem, université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3 [email protected] Comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? Aux marges de l’humain : comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? Jean-Paul Engélibert Le simple fait que les sciences naturelles soient devenues exclusivement des sciences de processus et, au dernier stade, des sciences de « processus sans retour » virtuellement irréversibles, irrémédiables, indique très clairement que, quelle que soit la puissance cérébrale nécessaire pour les déclencher, la faculté humaine sous-jacente qui seule peut être à l’origine de cet état de choses, n’est pas une faculté « théorique », contemplation ou raison : c’est la faculté d’agir, de déclencher des processus sans précédent, dont l’issue demeure incertaine et imprévisible, dans le domaine, humain ou naturel, où ils vont se dérouler. Dans cet aspect de l’action – extrêmement important pour l’époque moderne, pour l’énorme accroissement des capacités humaines comme pour la conception et la conscience, également neuves, de l’Histoire – on déclenche des processus dont l’issue est imprévisible, de sorte que l’incertitude plus que la fragilité devient la caractéristique essentielle des affaires humaines1. Ces dernières années ont vu croître un questionnement sur les frontières de l’humain et s’aggraver l’incertitude – pour reprendre le mot de Hannah Arendt – quant à son identité. Sous la pression des progrès des sciences et des technologies, mais peut-être aussi pour d’autres raisons qu’on essaiera ici de déterminer, des catégories qu’on croyait solidement fondées apparaissent précaires et sont rapidement remises en cause. En particulier, comme l’écrit un des auteurs les plus prolifiques sur ce sujet, « la notion même d’humanité, qui distinguerait l’humain du non-humain, semble être devenue plus problématique qu’elle ne l’était autrefois2 ». D’un côté, l’évolution de la biologie de la « science d’observations » qu’elle est longtemps restée en « biotechnologie [qui fabrique] des objets artificiels vivants »3 pose de nouvelles questions. Où commence le vivant (par exemple : à partir de quand un groupe de cellules constitue-t-il 1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Pocket, coll. « Agora », n° 24, 1994, p. 296. (C’est moi qui souligne.) 2. Henri Atlan, « Les frontières revisitées », in Henri Atlan et Frans B. M. De Waal, Les Frontières de l’humain, Paris, Le Pommier, 2007, p. 6. 3. Ibid., p. 7. 5 Jean-Paul Engélibert un embryon ?) ? Comment considérer les artefacts créés ou promis par ces nouvelles technologies (s’il naissait un clone humain, comment devrait-on l’accueillir ?)4 ? Ou plus brutalement : peut-on encore considérer la sexuation de notre corps comme naturelle5 ? Parallèlement, les progrès de l’éthologie remettent en cause ce qui apparaissait depuis longtemps comme des privilèges de l’humanité en mettant en évidence les racines animales de la culture6. Les sciences montrent ainsi par exemple que les comportements moraux ne sont pas l’apanage de l’être humain, mais peuvent être observés dans de nombreuses espèces de primates ainsi que chez d’autres mammifères7. Se renouvelle alors la question de la spécificité humaine et apparaissent de nouveaux problèmes éthiques, juridiques et politiques : fautil accorder des droits aux animaux ? Si oui, à quelles espèces les étendre ? Et comment le faire « sans offenser le genre humain8 » ? D’un autre côté, les progrès de l’informatique et de la robotique troublent les conceptions anciennes de l’humain en nous confrontant à des machines de plus en plus performantes, qui imitent de mieux en mieux nos pensées et nos gestes et nous dépassent de plus en plus largement. Au point qu’on peut se demander si le futur a encore besoin de nous9. Les machines que nous inventons colonisent 4. Henri Atlan, Marc Augé, Mireille Delmas-Marty, Roger-Pol Droit, Nadine Fresco, Le Clonage humain, Paris, Le Seuil, 1999. 5. C’est une question que pose ainsi Elsa Dorlin dans un article stimulant : « Les identités " homme "/" femme " ne sont plus tant reproduites comme de prétendues " données de la nature " que comme des marques déposées par de grandes industries qui traquent d’ailleurs les contrefaçons avec un acharnement sans précédent : pour être " homme " ou " femme ", encore faut-il prendre la bonne pilule, suivre le bon traitement, acheter le bon produit – lesquels doivent prescrits et fournis par les médecins patentés. Que vous preniez du Viagra © pour restaurer ou améliorer votre érection et votre " estime de vous-même ", sortir de la dépression ou serrer tout ce qui bouge pendant une nuit d’orgie, alors que vos papiers d’identité mentionnent un M à la ligne " sexe " ; ou que vous preniez la pilule pour supprimer votre acné, modifier la forme de vos seins, contrôler votre poids, interrompre votre ovulation […], alors que vos papiers d’identité mentionnent un F à la ligne " sexe " ; cela s’appelle, désormais, le " naturel " ». Elsa Dorlin, « Homme/femme ©. Des technologies de genre à la géopolitique des corps ». Critique n° 764-765, « Bodybuilding », p. 16-24, citation p. 18. 6. Dominique Lestel, Les Origines animales de la culture. Paris, Flammarion, 2001. 7. Georges Chapouthier, « En morale, sommes-nous des philosophes ou des chimpanzés ? », in Jean-Paul Engélibert, Lucie Campos, Catherine Coquio et Georges Chapouthier (sous la dir. de), La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, Rennes, Presses universitaires de Rennes-Espace Mendes-France Poitiers, p. 29-38. 8. Question posée par Elisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, Paris, Albin Michel, 2008. 9. Comme le demande le philosophe Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Hachette Littératures, 2009. 6 Comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? notre corps : la médecine, qui développe des organes artificiels, et le sport, qui enveloppe les corps dans des réseaux de plus en plus denses de dispositifs de contrôle et d’optimisation, nous révéleraient notre nouvelle condition, à la fois actuelle et déniée, menaçante et prometteuse, de cyborgs10. Trois paradoxes Aujourd’hui, depuis cinquante ans que le mot existe et après trois décennies tout au plus d’usage philosophique, le cyborg est devenu une figure centrale, non seulement de notre imaginaire, mais de la pensée conceptuelle. Centrale, mais dérangeante, car le cyborg – nommons provisoirement ainsi, par commodité, l’ensemble des créatures hybrides aux marges de l’humain – remet en cause les dualismes avec lesquels nous pensons tout le temps et dont il est extrêmement difficile de se passer. Pour le philosophe Thierry Hoquet, il permet de présenter trois paradoxes. Appelons paradoxe spécifique le premier : le cyborg brouille la frontière entre l’humain et le non-humain. Inscrit dans « la logique pluri-millénaire de l’humain outillé (autrement dit : de l’humain véritablement humain, c’est-à-dire arraché à la nature) [il] annonce la relève de l’humain « naturel »11 ». Savons-nous encore ce qu’est l’espèce humaine ? Une espèce animale ou une espèce technique ? Le deuxième paradoxe est celui de la technique. Les avocats du cyborg promettent un avenir meilleur, ses critiques s’inquiètent des systèmes techniques qui sont nécessaires à son développement. On sait qu’il est illusoire de souhaiter retrouver la « nature », mais peut-on désirer une technologie qui programme « l’obsolescence de l’homme12 » ? C’est la question de la maîtrise (post)humaniste de la technique : peut-on encore regarder les machines comme des instruments au service des êtres humains, ou doit-on se résigner à regarder les êtres humains comme des instruments au service des machines13 ? Le troisième paradoxe est politique. Sait-on vraiment qui détient le pouvoir de transformer et instrumenter les corps ? Et à quelles fins ? La technicisation du vivant a déjà suscité des luttes dont le slogan a été « se réapproprier l’avenir de notre monde14 ». Le cyborg est « un produit du militarisme 10. Thierry Hoquet, Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes, Paris, Le Seuil, 2011, p. 13-17. 11. Th. Hoquet, ibid., p. 203. 12. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme [1956], trad. Christophe David, Paris, Ivréa-L’Encyclopédie des nuisances, 2002 et L’Obsolescence de l’homme, t. II [2002], trad. Christophe David, Paris, éditions Fario, 2011. 13. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme [1956], op. cit., p. 48. 14. Slogan de l’association Attac notamment utilisé en France à l’occasion de campagnes contre la culture de plantes génétiquement modifiées destinées à l’alimentation humaine et animale. 7 Jean-Paul Engélibert le plus réactionnaire15 » selon Thierry Hoquet, qui rappelle que l’une de ses incarnations les plus fortes est le RoboCop du film éponyme de Paul Verhoeven. Rappelons brièvement l’argument du film : un policier gravement blessé est « soigné » par une équipe de chirurgiens qui fait de lui un hybride homme-machine ultra-performant, équipé de membres mécaniques à toute épreuve. Mais ce faisant, l’entreprise qui teste sur lui ses inventions robotiques prend possession de sa personne. Ses souvenirs sont aussi amputés que son corps et ses instructions l’empêchent d’enquêter sur ceux qui l’ont « sauvé ». Dans ce film ironique, le « héros » cyborg est aussi « l’individu dépouillé de sa personne et de sa liberté, assigné à devenir le valet du capitalisme et de la bourgeoisie16 ». Remonter le temps Les progrès scientifiques, les problèmes éthiques et les figures philosophiques auxquelles je fais référence sont récents. Les livres auxquels renvoient les appels de notes ci-dessus ont tous moins de quinze ans17. Mais on sait que la littérature et les arts se sont emparés de ces questions bien plus tôt. Dans le domaine de la fiction, le premier être humain artificiel créé par la science moderne est la créature de Frankenstein, qui remonte à 1818. Un univers hybride de choses animées naît au milieu du xixe siècle chez Grandville, qui donne figure à l’inquiétude qui envahit le monde bourgeois à l’ère industrielle. Les expériences sur la possibilité « d’humaniser » des animaux remontent au moins à 1896 dans l’île du docteur Moreau. Les premiers robots apparaissent sur la scène d’un théâtre en 1921 grâce à Karel Čapek et sa pièce R.U.R. : l’écrivain tchèque est le créateur du mot, en même temps que l’inventeur d’un imaginaire de l’homme mécanisé qui devait connaître une fortune immense18. Il fallait donc remonter le temps et observer cette problématisation des frontières de l’humain depuis ses origines au xixe siècle pour examiner son état présent dans les arts visuels et la fiction littéraire qui en sont les premiers témoins. C’est à cette entreprise qu’a été consacrée la journée d’études « Aux 15. Th. Hoquet, op. cit., p. 148. 16. Ibid., p. 10. 17. Pour être honnête, il faut signaler que le cyborg a fait son entrée en philosophie en 1985 avec le texte de Donna Haraway, “A Cyborg Manifesto: Science, Technology and Socialist-Feminism in the 1980’s”. Mais l’influence de cet article hors des États-Unis n’a pas été immédiate, en particulier en France où il n’a été traduit qu’en 2007. Voir D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007. 18. Ces trois fictions littéraires, ainsi que d’autres des XIXe et XXe siècles sur le même thème, sont rassemblées dans l’anthologie de Jean-Paul Engélibert (sous la dir. de), L’Homme fabriqué, Paris, Garnier, 2000. 8 Comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? Marges de l’humain » d’où sont repris les six articles qui suivent19. Il s’agissait, entre littérature, arts plastiques et architecture, d’examiner les processus d’hybridation et de communication entre les êtres humains et les « marges » qu’ils se reconnaissent ou s’imaginent dans la nature et l’univers des machines. En commençant par une contestation radicale de la révolution industrielle par les deux penseurs de la nature que sont Henry D. Thoreau et Élysée Reclus, rapprochés par Bertrand Guest. Dans les œuvres de ces deux auteurs, il faut voir une recherche, marquée par le romantisme, de l’unité cosmique de la nature : une « unité qui traverse la diversité des êtres », humains comme non-humains, qu’elle englobe. Au temps du progrès industriel et de l’expansion coloniale, ces écrivains trouvent la voie d’une résistance à la domestication du monde dans une pensée du commun entre tous les êtres vivants. Elle se traduit en pratique par le végétarisme, fondé chez Reclus par le refus de l’asservissement des animaux et le souci d’en faire des « compagnons » des hommes. En théorie, elle retient de la pensée de Darwin la perméabilité des espèces et envisage des peuples futurs, qui feront triompher le socialisme et émanciperont l’animal de sa condition tout en redevenant comme lui. Ce décentrement de l’homme est plus prononcé encore chez Thoreau, qui cherche les repères moraux du monde dans les langages des animaux et des plantes. Fondamentalement, c’est une science romantique qui s’invente là, pour laquelle la connaissance est plus proche de la constitution d’un monde cosmopolite que d’une préparation à l’arraisonnement. Les livres de Thoreau et Reclus « nous inviteraient à nous dépouiller de nos notions anthropocentriques, à envisager l’humanisme au sein du non-humain, à développer une vision, non plus centrée sur l’Homme, ni même sur la Terre […], mais ouverte aux interactions dialectiques du cosmos20 ». Aux xxe et xxie siècles, en quoi la critique d’un humanisme complice de l’arraisonnement capitaliste du monde a-t-elle pris des voies différentes ? C’est une des questions qui se posent à la découverte des œuvres de l’art contemporain qui jouent de la comparabilité du corps humain et des machines. Laure Joyeux étudie Cloaca de l’artiste belge Wim Delvoye21. Une œuvre-machine et une œuvre-corps à la fois : Cloaca reproduit, par des moyens mécaniques 19. Cette rencontre, organisée par Jean-Paul Engélibert et Élisabeth Magne, a pris la forme d’un « séminaire interdisciplinaire doctoral » rassemblant une quarantaine d’enseignants-chercheurs et de doctorants de Bordeaux 3 le 14 mars 2011. Le thème des « Marges de l’humain » s’inscrivait dans la continuité des premières journées « Transverses » des 13 et 14 octobre 2010 (« Aux frontières de l’humain ») et anticipait sur les « Transverses » d’octobre 2011 qui devaient mettre à leur programme « L’homme et la machine ». 20. B. Guest, « « Grande Famille » et « Acquaintance ». Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau », infra. 21. L. Joyeux, « Cloaca, une machine à l’œuvre. Du corps substitué à l’œuvre productive », infra. 9 Jean-Paul Engélibert et chimiques, la digestion humaine. L’artiste nourrit, ou plutôt fait nourrir, la machine, qui « mange », digère et défèque, produisant des étrons semblables à ceux d’un être humain, qui sont emballés et mis en vente comme objets d’art. Laure Joyeux rapporte cette machine à son lointain ancêtre : le canard de Vaucanson, aujourd’hui disparu, qui imitait les mouvements de la vie. Ce canard a fasciné Paris au milieu du xviiie siècle en battant des ailes, cancanant, buvant, picorant et… déféquant22. Vaucanson voulait prouver que la digestion s’opérait « par dissolution, et non par trituration23 » en la reproduisant. L’automate devait démontrer la validité d’une théorie et ressembler à un animal. Cloaca reproduit effectivement la digestion, que la physiologie connaît bien désormais, mais ne cherche aucune ressemblance. Avec elle, la reproduction machinique des fonctions organiques ne sert plus, comme au xviiie siècle, à accroître la connaissance du corps, mais à penser la place de l’artiste dans le monde moderne. Au début des années 1960, Piero Manzoni vendait ses merda d’artista dans des boîtes de conserve. Wim Delvoye dépasse ce stade artisanal et comme primitif de la production de merde : il est parvenu au stade industriel. L’œuvre-machine-corps montre, avec toute l’efficacité de l’impudeur, la réduction de la vie et de l’art à la consommation. L’artiste ne fait plus œuvre : il n’est plus que le chef d’entreprise qui dirige une unité de production industrielle d’excréments. La prothèse : avenir de l’homme ou essence de la fiction ? Dispositif ironique et désenchanté qui retourne les procédés de l’industrie contre l’industrie, mais sans aucune perspective de changement. On est loin des perspectives du romantisme, qui paraît, par contraste, appartenir à une époque où l’avenir était ouvert. Mais la machine dans l’art contemporain n’est pas toujours désenchantée, au contraire. Aurélie Martinez s’attache à décrire les démarches d’artistes qui font de la prothèse des prolongements du corps humain destinés à en améliorer les performances24. Chez Matthew Barney ou, plus nettement, chez Stelarc, la prothèse se présente comme l’avenir du corps humain. Il n’y a pas de raison de la craindre : les hommes et les femmes s’outillent depuis des millénaires et les promesses instrumentales de la technologie contemporaine doivent nous permettre de franchir une nouvelle étape de l’évolution, parfois appelée posthumanité. Dans ces œuvres se manifeste un devenir cyborg de l’humain : dans une perspective non dénuée de téléologie, le cyborg se définit ici comme « part-animal, part-machine, […] dont les capacités sont étendues 22. Pour une présentation et une analyse du canard et des autres automates de Vaucanson, lire Isabelle Rieusset-Lemarié, La Société des clones à l’ère de la reproduction multimédia, Arles, Actes Sud, 1999, p. 88-111. 23. Ibid., p. 94. 24. A. Martinez, « De la prothèse réparatrice au corps amplifié », infra. 10 Comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? au-delà des limites normales25 ». Avec le cyborg, l’appareillage technique du corps dépasse la fonction de la prothèse : il ne s’agit plus de pallier le défaut de membres ou d’organes amputés, mais d’augmenter les capacités de l’organisme. Entre l’ironie désenchantée de Delvoye et l’appel au dépassement des limites de l’humain contenu dans la démarche de Stelarc, il y a place pour un travail critique de la prothèse, dont Stéphanie Ravez donne un exemple dans son étude sur « le corps en supplément chez Beckett26 ». On sait que Beckett travaille, notamment dans la trilogie, à appauvrir la représentation du corps en le mutilant progressivement. De Molloy à L’Innommable, la découpe du corps creuse la différence entre le corps et le moi. Pour Beckett, engagé dans un dialogue avec le philosophe belge Arnold Geulincx, épigone de Descartes, l’image du corps est trompeuse : l’unité qu’elle propose au regard pallie l’insuffisance du moi ou son éclatement. Le corps est une pièce ajoutée à un moi éclaté ou introuvable : il n’est que la prothèse d’un sujet qui n’existerait pas sans lui et d’un récit qui n’arriverait pas à avancer sans sa représentation. Où se trouve l’humain ? Beckett n’a jamais cessé de poser cette question. On peut donc envisager le passage du moignon à la prothèse dans la dernière partie de son œuvre comme un moyen de réhabiliter le corps, comme le signe d’une certaine irréductibilité de l’humain. « Malgré toutes ses tentatives pour éliminer ses signes distinctifs, essentiellement le langage et le corps, le texte beckettien non seulement échoue à les éradiquer complètement mais s’entête à les faire revivre, même sous une forme diminuée, fragmentaire27 ». L’humain ne se représente peut-être plus qu’à l’état de restes, moignons, prothèses, fantômes, mais il persiste. Or, si le récit ne peut se passer du corps, ne faut-il pas voir en celui-ci la prothèse nécessaire à toute fiction ? Cette question sur laquelle Stéphanie Ravez conclut n’est peut-être pas si éloignée, malgré les apparences, de celle de Pierre Bourdareau, qui rapproche deux créations que tout semble opposer : un blockbuster hollywoodien, Spiderman 3, et une expérience architecturale avant-gardiste et confidentielle : l’« architecture des humeurs » de l’agence française R&Sie(n). Spiderman 3 montre un homme-araignée qui génère une ville en sautant d’immeuble en immeuble : dans ce film, ce sont les déplacements du personnage qui forment la ville, dont les bâtiments n’apparaissent que pour lui donner prise et donner lieu à ses mouvements. Or, l’architecture des humeurs est une tentative pour construire à partir des émotions d’êtres humains captées par des dispositifs électroniques. Dans les deux œuvres, l’architecture est suscitée par l’être humain qui s’y meut : le bâti n’est plus fondateur, il n’est plus donné a priori, il procède anarchiquement des émotions, des désirs, des besoins immédiats de celui qui se 25. Définition proposée par Kevin Warwick, I, Cyborg, Londres, Century, 2002, citée par Th. Hoquet, op. cit., p. 38. 26. S. Ravez, « Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett », infra. 27. Ibid. 11 Jean-Paul Engélibert trouve là. La machine qui transcode les émotions en constructions, comme le logiciel qui génère les images des bâtiments sur lesquels Spiderman s’accroche, est un appareil à fabriquer des fictions. Des fictions qui partent du corps et constituent le corps en prothèse nécessaire de la création. L’architecture des humeurs, comme l’homme-araignée, comme la prothèse beckettienne, permet de penser l’articulation du corps et de l’artefact : « le monstre technologique, qu’il soit d’essence cinématographique ou architecturale, perturbe parce qu’il pointe ou plutôt encourage à saisir en retour la dimension naturelle des objets artificiellement produits, à reconnaître en eux l’expression du vivant et du biologique28 ». Fonction critique de la machine là encore, qui étend la sphère de l’humain, non dans une vision prophétique comme la théorie du posthumain : dans une intention philosophique qui consiste à discerner les extensions du corporel dans les objets apparemment – apparemment seulement – inanimés. On terminera ce parcours avec la savante communication d’Élisabeth Magne sur les « contraintes électives » qui transforment le procès de la création en processus machinique. Si l’art moderne s’est institué en libérant les artistes des contraintes exercées sur eux par leurs commanditaires, de nombreux artistes contemporains choisissent de s’imposer eux-mêmes une contrainte et de tirer de la limitation de leur art la matière de leur œuvre. Les plus radicaux, ceux qui se limitent le plus sévèrement, parmi lesquels Élisabeth Magne choisit Roman Opalka, Patrick des Gachons et Véronique Aubouy, sont aussi les plus éclairants sur ce que produit ce choix : on ne s’interroge plus sur le « sens » de l’œuvre mais sur ses procédés, on s’intéresse au processus, on détaille d’autant plus le geste qu’il semble arbitraire. Mais ce n’est pas pour autant que l’artiste ne se pense plus que comme machine. Aujourd’hui que l’art ne représente plus un « magistère, non plus une expérience, mais une avancée aléatoire dans le territoire protéiforme de la réalité », on comprend que les créateurs aient besoin de nécessité. Or, le modèle de la nécessité se trouve aussi bien dans le développement de l’être vivant que dans le travail de la machine. « Il y a là comme un processus organique où la contrainte jouerait le rôle de donnée séminale et où la mise en œuvre prendrait tout son sens dans la confrontation avec le réel », conclut Élisabeth Magne. Marges de l’humain, la machine et l’organique sont donc aussi les modèles ou les repères de la création, non seulement ce avec quoi elle se fait, mais ce par quoi elle se pense. L’ensemble des contributions réunies ici articule critique de l’humanisme post-cartésien, ironie et prophétie dans une réflexion sur l’art. Elles se demandent comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs. L’architecture des humeurs, qui, grâce à l’électronique, fait naître un bâtiment des émotions, fait de la maison une sécrétion de l’homme, une enveloppe naturelle, une coquille ou une toile. Elle fait imaginer un homme-escargot ou 28. P. Bourdareau, « Spiderman architecte », infra. 12 Comment vivre avec les animaux, les machines et les cyborgs ? renvoie à l’homme-araignée. La construction devient nature : il n’y a pas là songe primitiviste de retour à une Nature vierge ou pré-humaine, mais désir d’une congruence du corps et de la technique, aspiration à une technique qui s’adapte au corps et lui offre ses points d’appui, comme l’image de synthèse fournit à Spiderman les prises où accrocher son fil. Ici, l’art fabrique ou plutôt devient environnement ou biotope : il vit au rythme du corps. Il fournit à l’homme le lieu de sa nature. Il le délivre de l’aliénation technique en lui permettant de façonner son lieu29. Mais si l’art permet de penser l’architecture comme biotope, il permet aussi de penser l’évolution des techniques. Au contraire des utopies posthumaines qui prétendent adapter le corps aux objets techniques, on entrevoit ici une évolution technique qui serait mise au service du corps – comme dans un scénario darwinien, où les corps humains joueraient le rôle du milieu « naturel » et les objets ceux des animaux qui doivent s’y adapter ou disparaître. On peut voir là un dépassement des paradoxes du cyborg que seul l’art, sans doute, parce qu’il délivre la technique de la tyrannie de l’utilité, peut produire. Cette réappropriation de la technique nous permet de trouver notre corps autrement que la forêt de Thoreau, mais suppose la même distance critique à l’égard de la civilisation. Distance creusée par des écrivains comme Beckett dans des (dé)figurations du corps qui sont des critiques du Sujet. Elle n’est pas une fuite, ni même une fuite en avant comme le transhumanisme. Elle rappelle que « "l’homme est une idée historique et non pas une espèce naturelle", le produit d’expériences singulières et non pas le spécimen d’une classe universelle découpée au sein du règne du vivant »30. Dans le débat contemporain sur l’humain, au moins les arts et la littérature auront-ils indiqué un avenir possible. Peut-être sauront-ils le faire advenir. À la fin des Mots et les choses, Michel Foucault imaginait la fin de l’homme avec la belle image d’un visage dessiné sur le sable et en passe d’être effacé par les vagues. L’homme, construit par une configuration historique particulière des savoirs, aurait vécu quelques siècles pour mourir bientôt. Cette image semble remonter aujourd’hui d’un passé lointain. La mort de l’homme prend un sens littéral. On sait de moins en moins ce qu’« homme » veut dire. Mais plus qu’à une plage de sable, on pense à une page imprimée aux marges blanches, dont les caractères s’estomperaient et disparaîtraient peu à peu dans le blanc du papier, comme si les marges progressaient, menaçaient le texte de tous côtés et conquéraient ligne à ligne l’espace de l’écriture. Sur cette surface de plus en plus étroite où s’écrire, l’humanité arrivant au terme de son histoire se résorberait dans le silence de cette page bientôt blanche, qu’elle laisserait derrière elle comme le hiéroglyphe de sa présence. 29. Sur l’aliénation technique, lire Gilbert Simondon, Du Mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 1989, p. 116-119. 30. Jean-Michel Besnier, op. cit., p. 77. 13 Bertrand Guest, Telem, Université Michel de Montaigne Bordeaux III, [email protected] Résumé Dans plusieurs de leurs essais, Henry David Thoreau et Élisée Reclus esquissent un rapprochement original entre l’homme et le vivant, préfigurant l’écologie en faisant entrer les animaux et même les plantes dans la réflexion sociale. Végétariens et connaisseurs des cultures primitives, ils pensent le décentrement de l’homme, qui peut choisir de devenir le citoyen d’un cosmos toujours plus large que lui. Mots-clés Littérature, anthropologie, animal, écologie, anthropocentrisme, environnementalisme. Abstract In a good many of their essays, H. D. Thoreau and E. Reclus delineate an original pairing of man and animal, which prefigures ecology in the inclusion of animals and even plants in the thinking of society. As vegetarians and scholars of primitive cultures, they contemplate the de-centering of Man, who can choose to become the citizen of a Cosmos ever vaster than he is. Keywords Literature, anthropology, animal, ecology, anthropocentrism, environmentalism. Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau « Grande Famille » et « Acquaintance ». Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau Bertrand Guest Le naturaliste et philosophe Henry David Thoreau (1817-1862) comme le géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) sont des penseurs romantiques marqués par la recherche de l’unité cosmique de la nature, recherche de l’unité qui traverse la diversité des êtres qu’elle englobe (humains comme nonhumains) et des faits particuliers qui les lient. Il n’est donc pas surprenant que ces deux auteurs reprennent à leur compte l’idée darwinienne d’une continuité entre homme et animal, idée qui s’appuie en particulier sur la parenté mise au jour par les anthropologues entre les squelettes d’hominiens et ceux des quadrumanes. L’animal est l’ancêtre de l’homme, sa marge pré-humaine. Quand l’homme naquit, après le cycle immense d’autres espèces, son développement se trouvait déjà projeté dans l’avenir par la forme et le relief des contrées dans lesquelles ses ancêtres les animaux avaient vécu.1 D’une façon plus surprenante, et pour tout dire comme prophétique, l’idée d’un monde désenchanté est aussi familière à ces deux esprits, avant même « l’éternel Treblinka2 » et la déforestation de masse. Ceci vient sans doute de ce que leur siècle de colonisation et de domestication technique accélère et systématise la domination sur la Terre de l’Homme – rendu « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes, Discours de la méthode, VI) – comme le suggère cette remarque de Reclus dans Histoire d’un Ruisseau : Si jamais on arrive à domestiquer complètement les poissons d’eau douce et à manufacturer ainsi de la chair à volonté pour l’alimentation publique, certes il faudra s’en réjouir, puisque toutes les vies inférieures sont encore employées à sustenter la vie de l’homme ; mais on ne pourra s’empêcher de regretter le temps où tous ces animaux nageaient en liberté.3 1. Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, Paris, Librairie Universelle, 1905, Vol. I, p. 4-5. 2. Charles Patterson, Eternal Treblinka, Our Treatment of Animals and the Holocaust, NewYork, Lantern Books, 2002. 3. É. Reclus, Histoire d’un ruisseau, Arles, Actes Sud, « Babel », 1995, p. 151. 15 Bertrand Guest La contradiction où se débat Reclus entre l’aspiration à un progrès prométhéen et l’éloge des sociétés primitives, souvent proche du mythe du Bon Sauvage, éclate ici au grand jour. Sujette à un simple « regret », la dénaturation technique du vivant assise sur une échelle hiérarchique des êtres (« vies inférieures » ou supérieures, selon la scala naturae 4) se voit en fait opposer par les deux penseurs un contre-modèle, primitif et contemporain à la fois, fait de camaraderie et de solidarité entre l’homme et les autres espèces. Ainsi d’un exemple pris en Chine par l’auteur de l’Homme et la Terre – véritable somme écologique et ethnologique au-delà de l’essai de géographie humaine – où l’animal représente un partenaire à part entière : En mainte rivière de l’intérieur, l’alliance libre – parts égales entre l’homme et l’oiseau – n’a pas encore été violée au profit du plus fort. Des ligues se sont aussi conclues fréquemment, non pour la nourriture, mais pour la défense, notamment contre les serpents.5 La sagesse indienne sert aussi souvent de modèle à Thoreau. C’est pourtant sans recours à l’exotisme ou à des coutumes autres que les siennes, que son Journal évoque quant à lui une amitié possible avec les poissons, ici et maintenant. J’ai un camarade à Walden. Il a des nageoires là où j’ai des jambes et des bras. J’ai un ami parmi les poissons, tout au moins une connaissance.6 L’exemple est d’autant plus frappant que le poisson est notoirement moins propre à susciter l’empathie que n’importe quel mammifère ou oiseau. Nous verrons que l’originalité de Thoreau par rapport à Reclus consiste en ce qu’il dialogue avec des espèces plus inattendues. Ces connaissances (acquaintances) s’étendent à toutes sortes d’êtres outre les poissons, du pommier sauvage auquel Thoreau consacre un essai d’histoire naturelle7, aux hêtres, bouleaux jaunes et pins avec qui il prend « rendez-vous » (appointment) dans Walden. 4. Figurant l’ordre hiérarchique permanent de l’univers, cette échelle des êtres héritée de la pensée médiévale distingue, sans possibilité de changer de niveau et par ordre croissant : des minéraux dotés simplement d’existence, des végétaux vivants, des animaux dotés d’appétit ; entre matière et Verbe, l’homme enfin, n’atteint pas l’existence purement spirituelle des anges. Si elle n’est pas responsable en tant que telle de la dénaturation du vivant que nous évoquons, la scala naturae ne s’y est pas non plus opposée, et a servi de socle au fixisme. 5. É. Reclus, L’Homme et la Terre, op. cit., t. VI, p. 155. 6. Henry David Thoreau, Journal, New-York, Torrey and Allen, 1949, vol. XI, p. 359. Notre traduction. “I have a contemporary in Walden. It has fins where I have legs and arms. I have a friend among the fishes, at least an acquaintance.” 7. H.D. Thoreau, Wild Apples [Atlantic Monthly, 1862] in Collected Essays and Poems, New-York, Library of America, 2001, p. 444-467. 16 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau […] il m’arrivait souvent de faire huit ou dix milles à travers la neige la plus épaisse pour être ponctuel au rendez-vous avec un hêtre, un bouleau jaune, ou une vieille connaissance parmi les pins.8 À rebours d’un siècle qui consacre la mainmise technique et scientifique de l’homme sur le monde vivant, Thoreau affirme ici qu’il en est un membre parmi d’autres, qu’il ne saurait se détacher du Tout comme le ferait un sujet de l’objet qu’il prétendrait dominer extérieurement. Comment comprendre ces deux identifications avec le non-humain, dont l’une semble s’étendre au-delà de l’empathie pour le seul règne animal ? Peut-on voir les ferments de l’écologie naissante dans ce nouveau partage du sensible marqué par une remise en cause de la prééminence humaine au sein des êtres et un premier dépassement de l’anthropocentrisme ? L’animal, mais aussi l’environnement lui-même, peuvent-ils être, sinon l’égal de l’homme, des partenaires affranchis plutôt que des esclaves ? À quel point la hiérarchie des êtres se trouve-t-elle remise en cause ? De l’éthique végétarienne à l’élévation morale Manifestation éminente de leur rapprochement avec l’animal, le végétarisme de Reclus et Thoreau se présente comme libre choix de l’homme d’expérience, par opposition au dogme d’une religion comme le bouddhisme. Il présente sans doute comme lien principal avec l’anarchisme, qu’ils théorisent également chacun, la prise en compte de chaque individualité plutôt que des espèces et l’idée d’un passage de la domination à l’entraide, tant au sein de l’humanité que du vivant. Peu de régimes alimentaires font l’objet d’autant d’éloges de la part du transcendantaliste américain que ceux qui remplissent un double objectif, nourrissant l’individu qui l’observe comme l’univers entier : l’élevage des abeilles9, la plantation d’un bois de hickorys par l’écureuil quand il enfouit ses réserves de graines10, et toutes les pratiques en général où, contrairement au régime carnassier, l’ingestion transcende l’égoïsme. Il est vrai, j’ai montré que les animaux consomment une grande partie des graines, et donc les empêchent effectivement de devenir des arbres ; mais dans tous ces cas, comme je l’ai dit, le consommateur est forcé d’être en même temps l’agent de dissémination et le planteur ; c’est là le tribut qu’il paie à la nature. Je crois que c’est Linné qui dit que 8. H.D. Thoreau, Walden or Life in the Woods, Princeton University Press, 1971, p. 265. Notre traduction. “[…] I frequently tramped eight or ten miles through the deepest snow to keep an appointment with a beech-tree, or a yellow-birch, or an old acquaintance among the pines.” 9. Cf. H.D. Thoreau, Le Paradis à reconquérir, in Essais, traduction de Nicole Mallet, introductions et notes de Michel Granger, Lyon, Le Mot et le Reste, 2007, p. 110. 10. Cf. H.D. Thoreau, La Succession des arbres en forêt, in Essais, op. cit., p. 387. 17 Bertrand Guest lorsque le porc fouille la terre avec son groin pour y trouver des glands, il est en train de planter des glands.11 Dans cet ordre d’idées, chaque être vivant contribue à l’ordre cosmique, qui réclame que l’homme dépasse les notions de domination et d’utilité pour s’élever à un voisinage esthétique avec les autres espèces. […] il s’agit de rendre notre existence aussi belle que possible et de la conformer autant qu’il est en nous aux conditions esthétiques du milieu.12 C’est en des termes semblables que Reclus évoque l’évolution du renoncement à la viande dans un article ad hoc paru dans La réforme alimentaire en 1901. Dans le même texte il livre au soir de sa vie un plaidoyer qui repose sur la confession et l’expérience vécue. Je me rappelle distinctement l’horreur du sang versé. Une personne de ma famille, me mettant une assiette en main, m’avait envoyé chez le boucher du village, avec prière d’en rapporter je ne sais quel débris saignant. Innocent et peureux, je partis allègrement pour faire la commission, et pénétrai dans la cour où se tenaient les bourreaux de la bête égorgée. Je me la rappelle encore, cette cour sinistre, où passaient des hommes effrayants, tenant à la main de grands couteaux qu’ils essuyaient sur des sarraus aspergés de sang. Sous un porche un cadavre énorme semblait occuper un espace prodigieux ; de la chair blanche, un liquide rose coulait dans les rigoles. Et moi, tremblant et muet, je me tenais dans cette cour ensanglantée, incapable d’avancer, trop terrorisé pour m’enfuir. Je ne sais ce que je devins : ma mémoire n’en garde pas la trace. Il me semble avoir entendu dire que je m’évanouis et que le boucher compatissant me rapporta dans la demeure familiale : je ne pesais pas plus qu’un de ces agneaux qu’il égorgeait chaque matin.13 Ce végétarisme ne repose pas sur une position de principe, mais sur une conviction personnelle où se mêlent les affects familiaux et enfantins. Pour ne rien dire du sens symbolique de l’agneau, le poids de l’enfant rapporté au sien l’illustre bien : le texte est sous-tendu par une comparaison pathétique entre homme et animal qui, si on la suit jusqu’au bout, rend le récit insupportable. Un second récit d’enfance vient immédiatement étayer l’idée que la prise de conscience végétarienne reposerait sur la transmission du sentiment 11. Id., p. 397. 12. É. Reclus, « À propos du végétarisme », La Réforme alimentaire, vol. V, n° 3, mars 1901, p. 37-45 ; rééd. Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes d’Élisée Reclus, anthologie de Joël Cornuault, Charenton, Premières pierres, 2002, p. 156. 13. Id., p. 151. 18 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau empathique : ce que Reclus cherche à transmettre à son lecteur lui fut en partie inspiré par sa grand-tante. Une de mes fortes impressions d’enfance est d’avoir assisté à l’un de ces drames ruraux : l’égorgement d’un cochon, accompli par toute une population insurgée contre une bonne vieille, ma grand-tante, qui ne voulait pas consentir au meurtre de son gras ami… Je me tenais à côté d’elle et je voyais ses pleurs, ne sachant si je devais compatir à sa peine ou croire avec la foule que l’égorgement du porc était juste, légitime, commandé par le bon sens aussi bien que par le destin.14 Thoreau « ayant été [s]on propre boucher, laveur de vaisselle, cuisinier, aussi bien que le monsieur pour qui les mets étaient servis », peut lui aussi « parler par expérience, expérience particulièrement complète15 ». Si le renoncement à la viande est pour lui avant tout un choix pragmatique d’économie domestique, il ne tarde pas à lui trouver des fondements philosophiques profonds. Il partage avec Reclus le fait, devenu rare aujourd’hui, d’avoir assisté à la mort de l’animal dont provient la viande, de parler du point de vue d’une cruauté non éludée qu’il refuse en connaissance de cause. Les deux penseurs sont les témoins de l’économie de production, dont ils s’émancipent avant qu’elle ne devienne obscène. Reclus prononce de surcroît une condamnation visionnaire de ce qu’est en train de devenir l’élevage, à qui il reproche d’avoir abâtardi et avili moralement les animaux en rognant leur initiative individuelle et leur force. Il dénonce le remplacement de la relation à l’animal par la production d’une viande prêt-àmanger, « comme dessinée d’avance pour le couteau du boucher16 », évolution dont on ne mesure que trop la portée ultérieure. Telle que nous la pratiquons aujourd’hui, la domestication témoigne aussi à maints égards d’une véritable régression morale, car, loin d’améliorer les animaux, nous les avons enlaidis, avilis, corrompus. Nous avons pu, il est vrai, par le choix des sujets, augmenter dans l’animal telle ou telle qualité de force, d’adresse, de flair, de vitesse à la course, mais en notre rôle de carnassiers, nous avons eu pour préoccupation capitale d’augmenter les masses de viande et de graisse qui marchent sur quatre pieds, de nous donner des magasins de 14. Ibid. 15. H.D. Thoreau, Walden or Life in the Woods, op. cit., p. 214. “Having been my own butcher, and scullion and cook, as well as the gentleman for whom the dishes were served up, I can speak from an unusually complete experience.” Traduction de Louis Fabulet, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1922, p. 213. 16. É. Reclus, « À propos du végétarisme », op. cit., p. 152. 19 Bertrand Guest chair ambulante qui se meuvent avec peine du fumier à l’abattoir. Pouvons-nous dire que le cochon vaille mieux que le sanglier ou la peureuse brebis mieux que l’intrépide mouflon ? 17 L’article s’achève sur une note utopique et caractéristique de la veine prophétique de Reclus : la promesse d’un monde enfin habité par une biosphère fraternelle où ne prévaudraient ni l’artificialisation du vivant, ni l’appât du gain. Lorsque notre civilisation, férocement individualiste, divisant le monde en autant de petits États ennemis qu’il y a de propriétés privées et de ménages familiaux, aura subi sa dernière faillite et qu’il faudra bien avoir recours à l’entraide pour le salut commun, lorsque la recherche de l’amitié remplacera celle du bien-être qui tôt ou tard sera suffisamment assuré, lorsque les naturalistes enthousiastes nous auront révélé tout ce qu’il y a de charmant, d’aimable, d’humain et souvent de plus qu’humain dans la nature des bêtes, nous songerons à toutes ces espèces attardées sur le chemin du progrès, et nous tâcherons d’en faire non des serviteurs ou des machines, mais de véritables compagnons.18 C’est dire si le végétarisme de Reclus dépasse le simple régime de vie : il est l’indice d’une reconnaissance de ce que l’animal a en lui d’« humain et souvent de plus qu’humain ». Le dégoût personnel pour la viande peut être envisagé comme la première étape d’une prise de conscience collective, selon laquelle le progrès de la civilisation passe par le renoncement à la cruauté, par l’ouverture à l’entraide généralisée entre les êtres vivants. De même le végétarisme n’est-il justifié par Thoreau qu’en tant qu’un des aspects de cette civilisation utopique qu’il dote de « lois supérieures » (higher laws, titre du chapitre de Walden qui aborde le végétarisme). Ainsi l’éthique végétarienne se double-t-elle d’une ontologie ouverte où l’homme côtoie le vivant. Ils ne sont pas sur un pied d’égalité, puisque l’homme doit censément aider la bête à se hisser moralement, mais liés par une sorte de proto-contrat moral. De l’animal comme « prochain » à l’animal en l’homme « Pour ma part, j’embrasse aussi les animaux dans mon affection de solidarité socialiste », déclare Reclus dans une lettre à Richard Heath19. Tantôt « camarade » (fellow dans le texte qui suit), « compagnon », « frère » ou « ami », le vivant non-humain se trouve personnifié dans l’écriture naturaliste 17. É. Reclus, « La grande famille », Le Magazine international, janvier 1897, p. 8-12 ; rééd. Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes d’Élisée Reclus, op. cit., p. 133. 18. Id., p. 135. 19. É. Reclus, Lettre à Richard Heath [1884], in Correspondance, Paris, Schleicher frères, 1911-1925, t. II, p. 325. 20 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau de Thoreau et les essais géographiques de Reclus. Il inspire affection et sympathie, même lorsqu’il est objet de connaissance naturaliste, et en tant que tel classé morphologiquement – mais aussi hiérarchiquement – selon ordre et espèce. Dans l’essai consacré à l’énumération des espèces du Massachussetts, le vairon a beau n’intervenir qu’au paragraphe des poissons, après oiseaux et mammifères, il inspire à Thoreau de la sympathie au-delà de l’échelle des êtres. J’aimerais connaître jusqu’au nombre des rayons de leurs nageoires et des écailles de leurs flancs. Je possède toute la sagesse du monde et suis mieux équipé pour affronter les vicissitudes de la vie si je sais qu’il existe un vairon dans le ruisseau. Il me semble même que j’ai besoin de sa sympathie et d’une certaine manière, de sa camaraderie.20 Les êtres vivants sont les comparants réguliers de l’homme, souvent égaux ou supérieurs à lui. Tout se passe comme si l’homme ne pouvait qu’imiter l’animal et s’en inspirer. La parenté avec les plantes et les animaux s’exprime dans ces écrits par l’emploi d’un lexique humain pour les désigner. Les hommes peuvent inversement appeler une description naturaliste de leurs mœurs. Ceux du village de Concord, qui n’ont pas suivi Thoreau dans sa sécession à l’étang de Walden et ne se sont pas mis comme lui à l’écoute de la nature, font ainsi l’objet d’une perception zoomorphique. Après avoir jugé, dans son récit d’une visite au bourg, les bruits des commérages « aussi rafraîchissants, à leur façon, que le bruissement des feuilles et le pépiement des grenouilles », Thoreau superpose le tableau du village et l’observation du peuplement sauvage alentour, faune et flore compris. De même que je me promenais dans les bois pour voir les oiseaux et les écureuils, ainsi me promenais-je dans le village pour voir les hommes et les gamins ; au lieu du vent parmi les pins j’entendais le roulement des charrettes. Dans certaine direction en partant de ma maison une colonie de rats musqués habitait les marais qui bordent la rivière ; sous le bouquet d’ormes et de platanes à l’autre horizon était un village de gens affairés, aussi curieux pour moi que des marmottes de prairie, chacun assis à l’entrée de son terrier, ou courant chez un voisin, en mal de commérages.21 20. H.D. Thoreau, Natural History oj Massachussetts, in Collected Essays and Poems, op. cit., p. 32. “I would know even the number of their fin rays, and how many scales compose the lateral line. I am the wiser in respect to all knowledge’s, and the better qualified for all fortunes, for knowing that there is a minnow in the brook. Methinks I have need even of his sympathy and to be his fellow in a degree.” Traduction de Nicole Mallet, Histoire naturelle du Massachussetts, in Essais, op. cit., p. 49. 21. H.D. Thoreau, Walden or Life in the Woods, op. cit., p. 167. “As I walked in the woods to see the birds and squirrels, so I walked in the village to see the men and boys; instead of 21 Bertrand Guest Si c’est bien une stylistique de la comparaison qui structure ce passage, il s’achève sur une métaphore in absentia : la maison de chaque villageois est son « terrier » (burrow). Tout concourt ainsi à l’entrelacement de deux habitats et à l’estompage de leurs différences. Publié une première fois dans Le magazine international de 1897, « La grande famille » – un texte clé de l’ethnogéographie reclusienne, usant de références externes à l’Occident grec ou judéo-chrétien – fait l’éloge de rapports égalitaires avec le règne animal : Tandis qu’à l’égard des bêtes nous parlons aujourd’hui d’éducation ou de domestication dans le sens d’asservissement, le primitif pensait fraternellement à l’association. Il voyait dans ces êtres vivants des compagnons et pas des serviteurs, et en effet les bêtes – chiens, oiseaux, serpents – étaient venues au-devant de lui dans des cas de commune détresse, surtout aux temps d’orage et d’inondation.22 Ce texte suggère une réinterprétation saisissante du Déluge et du rôle qu’y joue l’arche de Noé. En lieu et place d’un homme centre absolu de la création, qui « domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la Terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la Terre » (Genèse I, 26), il est ici question d’assistance, de libre rapport et d’association. L’utilité de l’animal pour l’homme demeure le critère essentiel : la colombe, rappelle Reclus, va chercher le rameau d’olivier. La perspective reste donc fondamentalement anthropocentrique, mais l’homme se voit rappeler à une sorte de devoir d’assistance et de soin aux êtres vivants de son jardin. La Bible est un hypotexte permanent de l’œuvre de Reclus, qui n’a pas tourné le dos en tant qu’anarchiste à tout ce que son pasteur de père lui a transmis. Le choix d’exemples empruntés à des sociétés non judéo-chrétiennes, sociétés qu’il dit encore « primitives », vient asseoir l’idée d’une universalité perdue de l’égalité entre homme et animal : le cheval du Bédouin est sous la tente et le bébé dort sous lui, le berger Quechua encourage le lama par la politique de la seule carotte, jamais du bâton. Ce primitivisme laisse place, au côté de recherches anthropologiques sur les pistes de la pensée sauvage, au mythe et au merveilleux, ceux-là mêmes qui ont déserté le monde moderne occidental. the wind among the pines I heard the carts rattle. In one direction from my house there was a colony of muskrats in the river meadows; under the grove of elms and buttonwoods in the other horizon was a village of busy men, as curious to me as if they had been prairie dogs, each sitting at the mouth of its burrow, or running over to a neighbor’s to gossip.” Traduction de Louis Fabulet, Walden ou la vie dans les bois, op. cit., p. 167. 22. É. Reclus, « La Grande Famille », rééd. Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes d’Élisée Reclus, op. cit., p. 131. 22 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau Jadis l’homme et l’animal n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre : « les bêtes parlaient », dit la fable, mais surtout l’homme comprenait. Est-il récits plus charmants que les contes de l’Inde méridionale, les traditions peut-être les plus antiques du monde, transmises par les aborigènes aux Dravidiens envahisseurs ? Éléphants, chacals, tigres, lions, gerboises, serpents, écrevisses, singes et hommes s’y entretiennent en toute liberté, constituant, pour ainsi dire, la grande école mutuelle du monde primitif et, dans cette école, c’est le plus souvent l’animal qui est le véritable éducateur.23 L’idée d’association et d’entraide entre homme et animal prend appui sur la fascination très grande qu’exercent au xixe siècle les sociétés animales (que l’on songe chez Thoreau aux « colonies de rats musqués » citées plus haut), où l’organisme semble être collectif plutôt qu’individuel, comme ces animaux vivant en « république » dans l’Homme et la Terre : Ce n’est pas seulement par son squelette que l’homme se rattache aux animaux, c’est par toutes ses facultés, par sa civilisation. Ne cherchons donc pas l’homme ancien uniquement dans les tribus sauvages ; remontons à nos aïeux les animaux, là où rayonnent les premières lueurs de l’intelligence et de la bonté. Les sociétés animales nous montrent en effet, soit en germe, soit en état de réalisation déjà très avancée, les types les plus divers de nos sociétés humaines. Dans leurs groupes si variés, nous trouvons ce même jeu des intérêts et des passions qui sollicitent et modifient incessamment notre vie et déterminent les allures progressives ou rétrogrades de la civilisation. Les fourmis, les abeilles, les castors, les chiens de prairie qui, sortis des terriers, vivent en républiques, les grues qui dessinent dans l’air bleu les deux traits nets et convergents de leur vol, tous ces animaux ont une vie en commun qui vaut peut-être bien la nôtre […].24 D’une certaine manière, Reclus appelle l’homme à considérer ses origines animales, ce que l’on pourrait appeler le pré-humain. Il estompe les marges de l’humain par l’antériorité, comme son idée du progrès s’y emploie dans la postérité. Se démarquant d’une idée linéaire du progrès qui est caractéristique de son siècle et largement mise en cause, depuis, par l’anthropologie, il rapproche, à la marge de l’humanité, des « peuples attardés » moins éloignés de l’origine animale et d’autres, futurs, qui feront triompher le socialisme et émanciperont l’animal de sa condition par l’éducation, tout en redevenant comme lui. Notons qu’à la même époque, le racisme s’est aussi servi de l’idée 23. Id., p. 132. 24. É. Reclus, L’Homme et la Terre, op. cit., t. I, p. 27. 23 Bertrand Guest d’une ressemblance entre « peuples attardés » et animaux, mais dans un but politique de ségrégation ; Reclus tire des conclusions inverses de cette idée parce qu’il ne la considère qu’au sein du raisonnement entier qu’elle implique, c’est-à-dire comme la loi du processus de l’histoire naturelle, prophétisant l’union et le progrès de l’humanité. L’essentiel pour notre propos est qu’il postule une perméabilité de l’humain et de l’animal, chacun n’étant jamais assuré de ne pas (re)devenir l’autre : perméabilité régressive de la barbarie, perméabilité progressive de l’évolution. Quand le racisme fige cette pensée et l’essentialise en couplant telles caractéristiques du social et du biologique, la pensée de Reclus ou de Thoreau tente simplement d’en saisir les conséquences mouvantes, comme l’animalité de tout homme. Nous sommes conscients d’un animal en nous, qui se réveille en proportion de ce que notre nature plus élevée sommeille. Il est reptile et sensuel, et sans doute ne se peut complètement bannir ; semblable aux vers qui, même en la vie et santé, occupent nos corps. S’il est possible que nous arrivions à nous en éloigner, nous ne saurions changer sa nature.25 Si homme et animal semblent pouvoir s’éduquer mutuellement en « frères », c’est que chacun dispose en lui des mêmes possibilités, plus ou moins développées. Aucunement irréversible ni graduée de niveaux imperméables, la scala naturae est donc relative. L’infériorité ou la supériorité des êtres n’est jamais qu’un simple instant dans l’histoire, le progrès le plus abouti consistant à ne pas méconnaître ni mépriser ceux qui se trouvent momentanément « inférieurs » à soi. Or la proximité avec la Terre en général et les animaux en particulier figure, précisément, au nombre des qualités du primitif. C’est le point où aboutit la dialectique du progrès, loin de se réaliser linéairement au fil d’une histoire universelle mais au contraire toujours précaire et accompagnée de « régrès »26 selon Reclus : cette ouverture à l’animalité et au primitif, parce qu’elle est oubliée par la modernité, prive l’histoire de progrès. Autrement dit, l’homme n’avance pas s’il oublie celui qui s’attarde. L’idéal serait que l’homme civilisé eût gardé la force du sauvage, qu’il en eût aussi l’adresse, qu’il possédât encore le bel équilibre des 25. H.D. Thoreau, Walden or Life in the Woods, op. cit. p. 219. “We are conscious of an animal in us, which awakens in proportion as our higher nature slumbers. It is reptile and sensual, and perhaps cannot be wholly expelled; like the worms which, even in life and health, occupy our bodies. Possibly we may withdraw from it, but never change its nature.” Traduction de Louis Fabulet, Walden ou la vie dans les bois, op. cit., p. 217. 26. É. Reclus, L’Homme et la Terre, op. cit., t. VI, p. 531. « Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants. » 24 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau membres, la santé naturelle, la tranquillité morale, la simplicité de la vie, l’intimité avec les animaux des champs, le bon accord avec la Terre et tout ce qui la peuple.27 On saisit dès lors le sens des efforts de Thoreau et Reclus pour se rapprocher des animaux, de la nature et des peuples indigènes, envisagés comme autant de voies vers les origines perdues de l’homme. Le dessin de cet autre rapport, complexe et radical, au vivant, fait vaciller plus largement la frontière mal établie du civilisé et du sauvage, étant entendu que « l’homme vraiment civilisé [comprend] que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même28 ». Dans cette « union plénière du civilisé avec le sauvage29 », l’animal apparaît non seulement comme une figure morale du prochain, mais peut-être surtout comme une figure épistémologique de l’autre, donc du moi. C’est à ce niveau allégorique, en quelque sorte, que l’on peut lire l’invention d’un libre rapport avec les poissons, au-delà de la pêche, non seulement comme une défense des rivières mais aussi comme un plaidoyer pour une humanité altruiste. Se faire animal signifie alors pratiquer l’entraide et connaître la liberté, ne serait-ce qu’au sein d’une société humaine. J’imagine que je suis amphibie et que je nage, avec la tanche et la brème, dans tous les ruisseaux et les étangs du voisinage, ou que je sommeille avec le majestueux brochet sous les nénuphars de notre rivière.30 Évidemment, Thoreau nous avertit que cette métamorphose doit tout à l’imagination. Reclus lui-même est parfois l’auteur de formules où aucune modalisation ne tempère l’hypothèse d’un devenir animal. C’est en été, pendant les tièdes journées où l’air est immobile, qu’il est agréable de se faire triton. D’ailleurs, il n’est pas indispensable d’avoir douze ou quinze ans pour s’ébattre avec bonheur dans l’eau comme dans son élément ; chacun de nous, si les conventions et les faussetés de la vie ne l’ont pas entièrement corrompu, peut retrouver les joies de sa jeunesse en laissant ses habits sur la berge.31 27. É. Reclus, « La Grande Famille », op. cit., p. 130. 28. É. Reclus, « De l’Action humaine sur la géographie physique. L’Homme et la Nature », Revue des Deux Mondes, n° 54, 1864, p. 762-763. 29. É. Reclus, L’Homme et la Terre, op. cit., t. VI, p. 538. 30. H.D. Thoreau, Journal, cité en français par Kenneth White, in « Henry Thoreau, homme du dehors », préface au Journal, 1831-1867, Les Presses d’aujourd’hui, coll. « L’arbre double », 1981, p. 20. 31. É. Reclus, Histoire d’un ruisseau, op. cit., p. 135. 25 Bertrand Guest La fusion romantique dans la nature est ici proposée comme une seconde jeunesse, une voie de salut et d’authenticité hors de la corruption sociale. Elle prend les couleurs du bain, à l’occasion duquel l’homme expérimente un bienêtre instinctif traduit par sa métamorphose métaphorique en triton. Bestiaire reclusien et herbier thoreauvien : degrés du décentrement anthropocentrique Nous avons vu avec l’éthique végétarienne comment les linéaments d’un proto-contrat moral semblent posés entre l’homme et l’animal. Chacun des deux auteurs est attentif au lot commun de l’homme et de l’animal. Mais qu’en est-il du reste du vivant ? À dire vrai, les frontières plus larges qu’assigne Thoreau à ce contrat moral le rattachent plus clairement aux fondements de l’éthique environnementale que de l’éthique animale (dont Reclus demeure plus proche). En témoigne son empathie avec l’inanimé, envers qui la « bonté » lui semble aussi nécessaire qu’à l’égard des seules bêtes. Ne pouvons-nous faire plus que de couper et élaguer les arbres de la forêt ? Ne pouvons-nous pas contribuer à l’économie interne de cette forêt, aider à la circulation de la sève ? Notre travail est superficiel et violent. Nous n’avons pas idée de ce que nous pourrions faire pour améliorer notre rapport à la nature inanimée ; de quelle bonté et de quel raffinement de courtoisie il nous faudrait faire preuve.32 L’abattage d’un vieil orme de Concord donne lieu à un éloge funèbre aux accents de lamento polémique sur la valeur insoupçonnée de l’individu mis à mort, véritable ancêtre du village et membre des plus éminents de la communauté, coupablement absente quant à elle. J’ai assisté à l’abattage et, pour ainsi dire, aux funérailles de ce vieux citoyen de la ville – moi qui d’ordinaire n’assiste pas aux obsèques – comme il me seyait de faire. J’étais le premier, sinon le seul membre du cortège funèbre. J’ai pris la mesure de sa grandeur ; j’ai prononcé quelques mots d’éloge funèbre sur sa tombe […]. La ville n’était pas plus amplement représentée ; les notables de la ville, les échevins, le clergé manquaient à l’appel, mais je n’ai pas connu d’occasion plus 32. H.D. Thoreau, Paradise (to be) regained [Democratic Review, 1843], in Collected Essays and Poems, op. cit., p. 117. “Can we not do more than cut and trim the forest,– can we not assist in its interior economy, in the circulation of the sap? Now we work superficially and violently. We do not suspect how much might be done to improve our relation to animated nature; what kindness and refined courtesy there might be.” Traduction de Nicole Mallet, Le Paradis à reconquérir, in Essais, op. cit., p. 110. 26 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau digne d’un sermon depuis longtemps. Ceux dont le voyage se trouvait retardé d’un court instant par son corps mis à bas étaient forcés d’y prêter quelque attention et quelque respect, mais les émondeurs avaient déjà grimpé sur lui comme des fourmis, et commencé de le débiter avant même qu’il ait pu pousser son dernier gémissement. Il y avait là un homme qui marchandait déjà un quartier.33 Invisible en français, l’hésitation énonciative entre les pronoms its et his, se référant à l’orme, signale qu’il échappe au classement de son espèce comme inférieure à l’homme. Ce récit frappe tant par l’anthropomorphisation de l’arbre abattu, véritable victime des spéculations sur la valeur de son bois, que par l’animalisation corollaire des bûcherons, impitoyables insectes de la plus lâche besogne. L’éloge funèbre n’est par ailleurs que l’une des nombreuses formes sous lesquelles parler pour les arbres. Les vivants non-humains constituent des êtres pour ou avec lesquels prendre la parole. Thoreau entend s’en faire le porteparole dans Walking, au nom de son inscription en tant qu’être dans la nature. Je voudrais dire un mot pour la Nature, la liberté absolue et l’état sauvage, par opposition avec une liberté et une culture simplement policées – afin de considérer l’homme comme un habitant ou bien une partie intégrante de la Nature, plutôt que comme un membre de la société 34. Avocat de ceux qui ne parlent pas, Thoreau éprouve le besoin de « traduire le parler des bêtes35 » (et des forêts). Des indices suggèrent qu’il croit en une sorte de dialogue avec le vivant, dans une langue adamique qui reste un mystère. 33. H.D.Thoreau, Journal, op. cit., vol. VIII, p. 130-131. Notre traduction. “I have attented the felling and, so to speak, the funeral of this old citizen of the town, – I who commonly do not attend funerals, – as it became me to do. I was the chief if not the only mourner there. I have taken the measure of its grandeur; have spoken a few words of eulogy at his grave […]. Further the town was not represented; the fathers of the town, the selectmen, the clergy were not there. But I have not known a fitter occasion for a sermon of late. Travellers whose journey was for a short time delayed by its prostrate body were forced to pay it some attention and respect, but the axe-boys had climbed upon it like ants, and commenced chipping at it before it had fairly ceased groaning. There was a man already bargaining for some part.” 34. H.D. Thoreau, Walking, in The Writings of Henry David Thoreau. Vol. 5, Excursions, Translations, Poems, Boston, New-York, Houghton, Mifflin & Co., 1906, p. 205. “I wish to speak a word for Nature, for absolute freedom and wildness, as contrasted with a freedom and culture merely civil, – to regard man as an inhabitant, or a part and parcel of Nature, rather than a member of society.” Traduction de Thierry Gillyboeuf, De la marche, Paris, 1001 Nuits, 2003, p. 7. Nous modifions la traduction de “for Nature” (« de la Nature ») en « pour la Nature », ce qui restitue le double sens d’une parole à la fois favorable et déléguée. 35. Cf. Élisabeth de Fontenay et Marie-Claire Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Paris, coll. « Cahiers de l’Herne », L’Herne, 2008. 27 Bertrand Guest C’est ainsi qu’il paraît séduisant de lire ce qu’écrit Emerson dans une lettre à Thoreau, alors exilé à New York, autrement que comme simple métaphore. Tous vos greffons de l’année ont survécu et bien donné. Les pommiers et les pruniers parlent de vous à tous les vents.36 Cette hypothèse d’un langage par-delà les espèces semble distinguer Thoreau et Reclus, simplement nostalgique du « temps que les bêtes parlaient », pour qui l’homme doit éduquer son « frère inférieur » l’animal, mais ne saurait s’entretenir avec lui en dehors de la fiction. Sans doute Thoreau sait-il l’irréalité de ses métaphores de l’amitié avec le non-humain ; toujours est-il qu’il y recourt abondamment, comme pour souligner l’existence d’une âme du monde visible pour la seule imagination, de savoirs accessibles pour l’empathie. Les derniers textes de sa science naturelle sont d’ailleurs marqués par un dépassement visible de l’échelle hiérarchique des êtres vivants classés selon une ontologie de compétition. Dans les dernières pages de son Journal l’homme, les plantes et les animaux « parlent » d’égal à égal. Dans l’ordre naturel véritable, ce n’est pas l’ordre ou le système qui compte vraiment. Chacun est premier, chacun est dernier. Ce qui se présente à nous en ce moment occupe le présent tout entier et repose sur le point le plus important de la sphère, juste sous le zénith. C’est en tant que farandole que les espèces et les individus de tous les royaumes naturels appellent notre attention et notre admiration. Nous créons des lignes droites, plaçant un capitaine à leur tête et en queue un lieutenant, sergents et caporaux tout au long et vers le début une fanfare de trompettes, nous attachant à une singulière uniformité là où la Nature a fait des courbes auxquelles appartient en propre la musique de ses sphères. Nous ne pouvons nous empêcher de rendre ses cercles carrés, et récompenserons celui qui y parviendra.37 36. Lettre d’Emerson à Thoreau du 20 juillet 1843, in Henry Thoreau et Ralph Waldo Emerson, Correspondence, Correspondance, texte bilingue, Paris, éditions du Sandre, 2009, p. 104. “All your grafts of this year have lived & done well. The apple-trees & plums speak of you in every wind.” Traduction de Thierry Gillyboeuf, p. 105. 37. H.D. Thoreau, Journal, op. cit., t. XIV, p. 119-120. Notre traduction. “In the true natural order the order or system is not insisted on. Each is first, and each last. That which presents itself to us this moment occupies the whole of the present and rests on the very topmost point of the sphere, under the zenith. The species and individuals of all the natural kingdoms ask our attention and admiration in a round robin. We make straight lines, putting a captain at their head and a lieutenant at their tails, with sergeants and corporals all along the line and a flourish of trumpets near the beginning, insisting on a particular uniformity where Nature has made curves to which belongs their own sphere-music. It is indispensable for us to square her circles, and we offer our rewards to him who will do it.” 28 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau Dérisoires classifications linéaires et verticales d’un vivant sphérique et horizontal ! Dérisoire idée d’ordre surtout, dans un monde de présence vibratoire où chaque être vaut le voisin. Selon François Specq, « cette libération des êtres marque l’avènement de l’unique, la prééminence des individus sur le système […]. La foi du poète, sa folie, diraient certains, est que les choses qui se disputent son admiration font cercle autour de lui. Le cercle est l’image d’une stricte égalité de position, c’est-à-dire de statut, entre les choses38. » Que Thoreau ait exploré profondément le décentrement, dans le dépassement de l’anthropocentrisme, est assez plaisamment et cruellement suggéré par une note du journal d’Emerson, le 11 mai 1858 : Hier avec Henry T. à l’étang… […]. Peut-être qu’il a trouvé qu’il était stupide et inutile de passer un dixième ou un vingtième de sa vie active avec un ondatra & des poissons frits. Mon cher Henry, Une grenouille est faite pour vivre dans un marais, Mais un homme n’a pas été fait pour vivre dans un marais. Toujours vôtre, R.39 Au-delà de la boutade, Emerson finit par louer, dans l’éloge funèbre qu’il consacre à son ami en 1862, « l’intimité » et la « magnanimité » qui le liait aux animaux : Son intimité avec les animaux faisait penser à ce que Thomas Fuller raconte de Butler, l’observateur des abeilles : « Soit il avait parlé aux abeilles, soit les abeilles lui avaient parlé ». Les serpents s’enroulaient autour de ses jambes, les poissons nageaient dans sa main et il les retirait de l’eau, il tirait les marmottes de leur terrier par la queue et protégeait les renards contre les chasseurs. Notre naturaliste faisait montre d’une parfaite magnanimité […].40 38. François Specq, « Se perdre de vue dans ce que l’on voit : le Journal de H.D. Thoreau et l’écriture de la nature », Revue française d’études américaines, n° 106, 4/2005, p. 10. 39. Ralph Waldo Emerson, Journal du 11 mai 1858, cité dans Henry Thoreau et Ralph Waldo Emerson, Correspondence, Correspondance, op. cit., p. 192. “Yesterday with Henry T. at the pond… [...] Perhaps he has found it foolish & wasteful to spend a tenth or a twentieth of his active life with a muskrat & fried fishes. My dear Henry, a frog was made to live in a swamp, but a man was not made to live in a swamp. Yours ever, R.” Traduction de Thierry Gillyboeuf, p. 193. 40. Éloge funèbre de Thoreau par Emerson dans l’Atlantic Monthly du 9 mai 1862, cité dans Henry Thoreau et Ralph Waldo Emerson, Correspondence, Correspondance, op. cit., p. 220. “His intimacy with animals suggested what Thomas Fuller records of Butler the apiologist, that “either he had told the bees things or the bees had told him.” Snakes coiled around his leg; the fishes swam into his hand, and he took them out of the water; he pulled the woo29 Bertrand Guest Ce qui en définitive distingue Thoreau et Reclus dans l’attention qu’ils prêtent au vivant est assez subtil. Reclus demeure clairement anthropocentrique même s’il est animé de sentiments empathiques avec le non-humain qui doivent autant à la Bible qu’au socialisme. Son approche du non-humain est raisonnable et discursive ; celle de Thoreau imaginative et sensible. Le géographe français distingue encore les espèces utiles des nuisibles ; les êtres vivants sont considérés en fonction de leur utilité pour l’homme, de la pertinence tout au moins de leur compagnie, selon un point de vue résolument assumé comme anthropocentrique. Pour lui la bonté envers les animaux se teinte de condescendance et de charité, d’une sorte d’humanisme étendu au-delà des frontières de l’humain, alors que Thoreau se sent attiré par les espèces les plus sauvages et ingrates. Son herbier recueille les fruits négligés des marges du civilisé, quand le bestiaire reclusien ne s’aventure guère au-delà des animaux qui ont une histoire particulière avec l’homme. La frontière du monde végétal est tout au moins franchie métaphoriquement par le naturaliste américain, qui pose les bases d’une révolution ontologique plus surprenante. J’attends le jour où, grâce à son intégrité, un homme se procurera son manteau de façon aussi honnête qu’un arbre son écorce, et où il lui ira aussi bien.41 Conclusion Plutôt que d’évoquer une « identification mystique42 » entre humain et non-humain, dernier reliquat d’un romantisme plus ou moins irrationnel et incompréhensible, gageons que la science, encore poétique aux yeux de ces essayistes de la nature, n’a pas encore alors pour seule vocation possible la domestication inexorable du vivant ; que la connaissance est plus proche de la constitution d’un monde cosmopolite que d’une préparation à l’arraisonnement. Leurs livres nous inviteraient à nous dépouiller de nos notions anthropocentriques, à envisager l’humanisme au sein du nonhumain, à développer une vision, non plus centrée sur l’Homme, ni même sur la Terre – ce qu’expriment les intenables oxymores d’« écocentrisme » et de « biocentrisme »43 –, mais ouverte aux interactions dialectiques du cosmos. dchuck out of its hole by the tail, and took the foxes under his protection from the hunters. Our naturalist had perfect magnanimity [...].” Traduction de Thierry Gillyboeuf, p. 223. 41. Lettre XV de Thoreau, 21 janvier 1853, in « Je suis simplement ce que je suis », Lettres à Harrison G.O. Blake, traduction de Thierry Gillyboeuf, Bordeaux, Finitude, 2007, p. 87. 42. Kenneth White, « Henry Thoreau, homme du dehors », préface au Journal, 18311867, « L’arbre double », Paris, Les Presses d’aujourd’hui, 1981, p. 21. 43. Au sein de l’environnementalisme américain qui naît au xixe siècle, Thoreau est souvent rangé du côté des préservationnistes (avec John Muir et Aldo Leopold), partisans d’un 30 Humain et non-humain chez Reclus et Thoreau Bibliographie De Fontenay Élisabeth et Pasquier Marie-Claire, Traduire le parler des bêtes, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de l’Herne », 2008. Larrère Catherine et Raphaël, Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement, Paris, Flammarion, 1997. Patterson Charles, Eternal Treblinka, Our Treatment of Animals and the Holocaust, New York, Lantern Books, 2002. Reclus Élisée, L’Homme et la Terre, I-VI, Paris, Librairie Universelle, 19051908. ——, Histoire d’un ruisseau, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1995. ——, « De l’Action humaine sur la géographie physique. L’Homme et la Nature », Revue des Deux Mondes, n° 54, 1864, p. 762-763. ——, « La grande famille », Le Magazine international, janvier 1897, p. 8-12. ——, « À propos du végétarisme », La Réforme alimentaire, vol. V, n° 3, mars 1901, p. 37-45. ——, Correspondance, I-III, Paris, Schleicher frères, 1911-1925. ——, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autres textes d’Élisée Reclus, anthologie de Joël Cornuault, Charenton, Premières pierres, 2002. Specq François, « Se perdre de vue dans ce que l’on voit : le Journal de H.D. Thoreau et l’écriture de la nature », Revue française d’études américaines, n° 106, 4/2005, p. 8-18. Thoreau Henry David, Journal, I-XIV, New York, Torrey and Allen, 1949. Thoreau Henry David, Walking, in The Writings of Henry David Thoreau. Vol. 5, Excursions, Translations, Poems, Boston, New York, Houghton, Mifflin & Co., 1906. Thoreau Henry David, Collected Essays and Poems, New York, Library of America, 2001. Thoreau Henry David, Walden or Life in the Woods, Princeton University Press, 1971. décentrement plus radical de l’homme dans l’ensemble du vivant, que l’on oppose aux conservationnistes plus volontiers anthropocentristes et utilitaristes (George Perkins Marsh, Gifford Pinchot). C’est cette question du décentrement que thématisent les termes d’écocentrisme et de biocentrisme, qui suggèrent une substitution de l’homme, au centre de l’univers, respectivement par l’écosystème ou par la vie. Ces termes sont imparfaits en ce qu’ils ne s’affranchissent pas de l’idée même de centre, alors que l’écosystème ou la vie présentent une structure tout sauf centrée. La même critique est d’ailleurs formulée aujourd’hui à l’encontre du terme « non-humain », qui ne parvient pas à se défaire du point de vue humain pour envisager son dépassement lui-même. Cf. Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement, Paris, Flammarion, 1997. 31 Bertrand Guest Thoreau Henry David, « Je suis simplement ce que je suis », Lettres à Harrison G.O. Blake, traduction de Thierry Gillyboeuf, Bordeaux, Finitude, 2007. Thoreau Henry David et Emerson Ralph Waldo, Correspondence, Correspondance, texte bilingue, Paris, éditions du Sandre, 2009. Thoreau Henry David, Essais, traduction de Nicole Mallet, introductions et notes de Michel Granger, Lyon, Le Mot et le Reste, 2007. Thoreau Henry David, Walden ou la vie dans les bois, traduction de Louis Fabulet, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1922. White Kenneth, « Henry Thoreau, homme du dehors », préface au Journal, 1831-1867, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, coll. « L’arbre double », 1981. 32 Laure Joyeux, Équipe Clare/Artes, Université Michel-deMontaigne Bordeaux 3, [email protected] Résumé L’hybridation résultant d’un processus marginal qui s’oppose à tout système de normes, les créatures hybrides homme-machine bouleversent l’ordre des espèces. La problématique de la création et de la reproduction artistique contemporaine à l’âge industriel fait apparaître la technologie comme menace et potentiel innovant tout à la fois. L’œuvre Cloaca de Wim Delvoye permettra de dégager les enjeux ainsi que la portée critique d’un tel constat. Mots-clés Arts plastiques, corps, machine, hybridation, excréments. Abstract As hybridization results from a marginal process opposing itself to any system of norm, hybrid man-machine creatures overturn the order of species. The issue of contemporary artistic reproduction and creation of the industrial era makes technology appear as a threat and a potential innovation at the same time. Wim Delvoye’s work “Cloaca” enlightens the stakes and the critical range of such a statement. Keywords Visual arts, body, machine, hybridization, excrements. Cloaca, une machine à l’œuvre Cloaca, une machine à l’œuvre. Du corps substitué à l’œuvre productive Laure Joyeux L’analyse de l’œuvre hybride Cloaca, situable aux marges de l’humain, met en lumière l’état des relations entre l’homme et la machine. Il s’agit d’une machine vivante autrement nommée « machine à déféquer » réalisée par l’artiste belge Wim Delvoye de 2000 à 2007. Elle fut d’ailleurs exposée au CAPC, Musée de Bordeaux, lors de l’exposition Hors d’œuvre proposée par Maurice Fréchuret1 en 2004-2005. On a pour habitude de comparer le corps organique à une machine. En effet, les organes sont assimilés à des objets, des outils mécaniques ou techniques, comme l’objectif photographique ou la pompe cardiaque par exemple. Cette tentation d’assimiler l’organisme humain à une machine semble être le moyen de réduire l’énigme du vivant en le soumettant au modèle de la machine afin d’en saisir le fonctionnement. L’un et l’autre fusionnent, comme dans un échange réciproque, le corps humain se mécanise et la machine s’humanise. Ainsi, la possibilité de réduction du corps vivant à une machine nous amène à nous interroger sur la mise en œuvre d’un monde artificiel, déshumanisé et sans limites. La création et la reproduction artistiques contemporaines sontelles menacées par la technologie ? La machine peut-elle remplacer l’homme dans le processus créatif comme dans le processus de sa propre reproduction ? L’artiste belge Wim Delvoye, né en 1965, développe cette idée d’un corps-machine avec Cloaca (2000-2007) dont il existe aujourd’hui huit versions. En 1999, il entreprend de réaliser une installation biotechnologique reproduisant le cycle complet de la digestion des aliments depuis l’ingestion et la mastication jusqu’à la défécation. Conçue et élaborée sous la direction de l’artiste, qui endosse la posture d’un entrepreneur, Cloaca se trouve à l’origine de la société éponyme Cloaca S.A., un projet scientifique mobilisant une centaine d’ingénieurs. Au préalable, Wim Delvoye a réalisé des dessins techniques substituant des dispositifs artificiels à chaque élément constitutif de l’organisme digestif, de la bouche à l’anus en passant par le pancréas, la bile, les intestins ou les fluides. Avec apport de la science et de la technologie et par transposition (organe = pièce de construction), l’artiste a conçu alors son 1. Alors conservateur directeur de ce musée. 35 Laure Joyeux œuvre hybride au-delà des limites entre l’homme et la machine, dans une démarche qui réduit ainsi l’écart entre l’art et la vie, puisqu’elle confère à la machine des fonctions vitales (l’œuvre, en effet, doit être en bonne santé dans le musée si elle veut toucher ou marquer le visiteur). Voyons maintenant comment elle est fabriquée. Cloaca se compose de six cloches de verre reliées entre elles par des tubes, des tuyaux et des pompes dans lesquels circulent des aliments durant 27 heures. Ce circuit digestif artificiel contient des enzymes et des bactéries promettant la digestion de ces aliments. L’installation est maintenue à la température du corps humain (37.2°). Enfin, deux fois par jour, un traiteur passe pour alimenter la machine, et les défécations de Cloaca (250 grammes chacune) sont ensuite scellées sous vide et vendues en édition limitée à 1 500 dollars pièce. Ces machines sont réalisées et programmées suivant un rythme biologique précis. La mini Cloaca, par exemple, mange très peu et produit des étrons de 15 grammes. En revanche, la Cloaca Turbo (2003), réalisée à partir de machines à laver, a une digestion très rapide et assure une production de pas moins de 50 kg. Cette machine-corps revêt la forme d’une machine biologique anthropomorphe, son principal exploit étant la digestion. Si Cloaca reproduit effectivement le fonctionnement organique humain, elle s’avère pourtant déshumanisée, défaite de sensibilité. Elle ne réagit pas, elle fonctionne. Son odeur peut toutefois faire réagir le spectateur. Déjà, au xviie siècle, René Descartes (1596-1650) jetait les fondements de la théorie du corps-machine. Parce qu’il est créé à l’image de Dieu, l’homme doué de pensée (ou capable de penser) est muni d’une âme, en opposition aux réflexes qui, à l’inverse, appartiennent au corps semblable à une machine organique. Le philosophe distingue pour cela deux substances : la substance étendue correspondant à la matière et la substance pensante qu’est l’âme. Le mouvement du corps est régi par ce qu’il nomme « les esprits animaux », selon les lois strictes de la mécanique, qui assurent les diverses fonctions de l’organisme comme la digestion. Aussi, le corps est-il comparable à un automate selon le philosophe qui sépare alors rigoureusement l’âme et le corps, la faculté de penser et la faculté de sentir. Si nous suivons l’idée de Descartes, la machine Cloaca se pose comme un circuit organique, mécanisé et sans âme, et propose l’idée d’un corps-machine déshumanisé. Au début du xxe siècle, l’image d’une interaction entre le corps humain et la machine est un thème central du culte futuriste. L’Italien Marinetti, auteur des manifestes futuristes, énonce les usages du corps mécanisé capable de dominer le temps et l’espace où, dit-il, « l’homme démultiplié dont nous rêvons ne 36 Cloaca, une machine à l’œuvre connaîtra pas les peines de la vieillesse2 ». Comparant l’homme à un moteur, il ajoute : « Nous aspirons à la création d’un type non humain, affranchi de la douleur morale, de la bonté, des sentiments et de l’amour qui ne sont que des poisons corrosifs.3 » Corps mécanique et esprit divin fusionnent, l’avènement de la machine et la libération des émotions (qui sont un frein à l’évolution de l’homme) et du poids de la mort, promettent la création d’un nouvel homme. Immortelle, la machine Cloaca, d’un point de vue futuriste et mécaniste, semble défier la nature par une négation de l’humain et de ses émotions, en affranchissant le corps de sa fatale réalité, de son inexorable destin entropique et en proposant l’idée d’un homme nouveau dont il convient de changer les pièces lorsque celles-ci sont usées. Pourtant, de nos jours, grâce aux connaissances acquises notamment en génétique, les phénomènes mettent en évidence une très grande complexité physico-chimique du corps. Ainsi, la spécificité d’un organisme ne semble pas pouvoir se résumer à une juxtaposition de pièces. Cloaca a cette particularité d’être composée d’éléments à la fois mécaniques et chimiques. Dans le cadre d’une vision mécaniste, l’alimentation d’un organisme est comparable à la consommation de carburant par une machine. Il est vrai que, d’un point de vue strictement physiologique, l’alimentation fournit à l’être humain l’énergie qui lui est nécessaire. Mais, à la différence d’un moteur, l’organisme vivant va absorber cette alimentation, la décomposer, la transformer pour se réapproprier les composants (protéines, glucides, lipides, vitamines…) qui deviennent les siens ; il se les incorpore. Ce n’est évidemment pas le cas de la machine qui entretient un lien extérieur avec les matières alors que se joue dans l’organisme vivant une liaison interne. Aussi, Cloaca se nourrit-elle mécaniquement et nous offre-t-elle à la fois la trivialité d’un espace interne commun à tous les êtres humains et le spectacle distancié de la digestion. Revenons un instant à l’œuvre et à son titre, Cloaca. Cloaca maxima est le nom donné au grand égout principal de Rome qui servit de modèle à l’obsession hygiéniste du xixe siècle. D’autre part le cloaque, mot dérivé du latin, désigne « chez les animaux le réceptacle commun aux excrétions des voies digestives et aux produits des voies génitales4 ». Au regard de ces définitions, le cloaque est donc un circuit interne ou souterrain, normalement invisible. Cette ingénierie, destinée à produire au moins un étron par jour, nous offre ici le spectacle de la digestion et rend visible la scène d’un acte privé. 2. Filippo Tommaso Marinetti, L’homme multiplié et le royaume de la machine, publié en 1911 dans le recueil Le futurisme, et en 1915 dans le recueil Guerre, seule hygiène du monde. 3. Ibid. 4. Trésor de la Langue Française, TLF, [En ligne]. « En zoologie, par analogie à sa signification première, le « cloaque » désigne l’ouverture postérieure qui sert de seul orifice pour les voies intestinales, urinaires et génitales chez les oiseaux et les reptiles. » http://atilf.atilf.fr 37 Laure Joyeux Intimes, la digestion et les sécrétions corporelles s’exhibent sans pudeur avec Cloaca, dans un principe de proximité avec le spectateur, témoin immédiat de son expulsion scatologique et confirmant en même temps l’authenticité de la puanteur. Cloaca n’a en effet aucun tabou. Le spectateur ne peut échapper au gigantisme de la machine remplissant tout l’espace (270 × 1160 × 170 cm pour Cloaca Original). La transparence des bocaux fait entrevoir les liquides et les mictions, le vide laisse apparaître la structure organisée et la part organique (l’aliment en décomposition) de la machine, sans l’interface d’une peau opaque, telle une abstraction formelle. À l’instar de Cloaca dépossédée de toute matérialité charnelle, le squelette est selon Catherine Grenier une « épure graphique qui ne porte plus le souvenir de la chair qu’il a un temps portée5 ». Il s’agit alors, dit-elle, de dénoncer dans une sorte de vanité (du latin vanitas : « état de vide ») contemporaine, « cette nature charnelle de l’homme, soumis à la décrépitude et à la maladie6 ». Ravalée aux fonctions vitales les plus animales, considérées comme honteuses par nos sociétés, l’œuvre se rapporte cependant aux mystères de la vie et à sa formidable et complexe mécanique. L’exhibition impudente de cette machine digestive nous livre les secrets de l’intime dans une mise à nu de sa réalité. En 1739 déjà, Jacques de Vaucanson (1709-1782), mécanicien connu pour la création de plusieurs automates dont le fameux « canard digérateur », cherchait une démonstration mimétique de la digestion. Composé de plus de trois cents pièces, toutes mobiles, l’animal pouvait battre des ailes, caqueter, boire, picorer des graines et les digérer. En revanche la coupe transversale de la construction du canard nous révèle que l’imitation de la digestion n’était qu’un leurre. Le canard ne digérait pas vraiment car les graines tombaient en fait dans une cache insérée dans le cou ; l’excrément n’était pas le produit de l’automate. Le canard doté d’une porte latérale que l’on pouvait rabattre lors des démonstrations publiques donnait l’illusion de la digestion et l’affichage ostensible des excréments renforçait l’impression de réalité. Aussi, la falsification du processus nous interroge-t-elle sur les possibilités de représentation de mondes intérieurs. De la même manière, Cloaca est la traduction mécanisée de vies intérieures à ceci près que chez Wim Delvoye la machine reproduit chimiquement le processus de digestion dans un souci de réalisme. En revanche, par le truchement d’un agencement mécanique, le rapport au processus de digestion et à la matière produite est distancié. Le corps désincarné de la machine n’est pas perçu comme hyperréaliste, comme chair, sang et tripes. La froideur de la technologie accentuée par l’esthétisme d’un univers médicalisé, rappelant 5. Catherine Grenier, « Vanités comiques », in Anne-Marie Charbonneaux (sous la dir. de), Les Vanités dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2005, p. 122. 6. Ibid. p. 126. 38 Cloaca, une machine à l’œuvre celui du White Cube7, cet espace blanc, propre et artificiel qu’affichent certaines galeries contemporaines, n’invite qu’à une considération hygiéniste et clinicienne du corps humain. Le spectateur ne s’identifie alors que bien difficilement à cette abstraction concrète de l’organisme humain, et dont le fonctionnement semble pourtant être le dénominateur commun à tous les hommes, à cette différence que la transformation de la matière organique est produite par le biais d’un engrenage artificiel d’un bout à l’autre. Cette matière excrémentielle universelle est aujourd’hui partie intégrante d’un processus de mise en œuvre artistique et livrée à des fins contemplatives. Cloaca se revendique de la lignée de la démarche de Piero Manzoni (19331963). Wim Delvoye parle d’ailleurs de sa pièce comme d’un « cybermanzoni ». Cet artiste présentait ses propres Merda d’artista (1961) dans des boîtes de conserves, chacune pesant 30 grammes. L’artiste s’inscrit dans le mouvement artistique des années 1960, période dont les œuvres travaillent à la réhabilitation du corps, « lieu du péché », redonnant à l’art sa dimension incarnée. Les sécrétions corporelles, en effet, nous rappellent à notre animalité et sont dans notre société soigneusement éloignées et considérées comme honteuses. Dans la culture occidentale, le corps a été conceptualisé à partir d’une séparation du corps et de l’esprit. Aussi, cette distinction fondatrice refoule-t-elle le corps et valorise-t-elle l’esprit où l’excrément est un indice pesant de l’animalité de l’homme, l’éloignant de sa parenté divine. L’artiste fait des sécrétions corporelles un medium plastique interrogeant, de ce fait, ces objets d’art chargés de sang et de matières. Cette matière organique à valeur esthétique propose en effet une rupture avec la tradition de la matière noble et l’exaltation de la Beauté. Culture du goût et du plaisir, l’art s’est longtemps donné pour fin de réjouir les sens alors que l’humanité considérait les excreta du corps comme de repoussantes choses. Dans le Parménide de Platon, Socrate affirme que « la boue, les poils et la crasse sont des choses grotesques8 », elles n’ont pas de forme et n’ont aucun lien avec les Idées qui pour le philosophe sont la vraie réalité. Il ne peut y avoir de matières organiques et informes dans le Beau idéal de Platon. En effet, la sculpture doit être dressée, moulée dans des matières dures et édifiée, à l’image de l’âme tout entière qui doit apprendre l’élévation et du corps qui doit se maintenir debout. En somme, l’animal, cet « oublieux des idées » pour le philosophe grec, possède un corps qui renonce à la station debout alors que les hommes sont redressés par leur force spirituelle. Si le mou est la défaite de la matière, Cloaca fait la part belle à son élasticité, faisant d’un déchet une sculpture. Aussi, cette matière vile et molle que Platon relègue au second 7. Brian O’Doherty, White Cube, L’espace de la galerie et son idéologie, Paris, Les Presses du réel, 2008. 8. Platon, Œuvres complètes, « Parménide », Paris, Flammarion, 2008, p. 98, 130d. 39 Laure Joyeux plan car trop assujettie aux sens, Wim Delvoye, avec ce cloaque, lui donne-t-il forme, cultivant le dégoût, la répulsion et les odeurs nauséabondes, toutes ces abjections qui désacralisent l’art. Combinant art et technologie, l’artiste, simultanément scientifique et entrepreneur, travaille à réduire le corps à sa simple fonctionnalité : produire en abondance la matière artistique. Matière esthétique, l’excrément, produit de la machine, devient un produit de marché de l’art, une valeur marchande. Dans une manipulation standardisée, les excréments sont emballés sous vide et frappés de logos qui pastichent ceux de Superman, Monsieur Propre, de Coca-Cola (dont il vend également de fausses cannettes, des produits dérivés) ou encore de Chanel n° 5. De cette production de formes, Delvoye, évoquant à la fois le caractère sacré de l’art et sa marchandisation, dit que « l’excrément humain est l’image la plus cosmopolite, plus universelle encore que Jésus ou Coca-Cola9 ». L’œuvre excrémentielle est alors produite en série de manière industrielle, et de manière plurielle par sa démultiplication matérielle véhiculée sous les auspices de la marchandisation. Production de la machine, les fèces se transforment en pièces d’art contemporain et définissent l’art comme une économie de marché. Lorsque Manzoni vendait ses boîtes au prix courant de l’or, 1 500 francs, il ironisait sur l’absurdité du marché de l’art. De son côté, Wim Delvoye dit : « j’ai voulu faire une machine nulle10 ». En faisant intervenir la machine, symbole de l’industrialisation, et en proposant un produit sans valeur d’usage, Delvoye ironise sur le productivisme et, différemment du philosophe Walter Benjamin, sur la perte d’aura, du caractère sacré et unique propre aux objets d’art11. Aussi, les excréments emballés, marqués de logos, utilisés sur le marché international engagent-ils une analyse de la valeur des produits artistiques et sans identité sur le marché de l’art : des déchets à valeur commerciale. Wim Delvoye évalue ainsi le monde contemporain et le travail humain à l’aune du déchet. Si l’automatisme est susceptible de libérer l’homme de l’aliénation et de la pénibilité du travail, Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne prévient de sa conséquence : une perte de sens où l’homme sera privé d’une part essentielle de sa vita activa, c’est-à-dire de l’activité haute et enrichissante qu’elle appelle œuvre. Cessant d’être une grande richesse, le 9. Wim Delvoye, 13 février-23 mai 2010, Catalogue de l’exposition MAMAC de Nice, Nice, Skira-Flammarion, 2010, p. 43. 10. Geneviève Breerette, « Je cherche à donner une cotation à l’art » [en ligne]. Le Monde, 28.08.2005, http://www.lemonde.fr 11. Dans son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), Benjamin analyse l’œuvre soumise à la reproduction mécanique. L’œuvre démultipliée à l’infini, ditil, perd l’aura d’une œuvre unique, son authenticité, son hic et nunc (l’unicité de sa présence dans l’ici et le maintenant) et son caractère sacré. 40 Cloaca, une machine à l’œuvre travail humain ajusté à la production insuffle l’idée de la menace d’automatisme où le faire-œuvre n’existe plus car le machinisme s’y est substitué. La machine Cloaca flirte avec les mythes fondant notre société moderne comme l’homme-machine, le progrès, ou le productivisme. Cloaca est une machine-artiste sur commande dénuée de toute sensation et de toute humanité. Créature immortelle de l’artiste, le dispositif anthropomorphe s’évertue à remplacer le vivant en usant de manœuvres relevant d’un réalisme cru et mettant à nu l’énigme du vivant. La machine-artiste ne produit pourtant que de la répétition, de la monotonie dans une pauvreté de résultat. Néanmoins, son impuissance créative met en lumière les facultés critiques de l’artiste dont elle dépend, vis-à-vis de l’art et de la société. Cette machine-œuvre qui produit des excréments au sein du musée s’inscrit dans l’ère de la globalisation. Déléguant son ouvrage, Wim Delvoye met en scène l’iconographie capitaliste et joue de ses stratégies pour inciter à l’achat par le vecteur scatologique, au demeurant blasphématoire, et par une prédilection du laid au détriment du beau. En s’aliénant parmi les consommables, la création est intégrée dans le circuit de la marchandise. Le recours à la dimension mécanique consigne l’art sous cet aspect, par la série et la reproduction du même grâce à une machine. Le déchet sans valeur possède une valeur capitalisable sur le marché de l’art. La mécanisation réduit ainsi l’activité créatrice à un automatisme. Wim Delvoye s’approprie les outils même du système pour les lui retourner. La portée critique de Cloaca tend à démonter les systèmes d’une société atteinte d’hyper, d’hyperconsommation, d’hypercapitalisme, en ironisant sur la société post-industrielle dont la vie quotidienne est colonisée sinon contaminée par la marchandise. Si l’art à l’âge industriel perd son caractère désintéressé et son autonomie, c’est-à-dire sa capacité de reflet critique face à cette réalité économique, alors la création artistique est à l’image des poulets en batterie, telle une machine productive et dans une logique de surproduction. Bibliographie a. Ouvrages : Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket Agora, 1983. Benjamin Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 2007. Charbonneaux Anne-Marie (sous la dir. de), Les Vanités dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 2005. Doyon André et Liaigre Lucien, Jacques Vaucanson, mécanicien de génie, Paris, PUF, 1967. 41 Laure Joyeux Fréchuret Maurice, Le Mou et ses formes : essai sur quelques catégories de la sculpture du xxe siècle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2004. Lista Giovanni, Le Futurisme. Une avant-garde radicale, Paris, Gallimard, 2008. Mèredieu (De) Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse In extenso, 2008. O’Doherty Brian, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Paris, Les Presses du réel, 2008. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008. Souriau Étienne, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1990. b. Catalogue et périodiques : Art Press 2, ABC - Art Belge Contemporain, n° 19, novembre-décembrejanvier 2011. Art Press, Le succès de l’art contemporain a-t-il un prix ? n° 374, janvier 2011. Le Monde. « Je cherche à donner une cotation à l’art », propos de Wim Delvoye recueillis par Geneviève Breerette, Le Monde, 28.08.2005. Wim Delvoye, 13 février-23 mai 2010, Catalogue de l’exposition MAMAC de Nice, Nice, Skira Flammarion, 2010, 160 p. c. Sources électroniques : TLF, Site des Trésors de la Langue Française, TLF. Disponibilité et accès http://atilf.atilf.fr Encyclopædia Universalis, Site d’Encyclopædia Universalis. Disponibilité et accès http://www.universalis-edu.com Wim Delvoye, Site de Wim Delvoye. Disponibilité et accès www.wimdelvoye.be Wim Delvoye, Site du catalogue de l’exposition du 30 septembre 2007 au 6 janvier 2008, Casino Luxembourg, Forum d’art contemporain. Disponibilité et accès www.wimdelvoye.be/images/catalog/image_1164.pdf Mac Lyon, Site de l’exposition du 21 mai au 10 août 2003 [en ligne]. Disponibilité et accès http://www.mac-lyon.com/static/mac/contenu/fichiers/ divers/delvoye/index.html 42 Aurélie Martinez, Laboratoire CLARE/Artes, Université Michelde-Montaigne Bordeaux 3, [email protected] Résumé Selon la pensée mécaniste de René Descartes, le corps humain est comparable à une machine. Si l’un de ces composants est endommagé, sa dite normalité devient pathologique. Pour rétablir ces fonctions corporelles, les scientifiques proposent à leurs patients des prothèses. Dans l’art actuel, des artistes tels que Matthew Barney, Joël-Peter Witkin et Stelarc mettent en scène ces individus prothétiques ou s’en inspirent en travaillant sur un corps amplifié ou prolongé. Mots-clés Corps, chair, prothèse, corps amplifié, art contemporain. Abstract From Functional Prosthesis to the Extended Body According to the mechanistic system of René Descartes, the human body is like a machine. If one of his components is damaged, its standard condition becomes pathological. To restore those dysfunctions, scientists can provide prosthesis to their patients. In art today, artists such as Matthew Barney, Joël-Peter Witkin and Stelarc create and stage those prosthetic individuals or get inspired by working on an extended body. Keywords Body, flesh, prosthesis, extended body, contemporary art. De la prothèse réparatrice au corps amplifié De la prothèse réparatrice au corps amplifié Aurélie Martinez L’organisation du corps humain est comparable à celle d’une machine. Le fonctionnement de celle-ci dépend de la bonne coordination d’organes interdépendants, semblables à des moteurs composés de rouages, de ressorts, de courroies, de gaines, de pistons, etc. Lors d’un accident, suite à une maladie ou à une déficience congénitale, la machine humaine peut être endommagée d’une manière interne ou externe. Mais à quel moment doit-on considérer que la dite normalité du corps bascule vers un état pathologique irréversible ? Pour distinguer le rapport entre un état normal et un état pathologique, une référence à la définition de la normalité énoncée par Georges Canguilhem, dans la seconde partie de son ouvrage Le Normal et le pathologique, semble nécessaire : Est normal, étymologiquement, puisque norma, ce qui désigne l’équerre, ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se tient dans un juste milieu, d’où deux sens dérivés : est normal ce qui est tel qu’il doit être : est normal, au sens le plus usuel du mot, ce qui se rencontre dans la majorité des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d’un caractère mesurable.1 Cette définition extraite des préceptes de la philosophe réaliste indique que tout être humain possède un corps parfait du moment où il maintient au mieux ses fonctions vitales. Chaque jour, l’homme mange, boit, digère, défèque, urine, marche, dort, court, fait plus ou moins du sport, etc. Toutes ces actions liées au bon fonctionnement du corps sont semblables à une thérapie naturelle. Si le corps est mal alimenté, s’il ne se repose pas correctement, s’il ne se déplace pas selon ses besoins journaliers, etc., la thérapie qui entretient le mécanisme naturel de notre organisme se détériore ou se dérègle. La normalité corporelle devient pathologique lorsque le patient n’est plus à même de procéder à sa thérapie quotidienne qui entretient naturellement son corps. En cas de pathologie grave, la santé physique peut basculer d’un état stable 1. Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique (1966), Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 76. 45 Aurélie Martinez vers une anormalité passagère soignable au moyen d’une thérapie médicale. Dans d’autres cas plus sévères, le diagnostic ne peut qu’annoncer un handicap irréversible menaçant ou empêchant le rétablissement de l’état physique originel. Afin de compenser les fonctions corporelles défaillantes, les médecins peuvent proposer à leurs patients des prothèses. L’homme prothétique La définition du mot prothèse, venant du grec prostithenai, « ajouter à », est à considérer selon deux degrés d’appréhension. Selon sa définition la plus courante, une prothèse désigne un appareillage orthopédique ou un dispositif implanté à l’intérieur de l’organisme pour suppléer à un organe manquant ou à une fonction compromise. Néanmoins, une prothèse peut aussi définir un objet ou une machine que nous utilisons au quotidien, afin d’améliorer ou de prolonger nos capacités physiques. La prolifération d’objets technologiques permettant à l’homme de rectifier, de combler ou d’augmenter certaines de ses capacités corporelles n’a jamais cessé de progresser. En 1929, Sigmund Freud en faisait déjà l’inventaire, dans le Malaise dans la civilisation. Grâce à tous ces instruments, l’homme perfectionne ses organes – moteurs aussi bien que sensoriels […]. Les machines à moteur le munissent de forces gigantesques aussi faciles à diriger à son gré que celles de ses muscles ; grâce au navire, ni l’eau ni l’air ne peuvent entraver ses déplacements. Avec les lunettes, il corrige les défauts des lentilles de ses yeux ; le télescope lui permet de voir à d’immenses distances, et le microscope de dépasser les limites étroites assignées à sa vision par structure de la rétine […]. À l’aide du téléphone, il entend loin, à des distances que les contes eux-mêmes respecteraient comme infranchissables […]. L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de dieu prothétique, dieu certes s’il revêt tous ses organes auxiliaires… De nos jours, ainsi que le fait remarquer Bernard Andrieu, dans son ouvrage intitulé Devenir hybride, certains de ces objets, qu’il qualifie de corporels, se sont peu à peu incorporés « en hybridant la chair par la technique : le Bluetooth dans l’oreille, le SMS au bout des doigts, le portable porté devant soi et la télécommande agissant sur mon corps par procuration2 ». Par conséquent, bien qu’il existe une différence entre les objets technologiques que nous utilisons au quotidien et les prothèses réparatrices, les premiers sont en train de s’incorporer à notre chair ou tout au moins de s’en approcher au plus près. Mais aujourd’hui, la prothèse qui nous intéresse est la prothèse thérapeutique. 2. Bernard Andrieu, Devenir hybride, Presses Universitaires de Nancy, 2008, p. 68-69. 46 De la prothèse réparatrice au corps amplifié La prothèse réparatrice La prothèse réparatrice, permettant à l’homme de pallier un handicap, le rend mi-organique, mi-prothétique. Ces prothèses ont considérablement évolué et permettent de soigner une multitude de pathologies. Elles comblent des déficiences du cristallin, de l’audition, des articulations, des dents, du crâne, du larynx, du cœur, des bras, des jambes, de la hanche, des genoux, etc. D’un point de vue historique, la première main artificielle et une emboîture engainant l’avant-bras, datant de 4 000 ans av. J.-C., ont été retrouvées sur une momie égyptienne. Au iiie siècle av. J.-C., Serjius Silus, amputé de la main droite, se fit faire une main de fer. La jambe de bois de Capoue est doublée d’une gaine de bronze. Au xve siècle, Léonard de Vinci dessinait un œil artificiel pendant que les horlogers suisses fabriquaient des mains articulées en fer forgé. Sur les champs de bataille, Ambroise Paré, chirurgien sous quatre rois, ampute, cautérise et remplace par des prothèses fonctionnelles les membres meurtris. La prothèse demeure une chirurgie réparatrice plutôt qu’esthétique qui doit restaurer l’image corporelle de l’amputé de la guerre, comme celui de la Première Guerre mondiale3. Depuis, l’apparition de la « bionique humaine » a permis d’immenses progrès. Claudia Mitchell, amputée du bras gauche au ras de l’épaule en 2004, suite à un accident de moto, a pu bénéficier en août 2005, comme cinq autres sujets, d’une méthode expérimentale révolutionnaire d’installation d’une prothèse totale de bras mise au point par les chirurgiens et chercheurs du Rehabilitation Institute of Chicago (Illinois). Le cas de Claudia Mitchell a ouvert une nouvelle ère de l’ingénierie bionique : les chirurgiens sont en effet parvenus à reconnecter indirectement son cerveau avec son bras prothétique. Comment ? En utilisant son anatomie. Les extrémités des nerfs moteurs coupés du bras amputé (nerf médian, nerf radial, nerf brachial) ont été déroutées chirurgicalement vers un groupe de muscles de la paroi thoracique. Le circuit moteur normal, qui part du cortex moteur du cerveau, descend dans la moelle épinière et sort entre les vertèbres pour constituer les nerfs périphériques, a été conservé. Commandés par un circuit moteur cérébral, les muscles thoraciques se contractent et envoient à travers la peau des signaux myoélectriques4. Ces messages sont relayés par plusieurs dizaines de capteurs collés sur la poitrine vers la prothèse pour la mettre en mouvement. L’extrémité du nerf médian amputé est par exemple connectée au muscle pectoral, qui envoie un signal « ouvert/fermé » à la pince des doigts. La puce est capable d’analyser une centaine de signaux neuronaux et de commander jusqu’à 22 fonctions distinctes de la prothèse. 3. Ibid., p. 69-70. 4. Qui se rapporte à la propriété électrique des muscles. 47 Aurélie Martinez Ces êtres prothétiques dont le corps s’est hybridé pour retrouver une meilleure fonctionnalité attirent l’attention des artistes contemporains. Certains les mettent en scène dans leurs œuvres en détournant la fonction première de leurs prothèses. D’autres, investis dans l’évolution constante des recherches en cybernétique, agrémentent leur corps pour mieux le prolonger et l’amplifier. Comment doit-on appréhender l’exploitation de ces technologies dans l’art actuel ? Aimee Mullins, née avec une hémimélie fibulaire (c’est-à-dire sans péroné) a été amputée sous le genou au cours de sa première année. Depuis, elle est devenue athlète para-olympique, mannequin et actrice dans les films de l’artiste Matthew Barney. Pour Matthew Barney, le handicap d’Aimee Mullins est une source d’inspiration. Pour chacun de ses rôles, Matthew Barney lui crée une nouvelle paire de jambes. Chacune d’entre elles lui donne une identité bien particulière. Dans Cremaster 3, elle incarne l’alter ego de l’Apprenti. Ses jambes semblent être faites de cristal afin d’amplifier la pureté que son personnage dégage. Suite à une transformation fortuite liée au déroulement du film, elle devient une femme-léopard. Ses prothèses deviennent des pattes. En 1992, dans une de ses photographies, intitulée Satiro, Joël-Peter Witkin affuble l’un de ses modèles, né sans bras et sans jambe, d’une paire de pattes de cervidé afin de lui donner l’identité d’un satyre. Face à ces êtres hybrides, nous constatons que le détournement de la prothèse thérapeutique permet de donner momentanément une nouvelle identité au corps porteur. Le corps amplifié Selon une tout autre approche, le performeur australien Stelarc, pionnier du body-art cybernétique, a développé une esthétique prothétique où « l’artiste est un guide dans l’évolution qui extrapole et imagine de nouvelles trajectoires […], qui restructure et hypersensibilise le corps5 ». Équipé de son corps amplifié, de ses yeux lasers, de sa troisième main, de son bras automatique et de son ombre vidéo, [Stelarc] incarne à l’avance l’hybride humain-machine que nous sommes tous symboliquement en train de devenir.6 Pour lui, « plutôt que de remplacer une partie du corps qui manque ou qui fonctionne mal, ces interfaces et ces dispositifs augmentent ou amplifient la forme et les fonctions du corps7 ». Selon son mode de pensée, le corps 5. Mark Dery, Vitesse virtuelle, La cyberculture aujourd’hui (1996), Paris, éditions Abbeville, 1997, p. 166. 6. Ibid. 7. Bernard Andrieu, Devenir hybride, op. cit., p. 70. 48 De la prothèse réparatrice au corps amplifié organique est obsolète. Ses recherches sont à l’opposé « du retour à l’organique pur dont peuvent faire état des œuvres telles que la robe ou la veste de viande dont se recouvrent respectivement, au même moment, Jana Sterbak ou Robert Gligorov, signe d’un désir de renouement brut avec la matière vivante8 ». Pour Stelarc, « l’humain prolongé, c’est celui qui use de prothèses efficaces, qui démultiplient ses pouvoirs sensibles par l’adjonction à sa propre structure d’éléments corporels9 ». Avec « Writing with Three Hands Simultaneously (1981) ou encore The Third Arm (1995), l’artiste ajoute à son corps un bras articulé mécanique ou une troisième main lui permettant d’augmenter d’un tiers la force de ses membres supérieurs ou de ses capacités de préhension manuelles10 ». Fabriquée sur mesure par un fabricant japonais, la Main est un manipulateur robotique d’une grande dextérité, qui peut être commandé par les signaux EMG (électromyographiques) émis par les muscles du ventre et des cuisses de Stelarc. Elle peut pincer, saisir, lâcher, tourner son poignet à deux cent quatre-vingt-dix degrés dans les deux directions, et possède un système de feed-back11 tactile qui donne un sens rudimentaire du toucher en stimulant les électrodes fixées au bras de l’artiste.12 « Autre réalisation […] une machine dotée de six jambes dont le fonctionnement est régulé par le pas d’un marcheur13 » nommée Exoskeleton qu’il présente en 1998. Composé de six pattes, cet impressionnant robot a été développé en collaboration avec des ingénieurs de Hambourg. Cet hybride mi-homme, mi-machine propulsé par un mécanisme à air comprimé, permet à l’homme de développer l’ensemble de ses mouvements. Debout en son centre, il le dirige en agitant ses bras. Les propositions de Stelarc semblent, sans conteste, valoriser « une culture délirante de l’augmentation corporelle nécessaire. […] le corps seul est faible, ce n’est qu’une fois machiné qu’il devient son propre au-delà – corps que l’on va doter pour cela de supermembres dont la fonction, selon l’usage classique est de prolonger le naturel. […] Le principe en résulte que le corps est dépassé […] le statut biologique de l’humain, de toute façon, est appelé à varier, à muter sous la pression de la technique. Rien à cela de fatal, une telle évolution est logique, elle ne fait que prolonger les 8. Paul Ardenne, L’image corps. Figures de l’humain dans l’art du xxe siècle, Paris, Éditions du regard, 2001, p. 437. 9. Ibid., p. 438. 10. Ibid. 11. Rétroaction, action de contrôle en retour. 12. Mark Dery, Vitesse virtuelle, op. cit. 13. Ibid. 49 Aurélie Martinez évolutions déjà constatées par le passé, à commencer par l’exploitation de l’artificiel14 ». Je conclurais donc par le questionnement suivant : que doit-on penser des androïdes mis au point par le roboticien japonais Hiroshi Ishiguro, directeur du Intelligent Robotics Laboratory, à l’Université d’Osaka, lorsque celui-ci présente à la presse internationale un androïde à son image, ou lorsqu’un metteur en scène japonais annonce la conception d’une pièce de théâtre dont l’actrice principale est une androïde nommée Geminoid F ? Face à ces avancées en matière de robotique, une interrogation se profile : Le clone humain que l’on imagine aujourd’hui organique ne sera-t-il pas plutôt artificiel au même titre qu’un androïde ? Bibliographie Andrieu Bernard, Devenir hybride, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2008. Ardenne Paul, L’image corps. Figures de l’humain dans l’art du xxe siècle, Paris, Éditions du regard, 2001. Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2006. Dery Mark, Vitesse virtuelle, La cyberculture aujourd’hui [1996], Paris, éditions Abbeville, 1997. Freud Sigmund, Le Malaise dans la civilisation [1929], Paris, Presses Universitaires de France, 2004. 14. Paul Ardenne, L’image corps, op. cit., p. 439. 50 Stéphanie Ravez, Équipe Climas, université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3, [email protected] Résumé Beckett semble n’avoir jamais cessé d’attaquer le corps comme support et vecteur de la subjectivité dans sa prose ou dans son théâtre. Au début de son œuvre, le corps y est avant tout envisagé à l’état de moignon, de morceau détaché du moi. Mais à partir des années 1960, l’exploration de nouveaux médias infléchit l’écriture du corps beckettien vers un abandon des mutilations au profit d’un devenir prothétique, puis spectral. La notion de supplément originairement associée au corps devient alors l’apanage de l’intériorité et de la conscience. Mots-clés Dualisme, mutilation, prothèse, spectralisation, supplément. Abstract Beckett never seems to stop attacking the body as support and vector of subjectivity in his prose and theatre. Thus, in the first half of his work, the body is mainly envisaged as stump or piece cut off from the self. But from the sixties on, his use of new media modifies his representation of the body, which gets increasingly prosthetic, and later spectralised. On the contrary, the notion of supplement originally associated with the body now defines interiority and consciousness. Keywords Dualism, mutilation, prosthesis, spectralisation, supplement. Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett Stéphanie Ravez Le corps et sa représentation est au cœur du texte littéraire qui s’intéresse à l’humain. C’est également le cas des textes qui prennent pour objet l’objet, précisément parce que ce qui est exprimé l’est toujours, au fond, depuis un corps. L’œuvre de Beckett ne fait pas exception, y compris comme lorsque dans la pièce intitulée Souffle, la scène ne donne à voir qu’un tas de détritus pendant quarante secondes avant d’être replongée dans le noir. Si les immondices se rapportent par métonymie aux corps qui en ont fait usage, l’inspiration initiale et l’expiration finale qui rythment et encadrent ce bref tableau signalent quant à elles la présence du corps, corps de l’enfant qui vagit et du vieillard qui exhale son dernier souffle, corps peut-être même sexuel puisque Souffle fut la réponse ironique de Beckett à la commande d’un ami pour la revue érotique Oh ! Calcutta ! en 1969. Et en même temps, on pourrait lire dans ce bref tableau une forme de dégoût vis-à-vis du corps, toujours en trop pour ainsi dire, un excès qui se donne à voir par déplacement dans la montagne de déchets. Quant aux deux souffles liminaires, à l’aube et au crépuscule de la vie, ils supposent un corps à peine surgi du néant et prêt à y retourner. Ainsi les textes de Beckett semblent souvent hésiter entre le morcellement et la disparition dès lors qu’il s’agit du corps. Pourtant, ce n’est pas tant sa matérialité qui préoccupe Beckett, bien que celui-ci soit sensible à sa démarche, sa posture, le grain de la voix, etc., que la fonction qu’on lui prête. Le corps est envisagé dans son œuvre avant tout comme support, indice, vecteur d’une identité subjective et humaine. J’emploie ici les concepts de sujet et d’humanité dans un sens classique, humaniste, sens dont l’œuvre de Beckett ne cesse d’interroger la légitimité. L’unité imaginaire du corps est la source de toutes les attaques menées par Beckett, depuis ses premiers romans rédigés en anglais jusqu’à ses derniers textes de théâtre et de fiction. La distance du corps à soi explique, d’une part, sa mécanisation, totale ou partielle : autrement dit, une manière de traduire l’étrangeté du corps passe par sa transformation mécanique ; ainsi, l’écriture consiste à accentuer, creuser le fossé dualiste entre l’âme et le corps. D’autre part, le morcellement que subissent les corps beckettiens est inversement une façon de réduire la distance entre le moi et le corps, de s’approcher au plus 53 Stéphanie Ravez près d’une réalité subjective éclatée. Beckett semble osciller entre tantôt une vision classique, disons cartésienne (qu’il conteste par ailleurs), tantôt une vision moderne du sujet humain pour représenter le corps. À partir des années 1960, l’attention portée aux nouveaux médias, comme la radio et la télévision, infléchira l’écriture de Beckett du côté du corps prothétique, du corps existant à l’état de prothèse, renonçant aux moignons et autres mutilations qui avaient marqué jusque-là sa fiction et son théâtre. Le corps y est alors soit suppléé par des instruments (magnétophone, éclairage) soit décrit comme prothèse à part entière, morceau, organe détaché d’un tout. Dès lors on peut se demander si le corps prothétique constitue un « progrès » par rapport au corps mutilé des textes antérieurs. Mais une question plus fondamentale sous-tend les avatars du corps beckettien : est-il possible de se débarrasser du corps comme prothèse de toute fiction ? Corps automate et corps mutilé Des premiers romans anglo-saxons à la trilogie des années 1950 (19511953), le personnage chez Beckett subit un appauvrissement considérable. Le travail de réduction de l’humain passe par la destruction progressive ou la disparition des attributs traditionnels du personnage narratif. Tout d’abord on observe une mécanisation du personnage réaliste qu’il parodie dans Murphy, où les protagonistes, à l’exception du héros éponyme, sont tous qualifiés de « pantins » : Ils pleurnichent tous tôt ou tard, les pantins de cette histoire, à l’exception de Murphy, qui n’est pas un pantin. (Murphy, p. 92)1 Ce devenir mécanique est inhérent à l’idéologie réaliste. Si les personnages romanesques du xixe siècle sont inhumains pour Beckett, c’est qu’ils sont les jouets d’une pensée causaliste qui les réduit à n’être que des marionnettes : Nous adorons et nous nous repaissons de Balzac, nous nous en délectons et déclarons que c’est formidable mais pourquoi appeler une distillation d’Euclide et de Perrault Scènes de la vie ? Pourquoi Comédie humaine ? (Dream of Fair to Middling Women, p. 11920, je traduis) Dénonçant le caractère irréaliste de la représentation réaliste, l’auteur irlandais poussera finalement la logique du réalisme jusqu’à l’absurde en surmécanisant ses personnages. Les références à la pensée occasionnaliste du philosophe belge Arnold Geulincx, épigone de Descartes participent également de cette mécanisation. Pour l’occasionalisme, la condition 1. Pour les lieux et dates d’édition des œuvres citées, se référer à la bibliographie infra. 54 Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett humaine est en effet entièrement soumise à la seule volonté divine. On sait que dans le Discours de la méthode, Descartes insiste non seulement sur l’absolue hétérogénéité du corps (res extensa) et de l’esprit (res cogitans) mais il montre que l’esprit n’a pas besoin du corps pour exister. Descartes postule toutefois l’existence d’un lieu de communication entre le corps et l’esprit, situé au sein du cerveau, la glande pinéale. Rien de tel chez Geulincx qui radicalise le dualisme cartésien en externalisant le lien âme-corps en Dieu. Si bien que le sujet chez Geulincx est toujours le spectateur impuissant des actions du monde et de son corps. Et les confins de ma chambre, de mon lit, de mon corps, sont aussi loin de moi que ceux de ma région, du temps de ma splendeur […]. Et quand je regarde mes mains sur mes draps, […] elles ne sont pas à moi, moins que jamais à moi, je n’ai pas de bras, c’est un couple… c’est peut-être des jeux d’amoureux, elles vont peut-être monter l’une sur l’autre. (Molloy, p. 100) Au théâtre, Beckett illustrera l’occasionalisme dans des mimes. Actes sans paroles II montrent ainsi des acteurs mus littéralement par un aiguillon, qui sortent d’un sac sur commande, accomplissent une série de gestes chronométrés avant de retourner au fond de leur sac. Parallèlement à la création de corps automates, mécanisés, se mouvant en l’absence du sujet pour ainsi dire, Beckett entreprend de saper les signes qui habituellement contribuent à la caractérisation du personnage et à son épaisseur « humaine »2. Ce qu’il advient du personnage dans le roman de Beckett, c’est précisément la perte des contours, des traits distinctifs. Ainsi, dès Watt, on peut lire : Sur la question si importante de l’aspect physique de Monsieur Knott, Watt n’avait malheureusement rien à dire, ou si peu. Car un jour il pouvait être grand, gros, pâle et brun, et le lendemain sec, petit rougeaud et blond, et le lendemain râblé, moyen, jaune et roux, et le lendemain petit gros, pâle et blond, et le lendemain moyen, rougeaud, sec et roux […]. (Watt, p. 217) 2. Je fais référence ici non seulement à son « être » (ce qui constitue son portrait) mais aussi à son « faire », pour reprendre les deux grands modèles d’interprétation du personnage, le modèle psychologique et le modèle fonctionnel. Molloy, par exemple, conjugue une faible illusion référentielle à une « carence modale » (voir Vincent Jouve, La Poétique du roman. Paris, Sedes, 1997, p. 141) qui le fait échapper à toute logique narrative et abolit du même coup la notion d’intrigue. Le handicap actanciel de Molloy se double d’une indétermination physique, biographique et sociale qui rend hasardeuse toute tentative d’identification stable du personnage. 55 Stéphanie Ravez La déshumanisation de la personne réalisée à partir de l’instabilité de ses traits corporels distinctifs sera portée jusqu’à son paroxysme dans la trilogie par la décomposition progressive des corps. Pour rappel, Molloy raconte la trajectoire parallèle de deux personnages, un détective, Moran, et l’objet de sa quête, Molloy, dont les corps se dégradent progressivement jusqu’à l’immobilisation et la réclusion complètes. Malone meurt constitue l’étape suivante de cette dégradation en décrivant un personnage infirme, alité dans un hospice qui se raconte des histoires avant de mourir. Enfin, L’Innommable parachève la destruction du personnage et du récit : le corps n’y existe plus qu’à l’état de tronc mutilé (Mahood), de ténia (Worm) ou de corps littéralement sans organe (boule ou œuf ) ; il est privé de toute possibilité de mouvement et se voit réduit à l’état de fiction. Je vais peut-être être obligé, afin de ne pas tarir, d’inventer encore une féerie, avec des têtes, des troncs, des bras, des jambes, et tout ce qui s’ensuit, lancés à travers l’immuable alternative d’ombre imparfaite et de clarté douteuse, comme cela m’est déjà arrivé. (L’Innommable, p. 35) Le personnage de Mahood est le premier de la lignée de ces figures innommables où le personnage n’a conservé de l’humain que la parole tout en se voyant refuser la qualité d’homme par le narrateur, d’où son inhommabilité. En cela, Beckett tourne le dos à Descartes pour qui justement, ce qui différencie l’homme d’un automate est son usage de la parole. […] mon prochain représentant en existence sera un cul-de-jatte, c’est décidé, la jatte sur la tête et le cul dans la poussière, à même Tellus aux mille mamelles, pour plus de douceur. Tiens, c’est une idée, encore une, j’arriverai presque peut-être, à coups de mutilations, d’ici une quinzaine de générations d’homme, à faire figure de moi, parmi les passants. (L’Innommable, p. 47) L’épisode consacré à Mahood se déroule à Paris près des abattoirs de Vaugirard. Mahood, dont le nom syncopé, privé de son n (manhood) est à l’image de son corps-tronc fiché dans une jarre, sert d’homme-sandwich, de porte-menu devant un restaurant. Il n’y a pourtant aucune pensée sacrificielle de l’abattoir chez Beckett, aucune transcendance attachée au lieu contrairement à ce qu’en fait Bataille par exemple dans son dictionnaire critique. La découpe du corps est au cœur en réalité du projet narcissique de s’apercevoir. Ne pouvant se dire ni se voir (le sujet peut-il se prendre pour objet ?), le narrateur s’éloigne le plus possible de la figuration humaine pour mimer cette dissemblance. C’est à coup de moignons que le moi peut espérer s’apercevoir. Toute idée de prothèse (au sens de substitut artificiel d’un organe déficient) visant à humaniser le 56 Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett sujet, à pallier son manque d’humanité est aussitôt moquée par l’incongruité de son emplacement. Les pauvres, ils me colleraient un anus artificiel au creux de la main que je ne serais pas là, vivant de leur vie d’homme presque, d’homme tout à fait juste, d’homme assez pour pouvoir être un vrai, à leur image, un jour, mes avatars accomplis. (L’Innommable, p. 48) La phrase est plus retorse qu’il n’y paraît dans la mesure où l’anus prothétique placé au creux de la main crée une image monstrueuse, déformée de l’humain qui répond in fine au vœu de défiguration de l’autoportraitiste. La manière dont on rapporte le corps au moi est évidemment problématique et Beckett ne cesse de le souligner dans ses textes. L’image du corps, ce que le corps véhicule comme image du moi, le sujet qu’on postule à partir d’un corps est directement visé par l’écriture qui rejoint par là les réflexions de Jacques Lacan sur le stade du miroir. On sait que ce que révèle la théorie du miroir, c’est l’aliénation du corps. L’enfant s’identifie et s’aliène à une image dont l’unité anticipe sur son insuffisance, son incoordination motrice (il s’agit donc d’une image trompeuse). Ce corps c’est le corps de l’autre, sanctionné par le miroir et le regard de l’autre. Chez Beckett, l’unité corporelle est vécue comme étant tout aussi trompeuse car elle tend à se substituer à, voire à pallier l’insuffisance ou l’éclatement du sujet. Si l’on peut parler d’un trop du corps, évoquer son caractère de supplément, c’est pour signifier son double statut de pièce ajoutée et de substitut. À ce titre, le corps fonctionne lui-même métaphoriquement comme une prothèse. Martyriser le corps, le découper, c’est une manière finalement de rétablir la justice, de rendre compte de l’insuffisance du moi. Mieux que la figure (dans les deux sens de visage ou de silhouette), le moi-gnon peut espérer incarner le sujet. Corps théâtral/corps spectral Le corps n’est pas le seul visé par ce devenir supplétif ou prothétique puisque dans L’Innommable, le langage est figuré comme étant extérieur au je sous la forme de voix qui intiment au personnage de se conformer aux normes de l’humanité : Qui dirait, à m’entendre, que je n’ai jamais rien vu, rien entendu que leurs voix ? Les hommes aussi, qu’est-ce qu’ils ont pu me chapitrer sur les hommes, avant même de vouloir m’y assimiler. Tout ce dont je parle, avec quoi je parle, c’est d’eux que je le tiens. (L’Innommable, p. 62) Cette double aliénation du corps et du langage sera reprise et poursuivie au théâtre dans les pièces où la voix se trouve détachée du corps. C’est le 57 Stéphanie Ravez cas de La Dernière Bande où le vieux Krapp s’écoute parler dans des bobines enregistrées sur son magnétophone, ou bien dans les pièces radiophoniques où se manifeste la délocalisation de la voix, sa désincarnation. Dans Pas moi, les mots proférés par une bouche sont détachés de la figure en djellaba placée sur un podium au fond de la scène, droite comme un i, c’est-à-dire un je en anglais, ce je que la bouche se refuse précisément à dire. Certes, la voix est incarnée par l’orifice humide et terrifiant de la bouche, mais elle reste scindée du corps de l’Auditeur en djellaba. On observe également une continuité entre la fiction des années 1950 et le premier théâtre (En attendant Godot, Fin de partie, Oh Les beaux jours, La Dernière Bande) dans ce que le corps représenté sur scène y demeure mutilé ou dégradé. Que l’on songe à Hamm cloué dans son fauteuil, à Clov son serviteur claudiquant, ses parents réduits à des troncs logés dans des poubelles, ou bien à Winnie prisonnière de son mamelon. Petit à petit Beckett introduit également une série d’objets de nature véritablement prothétique ou qui assurent une fonction d’aide à une fonction défaillante tels que des lunettes, un fauteuil roulant, un magnétophone, etc. Mais ces médiations technologiques ne font que souligner l’impuissance des personnages et peinent à recouvrir un manque. Par ailleurs, elles renforcent la dimension mécanique, quasi-inorganique des corps sur scène. Il peut paraître paradoxal que Beckett se soit tourné vers le théâtre pour se reposer de l’écriture éprouvante de la trilogie et créer d’après sa propre expression un « espace habitable3 », plus hospitalier que celui de la fiction. Les sévices qu’il inflige aux corps scéniques n’ont parfois rien à envier aux tortures infligées par Lemuel dans Malone meurt ou à Mahood dans la trilogie. Quant à la pensée dualiste qui imprégnait les textes précédents, elle ne semble pas véritablement abandonnée dans les pièces. Toutefois, Beckett trouve au théâtre un compromis à l’impossible figurabilité du corps : Comment peut-il appréhender ce corps, compagnon d’infortune éternellement présent, quoique toujours insaisissable, qui est un contenant et une forme extérieure à l’être ? La situation théâtrale, avec toute l’ambiguïté qui la constitue, est particulièrement apte à symboliser ce problème, puisque le corps imaginaire du personnage ne peut être perçu qu’à travers ce réfèrent qu’est le comédien, homme en chair et en os. Aussi le thème du corps, dans le théâtre beckettien, a-t-il valeur de mythe, au sens où l’entend Lévi-Strauss, c’est-à-dire d’instrument qui tente de médiatiser une problématique insoluble. 3. L’expression de Beckett « habitable space » est reprise par Shane Weller dans son livre A Taste for the Negative : Beckett and Nihilism, Londres, MHRA & Maney Publishing, 2005, p. 117-159. 58 Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett (M.-C. Hubert, « Corps et voix dans le théâtre de Beckett à partir des années soixante », p. 211) Progressivement, le corps mutilé disparaît de la scène pour céder la place à un corps voilé, à peine discernable dans l’obscurité. C’est le cas du personnage de May qui dans Pas arpente la scène de long en large, et dont le visage est à peine éclairé : Éclairage : faible, froid. Seuls sont éclairés l’aire et le personnage, le sol plus que le corps, le corps plus que le visage. Faible spot sur le visage le temps des haltes à D(roite) et G(auche). (Extrait du prologue didascalique de Pas, p. 7-8) Dans la première séquence, May interroge sa mère absente sur la réalité de son existence : « Quel âge ai-je… déjà ? » (Pas, 10). Dans la seconde partie de la pièce, la voix de la mère observe et commente les allées et venues de sa fille May, dont l’arpentage seul peine à confirmer l’existence : « Non, mère, le mouvement à lui seul ne suffit pas, il me faut la chute des pas, si faible soitelle. » (Pas, 12). Dans la troisième partie, May raconte à son tour l’histoire d’une mère et de sa fille qui dit n’avoir pas été là. Le quatrième tableau achève de dématérialiser le personnage féminin, en montrant une scène vide, plongée dans une quasi-obscurité. Le compromis auquel parvient Beckett au théâtre, c’est au fond celui de la spectralisation du corps scénique, au sens où celui-ci est là sans y être, celui ou celle que nous voyons sur scène n’est pas celui ou celle qu’il ou elle dit être. Ce que ne cessent de mettre en scène les pièces depuis Godot, c’est cette impossible présence à soi qui ne peut se faire avec ou sans le corps : « Absent, toujours. Tout s’est fait sans moi » déclare Hamm dans Fin de partie (98). La nature fantomatique du corps est encore accentuée dans les pièces pour la télévision comme Que nuages (1976) et Trio du fantôme (1975-1976) qui montrent un personnage masculin reclus dans une chambre, assailli par une voix ou des visions. L’auteur utilise les ressources du médium télévisuel (voixoff, cadrage, gros plan, éclairage, mouvements de caméra et montage) pour suggérer l’immatérialité des corps et nous rappeler que ce que nous voyons à l’écran ne sont que des effets de lumière et d’ombre. La spectralisation du corps touche également l’espace, dont la caractéristique principale, à l’image du corps, est d’être un dehors qui est aussi un dedans. Ainsi, la chambre, appelée également refuge ou sanctuaire dans le théâtre beckettien n’est souvent que la métaphore de la boîte crânienne où est enfermé l’esprit. À la différence des pièces théâtrales où le spectateur était invité à faire sens d’une image globalement statique, dans les teleplays nous sommes confrontés à une série de signaux visuels et sonores qui semblent échapper au contrôle du personnage, de la voix ou de la caméra. Dans l’unique œuvre 59 Stéphanie Ravez cinématographique de Beckett, Film, où Buster Keaton poursuivi par la caméra finit par être capturé par son objectif, on reconnaît le scénario aperceptif classique où le sujet se scinde en S(ujet) et O(bjet). Dans les pièces pour la télévision, pareil scénario est compliqué par le fait que dans Trio du fantôme, par exemple, le personnage, dans son épaisseur subjective, résiste à la voix qui dicte les mouvements exploratoires de la caméra. Celui-là finit d’ailleurs par s’émanciper définitivement de celle-ci dans l’ultime séquence. Voici un extrait du second volet : V(oix) — Maintenant jusqu’au grabat. S(ilhouette) va à la tête du grabat (côté fenêtre), se tient là, le contemplant. 5 secondes. S se tourne vers le mur à la tête du grabat, s’approche du mur, regarde son visage dans le miroir pendu au mur, invisible du point A. V. — (Surprise) Ah ! Au bout de 5 secondes, S incline la tête, se tient devant le miroir, tête baissée. 2 secondes. V. — Maintenant jusqu’à la porte. S va jusqu’au tabouret, soulève le magnétophone, s’assied, reprend la pose du début, courbé sur le magnétophone. 2 secondes. (Trio du fantôme, p. 28-9) La question qui était sous-jacente aux romans et au premier théâtre pouvait se résumer à un comment faire tenir ensemble un corps et une voix, du corps et du langage. Cette question est toujours représentée dans les pièces pour la télévision dans la disjonction du corps et de la voix, mais elle apparaît déplacée pour ainsi dire, inessentielle au regard de ce qui hante précisément les corps, et qui dans Trio du fantôme est matérialisé par le largo du cinquième trio pour piano, violon et violoncelle de Beethoven. Ce qui hante le personnage dans les pièces pour la télévision, c’est un souvenir du passé, un amour perdu, une femme aimée et disparue, etc. La mélancolie a pris la place du projet narcissique. Puis, recroquevillé là, dans mon petit sanctuaire, dans le noir, où personne ne pouvait me voir, je commençais à la supplier, elle, d’apparaître, de m’apparaître […]. (… que nuages…, p. 43). De fait, il semble que l’on assiste à un renversement du scénario prothétique initial mettant en scène une conscience détachée du corps où celle-ci était le point de départ des projections corporelles tantôt recherchées tantôt honnies. Dans les pièces pour la télévision ainsi que les derniers textes en prose, la 60 Du moignon à la prothèse : le corps en supplément chez Beckett prothèse a les attributs traditionnels de l’intériorité : voix off et caméra pour la télévision ou bien œil, imagination, et esprit pour la fiction. C’est à partir de cette conscience prothétique qu’est projeté un corps, une figure, dont l’impénétrabilité suggère qu’il est peut-être le siège d’une intériorité véritable. Le corps spectral de la vieille dans Mal vu mal dit est désigné dans le texte comme lieu énigmatique dont l’œil et l’instance narrative cherchent inlassablement à percer le secret. Entrepris d’en dessous le visage se laisse faire enfin. À la faible lumière que renvoie la dalle. Calme bloc doucement concave poli par des siècles d’allées et venues. Blancheur plombée. Pas une ride […]. Fermés les yeux ne livrent pas leurs prunelles. L’avenir les dira cernées d’un bleu délavé. Auquel les pleurs purent ne pas être étrangers. Inimaginables pleurs d’antan. (Mal vu mal dit, p. 30) Paradoxalement, le corps fantôme se voit doté d’une épaisseur dont il était privé dans les premiers écrits. Ce n’est plus je pense ou je parle, donc je suis, mais il ou elle a un corps donc il ou elle doit être. Grand lecteur de Schopenhauer et de l’occasionalisme, Beckett livrait dans ses premiers romans une vision de l’humanité foncièrement pessimiste où être humain signifiait être séparé et où la seule source de liberté et d’émancipation à l’écart de la nécessité incarnée par le monde extérieur résidait dans la négation du corps et le refuge mortifère dans un esprit, qui toutefois ne pouvait se maintenir en l’absence d’un corps. Désormais, le corps retrouve son intégrité (il est d’ailleurs plus souvent entier que morcelé), au prix de sa spectralisation certes, et incarne, pour ainsi dire, une forme de liberté. S’il peut désormais échapper à la conscience, en revanche celle-ci ne peut subsister sans lui. Du coup, on peut envisager le passage du moignon à la prothèse dans la dernière partie de l’œuvre de Beckett, comme un moyen de réhabiliter le corps, comme lieu d’une certaine irréductibilité de l’humain. Malgré les tentatives réitérées pour éliminer ses signes distinctifs, essentiellement le langage et le corps, le texte beckettien non seulement échoue à les éradiquer complètement mais s’entête à les faire revivre, même sous une forme diminuée, fragmentaire. L’humain reste à l’état de restes humains, moignons, prothèses, fantômes. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus […]. (Cap au pire, p. 8) Cette dernière citation suggère que la création ne peut se passer du corps, que celui-ci demeure sans doute le point de départ et l’horizon de tout récit. Peuton envisager une écriture sans corps ? Le corps ne demeure-t-il pas la prothèse inévitable de toute fiction, qu’elle soit théâtrale ou non ? Sa persistance dans 61 Stéphanie Ravez les textes minimalistes les plus radicaux de Beckett le laisse croire : stirrings still, soubresauts, encore dit le titre de l’avant-dernier texte de l’écrivain. Bibliographie Bataille Georges, « Abattoir » in Dictionnaire critique, Orléans, L’Écarlate, 1993. Beckett Samuel, Dream of Fair to Middling Women (1932), Dublin, The Black Cat Press, 1992. ——, Murphy (1938 pour la version anglaise, 1947 pour la traduction française), Paris, Minuit, 1979. ——, Watt (1943 pour le texte anglais, 1946 pour la traduction), Paris, Minuit, 1982. ——, Molloy (1951), Paris, Minuit, 1951. ——, L’Innommable (1953), Paris, Minuit, 1992. ——, Fin de partie (1957), Paris, Minuit, 1993. ——, Souffle (1971) in Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 2009. ——, Trio du fantôme (1976), traduit par E. Fournier in Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Minuit, 1992. ——, que nuages… (1976), traduit par E. Fournier in Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Minuit, 1992. ——, Pas (1977) in Pas suivi de Fragments de théâtre I et II…, Paris, Minuit, 2006. ——, Mal vu mal dit (1981), Paris, Minuit, 1990. ——, Cap au pire (1982 pour la version anglaise), traduit par E. Fournier, Paris, Minuit, 1991. Hubert Marie-Claude, « Corps et voix dans le théâtre de Beckett à partir des années soixante », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1994, n° 46. Jouve Vincent, La Poétique du roman, Paris, Sedes, 1997. Weller Shane, A Taste for the Negative : Beckett and Nihilism, Londres, MHRA & Maney Publishing, 2005. 62 Pierre Bourdareau, Lab’urba, Université Paris Est-Créteil, pierre. [email protected] Résumé En 2010, l’agence d’architecture R&Sie(n) exposait une « architecture des humeurs », produite et déterminée par les émotions de ses futurs habitants et sécrétée par une colonie de robots aux allures d’araignées. Par les relations manifestes qui s’exercent entre cette œuvre et le cinéma ou la littérature, nous nous proposons d’explorer les tensions fructueuses entre le pensable et le possible afin d’envisager ce que la fiction permet effectivement de construire. Mots-clés Architecture, cinéma, fiction, numérique, substances. Abstract In 2010, the architectural office R&Sie(n) exhibited an “architecture des humeurs”, produced and defined by its future inhabitants’ emotions and secreted by a colony of spiderlike robots. Through the obvious links between this artwork and cinema or literature, we offer to explore the fruitful tensions between what is thinkable and what is possible so as to consider what fiction can actually enable to build. Keywords Architecture, cinema, fiction, digital arts, substances. Spiderman architecte Spiderman architecte Pierre Bourdareau Afin de penser les marges de l’humain, non pas comme des confins ou des bornes mais plutôt comme des situations d’interaction et d’hybridation entre différents milieux, nous proposons un essai d’analyse parallèle entre un film et un projet architectural, une rencontre assez improbable entre un blockbuster de Sam Raimi, Spiderman 3 1, et une expérience architecturale relativement confidentielle et spécialisée, « une architecture des humeurs » présentée à Paris en 2010 par l’architecte François Roche et l’agence R&Sie(n)2. À travers ces deux exemples, nous envisageons d’étudier les relations qu’entretiennent l’architecture et le cinéma avec la fiction. La fiction nous apparaît comme une zone d’échange et de transaction entre le pensable et le possible mais aussi comme un espace de réalisation3 où nature et culture, corps et techniques peuvent se penser dans un rapport de continuité, voire de confusion – un rapport d’intimité – en tout cas dans des relations permutables et non systématiquement opposables. Par l’évocation de cette relation fluide et réversible, nous souhaiterions aussi considérer en quoi la technique, et plus spécifiquement les logiciels sur lesquels repose aujourd’hui une partie de la production cinématographique et architecturale, offre aux différents domaines de création une sorte de matrice générale, des motifs, des imaginaires et des registres fictionnels partagés. L’une des figures témoin de cette proximité pourrait bien être celle du monstre – du mutant – incarnation biologique ou technologique d’un tropisme commun pour tout ce qui vit et se modifie. Boue et sable Dans le troisième opus des aventures de Spiderman au cinéma, l’hommearaignée se révèle à lui-même après qu’une créature, sorte de boue diabolique, 1. Sam Raimi, Spiderman 3, USA, 2007. 2. François Roche, Blog de l’architecture des humeurs [en ligne]. Agence R&Sie(n) [page consultée le 15 mai 2012]. Disponibilité et accès http://www.new-territories.com/blog/architecturedeshumeurs 3. Dans le sens où cinéastes et architectes partageraient une même condition de « réalisateurs » c’est-à-dire d’opérateurs assurant le passage du scénario au film, du projet à la construction. 65 Pierre Bourdareau l’a entièrement recouvert et placé sous son emprise. Le symbiote, créature extraterrestre informe, capable de se muer en objet, devient dans cet épisode l’habitacle vestimentaire du héros qui développera par l’hybridation avec cet être exotique une augmentation notoire de ses performances et un abaissement inversement proportionnel de ses limites morales. Dans la séquence où s’opère cette transformation4, un premier élément d’analyse apparaît dans la manière dont le building/miroir sert d’élément révélateur du personnage et du paysage. Il serait tentant de nous attarder sur le sentiment de puissance qui lie dans un même mouvement de caméra les forces nouvelles que se découvre le héros et l’environnement vertical qui les sursignifie. Cependant, il nous semble utile de ne pas nous en tenir au seul cadre diégétique pour saisir les qualités techniques d’un film comme Spiderman 3 et pour avancer un peu plus rapidement dans ce que nous nous proposons d’analyser. Pour nous, Spiderman ne traverse pas la ville au moyen de ses superpouvoirs. La ville de New York n’est pas le support ni le cadre de ses actions. Il convient d’inverser la perspective. La cité qui apparaît dans le film est plutôt la conséquence et le produit de son agitation. L’espace de la ville se déploie au gré de ses émotions. Du point de vue cinématographique, c’est le besoin narratif de le mettre en action qui provoque de la ville, et du point de vue cinématique le besoin technique de le montrer comme un être en mouvement qui engendre de l’urbanité. Spiderman (nous parlons tout à la fois ici du personnage et du film) crée la ville à partir de ses actions, de son propre mouvement, de ses propres dynamiques. Manhattan n’est pas seulement le terrain de jeu tridimensionnel de cet être hyperactif. Si, du point de vue du récit, la ville constitue bien l’unité de lieu propice à l’action, du point de vue cinématique, c’est l’unité de temps qui semble essentielle à l’apparition et au développement d’un espace. C’est le temps du déplacement, sa dynamique et son rythme qui déterminent et engendrent à l’image un espace urbain. Ce sont les trajectoires et accélérations du héros qui dictent la quantité, la proportion de ville utile au rythme et à la dynamique générale du film. Faut-il le rappeler, l’enjeu des effets spéciaux et des images de synthèse combinées aux plans tournés dans la réalité est essentiellement celui de leur cohérence, de leur homogénéité et de leur fluidité. Ainsi les cibles, les points d’attache auxquels se fixent Spiderman ne sont presque jamais montrés, restant toujours dans le hors-champ ou dans un noir fondu, zones d’indétermination d’où surgissent au fur et à mesure les immeubles et la ville, comme autant de balises déséquilibrées par sa dromomanie. On pourrait dire que Spiderman n’utilise pas l’architecture en tant que support 4. Captures d’écrans de la séquence consultables en ligne : http://issuu.com/spidermanarchitecte/docs/s3s1 66 Spiderman architecte de son véhicule, il la sécrète à distance, à partir d’un fond indifférencié. Par le jeu de la projection, il appelle l’architecture et la fait venir à lui au moyen de sa toile (la métaphore cinématographique est presque ici trop littérale et transparente). Il la performe dans le seul balancement de son corps et de ses bras. Il l’invente et la dévoile d’un simple geste de la main, comme un prestidigitateur. C’est encore une fois le mouvement qui crée de la structure et non l’inverse, le déplacement du héros dans l’univers de synthèse qui la réifie progressivement. Paradoxalement, la production de cette ville synthétique lui confère un caractère absolument naturel. L’urbanisme géométrique de John Randel semble converti en un pur élément gazeux ou liquide dans lequel Spiderman plonge avec vélocité, fluidité et délectation, sans avoir à subir la pesanteur grave et tristement terrestre des embouteillages. Spiderman, dans cet épisode, est plus que jamais mu par son instinct. Il est cet être polarisé, vectorisé, mobilisé par l’actualité des événements. Il ne choisit pas d’intervenir, il y est obligé. De plus, le rapport fusionnel qui l’unit au symbiote a pour effet de le rendre infiniment plus agressif et sauvage, de le restituer à sa nature profonde de superanimal (et non de surhomme). La mégalopole est devenue sa forêt. La ville est comme une matière plastique dont l’architecture constituerait le grain, la texture inlassablement découpée et striée par les trajectoires et les courbes balistiques du justicier. Cette notion de texture est très importante, car au-delà, une nouvelle fois, de son cadre diégétique, et au-delà de la scène que nous venons d’évoquer, le film incarne mieux que d’autres blockbusters du même type un véritable état de l’art des moyens techniques par lesquels un film d’action peut être créé aujourd’hui. Nous voudrions maintenant faire appel à une seconde séquence pour mettre en évidence ce que nous avançons5. Ce deuxième passage est un des plus importants du film où Flint Marko, après s’être évadé de prison tombe accidentellement au cœur d’une expérience scientifique, sorte d’accélérateur de particules, expérience au cours de laquelle il devient l’homme sable, et par la même occasion, le pire ennemi de Spiderman. La scène montre, en deux temps, le passage d’un être humain à l’état de créature fantastique, sorte de Golem de sable. Il est significatif que cette scène soit focalisée sur la dissolution totale d’un homme en particules élémentaires suivie de sa recomposition dans un être nouveau, monstre de synthèse. En effet, le film est d’abord et très largement un film numérique. Dans cette performance technique et visuelle se joue la véritable fiction du film (nous y reviendrons), celle qui dévoile la structure et le substrat numérique de son écriture, de cette logique invisible 5. Captures d’écrans de la séquence consultables en ligne : http://issuu.com/spidermanarchitecte/docs/s3s2 67 Pierre Bourdareau qui, radicalement, lui donne sa raison d’être, non seulement sa forme mais aussi son « souffle ». La conversion brusque et profonde d’une structure vivante dans une structure cristalline met en évidence le processus de transcodification d’une réalité dans une autre, principe fondamental de l’utilisation du code binaire. Même si le cinéma, dès ses origines, a montré un intérêt certain pour la métamorphose, pour le monstre, il n’est pas étonnant de voir ces thématiques prendre encore de l’ampleur à l’aune des technologies numériques qui universalisent la transformation et la transduction, la codification/décodification des données. Spiderman, en tant que film, repose donc sur une image de type mimétique mais son fonds réel est plus complexe qu’il n’y paraît. On peut même supposer que la couche superficielle de ce type de cinéma, c’est-à-dire son cadre diégétique, son sujet, est le moyen pour ses auteurs de financer leurs recherches sur le plan technique. Recherches dont les retombées, le retour sur investissement, sont même en dehors ou au-delà de l’industrie cinématographique elle-même. Nous pensons en particulier à cette autre industrie culturelle qu’est le jeu vidéo. La production pour le cinéma d’images de synthèse cohérentes et fluides nécessite une logique de modélisation des flux et des interactions valables également dans de nombreux domaines de la recherche scientifique (sciences physiques, éthologie ou encore sciences économiques). Qu’il s’agisse de la granularité de la matière de Sandman ou de la viscosité du Symbiote qui recouvre et transforme Spiderman, le comportement des matières, des textures ont été ces dernières années l’enjeu de développements techniques majeurs. Mais plus que la modélisation des corpuscules eux-mêmes ce sont leurs interférences, leurs relations hasardeuses, stochastiques, la volonté de leur assigner un caractère de plus en plus « naturel » qui préoccupent les équipes de recherche en science comme en motion-design. L’état gazeux, la fluidité, la pulvérulence sont les catégories de mouvements corpusculaires qui stimulent les inventions dans le domaine des images de synthèse et constituent, selon nous, le véritable motif du film en fin de compte. Dans Spiderman 3, ce n’est pas tant le héros que l’image elle-même qui est « une autre ». C’est l’image qui n’est pas exactement celle que l’on croit car elle est, comme la matière en profondeur, un mouvement de mouvements, un champ de vecteurs. Nous nous appuyons pour préciser ces propos sur un troisième document6, extérieur au film, afin d’imager ce qui se passe « en réalité » dans l’image numérique, non pas dans le processus de modélisation mais à un niveau superficiel, dans l’affichage de cette réalité à l’écran. La différence majeure entre l’image analogique et l’image numérique étant dans notre exemple la 6. Captures d’écrans de la séquence consultables en ligne : http://issuu.com/spidermanarchitecte/docs/s3s3 68 Spiderman architecte capacité de cette dernière à fournir elle-même avec aisance des indications sur sa spécificité technique, sur sa nature propre. Cette animation presque abstraite n’a pas de vocation artistique mais une utilité scientifique et informatique. C’est une analyse d’image, un procédé qui révèle ce qui se passe en temps réel dans le flux d’images qui la constitue. À la couche d’informations vidéo est ici ajouté un filtre analytique permettant de montrer la façon dont un pixel se comporte et va se comporter statistiquement en fonction de l’évolution du contenu général du plan filmé et des mouvements qui en règlent les dynamiques locales et globales. En effet, dans cet exemple d’analyse d’image numérique, le comportement de chaque pixel est exprimé dans sa stabilité ou sa transformation par un coefficient et une direction signifiés par une flèche, un vecteur. Ce type de représentation graphique, en ôtant aux images leur visibilité, leurs contenus propres, évoque surtout l’étude des courants marins, des événements climatiques. Elle révèle comment, dans une époque du numérique, l’image, au-delà de ce qu’elle nous montre, est effectivement devenue autre chose : un phénomène océanographique ou météorologique, et donc, pourquoi pas, un phénomène naturel. Cette simple analyse bidimensionnelle du processus de développement des images permet également de mesurer la complexité des phénomènes d’interaction au sein de la matière dont les logiciels de modélisation tridimensionnelle doivent assurer le calcul. Or, si l’image cinématographique et le film peuvent, comme nous l’avons vu à différents niveaux, être pensés en tant qu’espaces bidimensionnels vectorisés, terrains de conflit visibles ou dissimulés, l’architecture peut également être envisagée comme une zone de turbulence à partir du moment où une coordonnée de son espace en trois dimensions fonctionne à la manière d’un pixel vectorisé, élément minimum d’une image devenue non seulement actualisable mais surtout désormais « habitable ». Poudre et glaise Une architecture des humeurs est une hypothèse de ce type, un projet encore partiellement abouti, présenté dans le cadre d’une exposition au Laboratoire à Paris en 20107. L’architecture des humeurs proposée par l’agence R&sie(n) constituée principalement de François Roche et de Stéphanie Lavaux, témoigne d’une démarche transdisciplinaire. Le projet a nécessité une collaboration des architectes avec une dizaine de spécialistes : plasticiens, designers mais aussi mathématiciens, informaticiens, roboticiens, neurobiologistes… Cette architecture des humeurs est un vaste terrain 7. François Roche, Blog de l’architecture des humeurs [en ligne]. Agence R&Sie(n) [page consultée le 15 mai 2012]. Disponibilité et accès http://www.new-territories.com/blog/architecturedeshumeurs 69 Pierre Bourdareau d’expérimentation, un work in progress dont il sera difficile de rendre compte de manière synthétique. Il s’agit de concevoir des espaces habitables dont la morphologie et l’organisation spatiale puissent être déterminées par les réactions émotionnelles de leurs futurs habitants. À partir de la collecte de données biologiques, physiologiques sur les visiteurs de l’exposition soumis à des situations de répulsion, de stress et de plaisir, l’architecte entend récuser la logique programmatique traditionnelle de l’architecture. Il fonde le processus de conception architecturale sur les malentendus, les conflits, les écarts, en évacuant l’expression raisonnée d’un idéal chez un individu et en privilégiant l’expression paradoxale, inconsciente et hormonale de ses désirs, de ses peurs ou de ses phobies telles que l’agoraphobie, la sociophobie… Plus précisément, il s’agit de collecter, au moyen des nanotechnologies et de capteurs, par différentes méthodes, invasives ou non, les données physiologiques de chacun afin d’élaborer et de modéliser, sur la base de ses humeurs, les fondations d’une architecture en mutation perpétuelle, modelée et modulée par cette part invisible. À travers l’expérience proposée, chacun peut alors découvrir ou redécouvrir la face invisible et impensée de son corps animal, avec ses sécrétions et ses fluides, reflétant la réaction de ses dispositions affectives à son environnement. À l’inverse d’une standardisation de l’habitat préfabriqué, la morphologie habitable de R&Sie(n) matérialise la relation de soi à l’autre et aux autres. L’architecture des humeurs est une architecture fondée sur des affects, des émotions, des troubles, une architecture fondée sur le corps, le hasard et l’absence ou la perte de contrôle. Le paradoxe apparent de l’entreprise est de voir déléguer à des machines informatiques et robotiques la réalisation de cette approche biosociologique. D’une certaine manière, le projet de François Roche prend au pied de la lettre l’expression corbuséenne de « machine à habiter ». Dans ses textes ou interventions, Roche emploie fréquemment et avec un certain plaisir ce terme de machine, insistant sur le rapport ambigu et le plus souvent paranoïaque qui nous relie à ces artefacts. De fait, même si l’architecte évoque régulièrement la philosophie de Gilles Deleuze, on peut trouver dans son positionnement les accents plus radicaux d’une pensée simondonienne dans laquelle les processus d’individuation doivent être pensés dans une continuité non seulement entre le vivant et l’inerte mais également entre le vivant et l’ensemble de ses productions techniques8. L’exposition, dans son principe scénographique, se rassemble d’ailleurs autour de la grande 8. Gilbert Simondon, L’Individuation à la lumière des notions de formes et d’informations, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, coll. « Krisis », 2005. 70 Spiderman architecte maquette centrale d’un robot aux allures d’arachnide9. L’agence R&Sie(n) et Stephan Henrich, architecte et designer robotique, ont élaboré cette machine de sécrétion-tressage susceptible de générer une structure architecturale, via une matière hybride, une terre glaise, en l’occurrence un bio-ciment s’agglomérant et se coagulant chimiquement. Le résultat de ce mixte écotechnologique est présenté sous forme d’un ensemble de maquettes à plus petite échelle comme autant de variations, d’arborescences ou de rhizomes, prototypés à partir de fichiers numériques, par différents procédés qui vont de la stéréolithographie au frittage de poudre. Ces détails techniques sont importants car au terme du processus de modélisation, ce sont bien ces procédés qui autorisent la libre mais exacte expression des complexités formelles, par fusion ou solidification de poudres ou résines synthétiques. Ce sont ces procédés qui donnent corps au projet, permettent d’en préjuger la viabilité, d’en apprécier la substance mobile. Car l’architecture des humeurs n’a pas de forme fixe ou définitive. Chaque stade de sa croissance et de son développement génère une nouvelle occurrence, un nouveau volume, une nouvelle forme donc une nouvelle maquette10. La plasticité fondamentale de l’architecture des humeurs ne peut être saisie dans un seul objet fixe mais impose d’envisager les maquettes comme autant de photogrammes 3D d’un film architectural en train de se développer. Cette hypothèse architecturale ne manque pas de rappeler les maisons psychotropiques de James Graham Ballard. Dans une nouvelle intitulée « Les Mille Rêves de Stellavista », le romancier imaginait en effet le principe d’une architecture sensible et émotive. La nouvelle, tirée du recueil Vermilion Sands ou le paysage intérieur11, évoquait une sorte de station balnéaire fantôme située quelque part entre Miami et la Grande Motte selon les termes de l’auteur, au bord d’une mer ensablée, dans laquelle les maisons dotées de circuits électroniques et composées intérieurement de matériaux bioplastiques (le plastex) avaient la possibilité d’imprimer et de conserver en mémoire les états émotionnels de leurs habitants mais surtout d’autoconfigurer le bâti sur la base de ces inflexions. Véritables doubles symbiotiques de leurs hôtes, les maisons dynamiques de Ballard avaient surtout la capacité de leur nuire dangereusement, échappant ainsi à leur nature passive et normalement domestiquée. 9. François Roche, Blog de l’architecture des humeurs [en ligne]. Agence R&Sie(n) [page consultée le 15 mai 2012]. Disponibilité et accès http://www.new-territories.com/blog/architecturedeshumeurs/?p=111 10. François Roche, Blog de l’architecture des humeurs [en ligne]. Agence R&Sie(n) [page consultée le 15 mai 2012]. Disponibilité et accès http://www.new-territories.com/blog/architecturedeshumeurs/?p=620 11. James Graham Ballard, Vermilion Sands ou le paysage intérieur, Paris, Éditions OPTA, coll. « Nebula », n° 3, 1975. 71 Pierre Bourdareau Devant la proximité de l’expérience architecturale de François Roche avec le récit de science-fiction, il peut paraître relativement surprenant de voir apparaître dans son intitulé l’antique théorie des humeurs d’Hippocrate. Il y a effectivement comme un paradoxe pour un projet si sophistiqué sur le plan technique à convoquer ainsi dans son nom une théorie scientifique aussi lointaine et depuis longtemps reléguée au rang des curiosités historiques. Ce n’est pourtant pas qu’un jeu de mots ou une coquetterie littéraire de la part de François Roche, mais le moyen de situer son travail dans une forme d’héritage intellectuel où corps et environnement sont en relation de mutuelle influence. C’est aussi, par l’étymologie du terme, un moyen d’insister sur la dimension liquide d’une architecture devenue influençable. L’artificialisation poussée du dispositif architectural rejoint ici la synthétisation des images dans le film de Sam Raimi, où l’exacerbation de la technique, loin de perdre de vue la nature, cherche à en approcher certaines des lois fondamentales. On retrouve donc le dépassement de l’opposition dialectique entre nature et culture formulée par Gilbert Simondon, dans la synthèse qu’il opérait entre les sciences du vivant et les sciences physiques, entre l’organique et le technologique. Pour l’agence R&Sie(n), l’architecture doit être abordée comme un développement computationnel. Elle peut s’apparenter à un organisme mutant qui interagit avec son contexte. C’est néanmoins une architecture programmée, au sens informatique du terme. S’il y a bien une forme d’impulsion initiale de la part des architectes, la soustraction ultérieure d’un dessein/in comme réponse à une demande retire à la forme architecturale et à son tracé, toute valeur d’a priori, tout statut fondateur. La machine et l’algorithme sont chargés d’introduire un degré d’incertitude. Pour ce faire, l’agence R&Sie(n) s’est assuré la collaboration du mathématicien François Jouve qui a mis au point le programme susceptible de faire apparaître les structures au fur et à mesure de leur sécrétion. L’architecture émerge progressivement par le biais d’un calcul d’optimisation, sans que les trajectoires ne soient dessinées au préalable, selon un processus mathématique empirique qui fait émerger les formes des contraintes préalables et non l’inverse. La production ne relève donc plus d’un béton moulé au moyen d’un coffrage, ce qui correspondrait à une forme préconçue. Le bio-ciment, un polymère agricole dont les qualités de viscosité et d’adhérence ont été expérimentées par l’agence, permet aux robots d’opérer et de générer en temps réel une structure aux morphologies complexes. La question qui se pose inévitablement devant le résultat exposé est alors la suivante : cette architecture est-elle « possible » ? Techniquement, oui ; socialement, probablement pas. L’architecture des humeurs est une architecture irrégulière, une anarchi-tecture. La traduction en anglais du titre de l’exposition 72 Spiderman architecte par l’architecte insiste évidemment sur ce point12. Cette architecture évoque également un processus de croissance rhizomatique. Hors la référence à Deleuze et Guattari, la critique évoque souvent à propos du travail de François Roche la structure des coraux ou des termitières. L’agence reconnaît d’ailleurs l’influence des textes de Maurice Maeterlinck ou D’Arcy Thompson. On se trouve donc face à une architecture affirmée comme énergie vitale, une bioarchitecture dont la croissance illimitée affirmerait d’abord le caractère vivant, animé, doué de métamorphose, hautement cinématique. Fictions Le film de Sam Raimi et l’architecture de François Roche pourraient incarner ensemble une sorte d’esthétique ou de rêverie mésomorphe, le songe d’un état des choses compris dans un intermédiaire entre l’eau et la terre, entre états liquide et solide, entre amorphie et cristallisation, entre résistance et souplesse, entre « forces qui acceptent et forces qui refusent » selon la belle expression de Gaston Bachelard dans son étude sur la Terre et les rêveries de la volonté 13. La sensibilité à la transformation, celle des textures et de la matière, mais aussi celle des corps vivants, des objets, qui se donnent à voir dans nos deux exemples, leur caractère objectivement monstrueux, révélerait ce qui en eux relève du « fictif ». Bien sûr, ce sont des fictions au sens usuel, en ce que le film et le projet architectural restent dans un registre qui est d’abord celui de la représentation et pour le dire vite de « l’imagination ». Mais les deux œuvres imposent aussi leur utilité en montrant l’articulation subtile qui peut s’établir en chacune d’elle entre le pensable et le possible. Car la fiction n’est absolument pas le contraire de la réalité. Toute fiction est un élan. Elle étend le territoire de la pensée, ouvre et élargit par voie de conséquence le champ des possibles. Il y a, sans aucun doute, et c’est un truisme, bien des fonctions de la fiction. « Le réel doit être fictionné pour être pensé », nous dit d’ailleurs Jacques Rancière dans Le Partage du sensible14. Ce travail fictionnant, qu’il soit le fait d’un philosophe, d’un scientifique ou d’un artiste, permet tout à la fois d’analyser ce qui nous entoure et de l’inventer, de comprendre notre environnement et de l’informer. C’est pourquoi il conviendrait de reprendre la définition du mot fiction ou d’essayer d’en tirer l’usage vers une signification plus ouverte. 12. François Roche, Blog de l’architecture des humeurs [en ligne]. Agence R&Sie(n) [page consultée le 15 mai 2012]. Disponibilité et accès http://www.new-territories.com/blog/architecturedeshumeurs 13. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, essai sur l’imagination des forces, Paris, Éditions José Corti, 1961, p. 74. 14. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, Paris, Éditions La Fabrique, 2000, p. 61. 73 Pierre Bourdareau Le terme de fiction pourrait s’entendre, en effet, dans une dimension très concrète, si l’on veut bien considérer un aspect déchu de son étymologie, où la fictio (action de façonner, et pas seulement de feindre), se disait du potier (figulus) en train de modeler (fingere) des formes dans l’argile. Parce qu’elles se donnent à voir et à comprendre comme processus, ces œuvres seraient alors des fictions au sens strict. Car la fiction n’est pas seulement le moyen d’opérer une rupture, de marquer un écart avec la réalité. La fiction désignerait plutôt la manière dont une œuvre, qu’elle soit cinématographique ou architecturale, met en valeur, laisse apparaître ou deviner le processus de fabrication, autrement dit la technique qui l’a engendrée. L’œuvre de fiction serait en ce sens à considérer comme une œuvre vraie qui ne fait mystère ni de sa mécanique ni de son fonctionnement. On comprend dès lors la valeur tératologique de la fiction. Fiction et monstres sont structurellement liés comme le sont aussi les rêves et les monstres. Bachelard dit bien que si « le rêve crée des monstres, c’est parce qu’il traduit des forces15 ». La fiction est d’abord un système de forces. Elle permet de comprendre ce qui est en jeu dans le monstre et d’admettre par la même occasion sa qualité positive de pouvoir créant. Car la monstruosité tient sur un plan commun nature et culture, corps et machine. Ce qui perturbe dans le monstre, le monstre naturel d’abord, c’est qu’il semble désigner le caractère d’artefact des objets naturels – le « fantastique naturel16 » dont parlait Roger Caillois – et parce qu’il lie ce qui, pour le sens commun, est normalement distinct : c’est-à-dire ce qui relève du réel, d’une part, et ce qui relève du fantastique, de l’imagination créatrice, d’autre part. En symétrie, le monstre technologique, qu’il soit d’essence cinématographique ou architecturale, perturbe parce qu’il pointe ou plutôt encourage à saisir en retour la dimension naturelle des objets artificiellement produits, à reconnaître en eux l’expression du vivant et du biologique. Une continuité dynamique cachée sous la forme stable, en quelque sorte. 15. Gaston Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, essai sur l’imagination des forces, op. cit., p. 104. 16. Roger Caillois, Œuvres, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Quarto », 2008. 74 Élisabeth Magne, laboratoire Clare/Artes, [email protected] Résumé Trois artistes contemporains introduisent le sujet et livrent leur pratique en exemple de créations sous contraintes. Les analyses révèlent des traits typologiques récurrents liés à la temporalité, à l’unité identitaire, à une forme spirituelle d’ascèse consentie. À rebours d’une histoire de l’art ayant travaillé dans le sens d’une levée des entraves – religieuses, politiques, techniques –, certaines pratiques contemporaines cherchent volontairement à réduire le champ des possibles et remontent les murs de la contrainte comme une discipline paradoxalement libératoire. Mots-clés Art contemporain, création, contrainte. Abstract Creation under constraints Three contemporary artists introduce the subject and deliver their practice as examples of creations under constraints. Analyses reveal recurring typological features such as temporality, global identity, spiritual form of granted asceticism. Going against an art history having worked in the direction of levying obstacles – religious, political and technical ones –, a few contemporary practices try voluntarily to reduce the field of possibilities and raise the walls of the constraint paradoxically as a discharching discipline. Keywords Contemporary art, creation, constraints. Création sous contrainte Création sous contrainte Élisabeth Magne Introduire le sujet 1 – une règle du jeu immuable L’histoire fascinante de l’artiste polonais Roman Opalka commence toujours par la description rituelle du programme de travail qu’il s’est fixé en 1965 et que seule la mort a clôturé en 2011 : peindre la suite des nombres entiers en partant de 1, puis 2, puis 3, etc. jusqu’à emplir la surface d’une toile de 196 cm sur 135. Puis poursuivre sur une autre toile à partir du dernier nombre de la toile précédente. Et ne jamais remettre en cause cette tâche infinie, chaque jour prenant la suite du travail de la veille dans une cohérence absurde et inéluctable. À ce protocole immuable, l’artiste ajoutait après chaque séance de peinture, un autoportrait photographique, chemise blanche, lumière neutre, visage impavide où seuls les rides, les cheveux qui blanchissent et les traits plus marqués donnent la mesure du pas du temps, invisible à l’œil nu mais bien présent dans l’écart des années et des nombres peints. Le même pinceau n° 0 renouvelé à chaque nouvelle toile et l’enregistrement des chiffres prononcés à haute voix en polonais au fur et à mesure qu’ils étaient écrits complétaient l’organisation rituelle de ce grand œuvre dont la progression ascétique n’a finalement pris tout son sens qu’à l’échelle d’une vie, ou plutôt à l’échelle de sa mort. Et comme si la contrainte était encore trop ouverte, l’artiste avait choisi en 1972 d’additionner à chaque changement de tableau 1 % de blanc au fond noir. C’est ainsi que depuis 2008 il ne peignait plus qu’en blanc sur fond blanc. Le 6 août 2011, la mort a arrêté son pinceau sur 5607249, suspendant une règle du jeu à laquelle il n’avait jamais dérogé. Pour mesurer la rigueur de cette pratique quotidienne, on égrène volontiers les comptes, les chiffres, les mesures, les dimensions1. On calcule le nombre de 1. En 2009, le FRAC Aquitaine a proposé à l’écrivaine Noëlle Renaude de produire un texte très librement autour d’une œuvre de la collection. Elle a choisi les travaux d’Opalka. L’objet édité est assez fascinant et finalement très éclairant sur la démarche conceptuelle de l’artiste : courtes fictions où interviennent chiffres, listes, horaires, etc. témoignent de la prégnance de ce jalonnement temporel et spatial dans nos propres vies. Noëlle Renaude, De tant en temps, Bordeaux, Frac Aquitaine - Éditions Mix, coll. « fiction à l’œuvre », 2010. 77 Élisabeth Magne nombres sur chaque toile, le nombre de toiles par année, le nombre d’années par vie, le temps qu’il faut au blanc pour rejoindre le noir. C’est un empilement de jalons minuscules destinés à rythmer l’incommensurable où l’arithmétique vient ici nous rassurer et tenter de nous laisser saisir ce qui se dérobe. À l’instar du collectionneur de timbres ou de porte-clés sans cesse suspendu à la pièce manquante et dont l’ouvrage reste toujours par nature inachevé, la force d’Opalka réside dans ce consentement prononcé une fois pour toutes et dans cette acceptation de l’incomplétude posée comme la règle définitive du rapport au réel et à ses choix. Introduire le sujet 2 – une déclinaison du temps En 2005, dans une structure de bois, Patrick des Gachons entrepose et présente vingt-quatre tableaux de 180 cm sur 1802. Dans ce dispositif, seule la surface de la dernière toile est visible, un carré bleu sur fond blanc. Mais qu’est-ce qui figure sur les vingt et une autres ? Pour le savoir, il faut remonter à l’origine de la règle posée. En 1983, à 39 ans – la moitié d’une vie ? –, l’artiste peint au centre d’une première toile un carré bleu occupant très exactement la moitié de la surface disponible. Puis tous les ans, il augmente de 1 % la surface du carré bleu sur les œuvres qu’il produit. L’ensemble présenté en 2005 est donc la compilation de ces toiles annuelles où grandit le bleu, avec ici un point mathématique en horizon d’achèvement : le remplissage de la totalité de la surface fixé en 2032 si l’artiste est toujours vivant. Qui ne connaît pas l’œuvre de Des Gachons ne verra là qu’un jeu strictement formel, à dimension conceptuelle et abstraite. Pourtant l’attachement du peintre aux influences méditerranéennes offre une lecture plus sensible qu’il n’y parait au premier abord. L’envahissement du bleu, dans une échelle rapportée aux proportions d’une vie, devient traduction spatiale du temps. Des années portées à la fois à la visibilité et à l’ensevelissement. Une vie noyée peu à peu par le bleu. Il a ainsi pris la décision de lier son travail au temps, adoptant l’inexorable progression pour en rendre compte. La technique utilisée, peinture à l’huile (carré bleu cobalt) sur acrylique (fond blanc) sur toile tendue sur châssis aluminium, est d’une extrême lenteur : afin d’atteindre l’intensité souhaitée du bleu profond, ce sont des dizaines de couches qui viennent patiemment à main levée achever la magnificence de la couleur. Le séchage est long, il impose son rythme et ce ne sont pas plus de deux 2. Patrick Des Gachons, Bloc de temps, présenté au CAPC Bordeaux en 2005, 24 pièces de 180 × 180 datées de 1983 à 2006. Cf. Jeannette Zwingenberger, « Les quatre horizons de Patrick Des Gachons », in L’Œuvre en programme, catalogue de l’exposition, CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux, Éditions Fage, 2005. L’artiste a également reconstitué une Colonne de vie, série où il remonte en amont de 1983 à rebours du pourcentage initial. 78 Création sous contrainte ou trois toiles qui sont produites chaque année dans le respect du pourcentage du millésime. L’aliénation du choix, faite une fois pour toutes, est posée comme une libération : non point un retrait nihiliste mais un rassemblement sur la force sensible du vivant. Un retrait hors de la séduction du monde et de son mouvement clinquant pour s’en tenir à la palpitation pure. La règle rituelle engagée ne vaut que pour celui qui la pose et se l’impose. C’est ainsi qu’elle peut apparaître comme absurde ou enfantine à qui la contemple de l’extérieur. Mais les années empilées dans le respect du protocole légitiment la dimension artistique de cette radicalité. La durée rend justice à la forme choisie et l’éclaire. Il suffit d’être patient ! Pourtant, les aléas de l’existence viennent parfois bousculer ce bel ordonnancement du travail. Dans ces cas-là, il est toujours troublant de voir comment ces œuvres extrêmement protocolaires s’adaptent au chaos qui pourrait les mettre en péril. Car les forces entropiques questionnent la règle et cherchent la jurisprudence nouvelle en conformité avec l’éthique établie. Ainsi Opalka avait mis au point lors de ses déplacements des « Carnets de voyage » dont les nombres s’intercalaient entre deux toiles. Pratique néanmoins compliquée qu’il abandonna ensuite car elle supposait une toile finie avant de quitter l’atelier pour quelques jours ou quelques semaines. Plus étonnante la réponse que Des Gachons adressa au CAPC quant à la restauration d’une de ses toiles en 2010 : le musée lui ayant demandé son aide pour la réparation d’une œuvre ancienne, l’artiste procéda finalement à une « réactualisation » de la toile ainsi mise à jour, c’est-à-dire repeinte selon la proportion de bleu pratiquée dans l’année de la reprise. Introduire le sujet 3 – une discipline libératoire Depuis le 20 octobre 1993, Véronique Aubouy fait lire À la recherche du temps perdu de Marcel Proust par des centaines de gens de tous âges et de tous horizons. Là aussi, l’affaire est simple et le cérémonial bien réglé. L’artiste procède méthodiquement, dans l’ordre de l’histoire et chacun lit d’une traite en plan fixe environ deux pages in extenso. Le choix des lecteurs, d’abord des proches et des familiers, s’est étendu au gré des rencontres, des voyages, des recommandations, des candidatures spontanées à l’échelle du monde francophone. La réalisatrice, fascinée par la rythmique de l’écrivain, avait depuis longtemps trouvé chez Proust une sorte de paradigme fictionnel de son propre travail filmique. C’est en cherchant une forme iconique à cette accointance qu’elle eut l’idée de cette lecture ininterrompue, seule manière pour elle de respecter le fleuve de mots tant de fois lu et repris. Ainsi a démarré l’aventure de Proust lu. Chaque lecteur choisit son cadre, son lieu, son environnement, construisant ainsi à mille voix le portrait sociologique d’une époque : dans son étable au 79 Élisabeth Magne milieu des poules caquetantes, assis dans sa cuisine, sur un banc de gare, dans sa boutique, à la plage, dans une chambre. On entend Proust mais aussi le monde d’aujourd’hui, des accents différents, des lectures plus ou moins hésitantes, comme une interférence croisée entre le temps de l’écrivain et celui du lecteur. Celui que je filme prête son visage et sa voix au narrateur qui n’en a pas. Un télescopage entre l’écrit et l’oral. Par le rythme de sa lecture, par les pauses qu’il marque, il dévoile un temps qui lui est propre. […] Proust lu est une somme d’actions et de mémoire. Par la répétition ad vitam de ce geste (appuyer sur le bouton record, geste fait à ce jour 990 fois), se trouve mon temps à moi. Je décline cette action comme on respire, comme on mange. C’est plus une liberté qu’une utopie […]. Encore trente ans pour en avoir fini. Je rêve du jour où je n’y arriverai pas…3 Interrogée sur cette échéance inquiétante, l’artiste explique avoir cherché des stratégies de ralentissement ou avoir réquisitionné d’autres textes de Proust autour du grand œuvre. Mais sans s’en satisfaire vraiment. Car le protocole ne peut se déliter sans mettre en péril l’édifice lui-même. Il ne s’agit pas seulement de s’en tenir à une radicalité intransigeante pour le seul bénéfice d’une allégeance à un quelconque dieu de la contrainte. Mais de trouver un équilibre personnel dans cette réitération du même, finalement très confortable aux dires de Véronique Aubouy4. La réalisatrice affirme puiser une très grande stabilité dans ce projet étiré à l’échelle d’une vie, projet qui fabrique toujours de l’activité et de la vie sociale quel que soit le tempo des autres œuvres en cours. Finalement, cette quotidienneté rassurante s’est vite imposée comme un pivot de vie, quelque chose à quoi elle peut se référer en permanence comme un endroit qui ne pose pas question, une habitude familière qui fonde son identité. On comprend mieux l’inquiétude de cette échéance, encore lointaine mais qui se rapproche inexorablement. À la question de cette fin, elle répond simplement qu’elle recommencera sans doute au début, à la première page. Pour ne pas en sortir. Pour ne pas écrire le mot Fin. À l’instar des deux exemples précédemment cités, la saisie du projet appelle encore et toujours des chiffres, des dates et de l’arithmétique. Le nombre des lecteurs, leurs noms, la durée du montage, le nombre de pages restantes, le point possible de l’achèvement, autant de données souvent présentées autour 3. Texte écrit par la réalisatrice en 2007, disponible sur son site www.veronique.aubouy. fr/proust-lu.html On pourra également se référer à l’article de Françoise Nicol, « Proust lu, un film vidéo de Véronique Aubouy ou le secrétariat du temps », in Jean Cléder et Jean-Pierre Montier (dir.) Proust et les images, Presses Universitaires de Rennes, 2003. 4. Entretien personnel avec Véronique Aubouy, février 2012. 80 Création sous contrainte de la projection du film comme des litanies fascinantes où le temps mis en scène s’étire spatialement en répertoires, listes, mots comme à La Force de l’art en 2009 sous les voûtes du Grand Palais. Histoire d’un paradoxe Rarement créations auront produit autant de commentaires en forme d’inventaires et de données chiffrées. Le travail de ces trois-là, on le voit bien, donne lieu à des descriptions où jamais n’est faite l’économie de l’énonciation de la règle, de son mécanisme, de sa rigueur, de sa permanence. Sa légitimité s’y énonce en termes quantifiés destinés à étayer sa simplicité fragile. Car ces protocoles ne font qu’étirer à des dimensions monumentales des pratiques très élémentaires, voire primitives : écrire une suite de nombres, élargir un carré bleu, lire quelques pages. Seule leur itération – leur rabâchage ? – les fait basculer dans le faire artistique, car elles y deviennent démonstration d’une nécessité indéfectible et inéluctable, ne souffrant plus de retour en arrière. Pour Opalka, la loi est même totalitaire, couvrant l’ensemble de la production sans aucune pratique dérogatoire hors de son champ. Pour Patrick Des Gachons et Véronique Aubouy, elle est l’œuvre constante mais accepte néanmoins qu’il y ait des travaux mitoyens, des déclinaisons, des fabrications autres en parallèle. Néanmoins, la détermination est de même qualité : la volonté programmatique accrochée une fois pour toutes à une forme dégage l’artiste de tout flottement ou de toute hésitation quant aux aléas de son travail. En renonçant volontairement à l’amplitude des possibles de la création, ceux-là se dérobent à l’emprise illusionniste du choix, échappent à la séduction des écoles, des mouvements, des influences, posent leur temps hors du temps. De même, pour saisir l’insaisissable et rassurer l’économie de nos vies, tentons-nous des inventaires, des comptabilités, des collections, des carnets, des albums, de la mesure, des additions et des soustractions, des écritures du temps. Souvent de manière plus légère. C’est sans doute la même interrogation pseudo-existentielle qui fait lister à Umberto Eco ce qu’il a bien pu faire pendant une année non bissextile de 8 760 h une fois enlevé le temps du sommeil, de la toilette et des repas : environ 8 104 h à travailler comme professeur, directeur de recherche, conférencier et directeur de revue. Ce qui lui laisse, dit-il, 1 h 49 par jour « qu’il a occupé comme suit : sexe, échange avec les amis et la famille, enterrements, cures médicales, shopping, sport, spectacles…5 » ! Les artistes précédemment évoqués constituent des figures extrêmes de l’arithmétique temporelle et de la création sous contrainte ramassée sous l’unicité rassurante d’une pratique répétitive. Toutefois, cette mise sous tutelle 5. Umberto Eco, Comment voyager avec un saumon, nouveaux pastiches et postiches, LGF Livre de poche, 2000. 81 Élisabeth Magne semble aller à rebours du sens d’une histoire de l’art souvent associée à la levée des restrictions liberticides. S’affranchir de l’emprise du maître, de l’Église, du commanditaire, du Salon comme autant de formes coercitives est un défi que les artistes n’ont cessé de relever. De l’artisan, contraint dans sa réalisation par la religion ou le commanditaire, à la figure singulière de l’artiste contemporain, les étapes semblent aller dans le sens d’une autonomie revendiquée, conquise et assumée. En 1454, lorsqu’Enguerrand Carton peint le Couronnement de la Vierge pour l’église de Villeneuve-Lès-Avignon, ce ne sont pas moins de 29 articles rédigés devant notaire dans le « prix-fait » qui imposent personnages, hiérarchie et composition, usage des couleurs, iconographie, etc. Le peintre est un fabricant, habile certes, mais uniquement un fabricant, et son travail relève des arts mécaniques. Il faut donc qu’il en laisse la conception aux lettrés, aux religieux, aux docteurs de l’Église. À ceux qui peuvent payer ses compétences manuelles et maîtriser le sens des images qu’il produit. « L’expression d’un créateur ne s’exerce que rarement hors des limites ou contraintes imposées mais leur dispositif est plus ou moins lourd selon les époques », rappelle Maurice Fréchuret6. Car l’artiste est sous surveillance iconographique, technique, économique, politique et religieuse ; surveillance dont il ne cessera de vouloir se dégager dès le début de la Renaissance7. On connaît la puissance de conviction des images et l’encadrement dont elles ont fait l’objet. Académies, pouvoir royal et religieux s’emploient à restreindre et orienter le regard du peintre sur des sujets maîtrisés. Peine perdue ! Caravage peint de vieilles femmes, et Chardin fait de la nature morte un genre sublime. Ce sont ainsi différentes formes d’émancipation qui jalonnent le devenir de ce travailleur très particulier. Citons ici brièvement celle de l’artiste romantique, apothéose de la figure du génie, habité et mu par son seul pathos, forcément famélique puisqu’indifférent à la première des contraintes, celle de la réalité économique. Cette position parfois chèrement payée signe une étape importante dans la souveraineté de l’artiste, producteur d’abord pour luimême, en attente d’une reconnaissance dont il attend qu’elle vienne jusqu’à lui comme un dû, eu égard à son génie ! Iconographie et choix techniques lui appartiendront désormais : un radeau à la dérive, des gares, les prostituées de Barcelone. Tout peut faire figure et la ressemblance, in fine, n’a plus à se référer au réel. Autre étape franchie vers l’autonomie, celle du Dadaïsme et des ready-made duchampiens où la légitimité du travail se fonde sur sa seule intentionnalité de 6. Maurice Fréchuret, La Machine à peindre, Éditions Jacqueline Chambon, 1994, p. 162. 7. On se référera ici à quelques ouvrages de Nathalie Heinich, Être artiste, les transformations du statut des peintres et des sculpteurs, Klincksieck, 1996 et L’Élite artiste : excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005. 82 Création sous contrainte l’artiste, sur l’abolition de la forme remplacée ici par l’attitude de l’individu, attitude qui se suffit à elle-même et n’entend engendrer aucune fabrication véritable. Avec Duchamp se confirme la prééminence de l’idée, la cosa mentale de Léonard de Vinci portée à son terme ultime. L’attitude vaut également comme contestation du pouvoir édificateur, comme moyen de se défausser de toute responsabilité dans l’acte de création et vient ainsi déranger des formes d’implication dans le travail que l’on pensait immuables. Les grandes ruptures du xxe siècle actent ainsi un certain nombre de positions ouvrant l’immensité d’un champ de possibles désormais disponibles et recevables. Libéré d’un métier et de ses apprentissages s’il le souhaite, l’artiste choisit sa forme, sa technique, ses sujets, ses matériaux. Il peut d’ailleurs ne plus rien fabriquer, mais simplement rédiger un projet d’œuvre, écrire un concept et en déléguer la réalisation à d’autres. Il peut faire tatouer en Chine par des spécialistes des cochons qu’il revend à prix d’or aux musées. Il peut remplir une baignoire de graisse, dialoguer avec un coyote, se faire suivre par un détective, dormir chez les autres, manifester dans la rue, dessiner des cercles dans le paysage ou peindre comme Vermeer très lentement des portraits à peine flous. Il semble donc qu’il puisse tout faire y compris ne rien faire. Aucune routine ne l’enchaîne a priori selon la lecture marxiste où la production artistique apparaîtrait comme la forme la plus aboutie du travail expressif favorisant l’épanouissement de l’individu ; ce que devrait être, selon Marx, l’idéal du travail libre valorisant l’individu. Dans son Portrait de l’artiste en travailleur 8, Pierre-Michel Menger va plus loin encore en posant les valeurs cardinales de la compétence artistique – l’imagination, le jeu, l’improvisation, l’atypie comportementale, voire l’anarchie créatrice – comme la forme la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations du monde du travail. L’artiste y devient la figure exemplaire du nouveau travailleur portant l’idéal d’une activité à forte valeur ajoutée comme les aiment les chasseurs de tête de l’innovation. Les parcours du chercheur comme de l’artiste, fortement individualisés, comme dégagés de toute contingence sont ici capables de produire les manifestations les plus improbables de l’invention. C’est le règne des inégalités légitimées, portées par cette dimension concurrentielle fortement valorisée. L’artiste exemplifie dans cet essai le paradigme de la liberté innovante, interrogeant sans cesse le cadre dans une forme free-lance du lien sans asservissement et sans attaches. Toutefois, cette indépendance conquérante et victorieuse est en grande partie illusoire et soulève un problème connexe, celui de la proclamation de ces pratiques comme étant de l’art, de la déclaration de leur légitimité. Se greffe ici 8. Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Métamorphoses du capitalisme, Paris, Le Seuil, coll. « La République des Idées », 2002. 83 Élisabeth Magne un jeu très complexe de cercles de reconnaissance où se disent le champ et le hors-champ. On se référera ici à la lecture de Nathalie Heinich sur ce qu’elle appelle Le Triple Jeu de l’art contemporain. Sans la maîtrise ou la connaissance de cette régulation sophistiquée, nul ne peut espérer se glisser dans les cercles de légitimation de cette vaste machine à trier les pratiques. Car le constat de la diversité, de tout ce qui peut être acceptable en termes de production et d’attitudes est assez vertigineux. C’est d’ailleurs cette diversité-là qui rend l’art contemporain si suspect aux yeux des non initiés. Comment reconnaître le vrai de l’art lorsqu’il ressemble autant à la banalité du vécu ou même qu’il ne ressemble à rien ? Lorsque toutes les positions deviennent a priori recevables. Car le tournant du xxie siècle se caractérise par son anti-dogmatisme, par une dilution du concept d’art ; la pratique artistique repose désormais sur un scénario plus ou moins aléatoire qui en fait non plus un magistère, non plus une expérience, mais une avancée aléatoire dans le territoire protéiforme de la réalité. Ce que Jean-François Lyotard a nommé la condition postmoderne 9 où il constate la fin des grands récits, renvoie à cet émiettement de la forme, à ce flottement du sens qui peut venir se poser n’importe où par la seule volonté du faiseur d’art. À charge pour lui de faire nommer son travail comme étant légitime, via tout l’arsenal énonciatif dont nous parlions plus haut. Inventer son unité, énoncer le champ clos de son existence L’immensité du choix néanmoins peut sembler terrifiante. Elle ne dit rien du chemin à parcourir pour l’apprenti artiste, des étapes à franchir et elle fabrique une instabilité potentielle parfois mal vécue : suis-je bien à l’endroit qui me révèle ? Quel acte poser dans cette indétermination ? Faut-il poursuivre et persévérer ou bien changer d’orientation ? Sans cesse, le métier peut être remis en cause et reconstruit selon d’autres formes. L’identité est à élaborer de toutes pièces sans régulation contextuelle intempestive et interventionniste si ce n’est la gestion de la posture et du discours qui nomme le processus. À rebours de cette disponibilité parfois opportuniste, fuyant les sirènes des recherches sans cesse remises en question, certains artistes choisissent de remonter pour eux-mêmes les murs de la contrainte, de prendre appui sur une structuration protocolaire affirmée comme le terminus ad quem de leurs interrogations d’artistes. Radicalement. Les trois exemples proposés en introduction en constituent des formes extrêmes, fascinantes dans leur asservissement à un motif répétitif. Revenant sur cette servilité volontaire, Maurice Fréchuret écrit ceci : L’artiste contraint des périodes anciennes […] se révèle toujours prompt à déjouer les règles ou, pour le moins, à composer avec elles, à 9. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, rapport sur le savoir, Minuit, 1979. 84 Création sous contrainte délimiter, à l’intérieur du dispositif, une sphère dans laquelle œuvrer personnellement. Un artiste contemporain, qui n’est contraint en apparence par aucune instance extérieure, nullement freiné dans ses aspirations par quoi que ce soit, se détermine pour un art dont, jamais, même pas dans le très sévère procès de fabrication des icônes, la manière de faire n’a été aussi drastiquement réglementée.10 Et il poursuit plus loin sur l’un de nos exemples : Opalka tourne le dos aux artifices maniéristes et aux développements sans fin des recherches sur la forme ou la matière. Paradoxalement, la propension comptabilisatrice et accumulatrice […] se révèle économe quand il s’agit de définir les moyens d’action : soustraire, délaisser, dépouiller, renoncer.11 Art pauvre, art de l’ascèse, art centripète tout entier contenu dans le programme, dans sa clôture ; le vocabulaire n’est pas sans évoquer une réclusion spirituelle en retrait du monde et de ses séductions miroitantes. Toutefois, à la manière d’un horizon asymptotique, pourquoi ne pas revisiter d’autres pratiques bien plus nombreuses qui tendent vers des formes restrictives comparables à nos trois exemples introductifs ? Sur l’échelle de Richter des formes protocolaires, nous pourrions ainsi relever quelques exemples d’artistes s’entourant d’une certaine rigueur dans la mise sous tutelle des potentialités. Eux-mêmes parleraient d’abord de choix, de style, d’identité plasticienne. Mais lorsque ces choix ferment un grand nombre de portes, lorsqu’ils semblent restreindre par trop les alternatives, lorsqu’ils s’étirent à l’échelle d’une vie, lorsqu’ils lient intrinsèquement un nom à un matériau, à une forme, à un concept, alors ils peuvent à leur tour être appelés contraintes. Comment nommer ces restrictions partielles, pourtant durablement invasives ? L’expression paradoxale de « contrainte légère » résonnerait ici comme un oxymore qui maîtriserait mal son sujet. Parlons plutôt de contraintes électives pour approcher quelques noms de l’art contemporain à la lumière d’une telle grille de lecture. En termes de décisions maintenues ouvertes ou partiellement fermées. De tels renoncements pourraient même donner lieu à un essai de typologie selon les modalités de mise en œuvre de ces contraintes électives, typologie qui nous permettrait d’examiner les enjeux liés à chaque stratégie. Un premier critère de classification pourrait rassembler ceux qui ont choisi de réduire drastiquement la matérialité de leurs propositions à une seule composante. 10. Maurice Fréchuret, La Machine à peindre, op. cit., p. 163. 11. Ibid. 85 Élisabeth Magne On reconnaîtra ici le noir de Soulages et ses jeux avec la lumière à l’exclusion depuis des décennies de toute autre ouverture colorée. La rigueur de cet ostracisme étendue à l’échelle d’une vie renvoie là aussi à un discours d’ascèse, de spiritualité dans les propos qui entourent cet artiste. Les commanditaires ne s’y sont pas trompés qui lui ont notamment réclamé des vitraux d’église, signant ainsi à Sainte Foy de Conques la rencontre d’une discipline avec l’économie esthétique d’une église de pèlerinage. Étonnamment, Pierre Soulages parlant de sa pratique d’artiste semble avoir fait ce choix comme pour mieux accueillir l’imprévisibilité de l’acte créatif : L’artisan, le très grand artisan, sait ce qu’il va faire et comment il va s’y prendre. Il connaît la fin de son activité et les bonnes méthodes à employer. Nous, nous ne savons pas ce que nous allons faire, ni ce qui va se faire indépendamment de nous.12 Citons encore les bandes verticales alternées blanches et colorées de 8,7 cm de Daniel Buren répétant à l’infini et sur tout support ce motif fabriqué industriellement pour des toiles de stores. Buren lui-même revendiquait le caractère impersonnel de ce motif, sa banalité quotidienne, sa présence sur de nombreux objets qui nous entourent. Pourtant et dans le même mouvement, il rappelait qu’une telle largeur constitue la distance moyenne de l’espacement entre deux yeux, loin du pathos de l’artiste et pourtant fonctionnellement rapporté à son corps. On trouve dans les écrits proposés par Buren à la fois cette interpellation mécanique – prendre un tissu ready-made – et ce lien à la corporéité que la rayure a toujours entretenu13. Pourtant en s’en tenant à un motif unique, Buren évacue la question de l’intention pour se concentrer sur le « comment ? » du rapport à l’espace. En éliminant des possibles, il peut faire jouer – au sens où jouent une mécanique ou une pièce de bois –, l’adaptabilité du motif et plier cette rhétorique aux exigences de nouveaux lieux. Autre adepte du in situ, Felice Varini, certes moins radical, a néanmoins réduit depuis longtemps ses figures de peinture à la ligne, au cercle, au carré et au triangle. Des chalets suisses aux chantiers de Nantes, toute son œuvre est une déclinaison permanente de ces quelques figures géométriques, réduites à des aplats colorés. Que retenir de cette courte liste qui pourrait s’étendre à bien d’autres noms ? Aucun d’eux ne parle de cette rétention formelle comme d’une contrainte mais bien plutôt comme d’un engramme évident à partir duquel peut s’ouvrir le travail, d’un préalable permettant d’aborder la diversité du réel avec une 12. Bruno Péquignot, « L’imprévisible et l’incertain », in Dominique Berthet (sous la dir. de), L’Imprévisible dans l’art, L’Harmattan, coll. « ouverture philosophique », 2012, p. 170. 13. Cf. ici Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Poche, coll. « Points », 2007. 86 Création sous contrainte identité posée, de ne pas se perdre dans les propositions mais bien au contraire, d’adapter sa propre matière à la mouvance du monde, de faire émerger le point de rencontre. Les productions de ces trois-là, aisément identifiables visuellement par les spectateurs que nous sommes, en deviennent d’ailleurs transparentes : ne reconnaît-on pas de loin un Buren ou un Soulages ? La composante formelle retenue par chacun d’eux se fait substitut identitaire parfaitement identifiable et règle une fois pour toutes la question du pourquoi. Le sens de l’œuvre n’intervient pas ou plus. Ne restent finalement que les interrogations sur la fabrication. Demande-t-on à Varini pourquoi il fait des triangles ? Guère. Mais les questions se bousculent sur le « comment » de la fabrication, sur la matérialité de son travail, sur l’échelle, sur les modalités de raccord entre sa peinture et les toits des hangars. Paul Ardenne dans Art, le présent y voit une symbolique de l’activité, une valorisation volontariste de la pratique14. Le regard se déporte vers les conditions d’ajustement d’une forme élue – dont on ne parle plus – en regard d’une instabilité locale. Inaccessible, la contrainte originelle est une sorte de tache aveugle, hors de portée du faire car trop simple, trop radicale, inscrite comme une donnée séminale préalable à la mise en œuvre. Autre critère fonctionnel possible pour cataloguer nos contraintes électives, la délégation de création : sous les étiquettes d’art contextuel ou d’esthétique relationnelle, beaucoup d’artistes actuels choisissent de se démettre de leur responsabilité de décideurs du devenir de leur création et « lâchent » leur emprise de fabricants-experts selon des modalités plus ou moins réglées. Les « autres » peuvent ainsi devenir les pilotes d’une œuvre laissée disponible à des solutions ouvertes. Ceci suppose de la part de l’artiste, signataire encore de la production, de renoncer à tout ou partie de son travail, de se défaire partiellement d’une maîtrise quant à la gestation ou à l’évolution de ce qu’il endosse in fine. En se plaçant sous la coupe de commanditaires, Nicolas Frespech renoue avec une contrainte qui n’a plus cours dans le champ de l’art actuel. Nous parlons bien ici de commanditaires « à l’ancienne » ordonnant le sujet du travail et non point de commandes, telles qu’une institution ou une collectivité peuvent encore en passer auprès des artistes en choisissant parmi des propositions faites de manière autonome. Dans son Échoppe photographique montée en 2003 avec Bénédicte Albrecht, Nicolas Frespech propose sur le net de réaliser la photographie de votre choix. Quelques lignes où vous décrivez plus ou moins directement ou de manière allusive ce que vous attendez de cette image et la commande est passée. À charge pour lui de passer à l’acte de réalisation, 14. Paul Ardenne, Art, le présent ; la création plasticienne au tournant du xxie siècle, Éditions du Regard, 2009. 87 Élisabeth Magne dans un délai plus ou moins rapide. Un fichier image de bonne définition est ensuite envoyé gratuitement au commanditaire qui a toute latitude pour l’exploiter à sa guise, l’artiste ne conservant qu’une version basse définition visible sur son site web en regard de la commande originelle. Se démettre de ses choix ou plutôt se soumettre à ceux des autres relève bien ici d’un renoncement partiel et contraignant dans l’acte de création. Mais cet abandon de maîtrise peut donner lieu à deux observations. La première est de rapprocher cet acte de la création artisanale. Au photographe de son quartier, on passe bien commande d’une série de photographies de mariage, de classes maternelles, de familles endimanchées. Le sujet en est fixé par le requérant et le professionnel de l’art n’a plus qu’à faire coïncider son savoir faire avec le désir exprimé. La seconde est de voir une dimension ludique dans ce processus, conférée par la gratuité. Pas question de protester si les délais de livraison s’allongent, si l’image est bien loin des attentes. Il y a plutôt un défi posé à l’artiste pour voir comment il s’en tirera. Comme une histoire commencée par un autre et que l’on poursuit dans un jeu de rôles fictionnel. La contrainte élective qui consiste à se démettre de la maîtrise complète du processus créatif opère de la même manière un rabattement sur le faire, sur le défi de la fabrication. Enrôler de nouveaux outils qui a priori ne sont pas faits pour l’art ou se compliquer sciemment la fabrication des images pourrait constituer une autre entrée dans notre inventaire des contraintes électives. Là aussi, quelques exemples, brièvement, peuvent être rassemblés sous cette dénomination sans que la liste en soit close évidemment. Jeune artiste anglais, Jeremy Wood « dessine » sur son écran grâce à une transmission GPS de ses déplacements réels sur le terrain. Lawn, 2002 est une série de quatre tirages portant chacun le nom des quatre saisons, où l’on peut voir un enchevêtrement de traits plus ou moins denses selon une forme étrange qui se répète d’un panneau à l’autre. Les quatre tracés sont en fait les enregistrements informatiques de la rituelle tonte de pelouse des Anglais – celle de la maison de sa maman en l’occurrence – où l’engin conduit par l’artiste et équipé d’une transmission satellitaire tond et trace des chemins plus ou moins denses selon la poussée saisonnière du gazon ! Depuis dix ans, ce jeune artiste démultiplie ses tracés, écrit dans la campagne anglaise en s’équipant lui-même d’un GPS, trace des étoiles malhabiles sur l’Europe en prenant l’avion et en croisant ses destinations, superpose ses chemins aux images de Google Earth. Cette inversion de l’usage d’un outil – savoir où l’on se trouve à tout moment/ fabriquer délibérément une trace enregistrée – est une vraie prouesse technique, complexe et fascinante. Prévu pour nous faire passer de la bidimensionnalité de la carte à la transposition dans le réel de notre orientation, le GPS est ici utilisé exactement en miroir de sa fonction habituelle. Avec Jeremy Wood, la marche 88 Création sous contrainte ou le déplacement sur le territoire produisent une image bidimensionnelle raccordée aux images satellitaires via la transmission des informations. L’outil, avant lui, n’avait jamais servi à générer de l’art ; s’en servir de manière exclusive depuis plusieurs années constitue donc une forme de contrainte choisie une fois pour toutes. À charge pour l’artiste d’en inventer les modalités d’exploration, d’en défricher les qualités et de nous régaler d’anecdotes concernant les secrets de fabrication. Secrets de fabrication également chez ceux qui se compliquent sciemment la création des images : lorsqu’un Philippe Ramette sur Le Balcon défie les lois de la pesanteur ou qu’un Thomas Demand enchaîne les photos de bureaux vides dans une esthétique d’Europe de l’Est des années 1960, on pense d’abord que tout ceci est le produit de logiciels de retouches d’images ou de création 3D. En tout cas amendé par le numérique. Rien de tel lorsque l’on apprend ébahi, que le premier est soutenu dans la réalité par tout un appareillage mécanique sophistiqué destiné à le maintenir à l’équerre du monde et que le second fabrique tous les lieux pris en photo en carton et papier à l’échelle 1 ! Comme d’autres fabriquent des maquettes de petits trains ou des cathédrales en allumettes. Dernière proposition pour notre inventaire de la contrainte partielle, la réitération soutenue d’une action qui, isolée, ne serait pas signifiante. Lorsque Julien Prévieux, dépité de ne pas trouver de travail à la sortie d’une formation commerciale, rédige sa première lettre de non-motivation, sait-il que plus d’une centaine suivra, donnant tout son sens à cette rébellion épistolaire jusqu’à la publication de ces courriers15 et à l’intégration de sa démarche dans le champ de l’art ? Comme toute pratique d’inventaire, d’archivage, de collecte, la reprise d’un geste quelconque en lui-même peut prendre valeur de démarche artistique lorsqu’il se reproduit et s’étire à l’échelle d’un temps important, lorsqu’il se renouvelle un grand nombre de fois, jouant du même mais non point de l’identique pour reprendre les termes de Michel de M’Uzan16. Table des matières provisoire Il n’est pas sûr du tout que le catalogue ici posé fasse le tour des classifications légitimes et pertinentes qui devraient y figurer. Néanmoins, il propose un éclairage que nous pensons inédit sur quelques exemples de la création contemporaine qui, évidemment, demanderaient à être complétés et approfondis. Si le sens de l’histoire témoigne d’une forme de libération à l’égard de la contrainte subie, nul ne peut nier qu’elle fait parfois retour sous une forme 15. Julien Prévieux, Lettres de non-motivation, Zones, 2007. 16. Michel de M’Uzan, De l’art à la mort, Éditions Gallimard, 1977. 89 Élisabeth Magne choisie, délibérément et sciemment. Cette forme volontariste a souvent pris une ampleur prométhéenne ayant valeur de manifeste, astreinte à des rituels totalisants et contraignants où les artistes, pour citer Queneau, sont comme « des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». Lorsque Georges Perec renonce à la lettre E sur les trois cents pages de La Disparition, il s’impose une discipline restrictive redoutable qui finalement transforme l’objet en un exploit en dehors de toute qualité fictionnelle ou narrative. Mais loin de limiter notre analyse à quelques figures radicales et souvent citées, l’assujettissement peut fournir un outil d’analyse intéressant y compris lorsque la règle du jeu ne touche qu’une partie de la création. Il y a là comme un processus organique où la contrainte jouerait le rôle de donnée séminale et où la mise en œuvre prendrait tout son sens dans la confrontation avec le réel. Comme une faculté à « jouer » avec le monde, à s’y adapter, à trouver les modalités d’hybridation. Force est de constater la dimension souvent spectaculaire ou en tout cas fascinante qui se glisse dans de telles pratiques ; la « fabrication » s’impose comme le centre d’intérêt majeur de ces créations sous contraintes choisies. Créer de la difficulté là où il pourrait ne pas y en avoir, faire volontairement obstacle, c’est finalement se fabriquer des appuis, des points d’ancrage pour une mécanique captivante. Au début du xiie siècle, un ustilz est un équipement, un objet nécessaire que l’on embarque pour un voyage. Le terme donnera deux mots très proches, celui d’outil et celui d’ustensile. De même pouvons-nous penser que les contraintes électives de notre début de xxie siècle sont les ustilz embarqués que d’aucuns choisissent pour leurs voyages. À charge pour eux d’inventer le travail qui va avec. 90 Des chercheurs reconnus dans leur spécialité sont invités à présenter leur travail dans une démarche d’ouverture aux spécialistes d’autres disciplines. Chaque intervenant accepte ainsi de définir ses objets de recherche, le parcours qui l’a conduit d’une hypothèse à une autre, le trajet intellectuel qui l’a fait s’interroger sur tel ou tel aspect de son domaine. L’approche est essentiellement d’ordre épistémologique. HORIZONS Les horizons de la recherche sont un cycle de conférences proposées dans le cadre des manifestations de l’École doctorale Montaigne-Humanités. Dominique Rabaté Université Denis-Diderot Paris 7, EA 4410, CERILAC N.D.L.R. Conférence prononcée à l’université Bordeaux 3 dans le cadre des Horizons de la recherche le mardi 17 janvier 2012. Sujet et voix : questions à la littérature moderne Sujet et voix : questions à la littérature moderne Dominique Rabaté C’est vraiment un grand plaisir pour moi d’être invité ce soir dans une université où j’ai longtemps enseigné, où j’ai dirigé une équipe de recherche, le Centre de recherche sur les modernités littéraires, et où j’ai été directeur de l’École Doctorale, au côté d’Alain Bresson d’abord, puis co-directeur avec mes amis François Bart et Patrick Henriet. C’est dire que je me sens encore un peu chez moi, dans ce cadre des Horizons de la recherche dont j’ai initié, il y a longtemps, la formule qui dure encore et dont j’ai suivi régulièrement les cycles avec un grand bonheur, celui d’apprendre d’autres disciplines, de voir comment s’élaborent pour chaque chercheur les objets de travail. Je vais donc me livrer à un exercice que j’ai souvent demandé à d’autres, en remerciant la direction actuelle de l’École Doctorale, Isabelle Poulin, Pierre Beylot et Sandro Landi de leur confiance. Ces remerciements inauguraux peuvent sembler un simple lieu rhétorique un peu vide. Je voudrais pourtant souligner qu’ils entrent déjà pour moi dans quelque chose de capital dans la vie d’un chercheur : une certaine économie du singulier et du collectif où joue la nécessité d’institutionnaliser des lieux de travail. Car il va d’un certain équilibre entre le personnel – et dans les SHS cette part est essentielle – et l’impersonnel, équilibre ou dialectique qui prend dans mes réflexions récentes une part de plus en plus importante, et qui devient même à mes yeux l’un des traits définitoires de l’expérience littéraire ou esthétique. Raconter l’histoire de son itinéraire de recherche, c’est sans doute donner la forme réordonnée d’un récit à ce qu’un trajet réel a pu avoir de plus hésitant et de plus obscur. Mais peut-être s’agit-il aussi, dans la vie intellectuelle, de penser soi-même la logique d’un parcours pour le revendiquer comme sien et pour ainsi dire en devenir à part entière l’auteur, le signataire résolu. On pourrait dire que c’est d’ailleurs ce qui se passe au moment où l’on soutient sa thèse, et où l’on devient le défenseur de ses propres idées. Je commencerai donc par une anecdote : il y a très longtemps une amie m’avait demandé pourquoi j’aimais La Chute de Camus. Je me souviens que j’avais été très étonné de ne pas pouvoir répondre à cette simple demande, frappé de mon incapacité à raconter l’histoire du livre – dont elle semblait penser que 93 Horizons c’était elle qui détenait le pouvoir d’intéresser ou non un lecteur. Pour moi, le récit de Camus résidait essentiellement dans son très singulier effet de voix et de présence, oblitérant toute intrigue. D’une certaine façon, j’ai commencé à travailler pour m’expliquer cet étrange pouvoir de la voix dans certains textes, pour réussir – mieux que je n’avais alors su faire – à caractériser les modalités de fascination que ces textes exerçaient sur moi. Cet effort d’élucidation pour moi (et peut-être toute recherche est-elle d’abord cela) devait ainsi prendre la voie d’une description théorique de ce qui se passait dans ces textes. Ainsi très tôt en maîtrise (comme on disait alors) j’ai choisi de travailler sur Le Bavard de Louis-René des Forêts, ce livre publié en 1946 et qui se présente comme un exercice sarcastique d’autodestruction. Récit d’un homme qui s’afflige de sa propension à parler pour ne rien dire, qui échoue à raconter ses différentes crises et à se constituer par son discours autobiographique biaisé comme sujet entier. L’analyse de ce texte m’amenait à approfondir la logique de l’énonciation qui était à l’œuvre. Répondre à la question « Qui parle ? » dans un texte littéraire, c’est en effet constater que les marques subjectives sont coupées de toute vérification empirique. C’est au-delà des outils féconds de la linguistique de l’énonciation, s’apercevoir que le sujet qui s’exprime là est un sujet clivé et pluriel, un sujet scindé radicalement en deux, que la psychanalyse peut aider à penser dans ses paradoxes constitutifs. D’emblée ce sont donc les rapports entre sujet et voix (à ne pas trop vite confondre) qui ont été au centre de mes préoccupations, avec l’idée d’une inscription dynamique et mobile du sujet dans les énoncés où il se laisse saisir. En ce sens, que j’ai précisé dans ma thèse, mon objectif était immédiatement de contester le schéma trop typologique de la narratologie, loin de tout système structural ou structuraliste. Je m’attachai au contraire à un processus où le sujet de la narration est instable, et dont la place incertaine est l’enjeu dramatique du texte. De l’énoncé premier du Bavard (« Je me regarde souvent dans la glace ») au congé ironique et grinçant qu’il donne à son destinataire, le narrateur du récit de des Forêts ne cesse de changer de position, de se retourner contre et vers lui-même, d’anticiper ce qu’autrui peut penser de lui. Ce premier travail, prolongé dans le doctorat en élargissant à la fois à toute l’œuvre de des Forêts mais aussi à un pan de récits de la modernité, m’a aussi amené à réfléchir à l’articulation entre le commentaire des textes (attentif à leur dynamique la plus fine) et la théorie plus générale. Pour moi, le texte doit moins se plier à une grille pré-établie que conduire à la contester, à en compliquer la figure. Je crois que j’ai eu très tôt ce désir de mettre en difficulté la théorie littéraire (qui existait effectivement sous ce nom au début des années 1980), de la mettre à l’épreuve de textes moins canoniques. Avec le temps, je m’aperçois aussi que je prends de plus en plus de plaisir à écrire des lectures, à rendre compte de l’effet absolument singulier qu’un livre fait sur 94 Sujet et voix : questions à la littérature moderne moi (postulant que cet effet sur moi est en vérité l’effet que tout lecteur peut sentir aussi). C’est ce qui m’a conduit à analyser pour eux-mêmes des récits de Conrad (Heart of Darkness) et de Woolf (To the Lighthouse), ou des livres de Gérard Macé, Patrick Modiano ou Jean-Loup Trassard. Je n’ai pas perdu ce goût de l’explication qui avait guidé mes premiers pas académiques sur la piste du Bavard, et l’étrange nécessité que j’éprouve à m’expliquer d’abord à moimême l’effet particulier d’une œuvre, son accent unique. La navette nécessaire entre commentaire et théorie (qui se nourrissent l’un l’autre) que je revendique maintenant me conduit à une autre remarque, à mes yeux importante : il ne s’agit pas d’éprouver le schéma général par des textes singuliers pour en améliorer la description, mais plutôt pour penser la relation entre une forme et une force (force que la narratologie sous-estime en la typologisant). On se souvient que c’est ainsi que Derrida répondait au beau livre de Jean Rousset, Forme et signification. Force autant que forme, forme qui se laisse déborder mais qui permet de donner figure à une dynamique qui lui échappe pourtant. Être attentif aux jeux des voix dans un récit, c’est certainement commencer par entendre cette disjonction possible et cette dialectique complexe entre forme et force. Le Bavard, mais aussi La Chute, comme Les Notes du sous-sol de Dostoïevski, mais encore Beckett, Céline, Bernhard : il s’agissait dès le départ pour moi pas seulement d’œuvres isolées mais d’un mouvement, d’un courant de la modernité. Et ce mouvement, c’est justement celui de l’émancipation de la voix. D’une voix unique mais plurielle, selon la possibilité que la langue française offre de ne jamais savoir si le mot « voix » est au singulier ou au pluriel. En travaillant sur un ensemble de textes dont le point commun est le passage au premier plan d’une voix narrative (fictive) qui occupe tout l’espace discursif ou qui peut le partager avec d’autres parleurs de monologues croisés (comme chez Faulkner), on doit analyser un infléchissement du roman moderne. À partir de des Forêts ou de Beckett, c’est l’étiquette même de roman qui se trouve contestée, qui s’avère inadéquate, et à la suite de Blanchot j’ai donc proposé de penser le « récit » comme une notion opératoire pour tout le xxe siècle, de Valéry et Gide à quantité de textes contemporains. Récit que je situe volontairement comme « l’ombre du roman », dans l’ombre du roman, puisque l’effort que le narrateur déploie pour coïncider avec sa propre source énonciative éloigne le récit des développements du roman. Cet effort pourrait se décrire comme la tentative de réduire, de combler ou d’annuler l’écart – par essence incomblable – qui sépare et distingue sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. Je suis revenu dans Le Chaudron fêlé sur cette notion d’écart qui a pris progressivement une dimension plus théorique pour moi. De la lecture du Bavard, en croisant Beckett, Blanchot ou Camus, c’est ainsi un pan entier de la littérature du xxe siècle que j’ai essayé de décrire 95 Horizons en proposant de le nommer par le but – impossible mais paradoxalement productif – qu’il se fixe : celui d’un épuisement tangentiel, toujours différé, d’un échec fécond si l’on veut. C’est pour cela que j’ai doublé le livre sur des Forêts d’un autre, concomitant, intitulé Vers une littérature de l’épuisement. Je crois que le premier terrain qu’un chercheur se fixe (sans pouvoir évidemment en mesurer alors tous les enjeux et toutes les conséquences) est très significatif. C’est là que se constitue une sorte d’observatoire privilégié qui commandera ensuite le jeu des perspectives futures. En ce sens, l’élection de des Forêts reste pour moi un geste inaugural aux multiples effets, dont je voudrais décrire certains maintenant. L’œuvre de des Forêts offre une diversité générique que j’ai voulu comprendre ; premier roman à l’américaine pour Les Mendiants, récit destructeur, recueil de nouvelles, poèmes, autobiographie à la troisième personne enfin avec Ostinato. D’emblée je ne pouvais me spécialiser dans un aucun genre (même au sens large) et m’engageais à devoir penser les effets d’énonciation spécifiques au choix de formes si dissemblables – alors même que les contenus thématiques restent les mêmes de façon obsédante. Choisir des Forêts, c’était aussi refuser de céder aux effets mimétiques de certaines (mais rares) études qui avaient été déjà consacrées à cet auteur (peu travaillé quand j’ai commencé à m’intéresser à lui, et quasiment inconnu de l’université). La magnifique postface au Bavard de Blanchot, « La Parole vaine » semblait condamner à faire du mauvais pastiche, ou à s’enfermer dans les vertiges de l’œuvre. Contre ce risque, j’ai choisi de travailler aussi d’autres œuvres, d’ouvrir à la question de l’épuisement une œuvre qui trouvait aussi là sa nécessité et son inscription dans un courant fondamental. C’est une façon de se ménager une marge de manœuvre, un espace de dégagement qui me paraît essentiel. Beaucoup d’études ou de thèses sur des auteurs contemporains (souvent excellents théoriciens de leur propre écriture) sont prises dans un mimétisme agaçant, dans l’éloge d’une œuvre qu’elles ne font que répéter, sans en éclairer la nécessité pour nous. Mon choix initial me conduisait aussi (et je m’en suis aperçu progressivement avec plus de clarté) à prendre ce que j’ai nommé « le risque du contemporain ». Rendre compte d’un texte contemporain (et ceux de Louis-René des Forêts l’étaient au moment où j’ai commencé à travailler sur eux), c’est forcément devoir rendre compte de la nécessité de l’œuvre parce qu’elle n’a pas encore reçu de reconnaissance indiscutable. C’est d’ailleurs œuvrer à cette reconnaissance, et je dois avouer que je suis fier d’avoir contribué avec d’autres (Bernard Pingaud, Jean Roudaut notamment) à mettre mieux en lumière une œuvre qui est mieux appréciée aujourd’hui. Cette obligation d’expliquer les raisons du choix d’un commentaire me semble précieuse, parce qu’elle oblige à expliciter le geste critique que l’on veut accomplir. Pareille injonction manque 96 Sujet et voix : questions à la littérature moderne pour des travaux sur des auteurs consacrés, comme si cela allait de soi de se consacrer à Racine, Voltaire ou Proust, alors qu’il conviendrait plutôt, selon moi, d’expliquer et expliciter la nécessité de ce retour, la pertinence de cette relecture. En un mot, il me semble qu’un critique littéraire doit toujours situer sa propre parole et, autant que possible, en apprécier les effets. Je voudrais confier une autre anecdote : la nécessité dont je parle, je l’ai aussi éprouvée à un autre niveau. Lorsque j’ai commencé ma thèse de doctorat (« nouveau régime » alors comme on la nommait pour la différencier de l’ancienne Thèse d’État), il y a eu un moment de flottement administratif pour savoir si je devais m’inscrire en DEA ou si je pouvais, comme agrégé, attaquer directement en thèse. Mais comme j’étais parti aux États-Unis comme lecteur, je me trouvais un peu en difficulté pour faire valider là-bas des cours. Si je mentionne ce court moment d’hésitation, c’est parce que je crois qu’il m’a été en vérité très utile : confronté à la possibilité de ne pas poursuivre de façon rectiligne mon parcours de bon élève, je me suis dit intérieurement que le travail que je comptais commencer devait se faire, dans quelque cadre que ce fût. L’interrogation que je portais sur les textes de des Forêts devenait ainsi un engagement intime, qu’il me fallait un peu mystérieusement résoudre ou mener à bien en dehors même de tout cadre institutionnel. Si finalement l’affaire s’est réglée au mieux, j’en ai gardé la conviction – qui parfois manque au thésard – que la recherche que j’entreprenais n’était pas seulement académique mais qu’elle impliquait pour moi des choix de pensée, de travail et de vie. Je profite de ce rappel pour dire aussi combien m’a été précieux ce séjour de trois ans aux États-Unis, suivi de deux ans comme coopérant en Norvège, et comment cette ouverture sur d’autres manières d’enseigner et de travailler a changé mon point de vue. Ce décentrement du regard par rapport à nos habitudes franco-françaises me semble avoir compté, en me donnant une autre forme de liberté et d’autonomie dont je fais donc ici l’éloge, et je vous encourage donc autant que possible à profiter de toutes les occasions et toutes les chances de partir à l’étranger ! Je me souviens aussi que je trouvais assez agréable de n’avoir à emporter que cinq ou six livres pour posséder l’intégralité des livres de des Forêts, puisque j’ai fait ma thèse en partie comme lecteur à l’université aux États-Unis et en Norvège. Pas besoin de malle trop pleine ! Et une certaine forme de liberté critique puisque peu avait encore été écrit. Pour un étudiant qui avait été, comme moi, élevé au biberon structuraliste de la séparation catégorique entre l’écrivain et la personne réelle, le fait de travailler sur un écrivain vivant, de le rencontrer au terme de l’année de maîtrise et même d’en devenir proche, cela a été une expérience importante. Non pas tant pour demander à l’écrivain de valider des analyses que parce que j’avais le sentiment que ce que j’écrivais sur lui, l’auteur pouvait le lire, et que cela 97 Horizons dictait donc une manière d’écrire prenant en compte le souci de ce destinataire particulier. Une manière de l’engager dans certaines voies, de répondre comme lecteur à la sollicitation forte de ses textes, de rester fidèlement à son écoute. Pour revenir à des questions plus théoriques, les récits que j’ai mis au centre de mes premiers travaux impliquaient de voir dans le sujet qui parle en première personne, même si c’est souvent de façon anonyme, l’agent d’une recherche de soimême, par le langage. Ou pour le dire autrement, de penser le sujet dans les effets de son langage comme s’ils faisaient retour sur celui qui en est pourtant l’origine. Insister sur les effets, c’est reprendre sciemment le titre d’une collection où Derrida a publié certains de ses livres, « La Philosophie en effet » et souligner l’influence majeure de la pensée de ce philosophe sur toutes mes analyses, notamment par sa critique magistrale du phonocentrisme. De Derrida, je retenais essentiellement la conviction de l’impossibilité d’une pleine et entière présence à soi du sujet parlant. Conviction anti-métaphysique qu’il me semble que la littérature met en pratique pour ainsi dire naturellement ou obligatoirement. Mais la psychanalyse peut aussi délivrer la même leçon, en interrogeant un impensé radical que la phénoménologie ne saurait jamais atteindre. Sans entrer ici dans des arguments trop techniques ou trop théoriques, la description de ces récits particuliers m’amenait ainsi à prendre position dans le champ des théories du sujet, cette grande affaire littéraire et philosophique du xxe siècle, certainement. Qu’il y ait du sujet, qu’il se traduise ou trahisse en effets, cela doit être rappelé contre toute neutralisation subjective (et en ce sens, je ne souscris pas à tout ce que Blanchot avance quant au neutre). Mais il est impossible de maintenir une représentation unifiée ou même unitaire d’un sujet qu’il faut plutôt penser, grâce à la littérature, comme pluralisé et mobile, jouant sur plusieurs scènes en même temps. Pas de mort du sujet donc, mais la reconnaissance de la part subjective qui joue avec quelque chose d’a-subjectif ou de trans-subjectif en chaque énonciation. Ce que j’ai appelé tout à l’heure la négociation du personnel et de l’impersonnel autour de laquelle je réfléchis à la fin de mon dernier livre, Le Roman et le sens de la vie. Mon travail de thèse avait ainsi deux orientations : celle de l’étude encore inédite dans l’université d’une œuvre révélatrice (et qu’il fallait décrire comme telle), et un pan plus théorique sur l’inscription du sujet comme voix dans le texte littéraire, sur ce que j’ai qualifié de « récit ». J’ai eu la chance immense de pouvoir très vite publier chez Corti deux livres qui ont paru en même temps et qui formaient donc les deux volets de mon enquête. Je tiens ici à dire toute la reconnaissance que je dois à cet éditeur fidèle et combien je suis heureux de continuer à publier régulièrement chez lui. C’est d’une certaine façon l’un des premiers lecteurs auxquels je m’adresse quand je lui confie un nouveau manuscrit. Ce premier et double chantier ouvrait aussi en fait bien d’autres perspectives qui se sont retrouvées logiquement impliquées dans mes questionnements initiaux. 98 Sujet et voix : questions à la littérature moderne D’abord du côté de la littérature contemporaine que je pouvais lire comme le prolongement de ce mouvement de l’épuisement, notamment l’œuvre de Pascal Quignard. Mais aussi l’obligation de revenir sur bien des notions touchées par Maurice Blanchot. Ou encore l’intégration de l’œuvre de Céline, à laquelle je n’avais pas touché dans ma thèse, dans la réflexion sur la voix dans la littérature moderne. Chemin qui m’a mené à élargir le spectre des œuvres commentées, vers Louis Guilloux, mais aussi plus près de nous Georges Perec, Emmanuel Carrère, Marie NDiaye ou Jean-Benoît Puech. Je veux dire par là que j’avais pris le goût de maintenir éveillée la curiosité pour les livres nouveaux, pour le surgissement de nouvelles problématiques littéraires (ce qui implique aussi de ne pas se laisser intimider par la fausse nouveauté d’œuvres qui proposent plutôt de la fausse monnaie). De façon plus directement théorique, la conclusion de Vers une littérature de l’épuisement, m’engageait aussi vers un travail de description et de mise en ordre de ce que j’appelle maintenant des « modalités d’énonciation littéraire » conçues comme des sortes d’archi-genres, dans une perspective plus dynamique que typologique. À côté du récit, il me fallait faire place à la modalité poétique. Et je m’y suis ainsi attelé avec des travaux personnels et collectifs sur le « sujet lyrique ». Et aussi revenir à une meilleure définition (ou compréhension) du roman moderne, comme forme d’expression de la conscience solitaire. Le parcours d’une recherche est aussi profondément lié à des rencontres, à des amitiés, à des envies de travailler avec d’autres. Et je suis peut-être plus que certains très sensible à cette dynamique qui naît de projets communs, de partages de savoirs et de points de vue. J’ai eu l’immense chance en arrivant en 1991 à Bordeaux 3 de trouver l’équipe « Modernités » qu’y dirigeait Yves Vadé, dont j’ai pris la succession quand il est parti à la retraite. Nous avons ainsi discuté ensemble, réfléchi à des thématiques communes, initié des colloques sur le sujet lyrique, sur l’instant. La générosité de son accueil, la confiance qu’il m’a témoignée ont été tout à fait déterminantes pour moi. Je voudrais donner un exemple du genre de travaux collectifs que j’ai dirigés pour montrer comment la recherche personnelle peut s’articuler à celle des autres. J’ai proposé comme séminaire de Modernités un travail de deux années intitulé « L’Invention du solitaire ». Je cherchais en effet à prolonger des réflexions sur le monologue, sur la position de solitaire de l’écrivain moderne, notamment dans la conclusion de Vers une littérature de l’épuisement que j’avais appelé selon le mot de Nietzsche « Le jugement du solitaire ». Mon idée était en effet que l’invention de la littérature (à son sens moderne) est le fait du solitaire, de Rousseau à Flaubert, de Baudelaire à Kafka, de Pessoa à Beckett. Mais aussi que c’est peut-être la littérature qui invente les figures nouvelles de la solitude moderne. Pour mener une telle enquête, qui intéresse la littérature européenne ou mondiale, il faut repartir de Rousseau – qui en forme l’indispensable strate archéologique – et 99 Horizons explorer plus de deux siècles d’écriture (où l’autobiographie et la pratique du journal intime ont une place stratégique). J’ai donc voulu demander à d’autres chercheurs, à d’autres spécialistes d’enrichir mon corpus et mon interrogation pour produire un ouvrage véritablement collectif sur un sujet qu’il ne me semble pas possible d’épuiser seul (comme cela avait pu être l’idéal académique de l’ancienne thèse d’État). Cette expérience de travail collectif (et celle de la direction d’une équipe d’une trentaine de chercheurs) a déplacé ma façon de travailler, en me rendant de plus en plus absurde le découpage si rigide en siècles qui règne dans l’université française. Il me paraît bien plus profitable de mener les enquêtes critiques sur l’échelle plus vaste de la modernité (depuis Baudelaire), ou même souvent – comme dans le cas de la question du solitaire – de repartir de la fin du xviiie siècle. Et de ne pas l’enfermer arbitrairement dans la seule littérature française, quand ce type de questions se pose évidemment et au moins à la littérature européenne tout entière. Quand on étudie comme nous l’avons fait au sein de Modernités le secret, le deuil ou plus récemment le nihilisme, cela n’a aucun sens de réduire le questionnement à une littérature nationale. Et la comparaison des contextes nationaux, des effets de langues spécifiques permet au contraire de creuser et d’enrichir l’analyse. Car, à travers ces différentes enquêtes, où les notions jouent comme des véritables « personnages conceptuels » au sens de Deleuze, il s’agit d’analyser les manières dont la littérature, avec d’autres arts, reflète et modélise les transformations des façons d’être un sujet. Mais ce sujet n’est pas directement donné ; il agit comme une question. Pour le dire en d’autres termes voisins, il faut envisager les modes de subjectivation de la modernité, en imaginant pour chaque configuration des cartographies différentes, sans oublier que tout mode de subjectivation implique logiquement aussi des modalités particulières de désubjectivation dans des « dispositifs » qu’il faut décrire de manière globale. Je reprends ici le terme de dispositif aux analyses de Giorgio Agamben relisant Michel Foucault. C’est dans cette direction très générale que s’orientent maintenant certains de mes travaux. J’essaie par exemple de voir quelles figures originales prend aujourd’hui le motif de la disparition dans le roman contemporain, où il me semble que ce motif traduit à la fois un désir de disparaître pour se soustraire à la norme sociale et au contrôle, mais aussi la conjuration de la peur d’être simplement effacé comme sujet individuel ou collectif. Je retrouve dans cette nouvelle enquête l’importance d’un fonctionnement pour le moins paradoxal et ambivalent, dans lequel le même thème a deux significations contradictoires. Ou encore, c’est le processus même d’identification qui me retient depuis quelque temps. Je voudrais l’analyser comme mouvement dynamique où la capacité à s’identifier ne se résume pas à l’obtention d’une identité fixée. Car l’identification présuppose aussi bien la coïncidence d’une certaine 100 Sujet et voix : questions à la littérature moderne désidentification qui la rend, en vérité, possible. Là encore les enseignements de la littérature et de la psychanalyse peuvent se croiser de façon féconde. C’est continuer à souligner l’articulation très particulière du plus personnel (qui implique de soi l’engagement le plus résolu) avec une dimension – qui doit être reconnue pour telle – absolument impersonnelle. Car cette dimension impersonnelle relève du rapport au langage et du rapport au temps. Dans ces deux rapports essentiels, un sujet est en relation nécessaire avec ce qu’il lui est pourtant impossible de posséder, quelque chose d’inappropriable, mais qu’il doit cependant énoncer en son nom et vivre et endurer dans sa chair. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans les lectures de La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï et de Promenade au phare de Woolf. Cette « négociation » capitale, j’ai donc essayé de l’approcher dans Le Roman et le sens de la vie, essai qui est à mes yeux le texte le plus personnel que j’aie écrit, où il me semble que je parviens à dire quelque chose que je cherchais confusément dans mes livres précédents. Wittgenstein fait dans ses Leçons et conversations une très belle remarque, en disant que nous pouvons nous étonner du miracle qu’il y ait un monde. Mais nous pouvons aussi, poursuit-il, nous étonner du miracle qu’il y ait aussi le langage. Sur ce monde comme sur le langage, il n’y aura jamais de point de vue surplombant ou extérieur, ce que le philosophe nomme un « point de vue angélique ». Nous sommes dans ce monde, et dans le langage que nous parlons sans pouvoir nous en abstraire. Mais cet étonnement et ce sentiment de miracle, je crois qu’ils traduisent une expérience de dessaisissement et de ravissement qui fait le fonds de l’expérience esthétique. Dans ce moment d’affirmation de quelque chose d’inespéré et de pourtant banal, nous nous accordons avec des forces impersonnelles que l’art et la littérature ne cessent de nous faire éprouver. C’est sans doute cette expérience, cent fois renouvelée par les œuvres, qu’il me semble important de décrire et de faire partager, cette expérience que certains textes ou certains films nous font ressentir et que le travail critique et théorique cherche, à son tour, à nommer et caractériser, pour en prolonger la puissance de ravissement. Bibliographie a. Livres personnels : Vers une littérature de l’épuisement, José Corti, 1991, réédition en 2003. Louis-René des Forêts : la voix et le volume, José Corti, deuxième édition revue et augmentée, 2002. Poétiques de la voix, José Corti « Les Essais », 1999. Le Chaudron fêlé. Écarts de la littérature, José Corti « Les Essais », 2006. Le Roman et le sens de la vie, José Corti « Les Essais », 2010. 101 Horizons Gestes lyriques, José Corti, à paraître en avril 2013. Le Roman français depuis 1900, « Que sais-je ? », n° 49, PUF, 1998. Pascal Quignard, Étude de l’œuvre, Bordas « Écrivains au présent », 2008. Marie NDiaye, livre-CD, CulturesFrance et Textuel, 2008. b. Direction d’ouvrages collectifs : Cahier Louis-René des Forêts, avec J.-B. Puech, Le Temps qu’il fait, 1991. Figures du sujet lyrique, Presses Universitaires de France, 1996. Modernités 8 : Le sujet lyrique en question, avec J. de Sermet et Y. Vadé, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996. Modernités 11 : L’instant romanesque, PUB, 1998. Modernités 14 : Dire le secret, PUB, 2001. Modernités 15 :Écritures du ressassement, avec É. Benoit, M. Braud, J.‑P. Moussaron et I. Poulin, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001. Critique n° 668-669 : Louis-René des Forêts, Minuit, 2003. Modernités 19 : L’Invention du solitaire, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003. Poésie et autobiographie, avec E. Audinet, cipM et farrago, 2004. Modernités 21 : Deuil et littérature, avec P. Glaudes, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005. Modernités 25 : L’Art et la question de la valeur, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007. Littérature et sociologie, avec Ph. Baudorre et D. Viart, Presses Universitaires de Bordeaux, « Sémaphores », 2007. Modernités 29 : Puissances du mal, avec P. Glaudes, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008. Écritures blanches, avec D. Viart, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009. Modernités 31 : En quel nom parler ?, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010. Revue critique de fixxion française contemporaine, revue électronique, avec Pierre Schoentjes, n° 1 : « Micro/macro », janvier 2010. Europe n° 976-977 : Pascal Quignard, avec Alexandre Gefen, septembre 2010. ELFE n° 1 (Revue de la Société de Littérature Française du xxe siècle), L’Aventure, avec Didier Alexandre et Nathalie Froloff, Classiques Garnier, octobre 2011. Samuel Beckett Today/Aujourd’hui n° 23 : Filiations et connexions. Filiations & Connecting Lines, avec Sjef Houpermans et Yann Mével, Rodopi, 2011. Modernités 33 : Nihilismes ?, avec Éric Benoit, Presses Universitaires de Bordeaux, 2012. 102 RENCONTRES Conversation menée, transcrite et présentée par Brice Chamouleau, Bertrand Guest, Sandra Lemeilleur et Jeffrey Swartwood. Brice Chamouleau, université Michel de Montaigne Bordeaux 3, EA 3656 Ameriber Bertrand Guest, université Michel de Montaigne Bordeaux 3, EA 4195 Telem Sandra Lemeilleur, université Michel de Montaigne Bordeaux 3, EA 4426 Mica Jeffrey Swartwood, université Michel de Montaigne Bordeaux 3, EA 4196 Climas N.D.L.R. Entretien réalisé à l’université Michel-de-Montaigne Bordeaux 3 le 5 octobre 2011. Vivre entre les grammaires. Conversation avec Judith Butler Vivre entre les grammaires Conversation avec Judith Butler En ne procédant pas à une réécriture qui en aurait alourdi et figé le flot, c’est volontairement que nous avons conservé à cette brève conversation ses caractéristiques orales : phrases minimales ou nominales, énumérations, répétitions et reformulations. Il nous a semblé plus intéressant de donner à voir les processus de pensée au moment où ils se forment, au moment dialogique du questionnement, que d’en figer un illusoire résultat, sans parler d’en tirer une théorie. Aussi avons-nous essayé, fidèles à cette critical inquiry que demeure la recherche, toujours en cours de route, de nous en tenir à la pensée en train de se formuler plutôt qu’à des productions déterminées une fois pour toutes. Plus qu’un simple recours oral et situationnel ou une ruse pédagogique, le passage d’une langue à l’autre s’avère être en ce sens une véritable méthode philosophique. Déterminée à faire jouer l’apport de chaque langue à ce qui est en train d’être pensé, Judith Butler fait feu de tous les « bois de la langue », comme l’aurait écrit Henri Meschonnic1, s’appuyant sur les modaux de l’anglais comme sur la rigueur classique de la construction française. Tel « gallicisme », tel « anglicisme », plutôt que des reliefs qu’une transcription scrupuleuse aurait dû gommer, ne sont-ils pas les formes d’un langage qui puisse mieux dire cette vie qui se déploie entre les grammaires, ce tâtonnement de la pensée, multilingue par nature ? Sous des apparences brutes et peu retravaillées – tout le texte relève du [sic] –, nous avons l’espoir de montrer un échange où se dit la souplesse d’une pensée en acte. *** Sandra Lemeilleur (SL) : Je travaille sur une forme d’anthropologie du contemporain des sciences de l’information et de la communication et je m’intéresse à l’expressivité de l’intime dans les espaces du virtuel. Brice Chamouleau (BC) : Ma recherche porte sur l’historicisation des catégories du public et du privé dans l’Espagne post-franquiste, que j’envisage à la lumière de la question homosexuelle masculine. Jeffrey Swartwood (JS) : I work on representations and hybridity on US-Mexican border. 1. Cf. Henri Meschonnic, Dans le bois de la langue, Éditions Laurence Teper, 2008. 105 RENCONTRES Judith Butler (JB) : Yes. Are you yourself American ? JS : Yes. I’ve been in France for twelve years. I’m really trying to look at a getting away from the bipolar Anglo-Hispanic construction that we tend to use ; and to point out on how much more it’s nuanced, especially to look at the history of representations in literature and cinema. How they revolved over the past sixty years. These are broad lines of what I’m doing. JB : Yes. Great. Bertrand Guest (BG) : Je travaille en littérature comparée sur l’écologie littéraire au xixe siècle. Je me concentre sur la référence politique à la nature et l’écriture d’une géographie de la liberté dans les œuvres essayistes de Thoreau, Humboldt et Élisée Reclus. BC : Nous aurions aimé, puisque nous présentons nos champs disciplinaires, savoir comment est-ce que vous vous définissez, comment est-ce que vous vous situez… JB : Moi ? Judith Butler ? Non. Je n’ai pas de définition. BC : Vous êtes présentée pour ce colloque à la fois comme philosophe et titulaire d’une chaire de rhétorique et de littérature comparée. JB : Formée en philosophie. Je travaille maintenant la littérature comparée, la théorie critique, l’étude du genre, les études interdisciplinaires, la théorie sociale, la théorie politique. Je ne sais pas. Ce n’est pas très important pour moi. Pas du tout. SL : Dans le reportage de Paule Zajdermann, « Philosophe en tout genre », diffusé sur Arte en oc- tobre 2008, vous dites : « Avant d’être une femme ou une Juive ou une Américaine ou une citoyenne ou une philosophe, je voyage entre les identités ». Cela s’arrêtait comme ça. JB : Ce n’est pas la question. C’est une question que je pose. Ce n’est pas possible pour moi de rendre compte de moi-même2. I don’t want to conform to categories of identity, right ? I mean my whole work is very funny. JS : Would you say you are encumbered by that ? How people are projecting their categorization of you and of your work upon their reception of it. JB : No. It does not belong to me. My work belongs to the people who read it, so I don’t try to take it back, or own it, or say “No, you can’t do that with my work”, you know, or “I’m burdened by your appropriation.” No ! It does not belong to me. We live in a world in which it circulates, so it is a kind of counter narcissism, I’m scattered. BC : Would you describe your practice as “queer” in the way that you deal with theories and disciplines, since you are straddling categories as defined within the university ? JB : I should say yes, I’m tempted to say yes, but then I worry that if I say yes, that would be an institutionalization of queer, comme identité. So, I want to resist, in the name of queer. In the name of queer I resist your question. But I don’t resist it, I mean I’m glad : performance studies, for instance, it’s 2. Formulation proche du titre exact de l’un des derniers livres de Judith Butler : Giving an Account of Oneself. A Critique of Ethical Violence, Fordham University Press, 2005. 106 Vivre entre les grammaires. Conversation avec Judith Butler great to see what happens there : psychiatry, law, it is very interesting for me, but it does not belong to me. It is something new that comes back to me, that I have helped to make, but it comes back as a gift or a surprise. You know. But I don’t go in and say : “no, that’s not what I said.” Maybe I did when I was younger [rires]. I don’t do that anymore. BG : I have a question linked to that, about interdisciplinarity. There has been an issue in France about “teaching gender”… JB : I’ve been studying this. BG : Cette question sur l’enseignement d’un savoir du genre ne poset-elle pas un système d’enseignement idéal ? En objectant aux opposants de la théorie du genre qu’ils sont ignorants, on suppose un enseignement tellement transdisciplinaire qu’il est trop complexe pour la société d’aujourd’hui. Comment contourner dans l’enseignement cette difficulté de l’institution ? JB : First of all, it depends what we mean when we say that we teach gender. We are not teaching you how to be a gender. We are not telling you the absolute truth of gender. So, if we are not prescribing how to be a gender, and we are not giving you the new laws of gender, then : what does it mean to teach ? It seems to me that there is a certain pedagogy which has to be opened up by the question of gender. What are the norms ? How do they function ? How to identify them ? What is our relation to them ? How have people represented them ? What does it mean to have a critical re107 flection on them ? What are the common beliefs that need to be subject to a certain kind of critical inquiry, including biological determinism, Christian theology, sociobiology, functionalism ? We have many… Why shouldn’t we study them as we would study any set of cultural formations, in order to assess them, how do they ground themselves, how do they constitute themselves, what are the objections to them, how do we explain those objections in communicable language ? I think that those who oppose the teaching of gender imagine that a dogma is being imposed, but actually it is a critical inquiry ; it seems to me totally consonant with a minimum idea of the enlightenment. You don’t even have to criticize the enlightenment to accept the legitimacy of gender studies in the academy : it can follow straight from that. But I’m not worried about gender being normalized within the academy. I think the more it is in the academy, the more it can be fought over, the more it becomes a site of debate, discussion, differing points of view, antagonism. We want it to be a field in which those kinds of conflict come to the fore. BG : A field rather than a theory. So if queer were to be institutionalized, it would no longer be a critical inquiry ? JB : No. If it is institutionalized, it should be institutionalized in such a way, that it can remain a critical inquiry ! Il est nécessaire de développer une nouvelle pédagogie pour les études de genre. SL : C’est l’idée qu’il faut qu’il y ait du débat entre les différentes disciplines. RENCONTRES JB : Oui et au sein de chacune d’entre elles, par exemple en sociologie, en histoire, dans les études littéraires, en philosophie aussi. The study of gender has to be interdisciplinary. You will only be able to study some aspects of gender within any given discipline. But now it is such an intense site of legal debate – what gender are you ? Can you change your gender ? – psychiatric discourse – should it be diagnosed ? How should it be diagnosed ? Should it be not diagnosed ? – historical formations – people who like Joan Scott, people who don’t like Joan Scott… [rires]. I mean you can be a feminist and work on gender and not speak to one another; we saw some of that today 3. Economics : the sexual division of labor. The gendering of poverty, the gendering of illiteracy : why are women more often than not the ones who are poor, and illiterate ? If you are really going to study this, you will need to be able to be in interdisciplinary conversations to see all of its dimensions. JS : So it’s almost an ideal subject to introduce a methodology of analysis or questioning as an instructional technique, as a pedagogical tool… JB : It produces all kinds of problems for methodology, that’s true. I don’t know if there is a single methodology. What it compels is a conversation between methodologies, and sometimes a disruption of methodology at its most basic level. BC : Reading Foucault with Kafka, reading Claire Denis with Judith Butler… SL : Je me suis posé une question sur la manière dont la stabilité de l’hétérosexualité était garantie dans les sociétés où l’homosexualité n’est plus prohibée par la loi. JB : Les termes de la question m’intéressent : comment la stabilité de l’hétérosexualité est « garantie » ? Garantie ? Peut-être est-il important de distinguer entre critique de l’hétérosexualité obligatoire et critique de l’hégémonie de l’hétérosexualité, parce que nous vivons avec cette hégémonie, mais qu’elle n’est pas nécessairement obligatoire. Je ne veux pas me battre, I don’t want to battle, contre l’hétérosexualité même. Ça existe. On peut dire qu’« il y a une "garantie" », mais ce n’est pas la même chose que « la norme est obligatoire ». SL : L’idée est que dans la médiatisation des passages à tabac d’homosexuels, en France par exemple, objets d’une véritable monstration, il s’agirait de réutiliser ces faits pour signifier l’hégémonie de l’hétérosexualité. N’y a-t-il pas là un effet pervers de la médiatisation ? JB : Yes, but the very fact that that has been strongly put forward in the media shows that it is a struggle. It’s not totalitarian. It has not achieved a totalitarian control, which is why they are fighting back. “We are now going to assert the hegemony of heterosexuality over and against these new sexualities that are gaining public legitimacy.” It 3. Judith Butler renvoie aux travaux du colloque « Sujets insoumis », organisé par Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc les 4 et 5 octobre 2011 à Bordeaux. 108 Vivre entre les grammaires. Conversation avec Judith Butler is a fight, so we have to treat it like a hegemonic struggle. Politically, I am not for the end of heterosexuality, I am not against heterosexuality, I don’t want to see the dissolution of it, but heterosexuality is having anxiety about its inevitability. The regime of heterosexuality is suffering anxiety about its own inevitability. SL : L’hétérosexualité sent vaciller sa permanence. Aujourd’hui cette lutte entre l’hégémonie de l’hétérosexualité et sa chute ne trouve-t-elle pas dans le « queer » un simulacre de l’abandon du genre qui reviendrait par effet inverse à la signifier à nouveau ? JB : Quelle est la supposition ici ? Que le genre disparaît ? SL : Le genre est dépassé maintenant que le « queer » existe. JB : Qui dit une chose pareille ? SL : Moi… à titre d’hypothèse. Dans les mangas japonais existent des personnages dont on n’arrive plus à savoir s’ils sont hommes ou femmes. Cette figure de l’androgyne est intéressante, où les traits ne se préoccupent plus de genre. N’y a-t-il pas là une volonté d’en finir jusqu’avec les signes du genre ? JB : Tu connais le travail de Shizuka Takamura ? Elle a écrit sur le genre au Japon. C’est aussi une traductrice. C’est possible de penser le genre non comme substance, ni comme individu qui choisit le genre, mais comme opération des noms divers dans les médias, dans l’éducation, dans la loi. C’est aussi possible de le faire au Japon, c’est une autre grammaire : si je comprends bien, le verbe est central dans les propositions japonaises. Le verbe indique le genre. Le genre n’existe pas indépendamment du verbe. SL : Tout est signifié dans le langage avant d’être dans l’image. JB : Je voudrais suggérer aussi que nous faisons une erreur quand nous comprenons le genre comme substance ou comme sujet. Il y a des liens entre l’étude du genre performatif et l’étude du genre en chinois et en japonais. La comparaison entre expressions du genre m’intéresse beaucoup. Je pense que vous utilisez le terme de genre de façon très investie, là où je continue de le penser comme un simple problème théorique. BG : Dans les poèmes amoureux des Han en Chine, l’homme et la femme sont indifféremment les destinataires. Ils portent un même vêtement. BC : Est-ce que le genre est colonial ? Est-ce que dans les usages qu’on fait, dans nos démocraties, de la notion de genre, cette notion peut être coloniale ? Dans la dernière Gay Pride de Bordeaux, qui ressemble à beaucoup d’autres Gay Prides en France, il a par exemple été question de l’Iran. Est-ce que la déconstruction du genre peut s’exporter, et si elle s’exporte, n’est-elle pas coloniale ? Cette question-là peut aussi se décliner à l’intérieur des frontières de la France, où l’on voit que l’accès à de nouvelles libertés pour l’individu n’est pas le même selon les espaces, ce qui entraîne l’utilisation des no109 RENCONTRES tions du genre pour discriminer des espaces comme les banlieues. JB : You are speaking about a very specific discursive deployment of gender, within the space of maybe Paris or maybe France. But you have to know that this is a very culturally specific use. Now it may be that the culturally specific use to which you refer has a colonial function, but when I learn about gender studies programs in China or Japan, or in South Africa, or in Cairo, they are all anti-colonial projects. There is a very strong anti-colonial gender studies all over the world. So the real question for me is whether gender in France works in such a way that it blocks out what is happening in transnational feminism, in anti-colonial gender studies. It pretends like that does not exist. It breaks those alliances. It doesn’t pursue those alliances. In Latin America, gender studies now it is extremely important. And it is all in deep alliance with anti-colonial struggles, and post-colonial struggles. There is no way to do the one without the other. What I fear is that France determines its own debates in a way that is completely cut off from the world. Even the question you pose me is one that is amazing to me. It means I have come to a different culture and I don’t know its language. I am a shocked ethnographer at this moment. It is like French universalism. It exists nowhere, except in France [rires]. And yet you call it universal as though it were evident, right ? It is shocking. It is like : “Look” – says the anthropologist – “Look at the way those people speak ! They call this universalism. It’s shocking, it is amazing.” JS : An ethnocentric question – is this what you would call a certain “nombrilisme”, an idea that you focus on your own… JB : It is amazing. But it is interesting too, you know, “je suis là”. 110 UN CHERCHEUR, UN LIVRE Un chercheur, un livre Un chercheur, un livre Recensions Maxence ALCADE, L’Artiste opportuniste : entre transgression et posture, Paris, L’Harmattan, 2011 « Notre intuition est que non seulement il existe encore de nos jours des transgressions dans l’art actuel et qu’en plus il est possible de grouper ces postures au sein d’un genre1. » Dans son ouvrage L’artiste opportuniste, Maxence Alcade part d’un constat : une grande partie des œuvres modernes semble évaluée à partir de la catégorie de transgression qui devient un véritable « critère » artistique. Or, en devenant quasiment un impératif de création, la transgression finit par se vider de son sens. L’enjeu de cet ouvrage est de tenter de questionner ce concept, et, à travers lui, d’interroger l’œuvre d’art contemporaine elle-même et ses modes de production. Que signifie une œuvre transgressive ? Quels sont ses rapports au pouvoir et au politique ? La transgression ne se redéfinit-elle pas sans cesse par rapport au contexte, aux nouvelles lois et normes d’une société ? De nos jours, nous pouvons encore parler de formes de transgressions dans l’art actuel, différentes de celles des avant-gardes et, dans le même temps, de l’émergence de la figure de l’« artiste opportuniste ». L’auteur insiste sur le fait qu’il ne faut pas voir dans cet adjectif une connotation péjorative mais un nouveau type de relation au pouvoir. Dans cette optique, son ambition est d’élaborer une typologie des transgressions dans la lignée d’Anthony Julius tout en questionnant le nouveau statut de l’artiste, entre désir de liberté et nécessité de jouer avec les « règles » du monde de l’art. Transgresser signifie « passer outre » un interdit, une loi et peut s’établir sur trois plans qui s’imbriquent et se complètent : - La transgression des règles de l’art : les œuvres qui procèdent de ce type de transgression proposent un travail sur la définition même de l’art. - La transgression des tabous : un art qui a comme visée première de choquer le public mais dont les formes restent cependant assez conventionnelles. 1. Maxence Alcade, L’Artiste opportuniste : entre transgressions et postures, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 9. 113 ESSAIS n°2 L’auteur prend comme exemple la série The Morgue d’Andreas Serrano dont la composition et la monumentalité renvoient à une certaine tradition de représentation de la mort dans l’histoire de l’art. - La transgression comme résistance politique qui s’oppose à l’art de propagande. Alcade compare les photomontages de Heartfield avec les images de la propagande nazie : alors que les premiers opèrent une déconstruction qui questionne notre regard, les secondes n’offrent qu’un sens évident et univoque. Comme le souligne Paul Ardenne dans L’Art dans son moment politique, il est important de ne pas confondre pouvoir et politique. Si les frontières sont floues entre ces deux notions, le pouvoir désigne une instance dirigeante tandis que le politique renvoie à une position idéologique au sein de la cité. Ainsi, tout art qui s’attaque au pouvoir n’est pas forcément un art politique et, de la même manière, tout art qui se dit politique ne s’attaque pas nécessairement au pouvoir. Il existe même aujourd’hui une relation paradoxale voire contradictoire entre art et pouvoir. L’auteur remarque non sans surprise que de nombreuses œuvres arborent l’étiquette d’art engagé politiquement mais sont subventionnées par l’institution qu’elles contestent par ailleurs. Qui plus est, la transgression, de critère de valeur artistique, devient facteur de cotation, alimentant la logique du marché de l’art. À l’époque de la « subversion subventionnée2 », l’artiste contemporain peut tomber dans la facilité d’une provocation sans cesse renouvelée qui conduit à un rejet de la part d’un public non spécialiste. Ce dernier lui reproche la disparition de repères et de critères esthétiques permettant une évaluation des œuvres d’art et la disparition d’un engagement authentique contre le pouvoir dans la lignée des avant-gardes. En effet, à la différence de Dada et du surréalisme, l’art contemporain ne s’élabore pas en marge des circuits officiels étatiques ou artistiques mais est récupéré et totalement intégré par ces derniers. Il entre dans le marché de l’art, d’où un questionnement sur la crédibilité de son message. Cette forme de récupération « en amont » des œuvres qui relèvent souvent de commandes3, s’accompagne d’un changement du statut et de la mission des musées et centres d’art. Ces structures mènent ainsi une politique de l’événementiel répondant à une volonté de toucher un plus large public. Les récentes expositions confrontant les collections anciennes des musées à des pièces actuelles comme celles de Jeff Koons ou de Murakami à Versailles 2. Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1994. 3. Dans le cadre des exemples traités par Maxence Alcade : Gianni Motti ou Maurizio Cattelan. Car il existe également un art subversif récupéré a posteriori comme le street art, nouvelle coqueluche des collectionneurs. 114 Un chercheur, un livre témoignent de ce passage d’une activité de conservation historique à une préoccupation de l’immédiat, empruntant presque une logique médiatique. Cependant, Maxence Alcade ne cherche en aucun cas à dresser un tableau manichéen avec d’un côté, les artistes avant-gardistes à l’engagement sincère luttant contre tout ordre établi et, de l’autre, les artistes contemporains complètement récupérés par le marché de l’art. La situation est beaucoup plus complexe que cela car le contexte a profondément changé. On observe un passage de l’« inscription historique » à « l’inscription dans l’instant », autrement dit à un « opportunisme de la contingence4 ». À partir des années 1990 avec la « fin des utopies », le rêve de « changer la vie » cher aux modernes et plus spécifiquement aux surréalistes disparaît. La notion de collectif éclate en postures « activistes » individuelles qui ne débordent pas du circuit de l’art : Les artistes sont désormais pleinement conscients du fonctionnement du monde de l’art auquel ils participent, ils adoptent la négociation au détriment de la confrontation préconisée par leurs aînés. Maurizio Cattelan joue le rôle de bouffon « autorisé à aiguiller le prince5 » qui flatte le pouvoir qu’il dénonce par ailleurs. Ainsi, les artistes actuels se plaisent à tordre, détourner, mettre à mal les lois du champ de l’art tout en ayant pleinement conscience des limites à ne pas dépasser. Pour conclure, ce livre questionne toutes les ambiguïtés et les contradictions propres à l’idée d’un art transgressif, à la croisée de divers territoires, tiraillé entre le besoin d’affronter toutes formes de pouvoir et la nécessité d’exister et d’avoir une visibilité. Maxence Alcade part du monde de l’art mais est obligé de passer par le « détour » de la politique, de la sociologie, de la philosophie ou encore de la culture pour interroger la place de l’artiste et de la transgression dans la création d’aujourd’hui. Chaque œuvre est le fruit d’un travail collectif et de différents facteurs, bien loin du mythe de la création ex nihilo. Il s’agit de saisir cet entremêlement de morceaux de vie, de pensée, d’action au sein de chaque pièce et toutes les problématiques qui en surgissent. Cette démarche s’inscrit au cœur de ma propre recherche qui tente d’analyser le « double jeu de la subversion » à travers une comparaison historique entre trois périodes : le dadaïsme, le surréalisme et enfin l’art contemporain. Cette problématique se situe aux confins de différents champs d’étude : esthétique, philosophie, histoire, sociologie et pousse à adopter un regard nuancé. La subversion désigne cette relation entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, en 4. Maxence Alcade, op. cit., p. 85. 5. Évelyne Toussaint, La fonction critique de l’art : dynamiques et ambiguïtés, Bruxelles, Lettre volée, 2009, p. 117. 115 ESSAIS n°2 constante reconfiguration selon le contexte dans lequel elle s’inscrit. Loin d’apporter une réponse définitive, l’essai L’Artiste opportuniste ouvre de nombreux horizons et soulève de nombreuses questions. L’artiste ne serait-il pas ce subversif habile qui « doit casser les règles de l’art sans pour autant se faire exclure du jeu6 » ? Elisabeth Spettel, université Michel de Montaigne Bordeaux 3, EA 4593 CLARE, [email protected] Tim PALMER, Brutal Intimacy : Analyzing Contemporary French Cinema, Middletown, Conn. : Wesleyan University Press, 2011, 287 p. Brutal intimacy, non traduit à ce jour, est le premier essai de Tim Palmer. Cet ouvrage apporte un regard original sur le cinéma français des années 2000. Cette « intimité brutale » dont parle l’auteur interroge l’évolution du concept d’intimité dans le cinéma français contemporain. En couverture, il propose un premier indice : un photogramme issu du film Irréversible de Gaspard Noé. Vincent Cassel et Monica Bellucci s’embrassent à travers le rideau de la douche et dévoilent un moment d’intimité à l’écran. La tendresse qui caractérise ce plan arrive après plusieurs séquences brutales dont un viol et un meurtre qui ont beaucoup marqué le public au moment de la sortie du film en 2002. Tim Palmer, chercheur anglais, est Associate professor à l’université de Caroline du Nord et un fin connaisseur du cinéma français. Sans se limiter à une approche auteuriste ou seulement économique, l’auteur fait le lien entre les conditions de production et les innovations visuelles des films français produits entre 2000 et 2010. Il s’intéresse particulièrement à la façon dont les films sont présentés au public et mis en valeur par les institutions du cinéma (La FEMIS, L’Académie des Césars). Le point de vue d’un universitaire nordaméricain sur notre cinématographie nationale est précieux tant il est délicat de faire une analyse aussi objective et distanciée de l’intérieur. Son corpus très vaste, peut-être trop, va de Luc Besson à Claire Denis en passant par Marjane Satrapi. Les nombreuses références sont classées dans un index bien pensé où les thèmes traités apparaissent aussi. Sous la forme de quatre chapitres, il étudie les aspects du cinéma français qui lui paraissent essentiels : l’importance des premiers films dans la production française (plus d’un tiers), l’émergence d’un cinéma des corps, l’analyse des films d’auteurs qui utilisent les recettes du cinéma commercial appelés « pop-art cinema » et les femmes cinéastes. 6. Nathalie Heinich, Le Triple Jeu de l’art contemporain : sociologie des arts plastiques, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 96. 116 Un chercheur, un livre L’introduction intitulée The contemporary french film ecosystem présente les systèmes de financement du cinéma français et tout particulièrement l’avance sur recettes qui est une des figures de proue de l’exception culturelle française. Tim Palmer a fréquemment séjourné en France pour y voir un grand nombre de films dont la plupart n’ont pas été diffusés outre-Atlantique. Il pointe les problèmes récurrents du système de financement des films qui se divisent en deux catégories très disparates : les superproductions de plus de dix millions d’euros et les films Art et Essai dont le budget se situe autour de deux millions d’euros. Il étudie la disparition des films du milieu dénoncée par Pascale Ferran lors de la Cérémonie des Césars en 2007. Palmer est attiré par la diversité toujours plus grande des films produits même si celle-ci est menacée par cette tendance. A brief but representative selection of films confirms the extraordinary range of different approaches on offer, from the popular to the antagonistic, the opulent to the austere, the generic to the unclassifiable.7 Contrairement aux clivages traditionnels entre cinéma populaire et cinéma d’art et essai, Tim Palmer aborde tous types de films. Le cinéma français aime la jeunesse ; c’est ce que constate Tim Palmer quand il étudie, chiffres à l’appui, la part de premiers films dans la production française. Les aides pour faire un premier film sont nombreuses, au point qu’il est souvent difficile d’en faire un second, seul un petit nombre de ces réalisateurs fait une longue carrière. En effet la part des premiers films oscille entre 30 % et 40 % dans les années 20008. L’intérêt de sa démarche, au-delà des statistiques, se situe dans son analyse de la valorisation de ces jeunes réalisateurs par les institutions. Le César du Meilleur premier film remis chaque année lors de la cérémonie organisée par la profession est l’exemple type de cette mise en valeur de la jeunesse. Palmer s’est emparé de ce symbole pour étudier la production française. Il a analysé les cinq œuvres sélectionnées en 2008 pour ce César. Tous les films nommés sont des films réalisés ou coréalisés par des femmes9. À travers l’analyse de ces œuvres et des parcours de leurs réalisatrices l’auteur tient à mettre en valeur l’émergence d’un cinéma de l’intime qui met en scène des personnages féminins en pleine crise existentielle chez Lola Doillon ou Céline Sciamma. 7. « Une sélection représentative bien que courte de films suffit à confirmer l’extraordinaire variété des films existants, du plus populaire au plus confidentiel, du plus gros budget au plus petit, du film de genre à celui que l’on peine à classer », p. 2. 8. Cf. p. 19. 9. Cf. Persépolis (Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud), Ceux qui restent (Anne Le Ny), Et toi, t’es sur qui ? (Lola Doillon), Naissance des pieuvres (Céline Sciamma), Tout est pardonné (Mia Hansen-Løve). 117 ESSAIS n°2 Le chapitre deux s’intéresse au « Cinéma des corps » (en français dans le texte). Ce cinéma propose une expérience physique au spectateur au-delà du récit. « This cinéma des corps consists of arthouse dramas and thrillers with deliberately discomfiting features10. » Palmer travaille sur des films comme Trouble Every Day (C. Denis), Irréversible (G. Noé) ou Twentynine Palms (B. Dumont) qui ont été vus aux États-Unis dans le cadre de festivals spécialisés et furent longuement commentés par la presse. Tim Palmer les met en relation avec la littérature contemporaine (Houellebecq et Millet en particulier) qui travaille sur l’intime et qui se réfère à L’Histoire de la sexualité 11 de Michel Foucault à propos du souci de soi et de la relation que l’on entretient avec son propre corps. Ce cinéma fondé à la fois sur la transgression et l’impudeur a trouvé sa place dans la production française parmi les films à petit budget. L’auteur s’intéresse aux innovations visuelles des films (les gros plans sur le corps, la nudité frontale) et au travail sur la bande sonore pour troubler le spectateur. Le corps de l’acteur est exposé et détruit à l’écran par la violence, les mutilations ou une sexualité extrême. Pour Palmer ce cinéma est une forme de film d’horreur intellectuel qui a bouleversé l’expérience spectatorielle. Dans son chapitre 3, Tim Palmer aborde sans clivages le cinéma populaire afin d’en saisir les corps d’acteurs français devenus stars internationales : Jean Dujardin et Vincent Cassel. Ici l’auteur s’attaque à la guerre déclarée par Les Cahiers du cinéma au cinéma dit « commercial ». Le cinéma d’auteur est-il vraiment l’ennemi des grosses productions françaises ? Palmer les classe en deux genres, la comédie et le thriller. Il étudie le « pop art cinema », matière hybride qui se sert des recettes du cinéma grand public pour faire de l’art et essai. Les films à deux volets OSS 117 (M. Hazanavicius) et Mesrine (J.-F. Richet) sont ici ses principaux objets d’étude. « This pop art French cinema combines low art with high art in fresh and productive ways 12. » Ces films ont une grande ambition esthétique et visent l’exportation. À travers de nombreux exemples Palmer retrace le parcours biographique et esthétique du réalisateur/producteur Luc Besson jusqu’à celui de Claire Denis. Il multiplie les analyses afin de traiter un très large spectre de films de Brice de Nice (J. Huth) à Gabrielle (P. Chéreau). Le quatrième et dernier chapitre analyse une autre spécificité française, l’importance des femmes réalisatrices en France. En total décalage avec les problèmes de parité dans la société française, le cinéma français est, selon les mots de Catherine Breillat, le seul domaine où la parité existe en France13. 10. « Ce cinéma du corps est un cinéma Art et Essai. Ce sont des drames ou des thrillers où l’on retrouve volontiers des éléments dérangeants », p. 57. 11. Gallimard, coll. « TEL », 1976-1984. 12. « Ce cinéma français pop-art conjugue art populaire et art savant, qu’il renouvelle selon des modes inventifs et fructueux », p. 132. 13. Cf. p. 153. 118 Un chercheur, un livre L’émergence de femmes dans le cinéma français a permis des récits centrés sur des personnages féminins qui ne sont pas étrangers à cette intimité brutale que Palmer tente de définir. L’auteur travaille sur des films familiaux comme LOL (L. Azuelos), Mes stars et moi (L. Colombani) et également sur des œuvres plus difficiles comme Et toi t’es sur qui ? (L. Doillon) ou Innocence (L. Hadzihalilovic). Les violences faites aux femmes, le désir au féminin sont des sujets qui émergent de cette nouvelle tendance. Tim Palmer fait la comparaison avec les États-Unis qui ont attendu 2010 pour donner l’Oscar du meilleur réalisateur à une femme, Kathryn Bigelow, pour Démineurs. Pour conclure Tim Palmer présente en détail la FEMIS. L’école envisage la formation de ses cinéastes comme un temps de recherche artistique. Les promotions majoritairement féminines dans les années 1990 ont modifié le paysage cinématographique français. Tim Palmer surestime l’importance de la FEMIS car de nombreux réalisateurs ont réussi sans passer entre ses murs. La cinéphilie, même si elle a beaucoup évolué, reste pour lui le support sur lequel s’est bâti le cinéma français contemporain. L’ouvrage de Tim Palmer propose une belle synthèse sur le cinéma français des années 2000 : un cinéma brutal qui touche à l’intime grâce à une forme basée sur la frontalité et la violence. L’émergence de la figure féminine comme personnage et comme réalisatrice est l’évolution majeure constatée par l’auteur. Sa connaissance de la culture française et de ses institutions n’empêche pas Tim Palmer de porter un regard distancié sur un cinéma qu’il aime passionnément. Il éclaire sous un jour nouveau le cinéma français à travers des problématiques basées sur les statistiques du CNC, la réception des films Art et Essai aux ÉtatsUnis et les relations des institutions culturelles françaises avec le jeune cinéma. Malgré des chapitres maladroitement agencés, Brutal Intimacy constitue un support de qualité pour l’étude du cinéma français contemporain. Laurie Deson-Leiner, MICA EA 4426, [email protected] Éric DUFOUR, Le Cinéma de science-fiction, Paris, Armand Colin, 2011 Avec Le Cinéma de science-fiction, paru en 2011, le philosophe Éric Dufour poursuit son analyse des films de genre après, notamment, Le Cinéma d’horreur et ses figures publié aux Presses Universitaires de France en 2006. Dans son dernier ouvrage, il prend pour objet un autre « mauvais genre, un genre méprisé », constatant par-là un intérêt récent pour les films de S-F, principalement dans la recherche anglo-saxonne. Évitant les approches strictement historique ou thématique, Dufour livre une analyse systématique en se basant sur un corpus très étendu, qui part de la préhistoire du cinéma à nos jours en transcendant les frontières – quand bien même son principal intérêt réside dans la cinématographie américaine, qu’il considère comme fondatrice 119 ESSAIS n°2 du cinéma de science-fiction. L’ouvrage alterne deux perspectives : la première, diachronique, se pose comme une histoire de la création et de l’évolution du genre jusqu’aux années 1970, à partir desquelles Dufour passe à un point de vue synchronique, analysant successivement l’esthétique puis la politique du film de S-F contemporain. Partant de Méliès et de son film comique Le Voyage dans la Lune (1902), qui « semble être le premier film de S-F », Dufour commence par passer en revue tout le cinéma d’avant la Seconde Guerre mondiale : il s’arrête ainsi pêle-mêle sur le Paris qui dort de René Clair (1927), la maquette monumentale érigée pour Metropolis (Fritz Lang, 1927) ou encore les serials, « films découpés en épisodes », mettant en scène le héros Flash Gordon, issu des comic strips. Il insiste sur le fait que ces œuvres ne peuvent se reposer que sur l’héritage de la littérature de science-fiction, le genre n’ayant encore aucune légitimité au cinéma, notamment aux États-Unis où, s’il prospère, il reste affilié au genre de l’horreur. Le cinéma de science-fiction est encore dans sa préhistoire. C’est là, l’originalité de la perspective diachronique de l’auteur : conscient qu’un genre ne naît qu’en se reposant sur des bases établies, en « prenant le visage de l’ancien et […] en dévoilant progressivement sa physionomie inédite », Dufour place la naissance du genre au cinéma dans les années 1950, aux États-Unis. Il la lie à la perte de pouvoir des grands studios, qui laissent le champ libre aux minors et surtout aux indépendants. À eux seuls, ces derniers vont « faire » le cinéma de science-fiction, attirant dans des drive-in flambant neufs un nouveau public constitué d’adolescents. Pour la première fois, les films s’affirment comme appartenant au genre S-F. Riche de possibilités mais n’ayant pas encore construit son identité, le cinéma de science-fiction va s’inspirer d’autres genres, ce qui permet à l’auteur de distinguer la S-F scientifique, rigoureuse, la S-F film de monstre, la S-F film noir ou encore la S-F space opera, héritière de Flash Gordon et consorts. Cette typologie vise à cerner les codes qui vont progressivement émerger dans le genre S-F : la transgression de la règle des 180° issue de l’horreur, l’image de la Terre vue de l’espace avant même les premiers clichés d’Explorer 6 en 1959, jusqu’à la volonté des bandes-annonces de mettre en avant le concept d’une œuvre. Dufour souligne aussi la fonction performative du langage, « qui consiste à créer des événements qui n’existent pas en dehors de lui », et qui prend racine dans ce jeune cinéma de S-F. Elle permet d’escamoter des explications scientifiques et laisse souvent hors-champ une technologie extraordinaire, pour réduire, par exemple, un passage en hyperespace à sa simple mention par le commandant de bord du vaisseau. L’auteur s’attarde d’ailleurs sur la transition supposée entre nomination et monstration dans les années 1980, spécifiant que « la S-F est fondée sur le goût d’inventer des mots » et qu’aujourd’hui encore 120 Un chercheur, un livre perdurent au cinéma des explications scientifiques évoquant des technologies fabuleuses, que l’image peine à remplacer. Dufour voit les années 1960 comme le pivot du genre S-F au cinéma : son succès aux États-Unis lui fait traverser les frontières, et pendant un temps apparaissent des S-F nationales. Il s’attarde sur le Japon et le fantôme des bombardements de Hiroshima et Nagasaki, présent dès 1954 dans le Gojira de Ishirō Honda ; le cinéma britannique, dans lequel se développe le sous-genre S-F film politique à l’aune des adaptations de 1984, de Georges Orwell ; la S-F italienne, mêlant comédie, effets-spéciaux et érotisme ; enfin le courant français, et les films des jeunes turcs, de La Jetée de Chris Marker (1962) à l’Alphaville de Godard (1965), qui mettent en exergue la capacité du cinéma de science-fiction à influer non seulement sur le fond d’une œuvre, mais aussi sur sa forme. Cette dernière caractéristique, esthétique, se retrouve ensuite dans tout film de S-F « qui prétend faire plus que simplement raconter une histoire », par exemple avec Solaris (1972) et Stalker (1979) d’Andrei Tarkovsky. C’est d’ailleurs l’exemple du cinéma de S-F soviétique, de qualité, pacifiste et prosélyte, que Dufour emploie pour expliquer, via sa cannibalisation par le cinéma américain, le brouillage des frontières à l’aube des années 1970. Partant des remontages « sauvages » opérés sur les œuvres originales, purgées de leur message communiste et mâtinées de scènes additionnelles tournées aux ÉtatsUnis, l’auteur élargit la problématique et constate la lente uniformisation d’un cinéma de science-fiction qui transcende les frontières. Les échanges entre les cultures occidentale (notamment américaine) et japonaise illustrent ce phénomène : le mouvement cyberpunk, pleinement reconnu à partir des années 1980, est issu de la convergence de topoi S-F des deux côtés du Pacifique. Arguant que les spécificités nationales des cinémas de science-fiction se noient dans une uniformisation mondiale, Dufour passe ainsi d’une perspective diachronique à une autre, synchronique, plus proche de son précédent ouvrage sur le genre de l’horreur. Il y trace une cartographie des imaginaires du cinéma de science-fiction contemporain, explorant des critères esthétiques et politiques. On pourrait contester le point de vue de l’auteur sur la disparition des caractéristiques nationales des films de S-F, à même de maintenir une typologie influencée par des cultures variées. Il n’en reste pas moins que la seconde partie de l’ouvrage est la plus intéressante, car Dufour peut y exprimer pleinement son point de vue de philosophe sur un genre cinématographique peu étudié au sein de la recherche française. Son esthétique du cinéma de S-F, loin d’une approche thématique, dévoile le fonctionnement du récit audiovisuel de science-fiction, commençant par l’évidence, « l’imaginaire visuel du voyage dans l’espace », la révolution numérique et les expériences formelles sur l’image, pour ensuite s’attarder sur la notion fondamentale de sublime, rappelant que Kant distinguait le sublime 121 ESSAIS n°2 mathématique (en S-F, le changement d’unité de grandeur, l’impossibilité de mesurer les objets dans le plan) et le sublime dynamique (le déchaînement de la nature menaçant le héros, pleinement servi par les prouesses numériques). De la désorientation propre au genre à l’anthropomorphisme dans la représentation de l’extraterrestre, de l’Autre, jusqu’à la mise en scène du posthumain et de la machine, et des questions qu’elle soulève, Dufour dresse le panorama d’une esthétique riche de possibles et trop souvent ravalée au rang de spectacle gratuit, en évitant un effet catalogue par la constante élaboration de liens entre ces topoi. Plus aventureuse, plus inédite peut-être aussi, est sa politique du film de S-F, où Dufour s’interroge longuement sur la capacité du genre à fonctionner comme une critique sociale, notant que c’est là sa principale destination. Au travers de ses questionnements sur le devenir de l’humanité et de notre société, le cinéma de S-F nous renvoie sans cesse à notre monde, monde duquel il est issu et ne peut se séparer, limitant peut-être sa capacité à penser « out of the box ». Après avoir interrogé la place de Dieu dans le genre, l’auteur se lance dans une ambitieuse typologie des dystopies, des films d’anticipation nous prévenant des dérives certaines d’un futur proche, aux œuvres qui osent « faire surgir les impensés de notre propre société », comme par exemple la remise en cause des normes sexuées. Dufour reste prudent, se posant toujours la question du point de vue adopté par ces dénonciations, et de ce qu’elles disent, notamment, de la manipulation des images et des opinions. Un discours qu’il développe en évoquant l’omniprésence, dans le cinéma de science-fiction, des sociétés totalitaristes sous toutes leurs formes. Jouant le jeu des différences entre l’adaptation de 1984 par Michael Radford (1984), Brazil (Terry Gilliam, 1985) ou encore THX 1138 (George Lucas, 1972), Dufour note que la conception du totalitarisme a changé depuis la Seconde Guerre mondiale, passant du communisme tout puissant, du Parti de l’œuvre d’Orwell, aux sociétés ultra-libérales contrôlant les individus « sans parti ni idéologie apparents ». Un totalitarisme qui, donc, ne se donne pas comme tel, amenant Dufour à emprunter à Denis Vernant l’idée de totalitarismisation, système dans lequel l’individu se retrouve « instrumentalisé par un dispositif à la mise en place duquel il a lui-même participé ». Ce changement du paradigme totalitaire dans le cinéma de science-fiction, Dufour le rattache, dans l’ultime chapitre de l’ouvrage, à une analyse pertinente de l’évolution du sous-genre cyberpunk, mêlant codes du film noir, informatique et transgression de l’ordre social, et « où le politique s’est dissous dans l’économique ». Éric Dufour apporte avec cet ouvrage un éclairage nouveau sur un genre cinématographique encore peu abordé par la recherche française. Si ses prises de positions peuvent en dérouter certains – notamment une perspective diachronique qui sort des sentiers battus, et une constante comparaison avec 122 Un chercheur, un livre l’esthétique des jeux vidéos, certes justifiée mais souvent peu subtile –, Le Cinéma de science-fiction offre une approche résolument nouvelle en France sur les films de S-F, et parvient à tirer, dans sa seconde partie, l’essence même du genre. Il propose en outre une réflexion poussée sur la critique sociale de la S-F postmoderniste, suffisamment complète pour permettre à l’ouvrage d’anticiper sur le développement futur du genre. Florent Favard, MICA EA 4426, [email protected] 123