Comment un médicament atteint-il son site d`action dans l`œil
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Comment un médicament atteint-il son site d`action dans l`œil
cabinet Comment un médicament atteint-il son site d’action dans l’œil? Philipp B. Bänninger, Christoph N. Becht Augenklinik, Luzerner Kantonsspital, Luzern Quintessence P Un traitement ophtalmologique efficace doit tenir compte des prin cipes régissant la pharmacocinétique oculaire des différentes formes d’application des substances actives. P Pour améliorer l’observance des patients, il faut leur expliquer la ma ladie et la façon d’appliquer correctement le médicament, et prévenir les effets indésirables au niveau local ou systémique. P L’application de collyres s’effectue comme suit: tirer la paupière infé rieure vers le bas et laisser tomber une goutte dans le culdesac conjonc tival en évitant tout contact, puis fermer les paupières et boucher le point lacrymal afin de prolonger le contact entre la cornée et le médicament et d’éviter les effets indésirables systémiques. Introduction Pour administrer correctement les médicaments ophtal mologiques dans la pratique, il faut connaître la pharma cocinétique de leurs différentes formes d’application. Cet article s’adresse aux nonophtalmologues et a pour objectif d’expliquer les processus impliqués et de don ner des conseils pratiques sur l’application correcte des substances actives. Pharmacocinétique: comment le médicament pénètre-t-il dans l’œil? Philipp B. Bänninger Les auteurs certifient qu’aucun conflit d’intérêt n’est lié à cet article. Les principaux processus pharmacocinétiques auxquels un médicament est soumis dans l’œil sont l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’élimination. L’absorption oculaire est définie comme étant le pro cessus de pénétration du principe actif dans l’humeur aqueuse, resp. dans le corps vitré, à travers la cornée ou la conjonctive/sclérotique (fig. 1 x). La biodisponi bilité y est déterminée par les propriétés physicochi miques de la substance active et la perméabilité des barrières anatomiques. Les facteurs précornéens comme la sécrétion lacrymale ou le drainage naso lacrymal diminuent nettement l’absorption. Le débit continu de la sécrétion lacrymale se situe à 1,2 µl/min, mais il peut s’élever jusqu’à 400 µl/min en cas d’irrita tion oculaire. Le médicament appliqué est alors soumis Vous trouverez les questions à choix multiple concernant cet article à la page 186 ou sur Internet sous www.smf-cme.ch. à une dilution constante et, en parallèle, à une évacua tion accrue hors du culdesac conjonctival. Le culde sac conjonctival peut contenir environ 10 µl de liquide au total, soit environ 20% du volume d’une goutte de collyre [1], et le flux du drainage nasolacrymal est cent fois plus élevé que celui de l’absorption cornéenne. Par conséquent, le médicament ne reste dans le culdesac conjonctival que pendant trois à cinq minutes, et seule une fraction de la dose appliquée pénètre dans la cornée. Pour pénétrer dans la chambre antérieure, le médica ment doit passer trois barrières cornéennes impor tantes: l’épithélium, le stroma et l’endothélium. La bar rière la plus difficile à franchir est celle des jonctions serrées de l’épithélium. Dans l’épithélium, le transport des molécules est transcellulaire ou paracellulaire. En raison du caractère lipophile de ce tissu, la plupart des substances actives suivent un passage transcellulaire. Les médicaments hydrophiles sont les seuls à effectuer le passage de façon paracellulaire, malgré la capacité li mitée de cette voie de transport. Le fait que le stroma soit composé de 78% d’eau et que l’endothélium soit une mo nocouche de cellules facilite la pénétration des médica ments hydrophiles dans ces couches. Le médicament idéal doit par conséquent avoir des propriétés à la fois lipophiles et hydrophiles. Même en conditions optimales, ces barrières empêchent la cornée d’absorber plus de 1 à 10% de la substance active appliquée [2]. L’absence de jonctions serrées rend les barrières de la conjonctive et de la sclérotique plus perméables aux médicaments hydrophiles que l’épithélium de la cornée. De plus, les médicaments appliqués empruntant les réseaux artériels de la conjonctive et de la sclérotique parviennent directe ment dans le corps ciliaire et l’uvée. Ainsi les substances actives atteignent leur site d’action avec une concentra tion plus élevée que si elles pénètrent par la cornée. Dans l’œil, la distribution depuis le compartiment cen tral vers un compartiment périphérique correspond au passage du médicament de l’humeur aqueuse dans les tissus environnants de l’iris, du corps ciliaire, du cris tallin, de l’uvée et du corps vitré. En principe, trois pro cessus peuvent faire obstacle à cette distribution: la fixation active du médicament à la mélanine de l’iris et du corps ciliaire, la fixation à des protéines de l’humeur aqueuse, et l’élimination rapide due à la vitesse élevée du renouvellement de l’humeur aqueuse, dont le flux (du corps ciliaire vers la chambre antérieure de l’œil) s’oppose à celui du médicament. Forum Med Suisse 2011;11(11):192–195 192 cabinet Sous quelles formes peut-on appliquer les médicaments actuels? Figure 1 La flèche bleue indique l’absorption du médicament à travers la cornée, la flèche noire indique l’absorption à travers la conjonctive et la sclérotique. La flèche rouge montre la direction d’écoulement du médicament de la chambre antérieure vers le corps vitré, et la flèche verte symbolise le flux inverse de l’humeur aqueuse depuis le corps ciliaire vers la chambre antérieure (figure prise dans Wikipédia, version allemande, et modifiée). Le tissu de l’iris est bien vascularisé, et sa grande sur face lui permet d’absorber rapidement les principes actifs de l’humeur aqueuse. La pénétration dans le corps ciliaire est au contraire très lente, ce qui constitue une difficulté thérapeutique car ce dernier représente un tissu cible important du traitement hypotenseur local. L’accumulation dans le cristallin est faible elle aussi, en raison de la structure fibreuse de cet organe. Le corps vitré occupe 80% du volume oculaire, mais il ne reçoit que peu de substances actives en provenance de l’humeur aqueuse. Cela s’explique principalement par sa consistance gélatineuse, qui est associée à une vitesse de diffusion peu élevée. Il s’ensuit que si le corps vitré ou la cornée sont les organes cibles du traitement d’une maladie (par ex. d’une endophtalmie), il faut ad ministrer le médicament par voie systémique, sous conjonctivale ou intravitréenne. L’œil est un organe qui métabolise faiblement. Les processus de transformation s’y déroulent avant tout dans l’épithélium et l’endothélium de la cornée, dans le corps ciliaire et dans la rétine. Après avoir pénétré dans la cornée, l’élimination d’un médicament est surtout déterminée par le renouvelle ment de l’humeur aqueuse. Le taux de renouvellement se situe à 1,5% de l’humeur aqueuse totale par minute, ce qui correspond à une demivie de 46,2 minutes [3]. On peut en déduire qu’une fois les collyres appliqués, leur demivie se situe entre 30 minutes et 2 heures. La forme sous laquelle on prescrit un médicament dépend de sa capacité de pénétration cornéenne et du site d’action visé. Les pommades ophtalmiques sont généralement appliquées dans les pathologies de la paupière et du bord palpébral, alors que les collyres so lutions et les collyres suspensions le sont de préférence dans le traitement de la conjonctive, de la cornée et de la chambre antérieure. En cas de maladies du corps vitré ou de la rétine, les traitements font appel aux voies d’application sousconjonctivale, systémique ou intravi tréenne. Ce sont les médicaments topiques qui sont le plus fré quemment utilisés dans les maladies oculaires. Leur application est facile, ils sont peu coûteux et n’exercent presque jamais d’effet toxique sur l’organisme. Nous allons nous pencher de plus près sur trois formes d’ap plication: les collyres solutions, les pommades ophtal miques et les collyres suspensions: Comme les collyres solutions ne contiennent que des substances entièrement dissoutes, leur application n’entraîne que très peu d’interférences avec la vision. Le désavantage de ces préparations réside dans la du rée limitée du contact avec la cornée, la conjonctive et la sclérotique. Par ailleurs, les collyres contiennent dif férentes substances permettant de contrôler le pH, la tonicité et la viscosité, et d’assurer la conservation sur le plan bactérien. Ces substances sont considérées comme inactives, mais elles peuvent néanmoins exer cer un impact sur l’action du médicament. Le pH in fluence le degré d’ionisation du médicament. Or, plus la fraction de la forme non ionisée est grande, meilleure est la perméabilité transcornéenne. Les collyres qui sont isotoniques par rapport au liquide lacrymal (300 mOsm/kg) préviennent une irritation oculaire in désirable. Le principe actif demeure ainsi plus long temps dans le culdesac conjonctival et l’observance des patients s’améliore. Pour augmenter le temps de ré tention du collyre et en améliorer l’absorption, on peut également augmenter sa viscosité. Le chlorure Même en conditions optide benzalkonium (BAC) males, la cornée absorbe est l’agent le plus fré seulement 1 à 10% de la quemment utilisé pour substance active appliquée assurer la conservation des flacons de médica ments. Le BAC provoque de légères lésions épithéliales qui augmentent la capacité de pénétration de nom breux médicaments. En contrepartie, son application régulière peut entraîner une réaction d’incompati bilité. La pommade ophtalmique forme un dépôt médica menteux qui prolonge nettement le temps de rétention du principe actif dans le culdesac conjonctival. Toute fois il est fréquent que les patients éprouvent de la dif ficulté à appliquer la dose appropriée et qu’ils se plai gnent d’une vision trouble. De plus, la consistance de la pommade dépend de la température et lorsqu’il fait froid, il est parfois difficile de presser la pommade hors du tube. Forum Med Suisse 2011;11(11):192–195 193 cabinet La métabolisation en un composé inactif ou l’absorp tion en quantité significative dans un autre organe ou un autre tissu font également obstacle à la disponibilité du principe actif pour l’œil. Administré en injection intravitréenne, le médica ment atteint la concentration thérapeutique dans le corps vitré: de nos jours cette forme d’administration s’applique au traitement des maculopathies au moyen de corticostéroïdes ou d’antiVEGF. Elle se pratique chez des spécialistes. Quels sont les conseils précis à donner au patient? Figure 2 Technique correcte d’application des gouttes ophtalmiques: le flacon de médicaments est appuyé sur l’arête nasale, le regard est dirigé vers le haut et vers le flacon. Le collyre suspension est une forme galénique permet tant l’administration de principes actifs pratiquement insolubles dispersés dans un liquide servant d’exci pient. Les noms de ces médicaments sont fréquemment suivis de «forte». La durée de rétention des particules actives dépasse celles des collyres solutions. Les col lyres suspensions agissent en deux étapes: la première, plus rapide, d’absorption des parties dissoutes, et la deuxième, différée, d’absorption des parties peu so lubles qui ont été retenues. Le problème de la suspen sion ophtalmique réside dans la précipitation des par ticules solides dans le flacon: il faut donc le secouer fortement et assez longtemps (au moins dix fois) avant chaque application. Il existe également des formes d’applications non topiques: l’application de médicaments hydrophiles est particulièrement efficace sous forme d’injections sousconjonctivales, car les facteurs précornéens et conjonc tivaux n’entravent pas la résorption du dépôt médica menteux. On a recours à l’injection sousconjonctivale ou parabulbaire lors de l’administration de corticosté roïdes dans les cas d’inflammation intraoculaire ou de maculopathies. L’administration systémique, orale ou parentérale, permet difficilement d’atteindre la concentration vou lue dans l’œil, en raison de la barrière hématooculaire. Lors de l’administration de médicaments ophtalmiques, l’observance du patient laisse nettement à désirer: 25% des patients atteints de glaucome et traités à long terme oublient au moins 40% des gouttes à appliquer; plus de 37% des patients instillent plus d’une goutte par appli cation; 50% des patients font entrer le flacon en contact avec l’œil lors de l’application, provoquant ainsi une contamination du flacon tout entier. On sait que l’occlu sion manuelle du point lacrymal ou des paupières amé liorent de 46% le taux d’absorption du médicament et réduisent de 65% les effets secondaires systémiques: cependant les patients ne reçoivent presque aucune information sur la manière d’appliquer les gouttes oph talmiques [4]. Ces chiffres montrent l’importance des explications et de l’instruction données aux patients. Il faut leur four nir les informations sur leur maladie, sur l’objectif du traitement et ses effets indésirables éventuels. Il est très important de bien indiquer aux patients com ment appliquer les médicaments ophtalmologiques. Cette instruction permet d’augmenter la durée de contact critique du médicament avec la cornée et de ré duire les effets indésirables d’ordre systémique. Voici par ex. un mode d’application approprié (fig. 2 x): – Saisir la paupière inférieure sous les cils et l’écarter du bulbe, de façon que la paupière inférieure forme une poche. – Placer le flacon de médicament sur l’arête nasale, et diriger le regard vers le haut en direction du flacon. – Appliquer une seule goutte, sans que la pointe comptegoutte n’entre en contact avec l’œil, les cils ou la peau. – Attendre quelques secondes, puis relâcher la pau pière inférieure et fermer les yeux durant 60 se condes. – Appuyer en même temps son doigt sur l’angle mé dian de l’œil de manière à obstruer le point la crymal. Ce geste permet d’éviter l’élimination par le canal nasolacrymal. – En cas de traitement par plusieurs collyres conte nant des substances actives différentes, il faut res pecter un intervalle de 5 minutes entre les applica tions. Il est recommandé de demander aux patients, lors du contrôle suivant, de montrer comment ils appliquent ce procédé. Cette vérification du mode d’application contribue à la réussite du traitement. Forum Med Suisse 2011;11(11):192–195 194 cabinet Pour améliorer encore l’observance du patient, on peut intégrer l’application du médicament dans sa routine quotidienne (par exemple avant les repas ou avant de se brosser les dents). Le dosage se règle selon le prin cipe de la moindre concentration pour le maximum d’efficacité. Dosage et choix de la forme d’application sont du ressort du médecin spécialiste traitant. Du point de vue pharmacologique, l’œil est considéré comme une unité autonome. Cependant les effets indési rables peuvent être de nature systémique. Par exemple, l’administration d’inhibiteurs de la carboanhydrase dans le traitement du glaucome peut entraîner une hypokaliémie, ou alors les bêtabloquants peuvent provo quer des effets indésirables sur le plan cardiovasculaire ou pulmonaire. Lors d’une anamnèse, il est donc impor tant de toujours interroger le patient sur ses médica ments ophtalmiques. Il ne faut pas négliger de question ner le patient sur les effets secondaires locaux, car ces derniers influencent fortement son observance. En cas d’allergie au BAC, il faut passer à un médicament dé pourvu d’agent conservateur. Conclusion Les explications que le médecin fournit au patient sur sa maladie, les instructions sur l’application correcte du médicament et l’anticipation des effets secondaires locaux ou systémiques améliorent l’observance du pa tient. En connaissant les données pharmacocinétiques des diverses formes d’administration oculaire des diffé rentes substances actives ophtalmiques, le médecin est en mesure de faire le choix du médicament et de créer les conditions optimales pour un traitement efficace. Correspondance: Dr Philipp B. Bänninger Augenklinik Luzerner Kantonsspital CH-6000 Luzern 16 [email protected] Références 1 Peduzzi M, Debbia A, Monzani A. Ocular anatomy and physiology: its relevance to transcorneal drug absorption and to vehicle effects. In: Fidia Research Series, vol. 11: Liviana Press and Springer Verlag, 1987:1–6. 2 Lee VH, Robinson JR. Review: topical ocular drug delivery: recent de velopments and future challenges. J Ocul Pharmacol. 1986;2:67–108. 3 Maurice DM. Ocular pharmacokinetics. In: Sears ML, ed. Pharma cology of the Eye, New York: SpringerVerlag, 1984:19–116. 4 Zimmermann TJ, Zalta AH. Facilitating patient compliance in glaucoma therapy. Surv Ophthalmol. 1983;28:252–7. Forum Med Suisse 2011;11(11):192–195 195