Sionisme et reformulation de l`identité juive française dans la France

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Sionisme et reformulation de l`identité juive française dans la France
Table Ronde autour du livre de Nadia Malinovich
Mardi 14 juin 2011
28 rue Serpente
Sionisme et reformulation de l’identité juive française dans la France des années
20
Dès les premiers articles que j’ai pu lire de Nadia Malinovich, j’ai éprouvé le sentiment, à vrai
dire relativement inédit, d’une véritable proximité intellectuelle. Ce sentiment n’a fait que se
confirmer avec le dossier sur le « Réveil juif des années 20 » dont elle a assumé la codirection
scientifique dans Archives juives en 2006, puis la lecture de sa thèse devenue livre (en 2008
en langue anglaise et à présent en langue française).
En fait, je me sens en phase avec cette génération d’historiens qui, comme Nadia Malinovich,
Catherine Fhima, entre autres, prolongent, approfondissent à bien des égards des recherches
exploratoires que j’ai pu conduire ainsi que Michel Abitbol sur les Juifs français de l’affaire
Dreyfus à la Seconde Guerre mondiale dans les années 1980, alors que régnait sur le sujet une
historiographie désormais passablement dépassée.
A propos de l’ouvrage de Nadia si riche d’informations nouvelles et passionnantes, je
limiterai mon intervention à trois ordres d’observations qui s’attachent plutôt à sa perspective
générale :
-
Parmi les apports dont Nadia Malinovich fait la synthèse au début de son livre, je
commencerais par souligner une perception beaucoup plus juste - derrière la
définition identitaire « classique » qu’en donnaient les intéressés, un peu trop
cartésienne pour être tout à fait crédible - de la complexité de l’identité juive
française à la fin du XIXe siècle, i. e. pour la 3e génération après l’émancipation
Bien entendu, dans l’identité des Français « israélites », la référence aux valeurs
universelles de la Révolution française et aux droits de l’homme, le sentiment de
reconnaissance aussi pour l’Acte d’Emancipation, sont essentielles.
Néanmoins, cette identité « israélite » est moins fondée qu’on n’a bien voulu le dire
- les idéologues du franco-judaïsme les premiers - sur un dualisme strict entre une
francité ayant cours dans l’espace public d’un côté, et une judéité confessionnelle
limitée à la sphère privée de l’autre.
2
La frontière d’abord n’est pas si étanche entre les deux : la meilleure preuve est la
volonté des notables de manifester la présence du judaïsme dans l’espace public (par
la construction de synagogues monumentales notamment, comme l’a bien montré
Dominique Jarrassé). Par ailleurs les porte-parole de la « communauté » n’ont de cesse
de célébrer la coïncidence providentielle entre les valeurs révolutionnaires fondatrices
de la République et le message du judaïsme, investi du coup d’une « mission »
particulière dans le monde.
On voit ensuite que, malgré les progrès de la sécularisation et de la déjudaïsation, le
particularisme juif résiste le plus souvent, empruntant d’autres voies que la voie
confessionnelle pour se maintenir et perdurer.
Malgré tout, avant la Grande Guerre, l’« autoquestionnement », les débats sur
l’identité juive restent limités à des cercles étroits, c’est entendu : à celui des milieux
rabbiniques et religieux qui s’inquiètent de la désaffection religieuse et cherchent les
moyens d’y remédier sans pour autant toucher à l’économie fondamentale du francojudaïsme ; à celui par ailleurs d’un cercle étroit de littérateurs et d’intellectuels juifs autour d’Edmond Fleg et d’André Spire, formant ce que Catherine Fhima a appelé un
« réseau sionisant »1 ; ces derniers sont poussés vers une définition ethnoculturelle,
terme qui ne me satisfait pas vraiment mais qui reste préférable à « raciale » (même si
le mot « race » est couramment employé à l’époque), de la judéité
par tout un
complexe de raisons :
* l’antisémitisme « domestique » (cas de Fleg, mais aussi par exemple cas
peu connu de la directrice du Collège Sévigné, Mathilde Salomon sur laquelle je
viens de terminer une étude à paraître) ou l’antisémitisme russe et roumain (Victor
Basch),
* un climat intellectuel valorisant l’irrationnel et les valeurs de l’inné et
de l’instinct en réaction au rationalisme et au scientisme des décennies
précédentes (excellentes pages sur le prestige de Maurice Barrès). Il n’y a guère
au fond qu’une différence de degré avec les juifs de l’Est poussés vers une
interprétation nationale du judaïsme par l’exemple donné par les peuples parmi
lesquels ils vivent.
1
. Cf. Catherine Fhima, « Les écrivains juifs français et le sionisme (1897-1930) », Archives juives, revue
d’histoire des Juifs de France, n° 30/2, 2e semestre 1997, p. 49-70, et « Aux sources d’un renouveau identitaire
juif en France : André Spire et Edmond Fleg », Mil neuf cent, revue d’histoire intellectuelle, 13, 1995, p. 171189.
3
*J’ajouterai pour ma part une problématique proprement littéraire, les
poussant les artistes parmi eux à une recherche de racines propres à alimenter une
inspiration originale dans le concert littéraire français, mais c’est là un domaine où
la thèse de Catherine Fhima devrait apporter beaucoup.
Tout cela, chez ces individus, sans qu’ils veuillent ou puissent renoncer à
l’universalisme républicain – j’ajouterais leur vibrant patriotisme – qui garantit leur
intégration dans la nation. Dans ma thèse2, j’ai repris une expression de Fleg, parvenu
de ce point de vue à une impasse relative, évoquant ses « deux cœurs » entre lesquels
il lui était impossible de choisir.
-
Dans le prolongement de ces constats, un autre apport considérable de ces historiens,
et particulièrement de Nadia Malinovich dans son livre, me paraît être d’avoir
souligné, la réelle plasticité de l’idéologie franco-israélite au fil des décennies 1900
à 1930, se prêtant à des formulations renouvelées dont on trouve des échos similaires,
mais pas l’équivalent exact, en Allemagne et aux Etats-Unis. Cela, alors que certains
historiens avaient eu tendance, dans les années 1970 en particulier, à réifier cette
idéologie dans sa version initiale une fois pour toute, du milieu du XIXe siècle à la
Seconde Guerre mondiale, tout en l’accablant en général de reproches ou de mépris
(cf. Michaël Marrus) et, finalement, pour l’enterrer, un peu vite à mon avis, avec la
Seconde Guerre mondiale.
Le rejet de la tentation téléologique (en l’occurrence le refus d’interpréter l’histoire
des Juifs de France à la lumière de Vichy et de la Shoah) ainsi qu’une prise en compte
attentive des évolutions du contexte politique, de l’ambiance intellectuelle dans
lesquels baignent les Juifs de France aux différents moments de leur histoire, et
l’observation de milieux intellectuels périphériques par rapport aux grandes
institutions historiques juives (Consistoire, AIU) se sont avérées, comme toujours je
pense, des instruments d’approche autrement plus performants du point de vue de
l’interprétation historique. Ils ont permis de comprendre pourquoi un certain nombre
de Juifs français – nettement plus nombreux que dans l’avant-guerre, mais sans qu’on
puisse parler non plus d’un basculement général - ont été conduit à s’interroger sur la
2
Catherine Nicault, La France et le sionisme (1896-1914), 2 vol., Thèse de doctorat de l’Université de Paris 1,
1986. Une partie de ce travail a été repris dans id., La France et le sionisme (1897-1948). Une rencontre
manquée ?, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
4
nature de leur identité et quelles réponses, d’une diversité frappante, ils ont donné à
ces interrogations dans les 3 décennies suivant l’Affaire, sans quitter toutefois un
périmètre défini : celui d’une combinaison entre le particularisme juif (quel que soit le
contenu qui lui est donné) et les valeurs de l’universalisme républicain, qu’il n’est pas
question de renier..
-
Je ne peux que souscrire à l’importance que Nadia Malinovich attribue au facteur
du sionisme dans ces reformulations du franco-judaïsme des années 1900 aux
années 20. Elle fut, dit-elle, « capitale », ajoutant : « Que celui-ci soit l’objet d’un
rejet, d’une adhésion ou d’un examen critique, les sionistes proposaient une nouvelle
approche de la judéité, considéré comme un héritage ethnique ou national, qui
fournissait un contexte conceptuel différent permettant de comprendre la place du Juif
et du judaïsme dans le monde moderne « ( pp. 227-228)
Tous mes travaux dans ce champ confirment cette assertion, moyennant quelques
nuances ou compléments. Le sionisme a été en effet dès son apparition, en 1896-1897,
l’ennemi des instances du judaïsme institutionnel, et l’est resté dans la période
considérée, même si une certaine évolution est décelable dans les années trente. J’ai
même montré je pense, dans ma thèse et, beaucoup plus récemment dans un chapitre
de la dernière histoire de l’Alliance israélite universelle3, que le sionisme a été
l’occasion à la fin du XIXe siècle d’une réaffirmation vigoureuse et parfaitement
articulé du discours franco-israélite « classique » et que dans l’après-guerre, après la
fameuse séance devant le conseil des Dix à la conférence de la paix où Sylvain Lévi a
publiquement désavoué le « sionisme étatique », les dirigeants de l’Alliance sont plus
que jamais dans cet état d’esprit, tout en évitant de le dire publiquement – et c’est en
soi un signe d’une évolution des esprits qui ne va pas dans leur sens. Rappelons que
Sylvain Lévi est élu président de l’AIU en juin 1920, après la consommation de sa
rupture avec les sionistes.
Je pense aussi avoir montré que si le sionisme institutionnel (i.e. les partis sionistes
faisant partie de l’Organisation sioniste mondiale) faisait toujours peu de recrues
parmi les Juifs français – mais plus qu’avant 1914 avec l’adhésion de quelques Juifs
français -, une frange non négligeable des intellectuels de gauche juifs et non-juifs,
une fraction aussi de la jeunesse juive (où Paula Hyman avait déjà signalé
3
André Kaspi (dir), Histoire de l’Alliance israélite universelle, Paris, Armand Colin, 2010, chapitre 5 « Face au
sionisme (1897-1940) ».
5
« l’infiltration » du sionisme ), un certain nombre de rabbins manifestent de l’intérêt,
voire des sympathies pour un sionisme « diasporique » qui combine souvent un
« sionisme humanitaire » déjà présent avant la Grande Guerre en direction des Juifs
persécutés de l’Est européen, et une réponse de type ethnoculturel à la question du
particularisme juif.
Dans cette évolution, je ne reviens pas sur le rôle d’avant-garde en quelque sorte
joué par Spire, Fleg et leurs amis avant 1914 – à la vérité, je distinguerai même deux
groupes : celui de Fleg, Spire, etc. dont la recherche trouve son origine essentielle dans
l’affaire Dreyfus et le sentiment d’un déficit identitaire juif à combler ; d’autres
hommes de lettres (Henry Marx) et des intellectuels (Basch), en tout aussi petit
nombre aussi qui, dans les toutes dernières années avant la guerre, se sont déclarés
favorables au sionisme par compassion pour les Juifs de Russie et de Roumanie, pour
lesquels il ne semble y avoir d’autre issue que de gagner une terre de refuge,
éventuellement la Palestine (mais sans exclusive). Mes recherches ont ajouté quelques
noms moins connus à ces tout premiers « prosionistes » dits « charitables » ou
« philanthropiques »4, mais je ne pense pas qu’on puisse tabler sur une influence
véritablement significative du sionisme (ou plutôt du nationalisme juif) sur les Juifs de
France à ce stade.
En revanche, il est indéniable que, toutes proportions gardées, la guerre de 19141918 et le début des années vingt marquent un tournant. Je ne m’attarderais pas sur les
raisons de ce changement d’ambiance qui s’avère plus propice au sionisme, et surtout
au prosionisme, et que Nadia Malinovich développe avec une grande justesse et que je
me contenterai de rappeler en développant un peu à l’occasion et en proposant un
complément d’analyse :
• La preuve faite de leur patriotisme par l’impôt du sang, l’Union sacrée et son
corollaire, la baisse d’intensité de l’antisémitisme sont de nature à rassurer les Juifs de
France – en tout cas plus qu’avant. Ils se sentent plus autorisés à manifester leur
particularisme, un particularisme certes pas contradictoire avec une francité plus
4
.
Par souci de clarté, nous qualifions de « prosionistes » des personnes qui, ouvertes à l’idée de construction
d’une Palestine juive, ne font pas une lecture nationale du fait juif et qui ne nourrissent aucun projet de
réalisation personnelle. Sur Victor Basch, voir Catherine Fhima et Catherine Nicault, « Victor Basch et la
judéïté », dans Françoise Basch, Liliane Crips, Pascale Gruson (dir.), Victor Basch, 1863-1944. Un intellectuel
cosmopolite, Paris, Berg International Éditeurs, 2000, p. 199-236.
6
revendiquée que jamais. Cela reste vrai des années 20, créditées en général d’un niveau
bas en matière d’antisémitisme (ce que des travaux prochains pourraient tout de même
nuancer). De plus, l’« expérience » qui se déroule en Palestine ne saurait les laisser
malgré tout unanimement indifférents : une fois lancée, elle doit réussir, ne serait-ce que
pour faire mentir l’antienne antisémite du Juif fondamentalement destructeur et parasite.
• De fait la société française, en tout cas certaines parties notamment situées à
gauche de l’éventail politique (socialiste et radicale) est davantage prête à accepter un
discours disons « de la différence ethnique » à l’intérieur du cadre national et même la
réalisation du projet sioniste (dans les limites d’un Foyer national juif et non d’un Etat
juif). La place faite dans la propagande de l’Entente à la fin de la guerre à la rhétorique
des nationalités et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a favorisé en effet, à
partir de la Déclaration Balfour (novembre 1917), l’assimilation du projet sioniste à une
cause nationale, légitime par essence. J’ajouterai qu’avec les persécutions antisémites
qui accompagnent la guerre civile en Russie, le conflit russo-polonais de 1918-1920,
puis l’installation du nouvel État polonais, ce sentiment de légitimité se renforce de
considérations humanitaires, d’autant que le sionisme n’est plus une simple utopie. Pour
une fraction de l’opinion « progressiste » de l’époque, tout particulièrement chez les
socialistes qui saluent l’avènement de la SDN avec ferveur comme une promesse
d’harmonie et de paix entre les hommes, l’inscription de la Déclaration Balfour dans la
charte du Mandat britannique (1922) joue un rôle déterminant dans leur soutien à la
cause sioniste. Enfin certains militants voient dans les efforts conduits en Palestine par
les sionistes-socialistes une tentative enthousiasmante d’élaborer un homme nouveau,
une société nouvelle, une culture nouvelle
• Précisons, pour finir, qu’après la Grande Guerre, Paris et sa région drainent le
gros d’une nouvelle vague d’immigration juive, russe mais surtout polonaise, d’une
toute autre ampleur que celle des années 1880-1914 (30 000 immigrants ?). Le sionisme
parisien bénéficie donc d’un bassin de recrutement potentiel plus large, avec la présence
permanente à Paris de militants connus comme le sioniste–socialiste Marc Jarblum5,
cheville ouvrière des relations avec le monde du socialisme français et européen.
5
. Le personnage a résidé à Paris par intermittences à la Belle Époque, avant de rejoindre la Russie pour
participer à la Révolution.
7
En définitive, les soutiens un peu plus généreusement accordés à la cause
sioniste dans les années 1920 ont pour terreau essentiel, d’une part, les valeurs
humanistes de la gauche, indignée par les souffrances des Juifs de l’Est et favorable à
l’attribution d’un « refuge » en Palestine, de l’autre, le devoir de solidarité que des Juifs
de France, plus nombreux que par le passé, estiment devoir remplir à l’égard de leurs
coreligionnaires persécutés. Pour ce faire, on écarte volontiers à gauche l’idée gênante
que le sionisme serait un nationalisme soit par l’argument qu’il n’ambitionne pas de
fonder un État mais un simple « Foyer », soit en le définissant comme un
« nationalisme internationaliste » sans aucune des tares ordinaires du nationalisme. La
question arabe ? Elle n’est pas niée mais considérée comme une question sociale soluble
dans le développement et non pas comme une question nationale. Quant aux Juifs
français, certains s’autorisent à penser désormais qu’il n’existe désormais aucune
contradiction entre le fait de défendre la cause sioniste (dans une acception
« diasporique » bien sûr) et leur statut de citoyens français.
Là-dessus, je crois que les historiens sont à peu près d’accord. J’aimerais
cependant attirer l’attention sur des dimensions politiques qui font parfois défaut à des
analyses trop exclusivement idéologiques, me semble-t-il6 :
•
D’abord, les autorités françaises, exerçant désormais des mandats sur la Syrie
et le Liban, voisins du Foyer national juif, souhaiteraient, dans une certaine mesure, une
plus grande ouverture au sionisme chez les Juifs de France. Elles sont soucieuses en
effet de faire front commun avec lui contre le nationalisme arabe. Je ne tiens pas cet
aspect pour réellement primordial pour expliquer ce phénomène d’extension du
prosionisme dans les années 1920, qui irrigue si fortement la « renaissance juive », mais
il donne au moins quelque assise à cet argument que soutenir le sionisme, c’est soutenir
le rayonnement de la France en Palestine.
•
Il en va autrement du fait que, sous la direction de Chaïm Weizmann (1920-
1931), l’artisan de la Déclaration Balfour, l’Organisation sioniste mondiale, indifférente
et même hostile à ce que représentait la France avant la guerre, est désormais désireuse
d’y être davantage présente. En raison du voisinage du Foyer national avec les États
6
La matière du développement qui suit est en bonne part repris d’un article que je viens de rédiger pour Les
Cahiers Jean-Richard Bloch, « Le sionisme à Paris dans les années 1920 », à paraître en septembre 2011.
8
français du Levant et du rôle éminent de Paris à la SDN, l’OSM estime avoir tout intérêt
à disposer, dans le monde politique français, d’interlocuteurs bienveillants susceptibles
de lui prodiguer des conseils, de la guider dans les arcanes de la vie politique nationale
et d’y intervenir en sa faveur. L’épanouissement dans certains cercles israélites
consistoriaux et de gauche du prosionisme est en fait aussi, dans une certaine mesure, le
résultat d’une action volontariste de l’OSM, qui, du coup, se fait moins regardante sur le
chapitre de l’orthodoxie idéologique. C’est ainsi que Léon Blum a très fréquemment
prêté main forte à son ami Weizmann à compter de 19227. Il importe à l’OSM d’étoffer
le réseau de ces soutiens. Par ailleurs, la construction économique de la Palestine juive
sur des bases nationales, et non purement capitalistes comme le préconisaient bon
nombre de sionistes américains, suppose d’obtenir des fonds importants de la diaspora.
Or s’il y a peu à attendre sur ce plan des sionistes de France, on peut espérer trouver des
concours plus généreux auprès de Juifs « non-sionistes » - cette catégorie nouvelle et
floue où l’on range, en principe, toute personne bien disposée à l’égard de la Palestine
juive mais pas sioniste au sens strict –, quitte à admettre tacitement les thèses, naguère
honnies, du sionisme « charitable ».
Du coup, autant les initiatives de regroupement pendant la guerre comme la Ligue francosioniste et la Ligue des amis français du sionisme sont « endogènes », autant l’OSM est
omniprésente derrière les initiatives de propagande et d’organisation en France durant ces
années vingt, malgré ses embarras financiers continuels – sans que les résultats aient jamais
été à la hauteur de ses espérances. Encore une fois, ce facteur d’explication ne suffit pas, mais
il conviendrait malgré tout, à mon sens, de l’intégrer à l’analyse en considérant notamment
que :
-
L’OSM est derrière les tentatives répétées en 1918-1921, 1922-1923 et 1926-
1927, de reconstruction de la Fédération sioniste de France, démantelée en 1914, dont
l’échec est dû pour beaucoup à la guerre que se livrent les révisionnistes (puissants
alors à Paris) et les sionistes socialistes et à la faiblesse relative du centre que l’OSM a
cherché à renforcer en suscitant l’Union sioniste de France, un groupe formé
exclusivement de Juifs français.
7
. Cf. Ilan Greilsammer, Blum, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 1998.
9
-
Entretemps, les efforts de l’OSM ont emprunté deux directions nouvelles
consistant à enrôler des Juifs « non-sionistes » dans la mise en valeur de la Palestine, i.
e. dans l’organisation des 2 grands fonds sionistes présentés comme « apolitiques» (au
sens où ils restent en dehors des querelles politiciennes au sein de la mouvance
sioniste) : Keren Kayemeth LeIsrael ou KKL qui réunit des dons pour acheter des
terres en Palestine, les amender, les mettre à la disposition des colons, également pour
reboiser le pays et le Keren Hayesod ou KH, chargé de financer l’immigration et
l’intégration des nouveaux arrivants. Leurs comités directeurs accueillent en effet des
notables israélites, mais les résultats financiers soient loin d’être brillants. En fait la
France s’est toujours distinguée par la faiblesse de ses contributions8. Signe que, si les
Fonds sionistes ont su s’associer d’assez nombreuses personnalités israélites, ils n’ont
pas réussi à mobiliser largement les Juifs de France.
-
En dehors des Fonds sionistes qui permettent de sensibiliser une partie des
milieux rabbiniques et consistoriaux, l’OSM ne néglige pas d’autres actions plus
classiques de propagande. Ainsi des revues que finance Weizmann comme Menorah
ou La Revue juive d’Albert Cohen, la plus connue d’entre elles9. Il se montre
également très attentif aux visiteurs français en Palestine, qu’il s’agisse des
intellectuels venus, comme Jean-Richard Bloch, pour l’inauguration de l’Université
hébraïque à Jérusalem en 1925 ou de journalistes français qui, comme Joseph Kessel10,
se sont déplacés en 1925-1926 au Proche-Orient pour couvrir la révolte druze,
comptant (avec raison) sur des retombées médiatiques bénéfiques pour l’image de la
Palestine juive en France.
D’autres initiatives sont moins connues. Les dirigeants sionistes ont, par exemple,
cherché à noyauter l’Union universelle de la jeunesse juive, une organisation de
jeunesse internationale qui établit son siège à Paris en 1923. Foncièrement laïcs et
d’opinion républicaine souvent avancée, ces jeunes vénèrent la SDN et prônent le
8
.
En
1925,
les
recettes
du
KH‐Paris
se
classent
au
17e
rang
mondial,
derrière
la
Finlande.
Les
recettes
du
KKL
à
Paris
passent
tout
de
même
de
90
000
francs
en
1925‐1926
à
145
000
francs
pour
1927‐1928,
mais
cela
reste
fort
peu.
9
. Il est beaucoup question de La Revue juive dans l’abondante bibliographie concernant Albert Cohen, mais le
travail le plus poussé à ce jour sur cette revue est celui de Patricia Sadigh, La Revue juive (1925) dirigée par
Albert Cohen, mémoire de maîtrise, Université de Genève, octobre 1996. Sur Menorah, Nadia Malinovich,
« Une expression du réveil juif des années vingt : la revue Menorah (1922-1933) », Archives juives, revue
d’histoire des Juifs de France, n° 37/1, 1er semestre 2004.
10
. Cf. Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du lion, Paris, Plon, 1985.
10
pacifisme, tout en combattant résolument l’antisémitisme. L’objectif de l’OSM est de
les amener au sionisme sans qu’ils s’en aperçoivent, opération pour laquelle elle mise
sur Aimé Pallière, bientôt promu à la présidence de l’UUJJ. La ficelle était un peu
grosse sans doute, car ses ouailles désertent en masse l’UUJJ en 1928-1929 pour
rejoindre le journaliste de gauche Bernard Lecache et sa nouvelle organisation, la
Ligue internationale contre l’antisémitisme. J’emprunte ces données aux travaux de
Catherine Poujol11.
Concurremment, la direction mondiale s’efforce de développer des comités propalestiniens non confessionnels, sur le modèle de la Ligue des Amis français du
sionisme d’André Spire en 1917. Chargé à la fin de 1924 de cultiver les élites
intellectuelles, politiques et économiques françaises, le délégué permanent de l’OSM à
Genève, Victor Jacobson, entreprend de fonder le groupe France-Palestine. Comité des
amis de la Palestine12. Son recrutement de personnalités politiques prestigieuses de
tous bords indique assez l’objectif recherché : afficher des concours qui ne se limitent
pas à la gauche et apposer sur la cause « pro-palestinienne » le sceau de la plus grande
respectabilité. Mais en réalité, le Comité est une tête sans corps et son fonctionnement
repose essentiellement sur Henri Hertz.
Par ailleurs, Marc Jarblum, leader à Paris de la fraction du sionisme-socialiste qui
refuse les consignes du Komintern, s’appuie sur son réseau dans les milieux socialistes
européens pour fonder en août 1928, à la faveur du congrès socialiste international de
Bruxelles, le Comité socialiste pour la Palestine ouvrière (CSPO). Le Bureau
comprend des Français (Léon Blum, Jean Longuet, Vincent Auriol, Pierre Renaudel),
des Belges (dont le président Émile Vandervelde), des grandes figures de
l’Internationale et des représentants du Labour Party ainsi que des partis ouvriers de
l’Europe orientale. Le secrétariat, assuré par le député ouvrier belge Louis Pierard et
son adjoint Marc Jarblum, en est le véritable Exécutif, qui se partage apparemment
entre Bruxelles et Paris. Sa vocation ? Être un outil de propagande en faveur du
sionisme en direction des milieux socialistes internationaux où le sionisme, s’il en a
11
. Cf, la thèse de Catherine Poujol, Aimé Pallière. Itinéraire d’un chrétien dans le judaïsme, Université de Paris
1, 2002, et l’ouvrage qu’elle en a tiré : Aimé Pallière (1868-1949, Un chrétien dans le judaïsme, Paris, Desclée
de Brouwer, 2003.
12
. Sur France-Palestine, voir Catherine Nicault, « L’acculturation des israélites français au sionisme après la
Grande Guerre », Archives juives, revue d’histoire des Juifs de France, n° 39/1, 1er semestre 2006, p. 9-28.
11
séduit certains, continue néanmoins d’être sévèrement combattu, en particulier par les
partisans de l’austro-marxisme13.
Toutes proportions gardées, les années 1920 représentent donc, sans conteste, une période
faste pour le sionisme parisien, comparé à l’avant-guerre. Il progresse quelque peu dans
l’opinion juive et non-juive, à gauche surtout, mais les pôles de résistance demeurent : le
franco-israélitisme connait même son « âge d’or » dans cette période et l’internationalisme
ouvrier est loin d’avoir rendu les armes. Et, à y regarder de près, les avancées réalisées se
fondent sur des discours qui prennent beaucoup de libertés avec le nationalisme juif
authentique. En somme, le sionisme des années vingt tient de son époque, pétri de pensées
généreuses, optimistes mais souvent aussi nébuleuses.
La montée de la tension judéo-arabe en Palestine, celles du nazisme en Allemagne et la
crise de la République en France compose un climat bien assombri dans les années trente, et
le sionisme parisien s’en ressent. Dans les rangs israélites, le sionisme « charitable » est moins
d’actualité qu’une nouvelle mouture « opportuniste », qui valorise la Palestine comme l’un
des seuls lieux au monde où il reste possible d’« expédier » les réfugiés juifs fuyant le
nazisme, indésirables sur le sol français. À gauche, il devient autrement plus difficile de
dénier au sionisme toute dimension nationaliste et de refuser de voir dans la « question
arabe » une question nationale. Aussi le sionisme y perd-il bon nombre de ses sympathisants
de ce bord. Le parcours de Jean-Richard Bloch est, à cet égard, très représentatif. Et comme le
dit fort justement N. Malinovich, la question centrale de l’heure est la lutte contre
l’antisémitisme et non plus la nature de l’identité juive.
Le dernier mot est-il dit sur l’entre-deux-guerres ? Sûrement pas. D’abord il reste à creuser
les années trente même si le terrain est en partie déblayé14. Ensuite, nous attendons encore la
thèse de C. Fhima qui s’annonce très importante sur les années 1900-1920, tandis que vient de
paraître la correspondance très attendue entre André Spire et Jean-Pierre Bloch (Editions
Claire Paulhan, 2011). Gageons que ces nouveaux éléments vont permettre encore de préciser
les contours de cette « renaissance juive » des années vingt, en particulier dans sa dimension
sioniste, déjà si fermement dessinée par Nadia Malinovich.
13
. Cf. François Lafon, Pour une mise en perspective historique des relations entre la gauche française et le
sionisme : l’exemple de Blum et de son entourage jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, Université de Paris 1,
Mémoire pour l’Habilitation à diriger des recherches, 2010 (non publié).
14
Cf. Vicki Caron, L’Asile incertain. La crise des réfugiés juifs en France 1933-1942, Paris, Taillandier, 2008 ;
Thèse d’Emmanuel Debono sur la LICA, à paraître.