fin et commencement.

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FIN ET COMMENCEMENT.
CARLO OSSOLA.
Anno aetatis suae.
’ANNÉE s’achève, et sa volte précipite en un instant le passage insensible des jours et des heures : leur cours indolent
devient torrent où tout s’abîme. 365 jours, des milliers
d’heures s’effacent : nous sommes plus pauvres de temps. Toutes
les civilisations ont cherché à conjurer cet instant : le Janus bifrons
des Latins, avec ses deux visages, l’un regardant le temps à venir,
l’autre tourné vers celui qui disparaît, signale le moment difficile
où « ce n’est plus, et ce n’est pas encore ». Les deux visages de
Janus forment le portrait d’un âge d’or où rien de ce qui fut vécu
n’est perdu, où rien de ce qui doit venir ne menace. Boccace
l’évoque admirablement dans ses Genealogie deorum gentilium :
« Les siècles qu’on appelle siècles d’or furent placés sous l’autorité
de ce roi [Saturne]… Reçu par les Italiens, il leur montra beaucoup de choses qui leur étaient inconnues ; celle-ci par exemple :
alors que jusqu’à cette époque les pièces de monnaies étaient
faites de peaux de mouton durcies au feu, il fit frapper pour la
première fois des pièces de bronze et y inscrivit son nom, gravant
[…] le double visage de Janus, son hôte. […] On rapporte aussi que
tant que Saturne régna en union avec Janus, dans la proximité de
leurs cités construites par un travail commun — Saturnie et Janicule —, ce furent des siècles d’or : car la vie de chacun était libre
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alors, il n’y avait pas d’esclaves, et nul n’était le sujet de personne »
(VIII, 25-27). Puis Saturne disparut ; ne resta plus que ce visage de
bronze, principe des monnaies, des médailles, des portraits à
venir.
Quand le temps s’empare de tout le visage humain, le double
profil de Janus fait place au regard frontal du portrait qui nous
observe, nous interroge, nous dit son âge parce que nous n’oublions pas le nôtre. Michel Butor a consacré un chapitre entier
des Mots dans la peinture (« Aetatis suae ») à ces portraits encadrés,
définis par l’année de la vie où coïncidaient portrait et visage.
Dans son Portrait d’un membre de la famille Wedigh (1532, New York,
Metropolitan Museum), Hans Holbein enserre le visage du jeune
homme, à la hauteur du cou, entre l’inscription de l’année de
l’humanité : « ANNO 1532 » et celle du temps singulier de ce visage :
« ÆTATIS SUÆ 29 ». Depuis lors, ce regard — qui n’a plus vingt-neuf
ans — se tourne vers nous : « Ces yeux qui regardent vers nous
s’enfoncent indéfiniment ; chaque jour recouvrira d’un nouveau
masque le masque noté ce jour-là […]. Chaque jour l’a recouvert,
puis d’autres visages l’ont recouvert dans le même nom, puis les
noms mêmes ont laissé place à d’autres noms, à un autre régime
des noms. Ces yeux qui s’enfoncent indéfiniment sous nos yeux,
regardent vers nous non seulement de l’autre côté de leur propre
mort, mais de l’autre côté de leur transformation de leur monde
en notre monde. Regardons en eux le nôtre enfin changer. » Dans
le Portrait de vieillard de Tintoret (Vienne, Kunsthistorisches
Museum) contemplé tous les jours durant sa vie entière, du même
banc, à la même heure, avec la même attitude, le protagoniste solitaire des Maîtres anciens de Thomas Bernhardt (1985) scrute le lieu
où se recueille la dignité humaine : tout nous appelle à ce
recueillement, tout est dans l’accomplissement.
C’est cette certitude austère, « quand le lieu et l’heure n’importent plus » (Eliot), qui donne la force sereine de rencontrer le
visage de notre changement, en vieillissant d’un an, d’un autre
nous-même qui s’absente. T. S. Eliot a raison : « Old men ought to be
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explorers » : « Les vieillards doivent se faire explorateurs / Le lieu
et l’heure n’importent pas / Nous devons changer sans fin / Vers
une autre intensité / Pour une union plus complète, une communion plus profonde. / […] Dans ma fin est mon commencement »
(East Coker, V).
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L’innocence impossible.
À tout recommencement, on songe à l’instant de l’innocence
où tout commence : pourra-t-il jamais revenir ? Le monde biblique
pose au commencement le péché d’Adam et Ève et l’expulsion
éternelle de l’humanité hors du Paradis terrestre. Il y aura la
Rédemption, mais non plus l’innocence. Dante aussi, sur le chemin de la Commedia, monte — de cercle en cercle — la montagne
du Purgatoire. Au sommet, il trouve le Paradis terrestre, mais ce
Paradis est définitivement vide. Dans le jardin des origines, n’a lieu
que la procession symbolique de la fin, le prélude et la révélation
des temps derniers, de l’Apocalypse.
Mais le monde classique est beaucoup plus radical : l’innocence n’est pas un état perdu, c’est une condition impossible. Le
cycle tragique d’Œdipe et de Phèdre (de Sophocle et Euripide à
Racine en passant par Sénèque) met en scène, avec cruauté, ce
rêve refusé : plus Œdipe cherche à fuir l’oracle pour ne pas tuer
son père ni souiller le lit de sa mère, plus, fatalement, le crime le
prend dans ses filets. Phèdre, elle aussi, voudrait ne pas céder à sa
passion pour son beau-fils Hippolyte : « Gémissante, sous l’aiguillon de l’amour, l’infortunée se meurt en silence, et nul parmi
ses gens ne connaît son mal » (Euripide, Hippolyte, prologue). Mais
Vénus, qu’Hippolyte ignore avec mépris pour la chaste Artémis,
se venge : rien, dans l’existence humaine, ne doit porter la trace
d’un temps futur, tout doit être consommé dans l’énergie et la
fureur de l’éros, parce que nous n’avons d’autre horizon que
notre corps : « Car nous n’avons pas l’expérience d’une autre vie,
ni la révélation du monde infernal ; nous sommes le jouet de
fables vaines » (Euripide, Hippolyte, la Nourrice). Le seul réconfort
— que nous ne possédons jamais en plénitude — serait de pouvoir mourir sans avoir conscience du mal : « Le mieux est de mou-
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rir dans l’inconscience » (ibid., Phèdre). Euripide, plus que les
autres classiques grecs, franchit la frontière du rite, dévoile la
vanité des cérémonies et des sacrifices : aucune purification,
aucune eau lustrale n’a de valeur, parce que c’est le cœur de
l’homme qui abrite la maladie qui le ronge et le brûle : « J’ai les
mains pures : c’est le cœur qui est souillé » (ibid., Phèdre). À la fin
de la parabole, dans l’austérité de Port-Royal, Racine verra la
perte de notre « œil profane », voué, jusqu’à la mort, à « profaner »
(Phèdre, acte V, scène 7), et ne lui accordera que la dignité du
remords, de la responsabilité de la faute : « J’ai voulu, devant vous
exposant mes remords / Par un chemin plus lent descendre chez
les morts » (ibid., V, 7).
D’Euripide à Racine, telle est la douloureuse contemplation de
l’indignitas hominis, l’obligation de prendre sur soi — sans le rejeter
sur les autres — le mal qui nous traverse, la limite qui se tient sur le
seuil : « Ut melius, quidquid erit, pati », « pour mieux supporter tout ce
qui viendra », dit Horace (Carmina, I, 11) : quels que soient les hivers
que Jupiter nous accordera encore — ou que nous vivions le dernier. Mais c’est cette indignitas — consubstantielle à l’homme — qui
nous défend de l’outrage ; la dignitas autorise et souvent fait naître
des lieux de vérité, elle sépare le bien du mal, choisit ceux qui sont
sauvés et persécute la massa damnationis, élève la pureté et promet
l’extermination aux impurs. Trop souvent dans l’histoire, une action
menée au nom de la dignité de l’espèce s’est révélée mortelle.
À l’encontre d’un lieu commun, c’est donc l’indignitas qui a
permis plus durablement la survie de la société humaine parmi
les autres familles animales, son imperfection sans cesse en
attente d’aides et de remèdes, son incertitude hésitante qui la
mène vers de nouveaux chemins. Felix culpa, est-il chanté dans la
nuit de Pâques. Heureuse faute que de n’être pas innocents.
Carlo OSSOLA.
(Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)