fin et commencement.
Transcription
fin et commencement.
Conf_28_339-344 7/04/09 10:23 Page 339 FIN ET COMMENCEMENT. CARLO OSSOLA. Anno aetatis suae. ’ANNÉE s’achève, et sa volte précipite en un instant le passage insensible des jours et des heures : leur cours indolent devient torrent où tout s’abîme. 365 jours, des milliers d’heures s’effacent : nous sommes plus pauvres de temps. Toutes les civilisations ont cherché à conjurer cet instant : le Janus bifrons des Latins, avec ses deux visages, l’un regardant le temps à venir, l’autre tourné vers celui qui disparaît, signale le moment difficile où « ce n’est plus, et ce n’est pas encore ». Les deux visages de Janus forment le portrait d’un âge d’or où rien de ce qui fut vécu n’est perdu, où rien de ce qui doit venir ne menace. Boccace l’évoque admirablement dans ses Genealogie deorum gentilium : « Les siècles qu’on appelle siècles d’or furent placés sous l’autorité de ce roi [Saturne]… Reçu par les Italiens, il leur montra beaucoup de choses qui leur étaient inconnues ; celle-ci par exemple : alors que jusqu’à cette époque les pièces de monnaies étaient faites de peaux de mouton durcies au feu, il fit frapper pour la première fois des pièces de bronze et y inscrivit son nom, gravant […] le double visage de Janus, son hôte. […] On rapporte aussi que tant que Saturne régna en union avec Janus, dans la proximité de leurs cités construites par un travail commun — Saturnie et Janicule —, ce furent des siècles d’or : car la vie de chacun était libre L Conf_28_339-344 7/04/09 340 10:23 Page 340 CONFÉRENCE alors, il n’y avait pas d’esclaves, et nul n’était le sujet de personne » (VIII, 25-27). Puis Saturne disparut ; ne resta plus que ce visage de bronze, principe des monnaies, des médailles, des portraits à venir. Quand le temps s’empare de tout le visage humain, le double profil de Janus fait place au regard frontal du portrait qui nous observe, nous interroge, nous dit son âge parce que nous n’oublions pas le nôtre. Michel Butor a consacré un chapitre entier des Mots dans la peinture (« Aetatis suae ») à ces portraits encadrés, définis par l’année de la vie où coïncidaient portrait et visage. Dans son Portrait d’un membre de la famille Wedigh (1532, New York, Metropolitan Museum), Hans Holbein enserre le visage du jeune homme, à la hauteur du cou, entre l’inscription de l’année de l’humanité : « ANNO 1532 » et celle du temps singulier de ce visage : « ÆTATIS SUÆ 29 ». Depuis lors, ce regard — qui n’a plus vingt-neuf ans — se tourne vers nous : « Ces yeux qui regardent vers nous s’enfoncent indéfiniment ; chaque jour recouvrira d’un nouveau masque le masque noté ce jour-là […]. Chaque jour l’a recouvert, puis d’autres visages l’ont recouvert dans le même nom, puis les noms mêmes ont laissé place à d’autres noms, à un autre régime des noms. Ces yeux qui s’enfoncent indéfiniment sous nos yeux, regardent vers nous non seulement de l’autre côté de leur propre mort, mais de l’autre côté de leur transformation de leur monde en notre monde. Regardons en eux le nôtre enfin changer. » Dans le Portrait de vieillard de Tintoret (Vienne, Kunsthistorisches Museum) contemplé tous les jours durant sa vie entière, du même banc, à la même heure, avec la même attitude, le protagoniste solitaire des Maîtres anciens de Thomas Bernhardt (1985) scrute le lieu où se recueille la dignité humaine : tout nous appelle à ce recueillement, tout est dans l’accomplissement. C’est cette certitude austère, « quand le lieu et l’heure n’importent plus » (Eliot), qui donne la force sereine de rencontrer le visage de notre changement, en vieillissant d’un an, d’un autre nous-même qui s’absente. T. S. Eliot a raison : « Old men ought to be Conf_28_339-344 7/04/09 10:23 Page 341 CARLO OSSOLA 341 explorers » : « Les vieillards doivent se faire explorateurs / Le lieu et l’heure n’importent pas / Nous devons changer sans fin / Vers une autre intensité / Pour une union plus complète, une communion plus profonde. / […] Dans ma fin est mon commencement » (East Coker, V). Conf_28_339-344 7/04/09 342 10:23 Page 342 CONFÉRENCE L’innocence impossible. À tout recommencement, on songe à l’instant de l’innocence où tout commence : pourra-t-il jamais revenir ? Le monde biblique pose au commencement le péché d’Adam et Ève et l’expulsion éternelle de l’humanité hors du Paradis terrestre. Il y aura la Rédemption, mais non plus l’innocence. Dante aussi, sur le chemin de la Commedia, monte — de cercle en cercle — la montagne du Purgatoire. Au sommet, il trouve le Paradis terrestre, mais ce Paradis est définitivement vide. Dans le jardin des origines, n’a lieu que la procession symbolique de la fin, le prélude et la révélation des temps derniers, de l’Apocalypse. Mais le monde classique est beaucoup plus radical : l’innocence n’est pas un état perdu, c’est une condition impossible. Le cycle tragique d’Œdipe et de Phèdre (de Sophocle et Euripide à Racine en passant par Sénèque) met en scène, avec cruauté, ce rêve refusé : plus Œdipe cherche à fuir l’oracle pour ne pas tuer son père ni souiller le lit de sa mère, plus, fatalement, le crime le prend dans ses filets. Phèdre, elle aussi, voudrait ne pas céder à sa passion pour son beau-fils Hippolyte : « Gémissante, sous l’aiguillon de l’amour, l’infortunée se meurt en silence, et nul parmi ses gens ne connaît son mal » (Euripide, Hippolyte, prologue). Mais Vénus, qu’Hippolyte ignore avec mépris pour la chaste Artémis, se venge : rien, dans l’existence humaine, ne doit porter la trace d’un temps futur, tout doit être consommé dans l’énergie et la fureur de l’éros, parce que nous n’avons d’autre horizon que notre corps : « Car nous n’avons pas l’expérience d’une autre vie, ni la révélation du monde infernal ; nous sommes le jouet de fables vaines » (Euripide, Hippolyte, la Nourrice). Le seul réconfort — que nous ne possédons jamais en plénitude — serait de pouvoir mourir sans avoir conscience du mal : « Le mieux est de mou- Conf_28_339-344 7/04/09 10:23 Page 343 CARLO OSSOLA 343 rir dans l’inconscience » (ibid., Phèdre). Euripide, plus que les autres classiques grecs, franchit la frontière du rite, dévoile la vanité des cérémonies et des sacrifices : aucune purification, aucune eau lustrale n’a de valeur, parce que c’est le cœur de l’homme qui abrite la maladie qui le ronge et le brûle : « J’ai les mains pures : c’est le cœur qui est souillé » (ibid., Phèdre). À la fin de la parabole, dans l’austérité de Port-Royal, Racine verra la perte de notre « œil profane », voué, jusqu’à la mort, à « profaner » (Phèdre, acte V, scène 7), et ne lui accordera que la dignité du remords, de la responsabilité de la faute : « J’ai voulu, devant vous exposant mes remords / Par un chemin plus lent descendre chez les morts » (ibid., V, 7). D’Euripide à Racine, telle est la douloureuse contemplation de l’indignitas hominis, l’obligation de prendre sur soi — sans le rejeter sur les autres — le mal qui nous traverse, la limite qui se tient sur le seuil : « Ut melius, quidquid erit, pati », « pour mieux supporter tout ce qui viendra », dit Horace (Carmina, I, 11) : quels que soient les hivers que Jupiter nous accordera encore — ou que nous vivions le dernier. Mais c’est cette indignitas — consubstantielle à l’homme — qui nous défend de l’outrage ; la dignitas autorise et souvent fait naître des lieux de vérité, elle sépare le bien du mal, choisit ceux qui sont sauvés et persécute la massa damnationis, élève la pureté et promet l’extermination aux impurs. Trop souvent dans l’histoire, une action menée au nom de la dignité de l’espèce s’est révélée mortelle. À l’encontre d’un lieu commun, c’est donc l’indignitas qui a permis plus durablement la survie de la société humaine parmi les autres familles animales, son imperfection sans cesse en attente d’aides et de remèdes, son incertitude hésitante qui la mène vers de nouveaux chemins. Felix culpa, est-il chanté dans la nuit de Pâques. Heureuse faute que de n’être pas innocents. Carlo OSSOLA. (Traduit de l’italien par Christophe Carraud.)