Garçon manqué ou fille réussie - Clarence Edgard-Rosa

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Garçon manqué ou fille réussie - Clarence Edgard-Rosa
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Garçon manqué
ou fille réussie ?
Elle préfère les petites voitures aux poupées et les pantalons confortables aux
robes à froufrous, a constamment des bleus sur les genoux... On parle d’elle en
utilisant la vilaine expression « garçon manqué ». N’y a-t-il donc que la petite
fille modèle, féminine et délicate, qui soit considérée comme « réussie » ?
«
Garçon manqué ». Si on prend l’expression au pied
de la lettre, deux interprétations possibles : d’un côté,
l’idée d’une féminité ratée, qui ne colle pas à ce qu’on
attend d’une petite fille ; de l’autre, l’idée qu’une petite fille qui
se comporterait plus comme ses camarades masculins serait un
garçon dans un corps de fille. Dans les deux cas, c’est un échec.
Quelle horreur ! Il n’y aurait donc qu’une seule manière d’être
une fille ? C’est en tous cas ce que sous-entend cette expression courante : les filles seraient contraintes de construire leur
identité dans le manque, en opposition aux garçons qui seraient,
eux, autorisés à être actifs, aventureux, conquérants, en un mot
: libres ! Une petite fille qui s’encombre pas de stéréotypes et qui
développe une personnalité forte ne devrait-elle pas au contraire
être qualifiée de « fille réussie » ?
N’essayez pas de mettre une robe à Nina !
A six ans, cette petite fille au regard malicieux trouve tout de
suite son chemin dans un magasin de jouets. Pas celui, tout
rose, qui mène aux poupées et aux dinettes. L’autre, celui qui
mène au rayon plein de mallettes de bricolage, de figurines de
super héros et de petites voitures. Là, Nina peut passer des
heures à rêver. « Quand je serai grande, je serai pilote », s’exclame la petite blonde quand on lui demande ce qu’elle veut
faire plus tard. « Nina fait tout comme son grand frère. On
ne sait pas si elle le copie, ou si c’est son tempérament qui la
rend comme ça », confie la mère de la petite fille, Sabine, 35
ans. « C’est vrai que quand on regarde les autres petites filles
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au parc, Nina est complètement à part. Elle grimpe aux arbres,
joue les casse-cou sur la balançoire, se cogne partout. C’est
une aventurière ! » Sabine ne fait rien pour transformer sa
petite Mimi-Cracra en fan de rose bonbon... Bien au contraire
: elle va dans son sens. D’ailleurs, dans la chambre de Nina,
rien ne sert de chercher des robes en dentelle ou des poupées.
Ce qu’elle préfère, c’est les jeux de construction, qui règnent en
maîtres dans la petite pièce aux murs beige.
« Elle n’a rien raté du tout ! »
Et s’il y a bien quelqu’un dans cette famille qui ne se plaint
pas du tempérament de Nina, c’est bien son père, Thomas, 41
ans, fan absolu de Star Wars qui a trouvé en sa petite fille un
disciple de choix. « Je trouve vraiment super que notre gamine
ne se conforme pas au modèle de la petite fille sage. Elle a du
caractère, c’est une enfant forte. » Pourtant, il n’est pas rare
que Sabine et Thomas essuyent des remarques qui ne leur plaisent pas au sujet de leur fille. « A la sortie de l’école, au parc,
on entend des choses comme ‘ben dites donc, quel garçon
manqué votre petite’ ou ‘un vrai petit mec’. Une fois, une vieille
dame au parc l’a prise par la main alors qu’elle était en train
de jouer et lui a dit que ce n’était pas des manières de fille. Ca
nous déplait complètement. Nina est une vraie petite fille, pas
un garçon avec des couettes, elle n’a rien raté du tout ! On n’a
surtout pas envie qu’elle entende ça, parce que peut lui donner
l’impression qu’elle n’agit pas comme elle le devrait. »
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Dossier / Placer un enfant: Du social à haut risque
Tom boy, la petite fille
qui voulait être un garçon
« Garçon manqué », qu’est ce que ça signifie pour
vous ? Nous avons posé la question à des parents.
C’est la version anglo-saxonne de « garçon manqué », mais aussi le deuxième
film de la réalisatrice Céline Sciamma, à qui l’on devait déjà en 2007 le superbe
long métrage Naissance des pieuvres. Tom boy, c’est l’histoire de Laure, dix ans,
qui profite de son installation dans un nouveau quartier pour se faire passer
pour un garçon. L’histoire d’un secret qui vivra le temps d’un été.
Tom boy explore ces questions a priori simples : qu’est ce qu’une fille ? Qu’est ce
qu’un garçon ? Le rêve de Laure est d’être un garçon, et grâce à quelques subterfuges, il devient réalité aux yeux de son groupe d’amis. Un short de garçon,
une paire de baskets, des attitudes identiques à celles des autres garçons de la
bande, et Laure devient Michaël.
Le film, superbement joué, appelle à s’interroger sur le regard, bien différent,
qu’on porte sur un enfant suivant qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon. Car
c’est bien le regard des autres qui joue le plus grand rôle dans l’histoire du
personnage principal : combien de temps restera-t-il Michaël, avant que Laure
ne doivent reprendre ses droits ?
« C’est ma fille ! »
• Alexis, 37 ans, père d’un garçon de 10 ans et d’une fille de 7 ans
« C’est ma fille : un vrai petit mec, mais en robe ! Elle fait tout
comme son frère, mais pas pour copier : on sait bien que c’est
sa personnalité. Elle est sportive, elle aime la compétition, elle
est un peu casse cou... Elle est vraiment active, et je pense que
c’est peut-être plus quelque chose qu’on a tendance à attendre
d’un garçon que d’une fille. Je pense que pour la génération de
nos parents, il était plus question de féminiser les filles sans se
soucier trop de leur personnalité. J’ose espérer que les parents
de ma génération sont un peu plus réceptifs ! »
« Ca ne veut plus rien dire du tout »
• Amandine, 32 ans, mère de deux petites filles de 6 et 3 ans
« Mes deux filles sont toutes les deux féminines à leur manière :
l’une ne jure que par le rose, son aînée est toujours en pantalon, mais est par ailleurs très portée copines et trucs de fille. Je
pense qu’aujourd’hui, cette expression est vraiment has-been.
C’est réducteur pour les filles, qui ont l’impression qu’il n’y a
qu’un modèle. On sait bien que c’est faux, et heureusement. »
« Qu’est ce que j’ai fait de travers ? »
Melissa, adorable petite brunette de sept ans, n’a rien contre les
robes. Tant qu’elle peut jouer au foot avec son frère, aller à la
pêche avec ses grands-parents, et courir aussi vite que les garçons, ça lui va. Fatalement, il n’y a pas de robes de couleur pastel
dans la commode de la petite fille – tâches d’herbe récurrentes
obligent. « Si je ne la poussais pas un peu à être féminine, elle
ressemblerait à son frère », raconte sa maman, Ayate, 30 ans. «
Ca ne me dérange pas qu’elle soit comme ça, j’aime qu’elle soit
curieuse et intrépide, mais j’ai l’impression que quelque chose
cloche. Qu’est ce que j’ai fait de travers ? » Ayate essaye à tout
prix de trouver une explication au tempérament de sa fille. Peutêtre qu’elle copie son frère pour qu’il l’aime ? Peut-être qu’elle ne
trouve pas en sa maman un modèle féminin ? Et si ce n’était tout
simplement pas un problème ?
« Garçon manqué, cette expression évoque
toute mon enfance »
Françoise Mariotti est psychologue. Son domaine de prédilection : les questions de genre. Très jeune, elle s’intéresse
aux différences de traitement des filles et des garçons. En
2000, elle obtient son doctorat en psychologie avec une
thèse sur les représentations sociales de la science selon le
sexe chez les collégiens et lycéens. Rencontre.
le faisais, je me sentais puissante : je pouvais faire tellement de
choses ! On reconnaissait ma liberté et elle posait problème. Ca
a éveillé ma curiosité, et a marqué le début de ma réflexion sur le
genre. Qu’est ce qu’un garçon, qu’est ce que c’est qu’une fille, et
qu’est ce qu’on attend des deux ? Ca m’a poussé vers la révolte.
pensent pas. L’inquiétude, c’est que quelque chose soit hors
norme. Ce que disent plutôt les parents à leur petite fille, c’est
« tu risques de ne pas plaire aux garçons, tu ne te marieras
pas. » Un garçon qui ne serait pas virile, par contre, ça inquiète
parfois les parents en ce qui concerne la sexualité.
C.M: Qu’est ce qui inquiète les parents d’un garçon manqué ?
F.M: Les parents vont vers le plus facile, c’est à dire la norme.
C’est plus simple si toutes les petites filles sont reconnaissables en tant que petites filles dans la cour de récré au premier
coup d’oeil, idem pour les petits garçons.
Trois questions à Gisèle George, pédopsychiatre
Côté mômes: Que vous évoque l’expression « garçon manqué » ?
Françoise Mariotti: Cette expression évoque mon enfance... Je
grimpais aux arbres, je faisais du parachutisme depuis mon
lit, j’avais tout le temps des bleus... mais toujours habillée en
petites dentelles choisies par ma mère. Je pense que j’étais un
garçon manqué pour séduire mon père : c’est quand je faisais
des activités de mec, avec lui, qu’il me donnait de l’attention.
C.M: Une petite fille a qui on fait comprendre qu’elle n’est pas
suffisamment féminine peut-elle développer des complexes ?
F.M: N’importe quel enfant à qui on montre qu’il n’est pas dans
la norme peut se poser des questions. Tout dépend ensuite de
l’attitude des parents, et de la fragilité de l’enfant. Tout est
question de confiance en l’enfant. Si les parents ne considèrent
pas leur enfant comme un objet mais comme un sujet, ils vont
être attentifs. Si, étant matraquée par la féminité des autres
petites filles, leur enfant reste plus masculine, ils comprendront que c’est son tempérament.
C.M: Comment réagissiez-vous, quand on vous taxait de garçon
manqué ?
F.M: Je répondais « non, je suis une fille réussie » ! J’étais vexée,
je me sentais amoindrie, alors même qu’en agissant comme je
C.M: Est-ce pour l’orientation sexuelle future de leur fille que
ces parents sont inquiets ?
F.M: Non, c’est pour les petits garçons que se pose le problème,
dès le moindre signe de féminité. Pour une fille, les parents n’y
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« Une gamine qui a tout compris »
• Safia, 27 ans, mère d’un petit garçon de 5 ans
« Pour moi, un garçon manqué, c’est une petite fille qui fait ce
qu’elle a envie de faire, et qui ne s’interdit rien, même les trucs
de garçon. En gros, c’est une gamine qui a tout compris ! Quand
j’étais petite, c’est comme ça qu’on m’appelait. Je le prenais
assez mal, j’avais un peu peur d’être une extraterrestre. J’ai
même eu une période, vers huit ou dix ans, où j’avais peur que
mes parents ne m’aiment pas, parce que je n’étais pas comme
ils l’auraient espéré. J’ai compris en grandissant que c’était au
contraire une très bonne chose : je sais ce que je veux et je ne
m’encombre pas de l’avis des autres. »
Gisèle George est pédopsychiatre à Paris. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages destinés aux parents, notamment « La confiance
en soi de votre enfant », aux éditions Odile Jacob.
Qu’est ce qui inquiète les parents de « garçons manqués » ?
Il y a trente ans, leur inquiétude était qu’elles ne trouvent pas de mari. Aujourd’hui, l’inquiétude principale des parents est que leurs
enfants s’en sortent professionnellement. Alors, ils se rassurent en se disant que plus tard, ces petites filles sauront se défendre et auront
la force de se battre !
Comment les conseillez-vous ?
Je leur dit que leur fille ne sera jamais un cheval de manège, mais un étalon. Son éducation est peut-être plus délicate mais c’est ce genre
de tempérament qui concourt au prix d’Amérique ! Le vrai problème, ce sont les autres petites filles, qui ne tolèrent pas la différence et
n’acceptent pas qu’ne fille ne joue pas de la même manière qu’elles. Il peut y avoir un problème de jalousie aussi, puisque ces filles sont
très populaires auprès des garçons.
Les mères peuvent-elles être frustrées de ne pas être le modèle de leur petite fille ?
Celles qui confondent « fille » et « poupée » le sont, oui. Pour les autres, ça ne pose en général aucun questionnement.
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