Les sources du théâtre tragique de Kateb Yacine
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Les sources du théâtre tragique de Kateb Yacine
HOMMAGE • Kateb Yacine Les sources du théâtre tragique de Kateb Yacine par Rabah Soukehal Face aux textes katébiens, le lecteur est confronté au mélange du réel et de l'imaginaire, des mythes et des légendes, de l'amour et de la guerre, de l'histoire fictive et de l'histoire réelle. Ainsi, au fur et à mesure de la progression de notre lecture, nous remarquons l'enchevêtrement de plusieurs registres ou discours : l'autobiographie, l'historique, le légendaire (ou mythique) et le poétique. Ces discours constituent les sources du théâtre tragique de Kateb Yacine, et les étudier est à la fois «aménager un accès» au lecteur dans l'œ uvre tragique et percevoir un théâtre à notre avis complexe qu'il n'est pas toujours évident de comprendre, même après plusieurs lectures. Même l'auteur avoue que ses textes sont difficiles à comprendre : «Si j'avais écrit des choses simples, je n'aurais jamais écrit ce qu'il y a de profond en moi».1 Tradition orale, mythes et légendes Ce n'est pas à tort qu'on définit Kateb comme un auteur «populaire». Populaire dans le sens où il est en contact continu avec le peuple et avec sa terre natale. Populaire également parce que sa définition de l'écrivain nous renseigne sur lui-même : Le véritable écrivain est partout; il est là où l'on fait de la politique, là où l'on joue aux cartes, là où l'on marche, là où l'on boit un verre, là où l'on lit un livre. Il est populaire parce qu'il n'a jamais cessé de se nourrir des traditions de son peuple, des mythes et légendes qui se racontent aux quatre coins du pays : Kateb passe son temps, en France, en Algérie, avec l'aide d'amis ou de gens rencontrés dans le peuple, à se remémorer, à recueillir des traditions, 1 Abdoun Mohammed-lsmàil, Kateb Yacine, Alger / Paris, SNED / Fernand Nathan, Coll. «Classiques du monde», 1983. des légendes, et particulièrement celle qui concerne la tribu du Nadhor...2. Kateb éprouve toujours le besoin de se retremper dans le milieu et de se revivifier à ses sources. A partir de là, nous nous rendons compte de l'immense et intéressant travail qu'effectue «l'écrivain public» en voulant préserver une mémoire vive, perturbée, déchirée, mais toujours chère, celle de tout un peuple. Issu, donc d'une tribu très réputée dans tout l'Est algérien (groupe des Kbeltiya), il est né dans une famille de lettrés. Quelqu'un qui, même de loin, aurait pu m’observer au sein du petit monde familial, dans mes premières années d'existence, aurait sans doute prévu que je serais un écrivain, ou tout au moins un passionné de lettres, mais s'il s'était hasardé à prévoir dans quelle langue j'écrirais, il aurait dit sans hésiter : 'en langue arabe, comme son père, comme sa mère, comme ses oncles, comme ses grands-parents'.»3 Kateb parle ainsi de la rencontre avec son père spirituel Cheikh Mohammed Tahar Ben Lounissi dans un café maure à Constantine : Il vient tout droit à ma table et me demande 'Est-ce que tu ne serais pas de telle famille ?' et il me sort immédiatement tout un arbre généalogique. Pas de doute il connaissait tous mes parents et il me dit : 'Naturellement, tu dois écrire, toi, parce que ta famille vient de ces tribus de lettrés, au sein desquelles on improvise la poésie. C'est ce qui montre que la poésie n'est pas une chose qui appartient à tel ou à tel'.4 Kateb s'est vu depuis sa jeunesse en quête d'identité et de «nationalité» algérienne. Dans sa tribu, renforcée depuis toujours par le mariage consanguin, la tradition orale est plus vivante que jamais, et se transmet de père en fils, de génération en génération, depuis le premier ancêtre5. Dès sa tendre enfance, l'auteur nourrit son imagination de mythes et de légendes issus de sa tribu, mais aussi d'autres en provenance de tout le Maghreb. S’il est vrai que «tout l'homme est dans l'enfant»6, une fois adulte, Kateb n'a rien voulu perdre de cette richesse orale. Il en a donc transformé, à l'aide de son imagination fertile, une infime partie et a gardé une grande partie telle qu'elle a été transmise par ses aïeux. L'auteur revient boire à la source, hanté par ce que lui racontaient sa mère, son père et ses grands-parents. «[Son] 2 La tribu de l'auteur, éparpillée dans l'Est algérien : Constantine, Bône, Guelma et Souk-Ahras. On la trouve même à Alger et de l'autre côté de la frontière algéro-tunisienne. 3 Le Polygone étoilé, Paris, Le Seuil, 1966. 4 Lakhdar Amina & Jean Duflot, «Kateb Yacine, les intellectuels, la révolution et le pouvoir», Jeune Afrique n° 234, Paris, 26 mars 1967. 5 Dans sa thèse, Madame Jacqueline Arnaud parle de la différence d'âge entre Kateb et Keblout l'ancêtre. Il existe neuf générations d'écart entre les deux. 6 Lakhdar Amina & Jean Duflot… imagination (… ) remonte le temps et y discerne de lointains souvenirs. Les pages du livre de l'histoire ancienne»7. Il est vital pour l'auteur d'habiter cette partie cachée et précieuse de la mémoire collective, de nouer avec ses racines enfouies dans un temps lointain et trouble. La présence de Keblout et de la Kahina illustrent amplement cette longue quête du passé et de la tradition orale de son pays, et surtout de sa tribu. Examinons les textes tragiques qui renferment des mythes et des légendes de façon à montrer, en s'appuyant sur d'autres textes de l'auteur, le fonctionnement de ces derniers et la forme qu'ils prennent dans un univers purement poétique, et en premier lieu, la figure de l’ancêtre. Pour les gens de la tribu du Nadhor, Keblout l'ancêtre est détenteur de pouvoirs surnaturels. Dieu lui a légué une force incomparable. C'est un homme pur, dur, juste, errant et polygame. Kateb ne laisse pas passer une occasion de suivre l'ancêtre afin de recueillir ses moindres traits de caractères et ses états d'âme. De plus l'auteur décrit le comportement farouche de son ancêtre en l'amplifiant. Ainsi, il devient rebelle (révolutionnaire) dans La Guerre de cent trente ans / 2, juge impitoyable vis-à-vis de ses descendants dans Un Rêve dans un rêve / 2. L'ancêtre dans le théâtre tragique de Kateb prend souvent l'allure d'un animal ou d'un rapace. Et c'est le sang qui constitue le lien qu'on ne peut rompre entre ses descendants et lui : Coryphée : Comme des ailes repliées Les rêves de son engeance L'ont encore attiré vers le fleuve de sang Car il est né dans un charnier Au charnier il retourne En sa méditation lointaine et sans repos8 L'auteur, dans plusieurs journaux et revues, déclare son attirance pour l'oiseau rapace (aigle ou vautour), son admiration pour lui. Dans ses textes, il a voulu associer deux êtres, chers à son monde poétique, qui sont l'ancêtre et l'oiseau de proie. C'est ainsi que Keblout devient le féroce vautour, «l'hiéroglyphe solaire», « l'oiseau purificateur» : Récitant : Ainsi je vois Keblout Sous chaque pierre tombale Toujours dissimulant Ses ailes de vautour Pour un prochain voyage9 7 Jean, Déjeux, «Les Structures de l'imaginaire dans l'œ uvre de Kateb Yacine», Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 13/14, Aix-en-Provence, 1973. 8 L'Oeuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986. Cette dyade rapace-ancêtre peut également provenir d'une légende qui raconte le combat de Keblout avec un aigle pour lui ravir une source qu'il a nommée après la mort de l'oiseau, Aïn-Ghrour (littéralement en français «Source aux illusions». Kateb utilise beaucoup ce nom, surtout dans ses poèmes. (Cf. L'Oeuvre en fragments). Aussi, les Kbeltiya croient fermement que les ancêtres ne meurent jamais, qu'ils sont là en train de guetter chaque mouvement, pour les conseiller ou les punir; cette croyance peut se lire à travers Un Rêve dans un rêve / 2 : Récitant : Ainsi je vois Keblout Sous chaque pierre tombale Toujours dissimulant Ses ailes de vautour Pour un prochain voyage Sa mort n'est pas certaine Donc, l'ancêtre vit au-delà de la mort et son ombre plane toujours sur la tribu et sur sa terre natale. Le fondateur en son maquis (… ) Est-il mort ? Mystère. Mais on ne peut nier qu'il ait vécu. De temps à autre, il agonise.10 Dans La Guerre de cent trente ans / 2, Lakhdar, Hassan, Mustapha et Visage de Prison, tous descendants de Keblout, vont assister, dans un rêve collectif, et en prison, à la rébellion et à la bravoure de leur commun ancêtre. Kateb fait revivre un personnage mythique et les descendants sont transportés dans une sorte de «temps fort, prodigieux et sacré» du mythe même, comme le souligne Mircéa Eliade : «'Vivre' les mythes implique donc une expérience vraiment 'religieuse' puisqu'elle se distingue de l'expérience ordinaire, de la vie quotidienne. La religiosité de cette expérience est due au fait qu'on réactualise des événements fabuleux, exaltants, significatifs, on assiste de nouveau aux œ uvres créatives des Etres Surnaturels; on cesse d'exister dans le monde de tous les jours et on pénètre dans un monde transfiguré, auroral, imprégné de la présence des Etres Surnaturels. Il ne s'agit pas d'une commémoration des événements mythiques, mais de leur réitération. Les personnes du mythe sont rendues présentes, on devient leur contemporain. Cela implique aussi qu'on ne vit plus dans le temps chronologique, mais dans le Temps primordial, le Temps où l'événement a eu lieu pour la première fois.»11 L’ancêtre, «être surnaturel», vit hors du temps et de l'espace. C'est la raison pour laquelle l'auteur s’interroge sur le mystère de sa mort Cet ancêtre 9 Id. Le Polygone étoilé… 11 Mircéa, Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Coll. «Idées», 1963. 10 est présenté comme homme rebelle refusant de manière ferme de payer les impôts que lui demandent les Turcs. Il est aussi un saint homme qui prédit l'avenir, peut lancer des malédictions sur ceux qui l'entourent. Ainsi, il prédira la chute des têtes de ses six fils : Coryphée : L'occasion était bonne Pour plaire au colonel Et trancher les six têtes Chœur : Keblout l'avait prédit 12 Et la naissance de Lakhdar et de Nedjma un siècle plus tard. Dans Un Rêve dans un rêve / 2, Keblout apparaît à ses descendants furieux, voire déchaîné. Kateb associe l'ancêtre au climat; effectivement, c'est lui qui provoque le mauvais temps (colère et fureur) et descend avec la pluie. Visage de Prison : Il pleut. Lakhdar : La pluie, la grande pluie! Mustapha : La grande pluie d'hiver! (… ) Lakhdar : Voici Keblout, le maître de la pluie! L'association de Keblout avec le climat affirme une fois de plus les légendes que la tribu raconte et qui mettent en scène les pouvoirs illimités de l'ancêtre; il est présent partout. Mais l'auteur ne s'arrête pas là dans son délire littéraire, car il fait de Keblout un personnage mythique qui, non seulement se déplace librement dans l'espace et le temps, mais qui peut également transporter dans son monde (l'Au-delà) n'importe quelle autre personne. Il a même le pouvoir de tuer ou de changer le cours du destin de ses descendants (comme Mustapha qu'il a aveuglé dans Les Ancêtres redoublent de férocité): Trois cordes apparaissent comme tombées du ciel. Ils [les descendants] s'y accrochent. Keblout : Montez! Lakhdar : Ciel et terre, je m'envole! Mustapha : Oui, entre terre et ciel nous sommes transportés! L'ancêtre fait figure de pont reliant temps anciens et temps actuels, le monde des vivants et le monde des morts. Dans Les Ancêtres redoublent de férocité, il est aussi question de la dyade Ancêtre-vautour. Quand Lakhdar meurt dans Le Cadavre encerclé, il devient 12 L'Oeuvre en fragments… par la suite, au contact de «l'armada ancestrale », un vautour, «le messager des ancêtres», le rapace «purificateur». Ainsi, comme Lakhdar est descendant direct de Keblout, il revient pour «nettoyer» la tribu, en endossant l'image des ancêtres, c'est-à-dire sous forme de vautour. Le carnassier tue les membres de la tribu afin que le nombre des ancêtres augmente pour «peser d'un poids subtil sur la planète / et lui dicter [leurs] lois». Mais d’autres traces de légendes et de mythes apparaissent dans les textes. Dans La Guerre de cent trente ans / 2, il est question du tapis de Keltoum qui a un pouvoir magique et qui sauvera Keblout et sa jeune épouse. Ce tapis «suprême ressource / fruit du délicat labeur des femmes» 13 peut être rapproché jusqu’à un certain point du tapis des Mille et une nuits. Nous pensons également à la femme sauvage qui vit dans un ravin dans Les Ancêtres redoublent de férocité, qui peut aussi provenir d'une légende algéroise. Comme le souligne Jacqueline Arnaud : «Le nom vient du Ravin de la femme sauvage, près de Kouba, dans la banlieue d'Alger. Selon la légende, une femme, vivant à cet endroit dans une grotte, aurait attiré les hommes pour les faire mourir»14. Dans un pays où les légendes et les mythes ont toujours une place de choix, les superstitions pour leur part sont monnaie courante. L'Algérie est une terre qui a vu défiler plusieurs envahisseurs, plusieurs religions et diverses croyances. Le résultat : des manifestations culturelles et cultuelles variées et hautes en couleurs. L’une d’entre elles est décrite dans la variante du Cadavre encerclé : la «Zerda». C’est une sorte de fête pendant laquelle on égorge des taureaux, des chèvres et des moutons noirs, pour bénéficier de la protection d'un saint. Tout se déroule près d'un mausolée, où se pratique une forme de thérapie occulte. C'est dans ce genre de lieu que Lakhdar est emmené (à Sidi M'cid15) pour qu'on le délivre du mal qui lui a fait perdre la raison : (… ) derrière Si Mabrouk, vieux sorcier nègre, dans un cortège — malades, possédés, femmes stériles — parvenu au tombeau de Sidi M'cid, haut lieu de Constantine. Des rapaces tournoient à l'intention desquels des quartiers de viande saignante sont exposés sur les rochers. Lakhdar doit y subir des exorcismes contre la folie. Tout autour du tombeau batteurs et danseurs nègres, rythmes et danses frénétiques. Et, plus loin : Le Chœur : Sidi M'cid, Sidi M'cid 13 Id. Jacqueline, Arnaud, Recherches sur la littérature maghréhine de langue française. Le cas de Kateb Yacine, Paris, Publisud, 1986. 15 Sidi M'cid, marabout enterré près de Constantine aurait été transformé en homme de couleur, selon la légende, pour avoir mangé pendant le ramadhan. 14 Les cigales répètent Sidi M'cid, Sidi M'cid Les rapaces tournoient Danse, danse Lakhdar Parmi les possédés Et les femmes stériles Sidi M'cid, Sidi M'cid La présence de ce genre de fête dans le théâtre de Kateb est simple à expliquer; depuis sa tendre enfance, l'auteur entend de la bouche même de sa mère les histoires et les légendes sur le marabout Sidi M'cid et sur les rapaces qui hantent le lieu où il a été enterré : (… ) ma mère m'avait nourri de ces superstitions héritées des ancêtres : petite fille, elle avait assisté aux danses sacrées de Sidi M'cid à Constantine : des nuées d'oiseaux de proie viennent manger sur les rochers des quartiers de viande saignante, coqs et taureaux noirs sacrifiés à leur intention, pendant la fête des vautours.16 La légende et le mythe semblent être une source inépuisable pour Kateb, la quête de l'identité, la soif de connaître ses traditions le plongent au sein du peuple avec lequel le contact demeure toujours exaltant. Kateb dit à propos du peuple et de ses richesses inestimables : On ne peut pas connaître un peuple comme un individu, c'est comme l'océan, on s'y perd, mais il faut plonger et toujours plonger, même si on ne rapporte en guise de perle qu'une vieille savate. De pareilles savates valent leur pesant d'or. Il faut plonger au sein du peuple et retrouver ses vieilles savates, car c'est tout ce qu'il a laissé, c'est rien et c'est beaucoup et puisqu'on lit l'avenir dans le sable, on peut bien lire le passé dans une savate!17 L'histoire L'histoire occupe une grande place dans le théâtre tragique de Kateb. Elle est à la fois recherche d'une identité socio-culturelle éparpillée dans le temps et affirmation d'une personnalité que l'envahisseur veut à tout prix étouffer, voire faire disparaître complètement. Dans son théâtre, Kateb parcourt le temps à la recherche des pages du passé : de l'Antiquité à l'après-guerre (1962), en passant par les résistances de l'Emir Abdelkader, de la Kahina et de Keblout. L'auteur dévoile au lecteur la force et le courage du peuple algérien à travers les âges et dénonce les mécanismes des différents envahisseurs qui ont pris l'Algérie pour cible : Vandales, Phéniciens, Romains, Arabes, Turcs et Français pour n’en citer que quelques-uns. 16 L’Oeuvre en Fragments… ., p. 266. Se reporter également à la page 316, où l'auteur fait une description « exacte » de ces manifestations à Sidi M'cid. 17 Lakhdar Amina & Jean Duflot… Dénoncer la (ou les) colonisation(s) c'est dire le mal algérien qui dure et persiste depuis le XIIème siècle avant J.C. Le discours historique que renferme le théâtre katébien concerne d’une part l'histoire collective, le passé de tout un peuple, d’autre part l'histoire immédiate, celle que Kateb a vécue depuis son jeune âge. La passé est omniprésent dans l'œ uvre de Kateb en général, et dans son théâtre tragique en particulier. L'écriture pour Kateb devient une véritable fouille du passé, une recherche minutieuse et passionnante pour les retrouvailles avec «Amazigh» et les aïeux. Dans La Guerre de cent trente ans / 2, Kateb reprend l'histoire de Keblout son ancêtre, qui représente un passé précieux pour la tribu du Nadhor. La présence de l'ancêtre montre bien le souci de se chercher à travers la mémoire collective. Ainsi «le vieillard (… ) figure dans tout le théâtre la présence vivante du passé, du révolu historique», comme le souligne Anne Ubersteld18. Une autre figure très réputée est également présente dans le théâtre de Kateb : la Kahina19. Dans La Femme sauvage / 5, cette femme devenue depuis sa mort un mythe en Algérie, et que l'envahisseur avait surnommée la Kahina (la sorcière), brave les cavaliers arabes de Okba Ibnu Nafa' venus d'Egypte pendant les conquêtes musulmanes. D'autres événements historiques sont mentionnés ici et là, qui font aussi partie de l'histoire de l'Algérie : dans La Guerre de cent trente ans / 2 : il est question de la prise de Constantine en 1837; dans Les Ancêtres redoublent de férocité, toute l'action se déroule pendant le début de la guerre de Libération (entre 1954 et 1956); dans Le Cadavre encerclé, on trouve l’évocation du passé glorieux des Numides et de la présence romaine en Algérie. 18 Anne UbersLeld, Lire le théâtre, Paris, Editions Sociales, 1978 El-Kahina, reine juive-berbère qui fit face à l'envahisseur arabe au VIIIème siècle, n'est pas un personnage fictif issu de légende, comme le pensent certains sceptiques. Elle a bel et bien existé : «De fait, le gouverneur, Hassan ibn en-No'man el Ghassani inaugure de nouvelles méthodes. Il commença par liquider le péril byzantin en enlevant Carthage d'assaut (695 ap. JC ) L'émotion qu'on ressentit à Constantinople ne fut pas moindre que lors du succès de Genséric, et l'empereur Leontios dut amener une flotte qui réussit heureusement à reprendre la ville. Entre temps, Hassan s'était retourné contre les Berbères de l'Aurès. Il avait appris, dit-on, que sur eux régnait une reine puissante surnommée la Kahina, c’est-à-dire la prophétesse. Cette femme, dont le nom est même inconnu (Damya, Dihya?) pratiquait, assure lbn-Khaldoun, le judaïsme, ainsi que les gens de sa tribu (… ) Notons d'ailleurs une fois pour toutes qu'en Berbérie les femmes jouent à maintes reprises un rôle de premier plan, au moins jusqu'à l'époque almohade : il suffit de rappeler l'importance de l'épouse de Yousof Ibn Tachfin, Zaïnab, qui, elle aussi, connaissait la magie, de plusieurs princesses almoravides et de la sœ ur même d’lbn Toumert qui l'assista dans ses derniers moments, avec les plus chers de ses disciples. Nulle pourtant ne s'est élevée aussi haut que la Kahina. A vrai dire, nous ne connaissons d'elle que son nom, son prestige et sa farouche résistance à l'envahisseur, nourrie, semble-t-il, de patriotisme et de foi hébraïques. Un fait paraît certain, c'est que la Kahina refit le bloc berbère, écrasa l'armée arabe sur les bords de la Meskiana (entre Aïn-Beïda et Tebessa) et la rejeta en Tripolitaine». (Charles-André Ju1ien, Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, Payot.) 19 Quant à l’histoire immédiate, c'est celle que l'auteur a vécue, relatée, puis transcrit. C'est ainsi que dans Le Cadavre encerclé, Kateb parle d'une journée meurtrière, celle du 8 mai 1945. Trois villes de l'Est algérien, qui sont Guelma, Kherrata et Sétif, ont été saccagées par les forces coloniales. En ce temps-là, l'auteur venait tout juste d'avoir seize ans, et a participé à une manifestation anticolonialiste : Au moment où j'avais l'âge d'être heureux, je me suis trouvé mêlé à une manifestation populaire. Celle du 8 mai 1945. Un millier de manifestants tués. Ma mère y avait perdu la raison. Moi, je suis allé en prison .20 Cette manifestation est la source d'où jaillit la tragédie Le Cadavre encerclé. L'histoire vécue est racontée avec fureur et amertume. Certes, elle peut prendre une autre dimension dans le monde poétique (imaginaire) de l'auteur; mais dans l'ensemble, les événements du 8 mai 1945 n'ont pas été trahis, puisque l'un des plus éminents historiens du Maghreb, M. CharlesAndré Julien, relate les faits de la manière suivante : «La répression fut 'féroce, impitoyable, en vérité inhumaine par son manque de discernement. A Sétif où la loi martiale fut proclamée, tout Arabe ne portant pas le brassard réglementaire était abattu. Dans la campagne, les Sénégalais et les légionnaires pillèrent, incendièrent, violèrent et tuèrent en toute liberté. Le croiseur Duguay-Trouin bombarda sans aucune utilité les environs de Kerrata. Les avions détruisirent 44 machtas, groupes de maisons pouvant aller de 50 à 1 000 habitants (… ). On fit des expéditions punitives et on fusilla sans jugement des dizaines d'indigènes souvent pris au hasard. Les éléments d'extrême gauche participèrent à la répression au même titre que les 'fascistes'»21. Dans Les Jetons, Kateb parle d'une phase douloureuse pour les Algériens : l'émigration. L'émigration de Lakhdar et de Mustapha vers la France est en réalité un exil. C'était le cas pour bon nombre d'Algériens en cette période de guerre (l'auteur a vécu cette situation). Dans le même texte, Kateb dénonce une pratique du F.L.N. pendant la guerre en France : on obligeait tout Algérien à donner de l'argent pour le fond du F.L.N. Kateb transcrit tout ce qu'il a vécu, c'est ce qui explique la présence d'un discours historique dans son œ uvre théâtrale tragique, qui devient vivante puisqu'elle puisse dans une réalité historique indéniable. L'amour, une quête impossible L'amour occupe une place importante dans l'œ uvre tragique katébienne; il est étrange et destructeur à la fois. Aucun des personnages n'arrive à gagner 20 A. Zerhaoui, «Kateb Yacine redouble de férocité», Témoignage chrétien n° 1223, Paris, 14 décembre 1967. 21 Charles-André, Julien, L'Afrique du Nord en marche, Paris, Payot, 1972. une véritable paix intérieure, ni un succès sentimental. Tout tourbillonne et se perd quand il s'agit d'amour. La cause de ce chaos sentimental, est Nedjma, femme fatale. Qui est Nedjma? L'auteur s'explique : Ma cousine ! Elle a du sang juif dans les veines, vivant dans un milieu francisé, tout en restant profondément algérienne .22 Durant la sanglante répression du 8 mai 1945, Kateb est arrêté, puis emprisonné; il n'a alors que quinze ans. Au sortir de prison, il se voit exclure du collège de Sétif pour sa participation à la manifestation populaire. Prenant peur pour lui, le père l'envoie à Bône, chez des cousins, où il rencontre l'amour de sa vie, sa cousine Nedjma, de dix ans son aînée et mariée de surcroît. C'est un amour impossible qui va apparaître dans tous les écrits de Kateb. Il a du mal à quitter Nedjma, à l'oublier. Mais dans Soliloques, plaquette de poèmes publiée à Bône en 1946, il annonce sa rupture avec cette présence féminine qui le poursuit partout et qui malheureusement est devenue purement onirique, une véritable chimère. La tristesse, la blessure, le désespoir deviennent alors les compagnons du jeune poète errant : Ma vie, à moi Ce fut un peu de sang Dans un verre Que j'ai laissé Se briser sur mon cœur! 23 La destruction de soi, après un tel échec sentimental, est-elle l'ultime solution pour échapper au vertige de la solitude ou est-elle une fuite lâche, en somme une solution de facilité? Nous verrons par la suite, comment cet échec sentimental et cette destruction de soi sont transposés dans le théâtre de Kateb. Autrefois, le jeune poète a voulu Nedjma «déflorée», et par la même occasion a tenté de fuir sa propre personne, mais sans résultats, et son œ uvre en général est assez révélatrice sur ce point. Si Nedjma est perdue dans la réalité, elle ne l'est aucunement dans l'univers littéraire. Kateb fait d'elle un personnage énigmatique et attirant. Dans son théâtre tragique, elle devient une source d'où jaillissent des passions incontrôlées et incontrôlables. Mais le plus étrange, et c'est ce qui fait, à notre avis, la force implacable de ce personnage, c'est qu'elle possède le don de faire mourir ces mêmes passions au fond d'elle. Afin d'échapper à ses griffes, Lakhdar préfère la mort comme unique solution, un point de non-retour en quelque sorte dans Le Cadavre encerclé : Lakhdar : (… ) Mais les rivages de ta chair ne sont que gouffres et brisants. Mortellement blessé je débarque (… ) 24 22 23 A. Zerhaoui, «Kateb Yacine redouble de férocité»… L'Oeuvre en fragments… Déjà un siècle auparavant, Keblout annonçait la venue au monde d'une femme-étoile qui détruirait tous ceux qui l'approcheraient de près ou de loin : Keblout : (… ) Un siècle passera et tu seras Nedjma L'étoile d'un charnier Les hommes qui te verront Briller et disparaître Tu les verras mourir et perdre la raison Comme tu m'as tué, comme tu as perdu ma tête25 Cette sinistre prédiction se révèle juste, puisque Nedjma est au centre de toute action dramatique; c'est d'elle que naissent les troubles, les passions, les disputes, la jalousie et le meurtre : Mustapha (d'un ton encore plus dur) : Nous savons bien cela : même sous les balles, la femme se voit au centre du débat. C'est ainsi que tu perdis Lakhdar. Un jour tu perdras aussi ses amis, si ce n'est déjà fait.26 Nedjma c'est l'amour-épine, ou du sable mouvant qui n'épargne personne, et la suivre c'est devenir son prisonnier, voire son esclave, parce qu'elle est rebelle, incomprise, étrangère, complexe, agressive, émouvante, obscure et surtout farouchement belle : Traîné par la cruelle Entre sa haine et sa beauté Me voici même Epris de ce désert27 A la manière de la Lorelei de la mythologie germanique, Nedjma attire les hommes pour les détruire; d'ailleurs le vautour (présumé Lakhdar) préfère manifestement la mort à l'amour : Le vautour : (… ) Je ne puis dire combien la mort est maternelle en amour28 Après la mort du héros dans Le Cadavre encerclé, c'est au tour de ses deux amis de succomber aux charmes maléfiques de «la cruelle»; Mustapha tue Hassan, sera aveuglé à son tour par le «carnassier jaloux» et sera repris par l'armée ennemie. Les hommes qui connaissent Nedjma ou essayent seulement de l'approcher sont frappés par un destin funeste; et même morte, elle continue à tracer «le cercle des représailles» autour de ses prétendants 24 Le Cercle des représailles… L'Oeuvre en fragments… 26 Le Cercle des représailles… 27 Id. 28 Id. 25 Coryphée (lugubre) : Le vautour! Le vautour! Le vautour et l'amant se disputent la morte! L'amour n'est qu'illusion, chimère dans le théâtre katébien. Les personnages le côtoient de tellement près qu'ils se détruisent, car la passion qui ronge leurs cœ urs n'est que vent dévastateur. Le sentiment d'amour devient «sans prémices», sans espoirs; il est vécu tellement fortement par les personnages qu'il devient absurde, cruel, voire inexistant : Le vautour : Il n'y a plus d'amour, il n'y a plus personne, il n'y a que moi29 Pour l'auteur, c'est une quête impossible. Son expérience personnelle a-telle orienté cette vision? Il écrit cependant : Ne peux être amoureux Que celui qui se fait La plus haute idée de l'amour30 Dans le théâtre tragique de Kateb, l'amour demeure «sans remèdes», incontournable et dangereux, parce qu'il prend dans la majorité des cas des dimensions catastrophiques. Finalement, les personnages katébiens deviennent errants dans un monde obscur, à la recherche d'un sentiment dont l'unique bourgeonnement est porteur de mort, de folie et d'exil intérieur. L'autobiographie Plusieurs éléments autobiographiques existent dans le théâtre tragique de Kateb Dans un monde poétique (imaginaire), tout s'entremêle; souvenirs et expériences sont relatés, parfois déformés, selon les exigences de l'écriture, mais dans l'ensemble ils sont intacts, ce qui donne aux textes une grande force L’enfance demeure pour lui la patrie de l'innocence et du souvenir; il déclare à un journaliste : L'Homme est un enfant. La plus grande époque de ma vie, je crois que c'est quand j'étais gosse. Tout l'homme est dans l'enfant.31 La présence du vautour dans le théâtre de Kateb n'est pas fortuite; c'est un souvenir d'enfance extraordinaire qui est resté vivace dans le cœ ur de l'auteur. Dans «Sculpteur de squelettes», texte publié dans Le Nouvel Observateur en 1967, Kateb raconte fidèlement l'histoire du rapace qui a été offert à son père par un paysan. Le texte nous montre l'impact qu'a eu l'oiseau de proie sur Kateb alors très jeune : 29 Id. Id. 31 Lakhdar Amina & Jean Duflot… 30 Un chasseur, paysan de Kabylie, avait offert à mon père un jeune oiseau de proie arraché à sa mère. Je me souviens toujours du paysan entrouvrant son burnous au tourbillon vivant qui se jeta furieusement contre les barreaux de la cage, toutes plumes dehors, avec une force et une colère que rien ne semblait pouvoir apaiser. Ma mère lui jeta des morceaux de viande crue qu'il ne vit même pas, et il mourut sans y toucher, au paroxysme de la révolte, après des heures de convulsions et de sursauts désespérés pour retrouver sa liberté. Ce combat mortel contre les barreaux me toucha [...] Et le temps fit son œuvre, le jeune vautour de Kabylie se transformait à mon insu en personnage de tragédie, la vision de l'enfance avait ressuscité, plus féroce que jamais. Ce souvenir toujours vivace donnera naissance au vautour. Mais Kateb va créer à partir de l'oiseau de proie déchaîné la dyade ancêtre-rapace; Keblout aura des ailes et sera farouche dans le combat pour la liberté. Quand, à l'âge de seize ans, Kateb est arrêté, la police lui fait croire qu'il va être exécuté comme tous les éléments perturbateurs qui sont à l'origine des manifestations. Connaissant l'attirance qu'ont Kateb et sa mère l'un envers l'autre, et l'amour infini qui les unit, le premier choc que subit la mère est plus que prévisible. Le second provient de la ville de Guelma où des légionnaires français — formés en groupe punitif pour réprimer le soulèvement populaire du 8 mai 1945 — ont sauvagement assassiné ses deux cousins mariés (le mari exécuté et la jeune épouse enceinte éventrée). C'est cette dernière nouvelle, semble-t-il, qui fait basculer la mère du poète dans le monde des ténèbres d'où elle ne reviendra jamais et ceci jusqu'à sa mort. La perte de la raison en est la conséquence, et Kateb ne se remettra jamais de cette rupture du lien ombilical et de la folie de l'être autour duquel s'est formé tout son univers d'enfant : En souvenir de celle qui me donna le jour La rose noire de l'hôpital Où Franz Fanon reçut son étoile En plein front Pour lui et pour ma mère La rose noire de l'hôpital La rose qui descendit de son rosier Et prit la fuite32 Kateb fera vivre sa mère dans Le Cadavre encerclé sous les traits de la mère folle de Mustapha. Ici entre en jeu la mère de Mustapha, à la recherche de son fils parti pour l'exil. Elle tâtonne devant l'arbre sans voir Lakhdar. Elle porte la tunique bleue des hôpitaux psychiatriques. Ses cheveux à peine blanchis sont dressés sur sa tête. Son regard fulgurant ne s'arrête à rien, et sa silhouette cassée ni ses gestes de douleur n'ont plus rien de féminin. La Mère (s'accroupissant devant l'oranger qui soutient Lakhdar) : 32 Kateb Yacine, La Rose de Blida, Les Lettres françaises, n•964, 7-13 février 1963. Sur le banc du grand hôpital Je suis la folle-évadée Veuve en sursis, et mère en quarantaine Toujours dans Le Cadavre encerclé, comme nous l'avons déjà dit, l'auteur évoque une étape douloureuse de sa vie : le jour du 8 mai 1945. Particulièrement douloureuse est la période de l'emprisonnement avec les tortures et la fausse exécution à l'aube qu’il a vécue33 et qu'il fera vivre à son héros Lakhdar : Hassan : Ils ne te fusillent pas. Simple comédie pour te faire parler. Lakhdar : Ils m'ont dit que ce serait pour demain à la première heure. Ils semblaient attendre une réponse34. La majorité des éléments autobiographiques évoqués par Kateb proviennent de la lointaine enfance. L'auteur semble revivre intensément son enfance une fois devenu adulte; il n'est pas partisan de l'oubli. Car les souvenirs ravivés sont la preuve de «la permanence, dans l'âme humaine, d'un noyau d'enfance, une enfance immobile mais toujours vivante, hors de l'histoire, cachée aux autres, déguisée en histoire quand elle est racontée, mais qui n'a d'être réel que dans ses instants d'illumination, autant dire dans les instants de son existence poétique», comme le dit si bien Gaston Bachelard35 Théâtre révolutionnaire Très connu pour ses prises de position, Jean-Paul Sartre écrivait en 1948, à propos de la littérature et de l'engagement : «Pour sauver la littérature, il faut prendre position dans notre littérature parce que la littérature est par essence prise de position.»36 Aussi loin que nous remontons dans le temps, jusqu'à Sophocle, nous découvrons les prises de position du poète ou de l'écrivain en général. Ce dernier possède une arme efficace (l'écriture) pour dénoncer, améliorer et défendre; il a des obligations vis-à-vis des autres pour les éveiller et les inciter à prendre position à leur tour. La situation coloniale de l'Algérie, la prison et la situation des autres pays colonisés en général, ont joué un grand rôle dans l'engagement de Kateb. Pour lui, «l'œuvre littéraire doit répondre à certains objectifs bien précis. C'est-à-dire servir une cause, pour défendre 33 «Kateb, qui a participé à une manifestation, est jeté en prison. Il a tout juste quinze ans. On lui fait le coup de la simulation ('Tu seras fusillé à l'aube') pour le faire parler.» (Yvette, Romi, « Le Maghrébin errant », Le Nouvel Observateur, Paris, 18-25 janvier 1967.) 34 Le Cercle des représailles… 35 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, Coll. «Quadrige», 1986. 36 Jean-Paul, Sartre, Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948. un idéal»37. L'écrivain doit donc se battre pour le bien-être des autres et pour défendre la liberté. Sur l'écrivain, sur sa liberté d'expression et sur son devoir vis-à-vis des autres, Kateb dit sans détour : Etre libre n'autorise pas, pour autant, l'écrivain à fuir les véritables problèmes. Bien au contraire! Il doit les affronter, en faire une critique (… ) Etre libre ce n'est pas rester derrière un paravent, c'est être continuellement en mouvement : libre et engagé voilà pour moi, l'écrivain révolutionnaire.38 Le théâtre de Kateb est un théâtre de combat, qui dérange et le(s) pouvoir(s); il est action pure parce qu'il bouge et fait bouger les autres. Quand, dans Le Cadavre encerclé, Lakhdar «[ressent] mieux l'oppression universelle [parce que] le moindre mot pèse plus qu'une larme», c'est Kateb qui affiche ses préoccupations en tant qu'écrivain. Quand Kateb s'explique sur son théâtre, il dit : Notre théâtre est un théâtre de combat, dans la lutte des classes, on ne choisit pas son arme. Le théâtre est la nôtre. Il ne peut pas être discours, nous vivons devant le peuple ce qu'il a vécu, nous brassons mille expériences en une seule, nous poussons plus loin et c'est tout. Nous sommes des apprentis de la vie. Nous attaquons, nous nous défendons, c'est une forme d'action qui s'impose, une forme d'action politique, dans la ligne de la révolution, nous rencontrons des obstacles, un écrivain qui veut combattre doit connaître des ennemis (… ) mais ce que nous faisons est vital : nous créons le débat idéologique sans lequel toute révolution n'est qu'un exercice militaire.39 L'écrivain ne peut délaisser l'Autre, ne doit pas ignorer ses problèmes; en ce sens il est universel, parce que «l'homme universel ne saurait penser autre chose que les valeurs universelles, il est affirmation pure et abstraite des droits imprescriptibles de l'homme»40. Le théâtre katébien défend l'Homme sans distinction de race ni de religion. Le poète-dramaturge se sent investi d'une haute et noble mission : faire sien tout combat juste livré dans n'importe quel coin de la terre. Mais pour mener à bien une telle entreprise, il faut qu'il dise les vérités sans détour aucun; et pour cela il emploie un langage incisif et dérangeant. Ce qui lui vaut d'interminables ennuis avec les instances dirigeantes en place. Mais le théâtre véritable pour Kateb demeure un risque avant tout; un combat ouvert et impitoyable. Théâtre poétique 37 A. Zerhaoui, «Kateb Yacine redouble de férocité»… Id. 39 Colette Godard, «Le théâtre algérien de Kateb Yacine», Le Monde, n° 9528, 11 septembre 1975. 40 Jean-Paul, Sartre, Qu'est-ce que la littérature?… 38 Kateb est avant tout un poète : Je suis poète. Il s'agit d'une inclination irréductible et naturelle à la poésie, qui m'a possédé depuis que j’étais très jeune. J'admets qu'il y. ait des gens qui ne placent pas la poésie au centre de leurs préoccupations en matière littéraire, mais pour moi la question ne se pose pas : tout a commencé par la poésie.41 Il est venu de la poésie vers le théâtre et le roman. Pour lui, elle est le centre de toutes choses, le centre de l'univers de chaque être humain, et c'est pour cette raison qu'il la juge «vraiment essentielle dans l’expression de l'homme»42. Toute l'œ uvre de Kateb est entièrement issue d'un univers profondément poétique. Pour passer du théâtre au roman ou de ce dernier au poème, il n'est nul besoin de transition, celle dont on a souvent besoin quand il s'agit de passer d'un genre littéraire à un autre. Donc, le théâtre katébien est avant tout poétique, c'est ainsi que le premier jet théâtral, Le Cadavre encerclé, a été conçu poétiquement avant sa mise en forme théâtrale. Et c'est après, avec la tragédie grecque (Sophocle, Eschyle et Euripide), que Kateb découvre qu'un théâtre poétique existait depuis des siècles : Avant d'écrire Le Cadavre encerclé je ne connaissais pas la tragédie antique : en fait, j'ai eu des études très incomplètes, je n'avais pour ainsi dire pas lu. C'est cela qui est étonnant. J'ai découvert L'Orestie, quand on la jouait à Paris, et j'ai voulu la lire. Ce fut un choc formidable, parce que, jusqu'alors, Le Cadavre encerclé était écrit dans une forme poétique; dans mon esprit ce n'était pas encore théâtral, en scène, en acte, etc. Il y avait un chant poétique. Je savais bien que cela correspondait à une structure, mais j'ignorais laquelle43. Dans son théâtre, Kateb fait monologuer et dialoguer ses personnages poétiquement, en vers ou en prose; ils expriment ce qu'il y a de plus profond en eux et le tragique devient de plus en plus intense. Quand Nedjma et Lakhdar se rencontrent, la poésie devient leur moyen d'expression indispensable pour dire le mal qui les ronge : Lakhdar : Jamais on ne le perd L'amant qu'un souffle nouveau Vient inhumer hors de saison. Labouré loin de mes sillons. J'offre à ton joug la solitude Et mon absence va fleurir ton abandon. Nedjma : Dans mes propres flancs Tu m'as semée sans retour 41 Kateb Yacine, «Pourquoi j'ai écrit 'Le Cadavre encerclé'», France Observateur, n° 452, Paris, 31 décembre 1958. 42 Id. 43 Id. Et voilà que tu te dissipes Nuage crevé dont l'eau m'était promise44 C'est ainsi que l'image visuelle sur scène devient «un terrain d'envol» pour l'image poétique : Le vautour : (… ) Jeunes filles, jeunes filles, vous les émerveillées Pour vous j'offre moi-même à déflorer ma mémoire Pour vous les vierges esseulées par la guerre et l'exil Afin que la légende en vos sourires incrédules Puise le sel qui donne un goût de force à la plaie Je veux vous approcher sous le regard blessant de La Recluse En plein vent! Oui me voici, je descends Ironiquement vulnérable Sa pensée la plus frêle en moi de toutes parts s'est infiltrée Fleur et racine, et je m'éveille avec elle, blottis, couple tenace Chacun passant ses nuits dans les rêves de l'autre45 Dans ces moments d'intensité dramatique, la poésie devient naturelle, comme l'explique T. S Eliot : «Je voulais que le public ne soit conscient de la poésie qu'aux moments intenses et je voulais qu'il sentît, à ces momentslà, qu'il n'écoutait pas des vers poétiques écrits par T. S Eliot, mais que la situation dramatique avait atteint un tel degré d'intensité qu'il était naturel que les personnages s'exprimassent poétiquement.»46 Dans le théâtre de Kateb, la poésie côtoie de près la guerre et l'amour, ce qui tend à la rendre obscure et abstraite, car le travail du poète — en voulant aller jusqu'aux tréfonds — est un risque, le risque de se perdre au fond de soi à la recherche de débris de vérité. C'est le voyage vers l'obnubilation du langage (qui, au début, rappelons-le, a pour but de paraître le plus clair possible). Et c'est ce que Edouard Glissant tente d'expliquer en parlant du langage utilisé dans les tragédies katébiennes : «Le langage de cette œ uvre [celle de Kateb] est poétique, c'est-à-dire qu'il n'hésite pas à exprimer obscurément ce qui de l'homme est obscur, mais qu'aussi il éclate en traits précis, car il est des vérités qu'il faut dire sans détour. Un tel langage, tour à tour brillant et sombre comme la nuit d'été, rapide et efficace confine un bon outil dans la main; un tel langage convient bien à l'entreprise : il n'en sacrifie pas la grandeur à la portée, ni inversement.»47 44 Id. Le cercle des représailles… 46 T. S Eliot, Les buts du drame poétique, Paris, Le Seuil, 1951. 47 Edouard Glissant, Préface au Cercle des représailles… 45 A partir de là, «le poète [devient] à sa façon rifle torpille humaine»48 qui n'hésite pas à attaquer et parfois à se détruire, l'abstraction et l'obscurcissement de son langage sont bel et bien une façon de se détruire, parce que la poésie est avant tout destinée à autrui, et si elle ne sort pas de sa chrysalide, il y a risque d'implosion qui entraîne forcément la mort symbolique du poète. Mais, en matière de théâtre, Kateb a donné à sa poésie un élan nouveau, «un pouvoir libérateur, un pouvoir de combat très important»49 qui remonte à la nuit des temps. Le poète n'est plus esseulé ou isolé au sein de là masse, mais fait corps avec cette dernière. C'est la poésie qui donne une autre dimension au théâtre katébien, qui devient plus vivant et plus significatif qu'un théâtre dont le langage est “plat”, sans images ni symboles. Une complémentarité naît entre théâtre et poésie chez Kateb, et l'un sans l'autre ne peut atteindre le degré de limpidité et de vérité recherchées : Dans le théâtre, le verbe poétique trouve son public et il le matérialise. L'acte poétique devient réellement palpable, quelque chose d'humain; on voit un public, des gens qui écoutent quelque chose. Ce n'est plus l'abstraction désespérante d'une poésie repliée sur elle-même, réduite à l'impuissance, mais tout à fait le contraire (… ). J'ai en tous les cas confiance dans le pouvoir explosif de la poésie, autant que dans les moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé, bien manié. Et je crois qu'on ne peut négliger aucun des deux aspects de cette lutte.50 Rabah Soukehal, né à Annaba, vit actuellement à Strasbourg. Il est Docteur en Littérature, essayiste et poète. Il a publié notamment L’écrivain de langue française et les pouvoirs en Algérie (L’Harmattan, 1999). Ce texte est extrait d’un essai inédit : Le théâtre tragique de Kateb Yacine, sources et analyse. • 48 Pierre, Emmanuel, «La Poésie et la guerre», Jeune Afrique, n° 181, Paris, 22 juin 1964, (entretien avec Kateb Yacine). 49 Kateb Yacine, «Pourquoi j'ai écrit 'Le Cadavre encerclé' »… 50 Id.