Visite à Yilmaz Güney en prison

Transcription

Visite à Yilmaz Güney en prison
Visite
à
Yilmaz
Güney
en
prison
Par
Elia
Kazan
Texte
publié
dans
Positif,
la
revue
de
cinéma,
février
1980
sous
le
titre
«
Visite
à
Yilmaz
Günez
ou
vue
d’une
prison
turque
».
Il
y
a
quatre
ans,
on
m’a
montré
à
Paris
le
film
d’un
jeune
cinéaste
turc,
Yilmaz
Güney,
intitulé
Umut,
ce
qui
veut
dire
espoir
en
turc,
film
qui
m’avait
beaucoup
plu.
J’appris
que
son
metteur
en
scène
et
principal
acteur
était
en
prison
pour
la
seconde
fois.
Sa
première
incarcération
avait
été
due
à
une
nouvelle
écrite
à
l’age
de
vingt
ans
et
que
le
gouvernement
turc
avait
alors
tenue
pour
de
la
propagande
communiste,
la
seconde
faisait
suite
à
une
inculpation
pour
motifs
politiques
:
Güney
avait
hébergé
des
agitateurs
anti‐
gouvernementaux.
On
parlait
alors
d’une
amnistie
générale
pour
les
prisonniers
politiques
et,
pour
hâter
celle
de
Yilmaz
Güney,
j’écrivis
un
texte
sur
Umut
pour
Milliyet,
journal
d’lstanbul
[1].
Je
disais
que
c’était
un
film
rare
et
poétique,
totalement
authentique
et
non
une
imitation
de
Hollywood
ou
d’un
quelconque
maître
européen,
qu’il
était
né
d’un
contexte
rural
et
qu’il
représentait
le
genre
d’effort
que
les
organismes
culturels
du
gouvernement
devraient
encourager.
J’ajoutais
en
conclusion
que
je
n’avais
pu
oublier
les
héros
du
récit
de
Güney.
II
semblait
que
l’espoir
fut
pour
eux
un
sentiment
grotesque
et
risible.
Après
avoir
vu
ce
film,
j’avais
passé
une
journée
d’anxiété.
Qu’allait‐il
arriver
a
ces
gens
?
Voilà
ce
que
j’avais
écrit.
Dans
sa
prison
turque,
Yilmaz
lut
mon
texte
et
cette
dernière
phrase,
a‐t‐il
déclaré
depuis
a
ses
amis,
lui
donna
l’idée
de
son
film
suivant.
Une
fois
libéré,
plein
de
la
passion
qu’il
éprouvait
pour
son
nouveau
projet,
il
écrivit
rapidement
le
scénario,
rassembla
ses
techniciens
et
ses
acteurs
et
commença
à
tourner
sur
la
côte
méridionale
de
la
Turquie,
dans
une
station
nommée
Yamurtaluk.
Cela
ne
dura
pas
longtemps.
Quelques
jours
après
le
début
du
tournage,
il
était
à
nouveau
en
prison.
On
me
rapporta
qu’il
avait
tué
un
homme,
un
juge.
Je
suis
retourné
en
Turquie,
il
y
a
quelques
semaines,
invité
cette
fois
par
le
premier
ministre,
M.
Bulent
Ecevit,
que
j’avais
rencontré
a
New
York.
II
m’avait
alors
demandé
ce
qui
m’intéressait
en
Turquie.
«
J’écris
un
roman,
lui
avais‐je
répondu,
et
j’espère
que
ce
que
je
vais
écrire
ou,
plus
tard,
filmer,
pourra
rapprocher
un
peu
la
Turquie
et
la
Grèce.
Voila
mon
ambition.
‐
C’est
également
la
mienne
»,
dit‐il.
Et
il
me
montra
non
sans
fierté
un
joli
coffret
à
cigarettes
posé
sur
sa
table.
La
signature
de
M.
Caramanlis,
premier
ministre
de
Grèce,
y
était
gravée.
Sur
une
proposition
de
M.
Ecevit,
ils
s’étaient
rencontrés
dans
une
station
suisse,
avaient
parlé
et
avaient
lié
amitié.
Ce
que
M.
Ecevit
souhaite
personnellement,
c’est
libéraliser
la
vie
turque,
et
c’est
de
cela
que
j’ai
bénéficié.
II
me
fournit
une
voiture
avec
un
chauffeur
qui
avait
pour
consigne
de
m’emmener
partout
ou
je
le
désirerais,
avec
un
professeur
d’histoire,
Mete
Tunchay,
prêt
à
répondre
a
mes
questions,
et
une
cinéaste,
Canan
Gerede,
qui
me
servirait
d’intermédiaire
avec
les
paysannes
à
qui
je
pourrais
vouloir
parler.
M.
Ecevit
insista
aussi
pour
me
donner
un
garde
du
corps
;
il
y
avait
déjà
eu
cinq
cent
cinquante
assassinats
perpétrés
par
des
terroristes
dans
le
pays
cette
année‐la.
Nous
parcourûmes
quatre
mille
kilomètres
dans
la
Turquie
occidentale.
Notre
dernière
étape
était
Istanbul
ou
des
amis
me
pressèrent
de
rendre
visite
en
prison
à
Yilmaz
Güney.
Cela
compterait
beaucoup
pour
lui,
me
dirent‐ils,
d’autant
plus
quo
j’avais
assez
aimé
ce
qu’il
faisait
pour
intercéder
publiquement
pour
lui.
Je
fus
heureux
d’y
aller,
non
seulement
parce
que
je
désirais
le
rencontrer,
mais
aussi
à
cause
de
Midnight
Express,
film
que
j’avais
vu
avant
mon
départ
de
New
York.
J’étais
d’accord
avec
Michel
Ciment,
le
critique
de
cinéma
français,
pour
dire
que
si
le
film
est
techniquement
bien
fait
et
restitue
de
manière
vivante
l’atmosphère
des
rues
d’lstanbul,
il
est
aussi
essentiellement
raciste.
On
a
toujours
bien
aimé
au
cinéma
les
1
méchants
irrécupérables
et
le
sadisme
est
devenu
un
article
de
distraction.
Midnight
Express
présentait
une
image
du
Turc
assoiffé
de
sang
qui
ne
m’était
que
trop
familière.
Ma
famille
est
grecque
d’Anatolie,
peuple
soumis
aux
Turcs
depuis
la
chute
de
Constantinople
en
1542.
Même
dans
les
périodes
les
plus
favorables,
ils
ont
toujours
été
à
la
merci
des
Turcs
et
ils
ont
survécu,
c’est
inévitable,
grâce
à
leur
intelligence
et
a
leur
ruse,
qui
étaient
célèbres.
Lorsque
mon
oncle
emmena
toute
ma
famille
en
Amérique
en
1913
(j’avais
quatre
ans),
ce
fut
une
libération
aussi
bien
psychologique
que
physique.
Un
de
mes
premiers
souvenirs
:
j’ai
six
ans,
je
suis
dans
le
lit
tiède
et
odorant
de
ma
grand‐mère
(ail
et
girofle)
et
elle
me
raconte
des
histoires
en
turc.
Ce
sont
des
histoires
passionnantes
et
je
combats
le
sommeil.
Elle
ne
connaissait
pas
un
mot
de
grec
et
lisait
même
la
Bible
en
turc.
C’est
à
elle
que
me
confiaient
mes
parents
lorsque
le
travail
de
mon
père
le
conduisait
hors
de
la
ville
et
qu’il
emmenait
ma
mère.
La
vieille
femme
me
gavait
de
sucreries
et
de
belles
histoires
‐
ce
que
je
sais
encore
de
la
langue
turque
me
vient
de
ce
temps‐la.
Certaines
histoires
étaient
drôles
;
elles
racontaient
les
tours
que
les
Grecs
soumis
avaient
joues
aux
Turcs,
et
comme
il
fallait
que
ces
«
giavours
»
(infidèles)
soient
ruses
pour
survivre.
D’autres
étaient
terrifiantes,
rapportant
les
épisodes
d’un
massacre
auquel
elle
avait
assisté.
Je
me
rappelle
mon
premier
voyage
en
Turquie,
une
fois
adulte.
J’avais
près
de
cinquante
ans,
une
certaine
réputation,
etc.,
mais
ma
mère
me
supplia
de
ne
pas
y
aller.
«
Ces
gens‐la
vont
te
tuer
»,
me
dit‐elle.
Et,
comme
je
me
moquais
de
ses
mises
en
garde,
elle
ajouta
:
«
Tu
ne
les
connais
pas.
»
Entre
ma
grand‐mère
et
ma
mère,
l’enfant
que
j’étais
avait
été
élevé
à
redouter
le
Terrible
Turc.
Ces
femmes
auraient
vu
dans
Midnight
Express
un
documentaire
et
non
une
fiction.
Bien
que
j’aie
soutenu
avec
la
plus
totale
conviction
que
Midnight
Express
était
non
seulement
raciste,
mais
aussi
anti‐humain,
quelque
chose
au
fond
de
moi
demandait
à
être
rassuré.
Je
me
disais
que
j’avais
peut‐
être
perdu
le
contact
avec
la
vie
quotidienne
en
Turquie
;
que
les
gens
qui
ont
leur
nom
dans
les
journaux
n’ont
le
droit
de
voir
que
le
bon
côté
de
toutes
choses.
C’était
surtout
pour
cette
raison
que
j’étais
impatient
de
visiter
la
prison
de
Toptashi.
Je
pris
la
précaution
de
ne
pas
annoncer
ma
visite
à
l’avance
pour
qu’on
ne
puisse
pas
me
préparer
la
tournée
pour
hôtes
de
marque.
J’allais
simplement
me
présenter
à
la
porte
de
la
prison
de
bonne
heure
le
samedi
matin,
premier
jour
de
Bayram,
grande
fête
nationale
à
l’occasion
de
laquelle
les
épouses
et
les
enfants
des
prisonniers
ont
le
droit
de
leur
rendre
visite.
Nous
partîmes
donc
de
l’hôtel
à
huit
heures
du
matin,
le
Professeur
Tunchay,
Mme
Gerede,
Salih,
mon
garde
du
corps
(le
mieux
vêtu
de
nous
tous),
et
moi.
Nous
franchîmes
le
grand
pont
sur
le
Bosphore
pour
gagner
le
faubourg
de
Uskudar.
Comme
nous
approchions
de
la
prison,
nous
retrouvions
sur
les
murs
les
mêmes
inscriptions
que
nous
avions
vues
tout
au
long
de
notre
voyage.
La
plus
simple
disait
:
«
Ni
la
Russie,
ni
l’Amérique
!
»,
une
autre
:
«
Pour
la
Turquie
:
la
liberté
ou
la
mort.
»
II
y
avait
aussi
les
slogans
des
anarchistes
:
«
Vive
le
terrorisme
révolutionnaire
du
prolétariat.
»
Ce
qu’on
voit
d’abord,
en
arrivant
à
Toptashi,
c’est
un
long
mur
de
béton
jaunâtre
de
six
ou
sept
mètres
de
haut,
flanque
aux
coins
de
tours
irrégulières
et
assez
informes.
De
l’autre
côté
de
la
rue
pavée
s’élève
une
mosquée.
Je
m’attendais
à
voir
toute
une
foule
autour
de
la
prison,
des
familles
entières
qui
attendraient,
mais
la
visite
commençait
une
heure
plus
tard
et
une
seule
femme
était
là,
debout
au
pied
du
long
escalier
métallique
qui
menait
au
parloir
ou
les
prisonniers
rencontrent
leur
famille.
Nous
frappâmes
à
la
porte
du
parloir
sans
obtenir
de
réponse
et
nous
nous
dirigeâmes
donc
vers
un
des
angles
de
la
prison
ou
nous
trouvâmes
le
bureau
du
chef
de
la
gendarmerie
qui
gardait
l’extérieur
du
bâtiment.
A
ma
grande
surprise,
on
nous
fit
entrer
immédiatement
et
on
nous
offrit
des
sièges
‐
le
chef
n’était
pas
là,
pour
lui
aussi
c’était
un
jour
férié.
Dès
que
nous
fumes
assis,
un
jeune
soldat
avec
la
boule
à
zéro,
en
uniforme
kaki,
nous
offrit
de
l’eau
de
cologne.
C’est
le
geste
typique
de
l’hospitalité
turque.
L’hôte
fait
une
coupe
de
ses
mains
où
l’on
verse
le
liquide
parfumé.
Il
les
frotte
l’une
contre
l’autre
puis
les
passe
sur
son
visage
et
son
cou.
Quelques
minutes
2
plus
tard,
un
autre
soldat
costaud
nous
apporta
du
thé
dans
des
verres
en
forme
de
tulipe
posés
sur
de
petites
soucoupes
avec
quatre
morceaux
de
sucre
sur
chacune.
On
offre
d’emblée
du
thé
à
tous
les
visiteurs
en
Turquie
;
on
le
boit
très
fort
et
très
sucré.
Puis
nous
nous
trouvâmes
seuls
dans
le
bureau
du
commandant
de
gendarmerie
et
j’eus
l’occasion
de
poser
quelques
questions.
On
me
dit
que
ces
jeunes
soldats
ne
gardaient
que
l’extérieur
de
ce
long
mur
jaunâtre
et
qu’ils
ne
rencontraient
pas
les
prisonniers.
Ils
sont
tous
jeunes,
viennent
d’une
autre
région
‐
en
Turquie,
plus
on
va
vers
l’est,
plus
les
gens
sont
conservateurs
et
religieux
‐
et
ils
n’ont
pas
de
sympathie
particulière
pour
les
détenus.
Ce
sont
de
jeunes
campagnards,
âmes
simples
mais
bons
coeurs,
éprouvant
le
plus
grand
respect
pour
la
vieillesse.
On
enseigne
en
Turquie,
aux
filles
et
aux
garçons,
à
respecter
leur
père
et
à
vénérer
leurs
grands‐pères.
Le
jour
de
Bayram,
ils
baisent
les
mains
de
leurs
âmes
et
inclinent
leur
front
pour
les
toucher.
Quand
un
homme
âgé
entre
dans
une
pièce,
ils
se
précipitent
pour
lui
offrir
un
siège,
du
thé
et
de
l’eau
de
cologne.
La
vieillesse
a
ses
privilèges
dans
ce
pays.
Ces
«
gamins
»
avaient
des
instruments
de
mort
rapide.
Leurs
armes
automatiques
semblaient
avoir
été
fabriquées
aux
États‐Unis.
On
me
répondit
que
non,
elles
avaient
été
fabriquées
en
Turquie
mais,
en
effet,
d’après
un
modèle
américain.
Rien
de
tel
que
d’avoir
un
garde
du
corps
pendant
vingt‐quatre
heures
sur
vingt‐quatre
pour
comprendre
avec
quelle
facilite
on
peut
perdre
la
vie.
Avez‐vous
déjà
entendu
un
coup
de
pistolet
dans
une
grande
ville
?
Il
retentit
a
peine,
et
il
peut
tuer
sans
faire
plus
de
bruit
qu’une
amorce.
Et
dans
une
ville
comme
Istanbul
ou
Izmir,
l’agresseur
peut
disparaître
dans
la
foule
en
quelques
secondes.
Salih
Tekin,
mon
garde
du
corps,
n’appréciait
pas
ma
façon
d’aller
en
roue
libre.
Pendant
tout
le
voyage,
il
s’était
tenu
au
même
endroit,
a
un
ou
deux
mètres
derrière
moi.
Il
franchissait
toujours
une
porte
avant
de
m’autoriser
à
le
suivre.
Le
soir,
quand
nous
arrivions
dans
un
hôtel,
il
inspectait
soigneusement
la
chambre
qui
m’était
destinée,
entrait
avant
moi,
ouvrait
les
placards
et
les
tiroirs
du
bureau,
retournait
le
matelas,
regardait
sous
le
lit
st
sur
le
dessus
du
réservoir
de
chasse
d’eau.
Les
vases
de
fleurs,
me
dit‐il,
sont
l’endroit
idéal
pour
placer
un
explosif.
II
ne
m’autorisait
pas
à
pénétrer
dans
la
chambre
avant
qu’il
ait
terminé
son
inspection.
Il
prenait
alors
contact
avec
la
police
locale
pour
qu’on
poste
deux
hommes
à
ma
porte
pendant
toute
la
nuit.
Et
malgré
cela,
je
ne
devais
jamais
ouvrir
ma
porte
avant
d’avoir
reconnu
sa
voix.
Si
l’intention
des
terroristes
était
de
montrer
que
ce
gouvernement
ne
pouvait
pas
gouverner,
quelle
meilleure
occasion
de
le
montrer
que
de
tuer
l’hôte
du
premier
ministre
?
Mme
Gerede,
la
cinéaste,
est
une
nature
impatiente
et
énergique
;
après
que
nous
eûmes
pris
le
thé,
elle
s’installa
derrière
le
bureau
du
commandant
absent,
prit
son
téléphone
‐
je
me
dis
qu’elle
avait
déjà
dû
venir
ici
‐,
composa
un
numéro,
celui
de
la
prison
elle‐même,
et
demanda
Yilmaz
Güney.
On
lui
répondit
apparemment
qu’il
n’était
pas
à
portée
du
téléphone
pour
le
moment.
Elle
laissa
un
message
disant
que
j’étais
arrivé
pour
lui
rendre
visite
‐
pour
autant
que
je
sache,
c’était
la
première
fois
qu’on
mentionnait
mon
nom
ce
matin‐la.
Pouvait‐on
le
faire
venir
près
du
téléphone
?
Elle
rappellerait
dans
dix
minutes.
Quand
elle
le
fit,
c’est
à
lui‐même
qu’elle
s’adressa.
Elle
raccrocha
et
nous
dit
:
«
Venez
!
Yilmaz
va
nous
faire
entrer.
»
Et
c’est
bien
ce
qui
arriva.
Nous
redescendîmes
la
rue
le
long
du
mur
jaune,
jusqu’à
l’escalier
métallique
que
nous
montâmes
pour
atteindre
la
petite
porte
de
fer.
Mme
Gerede
frappa
sur
un
panneau
à
hauteur
du
visage
et
un
petit
volet
de
fer
s’ouvrit.
Elle
regarda
et
dit
:
«
Le
voilà
».
Avec
un
sourire
de
bienvenue,
il
nous
ouvrit
la
porte.
Je
n’en
revenais
pas.
N’y
avait‐il
aucune
autre
formalité
à
remplir
?
Juste
mon
nom
et
son
désir
de
me
voir
?
Est‐ce
que
dans
ce
pays
un
prisonnier
pouvait
ouvrir
la
porte
à
ses
visiteurs
?
II
me
prit
dans
ses
bras
et
m’embrassa
sur
les
deux
joues.
C’était
la
première
fois
que
je
voyais
cet
homme.
L’apparence
de
Yilmaz
me
surprit
parce
qu’il
était
beaucoup
plus
mince
que
je
ne
m’y
attendais.
Comme
il
était
acteur
aussi
bien
que
cinéaste,
je
me
rappelais
que
dans
Umut
il
avait
une
bonne
carrure
et
qu’il
3
marchait
avec
l’assurance
de
la
vedette.
Cette
assurance
avait
un
sens
symbolique
:
Yilmaz
signifie
:
«
II
ne
cèdera
pas.
»
C’était
cette
résolution
qu’il
exprimait
pour
son
public
;
et
sur
l’écran
il
marchait
comme
un
héros
de
légende.
II
avait
maintenant
quelque
chose
de
doux
et
de
gentil,
et
d’ascétique
aussi.
Son
troisième
séjour
en
prison
lui
avait
fait
perdre
dix
kilos
en
un
mois.
Nous
nous
trouvions
dans
un
vaste
parloir
carré
aux
murs
de
béton
sale.
II
y
avait
là
des
bancs,
quelques
vieux
fauteuils
et
un
divan
d’un
noir
de
jais.
Yilmaz
m’entraîna
vers
le
divan
en
gardant
le
bras
sur
mes
épaules.
Avec
un
débit
de
parole
si
rapide
que
j’eus
besoin
d’un
interprète,
il
me
dit
comme
mes
films
avaient
compté
pour
lui.
Il
les
connaissait
en
détail,
et
citait
des
acteurs,
des
scènes.
Je
fus
frappé
de
ne
voir
aucun
garde.
S’ils
étaient
là,
alors
ils
portaient
des
vêtements
civils
et
étaient
exactement
le
même
genre
d’hommes,
du
même
niveau
de
culture
que
les
prisonniers.
Lorsque
Güney
nous
avait
ouvert
la
porte,
l’homme
près
de
lui
était
peut‐être
un
garde,
mais
ce
n’est
pas
son
apparence
qui
permettait
de
le
penser.
Il
portait
un
complet‐veston
sur
une
chemise
à
col
ouvert
et
Güney
une
vieille
veste
sport
sur
une
chemise
à
col
ouvert.
L’un
pouvait
prendre
la
place
de
l’autre.
Ils
se
conduisaient
en
vieux
amis,
et
je
suppose
qu’ils
avaient
eu
tout
le
temps
de
le
devenir.
Je
restai
avec
Yilmaz
dans
cette
prison
de
dix
heures
du
matin
à
trois
heures
de
l’après‐midi
et
pendant
tout
ce
temps
je
ne
vis
pas
un
homme
en
uniforme.
Je
demandai
a
Yilmaz
si
je
pouvais
visiter
la
prison.
II
répondit
que
oui,
bien
sur,
mais
qu’il
fallait
passer
par
la
formalité
de
demander
l’autorisation
du
gouverneur
de
la
prison,
le
Mudur.
II
montra
une
porte
qui
donnait
dans
cette
pièce
même.
Le
Mudur
était
tout
seul
dans
son
bureau
et
il
avait
l’air
solitaire.
Sur
sa
table,
une
grande
boîte
bleue
contenait
des
chocolats
;
elle
était
nouée
de
rubans
de
fête
:
c’était
un
cadeau
de
Bayram.
II
pouvait
être
âgé
de
quarante‐cinq
ans,
il
avait
des
boucles
noires
que
nos
publicités
pour
shampooings
qualifient
de
cheveux
gras,
il
portait
un
costume
bleu
fonce
avec
gilet
et
sa
veste
ouverte
révélait
une
cravate
aux
teintes
assez
vives.
Il
nous
souhaita
la
bienvenue
avec
exubérance.
On
nous
offrit
encore
de
l’eau
de
cologne
et
on
nous
servit
du
thé
dans
des
tasses
en
forme
de
tulipes.
La
chaleur
de
son
accueil
me
surprit
mais
il
faut
bien
dire
que
dans
le
monde
entier
les
cinéastes
semblent
avoir
la
clé
de
l’amitié
rapide.
Il
était
visible
aussi
que
Yilmaz
et
lui
étaient
de
bons
amis,
sur
un
pied
d’égalité
‐
ce
n’était
pas
exactement
le
genre
de
rapports
qu’on
attendrait
de
la
part
d’un
gardien
et
de
son
prisonnier.
En
fait,
le
Mudur
traitait
Yilmaz
comme
une
célébrité,
comme
une
vedette.
Et
ce
fut
Yilmaz
qui
le
mit
a
l’aise
en
face
de
moi.
Bien
sûr,
nous
pouvions
visiter
la
prison,
dit
le
Mudur.
Yilmaz
serait
notre
guide.
Pour
ce
qui
était
de
prendre
des
photos,
cependant,
il
hésitait
un
peu.
II
me
demanda
de
laisser
mon
appareil
sur
son
bureau
jusqu’à
ce
qu’il
ait
donné
un
coup
de
téléphone
parce
qu’il
ne
voulait
pas
prendre
la
responsabilité
des
photos
que
je
pourrais
prendre
et
faire
publier.
Si
l’autorisation
était
donnée,
il
me
ferait
porter
l’appareil
là
ou
je
serais.
Salih,
mon
garde
du
corps,
proposa
de
laisser
aussi
son
pistolet
45
de
fabrication
américaine.
Le
Mudur
acquiesça,
sourit
puis
nous
offrit
des
chocolats
qui
étaient
délicieux
mais,
comme
toute
la
confiserie
de
ce
pays,
trop
sucrés
à
mon
goût.
Nous
fîmes
passer
les
chocolats
avec
le
thé
et
nous
levâmes
pour
partir.
Le
Mudur
me
prit
dans
ses
bras
et
me
mit
un
baiser
sur
chaque
joue.
Je
compris
que
c’était
une
marque
d’amitié
courante
entre
hommes
en
Turquie.
Je
n’avais
jamais
été
embrassé
si
souvent
par
tant
d’hommes.
Yilmaz
nous
fit
descendre
un
escalier,
marches
métalliques
dans
une
cage
de
béton,
et
nous
arrivâmes
au
rez‐de‐chaussée.
Il
y
avait
une
grande
benne
rectangulaire,
qui
nous
arrivait
à
la
taille,
et
qui
était
pleine
de
croûtons
d’un
pain
noir
de
paysan,
les
restes
des
prisonniers
qui
devaient
servir
de
nourriture
au
bétail.
Une
autre
porte
nous
conduisit
à
une
étroite
cour
avec
un
petit
arbre
rabougri
au
tronc
sans
écorce
et
trois
moutons
sans
attache.
Bayram
est
la
grande
fête
traditionnelle
dans
cette
partie
du
monde
et
son
rituel
est
le
plus
ancien
de
la
terre
:
c’est
le
sacrifice
d’une
vie
pour
obtenir
la
faveur
du
Dieu.
Pour
cette
occasion
chaque
chef
de
famille
4
amène
un
mouton
à
la
maison
dans
le
même
esprit
que
nous,
nous
apportons
un
arbre
de
Noël.
L’égorgement
est
généralement
pratiqué
dans
le
cercle
de
famille,
sous
les
yeux
des
enfants
et
de
tous
les
autres.
(«
Dieu
a
fait
l’agneau
pour
qu’il
soit
égorgé
»,
m’a
dit
un
petit
garçon).
Le
chef
de
famille
pratique
une
seule
entaille
profonde
en
travers
de
la
gorge,
le
sang
se
vide
par
la
blessure,
les
naseaux
et
la
bouche,
puis
l’animal
se
couche
et
sa
vie
s’en
va
dans
un
soubresaut.
On
dépouille
le
corps
encore
tiède,
les
boyaux
comestibles,
encore
fumants,
sent
mis
de
côté
et
la
carcasse
est
dépecée.
Un
tiers
de
la
viande,
par
tradition,
va
aux
pauvres
en
général,
un
tiers
aux
voisins
nécessiteux,
et
la
famille
garde
le
dernier
tiers.
On
célèbre
Bayram
en
prison
comme
partout
ailleurs
et
les
animaux
qui
étaient
la
attendaient.
Mme
Gerede
trouvait
cette
tradition
barbare
et
horrible
;
elle
caressa
l’une
des
bêtes.
Je
pensais
à
une
question
:
était‐ce
pire
que
d’élever
nos
enfants
dans
l’idée
que
la
viande
est
un
produit
ordinaire
que
l’on
trouve
tout
enveloppé
de
papier
transparent
dans
les
congélateurs
de
nos
supermarchés
?
Yilmaz
avait
une
clé
qui
lui
permit
d’ouvrir
une
porte
peinte
en
vert
clair
de
l’autre
côte
de
la
cour.
Elle
menait
à
une
petite
pièce
carrée
qui
était
son
bureau,
endroit
dont
les
autorités
de
la
prison
lui
avaient
donné
la
disposition
pour
écrire.
II
y
avait
là
une
table,
deux
chaises
et
deux
étagères
chargées
de
livres
et
de
piles
de
magazines.
J’ai
remarqué
que
dans
tous
les
pays
les
prisonniers
politiques
étudient
avec
soin
les
lois
qui
les
ont
condamnés.
Sur
les
étagères
de
Yilmaz
se
trouvaient
trois
épais
volumes
de
droit
turc,
reliés
en
cuir.
A
notre
question
sur
la
durée
de
détention
qu’il
lui
restait
à
accomplir,
il
répondit
en
nous
lisant
un
passage
d’un
de
ces
livres
concernant
son
cas.
Il
nous
dit
aussi
que
pendant
la
durée
même
de
sa
peine,
il
devait
être
jugé
pour
trois
autres
chefs
d’accusation,
de
caractère
politique.
Reconnu
coupable,
il
risquerait
la
mort.
II
ne
me
semblait
pas
prendre
cette
menace
très
au
sérieux.
Pourquoi
cela
?
Avait‐il
été
si
souvent
emprisonné
que
cela
faisait
partie
de
sa
vie
?
Mais
alors,
c’était
toute
l’atmosphère
de
la
prison
qui
m’étonnait
:
le
bureau
de
Yilmaz,
l’aisance
de
ce
détenu,
l’insouciance
des
gardiens
‐
si
du
moins
c’étaient
des
gardiens
‐
l’attitude
amicale
du
Mudur,
et
je
ne
savais
plus
que
penser.
Je
découvris
plus
tard
qu’en
Turquie
tout
intellectuel
qui
se
respecte
à
purgé
une
peine
de
prison.
Le
professeur
Mete
Tunchay,
l’historien
et
philosophe
que
m’avait
attaché
M.
Ecevit,
avait
eu
quatre
mois.
Mon
ami
le
romancier
Yashar
Kemal,
que
l’on
cite
souvent
comme
candidat
au
Nobel
et
qui,
dit‐on,
l’a
manqué
de
peu
l’année
de
l’invasion
de
Chypre,
et
pour
cette
raison
même,
a
lui
aussi
été
écroué.
Son
épouse
et
traductrice,
Thilda,
a
pris
quatre
mois.
C’est
devenu
une
espèce
de
distinction.
Comme
l’aurait
fait
tout
écrivain,
Yilmaz
prit
des
exemplaires
de
quatre
de
ses
livres
et
me
les
dédicaça.
II
trouva
aussi
des
affiches
de
films
où
il
jouait
le
rôle
principal
et
me
les
dédicaça
également.
C’était
la
répétition
d’une
scène
que
j’avais
jouée
avec
d’autres
écrivains
dans
d’autres
circonstances,
une
réunion
du
P.E.N.
club.
Je
me
mis
à
craindre
que
notre
visite
ne
se
terminât
dans
ce
bureau
et
je
demandai
encore
une
fois
a
Yilmaz
si
je
pouvais
voir
le
reste
de
la
prison.
Bien
entendu,
me
dit‐il,
et
il
nous
demanda
de
le
suivre,
se
comportant
en
homme
aux
privilèges
illimités.
Il
nous
fit
traverser
la
cour,
franchir
une
autre
porte,
monter
un
escalier.
Toujours
ni
gardiens
ni
contrôles.
Les
prisonniers
montaient
et
descendaient
librement.
Nous
pénétrâmes
dans
une
pièce
très
longue
qui
ne
ressemblait
à
rien
de
ce
que
j’avais
imaginé.
Je
me
trouvais
dans
un
dortoir
qui
recevait
a
première
vue
une
centaine
d’hommes.
Il
était
assez
haut
pour
contenir
deux
étages
de
couchettes
qui
étaient
presque
toutes
occupées
par
des
prisonniers
détendus,
qui
parlaient,
lisaient
ou
jouaient
aux
cartes
et
dont
certains
même
dormaient
encore.
Ils
avaient
toute
liberté
de
se
déplacer
à
leur
guise.
Yilmaz
nous
fit
marcher
lentement
dans
l’allée
centrale.
La
plupart
des
prisonniers
ne
levèrent
pas
les
yeux
sur
nous.
Nous
étions
au
coeur
de
la
prison.
5
Tout
au
bout
du
local
se
trouvaient
les
hommes
incarcérés
pour
les
crimes
les
plus
graves,
dont
de
nombreux
meurtriers,
ainsi
que
des
prisonniers
politiques
a
qui
avaient
été
infligées
des
sentences
également
lourdes.
S’il
se
trouvait
des
gardiens
dans
cette
longue
salle
très
peuplée,
je
ne
les
remarquai
pas.
Il
semblait
que
dans
cette
prison
ce
fut
les
prisonniers
qui
fissent
la
loi,
et
non
les
gardiens.
Je
n’ai
vu
personne
en
cellule
ni
isolé,
mais
il
devait
évidemment
y
avoir
d’autres
quartiers
pour
résidents
plus
violents,
quartiers
que
je
n’ai
pas
pu
voir.
Tout
au
bout
de
ce
long
alignement,
à
l’étage
supérieur,
se
trouvait
la
chambre
de
Yilmaz.
Nous
gravîmes
une
échelle
étroite.
L’ouverture
était
masquée
par
des
rideaux
d’un
tissu
rouge,
de
fabrication
artisanale.
Nous
avions
vu
au
passage
d’autres
couchettes
isolées
par
des
rideaux,
mais
la
plupart
étaient
offertes
aux
regards.
Le
voisin
de
Yilmaz
nous
souhaita
la
bienvenue
;
c’était
un
homme
d’environ
quarante‐cinq
ans
qui
avait
tué
un
policier
et
un
gardien.
Il
avait
passé
dix‐sept
ans
en
prison.
(Au
moment
de
publier
ce
texte
dans
le
Times,
j’ai
appris
qu’il
venait
de
s’échapper).
On
nous
invita
à
nous
asseoir
sur
les
deux
matelas
entre
lesquels
une
caisse
servait
de
table.
Les
deux
hommes
avaient
utilisé
cet
espace
pour
en
faire
leur
demeure.
On
voyait
même
du
papier
peint
bleu
ciel
avec
un
motif
floral
sur
la
séparation
entre
leur
espace
et
celui
des
voisins.
Cette
décoration
se
prolongeait
sur
les
deux
autres
cloisons.
«
Oui,
nous
avons
posé
ce
papier,
nous
dit
Yilmaz.
II
faut
essayer
d’améliorer
l’endroit
où
l’on
vit.
Un
proverbe
turc
dit
qu’on
reconnaît
un
lion
a
sa
tanière.
»
Il
s’assura
de
notre
confort.
Alors,
assis
près
de
moi,
le
bras
autour
de
mes
épaules,
il
nous
demanda
de
rester
déjeuner.
Il
avait
passionnément
besoin
de
prolonger
notre
visite.
Nous
acceptâmes
bien
évidemment.
Les
deux
matelas
sur
lesquels
nous
étions
assis
étaient
couverts
de
dessus
de
lit.
Des
vêtements
étaient
pendus
a
des
clous
au
mur,
des
vêtements
civils.
Tous
ici
étaient
habillés
comme
ils
auraient
été,
libres,
dans
la
ville.
Yilmaz
avait
une
radio
qui
recevait
toutes
les
stations
et
grâce
a
laquelle
il
restait
en
contact
avec
les
événements
du
monde.
Son
compagnon
avait
une
télé
japonaise.
Du
côté
de
Yilmaz,
je
vis
une
seule
photographie,
un
groupe
d’hommes,
sans
doute
des
camarades.
Je
lui
demandai
où
se
trouvait
la
photo
de
sa
femme.
«
Un
homme
n’affiche
pas
ici
la
photo
de
sa
femme
»,
me
répondit‐il.
Un
jeune
prisonnier
crispé
et
déférent
entra
avec
de
l’eau
de
cologne
que
nous
primes
dans
nos
mains
réunies
en
forme
de
coupe.
J’interrogeai
Yilmaz
sur
sa
femme.
II
avait
passé
la
plus
grande
partie
de
sa
vie
d’adulte
en
prison
‐
la
nouvelle
qui
lui
avait
valu
sa
première
peine,
il
l’avait
écrite
a
vingt
ans
‐
et
pour
le
moment
le
terme
de
sa
peine
n’était
pas
en
vue.
Comment
supportait‐elle
cette
situation
?
«
Nous
sommes
mariés
depuis
huit
ans,
me
répondit‐il.
Fatash
à
appris
à
considérer
mon
emprisonnement
comme
naturel.
Si
je
sortais,
je
pourrais
me
retrouver
ici
une
semaine
plus
tard.
»
Je
n’avais
pas
remarqué
qu’il
avait
envoyé
chercher
à
manger
dans
une
boutique.
Le
prisonnier
à
l’air
déférent
écarta
les
grossiers
rideaux
rouges
qu’il
attacha
avec
art,
puis
il
étala
un
journal
propre
sur
la
caisse
de
bois
entre
les
couchettes.
Il
disparut
pour
revenir
un
instant
plus
tard
avec
des
couteaux
et
des
fourchettes
qu’il
disposa
devant
nous.
II
s’acquitta
de
tout
cela
aussi
discrètement
que
possible.
«
Je
n’ai
vu
aucun
gardien
ici,
dis‐je.
‐
II
y
en
a,
répondit
Yilmaz,
mais
ils
sont
habillés
comme
nous
et
la
plupart
d’entre
eux
sont
nos
amis.
‐
Frappent‐ils
les
prisonniers
?
6
‐
Cela
pourrait
arriver,
mais
le
gardien
qui
ferait
cela
serait
en
danger.
Il
n’aurait
peut‐être
jamais
plus
l’occasion
de
battre
un
homme.
‐
La
surveillance
n’a
pas
l’air
très
étroite.
Ne
pourrais‐tu
pas
t’échapper
?
‐
Oui,
n’importe
quand.
Comme
de
toutes
les
prisons
que
j’ai
connues.
‐
Pourquoi
ne
le
fais‐tu
pas
?
‐
Je
suis
plus
en
sûreté
ici.
‐
Mais
tu
risques
la
peine
capitale.
N’est‐ce
pas
ce
que
tu
m’as
dit
?
‐
C’est
vrai,
dit‐il.
‐
Libre,
ne
pourrais‐tu
pas
quitter
le
pays
?
‐
La
classe
au
pouvoir
aimerait
bien
que
je
parte.
mais
je
ne
le
ferai
jamais.
Je
combattrai
pour
notre
cause
jusqu’à
la
fin,
et
sur
notre
terre.
‐
Crains‐tu
pour
ta
vie,
ici
?
‐
On
pourrait
me
faire
tuer
par
quelqu’un,
en
effet.
Je
suis
donc
prudent,
mais
sans
angoisse.
J’ai
des
amis
qui
me
protègent.
II
faudrait
être
fou
pour
essayer
de
me
tuer.
Cet
homme‐là
ne
survivrait
pas
cinq
minutes.
Au
contraire,
à
l’extérieur,
un
assassin
pourrait
me
tuer
puis
s’enfuir
aisément.
»
Les
rideaux
rouges
s’écartèrent
et
le
jeune
criminel
cérémonieux
nous
servit
le
premier
de
trois
grands
plats
de
nourriture,
apportés
d’une
boutique,
un
ragoût
de
tomates
que
l’on
mangeait
en
y
trempant
du
pain,
suivi
d’un
plat
de
riz
parsemé
d’abattis
de
volaille
et
de
raisins
de
Corinthe,
puis
d’un
kebab
d’agneau.
Yilmaz
disposa
le
tout
sur
le
journal
qui
recouvrait
la
caisse
et
nous
pria
à
déjeuner.
Nous
mangeâmes
directement
dans
les
plats.
Je
décrivis
les
scènes
que
j’avais
vues
à
Chypre
deux
ans
plus
tôt,
les
camps
de
réfugies
et
leur
misère
épouvantable.
Et
leur
courage
aussi.
«
Penses‐tu
que
l’invasion
de
Chypre
par
les
Turcs
était
juste
?
demandai‐je.
Cette
guerre
était‐elle
nécessaire
?
‐
Ce
n’était
pas
une
guerre,
répondit‐il
avec
quelque
dégoût,
la
guerre,
c’est
quand
deux
forces
armées
se
rencontrent
sur
un
terrain
d’égalité.
Là,
c’était
une
agression
contre
un
peuple
désarmé.
‐
Mais
la
plupart
des
Turcs
justifient
cette
invasion,
même
les
libéraux.
‐
Je
suis
pour
que
Chypre
soit
non‐alignée,
dit‐il,
et
ne
soit
contrôlée
ni
par
les
Grecs,
ni
par
nous.
‐
Et
les
Kurdes
?
»
ajoutai‐je.
Les
Kurdes
sont
une
minorité
qui
vit
dans
l’est
de
la
Turquie
près
du
Lac
Van
et
le
long
de
la
frontière
iranienne.
Ce
sont
d’excellents
cavaliers,
connus
pour
leur
esprit
de
rébellion
explosif
et
leur
farouche
indépendance.
Ils
ont
longtemps
eu
un
mouvement
séparatiste
que
le
gouvernement
turc
a
réprimé.
L’un
des
chefs
d’inculpation
de
Güney
dans
le
procès
qui
lui
était
fait
pendant
son
séjour
en
prison
était
d’avoir
ouvertement
épousé
leur
cause.
Et
c’était
le
motif
pour
lequel
il
risquait
la
peine
capitale.
«
Si
nous
défendons
les
droits
de
la
minorité
turque
a
Chypre,
dit
Yilmaz,
nous
devons
aussi
prendre
en
compte
les
droits
des
minorités
dans
notre
propre
pays.
»
7
Le
professeur
Tunchay
était
impatient
de
me
poser
une
question
qui
me
mettait
au
défi
en
tant
que
Grec
:
«
Pendant
l’invasion
de
Chypre,
il
y
avait
des
slogans
peints
sur
nos
murs
:
Bas
les
pattes
de
Chypre
!
par
exemple,
et
j’ai
aussi
vu
celui‐là
:
Rappelez
l’armée
d’invasion
turque
fasciste
!
Pouvez‐vous
imaginer
les
slogans
correspondants
sur
les
murs
grecs
?
»
Je
restai
court.
Nous
mangeâmes
en
silence.
Yilmaz,
en
hôte
attentif,
s’assurait
que
nous
avions
tous
assez,
mais
mangea
lui‐même
très
peu.
«
Pendant
mon
périple
en
Turquie,
dis‐je,
il
m’a
semblé
que
le
pays
s’était
beaucoup
développé
industriellement
depuis
mon
dernier
voyage.
‐
C’est
vrai,
dit‐il.
Et
cela
veut
dire
que
le
potentiel
révolutionnaire
de
la
paysannerie
anatolienne
a
considérablement
augmenté.
En
même
temps,
la
crise
mondiale
a
laquelle
le
capitalisme
se
trouve
confronté
me
remplit
d’espoir
pour
l’avenir
de
la
Turquie.
»
Il
parlait
d’un
air
de
pédagogue
et
il
me
rappelait
les
instructeurs
que
j’avais
connus,
insensibles
au
doute,
dans
les
Écoles
des
Travailleurs
a
New
York,
dans
les
années
trente.
Tandis
que
nous
mangions
le
riz
et
l’agneau,
je
lui
demandai
comment
il
voyait
l’influence
de
l’Amérique
dans
cette
région.
Il
me
répondit
qu’elle
était
énorme,
les
investissements
directs
en
dollars
dans
les
entreprises
comme
l’Hôtel
Intercontinental
d’Istanbul
(ou
j’étais
descendu),
la
participation
de
capitaux
américains
dans
d’importantes
compagnies
industrielles
et
commerciales
(j’avais
vu
une
usine
de
tracteurs
Ford
au
fond
de
l’Anatolie),
l’accord
entre
les
États‐Unis
et
la
Turquie
ou
une
clause
stipulait
que
les
armes
fournies
ne
pouvaient
être
utilisées
sans
l’autorisation
de
Washington.
«
Mais
cela
n’a
pas
été
respecte
à
Chypre,
lui
dis‐je.
‐
Nous
ne
pouvons
pas
devenir
colonie
américaine,
répondit‐il.
La
Turquie
a
ses
propres
besoins.
Elle
doit
être
libre
et
non‐alignée.
»
Le
jeune
prisonnier
écarta
encore
les
lourds
rideaux
rouges
et
nous
lui
tendîmes
les
plats
a
moitié
vides
;
il
revint
avec
de
l’Ekmek
Kadayifi,
une
sorte
de
biscuit
imbibé
de
sirop,
si
sucre
que
c’en
était
amer.
Nous
mangeâmes
encore
tous
dans
le
même
plat.
Je
parlai
a
Yilmaz
de
la
suggestion
que
j’avais
faite
à
M.
Ecevit
de
l’autoriser,
au
cours
des
années
qu’il
lui
restait
à
purger,
à
faire
un
film,
ici,
dans
sa
prison.
Je
pensais
que
ce
serait
la
meilleure
réponse
possible
à
Midnight
Express,
qui
donnerait
une
vue
documentaire
d’au
moins
une
des
prisons
du
pays
et
montrerait
qu’un
homme,
pourtant
considéré
comme
ennemi
de
l’État,
est
autorisé
dans
certaines
limites
à
continuer
à
vivre
sa
propre
vie.
Je
me
suis
souvent
demandé
dans
quelle
mesure
les
Turcs
se
préoccupent
de
leur
image
dans
le
reste
du
monde.
J’ai
dit
au
premier
ministre
la
piètre
estime
où
je
tenais
ses
relations
publiques
et
le
sens
que
pourrait
avoir
pour
la
communauté
intellectuelle
du
monde
entier
la
permission
donnée
a
cet
artiste
incarcéré
de
faire
un
film
en
prison.
Je
lui
ai
dit
aussi
que
Midnight
Express
avait
confirmé
le
stéréotype
du
Turc
sadique
aux
yeux
du
monde
entier
et
que
la
seule
réponse
convaincante
serait
un
film
tourné
par
Güney
dans
la
prison
de
Toptashi.
M.
Ecevit
avait
demandé
à
un
secrétaire
de
noter
ma
suggestion.
Il
me
semblait
séduit
par
mon
idée.
Au
moment
de
publier
cet
article
aux
États‐Unis,
six
semaines
plus
tard,
j’ai
appris
que
Güney
venait
de
terminer
un
court‐métrage
a
Toptashi
‐
de
quatre
minutes.
Il
fallait
partir.
Nous
parcourûmes
encore
une
fois
la
longue
allée
entre
les
deux
étages
de
couchettes.
Cette
fois
de
nombreux
prisonniers
descendirent
dans
le
passage
pour
me
serrer
la
main.
Le
bruit
avait
couru
que
j’avais
tourné
Viva
Zapata,
qu’ils
avaient
vu
a
la
télévision
quelques
jours
plus
tôt.
Ils
avaient
sympathisé
avec
le
thème,
tierra
y
libertad,
qui
a
toujours
concerné
la
paysannerie
turque.
8
Le
Mudur
m’avait
fait
renvoyer
mon
appareil
photo
pendant
le
déjeuner
et
je
pouvais
faire
des
photos.
Mais
il
faisait
sombre
dans
la
longue
salle
et
les
clichés
que
j’y
ai
faits
ne
remporteront
aucun
prix.
Nous
trouvâmes
le
parloir
plein
de
groupes
de
prisonniers
avec
leur
famille.
Des
hommes
ne
cessaient
d’embrasser
leurs
enfants,
tout
en
posant
des
questions
a
leur
femme
d’une
voix
rapide
et
anxieuse.
Ils
savaient
que
le
temps
passait
et
qu’un
nouveau
contingent
de
visiteurs
attendait
à
l’extérieur.
Les
sentiments
dévoilés
dans
cette
pièce
étaient
si
intimes
que
moi,
qui
a
filmé
les
émotions
les
plus
intenses
des
acteurs
pendant
plus
de
trente
ans,
je
n’ai
pu
me
résoudre
à
prendre
des
photos.
Tandis
que
les
hommes
étaient
transportés
de
joie
et
les
femmes
saisies
d’émotion,
les
enfants
avaient
souvent
l’air
effrayés
par
l’intensité
des
sentiments
adultes.
Je
suis
sûr
que
nombre
d’entre
eux
ne
pouvaient
se
rappeler
avoir
vu
leur
père
ailleurs
que
dans
cette
triste
salle
grise
aux
parois
de
béton.
Je
restai
figé
contre
le
mur,
à
regarder
les
différentes
familles
tout
a
leur
joie
et
leur
angoisse.
C’est
alors
qu’on
me
dit
que
le
Mudur
voulait
me
voir
dans
son
bureau
et
que
c’était
urgent.
Il
se
trouvait
là
un
homme
que
l’on
me
présenta
avec
le
titre
d’Avocat
‐
c’était
peut‐être
un
général
inspecteur
dans
une
traduction
approximative
‐
et
il
était
dans
tous
ses
états
parce
qu’on
m’avait
autorisé
à
prendre
des
photos.
Il
me
tint
un
discours
de
plus
d’une
demi‐heure,
mais
si
rapide
et
si
passionné
que,
mon
turc
étant
ce
qu’il
est,
j’en
perdis
la
plus
grande
partie.
Il
donnait
l’impression
de
répéter
toujours
la
même
chose,
que
Toptashi
n’était
pas
représentatif,
qu’il
y
avait
dans
le
pays
des
prisons
beaucoup
plus
modernes.
Pourquoi
n’avais‐je
pas
visité
l’une
de
celles‐la
?
«
Mais
j’aime
bien
celle‐ci
»,
lui
répondis‐je.
Je
vis
bien
qu’il
trouvait
ma
réponse
idiote
et
mensongère.
Il
s’échauffait
de
plus
en
plus
et
se
faisait
très
éloquent.
Yilmaz,
assis
a
l’écart,
restait
sans
réaction,
si
ce
n’est
un
léger
sourire
que
j’estimai
être
gentiment
moqueur.
Je
n’avais
aucune
idée
de
ce
qu’il
pensait
du
représentant
du
gouvernement
qui
l’avait
mis
en
prison,
parce
qu’ils
se
conduisaient
comme
de
vieux
amis.
Durant
la
harangue
de
l’Avocat
(«
Pourquoi
venir
dans
cette
vieille
prison
?
Nous
en
avons
de
beaucoup
plus
modernes,
propres,
à
la
page
!
»)
le
Mudur,
avec
une
attitude
particulièrement
cordiale,
sortit
de
derrière
son
bureau,
tenant
une
bouteille
d’eau
de
cologne.
Nous
mimes
nos
mains
en
forme
de
coupe.
L’Avocat
continua
à
parler
tout
en
répandant
le
liquide
parfumé
sur
son
visage
et
son
cou.
Je
m’attendais
à
ce
qu’il
me
demande
de
lui
remettre
la
pellicule
de
mon
appareil,
mais
il
ne
le
fit
pas.
Il
donna
une
conclusion
abrupte
à
son
discours,
épongea
son
front
moite
et
se
leva.
Puis
il
m’embrassa
sur
les
deux
joues,
en
disant
quelque
chose
sur
ma
célébrité
de
metteur
en
scène,
et
quitta
la
pièce.
Je
ne
comprenais
pas
exactement
ce
qu’il
pensait
avoir
gagné
à
m’invectiver
ainsi.
Je
suppose
qu’il
voulait
simplement
se
mettre
à
l’abri
pour
le
cas
où
l’on
reprocherait
plus
tard
aux
autorités
de
la
prison
de
m’avoir
autorisé
à
la
visiter.
On
pouvait
déclarer
devant
témoins
qu’il
avait
parlé
énergiquement
et
qu’il
m’avait
averti
que
je
portais
un
jugement
faux,
L’Avocat
avait
pris
une
assurance.
Yilmaz
n’avait
pas
proféré
une
parole.
L’Avocat
l’embrassa
lui
aussi
sur
les
deux
joues
avant
de
s’en
aller.
Je
remerciai
le
Mudur
pour
m’avoir
laissé
libre
de
mes
mouvements
dans
le
bâtiment.
Il
me
donna
sa
carte
et
je
partis.
Dans
le
parloir,
un
gardien
en
vêtements
civils,
jeune,
épais,
avec
des
cheveux
roux
et
un
col
ouvert,
donna
un
coup
de
sifflet.
Il
était
temps,
pour
ce
contingent
de
visiteurs,
de
s’en
aller.
Lorsque
je
dis
adieu
a
Yilmaz,
il
m’étreignit
avec
force.
Je
sentais
bien
qu’il
attendait
de
moi
plus
que
je
n’avais
pu
lui
donner.
Et
je
me
demandais
si
ses
certitudes
absolues
sur
tous
les
sujets,
typiques
des
gens
du
Tiers
Monde,
étaient
préférables
à
mon
ambivalence.
Mon
expérience
de
cinéaste
m’a
entraîné
à
voir
les
deux
parties
dans
tous
les
conflits.
Ma
citation
favorite
est
une
phrase
de
Jean
Renoir
:
«
Tout
le
monde
a
ses
raisons
».
La
pensée
de
Güney
est
programmée
et
se
préoccupe
des
choix
et
des
actions
corrects.
9
Dehors,
le
long
escalier
étroit,
désert
a
notre
arrivée,
était
couvert
du
contingent
suivant
de
visiteurs,
femmes
et
enfants,
les
pauvres
et
les
abandonnés.
Nous
eûmes
du
mal
à
descendre.
«
Qui
êtes‐vous
venue
voir
?
demanda
une
femme
à
Mme
Gerede.
Yilmaz
Güney,
répondit‐elle.
‐
Propagande
communiste,
rétorqua
la
femme,
dédaigneusement.
Sur
le
chemin
du
retour,
nous
étions
tous
tristes.
Le
professeur
Tunchay
était
particulièrement
troublé.
«
Les
positions
politiques
de
Güney
détruisent
son
talent,
dit‐il.
Que
va
devenir
le
cinéaste
dans
cet
homme
?
»
Mete
Tunchay,
en
homme
bon
et
sensible,
avait
vécu
cette
rencontre
comme
la
tragédie
d’un
talent
gâché.
Un
peu
plus
tard,
je
dis
:
«
II
y
a
une
chose
que
j’ai
oublié
de
lui
demander,
c’est
s’il
a
tué
le
juge
ou
non.
‐
Évidemment
non,
répondit
Mme
Gerede.
II
a
été
accusé
a
tort.
‐
J’aurais
dû
lui
poser
la
question,
ajoutai‐je.
‐
De
toute
façon,
ajouta‐t‐elle,
c’était
un
juge
fasciste.
‐
Et
si
vous
étiez
la
fille
de
ce
juge
mort,
dis‐je,
que
diriez‐vous
?
‐
Si
tel
était
le
cas,
répondit‐elle,
j’espère
que
je
ne
permettrais
pas
à
mes
sentiments
d’interférer
avec
mon
intelligence.
»
Un
peu
plus
tard,
elle
ajouta
:
«
II
y
a
un
homme
qui
peut
vous
dire
exactement
ce
qui
est
arrivé
le
soir
ou
ce
juge
a
été
tué.
»
Cet
homme,
c’était
Onat
Kutlar,
directeur
de
l’Institut
du
Cinéma,
et
je
le
rencontrai
par
hasard
à
une
soirée
en
mon
honneur
le
dernier
jour
de
mon
voyage
en
Turquie.
Je
lui
demandai
de
raconter
exactement
à
Mme
Gerede
ce
qui
s’était
passe
pour
qu’elle
puisse
l’écrire
pour
moi.
Il
proposa
de
le
faire
sur
le
champ,
ici
même,
pendant
cette
réception.
Mme
Gerede
s’empara
de
la
machine
à
écrire
de
notre
note
dans
une
pièce
voisine
et
ils
se
mirent
au
travail.
Voici
la
déclaration
d’Onat
Kutlar
:
«
Un
jour
d’août
1974,
je
me
rendis
chez
Yilmaz
Güney.
Comme
nous
étions
de
vieux
amis,
nous
étions
accoutumés
de
discuter
de
ses
projets
de
films.
Il
venait
alors
de
terminer
le
montage
de
Arkadas
(«
Le
Copain
»).
C’est
alors
qu’il
se
mit
à
me
parler
avec
émotion
de
son
prochain
film
qui
devait
s’intituler
Endise
(«
L’Inquiétude
»).
Le
personnage
principal
de
ce
film
serait
un
ouvrier
agricole
de
Churikova,
près
d’Adana.
Cet
étrange
travailleur,
à
mi‐chemin
du
fou
et
du
saint,
interrogerait
l’horizon
d’un
regard
fixe,
accroupi
devant
sa
tente.
Et
il
penserait
:
«
Il
va
arriver
quelque
chose,
c’est
sûr,
quelque
chose
de
terrible
et
d’effrayant
!
Il
faut
qu’il
arrive
quelque
chose
!
»
Cette
idée
le
remplissait
d’angoisse.
Et
le
film
serait
l’histoire
de
cet
homme.
Ce
même
soir,
Güney
partit
pour
Adana.
Quelques
jours
plus
tard,
nous
apprîmes
la
nouvelle
du
meurtre.
Je
n’en
ai
pas
été
témoin,
mais...
»
Et
je
me
dis
qu’en
fin
de
compte
Onat
Kutlar
n’était
pas
du
tout
témoin
oculaire
des
faits
!
Mais
sa
déclaration
se
poursuivait
ainsi
:
«
Néanmoins,
connaissant
Yilmaz,
ayant
entendu
les
déclarations
des
témoins
oculaires,
et
lu
tous
les
comptes‐rendus
de
cet
événement,
je
peux
reconstituer
ce
qui
s’est
passé.
»
10
J’avais
quelques
doutes
sur
la
capacité
de
quiconque
à
se
livrer
à
ce
genre
d’activité.
Voici
la
suite
de
sa
déclaration
:
«
Yilmaz
Güney,
tout
au
long
de
sa
carrière
de
cinéaste,
des
son
premier
film
et
dans
tous
les
films
dont
il
a
été
l’interprète,
est
devenu
le
symbole
des
opprimés,
combinant
dans
son
travail
les
qualités
d’un
derviche,
d’un
Don
Quichotte
et
d’un
vagabond.
Aux
yeux
des
pauvres
surtout,
il
était
un
héros
populaire,
mélange
du
saint
homme
et
du
valeureux.
»
Cela,
je
voulais
bien
le
croire,
j’avais
vu
comment
les
autres
prisonniers
le
regardaient.
Onat
Kutlar
poursuivait
:
«
Au
bout
de
quelques
jours
du
tournage
de
Endise,
il
filmait
une
scène
dans
un
restaurant
bondé,
au
cours
de
laquelle
on
tire
un
coup
de
feu
;
et
c’est
alors
que
se
produisit
l’incident
suivant.
Un
juge
de
tendance
fasciste,
hostile
à
l’atmosphère
qui
entourait
Yilmaz,
l’insulta.
Très
pris
de
boisson,
il
calomnia
aussi
la
femme
de
Güney.
Le
propriétaire
du
restaurant
essaya
de
ramener
le
juge
à
la
table
où
se
trouvait
sa
propre
femme,
mais
il
continua
à
hurler
ses
insultes.
Tout
l’entourage
de
Yilmaz
observait
la
scène
avec
calme.
Yilmaz
lui‐même
garda
le
silence.
Cela
augmenta
la
colère
du
juge
qui
commentait
à
se
sentir
ridicule.
Il
revint
à
la
charge
avec
des
jurons.
Ses
amis
se
levèrent.
Güney
et
ses
amis
firent
de
même.
Le
juge
attrapa
une
chaise
et
la
lança
sur
Yilmaz
qui
tomba.
C’est
à
ce
moment
qu’on
entendit
un
coup
de
feu.
Et
le
juge
mourut.
»
Mais
qui
avait
tiré
le
coup
de
feu
?
La
déclaration
continue
ainsi
:
«
La
radio,
porte‐parole
du
parti
au
pouvoir
a
ce
moment,
annonça
aussitôt
que
Yilmaz
était
l’assassin.
Ce
même
soir,
on
remplaça
le
procureur
de
Yumurtalik.
Son
successeur
déclara
Yilmaz
coupable.
II
fut
jugé,
reconnu
coupable
et
il
se
trouve
aujourd’hui
dans
la
prison
de
Toptashi.
»
Cette
déclaration
ne
me
satisfaisait
évidemment
pas.
Onat
Kutlar
n’était
pas
témoin
oculaire.
Il
rapportait
des
on‐dit
et,
j’en
ai
peur,
racontait
les
événements
comme
il
aurait
souhaité
qu’ils
se
produisent.
On
réécrit
toujours
l’histoire,
parfois
même
quand
elle
est
encore
chaude.
Quelques
jours
plus
tard,
à
Paris,
je
passai
un
moment
avec
des
Turcs
exilés
volontaires,
un
peintre
et
sa
femme,
un
romancier
et
sa
femme,
un
documentariste
et
sa
femme
suédoise.
Je
parlai
de
Güney
et
de
mon
impression
de
la
prison
de
Toptashi.
La
Suédoise
me
paria
d’un
de
ses
amis
qui
avait
été
incarcéré
en
Turquie
puis,
à
la
suite
d’un
échange
de
prisonniers,
dans
une
prison
suédoise
moderne.
Il
avait
déclaré
que
la
prison
turque
était
plus
sale
et
la
nourriture
moins
bonne
mais
que
le
traitement
inflige
en
Suède
était
peut‐être
plus
cruel
:
l’isolement
total.
Dans
la
prison
turque,
il
appartenait
à
une
communauté,
jour
et
nuit,
et
cela
avait
fait
pour
lui
une
grande
différence.
«
Mais
vous
savez,
dit
le
documentariste,
que
toutes
les
prisons
turques
ne
sont
pas
comme
celle
que
vous
décrivez.
(Et
il
parlait
d’expérience).
‐
Je
sais
bien,
mais
celle
que
je
décris,
je
l’ai
vue.
»
Puis
je
posai
la
question
:
«
Je
n’ai
pas
demandé
à
Yilmaz
s’il
a
tué
le
juge
ou
non.
Et
il
ne
m’en
a
pas
parlé
non
plus.
»
Le
peintre
exilé
volontaire
me
raconta
alors
quelque
chose
qu’on
ne
m’avait
pas
dit
à
Istanbul.
Au
cours
de
l’enquête,
des
hommes
avaient
déclaré
que
c’étaient
eux,
et
non
Güney,
qui
avaient
tué
le
juge.
«
De
tous
les
côtés,
dit‐il,
des
hommes
se
levaient
pour
proclamer
qu’ils
étaient
coupables
de
ce
meurtre.
‐
Pour
moi,
dit
le
romancier,
je
crois
à
la
culpabilité
de
Yilmaz.
Il
avait
été
victime
de
la
plus
grande
provocation
possible.
Le
juge
l’avait
humilié
d’une
façon
qu’aucun
homme
ne
saurait
supporter,
l’insultant
de
façon
répétée,
lui
et
sa
femme,
et
cela
publiquement.
Il
a
finalement
contraint
Yilmaz
à
le
tuer
pour
sauver
la
face,
par
amour‐propre.
‐
Et
les
déclarations,
au
cours
de
l’enquête
?
demandai‐je.
Ceux
qui
se
sont
levés
pour
déclarer
qu’ils
avaient
tué
le
juge
?
11
‐
C’est
bien
cela
qui
me
fait
croire
que
Yilmaz
était
coupable,
ajouta
le
romancier.
Cela
plus
que
toute
autre
chose.
»
Mes
amis
me
déposèrent
à
mon
hôtel.
Nous
nous
souhaitâmes
une
bonne
nuit.
C’était
ma
dernière
soirée
à
Paris
et
je
ne
voulais
pas
encore
dormir.
Il
me
fallait
mettre
mes
idées
au
clair.
Je
descendis
la
rue
de
l’Odéon
et
j’arrivai
sur
le
boulevard
St‐Germain
qui,
malgré
l’heure
tardive,
était
encore
très
animé.
Tout
au
long
de
mon
voyage,
j’avais
eu
le
sentiment
que
les
forces
moderées
‐
par
exemple
M.
Ecevit
–
tenaient
en
lisière
des
tensions
et
des
conflits
qui
auraient
pu
se
résoudre
en
une
explosion
d’une
extrême
violence.
Un
matin,
les
journaux
d’Izmir
avaient
raconté
que
le
premier
ministre
avait
été
attaqué
dans
son
bureau
par
les
membres
de
sa
garde
‐
pas
physiquement,
précisait‐on,
mais
verbalement,
avec
véhémence
et
avec
haine.
On
rapportait
que
la
réaction
de
M.
Ecevit
avait
été
:
«
N’en
faisons
pas
toute
une
histoire
».
Je
me
rappelais
avoir
été
réveillé,
dans
la
petite
capitale
provinciale
d’lsparta,
par
le
bruit
d’une
explosion.
Quelqu’un
avait
lancé
une
bombe
dans
une
maison
proche
de
notre
hôtel.
Un
homme
était
mort,
un
autre
avait
eu
la
jambe
emportée.
Le
lendemain
matin,
deux
jeunes
hommes
d’une
famille
de
droite
avaient
été
écroués,
Ils
se
refusaient
à
expliquer
les
motifs
de
leur
action.
Je
me
rappelais
la
prison
de
Toptashi
comme
l’un
des
lieux
les
plus
paisibles
que
j’aie
visités,
ou
j’avais
eu
des
conversations
les
plus
sensées.
«
Je
suis
plus
en
sécurité
ici
»,
avait
dit
Yilmaz.
Évidemment,
toute
cette
violence
n’était
pas
l’apanage
de
ce
seul
pays.
Ma
maison
a
New
York
a
été
cambriolée
trois
fois.
Toutes
les
fenêtres
au
rez‐de‐chaussée
sont
barricadées
dans
notre
rue.
Encore
tout
récemment
mon
beau‐fils,
qui
a
quinze
ans,
a
été
attaque
avec
un
camarade
au
coin
de
l’avenue
Columbus
et
de
la
Soixante‐dixième
rue
par
une
douzaine
d’adolescents
a
peine
plus
âgés
que
lui.
Ces
jeunes
brigands
ne
demandèrent
pas
d’argent,
ils
ne
voulaient
aucun
des
objets
appartenant
aux
deux
garçons.
Tout
ce
qu’ils
voulaient,
c’était
faire
peur
à
nos
deux
gamins,
qui
se
précipitèrent
dans
un
drugstore.
Un
peu
plus
tard
le
propriétaire,
en
vrai
garde
du
corps,
les
raccompagna
chez
eux.
Et
c’est
alors,
tandis
que
je
descendais
la
rue
de
Rennes,
que
je
vis
une
énorme
bataille
de
rue,
impliquant
au
moins
une
vingtaine
de
jeunes
gens.
Le
tourbillon
des
poings
et
des
pieds
allait
d’un
trottoir
à
l’autre
et
arrêtait
la
circulation.
Je
pris
place
à
côté
d’autres
spectateurs,
adossé
à
un
mur.
Nos
sympathies
n’allaient
évidemment
ni
d’un
bord
ni
de
l’autre,
puisque
nous
ne
connaissions
pas
l’enjeu.
Une
pensée
me
frappa
soudain
:
les
participants
eux‐mêmes
ne
savaient
peut‐être
pas
pourquoi
la
bagarre
était
si
rude.
Quelle
serait
la
victoire
?
Quel
en
était
le
prix
?
Qui
devait
être
battu
et
pourquoi
?
Que
pouvait‐on
y
gagner
?
Et
y
perdre
?
Je
retrouvais
une
impression
que
j’avais
souvent
eue
durant
mon
voyage
:
non
seulement
des
hommes
jeunes
et
bons
avaient
perdu
confiance
dans
les
programmes
de
leur
gouvernement
et
dans
les
critères
moraux
de
leurs
aînés,
mais
de
plus
ils
ne
croyaient
plus,
ou
ne
connaissaient
plus
leurs
propres
valeurs.
Ils
ne
prônaient
aucune
solution.
Ils
ne
proposaient
pas
d’alternative.
Je
me
dis
que
nous
étions
tous
assis
sur
un
volcan.
C’est
alors
que
je
me
rappelai
le
héros
de
Yilmaz,
l’ouvrier
agricole
dans
le
film
qu’il
n’avait
pas
pu
tourner,
le
type
bizarre,
à
moitié
saint,
à
moitié
fou,
accroupi
devant
sa
tente
et
qui
disait
:
«
II
va
se
passer
quelque
chose,
c’est
sûr,
quelque
chose
de
terrible
et
d’effrayant.
Oui,
il
faut
qu’il
arrive
quelque
chose.
»
(Texte
inédit
dont
une
version
abrégée
a
été
publiée
en
anglais
dans
le
New
York
Times
Magazine
du
4
février
1979.
Traduit
de
l’américain
par
Jeannine
Ciment).
Note
de
la
Rédaction
:
12
Depuis
que
les
textes
d’Elia
Kazan
et
d’Adrian
Turner
ont
été
écrits,
Yilmaz
Güney
a
été
transféré
dans
une
prison
au
régime
très
sévère.
Ce
changement
est
consécutif
à
la
chute
du
gouvernement
Ecevit.
Notes
[1]
Texte
public
dans
Positif
n°
192,
p.
24.
13

Documents pareils