De l`animal sauvage à l`animal fantastique : les créatures du

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De l`animal sauvage à l`animal fantastique : les créatures du
55
Schedae ,
2009
Prépublication n° 5
Fascicule n° 1
De l’animal sauvage à l’animal fantastique :
les créatures du Nouveau Monde dans les
huit Décades de Pierre Martyr d’Anghiera
Brigitte Gauvin
Université de Caen – Basse Normandie, CERLAM
Pierre Martyr d’Anghiera (1460-1526), savant italien, partit en 1490 pour la cour d’Espagne, où il resta jusqu’à sa mort. À partir de 1492 il entreprit, pour de hauts personnages
italiens, puis pour les papes, de rassembler une partie des informations en provenance du
Nouveau Monde qu’il réunit dans des lettres écrites en latin, regroupées ensuite en décades et intitulées De Orbe Novo Decades, ou plus brièvement De Orbe Nouo. Il composa
ainsi huit décades entre 1492 et 1526, dont sept furent rédigées entre 1514 et 1526. Mais,
empêché par les missions dont on le chargea à la cour, puis par l’âge, Pierre Martyr n’alla
jamais au Nouveau Monde. En revanche, il eut accès, d’abord grâce à sa position privilégiée à la cour d’Espagne, puis comme secrétaire du Conseil des Indes Occidentales, à toutes les informations ; il a rencontré tous les acteurs de la conquête, a examiné tous les êtres
vivants, toutes les plantes, tous les objets ramenés des terres nouvellement découvertes.
Le discours sur les animaux ne constitue qu’une infime partie des Décades. Pierre Martyr ne leur accorde que peu de place, à la fois parce qu’il les connaît mal et parce qu’il
s’intéresse avant tout aux hommes et aux relations qu’ils entretiennent. Dans un premier
temps, Pierre Martyr tient sur les animaux un discours zoologique. Nous verrons en quoi il
est difficile d’étudier la faune du Nouveau Monde, de quelle manière Pierre Martyr affronte
ces difficultés et quelles informations il transmet à ses lecteurs. À partir de 1510, cependant,
un discours allégorique se superpose à l’approche zoologique. Enfin la perspective se
modifie encore dans les dernières décades, dans lesquelles se dessine une évolution vers
une vision plus fantastique.
L’approche zoologique
Il faut d’abord comprendre que l’appréhension d’animaux inconnus, comme l’étaient
ceux du Nouveau Monde, n’est pas allée de soi, ce qui explique qu’il ait fallu attendre le
XIXe siècle pour que la totalité des animaux du continent américain trouve place dans les
livres de zoologie. Aussi dois-je exposer pour commencer quelques problèmes de méthode
Brigitte Gauvin
« De l’animal sauvage à l’animal fantastique : les créatures du Nouveau Monde dans les huit Décades de Pierre Martyr d’Anghiera »
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qui se sont posés à tous ceux qui ont voulu tenir sur les animaux du Nouveau Monde un
discours zoologique 1, à commencer bien sûr par Pierre Martyr d’Anghiera.
La première difficulté à laquelle celui-ci a été confronté est l’éloignement, puisqu’il
n’est jamais allé au Nouveau Monde et qu’il parle surtout par ouï-dire. Ce problème explique sans doute en partie le peu de place accordée aux animaux dans les Décades. En ce
qui concerne les animaux sauvages, Pierre Martyr se trouve placé devant trois possibilités :
soit l’animal ressemble à une espèce européenne et n’offre donc pas à ses yeux d’intérêt
majeur, qu’il l’ait vu ou non ; soit l’animal ne vit pas en Europe, voire est inconnu des Européens, et a été ramené en Espagne (c’est le cas des perroquets, ramenés vivants, de certains singes ou de l’opossum, mort pendant le voyage et empaillé) : Martyr peut alors juger
par lui-même ; soit l’animal est inconnu des Européens mais on n’a pas pu le ramener en
Espagne, ou on n’a pas jugé bon de le faire ; Martyr alors ne connaît pas l’animal et n’en
parle que par ouï-dire : c’est le cas des iguanes, du lamantin, des requins, du tapir, du tatou,
du fourmilier, de certains fauves…
Mais ce problème ne se pose pas au seul Pierre Martyr, et bon nombre d’autres difficultés se présentent à tous ceux qui voudront parler de la faune du Nouveau Monde en
adoptant une démarche scientifique, ou à tout le moins rationnelle. Tout d’abord, le problème de la description : comment en effet décrire un animal qui ne ressemble à rien de
connu, qu’on l’ait ou non sous les yeux ? Pierre Martyr ne mentionne jamais de dessins, de
croquis qu’on lui aurait rapportés et qui auraient pu constituer un appui. Et même si certains
chroniqueurs comme Oviedo sont sur place, la plupart des zoologistes restent en Europe :
ils ne peuvent que rarement examiner d’eux-mêmes les animaux dont il est question et ils
n’en ont vu, le plus souvent, que les parties dures (becs, cornes, dents), non corruptibles,
ce qui explique l’allure étrange de certains dessins. Ensuite se pose le problème de la
dénomination : si les indigènes donnent un nom aux animaux, les Espagnols ne le connaissent pas toujours, ce que le chroniqueur déplore à plusieurs reprises 2 ; il peut aussi arriver
qu’un animal ne reçoive pas le même nom selon les régions, ce qui augmente la difficulté
à recouper les témoignages ; enfin les langues européennes n’ont évidemment pas de
terme adéquat pour désigner ces animaux inconnus. Pour achever ce rapide survol des difficultés, quiconque veut parler des animaux du Nouveau Monde se trouve confronté à
l’influence des auteurs qui ont écrit auparavant sur les animaux : il peut s’agir des savants
de l’antiquité, notamment Pline, incontournable référence, des bestiaires du Moyen Âge
ou du discours de géographes modernes comme Pierre d’Ailly ou Jérôme Münster, qui
intègrent toutes sortes de monstres à leurs descriptions et cartes des pays et des océans.
Comment Pierre Martyr réagit-il à ces difficultés ? Même si les animaux ne l’intéressent
guère, il fait preuve, dans ce domaine comme dans les autres, d’une rigueur qui garantit
aux informations qu’il propose une grande fiabilité. Eu égard à ses informateurs, Pierre Martyr a une attitude systématique de confiance, et ne peut de toute façon guère faire autrement ;
mais, d’une part, il reste toujours très prudent et, lorsqu’il rapporte un témoignage, il se
réfugie souvent derrière la formule haec dant, haec accipito 3 ; d’autre part, il signale ce qui
1.
2.
3.
Ces thématiques ont été abordées par L. Pinon lors de sa conférence (« La difficile intégration des animaux du Nouveau Monde dans les traités de zoologie »), non publiée, prononcée au colloque L’animal
sauvage à la Renaissance, à Cambridge en septembre 2004.
Martyr lui-même signale parfois les difficultés qu’il rencontre pour nommer avec exactitude et identifier les
lieux et animaux du Nouveau Monde : Huius fluminis et locorum plurium patriam praetereo appellationem,
quia ignorant eorum nomina qui ad nos redeunt, « Je ne donne pas le nom indigène de ce fleuve, pas plus que
celui de nombreux lieux de cette région parce que les colons qui rentrent au pays les ignorent » [2, 2]. Vocat
uespertilionem incola rere : do rebus nomina quae dant, dant pauca, « Les indigènes appellent la chauve-souris
rere ; je donne aux choses les noms que me rapportent mes informateurs, mais ils m’en rapportent peu » [8, 7].
ANGHIERA 2003, 35, 43 et 189.
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lui paraît étrange ou incongru. Par exemple, la présence de tigres à Paria semble le laisser
perplexe – ce en quoi il a raison puisqu’il n’y a pas effectivement pas de tigres en Amérique
du Sud – et il n’hésite pas à exprimer ses doutes 4. En revanche, lorsqu’il a vu lui-même ce
dont il parle, il n’omet jamais de le signaler, et, en ce qui nous concerne, c’est le cas de
l’opossum empaillé 5.
Quoi qu’il en soit, et c’est là une des grandes qualités de Pierre Martyr, les informations
qui viennent du Nouveau Monde sont toujours préférées à toutes les sources livresques, car
il sent très tôt que ce monde nouveau demande un discours nouveau comme le montrent,
par exemple, ses réflexions sur la banane 6. Aussi n’est-il pas assujetti à des influences qui
pourraient fausser son appréciation. Si sa connaissance de Pline est patente, Pierre Martyr
ne semble pas soumis à son autorité lorsqu’il parle d’animaux inconnus. Par ailleurs, il n’intègre
jamais la dimension biblique des animaux (lorsqu’il parle à deux reprises d’oiseaux qu’il pense
être des pélicans, il se limite à des observations concrètes, et les monstres marins parfois
mentionnés ne sont jamais assimilés au léviathan), pas plus qu’il n’introduit dans son oeuvre les
sirènes ou les cynocéphales décrits par Pierre d’Ailly comme le faisait par exemple Colomb.
Pierre Martyr essaie de faire preuve de la même rigueur et de la même logique dans
sa démarche analytique que dans d’autres domaines. Son raisonnement est le suivant :
premièrement, l’animal est-il connu en Europe, Asie ou Afrique ? Est-il mentionné par un
auteur, en particulier par Pline ? Dans ce cas, l’animal est considéré comme identifié.
Deuxièmement, dans le cas contraire, se rapproche-t-il d’un animal connu ? Martyr en conclut alors qu’il est de la même famille, mais qu’il comporte quelques différences : par exemple, l’iguane est dans un premier temps décrit comme un crocodile de huit pieds de long.
Troisièmement, s’il ne ressemble à aucun autre qui soit déjà répertorié, de quels morceaux
d’animaux connus se compose-t-il ? L’animal est alors décrit comme un hybride, ce qui permet au lecteur d’avoir une idée, même étrange, de son apparence. Dans ce dernier cas,
Pierre Martyr donne aux animaux décrits le nom générique de monstrum. Il peut ainsi aborder tous les cas de figure qui se présentent.
La même méthode s’applique aux noms : pour les animaux considérés comme identiques
à ceux d’Europe ou assimilés, Pierre Martyr emploie les noms latins existants ; pour les animaux
exotiques, deux cas de figure se présentent : quand il connaît le nom indigène, il le fournit
(manati, tiburon, rere, juana) et s’il parle de l’animal dans un récit d’une certaine longueur,
il latinise son nom et le décline, créant ainsi des néologismes comme juana, ae, ou tiburonus,
i ; s’il ne le connaît pas, ce qui est le cas le plus fréquent, il emploie une périphrase soulignant
4.
5.
6.
3, 2 : Vnde tigridem esse dicant interrogati, qui numquam tigridem uiderunt, respondent a maculis, a feritate, a dexteritate a signisque aliis ab autoribus datis tigrim arbitrari, cum et pardos et pantheras maculatos ex ipsis plaerique se uidisse […] Quae dant accipimus, « Quand j’ai demandé à ces hommes, qui
n’avaient jamais vu de tigre, sur quoi ils se fondaient pour affirmer que cet animal en était un, ils répondirent qu’ils l’avaient reconnu grâce à ses taches, sa férocité, sa ruse et d’autres caractéristiques que signalent les auteurs, alors que la plupart d’entre eux affirment avoir déjà vu des léopards et des panthères
tachetés […] Nous ne faisons que réunir les informations qu’ils nous donnent ». (Sauf mention contraire,
les traductions sont de l’auteur.)
ANGHIERA 2003, 195 : Id animal licet mortuum tu ipse mecum uidisti, conuoluisti, « Tu as vu en ma compagnie cet animal, bien qu’il fût mort, tu l’as examiné ».
ANGHIERA (Gaffarel 1907, 634), 7, 9 : « Les marchands étrangers, qui achètent les aromates et les essences
inutiles, les parfums d’Arabie qui efféminent et les diamants qui sont si futiles, appellent ces fruits qu’ils
trouvent en Égypte des mura. Pour moi je ne sais quel nom donner à ces arbres ou à ces légumes. J’ai
consulté divers auteurs latins et je me suis adressé à ceux de nos contemporains qui passent pour le
mieux connaître cette langue, aucun ne m’a satisfait. Pline mentionne bien un certain fruit misca. Un
savant, bon connaisseur de la langue latine, m’a bien dit que je devrais appeler ce fruit misca, puisqu’il n’y
a qu’une légère différence entre misca et mura ; mais je ne suis pas d’accord puisque Pline assure qu’on
fait du vin avec le misca, tandis qu’avec le mura c’est impossible. J’ai vu beaucoup de ces fruits, j’en ai
même mangé à Alexandrie en Égypte ; or je ne crois absolument pas qu’on puisse extraire du vin de ces
fruits. »
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les caractéristiques les plus marquantes de l’animal. L’opossum devient ainsi « l’animal qui
emporte ses petits avec lui dans une poche ventrale après qu’ils sont nés » 7. Voyons donc maintenant quels animaux du Nouveau Monde apparaissent dans les Décades de Pierre Martyr.
Ceux qui retiennent le moins son attention sont les animaux qu’il identifie aux animaux
européens ou indiens, notamment ceux des îles. Cette attitude du chroniqueur est surtout
perceptible dans le début de l’œuvre, avant qu’il ne prenne tout à fait conscience du caractère résolument différent du monde dont il narre l’exploration. Ce sont pour la plupart des
animaux évoqués dans la description des mœurs des insulaires, notamment dans les scènes de chasse et de pêche ou à l’occasion des festins, pour l’essentiel des oiseaux baptisés
turtures, anates, anseres, pauones, phasiani ou de petits animaux appelés cuniculi, canes,
testudines. Les perroquets ont l’honneur de quelques lignes car ils restent exotiques
même s’ils sont connus. Quand Martyr aborde le récit de la conquête de la terre ferme, en
1510, apparaissent les gros animaux, souvent dangereux, nommés apri, tigres, leones,
cerui, crocodilli, uespertiliones, simiae, cercopitheci. C’est à propos de ces animaux que
l’on perçoit clairement les limites des rapprochements opérés par le chroniqueur : les apri
sont en fait des pécaris ; les tigres et les leones n’existent pas sur le continent américain, il
peut s’agir de jaguars, d’ocelots ou de jaguarondis ; les crocodilli sont en fait des alligators ;
quant aux singes et aux chauves-souris, les espèces en sont extrêmement nombreuses.
Cette attitude est sans doute liée à l’incertitude qui plane sur l’identité des terres nouvellement découvertes : en attendant d’être sûr qu’il s’agit d’un monde nouveau, ce que
prouvera, entre autres choses, l’apparition d’une faune inconnue, Martyr projette la réalité
zoologique d’Europe et d’Asie qu’il connaît et que Pline a pour ainsi dire sanctifiée.
Beaucoup plus intéressante est, pour lui comme pour nous, l’irruption progressive dans le
récit d’animaux exotiques pour lesquels l’assimilation est impossible. Il doit alors les nommer s’il le peut, les décrire de manière plus détaillée que les autres et parfois chercher, quand
les descriptions qu’on lui rapporte s’avèrent mystérieuses, quel animal pourrait se cacher
derrière celles-ci. Deux catégories se dessinent : les animaux qu’il appelle monstra et les autres.
Les monstra, ou animalia monstrosa, sont, nous l’avons dit, des animaux qui sont décrits
à partir d’éléments appartenant à d’autres animaux, voire à l’être humain, ce qui constitue
un cas un peu particulier sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Ils apparaissent donc
d’emblée comme une anomalie de la nature ; mais, pour cette raison même, ce sont les
mieux décrits. Voici, par ordre d’apparition, les monstra du De Orbe Nouo : l’opossum,
décrit en ces termes : « ce monstrueux animal qui possède un museau de renard, une queue
de singe, des oreilles de chauves-souris, des mains d’homme, des pieds ressemblant à
ceux du singe et qui porte ses petits, après leur naissance, dans une sorte de matrice extérieure qui ressemble à une grande poche » 8 ; le tapir, ainsi décrit : « Son corps ressemble à
celui du bœuf ; il est muni d’une trompe d’éléphant, mais ce n’est pas un éléphant, il a la
robe du bœuf, mais ce n’est pas un bœuf, il a des sabots de cheval, mais ce n’est pas un
cheval, des oreilles d’éléphant, mais moins développées et moins tombantes que celles de
l’éléphant, tout en l’étant cependant plus que celles des autres animaux » 9 ; le lamantin,
décrit en ces termes : « Il a quatre pattes et la forme d’une tortue. Il n’est pas couvert d’une
carapace mais d’écailles ; sa peau est si dure qu’il ne craint pas les flèches ; elle est hérissée
de mille aspérités, mais son dos est plat et sa tête ressemble tout à fait à celle du bœuf.
7.
8.
9.
2, 9 : Animal ferens secum natam sobolem in uterali crumena.
Cf. n. 5.
2, 9 : Sed animal unum praecipue procreat, in quo natura studuit sese miram artificem ostendere. Id est
corpore bouem aequans, promuscide armatum est elephantina, non elephas, bouino colore non bos,
equinis ungulis non equus, auriculis etiam elephantinis sed minus patentibus et demissis, quam ceterorum tamen animalium patentioribus.
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C’est un poisson qui vit dans l’eau et sur la terre ; il est doux, bouge peu, et sa grande intelligence le rend aussi sociable avec les hommes que l’éléphant ou le dauphin 10. » Ces quatre animaux reçoivent tous le qualificatif de monstrum, ils sont tous composés de parties
d’autres animaux. Parmi eux, seul le lamantin, qui fait l’objet d’un développement particulièrement long, possède un nom indigène, manati, conservé en anglais (manatee).
Quelques autres animaux qui ne sont pas des monstra sont cependant décrits avec
suffisamment de précision pour être aisément identifiables. C’est le cas du tatou, qui ne
possède pas de nom : « un quadrupède qui paissait, un peu plus grand qu’un chat, avec un
museau de renard, de couleur argentée, à demi couvert d’écailles, pourvu d’une carapace
comme l’est un écuyer en armes qui équipe son cheval au moment d’aller combattre. C’est
un animal qui bouge peu ; lorsqu’il voyait un homme au loin il se recroquevillait sur lui-même
comme un hérisson ou une tortue 11. » On ne peut pas non plus se tromper sur la description du fourmilier 12, des iguanes (juana, ae) 13 ou du requin (tiburonus, i) 14. Nous reviendrons
plus loin sur le cas des animaux dont l’identification est plus délicate.
10.
11.
12.
13.
14.
3, 8 : Est namque testudineae formae quadrupes. Squamis tamen non concha munitus, corio durissimo,
ita ut neque sagittam uereatur, mille uerrucis armatus, tergo autem plano et capite penitus bouino. Aquatilis est et terrestris piscis, mitis, iners, ut elephas utique delphin hominibus sociabilis sensu mirabili.
8, 3 : Alguazillus hic in parum distanti agro pabulantem reperit quadrupedem, cato paulo maiorem, uulpino rostro, argenteo colore, semisquameum, eo modo phaleratum quo pugnaturus cataphractus armiger equum exornat suum ; est iners bellua ; uiso procul homine ericii aut testudinis more recondebat et
capi passa est ; ad naues portata domestice inter homines pascebatur, sed grauioribus succedentibus
curis, herba deficiente, desertum animal interiit.
8, 7 : Est aliud quadrupes miro naturae instinctu uictum quaerens : formicarum, uti de pico aue didicimus, est
uenator ; acuto constat rostro spitamali ; oris loco foramen tantum habet rostri cuspide, unde linguam exerens
oblongam, in cubilia formicarum in arborum cauernulis latentium protendit et motu lingua colludendo eas
pellicit, ubi formicis sentit esse refertam retrahit : et eo pacto formicas deglutiens depascitur, « Il existe un
autre quadrupède que la nature a doté d’un instinct étonnant pour chercher sa nourriture : il chasse les fourmis
comme nous savons que le fait le pic. Il a un museau pointu, long d’une paume, et au bout de ce museau on
ne trouve, à la place de la bouche, qu’une ouverture d’où sort une langue très longue ; il la glisse là où logent
les fourmis, à l’abri des regards, dans le creux des arbres, et les attrape en agitant sa langue ; quand il sent que
sa langue est pleine de fourmis il la rentre ; et c’est de cette manière qu’il se nourrit, en avalant les fourmis ».
ANGHIERA 2003, 75 : Descendunt, neminem reperiunt, uerubus tamen ligneis appositas ignibus piscium
libras circiter centum duosque octipedales serpentes cum piscibus ipsis inuenere. […] Serpentes reliquunt,
quos nihilo penitus ab Aegyptiis crocodillis differre affirmant praeterquam magnitudine, nam crocodillorum ait Plinius aliquos fuisse repertos duo de uiginti cubitorum, horum autem maiores octipedales. Propinquum nemus, postmodum iam saturi, ingredientes ex iis serpentibus arboribus funiculis alligatos plures
comperere, quorum ora alii funibus astricta, dentes alii euulsos habebant, « Ils débarquent, ne trouvent
personne, mais découvrirent, cuisant à la broche sur des feux de bois, environ cent livres de poissons et,
avec ces poissons, deux serpents de huit pieds. […] Ils laissent les serpents qui, selon eux, ne diffèrent en
rien des crocodiles d’Égypte sinon par la taille : Pline en effet affirme qu’on en a trouvé qui mesuraient dixhuit coudées, alors que ceux-ci mesurent au plus huit pieds de long. Une fois rassasiés, ils pénètrent dans
un bois proche du rivage et trouvent là bon nombre de ces serpents attachés aux arbres par des cordes,
les uns la gueule fermée par des liens, les autres avec les dents arrachées ».
3, 8 : Voragines habet quibus et saliunt aquae marinae et uenientes e montibus absorbent. Putant esse
amplas adeo profundasque cauernas eius ut e mari per eas magni etiam marini pisces emergant, inter quos
piscis quidam ab eis dictus tiburonus, qui hominem in ictu dentis secat medium et uorat. In Hozamam
urbis primariae fluuium e pelago ascendunt Tiburoni et multos dilacerant ex incolis, praecipue qui se nullo
pacto abstinent quin cotidie lauandi gratia immergant. […] Is lacus salsus procellis agitatur et tempestatibus ita ut piscatorias saepe nauiculas in praeceps trahat et cum nautis absorbeat neque repertus est naufragatus quispiam emersisse aut proiectus ad littus uti assolet de cadaueribus deglutitis in mari. Sunt hae
tempestates tiburonorum lauta conuiuia, « Ce lac possède des abîmes dans lesquels jaillissent les eaux de
la mer et où s’écoulent celles qui viennent des montagnes. On pense qu’il recèle d’amples grottes, si profondes que par celles-ci arrivent des poissons de mer, même des grands, parmi lesquels un poisson qu’ils
appellent tiburón, qui coupe un homme en deux d’un coup de dents et le dévore. Des tiburón remontent
de la mer dans l’Hozama, le fleuve qui baigne la capitale ; ils mettent en pièces de nombreux habitants,
d’autant que ceux-ci ne renoncent à aucun prix au bain quotidien qui leur permet de se laver […] Sur ce
lac salé se produisent des ouragans et des tempêtes d’une telle violence que les embarcations légères
des pêcheurs sont entraînées par le fond et disparaissent avec les marins ; on ne retrouve pas les corps des
naufragés flottant en surface ou rejetés sur la grève comme c’est habituellement le cas pour les cadavres
des noyés engloutis par la mer. Pour les tiburón, ces tempêtes sont l’occasion de copieux festins ».
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Pour conclure sur le tableau zoologique que Pierre Martyr brosse de la faune du Nouveau Monde, on peut dire que malgré son éloignement il fait preuve de la plus grande
rigueur possible. Si, excepté quelques cas, ses descriptions sont plutôt brèves, elles tentent de donner au lecteur une possibilité d’imaginer l’animal évoqué. Les précisions sur la
taille, le pelage, les extrémités, les éléments de ressemblance avec d’autres animaux, le
mode d’alimentation laissent deviner qu’il a soumis ses interlocuteurs à un interrogatoire
serré. Autant que possible il fournit les noms indigènes, et, s’il en existe déjà, des noms
espagnols. Notons par ailleurs que dans ce domaine comme dans celui de la géographie,
ses doutes et ses suggestions sont en général extrêmement pertinents. Enfin c’est lui qui
fait découvrir au public européen de nombreux animaux inconnus jusqu’alors.
L’approche allégorique
Il est clair cependant que Pierre Martyr ne se perçoit pas comme un zoologiste et c’est
sans doute cela, ajouté au petit nombre d’informations précises qu’on lui fournit à ce sujet,
qui le pousse à être si bref et si ponctuel sur les animaux. Cependant, si l’on regarde les
Décades comme un ensemble, on s’aperçoit assez vite que le chroniqueur attache aux animaux une fonction non négligeable qui est une fonction allégorique. Nous en examinerons
plusieurs aspects, les premiers d’ordre général, le dernier lié à des passages précis.
Le premier constat qui s’impose est que Martyr s’appuie sur la répartition géographique des animaux pour établir une géographie des terres découvertes. On peut constater
que les animaux évoqués correspondent à des territoires. Les livres consacrés à Hispaniola
n’indiquent que la présence de petits animaux, qui ne sont pas dangereux, même quand
il s’agit des serpents. Les seuls animaux à l’apparence effrayante, les iguanes, sont montrés
comme des proies faciles, soit mortes, soit attachées aux arbres, les dents arrachées. Les
livres VI, VIII et IX, consacrés à l’exploration des côtes de Paria, amènent l’apparition de
bêtes plus grosses, mais signalées alors comme inoffensives 15. Cependant c’est le livre X
de la première décade, rédigé en 1510, qui introduit une rupture : annonçant les décades
II à VIII, il est le premier à mentionner, sur la terre ferme, la présence d’animaux dangereux 16.
Très clairement donc une répartition s’opère : les îles sont sans danger en ce qui concerne
la faune, d’une taille assortie à son territoire ; la terre ferme au contraire, parce qu’elle abrite
des animaux plus gros et agressifs, est un lieu de péril pour les hommes. Cette répartition
aide sans doute le lecteur à mieux se figurer les espaces du Nouveau Monde.
15.
16.
ANGHIERA 2003, 175 : In siluis quas ex uariis altissimisque arboribus densissimas esse aiunt, animalium
grandiorum horrendos mugitus ex incolarum domibus noctu sentiebant, sed minime noxiorum : libere
enim incolae nudi cum arcubus et sagittis per illas uenatum continue uagantur, nec peremptum unquam
ulla fera quemque meminerunt, « La nuit, dans les forêts – très épaisses à ce qu’on rapporte et constituées
d’arbres variés et très hauts – retentissaient les mugissements effrayants de grands animaux : on les
entendait depuis les habitations. Ils sont cependant inoffensifs : en effet, les indigènes parcourent continuellement ces forêts pour chasser, nus, avec leurs arcs et leurs flèches, et ils ne se rappellent pas avoir
jamais vu l’un d’eux tué par une bête sauvage ».
ANGHIERA 2003, 223 : Animalia reptilia, insecta, quadrupedia etiam a nostris dissimilia reperere multiformia, uaria innumeraque, noxia tamen minime praeter leones, tigrides, crocodillos in uariis magnae illius
telluris Pariensis regionibus dico […] Plerisque in locis uespertiliones turturibus non minores ad eos acri
furore primo noctis crepusculo uolitabant, et uenenato morsu ad rabiem usque laesos trahebant, ita ut
aufugere inde ueluti ab Harpiis fuerint coacti, « Dans les divers territoires de cette vaste terre qu’est Paria,
les nôtres ont trouvé, je l’affirme, des reptiles, des insectes, des quadrupèdes aussi, d’aspect varié, divers,
innombrables, différents des nôtres, peu dangereux pourtant si l’on excepte les lions, les tigres et les crocodiles […] Dans la plupart des lieux, des chauves-souris aussi grosses que des tourterelles les harcelaient
furieusement dès la tombée de la nuit, et de leur morsure venimeuse elles blessaient les nôtres et allaient
jusqu’à leur transmettre la rage, à tel point qu’ils furent contraints de s’enfuir comme devant des Harpyes ».
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Mais à cette répartition s’en surimpose une autre, plus révélatrice : il semble que la
nature des animaux que Pierre Martyr choisit de mentionner représente un état des relations entre colonisateurs et colonisés. Le livre X de la première décade, par exemple, a été
écrit dix ans après les livres VIII et IX dans lesquels Martyr ne mentionnait à Paria que des
animaux inoffensifs ; en dix ans, certes, on a appris à mieux connaître le territoire de Paria,
et on a commencé à explorer l’intérieur des terres ; mais surtout, lorsque Martyr à cette
date fait le bilan de dix-huit ans de découvertes, il sait par ses informateurs qu’une grande
partie de la population d’Hispaniola a disparu, fauchée par les épidémies, les guerres et les
exactions en tout genre. Par ailleurs, les nouvelles qui parviennent de conquistadors comme
Hojeda, Nicuesa ou Balboa, et qu’exposent longuement les deuxième et troisième Décades indiquent que la conquête est difficile, que les colons sont décimés par la faim et les
maladies et que les indigènes du Veragua, du Darién et d’Uraba opposent une résistance
farouche et acharnée aux tentatives d’installation et d’exploitation des Espagnols. Or, on
peut remarquer que les animaux présentés dans ces décades sont eux aussi agressifs et
dangereux. Pierre Martyr crée ainsi une harmonie entre tous les éléments pour montrer le
climat d’hostilité dans lequel se déroule la conquête du continent sud-américain. Cette
observation se vérifie dans toutes les autres décades.
Par ailleurs, Martyr utilise dans toutes les Décades les animaux comme métaphores
des comportements humains. Il le fait de manière générale pour illustrer les rapports de
force, recourant souvent à un système binaire de représentation : soit il emploie la métaphore
des moutons face au loup, soit celle du chasseur face à l’animal sauvage, et ces images
subissent des variations. Très tôt dans le récit, dès les livres I, II et III de la première Décade,
les métaphores animales apparaissent : les Taïnos, habitants d’Hispaniola, pacifiques, sont
comparés à des moutons, les Cannibales, leurs voisins anthropophages, à des loups 17.
Dans les décades rapportant la conquête de la terre ferme, Martyr poursuit la métaphore :
les indigènes nus transpercés par les épées tranchantes sont tués comme des oues 18,
pourchassés comme des animalia bruta 19 ; les Espagnols dominés par la cupidité qui les
pousse à maltraiter les indigènes sont des lupi rapaces 20, leur cruauté impossible à sanctionner les fait comparer à une hydre toujours renaissante 21. Mais les images peuvent aussi
s’inverser quand la sauvagerie est du côté indigène : dès la première décade, alors que la
guerre fait rage entre Espagnols et Taïnos, c’est un chef taïno qui est comparé à un lion
grinçant des dents dans la cage où on l’a enfermé 22. Plus loin, dans la troisième décade,
17.
18.
19.
20.
21.
22.
Ibid., 93 : Ne nocere ulterius lupi rapaces finitimis ouibus possint, « afin que ces loups voleurs ne pussent
pas nuire plus longtemps aux moutons que sont leurs voisins ».
Ibid., 191 : Lanceis ensibusque ueluti oues, quia nudi, trucidantur, « ils sont tués comme des moutons par
les lances et les épées car ils étaient nus ».
7, 2 : Piget haec referre, sed oportet esse ueridicum : sui tamen exitii uindictam aliquando sumpsere Iucai,
raptoribus interfectis, uti late in primis decadibus memoraui. Cupiditate igitur habendi Iucaios, more
uenatorum per nemora montana perque palustria loca feras insectantur, « j’ai honte de le dire, mais il faut
être franc : […] Les Espagnols, dans leur désir de capturer les habitants des Lucayes, les pourchassaient
comme les chasseurs pourchassent les bêtes sauvages, à travers les forêts des montagnes et les marais ».
7, 4 : Sed quid, ad orbes tam peregrinos, tam exteros, tam longinquos, per decadentem oceanum, qui
coelorum rotatos cursus imitatur, delapsi a praetoribus distantes, auri caeca raptati cupiditate, qui mitiores agnis hinc abeunt, applicati rapaces in lupos commutantur, regiorum omnium mandatorum immemores, « mais quoi ! Quand ils sont parvenus sur des terres si lointaines, si éloignées, si distantes, au-delà de
l’océan qui imite dans sa course les cieux et leurs révolutions, quand ils se trouvent si loin des juges,
entraînés par la convoitise de l’or, ces hommes qui partent d’ici plus doux que des agneaux se transforment
en loups avides sans plus se souvenir des ordres des rois ».
7, 4 : Et redarguuntur et mulctantur et plectuntur multi, quanto diligentius hydrae capita scinduntur, eo
plura pullulare uidimus, « et nombreux sont ceux qui sont blâmés, châtiés et punis, mais plus on coupe les
têtes de l’hydre, plus nombreuses on les voit repousser ».
ANGHIERA 2003, 105 : Tamquam leo Libycus dentibus frendens, « grinçant des dents comme un lion de
Libye ».
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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Martyr compare le chef indigène Pacra, dont la sauvagerie est constamment dénoncée, à
un animal brutum, monstrosum, une belua 23 ; dans la septième décade, il rapporte comme
un exemple de la sauvagerie des indigènes l’anecdote suivante : des indigènes, enlevés
dès l’enfance à leurs familles et élevés dans un monastère, ont, parvenus à l’adolescence,
réuni une troupe, détruit le monastère et massacré les moines : Martyr les qualifie alors à
leur tour de lupi 24. Une réflexion de Pierre Martyr souligne explicitement ce rapprochement :
« assez sur ces bipèdes ; car ces hommes sont des bipèdes, quoiqu’ils soient presque semblable à des quadrupèdes 25. »
Mais dans la troisième décade Martyr cesse d’employer des images générales pour
utiliser et développer des exemples propres au Nouveau Monde, et c’est alors que l’allégorie apparaît avec la plus grande évidence. La troisième décade, écrite en 1516, porte sur
la conquête du Darién et voit Pierre Martyr revenir et s’attarder sur le sort des populations
d’Hispaniola, auxquelles il avait consacré toute sa première décade, mais dont il n’avait
pas reparlé par la suite. Deux anecdotes sont, contrairement à d’habitude, longuement
détaillées, l’une à propos d’une chasse au « tigre » 26, l’autre à propos d’un lamantin apprivoisé
23.
24.
25.
26.
3, 2 : Humanam tantum illi formam tribuisse naturam inquit, de caetero brutum animal, agreste, monstrosum […] Beluam immanem […] in bellatorum canum fauces coniecit, « Vasco dit que la nature ne lui a
donné d’humain que l’apparence et que pour le reste c’est une bête brute, sauvage, monstrueuse […]
Vasco livra aux crocs des chiens de combat la bête immonde ».
7, 4 : Sed audi facinus horrendum : puerilibus annis exactis et uix primae lanuginis aetate captata, duo primarii ex eruditis quos a ferina maiorum suorum natura ad Christi dogmata et ad humanos iam traxisse
ritus arbitrabantur, electo profugio, more luporum uetere pelle resumpta priscos natiuosque sibi labes
rebiberunt et, uicinorum grandi manu armatorum comparata, ipsis ducum opera utentibus, facto impetu
coenobium, in quo paterna fuerant educati charitate, petierunt. Coenobio expugnato ac funditus euerso,
educatores et famulantes ad unum trucidarunt, « Mais écoute un terrible récit : au sortir de l’enfance, à
peine entrés dans l’adolescence, deux jeunes gens qui occupaient le premier rang parmi ces enfants éduqués, que l’on croyait avoir détournés de leur nature sauvage et convertis à la loi du Christ et à des mœurs
civilisées, décidèrent de s’enfuir ; ils reprirent, comme des loups, leurs vieilles peaux, s’imprégnèrent de
nouveau des souillures qu’ils connaissaient avant et qui constituaient leur état naturel et, après avoir réuni
une grande troupe constituée d’hommes en armes du voisinage, dont ils prirent la tête, ils menèrent
l’assaut et attaquèrent le monastère dans lequel ils avaient été éduqués avec une charité toute paternelle.
Après avoir pris le monastère et l’avoir entièrement détruit, ils massacrèrent jusqu’au dernier leurs maîtres
et leurs camarades ».
5, 9 : De bipedibus aliquid ; est namque gens illa bipes – paene par quadrupedi.
3, 2 : « Je pense qu’il ne sera pas inutile de rapporter un cas particulier avant de poursuivre notre récit.
L’année dernière [1515], à ce qu’on raconte, le Darién fut dévasté par un tigre qui fit des ravages aussi terribles que ceux que commirent autrefois le sanglier enragé de Calydon ou le terrible lion de Némée. Pendant six mois pleins, en effet, pas une nuit ne se passa sans qu’il ne tuât, même en plein bourg, une
génisse ou une jument, un chien ou un porc. […] Ils rapportent que personne alors ne pouvait sortir des
maisons sans courir de risque, surtout quand le tigre nourrissait des petits : à cette époque en effet, lorsque la faim des tigrons se faisait pressante, il allait jusqu’à attaquer l’homme, s’il rencontrait un homme
avant un animal. Sous l’empire de la nécessité, on finit par trouver un moyen de faire payer au fauve le prix
de tant de sang : on examina les sentes étroites qu’il empruntait d’ordinaire, la nuit, lorsqu’il quittait l’abri
retiré de sa tanière pour aller chasser, et on creusa une fosse en travers du chemin. Puis on recouvrit
l’excavation de branchages et d’une partie de la terre qu’on avait extraite, après en avoir dispersé le surplus. Le tigre, un mâle, arriva sans se méfier, tomba dans le trou et s’empala sur les pieux aiguisés qu’on
avait plantés au fond. Il emplissait le voisinage de ses feulements et les montagnes résonnaient de ses
plaintes déchirantes. Pour l’achever, on précipita sur lui, depuis les bords de la fosse, une pluie de lourds
rochers tandis qu’il était immobilisé sur les pieux. Il mettait en mille morceaux, mille éclats les piques dirigées d’une main sûre qu’on lançait d’en haut. À demi-mort, vidé de son sang, il emplissait encore de
crainte ceux qui le regardaient : qu’aurait-il fait s’il avait été libre et en pleine possession de ses forces ?
[…] Après la mort du tigre mâle, on suit ses traces vers les montagnes et on atteint la tanière où il abritait
sa famille. La mère était absente ; on emporte les deux petits qui n’étaient pas encore sevrés. Puis on
change d’avis et on décide de les envoyer en Espagne quand ils seront un peu plus grands : on les
enchaîne donc soigneusement et on les ramène à l’antre de leur mère pour qu’elle les allaite. Quelques
jours plus tard, nos hommes revinrent à la tanière : ils n’y trouvèrent personne, mais les chaînes étaient à
leur place. On pense que la mère, de rage, a mis ses petits en pièces et qu’elle a emporté leurs corps afin
que personne ne s’emparât d’eux : nos hommes affirment en effet qu’on ne pouvait pas libérer les petits
de leurs chaînes sans les tuer. »
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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vivant dans l’île d’Hispaniola 27. À propos de la première, deux observations peuvent être
faites : d’une part la sauvagerie présente chez tous les protagonistes, humains et animaux,
de l’anecdote, reflète celle du contexte où elle est narrée : il s’agit de la conquête du territoire du chef indigène Pacra, connu et redouté de tous ses voisins pour sa cruauté, que
Martyr qualifie de belua et d’animal brutum, monstruosum. Cet exemple confirme notre
hypothèse sur la contamination qui s’exerce du contexte sur la description des animaux.
D’autre part, il est tentant de rapprocher l’attitude de la tigresse, qui préfère, à ce que
laisse présumer le récit, tuer et dévorer ses petits plutôt que les voir devenir les captifs des
Européens, d’un passage qui figure dans la même décade, quelques livres plus loin, dans
lequel on voit les femmes indigènes d’Hispaniola, désespérées par leur sort, décider
d’avorter plutôt que de mettre au monde des enfants dont la seule perspective serait de
devenir esclaves des Espagnols 28.
27.
28.
3, 8 : « Le prince de cette région aimait la pêche ; il s’appelle Caramatexius. Dans ses filets se prit, tout
jeune encore, un de ces énormes poissons que les indigènes appellent Manati. On ne connaît pas, dans
nos mers, de monstre de cette espèce. Il a quatre pattes et la forme d’une tortue. Il n’est pas couvert
d’une carapace mais d’écailles ; sa peau est si dure qu’il ne craint pas les flèches ; elle est hérissée de mille
aspérités, mais son dos est plat et sa tête ressemble tout à fait à celle du bœuf. C’est un poisson qui vit
dans l’eau et sur la terre ; il est doux, bouge peu et sa grande intelligence le rend aussi sociable avec les
hommes que l’éléphant ou le dauphin. Le prince nourrit ce bébé poisson pendant quelques jours chez lui,
avec, par exemple, du pain indigène fait de manioc ou de millet, mais aussi de plusieurs autres racines
dont se nourrissent les hommes. Alors qu’il était encore tout petit, il le jeta dans un lac situé tout près de
son palais, comme dans un vivier : ce lac reçoit les eaux, mais ne les rejette pas. Le lac s’appelait Guarabo :
par la suite, on l’appela Lac [du] Manati. Pendant vingt-cinq ans, le poisson vécut en liberté dans ces eaux.
Il grandit jusqu’à devenir énorme. Ses exploits sont différents de ce qu’on peut entendre sur les dauphins
de Baies ou sur celui d’Arrion. On baptisa ce poisson Matu, ce qui signifie “généreux” ou “noble”. Quand
donc un des familiers du roi, surtout ceux qu’il connaissait bien, appelait de la rive du lac “Matu, Matu”,
c’est-à-dire “Généreux, généreux”, il se remémorait les bienfaits des hommes, dressait la tête et se dirigeait vers celui qui l’appelait. Il mangeait dans la main. Si on désirait traverser le lac, on lui faisait signe :
en s’inclinant, il invitait ceux qui voulaient passer l’eau. On sait qu’il est arrivé un jour à ce monstre de
transporter en une fois dix passagers qui effectuèrent la traversée tous sains et saufs, en psalmodiant et
en chantant. Mais si, dressant la tête, il apercevait un chrétien, il plongeait et refusait d’obéir parce que,
bien qu’il fût doux et apprivoisé, il avait été blessé par un jeune chrétien brutal qui lui avait lancé un trait
acéré. Quoique l’animal ne fût pas du tout blessé grâce à la dureté de sa peau, qui était hérissée
d’excroissances et résistante, il comprit cependant qu’on l’agressait. Par la suite, même s’il connaissait
ceux qui l’appelaient, il vérifiait toujours soigneusement, en regardant partout aux alentours, qu’il n’y eût
pas d’homme vêtu à la mode des chrétiens. Il jouait sur la rive avec des serviteurs du prince, mais surtout
avec le jeune prince qu’il aimait et qui l’avait autrefois nourri chez lui. Il était plus malin qu’un singe. Il
constitua pendant longtemps, pour toute l’île, une attraction unique : chaque jour, une foule immense
d’indigènes et de chrétiens venait voir ce monstre prodigieux. On dit que la chair de ces animaux a le
goût du poisson, et qu’ils sont nombreux dans ces mers. À la fin, on perdit Matu, le plaisant poisson, qui
fut emporté à la mer par l’Attibunica, un des quatre fleuves qui divisent l’île en parts égales, à la suite
d’inondations inouïes qui accompagnent ces redoutables tempêtes qu’on appelle ici furacanes [ouragans]. L’Attibunica déborda dans de telles proportions qu’il inonda toute la vallée et pénétra tous les lacs.
Le gentil, le plaisant, le sociable Matu suivit donc le courant de l’Attibunica et retrouva sa mère naturelle
et les eaux où il était né. On ne le revit jamais. En voilà assez sur ce sujet. »
3, 8 : Hoc tamen inter fata haec uberrima iacet medium quod me angit non mediocriter. Simplices hi nudi
homines paruo erant assueti labori. Pereunt multi ex immensa fatigatione in aurifodinis, desperantque a
deo ut sibi mortem multi conciscant, nilque curent de procreatione filiorum. Sumere matres grauidas
medicamina inquiunt quae immaturos partus edant, cum cernant se parituras Christianorum mancipia.
Licet ex regio diplomate liberos esse sancitum sit, seruire tamen coguntur ultraque homini libero placeat.
Extenuatus est miserorum numerus in immensum. Duo decies centena capitum milia amplius fuisse aliquando censita multi ferunt. Quis nunc sit horresco referre, « Cependant, au milieu de toutes ces félicités,
il y a ce point qui me tourmente vivement : ces hommes nus et simples n’étaient pas accoutumés au
travail ; beaucoup d’entre eux meurent d’épuisement dans les mines et désespèrent de dieu à tel point
que beaucoup se donnent la mort et qu’ils ne veulent plus avoir d’enfants. On dit que les femmes enceintes absorbent des substances pour tuer les bébés qu’elles attendent, parce qu’elles voient qu’elles vont
mettre au monde des esclaves pour les chrétiens. Bien qu’un arrêté du roi ait prescrit qu’ils sont libres, ils
sont cependant contraints de servir au-delà de ce qu’il plairait à un homme libre. Le nombre de ces malheureux a considérablement diminué. Beaucoup rapportent qu’on comptait autrefois plus de deux millions d’habitants ; je n’ose mentionner combien ils sont maintenant ».
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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Mais le récit mettant en scène le lamantin Matu, très intéressant, est encore plus explicite. Ce récit intervient à la fin de la troisième Décade, dans le livre VIII, à un moment où
Pierre Martyr interrompt son récit de la conquête du continent pour revenir à Hispaniola, à
laquelle il consacre à nouveau trois livres. Dans toutes ses décades, Pierre Martyr manifeste
un attachement particulier pour Hispaniola et sa population ; on a même vu ci-dessus comment la faune elle-même y était inoffensive, et il est manifeste que l’anecdote du lamantin
ne pourrait être présentée dans un autre contexte. Mais on peut ici aller plus loin. Ce récit
vient immédiatement après le passage cité ci-dessus à propos de la dépopulation d’Hispaniola. Cette proximité invite à lire l’anecdote sur le lamantin comme une allégorie mettant
en scène les protagonistes de la conquête d’Hispaniola tels que Martyr les a souvent
montrés : les insulaires bienveillants et doux, vivant en harmonie avec la nature et les animaux, capables de joies simples, aimant s’amuser dans une innocence tout originelle ; les
Espagnols caractérisés par le goût de la violence gratuite envers les êtres vivants, comme
le montre aussi un combat d’animaux, organisé par Colomb, rapporté dans la première
décade, et incapables de se fondre dans l’harmonie insulaire, cherchant juste à la détruire.
Notons aussi qu’il s’agit du seul cas où l’on voit apparaître un animal véritablement et durablement apprivoisé, mêlé à la vie des hommes au point qu’il possède même un patronyme.
Ce nom, qui indique une des qualités de l’animal, n’est pas sans rappeler le nom des Tainos, qui se désignaient eux-mêmes par ce terme signifiant « homme noble » par opposition
aux Caraïbes. Il est dès lors facile de lire l’anecdote comme une allégorie visant à compléter
le discours qui précède sur le dépopulation de l’île : comme le lamantin, les indigènes
d’Hispaniola se sont montrés accueillants et confiants envers les Espagnols ; comme eux,
après les premières agressions, ils ont appris la méfiance envers tout ce qui est habillé ;
mais faute de pouvoir s’enfuir comme le lamantin, ils ont été soumis et détruits.
Deux constats se dessinent donc : d’une part, la description des animaux est contaminée par les événements de la conquête, de l’autre les animaux constituent à plusieurs reprises une image de l’homme : lorsque les populations sont accueillantes, les animaux sont
décrits comme inoffensifs ; lorsque la conquête s’effectue par les armes et que les populations résistent, les animaux décrits sont plus dangereux et acquièrent le double statut de
proie ou de prédateur. Mais voyons pour terminer comment les approches zoologique et
allégorique de la faune du Nouveau Monde laissent place peu à peu à une vision teintée
de fantastique.
Glissement vers le fantastique
On peut constater qu’au fil des Décades, au fur et à mesure que les animaux envahissent le récit, un glissement s’opère peu à peu : de l’attachement au réel qu’il manifestait au
début, attachement qui le poussait d’ailleurs à vouloir prolonger au Nouveau Monde la
réalité du monde européen et asiatique décrite par Pline, Pierre Martyr semble glisser vers
une vision du monde à la fois plus ouverte à toutes les éventualités et plus indécise, dans
laquelle les catégories sont moins clairement définies ; ce phénomène se manifeste dans
plusieurs domaines, par exemple dans la peinture des hommes et de leurs conflits 29, mais
il est particulièrement visible dans celui qui nous intéresse, et nous allons, pour clore cette
étude, observer la manière dont, d’une part, les animaux monstrueux apparaissent, et dont,
de l’autre, les frontières s’effacent entre les hommes et les animaux.
Nous partirons du mot monstrum, qui illustre bien, par l’évolution de son sens dans les
Décades, l’évolution du regard de Pierre Martyr. Nous avons vu dans la première partie que
29.
GAUVIN 2003, 71-87.
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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le terme monstrum, dans l’ensemble de l’œuvre, qualifie les animaux qu’on peut décrire en
recourant à des morceaux d’autres animaux, et qui, aux yeux du lecteur, deviennent ainsi
de monstrueux hybrides. Il arrivait que ces animaux possèdent une partie de leur corps
rappelant le corps humain, mais cela restait ponctuel et un seul animal présentait cette
particularité : l’opossum, dont les mains étaient qualifiées d’humaines. Or deux phénomènes se produisent : d’une part l’on voit apparaître un nouvel emploi du terme monstrum
qui sert à désigner des animaux gigantesques, dangereux, à l’existence parfois douteuse ;
de l’autre, dans les deux dernières Décades, le substantif monstrum et l’adjectif monstruosum qualifient non plus des êtres hybrides composés de morceaux d’animaux, créations littéraires destinées à faciliter la représentation mentale, mais des créatures décrites comme
mi-humaines, mi-animales, proprement fantastiques.
Les animaux dangereux apparaissent dès la première décade, mais seulement dans le
dernier livre, rédigé comme un bilan dix-sept ans après le premier, en 1510. Alors que se
dessine une conquête du continent difficile et pleine de danger, Pierre Martyr signale, au
milieu des lions, tigres et chauves-souris l’apparition d’un monstrum, sorte de serpent gigantesque qui aurait enlevé un homme dormant sur le rivage 30. Dans la deuxième décade,
quatre ans après, il mentionne un poisson géant qui aurait fait sombrer un bateau d’un coup
de queue et qu’il classe parmi les ingentia monstra maritima 31. L’existence de ce poisson
n’est pas avérée. Certains marins assurent l’avoir vu, mais pas tous. Dans la cinquième
décade, en 1523, surgit un autre type d’animal fabuleux : des poissons chanteurs, grands
comme des dauphins, dont le chant provoque le sommeil 32. Enfin dans la huitième décade
30.
31.
32.
ANGHIERA 2003, 223 : Alibi cum in terra noctu quidam in arena dormirent, e mari monstrum exiens, furtim
unum arripuit medium asportauitque in conspectu sociorum nec misero clamanti opem ferre potuerunt,
donec in mare belua cum praeda prosilierit, « En un autre lieu, alors que certains des nôtres passaient une
nuit à terre sur une grève, un monstre sortit de la mer, saisit subrepticement l’un d’eux par le milieu du
corps et l’emporta avec lui sous les yeux de ses compagnons ; et ils ne purent secourir le malheureux, qui
hurlait, avant que le monstre ne fût reparti dans la mer avec sa proie ».
2, 1 : Pactis igitur diebus exactis, cum fame iam acri urgerentur, duos conscendunt relictos bergantinos et
eam terram deserunt. Hispaniolam uersus altum iam adnauigantibus exorta tempestas e bergantinis
unum cum uniuersis qui inerant absorpsit. E sociis alii referunt se aperte uidisse immanem piscem circumeuntem bergantinum – ingentia enim monstra maria illa nutriunt – et caudae ictu bergantini temonem
confregisse in frusta. Quo deficiente circumacta tempestate bergantinus obrutus est circa littus insulae
quam Forte appellant inter Carthaginensem et Vrabanam oras sitam, « Au terme du délai fixé, comme ils
souffraient terriblement de la faim, ils embarquent à bord des deux brigantins qui leur restaient et quittent cette terre. Alors qu’ils avaient pris la route d’Hispaniola et se trouvaient déjà en pleine mer, une tempête se leva et engloutit l’un des brigantins avec tous ceux qui étaient à bord. Certains de leurs
compagnons rapportent avoir vu distinctement un énorme poisson tourner autour du brigantin – ces
mers nourrissent en effet des monstres énormes –, en briser d’un coup de queue le gouvernail et le
réduire en miettes. Privé de celui-ci, ballotté par la tempête, le brigantin sombra près des rivages d’une
île qu’on appelle l’Île Forte, à mi-chemin entre Uraba et Carthagène ».
5, 9 : In eo itinere Petro Ariae dixit Gil Gonzalus, dixerunt et comites ad leucas ad Colonia Pannama circiter
centum, inuenisse pelagi uastitatem nigri coloris ; in qua pisces adnatabant magnitudine delphinali harmonice cantantes, uti de Syrenibus est narratio ; similique modo soporem attrahentes. Hic angusti animi
homines mirabuntur, dicent rem esse impossibilem : hos ego parumper affabor. Nonne legimus
Erythreum sinum esse rubium, unde Rubri Maris assecutus est nomen ? Siue id sit ex aquae natura, siue a
rubris harenis saxisque littoralibus reuerberantibus rubris id eueniat, rubrum apparet mare ; quis ergo
naturam hebetat tantopere, ut ei tollat quin et nigras genuerit harenas et saxa nigra quae nigras uideri
faciant aquas alibi ? De cantu uero fabulam et ergo ipse arbitror, licet a uiris referatur cordatis : attamen in
illorum excusationem nonne tritones cognitum est esse uocales, auditi fuerunt aliquando et reperti exanimes, proiecti ad littus in occiduo Hispano, nonne sub aquis et rana coaxatur ? Quid ergo erit mirandum si
uocales et alii pisces, nunquam alias auditi, reperiantur ? Credat hominum quisque ad sui libitum, ego
naturam esse magnipotentem existimo, « Gil Gonzales ainsi que ses camarades ont raconté à Pedro Arias
que lors de ce voyage, à cent lieues environ de la colonie de Panama, ils avaient trouvé une vaste zone
marine dont les eaux étaient noires. Nageaient là des poissons grands comme des dauphins qui chantaient harmonieusement ainsi qu’on le raconte à propos des sirènes et qui, de la même manière, invitaient
au sommeil. À ce point du récit les hommes à l’esprit étroit s’étonneront et diront que la chose est
impossible ; je leur répondrai en quelques mots. Ne lisons-nous pas que la mer d’Érythrée est rouge, ce qui
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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se succèdent des animaux à l’identité mal définie mais redoutables par leur férocité : un
grand animal qui dévore les hommes et n’apparaît que la nuit, qualifié à la fois de monstrum et de fera belua, terme très rare chez Martyr 33 ; le cappa qui dévore les chiens et dont
les pieds ressemblent aux souliers français 34 ; l’animal maigre et puant qui défèque des
couleuvres, monstrueux dans les deux sens du terme puisqu’il tient du renard et du loup et
que le chroniqueur qualifie de mirabile 35 ; enfin, comme un écho à la première décade, des
serpents de mer très gros qui montent à bord des navires et dévorent les marins endormis 36. On est loin des lapins et des petits sangliers des premières décades.
33.
33.
34.
35.
36.
lui a valu le nom de mer Rouge ? Que cela soit dû à la couleur de l’eau ou à des sables rouges et des
rochers rouges qui réfléchissent leur couleur, la mer semble rouge. Qui donc émousse à tel point les pouvoirs de la nature qu’il lui ôte la possibilité de créer des sables noirs et des rochers noirs qui font
qu’ailleurs les eaux paraissent noires ? Quant au chant, je pense moi aussi qu’il s’agit d’une fable, bien que
le fait soit rapporté par des hommes dignes de foi. Mais, à leur décharge, n’est-il pas avéré que les tritons
ont de la voix ? On les a même entendus et on en a trouvé quelques-uns, morts, rejetés sur les côtes occidentales de l’Espagne. La grenouille ne fait-elle pas entendre ses coassements sous l’eau ? Qu’y aura-t-il
alors d’étonnant si on trouve d’autres poissons qui ont aussi une voix, même si on ne les a jamais entendus ailleurs ? Que chacun croie ce qui lui plaît ; je pense pour ma part que la nature est toute-puissante ».
8, 7 : Vastum aliud nutrit terra illa animal, et crudele gallico cane non minus, raro uisum. Primo noctis crepusculo
prodit e siluarum latebris, pagos adit, circuit domos plorando elatis uocibus, ita ut in infantem percussum
esse ignari artis illius arbitrentur. Priusquam rerum experientia uicinos instrueret fallebantur multi ; ad uagitus
incauti exibant ; aderat monstrum, raptabat miserum et ictu oculi lacerabat in frusta. Longa temporis intercapedo et necessitas, quae sopitos excitant animos contra ferae belluae naturam remedium inuenerunt. Si quis
iter noctu sit capturus accensum exportat secum ticionem rotatque eundo, eo inspecto fugit monstrum, uelut
ab furentis gladio timidus homo ; per diem uisum fuit nunquam, « Cette terre abrite un autre grand animal,
aussi grand que les cruels chiens français, qu’on ne voit que rarement. Il quitte l’abri des forêts au tout début
de la nuit, va dans les villages, fait le tour des maisons en pleurant très fort, de telle façon que ceux qui
ignorent sa ruse croient qu’on a frappé un enfant. Beaucoup s’étaient laissés prendre avant que l’expérience n’ait instruit les indigènes du voisinage. Ils sortaient sans méfiance dans la direction des vagissements :
le monstre était là, il emportait un malheureux indigène et le mettait en pièces en un clin d’œil. Un long délai
et la nécessité, qui font travailler les esprits assoupis, fournirent un remède contre la férocité de la bête. Celui
qui doit cheminer de nuit emporte avec lui un tison allumé et en marchant il le fait tournoyer. Le monstre,
quand il le voit, s’enfuit comme un homme craintif devant l’épée d’un furieux. On ne l’a jamais vu de jour ».
8, 7 : Versatur in eorum siluis animal aliud asino grandius, ferox, canibus infestum, obuium quencumque raptatum aufert secum, uti lupus aut leo pecudem, tres canes coenobii custodes raptarunt fratribus e uestibulo,
huius est a ceteris animalibus forma pedum ualde diuersa, calceo gallico similis est ungula, a fronte lata et
rotunda, non scissa, a calcari acuta, nigrum est et uillosum, aspectum formidat hominis : cappam appellat quadrupedem incola, « Dans les forêts de ces régions vit un autre animal plus grand qu’un âne, féroce, qui s’en
prend aux chiens et emporte avec lui comme proie tous ceux qu’il trouve sur son chemin, comme le loup
et le lion emportent le bétail. Des animaux de ce type ont ainsi enlevé à des frères les trois chiens qui gardaient
le couvent, venant les chercher dans le vestibule. Cet animal a des pieds dont la forme diffère totalement de
celle des pieds des autres animaux : le pied ressemble à un soulier français, large sur le devant, arrondi, sans
séparation, pointu au talon. Il est noir, velu et craint la vue des hommes. Les habitants l’appellent cappa ».
8, 7 : Est aliud egestu mirabile, strigosum, cubitales loco stercoris emittit colubras : unum domi nutrisse
fratres ipsi, uidisseque se aperto experimento rem asserunt. Quo solutae tendant colubrae interrogati, ad
uicinas dixerunt siluas, ubi uitam agunt breuem. Putet animal super qualecunque proiectum ad sterquilinia
cadauer foetidum, inde putoris eius impatientes interfici animal iusserunt, uulpem rostro, pilo lupum imitatur.
Quando in infantum uentribus uermes passim creari neque senes ab ea peste immunes atque una cum
excrementis emitti uiuos didici, quos mutato nomine uulgus lombrizes appellat, cur et illud accidere posse
non crediderim, talibus praecipue uiris id affirmantibus ?, « Il existe un autre animal étonnant par ses déjections, décharné, qui en guise d’excréments produit des couleuvres longues d’une coudée. Des frères en
ont élevé un chez eux, et ils assurent avoir constaté le fait de leurs propres yeux. Quand on leur demanda
où allaient ces couleuvres, une fois sorties, ils répondirent qu’elles gagnaient les forêts voisines où elles
mouraient rapidement. Cet animal empeste davantage qu’un cadavre, quel qu’il soit, jeté sur un tas de
fumier : c’est pourquoi, ne supportant plus son odeur, les moines le firent tuer. Cet animal a un museau de
renard, un pelage de loup. Puisqu’il naît de temps à autre des vers dans le ventre des enfants et que les
vieillards ne sont pas à l’abri de cette affection, et comme j’ai appris qu’ils les expulsaient vivants en
même temps que les excréments (par métaphore on appelle couramment ces vers des lombrics), pourquoi ne pas croire à cette histoire, surtout quand ce sont des hommes de cette qualité qui la rapportent ? ».
8, 7 : In finibus quibusdam maritimis angues magnae molis creantur ; si dormire nautis acciderit, apprehensa cymbae sponda, in nauim serpunt et perimunt sopitos ac lacerant et comedunt socialiter, uti uultures ad oblata cadauera, « Dans certaines régions de l’océan naissent d’énormes serpents. Quand il arrive
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
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Mais plus étonnant encore est la seconde évolution du terme monstrum, qui se met
progressivement, dans les deux dernières décades, à désigner des créatures constituant
un mélange d’homme et d’animal. Le lecteur découvre d’abord, dans la septième décade,
des hommes pourvus de caractéristiques animales. Quoique Martyr s’abrite derrière un
commentaire empreint de scepticisme, arguant qu’il s’agit de vieilles légendes transmises
de génération en génération, il signale tout de même l’existence de ces hommes en partie
couverts d’écailles, munis d’une queue rigide comme celle des crocodiles et de doigts
aussi longs que larges, qui ne peuvent s’asseoir que sur des sièges troués et se nourrissent
de poisson cru 37. Puis apparaissent les animaux à traits humains. Dans la septième décade
apparaissent ces créatures mi-oiseaux/mi-femmes 38 que Martyr qualifie de prodigioso monstro, puis de monstra horrenda et qu’il assimile immédiatement aux Harpyes des Strophades décrites par Virgile 39. Et dans la huitième et dernière décade, quand il évoque la faune
de la Guyane, le chroniqueur mentionne l’existence de trois animaux qui sont soit décrits
comme des hommes, soit dépeints comme des êtres situés à la frontière entre humanité et
37.
37.
38.
39.
aux marins de dormir, ils escaladent la coque du navire, se glissent à bord, tuent, mettent en pièce et
dévorent en groupe les hommes assoupis, comme des vautours qui fondent sur des cadavres ».
7, 2 : Est alia regio dicta Inzignanin. Ad hanc aiunt incolae quondam appulsas ex maiorum relatu pelago
aduectas gentes caudatas, ad spitamae longitudinem et lacerti proceritatem, cauda non mobili, ut in quadrupedibus, sed solida in turbinem ut in piscibus et crocodilis uidemus et in osseam duriciem protenta.
Vnde quando sedere cupiebant, sedilibus perforatis utebantur aut illis deficientibus, effossa tellure ad spitamalem et paulo amplius scrobem, cauda inmissa opus erat quiescere, digitos habuisse gentem illam
latos non minus ac longos, pellem asperam paene squameam fabulantur. Solo crudorum piscium esu
uesci solitam quibus deficientibus aiunt ad unum interiisse neque de se prolem reliquisse ullam. Haec et
huiuscemodi multa inania relicta sibi fuisse ab auis et parentibus praedicant, « Il existe une autre région
qu’on appelle Inzignanin. D’après les habitants, qui tiennent cela de leurs ancêtres, des hommes pourvus
d’une queue sont un jour arrivés dans cette région par voie de mer. Cette queue, longue d’une palme et
grosse comme le bras, n’était pas souple comme chez les quadrupèdes mais dure et conique, comme
chez les poissons et les crocodiles, rigide et aussi résistante qu’un os. Pour cette raison, quand ils désiraient s’asseoir, ils se servaient de sièges percés d’un trou, ou, quand il n’y en avait pas de tels, ils devaient
creuser dans la terre un trou mesurant un peu plus d’une paume et se reposaient après y avoir posé leur
queue. On raconte que ces hommes avaient des doigts aussi larges que longs, et une peau rugueuse,
presque écailleuse. Ils ne se nourrissaient, dit-on, que de poisson cru et quand ces poissons leur manquèrent, ils périrent jusqu’au dernier et ne laissèrent aucune descendance. Ils affirment que ce sont leurs
aïeux et leurs parents qui leur ont transmis ces fables et beaucoup d’autres encore ».
7, 10 : Prodigioso monstro portionem tuam Illustrissime Princeps claudimus […] Ea ui, deportatas ferunt in
regionem uolucres duas, decantatis strophadum harpiis fere similes, quod uirgineo uultu, mento, ore,
naso, dentibus et leui supercilio, oculisque uenerandis et facie constarent. Tantae molis fuisse unam
inquiunt, ut nullius arboris ramus potis esset accedentem sustinere, quin frangeretur, immo et aiunt illius
pondere in rupium saxis quo pernoctatura se conferebat, extare unguium uestigia. Sed quid haec recolo,
non difficilius uiatorem praehendebat unguibus hominem, ad celsaque montium culmina comedendum
ferebat, ac milui solent raptare pulliculum. Alteram quae minor esset, maioris fuisse prolem arbitrantur ;
Hispani qui regiones illas ad quadringentas usque leucas ab hostio huius fluminis classibus uecti peragrarunt allocutos fuisse multos, qui peremptam uiderint maiorem profitentur, probati praecipue uiri quos
saepe memoraui […] Magno uirili foemori aiunt ei fuisse crassiora crura, sed breuia ut in aquilis et rapacibus reliquis. Iunior matre perempta nusquam uisa fuit, « Nous terminons par un prodige extraordinaire la
partie de notre œuvre qui vous est dédiée, très illustre prince […] On rapporte que cette tempête déporta
et amena dans cette région deux oiseaux presque semblables aux Harpyes des Strophades dont parlent
les poèmes car ils avaient la physionomie d’une vierge : menton, bouche, nez, dents, fins sourcils, de
beaux yeux, tout le visage. On dit que l’un d’entre eux était si lourd qu’aucune branche d’arbre ne pouvait
le supporter sans se briser et que son poids était tel que lorsqu’il se posait plutôt, pour passer la nuit, sur
des rochers, la marque de ses serres restait visible. Mais il suffit de dire qu’il saisissait sans mal un passant
entre ses serres, l’emportait pour le dévorer au sommet des montagnes de la même manière que les
milans s’emparent d’un petit poulet. On pense que le second oiseau, qui était plus petit, était le fils du
grand. Les Espagnols qui ont parcouru ces rivages à bord de leurs navires et remonté le fleuve sur quatre
cents lieues depuis l’embouchure assurent avoir parlé à nombre d’indigènes qui ont vu le plus gros de ces
oiseaux après sa mort, en particulier les hommes de confiance que j’ai souvent mentionnés. […] On dit que
les pattes de cet oiseau étaient plus grosses qu’une cuisse humaine de bonne taille, mais courte comme
c’est le cas chez les aigles et les autres rapaces. Après la mort de la mère, on ne vit plus le plus jeune des
oiseaux ».
Verg., Aen., 3, 209-257.
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animalité : d’abord une fera non identifiée qui a le visage, les pieds et les mains d’un être
humain, dont le visage est dressé et qui se déplace debout 40 ; ensuite l’animal nommé Anarata, plus petit que le précédent, dont Martyr pense qu’il s’agit d’un singe, décrit comme
ayant lui aussi des pieds, des mains, un visage et une allure humains 41. Enfin arrive un animal marin qualifié lui aussi de monstrum, qui possède un visage humain, une barbe fournie, des bras et une queue de poisson et dans lequel Martyr croit reconnaître un triton 42.
Certes, il est possible d’identifier quelques-uns de ces animaux. Les serpents de mer
qui viennent chercher leur proie sur le rivage peuvent être des crocodiles (on en voit un,
dans la deuxième décade, qui vient sur le rivage chercher un chien pour le dévorer 43). Le
poisson géant soupçonné d’avoir fait sombrer un navire peut être un cétacé, car ils sont
très fréquents dans ces parages. Les poissons chanteurs du Panama, grands comme des
dauphins, peuvent être les inies de Geoffroy, une espèce proche du dauphin qui vit dans
40.
41.
42.
43.
8, 7 : Trans monstratos digito montes montanas habitare feras dicunt incolae, quae uultu, pedibus manibusque uirilem formam aemulentur et recta interdum facie stare pedibus et ambulare, ursos esse arbitrantur qui haec audierunt, uiderunt minime, « Les habitants assurent que, de l’autre côté de montagnes qu’ils
montrent du doigt, vivent des bêtes sauvages qui ressemblent à l’homme par le visage, les pieds et les
mains, et que, parfois, ils se tiennent debout sur leurs pieds, le visage dressé, et marchent ; ceux qui les
ont entendus pensent que ce sont des ours, mais ce n’est pas du tout l’avis de ceux qui les ont vus ».
8, 7 : Cane nihilo grandius est gallico animal aliud nomine anarata, huius effigies humana, barba densa,
spectabile ac uenerandum aspectu, manus ac pedes et os habent humanis similes, fructibus arborum uescitur, inter arbores serpens ut catus aut simia gregatim incedit rugitque adinuicem aliquando ut fratres
coenobitae primo appulsi daemonum putarent esse agmina, prae sui aduentus rabie ad eorum terrorem
obstrepentia. Dexterrimum est animal ; iaculatas in se sagittas scit euitare ac manu capere et remittere ad
percussorem. Simiarum aut cercopitecorum speciem arbitror ego esse, coenobitae negant, « Il existe un
autre animal plus petit qu’un chien français qu’on nomme anarata. Il a la figure d’un homme, une barbe
épaisse, il a belle et fière allure, les mains, les pieds et le visage semblables à ceux d’un homme. Il se nourrit des fruits des arbres, avance en groupe en se glissant parmi les arbres comme un chat ou un singe, grogne souvent contre ses congénères, de sorte que les moines qui arrivèrent là les premiers pensaient qu’il
s’agissait de colonnes de démons qui, furieux de les voir arriver, faisaient du bruit pour les effrayer. C’est
un animal très adroit qui sait éviter les traits qu’on lui lance, les attraper et les renvoyer au lanceur. Je
pense qu’il appartient au groupe des singes ou des cercopithèques, mais les moines affirment que non ».
8, 7 : Ataiam esse Chiribichensibus uicinam regionem, salinis nobilem diximus aliquando ; eius littora percurrebant Hispani qui oculos in mare habebant protentos, caeteris aut ludentibus aut alias ociosis,
superne rem ignotam uidere natantem, intuitu fixo quid esset pensitando, caput humanum crinitum et
densa barba fulctum ac lacertatum se uidisse professi sunt. Donec taciti prospectarunt, secure monstrum
nauis aspectu admiratum uagabatur ; clamore ingenti socios excitant, sono uocis audito monstrum exterretur submergitque se, latentem sub aquis corporis partem ostendit in piscem desinere, cauda inspecta,
cuius concussu undosum fecit maris tranquilli locum. Tritones esse arbitramur, quos fabulosa uetustas
Neptuni tubicines appellat, « Nous avons dit, il y a quelque temps, qu’il existe une région proche de Chiribichi qui s’appelle Ataia et qui est célèbre par ses étangs salés ; des Espagnols parcouraient ces rivages ;
tandis que les autres s’amusaient ou se reposaient, certains avaient le regard fixé sur la mer ; ils virent je
ne sais quoi qui nageait au-dessus des flots ; alors qu’ils cherchaient, à force d’attention, à comprendre ce
que c’était, ils dirent avoir vu une tête humaine chevelue, pourvue d’une barbe abondante et de bras.
Aussi longtemps qu’ils le regardèrent en silence, le monstre, intrigué à la vue du bateau, errait çà et là en
toute quiétude ; mais lorsqu’ils alertent leurs compagnons par de grands cris, le monstre prend peur en
entendant les voix et disparaît sous l’eau ; il révéla, en montrant sa queue, que la partie de son corps qui
restait sous l’eau finissait en queue de poisson, et, en l’agitant, il provoqua des remous dans une eau
calme jusqu’alors. Nous pensons qu’il s’agit de tritons, que l’antiquité pleine d’imagination appelle trompettes de Neptune ».
3, 6 : Medicum quendam eximium Hispalensem quem antistitis autoritas et auri simul cupiditas tranquillam linquere uitam in patriam stimularunt, adorta est dormientem cum uxore uis fulguris, domus cum
uniuersa suppellectile illi exarsit. Attoniti uir et uxor pene nudi proclamantes et semiusti uix euaserunt.
Stantibus in littore, molossum sexquianniculum rapuit crocodilus ingens, et uti milus pulliculum solet,
miserum canem domini auxilium uasto latratu implorantem ante omnium oculos asportaui, « Un illustre
médecin de Séville, que l’autorité de son évêque et le désir de l’or avaient poussé à quitter sa patrie et la
vie tranquille qu’il y menait fut victime, tandis qu’il dormait avec son épouse, de la violence de la foudre :
sa maison et tout son mobilier brûlèrent. Hurlant et à demi brûlés, le mari et la femme, presque nus, choqués, échappèrent de justesse aux flammes. Alors qu’ils se trouvaient sur le rivage, ils virent leur chien, un
molosse d’un an et demi environ, emporté sous les yeux de tous par un énorme crocodile, qui l’enleva
comme un milan enlève un poussin, tandis que la pauvre bête aboyait de toutes ses forces pour implorer
l’aide de ses maîtres ».
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la partie supérieure du cours de l’Amazone, possède, comme les dauphins, une richesse
inouïe de manifestations vocales qui lui permettent d’imiter la voix humaine, et dont la face
et le museau sont pourvus de longues vibrisses qui peuvent passer pour une barbe. Sur l’inie
de Geoffroy, les indigènes possèdent des légendes qui, précisément, lui prêtent la capacité
de chanter de douces mélodies et de prendre l’apparence d’une femme pour séduire les
pêcheurs et les entraîner vers les abysses. Le cappa et le monstre qui pleure sont sans doute
des fauves (le puma, par exemple, dont le mâle peut atteindre une longueur tête-corps de
1,85 mètre, est actif au lever du soleil et à la tombée de la nuit). L’animal puant pourrait
être un tamandua, cousin du fourmilier géant, qui, lorsqu’il se sent attaqué, se tient debout
sur ses pattes arrière, brandissant ses longs ongles falciformes, et dégage une odeur désagréable qui le fait nommer caguaré, c’est-à-dire « le puant », en langue indigène. Il possède
bien un museau allongé et un pelage sombre comme l’indique Pierre Martyr. L’oiseau à
visage de femme n’est sans doute pas, malgré l’image de Pierre Martyr, la harpye, nom
que porte un grand rapace d’Amérique du Sud, mais bien plutôt le condor des Andes,
dont le mâle peut atteindre un poids de 12 kilogrammes et une envergure de trois mètres,
qui occupe toute la Cordillère, du Sud du Venezuela au Chili, et qui, bien qu’essentiellement
charognard, peut enlever de jeunes herbivores pour s’en nourrir. Les animaux debout, à
l’allure humaine, appartiennent sans doute aux innombrables espèces de singes qui peuplent
les forêts d’Amérique du Sud, même s’il n’y a pas à proprement parler de grands singes au
Nouveau Monde : les singes laineux, qui mesurent 70 cm environ, ont une face presque
nue et leur jeu de physionomie, très animé, leur donne des expressions proches de celle
de l’homme ; les éroïdes ont un visage droit, nu, de couleur chair ; le singe hurleur, au pelage
noir et rude, qui mesure une soixantaine de centimètres, pousse des cris qui peuvent s’entendre à cinq kilomètres à la ronde et l’on comprend aisément qu’un groupe de singes hurleurs
ait pu être pris pour des démons. Enfin l’animal marin chevelu et barbu à visage humain et
à queue de poisson assimilé au triton de la mythologie nous semble pouvoir être un lamantin.
Mais l’intérêt essentiel du récit de Martyr sur les animaux du Nouveau Monde réside
plutôt dans les réflexions qu’il suscite : tout d’abord on sort du domaine du réel comme le
montre clairement l’évolution du sens du terme monstrum. Ce glissement s’oppose radicalement à l’attitude observée par Pierre Martyr, la plupart du temps, dans le début des Décades, dans lesquelles la rationalité était le maître mot. Deux indices confirment ce changement :
d’une part, le chroniqueur puise dans la mythologie pour identifier les créatures qu’il décrit,
puisqu’il assimile les animaux successivement aux harpyes, aux sirènes et aux tritons, ce
qu’il n’a jamais fait jamais auparavant, les allusions mythologiques étant exceptionnelles dans
les Décades ; de l’autre, il sent le besoin de se justifier : cela se sent lorsqu’il cherche d’autres
particularités de la nature qui paraîtraient similaires et tout aussi incroyables sur le vieux
continent et lorsqu’il réfute par avance les reproches d’affabulation qu’on pourrait lui faire 44.
Enfin un exemple que nous n’avons pas cité, car il ne s’agit pas d’un animal, semble confirmer notre analyse 45 : en s’abritant derrière des croyances indigènes, Pierre Martyr rapporte
44.
45.
5, 9 : Hic angusti animi homines mirabuntur, dicent rem esse impossibilem : hos ego parumper affabor ; 8,
7 : cur et illud accidere posse non crediderim, talibus praecipue uiris id affirmantibus ?
7, 8 : Quid de antri mysterio credant incolae, ab atauis memoria relictum lepidum est auditu. Insulam
putant spiritum habere uitalem, reflareque inde ac absorbere et cibari ac digerere, uti uiuentem foemineae naturae beluam monstruosam. Huius antri cauernam foemineam esse insulae naturam et anum qua
purget excrementa, sordesque suas egerat arbitrantur : est argumento nomen regioni datum ab antro, Guacca
enim regio dicitur uel propinquitas, Iarima uero podex uel purgamenti locus. Dum haec audio quae de
fabuloso Demogorgone, in mundi utero respirante, unde maris fluxum et refluxum causari arbitrabatur
rudis antiquitas in mentem subit, « Il est plaisant d’entendre ce que les habitants croient au sujet de la
grotte, croyance qui leur a été transmise par leurs aïeux. Ils pensent que l’île est un être vivant, et qu’elle
souffle et respire et qu’elle se nourrit et digère, comme une bête monstrueuse de sexe féminin. Ils pensent
que la caverne de cet antre est le sexe féminin de l’île et en même temps l’anus par lequel elle rejetterait
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comment les habitants d’Hispaniola considèrent leur île comme un être vivant et respirant,
une belua monstruosa naturae femineae. Il va de soi que le chroniqueur n’ajoute pas foi à
cette légende ; mais le fait qu’il rapporte un récit dans lequel on donne à une terre vie et
caractéristiques animales suffit à montrer à quel point sa vision a changé. Confondu devant
le foisonnement et le caractère étonnant, voire prodigieux, de la faune du Nouveau Monde,
le chroniqueur s’en remet, à la fin de son œuvre, à la toute puissance de la nature 46 et en
arrive alors à plaider en faveur de l’existence d’animaux qu’il n’aurait même pas voulu mentionner dans les premières pages de son œuvre, tant ils lui eussent alors paru imaginaires.
Étudier le discours de Pierre Martyr d’Anghiera sur l’ensemble des huit Décades, soit
sur trente-quatre ans de rédaction, se révèle donc fructueux ; on voit, d’une part, comment
il essaie tout au long de l’œuvre, de produire un discours zoologique qui pourrait servir à
d’autres, discours qui est d’abord très marqué par le modèle de la faune européenne avant
de s’ouvrir aux nouvelles espèces. On constate aussi que le discours sur les animaux comporte tout un pan allégorique, et Bartolomé de Las Casas, pour qui les Décades ont constitué une source essentielle, a repris à son compte en le radicalisant ce traitement de la
faune. Il semble enfin que les certitudes de Pierre Martyr ont été mises à mal au cours des
quelques trente années passées à rapporter les événements qui ont marqué la découverte
et la conquête du Nouveau Monde. Nous avons vu, dans d’autres circonstances, comment,
au cours de la première Décade, un certain nombre de notions comme la culture et l’ignorance, la nudité et l’habillement, solidement établies au début de l’œuvre, s’étaient trouvées bouleversées, ainsi que des catégories humaines aussi solidement définies que les
indigènes et les Européens. En ce qui concerne les animaux, il semble qu’on puisse constater une évolution de même type. Martyr, sans doute gêné par l’éloignement, mais surtout confondu devant le caractère extraordinairement varié de la faune du Nouveau Monde,
laisse peu à peu s’effilocher les certitudes que lui donnaient ses lectures de Pline. La manière
dont il s’en remet finalement à la toute-puissance de la nature témoigne de son impossibilité à catégoriser, classer, identifier toute l’information. Il ne l’interprète jamais dans une
perspective religieuse comme la manifestation de la toute-puissance d’un créateur, mais
accepte les phénomènes extraordinaires comme la preuve de la nature sui generis du Nouveau Monde, et cet aveu de faiblesse apparent est aussi une manière de montrer que, dès
1493, il a eu raison dans son analyse en affirmant que cette terre n’était pas l’Inde mais un
Orbis Nouus, un Nouveau Monde.
Bibliographie
Éditions
ANGHIERA P. M. (Gaffarel 1907), De Orbe Novo, P. GAFFAREL (trad.), Paris, P. Leroux.
46.
46.
ses excréments et se débarrasserait de ses impuretés ; le nom donné à cette région, nom qui vient de
l’antre, le prouve : guacca veut dire en effet région ou proximité, iarina signifie anus ou lieu des excréments. Lorsque j’entends cela, je me remémore ce que les anciens pensaient de Démogorgon, respirant
dans le sein de la terre et qui causait ainsi le flux et le reflux de la mer ».
5, 9 : De cantu uero fabulam et ergo ipse arbitror, licet a uiris referatur cordatis : attamen in illorum excusationem nonne tritones cognitum est esse uocales, auditi fuerunt aliquando et reperti exanimes, proiecti
ad littus in occiduo Hispano, nonne sub aquis et rana coaxatur ? Quid ergo erit mirandum si uocales et alii
pisces, nunquam alias auditi, reperiantur ? Credat hominum quisque ad sui libitum, ego naturam esse
magnipotentem existimo, « Quant au chant, je pense moi aussi qu’il s’agit d’une fable, bien que le fait soit
rapporté par des hommes dignes de foi. Mais, à leur décharge, n’est-il pas avéré que les tritons ont de la
voix ? On les a même entendus et on en a trouvé quelques-uns, morts, rejetés sur les côtes occidentales
de l’Espagne. La grenouille ne fait-elle pas entendre ses coassements sous l’eau ? Qu’y aura-t-il alors
d’étonnant si on trouve d’autres poissons qui ont aussi une voix, même si on ne les a jamais entendus
ailleurs ? Que chacun croie ce qui lui plaît ; je pense pour ma part que la nature est toute-puissante ».
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0052009.pdf
71
ANGHIERA P. M. (Gauvin 2003), De Orbe Novo Decades, I Oceana Decas, B. GAUVIN (trad. et éd.), Paris,
Les Belles Lettres.
Étude
GAUVIN B. (2003), « Le corps de l’Autre : de l’altérité à la ressemblance (deux points de vue européens
sur la découverte du Nouveau Monde) », Kentron, 19, 1-2, p. 71-87.
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0052009.pdf
72
Schedae, 2009, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 55-72).
http://www.unicaen.fr/services/puc/ecrire/preprints/preprint0052009.pdf

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