Strategic Review for Southern Africa, Vol 35, n°2 Morten Bøås and

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Strategic Review for Southern Africa, Vol 35, n°2 Morten Bøås and
Strategic Review for Southern Africa, Vol 35, n°2 Morten Bøås and Mats Utas
Introduction : Répercussions de la disparition de Kadhafi au Sahel et en Afrique de l'Ouest
par Morten Bøås (Institut Norvégien des Affaires internationales, NUPI, Oslo, Norvège)
et Mats Utas (Institut Nordique Afrique, NAI, Uppsala, Suède)
Les régions sud de la Libye ont souffert plus que leur part de conflits et de changements
sociaux rapides. Dans les temps anciens, les principales routes des échanges, du commerce
et des pèlerinages entre l'Afrique de l'Ouest et la péninsule arabique passaient par cette
région, qui était aussi elle-même habitée par de puissants empires guerriers (voir par
exemple Bawuro 1972). Cependant, lorsque les empires disparurent le long de ces routes, et
que la circulation internationale sur l'océan ouvrit cette partie de l'Afrique aux forces du
commerce mondial et du capitalisme, les centres d'autorité qui auparavant contrôlaient
cette région disparurent aussi. Ce qui subsista, ce fut un territoire pratiquement ouvert :
inaccueillant et dur, mais aussi offrant des possibilités et la liberté de s'étendre pour ceux
qui avaient maitrisé l'art de survivre dans de telles conditions difficiles. Telle fut la terre des
Touareg et d'autres groupes semi-nomades qui contrôlaient les villes et les poste de
commerce importants, tels que Tombouctou, Gao et Kidal dans le Mali contemporain. C'est
le monde du Sahel et des parties de l'Afrique de l'Ouest qui se trouvent de part et d'autre de
la Libye, une région qui comprend aujourd'hui le sud de l'Algérie, le Nord du Mali, le Niger, le
Tchad, la Mauritanie et une partie du Nord Nigéria. Telle sont par conséquent les pays et les
zones qui ont été amenés à expérimenter le plein effet de ce que nous définissons comme
les répercussions de la disparition de Kadhafi.
Kadhafi et le Sahel/l’Afrique de l’Ouest
Comment peut-on parler de quelque chose qui serait les répercussions de la disparition de
Kadhafi, peut-on se demander ? Un dictateur est mort, et pas seulement un dictateur, mais
bien une source d’instabilité régionale et globale, qui utilisait sa richesse en pétrole pour
aider toutes sortes de mouvements de rébellion partout dans le monde ; depuis le
commerce illicite des armes à l’armée irlandaise républicaine (IRA), en passant par
l’organisation de camps d’entrainement pour des seigneurs de la guerre tels que Charles
Taylor au Libéria et Fodé Sankoh en Sierra Leone. Kadhafi était l’homme qui, en plus d’une
occasion, est parti en guerre contre le Tchad, pour réclamer la bande d’Aozou, au Nord près
de la frontière libyenne (voir St. John 2011). C’est là une part de l’héritage de Kadhafi que
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nous ne nions pas, et nous ne sommes pas non plus en train de réviser sa réputation
internationale. Cependant, nous prétendons aussi que, au cours de ses dernières années, la
Libye de Kadhafi était beaucoup moins une source d’instabilité régionale. En fait,
progressivement, elle était devenue non seulement un bastion de stabilité dans une région
volatile et turbulente, mais aussi à certains moments un acteur constructif des accords de
paix dans les pays voisins (par exemple dans les cas du Mali, du Niger et dans les relations
troublées –qui incluent la question du Darfour– entre les dirigeants du Tchad et du Soudan).
Dans ce dernier cas, Kadhafi est intervenu plusieurs fois en usant de son influence pour
modérer les positions prises alors que les dirigeants du Tchad et du Soudan entretenaient
des groupes rebelles qui avaient des bases sur le territoire du voisin et en faisaient usage. S’il
n’était pas nécessairement un faiseur de paix, Kadhafi et sa Libye jouaient un rôle en
apportant une certaine stabilité dans la région, ce qui a été reconnu par le Président Idriss
Déby et ses opposants à l’extérieur (par exemple Bashir au Soudan), mais aussi par les
opposants tchadiens à Déby qui eux-mêmes cherchaient à attirer l’attention de Kadhafi
(Bøås 2013).
Ainsi, pendant ses dernières années au pouvoir (particulièrement après 1995), Kadhafi et la
Libye ont connu une nette transition. De centre de manipulation violente et d’actions
subversives dirigées contre une série de régimes dans la région, Kadhafi commença
graduellement à jouer un rôle différent, donnant la priorité aux approches diplomatiques et
aux investissements directs à l’étranger (IDE) plutôt qu’aux interventions militaires et à
l’appui aux insurrections qui prévalaient auparavant. Son rôle très en vue à l’Union Africaine
en atteste. Et régionalement il est également illustré de façon éclatante par les relations
entre Kadhafi et le Tchadien Idriss Déby. Même s’ils n’ont jamais été intimes ou proches, ils
sont pourtant arrivés à établir une relation de travail lorsque l’un et l’autre aboutirent à la
conclusion qu’ils avaient besoin l’un de l’autre (ICG 2011). Ainsi, dans le cas du Tchad, nous
voyons clairement des deux faces de Kadhafi. L’approche militaire des années 1970 et 1980
qui se changea lentement durant les années 1990 en une approche plus douce, combinant
les mesures diplomatiques obtenues par la négociation et l’investissement étranger direct.
Le Tchad est par conséquent, mis à part le Mali, le pays de la région qui a été le plus
significativement affecté par la chute de Kadhafi et l’instabilité continue de la Libye après ce
décès. Cependant, il n’y a aucun pays de la région qui ait complètement échappé aux
répercussions de la disparition de Kadhafi, dans la mesure où la Libye de Kadhafi était un
aimant pour les migrants de toute la région à la recherche de travail, et où elle déversait de
l’investissement direct étranger, tellement nécessaire, dans les pays voisins.
La chute de Kadhafi et l’instabilité récurrente en Libye depuis lors ont changé tout cela. La
Libye n’est plus un bastion de stabilité avec des frontières relativement bien contrôlées dans
un environnement régional accablé de conflits et instable, comme c’était le cas avec un Etat
relativement cohérent sous Kadhafi. La Libye est devenue l’empire des factions autour de
structures sub-nationales qui existaient avant la colonisation italienne : c’est-à-dire la
Tripolitaine au Nord-Ouest, la Cyrénaïque à l’Est et le Fezzan au Sud (voir aussi Wright 2010).
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Ainsi la région pourrait être en train de devenir elle-même une source d’instabilité, alors que
les rebelles islamistes fuyant l’intervention internationale au Mali tentent de plus en plus de
se regrouper dans la région sud de la Libye, le Fezzan. Ceci n’a pas seulement un effet négatif
sur les efforts de paix et de réconciliation, mais crée une nouvelle dynamique régionale.
Par exemple, ces nouvelles dynamiques régionales ont clairement représenté un défi pour
Déby. Alors que Bashir (son principal opposant régional) a presque immédiatement apporté
son appui au Conseil National Libyen de Transition (CNT) dès que la rébellion contre Kadhafi
commençait à Benghazi, Déby n’a reconnu le CNT qu’après que les anti-Kadhafi aient pris
Tripoli. Cela signifie clairement que Déby a finalement admis cette réalité inévitable que, qui
que soit celui qui veut gouverner, le Tchad ne peut pas avoir des relations hostiles avec son
voisin du Nord (ICG 2011). Cependant, cette tentative pour renouer les liens avec les forces
de la Libye post-Kadhafi ne signifie pas que rien n’a changé. La dynamique régionale est
différente depuis la chute de Kadhafi et la question est de savoir comment les modifications
dans les réseaux régionaux d’alignement, d’allégeance et d’alliance affecteront non
seulement la dynamique du conflit au Tchad mais aussi dans la région dans son ensemble.
Les conflits au Sahel et en Afrique de l’Ouest sont évidemment locaux (comme le discutent
en détail Klute, Gaasholt et Whitehouse dans ce numéro), comme c’est le cas partout dans
tous les conflits,1) mais aucun conflit local n’existe qui soit isolé de la dynamique régionale
de cette partie du monde où il se trouve.
C’est quelquechose qui est parfaitement évident lorsque nous tournons le regard vers le
Mali. La Libye de Kadhafi attirait les jeunes hommes cherchant un travail, qui manqait
complètement dans leur pays d’origine. On estime qu’environ un million de travailleurs
migrants originaires des pays d’Afrique ont été obligés de quitter la Libye lorsque Kaddafi en
perdit le contrôle (Bøås 2011). Ces personnes, pour l’essentiel des hommes jeunes, sont
revenus à leur pays d’origine où ils n’avaient presque rien, et avec presque rien, une
situation qui ne pouvait pas manquer d’avoir en elle-même des effets déstabilisants (voir
Danjibo dans ce numéro). Cependant, dans le cas du Mali, les Touareg de retour ont été
aussi capables d’amener avec eux des quantités considérables d’armes et de munitions
provenant des dépôts que, d’un seul coup, personne ne contrôlait plus lorsque l’Etat de
Kadhafi s’effondra (comme le discute Danjibo).
Répercussions de la chute de Kadhafi et le « blues du désert » né au Mali
L’intervention militaire française appuyée par des troupes du Tchad et du Niger a été
capable de repousser assez facilement les rebelles islamistes dans la partie nord du Mali ;
cependant subsistent de nombreux défis. En termes militaires, les islamistes ne sont pas
totalement défaits, même s’ils ont perdu le contrôle des grandes villes du Nord du Mali, et
ont subi des pertes qui incluent quelques personnalités marquantes, telles que celle d’Abou
Zeid, leader d’Al Quaida sur les terres du Maghreb islamique (AQIM). Ils ont encore la
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capacité de résister à la reddition et aussi de monter des contre-attaques, pas seulement au
Mali, mais aussi dans les pays voisins, Niger et Mauritanie. Ainsi, alors que reprendre aux
islamistes le contrôle de grandes parties du Nord du Mali s’est révélé une opération militaire
relativement aisée, contrôler ce très vaste territoire sera beaucoup plus difficile et plus long
pour les forces françaises, et tout autant pour la MINUSMA à qui il reviendra de surveiller ce
territoire à mesure que la France réduira l’effectif de ses troupes sur le terrain.
Il est tentant de comparer la situation actuelle au conflit qu’a connu le Mali dans les années
1990, mais la crise actuelle est beaucoup trop complexe pour une telle comparaison. La crise
n’est plus seulement locale. Elle a été internationalisée par une combinaison de réseaux
criminels et de ‘jihad global’. Ainsi, non seulement le conflit dans le Nord est beaucoup plus
complexe que dans le passé, mais il est aussi devenu beaucoup plus étroitement relié aux
manœuvres politiques qui se déroulent à Bamako. Dans les années 1990, le Mali était
proclamé modèle de la démocratisation en Afrique. Cependant, la réalité sur le terrain était
bien loin de l’image idéalisée des « flammes de la paix » brûlant à Tombouctou le 27 mars
1996 comme illustration de la paix, de la réconciliation et de la résolution démocratique des
conflits en Afrique. Au contraire, les expériences de réforme au Mali dans les années 1990
indiquent que conduire ensemble la démocratisation politique, la libéralisation économique
et la décentralisation de l’administration dans un Etat faible tel que le Mali, c’est courir le
risque de le voir dévoyé par une alliance entre les élites nationale et des « grands hommes »
des régions. C’est exactement ce qui s’est produit au Mali, et les évènements de 2012, y
compris le coup d’Etat militaire (qui est analysé en détail par Whitehouse dans ce numéro),
en sont les conséquences involontaires (voir aussi Bøås et Torheim 2013).
En outre, comme le soulignent Gassholt et Klute dans ce numéro, le conflit actuel n’est pas
seulement complexe, il est également ancien ; au Mali comme ailleurs, le passé et le présent
sont connectés en parallèle aussi bien que comme trajectoires historiques qui se
chevauchent. Le Nord du Mali est historiquement la patrie des Touaregs, un peuple dont la
position dans le Sahel a été bouleversée par la colonisation française. Les Touaregs, qui
d’abord contrôlaient les routes du commerce trans-saharien et se considéraient comme les
« maîtres du désert », sont devenus des minorités dans plusieurs Etats coloniaux. Au Mali
cela signifie que les Touaregs sont devenus un groupe minoritaire sous la loi d’une
population qu’ils avaient jusqu’alors considérée comme inférieure et qu’ils avaient volée de
façon répétée. Le « problème » touareg est donc une sorte de nœud gordien ; même depuis
que le Mali est indépendant, les Touaregs se sont rebellés à de multiples reprises (question
discutée en particulier par Gaasholt dans ce numéro). La dernière révolte, qui commença en
2006, resta relativement limitée jusqu’à la fin 2011, lorsque des Touaregs armés qui avaient
vécu des années en Libye, commencèrent à rentrer au Mali à la suite de la chute du régime
de Kadhafi. L’arrivée de ces rebelles donna à la révolte un nouvel élan, et cependant un
nouveau mouvement rebelle se forma –le Mouvement National de Libération de l’Azawad.
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Cependant, la fragile unité qui avait pu exister entre Touaregs disparut rapidement. Pendant
que les combattants du MNLA volaient et pillaient dans le Nord du Mali, et que l’armée
malienne prenait la fuite et lançait à Bamako le coup d’Etat du 21 mars, d’autres forces
rejoignirent et accompagnèrent le MNLA. Ces forces étaient celles de l’organisation islamiste
Ansar ed-Dine, dirigée par Iyad Ag Ghaly, un vétéran des combats touareg des années 1990,
et de deux autres mouvements régionaux : AQMI et le Mouvement pour l’Unité et le Jihad
en Afrique de l’Ouest, MUJAO. Les deux derniers ne sont pas des mouvements touareg à
proprement parler, mais tous deux, et AQMI en particulier, sont présents dans la région
depuis si longtemps que les considérer comme des forces étrangères d’invasion serait
erroné. En raison d’alliances locales et de l’ancienneté de leur présence dans la zone, AQMI
et le MUJAO sont devenus parties intégrantes de la mosaïque du Nord du Mali.
Les premiers combattants du MNLA étaient tous d’origine touareg, mais beaucoup d’entre
eux avaient séjourné à l’étranger pendant des périodes considérables et n’étaient revenus
au Mali qu’après la chute de Kadhafi. Ceci peut expliquer le fait que ces combattants du
MNLA ont commis des actes brutaux à l’encontre de leurs parents touareg, y compris vols,
assassinats, violences sexuelles. Les leaders politiques du MNLA ont peut-être eu un agenda
de nationalisme touareg, mais beaucoup parmi leurs troupes n’ont probablement été
motivés que par l’opportunisme –ce qui les distingue des rebelles islamistes à la motivation
idéologique plus évidente.
AQMI : de l’Algérie au Mali (par la Libye?) 2)
AQIM s’est constitué pendant la guerre civile algérienne en 1998 comme Groupe Salafiste
pour la Prédication et le Combat (GSPC). Le Groupe s’est déplacé au Mali à la fin du
millénaire. Les relations entre le GSPC et Al-Qaida n’est pas facile à caractériser parce que
cette histoire a été ponctué à la fois de déclarations de collaboration mutuelle et de conflits
ouverts. Lorsque le GSPC fut créé, il exprima son appui à Al-Qaida ; en 2001, il affirma avoir
rompu ses liens avec Al-Qaida. Le GSPC réaffirma sa fidélité à Al-Qaida en 2003, et fut
consacré par Al-Qaida en 2006, et finalement pris la bannière d’Al-Qaida en 2007, en
changeant son nom en AQMI (Bøås 2012 ; ICG 2005). Cette dernière décision peut avoir été
motivée par l’idéologie, bien que des soucis plus pragmatiques concernant l’image de
marque de l’organisation puissent avoir joué un rôle.
Après tout, AQMI était composé de gens qui avaient complètement perdu la guerre en
Algérie et qui étaient en fuite dans le désert du Nord du Mali. Aucune organisation politique
ne voulait parler avec eux, et aucune installation négociée, et même pas une reddition
honorable n’était en vue. Cela signifie que AQMI avait peu à perdre et quelque chose à
gagner à adopter le nom d’Al-Qaida : cela permettrait à l’organisation de paraître
considérablement plus globale et plus puissante aux yeux des communautés locales qu’elle
ne l’était en réalité. Cependant, lorsque AQMI apparut au Nord du Mali, l’organisation avait
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plus qu’un nom. Les combattants d’AQMI avaient aussi de l’argent provenant des prises
d’otages, et ils utilisaient intelligemment leur fonds.
L’histoire de l’installation furtive d’AQMI au Nord du Mali est donc instructive parce qu’elle
illustre le modus operandi des islamistes. Lorsque les combattants d’AQMI (alors connu
comme GSPC) commencèrent à arriver dans cette partie du Mali en 1998, ils s’assurèrent
des bonnes volontés, des amitiés et des réseaux en distribuant de l’argent et des
médicaments, en soignant les malades, en achetant des puces de téléphone et des cartes de
crédit téléphonique pour les Maliens. Les membres d’AQMI aussi se marièrent sur place, et
non pas dans des familles puissantes, mais dans des lignages pauvres de façon à gagner
l’appui des petites gens. Si la pénétration d’AQMI dans le Nord du Mali a par conséquent
duré plus d’une décennie, sa tactique a évolué, commençant par distribuer de l’argent et de
petits avantages, puis argumentant fortement en faveur d’une interprétation particulière
des vertus de l’islam. Pour mener cette dernière tâche, AQMI a passé alliance avec des
marabouts locaux (enseignants de religion) qui prêcheraient la version de l’islam défendue
par AQMI. Ainsi AQMI a co-opté une composante culturelle traditionnelle et l’a mise à son
service en transformant des marabouts relativement dépourvus de pouvoir en riches
prêcheurs qui recevaient de l’argent, des armes et des gardes du corps (Bøås et Torheim
2013).
Après l’offensive du MNLA début 2012, AQMI commença à offrir sa protection à la
population du Nord. A Tombouctou, AQMI fit connaître un numéro vert de téléphone
cellulaire, que chacun pouvait appeler s’il était inquiété par des membres du MNLA ou des
bandits ordinaires. La stratégie d’AQMI était une stratégie soignée et graduelle d’intégration
et de pénétration dans les communautés locales, basée sur une combinaison de moyens
militaires, politiques, religieux, économiques et humanitaires. Par conséquent AQMI ne peut
pas être considéré seulement comme une force extérieure qui a envahi le Nord du Mali,
mais comme un acteur qui, au fil du temps, a fait en sorte de s’intégrer aux communautés
locales (Bøås et Torheim 2012)
Ce n’est pas la rébellion touareg elle-même qui a fait du Nord du Mali une question
internationale, mais bien l’ « esprit » du salafisme militant (voir aussi Vium dans ce numéro).
L’origine de cet esprit n’est pas mystérieuse : le salafisme militant a été présent au Nord du
Mali depuis au moins 1998, et il s’est répandu progressivement. Il est donc de la plus grande
importance pour les acteurs de la politique intérieure et des réponses internationales à la
crise actuelle de comprendre la trajectoire historique d’AQMI –ses racines dans la guerre
civile algérienne, son niveau d’organisation, ainsi que ses scissions et rivalités.
Le chef suprême actuel d’AQMI (émir) est Abdelmalek Droukdel, aussi connu sous le nom de
Abou Mossab Abdel Wouloud, qui a son quartier général au Nord de l’Algérie. En 2004
Droukdel a rétrogradé Mokthar Belmaokthar de sa position de commandant suprême
d’AQMI au Nord du Mali. Cet évènement a finalement abouti à la scission définitive entre
Belmokthar et AQMI en décembre 2012. Néanmoins la période de 2004 jusqu’au présent a
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été caractérisée par une intense rivalité entre Droukdel et Belmokthar ; et depuis que cette
rivalité est apparue, Belmokthar s’est comporté d’une façon relativement autonome par
rapport à la structure de commandement d’AQMI. Mis à part quelques acteurs clés, les
membres d’AQMI et des autres groupes islamistes qui y sont liés changent sans cesse.
Beaucoup de chose sont incertaines, mais il est clair qu’AQMI considère qu’elle va rester sur
place : elle sait que les Français vont finir par s’en aller, et la MINUSMA aussi. Pour AQMI et
les autres islamistes, il suffit donc de tenir bon un jour de plus que ne le feront les armées
internationales. L’instabilité actuelle en Libye, particulièrement dans la région du Fezzan
d’un pays que personne ne semble contrôler, et dont personne ne parait se soucier
beaucoup, renforce la possibilité d’attendre la fin de l’intervention internationale dans des
bases relativement sûres. Cette logique est celle de la guerre asymétrique (voir Thornton
2007). Les islamistes en sont convaincus, et aussi une partie considérable de la population
locale. Et c’est un aspect que l’intervention internationale doit garder présent à l’esprit si
elle veut avoir une chance de contribuer à restaurer la paix et la stabilité au Mali.
L’été des élections présidentielles maliennes de 2013
Les élections qui ont eu lieu pendant l’été 2013 sont une étape dans la bonne direction.
Contre toute probabilité, le Mali a été non seulement capable d’organiser ces élections, mais
de réaliser une élection qui est très vraisemblablement la meilleure qu’il ait jamais connue.
Le taux de participation a été élevé (au moins selon les standards du pays) et les élections
ont généralement été louées comme libres et équitables par tous les observateurs
(nationaux et internationaux). Ibrahim Boubacar Keita (IBK) du Rassemblement pour le Mali
(RPM) a obtenu une victoire certaine au second tour, et son challenger Soumaïla Cisse a fait
preuve de maturité politique en acceptant sa défaite. Selon la plupart des observateurs IBK
était le meilleur choix pour accroître la stabilité du pays. Maintenant c’est à lui, IBK, et à
l’administration qu’il va mettre en place de réparer tout ce qui a été détruit et dévoyé
depuis si longtemps. Et c’est beaucoup ! Bien que les institutions démocratiques n’aient
jamais fonctionné aussi bien que les observateurs occidentaux voulaient le croire –et le
rapide démantèlement des institutions de l’Etat immédiatement après le coup d’Etat le
prouve– la reconstitution des institutions publiques sera une tâche ardue. A Bamako, en
outre, il y a encore beaucoup de tensions entre les groupements politiques et nœuds de
pouvoir ; bien que le leader du coup d’Etat, anciennement capitaine Amadou Sanogo et ses
partisans aient été apaisés par la promotion officielle de Sanogo comme général quatre
étoiles (signe d’une alliance entre Sanogo et le pouvoir politique), il y a encore à Bamako
beaucoup de tensions derrière les façades (l’arrière-plan politique de cette situation est
discuté par Whitehouse dans ce numéro).
Cependant la qualité des élections de 2013 et la victoire d’IBK pourraient aussi marquer une
rupture avec la culture politique du clientélisme et de la corruption qui en était venue à
dominer au Mali. Les défis sont pourtant considérables. Les institutions politiques et
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administratives sont à reconstruire. L’armée soit être mise sous contrôle constitutionnel, et
IBK doit trouver une façon constructive de traiter avec les rebelles touareg dans le Nord.
L’annonce fin septembre 2013 que le MNLA se retirait des accords d’Ouagadougou est tout
aussi inquiétante que les tirs qui se sont produits à Kidal juste après. Le défi principal pour
IBK à cet égard est que sa marge de manœuvre et de négociation est tout-à-fait limitée, du
fait que beaucoup de ses propres partisans n’accepteront pas un accord qui donnerait
beaucoup d’autonomie ou d’importants financements aux zones touareg du Nord. Le MNLA,
d’un autre côté, a de grandes ambitions quant à ce qu’il veut obtenir du processus de paix.
Idéalement il aurait fallu qu’IBK ait le temps d’organiser son administration, de réorganiser
l’armée et de la ramener fermement sous le contrôle constitutionnel, et de construire un
agenda transparent – qu’il aurait pu communiquer à ses électeurs– pour la négociation. Mais
il n’a pas le temps pour lui. Il aura à se précipiter parce qu’essayer de repousser la
négociation pourrait entraîner une escalade de la violence, surtout dans la région de Kidal. Il
est donc d’une importance déterminante qu’IBK associe l’opposition à ce processus de façon
à éviter que la négociation ne devienne un enjeu politique.
De ce point de vue, il sera important que le gouvernement d’IBK signifie que la question du
Nord ne se limite pas au problème touareg ; essayer de parvenir à un équilibre entre le Nord
et le Sud du pays permettra au contraire de faire de la négociation une affaire du Mali tout
entier. Toute initiative de développement des régions du Nord devra par conséquent inclure
tous les groupes marginalisés qui habitent ces régions, et pas seulement les Touaregs. C’est
la seule façon pour IBK que parvenir rapidement à bâtir une coalition nationale de crédibilité
autour du processus de paix (Ba et Bøås 2013).
Le retour vers la démocratie que représente l’élection d’IBK implique aussi que de grands
montants d’aide vont arriver au Mali. Ceci peut apparaître à première vue comme une
bénédiction et une chance de rebâtir le pays. Cependant, cela peut aussi n’être qu’une autre
catastrophe si les groupes qui composent le gouvernement et les divers secteurs de l’Etat se
mettent une fois de plus à dilapider ces fonds. Ainsi la question reste posée : sachant que la
gouvernance était très faible au Mali avant le coup d’Etat et la guerre, et que les conflits de
l’année dernière l’ont rendue plus faible encore, comment les institutions du Mali pourrontelles contrôler cette abondance d’aide ? Est-ce que les contrôles et les arbitrages sont
suffisants ? Si non, l’aide pourrait bien se déverser dans de mauvaises directions, renforçant
certains « grands patrons », criminalisant l’Etat, et créant finalement de nouveaux conflits
entre les riches et les pauvres. Si ce moment est le point de départ sur une échelle de temps,
alors tous les acteurs travaillant à rebâtir le Mali doivent travailler prudemment, la main
dans la main, pour garantir un avenir durable au Mali.
Le voisinage
Bien que le Mali ait été le pays le plus directement affecté par les répercussions de la chute
de Kadhafi, celle-ci a eu également un impact sur d’autres Etats, notamment l’Algérie, la
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Tunisie, la Mauritanie, le Niger, la République Centre-Africaine. Ces pays ont connus en outre
des problèmes supplémentaires liés au conflit du Mali. Ce qu’ont été les effets plus généraux
pour l’Afrique du Nord est discuté dans l’article de Danjibo, dans ce numéro ; quant à la
façon dont la Mauritanie a été gravement affectée, elle est discutée par Vium. En outre,
Boko Haram au Nord du Nigeria a profité de l’agitation de la région, et pas seulement au
Mali, et on dit qu’elle a utilisé l’absence de l’Etat au Mali pour y entrainer et armer des
milices (voir Danjibo). Plus récemment la conquête du pouvoir en RCA par les rebelles du
Seleka pendant le printemps 2013 doit être considérée comme une répercussion partielle
des changements amenés par la chute du régime de Kadhafi dans l’équilibre du pouvoir.
A part le Mali, il y a cependant deux autres pays sahéliens qui méritent une attention
spéciale : le Niger et le Tchad, et pour tous ceux qui sont intéressés, il est important de noter
que le Niger n’est pas le Mali. Les Touaregs sont mieux intégrés au Niger, et l’on ne voit pas
ce qui pourrait suggérer que l’accord de paix de 2009 entre l’Etat et le Mouvement Nigérien
pour la Justice pourrait être rompu dans le futur proche.3) A la différence de la situation au
Mali, l’Etat du Niger était présent sur ses frontières à la suite de l’effondrement du régime
de Kadhafi et il a désarmé les Touaregs qui rentraient de Libye. Le nouveau rôle du Niger
comme partenaire stratégique des Etats-Unis (par exemple comme base pour les drones
américains) devrait renforcer le pouvoir du régime, mais faire aussi du pays une cible
potentielle pour AQMI et les autres groupes islamistes, comme cela a été le cas lors des
attaques que le pays a subies en mai 2013.
On pourrait en dire presque autant du Tchad. Le Président Idriss Déby a envoyé des troupes
au Nord du Mali à la suite de l’intervention française, peut-être dans un effort pour corriger
les mauvaises appréciations concernant sa situation en matière de gouvernance et de droits
humains ; cependant, le déficit démocratique et la mauvaise gouvernance qui caractérisent
le régime d’Idriss Déby donnent aux rebelles islamistes des munitions contre le Tchad. Les
partenaires africains dans la coalition internationale contre les rebelles islamistes opérant au
Mali pourraient donc avoir mis leur propre sécurité en danger. Alors que la possibilité d’un
débordement du conflit à partir du Mali doit être envisagée sérieusement, elle ne doit pas
non plus être surestimée. Le Sahel n’est pas la zone de guerre d’une rébellion islamiste
cohérente ; elle est faite de différentes insurrections s’appuyant sur des griefs locaux, et
reliées entre elles de façon assez lâche par une combinaison de considérations idéologiques
et pragmatiques.
Pour conclure : la MINUSMA et la réponse africaine
Le fait que les pays africains doivent jouer un rôle dirigeant dans la MINUSMA peut donner
du crédit à des solutions politiques pragmatiques qui seraient moins influencées par la
rhétorique de la guerre à la terreur qui tend à mettre toutes les forces armées islamistes
dans la catégorie Al-Qaida. Cependant, ce seront les armées africaines, principalement mais
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pas exclusivement celles des pays de la CEDEAO, qui auront à supporter l’essentiel de la
charge dès que la France réduira ses forces sur le terrain.
Le Nigeria sera l’un des principaux contributeurs en troupes pour la MINUSMA. La capacité
de leadership militaire du Nigeria et le professionnalisme de ses troupes ont augmenté
depuis leur premier déploiement dans des opérations régionales de maintien de la paix au
cours des années 1990. Ceci nourrit quelques espoirs que ces troupes apparaitront plus
neutres et moins engagées dans des activités extractives que lorsqu’elles étaient au Libéria,
en Sierra Leone et en Guinée Bissau. Cependant le Mali est un terrain inconnu pour les
troupes du Nigéria (avec un climat et une topographie qu’elles ne connaissent pas).
Heureusement, les troupes du Tchad et du Niger ont une grande expérience des opérations
sur ce type de terrain, mais elles n’ont guère été exposées aux opérations internationales de
maintien de la paix, et il y a un risque qu’elles ne voient pas la protection des civils comme
un objectif central.
Les accusations récentes selon lesqueles des troupes tchadiennes traversant le Nord du Mali
se seraient livrées à des violences sexuelles sont donc clairement inquiétantes. Aussi, si la
communauté internationale ne prend pas grand soin de limiter ces risques, il y a un évident
danger que les populations locales se retournent contre les troupes de maintien de la paix
des Nations-Unies.
Le Mali est l’exemple le plus dramatique des effets de la chute du régime de Kadhafi.
Cependant, comme le discutent Vium et Danjibo dans ce numéro, elle a eu des ramifications
et répercussions graves ailleurs dans la région. En juin 2012, un certain nombre de
chercheurs internationaux se sont rassemblés au Centre Koffi Annan de maintien de la paix
et de formation, à Accra, pour discuter de ce point.4) Les discussions ont été en outre
enrichies par des fonctionnaires ouest-africains du secteur de la sécurité et par des experts
de la CEDEAO.
Certaines des contributions présentées à cet atelier sont reprises dans ce numéro. L’atelier
s’est tenu après le coup d’Etat au Mali, mais avant que les rebelles n’avancent vers le Sud et
avant l’intervention française. Au moment de l’atelier, l’attention se portait donc beaucoup
plus sur le Mali, et les participants ouest-africains du secteur de la sécurité discutaient
passionnément d’une intervention de la CEDEAO. Cependant, à sa réunion du 5 juillet 2012,
le Conseil de Sécurité des Nations-Unies n’a pas approuvé la proposition de la CEDEAO
d’envoyer des troupes, et alors même que la crise s’est rapidement étendue durant
l’automne 2012, aucun accord des Nations-Unies n’a été donné. Aussi, lorsque la France est
intervenue dans le conflit au Mali au début 2013, il est clairement apparu à la CEDEAO
qu’elle devrait être partie d’une mission des Nations-Unies plutôt que de la diriger. Ceci a
clairement contrarié les gros bonnets militaires des Etats de la CEDEAO. Par exemple, le chef
de l’Etat-Major du Nigeria, l’amiral Ola Sa’ad Ibrahim déclara en grimaçant : « Les NationsUnies n’ont plus rien à faire au Mali », puisque l’Union Africaine et la CEDEAO « ont été
capables de jouer les courtiers dans le cessez-le-feu et d’organiser les élections. Le Nigeria
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pensait que son travail était terminé au Mali et c’est pourquoi nous nous sommes retirés
tout en laissant quelques troupes pour faire ce qui restait à faire. »5) Cependant, les récents
tirs dans la région de Kidal montrent que, en dépit des élections démocratiques et de la
présence ininterrompue de la MINUSMA dans le Nord du Mali, le niveau de volatilité reste
élevé au Mali, et cela affectera non seulement le Mali mais aussi les pays voisins.
Notes
1. Klute nous met en garde : ne pas tirer des conséquences trop générales à propos des
répercussions régionales de la chute du régime de Kadhafi, et concentrer l’attention sur la
dynamique des conflits locaux dans leur continuité historique.
2. Cette section provient, en partie, de Bøås and Torheim (2013).
3. Dans son article Klute discute les connections entre les groupes tuareg groups du Mali et
du Niger.
4. La conférence était co-organisée par l’Institut Nordique Africa et un compte-rendu de la
conférence peut être téléchargé à l’adresse http://nai.divaportal.org/smash/record.jsf?searchId=2&pid=diva2:609824
5. Voir http://www.thisdaylive.com/articles/nigeria-faults-un-intervention-in-mali/157038/
Bibliographie
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Norwegian Centre for Peacebuilding (Policy Brief, October 2013).
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