La critique pour le bonheur de la littérature
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La critique pour le bonheur de la littérature
Formes de la critique littéraire Journée d'étude des doctorants de l'École doctorale 3- 4 février 2012 – Paris-Sorbonne « La critique pour le bonheur de la poésie » : l’œuvre d’André Gide entre la littérature et la critique littéraire ▸ Saida Ben Salem Je présente aujourd’hui une problématique selon laquelle il y aurait deux visages distincts du discours critique gidien ; le premier oral et le second écrit. Autrement dit, la première partie de mon intervention sera consacrée à ce que j’ai appelé : « La critique gidienne à travers la parole : une tradition de la critique et la seconde à la critique dite écrite, partie que j’ai intitulée : Les Faux-Monnayeurs roman ou critique du roman ? » I- La critique gidienne à travers la parole : une tradition de la critique orale 1- L'importance de la lecture à haute voix dans la critique Dans son introduction des Essais critiques, Pierre Masson montre l’importance de la lecture chez Gide, une activité qui n’est pas seulement une manière « d’aborder la littérature mais encore de l’éprouver, de la considérer à distance en étudiant l’effet de sa lecture sur son auditoire1 ». Il s’agit bel et bien d’une façon d’agir sur le récepteur qui, de son côté, et à travers une mimique visuelle exprime une pensée qui s’avère une critique de la matière reçue. Ainsi, la lecture en public devient une tradition dans la famille gidienne. Elle commence d’abord avec les lectures faites par le père d’André Gide, souvenir très cher à l’écrivain qui décrit ses plaisirs « à écouter [son] père [lui] lire des scènes de Molière, des passages de l’Odyssée, La France de Pathelin, les aventures de Sindbad ou celles d’Ali Baba et quelques bouffonneries de la Comédie-Italienne telles qu’elles 1 André Gide, Essais critiques, Gallimard, Introduction Pierre Masson, 1999, p. 1. 1 sont rapportées dans les Masques de Maurice Sand, livre où [il] admirait aussi les figures d’Arlequin, de Colombine, de Polichinelle ou de Pierrot[…]2 ». Sa mère assistant parfois aux lectures « portait sur lui un regard chargé d’interrogation et d’espoir ». La lecture à haute voix est avant tout un moyen de communication certes différent, mais très intéressant, car le lecteur, tout en lisant son texte essaie d’établir une communication, un dialogue ; il essaie de comprendre l’autre tout simplement en analysant ses grimaces. Plus tard et après la mort de Paul Gide (son père), c’est sa mère qui, par souci de contrôler ses lectures, prend en charge cette mission, souvenir peu agréable car contrairement à son père qui « lisait et se tenait au courant de la production littéraire par les jugements et les critiques bien pensant [sa mère] se méfiait des nouveautés […] elle n’aimait ni la poésie, ni le roman, genres frivoles et leur préférait les ouvrages d’histoire ou de critique surtout s’ils étaient compacts et ardus3 ». Plus tard, le jeune Gide prend la relève auprès de ses cousines, d’abord en choisissant, et ensuite en lisant des textes qu’il jugeait intéressants pour cette petite communauté féminine : « j’aurais dû parler de ces nombreuses lectures à haute voix que chaque année, tout le temps des vacances, et à d’autres époques encore, je faisais, ayant pour auditoire le petit cercle de famille qui ne se composait alors que de femmes : mes trois cousines, ma mère et parfois une de nos tantes, et Mme Siller. Je lisais des heures durant. Je préparais un peu mes lectures, car il importait de ne scandaliser ni mes jeunes cousines, ni surtout ma mère et mes tantes. Je prenais à ces lectures le plaisir le plus vif. Soucieux de maintenir en éveil l’intérêt d’un public très réduit dont je connaissais intimement chacun des membres4 ». Avec Madeleine, il développe de plus en plus cette habitude qui au fil du temps devient une tradition, un rituel avec des passages préparés à l’avance devant lesquels il marque la lettre M et qui, par une appréciation personnelle, lui semble intéresser sa jeune cousine qui devient plus tard son épouse. L’influence qu’exerce celui qui lit le texte sur son public que ce soit par l’intonation de sa voix ou par les choix de ses textes est très importante dans l’échange oral. Masson dans son introduction des Essais critiques de Gide compare la lecture à une messe : « Lire André Gide, Si le grain ne meurt, Souvenir et Voyages, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 86. Jean Delay, La Jeunesse d’André Gide, Gallimard, p. 187. 4 Archives Catherine Gide, « 1933. Supplément aux mémoires. » 2 3 2 c’est donc s’offrir à une influence, et critiquer c’est précisément relire, afin de transmettre ce bienfait à autrui à une assemblée de fidèles, en établissant autour de l’œuvre choisie une écoute. » La lecture en public se transforme plus tard chez Gide en un rêve de salon littéraire, où la conversation en maîtresse du jeu dirige l’ambiance critique de la rencontre. En effet, depuis 1889, Gide rêvait de son petit salon littéraire, un salon où critiques littéraires et débats d’actualité sont toujours les bienvenus. Un petit coin privé où, dans une ambiance purement intellectuelle, des hommes et des femmes de lettres se réunissent pour parler littérature et actualité « Un de mes rêves [écrit Gide dans son Journal] Un salon exquis que nous tiendrions, petite Madeleine et moi. La causerie y serait charmante […] ». Tenu par Madeleine, ce salon rappelle les mardis de Mallarmé dont Gide était familier depuis février 1891. Or ce rêve ne sera pas réalisé et va trouver fin dans la simple conversation, qui ne se tiendra pas dans un salon, mais qui va laisser ses marques dans les interviews et les lettres par exemple, des formes critiques qui montrent combien l’échange entre un locuteur et un interlocuteur, un lecteur et un public est important dans la critique gidienne. En d’autres termes, selon Gide, une lecture privée ou solitaire n’est jamais féconde que si elle est doublée d’une deuxième lecture publique sans laquelle il n’est pas de critique possible. 2- La critique orale, est-ce un besoin de communiquer ? La critique à travers la conversation manifeste un vrai besoin de communication chez Gide qu’on compare souvent à Socrate. Le dialogue offre en effet, une réflexion assez élaborée de la pensée de l’autre. C’est d’ailleurs à travers le discours de l’autre que l’on peut examiner et mesurer sa propre pensée. Contrairement à la critique écrite, la critique orale (le dialogue par exemple) laisse libre cours à la pensée en mouvement. Gide, s’inspirant des philosophes du XVIIe siècle, s’approprie le dialogue comme la forme de la critique la plus adaptée, elle n’est pas seulement une simple confrontation des idées mais surtout un moyen de faire advenir une vérité encore inexprimée. Albert Thibaudet appelle ce genre de critique la critique parlée ou même la critique spontanée, une critique faite par le public lui-même : « La vraie critique de Paris […] se fait en causant5. » Chez Gide, cette pratique est très courante : on peut prendre à titre d’exemple les discussions entre lycéens dans les Faux-Monnayeurs, des discussions qui se font au jardin du Luxembourg où tout le monde parle, sans que les paroles puissent être attribuées à l’un ou à l’autre de manière nominative. 5 Albert Thibaudet, Réflexions sur Critiques, p. 126-127. 3 […] j’en suis parvenu à cet heureux état où l’on n’a plus de foi personnelle ; cet état, qui pour le philosophe serait le scepticisme et pour l’homme de lettres (réhabilitons-le quelques instants) ce que l’on pourrait appeler l’état du dialogue6. En effet, les longs dialogues sont souvent une mise en scène du romancier qui raconte le projet de roman face à un interlocuteur sceptique, voire parfois désintéressé ou moqueur. Les premières pages de Paludes illustrent parfaitement cette pratique : Il dit : « Tiens ! tu travailles ? » Je répondis : « J’écris Paludes. » – Qu’est-ce que c’est ? – Un livre. – Pour moi ? – Non. – Trop savant ?… – Ennuyeux. – Pourquoi l’écrire alors ? – Sinon qui l’écrirait ? – Encore des confessions ? – Presque pas. – Quoi donc ? – Assieds-toi. Et quand il fut assis : « J’ai lu dans Virgile deux vers : Et tibi magna satis quamvis lapis omnia nudus Limosoque palus obducat pascua junco. « Je traduis : – c’est un berger qui parle à un autre ; il lui dit que son champ est plein de pierres et de marécages sans doute, mais assez bon pour lui ; et qu’il est très heureux de s’en satisfaire […] – Assez ! dit Hubert, j’ai compris ; cher ami, tu peux écrire. " Il partit. »7 Lettre de Gide à Marcel Drouin, Rome, 10 mai 1894 publié par Y. Davet, Autour des Nourritures terrestres, Gallimard, 1948, p. 65. 7 Paludes, in Romans et Récits, I, p. 262. 6 4 Sceptique, l’interlocuteur ne semble pas être convaincu par les paroles du romancier. Un passage semblable, dans lequel Édouard théorise sur le roman qu’il écrit existe dans Les Faux-Monnayeurs : Laura lui demanda (question évidemment maladroite) à quoi ce livre ressemblerait. – A rien, s'était il écrié ; puis aussitôt, et comme s'il n'avait attendu que cette provocation : Pourquoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait, ou ce que j'ai déjà fait moi même, ou ce que d'autres que moi pourraient faire ? Edouard était très chatouilleux dès qu’on lui parlait de son travail, et surtout dès qu’on l’en faisait parler, on eût dit qu’il perdait la tête […]. – Et le sujet de ce roman ? – Il n’en a pas, repartit Edouard brusquement ; et c’est là ce qu’il y a de plus étonnant peutêtre […]. – Et le plan de ce livre est fait ? Demanda Sophroniska, en tachant de reprendre son sérieux. – Naturellement pas. – Comment ! naturellement pas ? […]»8. Vous devriez comprendre qu’un plan pour un livre de ce genre est essentiellement inadmissible Une simple question d’un interlocuteur est capable de provoquer Edouard qui, dans de longues tirades, essaie d’exposer sa vision du roman. Chez Gide, il est fréquent de trouver plus d’un interlocuteur pour une interaction, voire plusieurs récepteurs. Ces récepteurs considérés souvent comment allocutaires jouent le rôle du public, un public éveillé qui cherche à déstabiliser le romancier. On peut même parler dans ces deux exemples de forme didactique du dialogue entre interlocuteurs et romanciers ; l’interlocuteur principal possède souvent des connaissances que les autres désirent acquérir et l’échange épouse la forme question /réponse. Sauf que dans un discours classique, les interlocuteurs parviennent à une position commune quand le locuteur possédant le savoir le fait partager et réussit à convaincre ses interlocuteurs. Chez Gide, la fin de la discussion ne semble pas convaincre le public : « C’est cela : tout le monde vous reconnaîtra, dit [Laura] en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres9. » Le dialogue gidien, loin de toute rhétorique inutile, n’est pas un simple instrument intellectuel, il sert aussi à réanimer le texte, à rendre plus réelles, plus pénétrantes les idées. Il va même jusqu’à discréditer le héros-romancier devant son public. 8 9 Les Faux-Monnayeurs, in Romans et Récits, II, op. cit., p. 310-314. Les Faux-Monnayeurs, in Romans et Récits, op. cit., p. 313. 5 Or cette critique parlée risque de perdre de sa sincérité et de sa fraicheur lorsqu’elle passe à l’écrit. Elle est certes moins professionnelle toutefois, l’un de ses avantages, c’est qu’elle révèle les attentes et les préférences du public qui, par une critique « spontanée » de l’œuvre littéraire, décide du succès ou de l’échec de telle ou telle œuvre. 3-Gide critique littéraire Je lui prête aussi beaucoup de moi. Au moins que je ne lui rende ce qu’il m’a prêté. C’est un confrère, je veux dire un critique. Les Faux-Monnayeurs sont écrits pour la critique, ce n’est pas un roman, mais un dialogue sur le roman […]. Le roman [d’Edouard] devient pour Gide le roman des romans et le roman du romancier ou plutôt le roman des difficultés qu’un homme aussi intelligent et un esprit aussi critique éprouve à faire un roman10. Thibaudet avait raison, le Gide critique était souvent négligé au profit du Gide romancier. Lui-même ne s’affirmait pas comme critique, malgré le nombre d’écrits non fictionnels dans son répertoire ; Prétextes, Nouveau Prétextes, Incidences. Des écrits fictionnels comme Les Caves du Vatican ou Les Faux-Monnayeurs ont de leur côté déclenché un discours critique et provoqué une sorte de « réaction en chaînes ». Gide était critique malgré lui selon le mot de Masson. En matière critique, Gide fut souvent comparé à Sainte-Beuve. Les deux critiques avaient une espèce de ressemblance, un trait commun : « Il y a chez Sainte-Beuve et André Gide [écrit Thibaudet] un équilibre ou une fusion égale du sens critique et de la sensibilité religieuse. Ils appartiennent à cette tradition dialoguée de la France qui commence avec leur père Montaigne et dont le méridien passe par PortRoyal11. » Dans la critique gidienne, on trouve de tout : hommages, études, conférences, comptes rendus, lettres, articles, etc. Gide, en critique acharné, s’attaque à tout, il apporte que ce soit dans son Journal ou dans ses articles de la NRF « des impressions personnelles, des opinions sur des écrivains et sur leurs écrits ». Sa critique est loin d’être un fourre-tout , elle suit une stratégie bien précise, une stratégie qui fait que par souci d’amitié , de délicatesse ou même de retenue , les uns sont plus exposés à la critique que d’autres en effet « Gide critique [écrit Masson] comme on choisit sa garde-robe, en assortissant ses cibles à la figure qu’il souhaitait se constituer. » Et par conséquent : « sa critique est à considérer comme un iceberg dont la partie immergée ne serait pas la moins intéressante12 . » Albert Thibaudet, André Gide la Revue de Paris, 15 AOUT 1927. Réflexions sur la critique, « De la critique gidienne », op.cit., p.231. 12 Essais Critiques, op.cit, p. XLIX. 10 11 6 Même si certains trouvent que sa critique est souvent tranchante, Gide cherche à ménager ses amis en leur épargnant les méfaits de la critique. Sa défense de Mallarmé fut celle des plus motivée. Malgré son détournement du symbolisme, Gide maintient son respect de ce génie et le défend contre sa « réputation d’être incompréhensible ». Certes, il admet une certaine difficulté de l’œuvre qui est celle de tout artiste incompris dans son temps, toutefois, il exprime son refus total face à l’idée selon laquelle les poèmes de Mallarmé ne méritent pas l’effort d’être lus. Mallarmé devient celui qui est très honnête pour être compris, c’est cette pureté, cette transparence d’une poésie dépouillée qui fait qu’elle est souvent mal comprise : « […] il eût été facile à Mallarmé de connaître le succès si seulement ses convictions avaient été moins profondes13. » Or si Mallarmé demeure le protégé de Gide par excellence, c’est Barrès qui réussit à garder le statut de l’ennemi déclaré. La critique la plus fervente du romancier est celle qui les affronte lors de la polémique Des déracinés, qui eut bien plus d’écho que la publication de chacun de ses livres, de Paludes à l’Immoraliste. Son attaque de Barrès marque donc son entrée dans le monde de la critique littéraire. Gide voulait faire de la critique un moyen de purification de littérature contre ce genre de raisonnement idéologique raciste qui ne relève pas de la littérature. À partir de 1909 et dans une tentative de faire renaître une critique en crise, Gide se lance dans La Nouvelle Revue Française. Revue littéraire et revue de critique, ce périodique devient progressivement une référence et occupe un rôle phare dans les débats de la société. Elle avait « la prétention de lutter contre le journalisme, l’américanisme, le mercantilisme et la complaisance de l’époque envers soi-même, nous comptons faire grande place à la critique »14. Parallèlement au dadaïsme et au mouvement surréaliste qui selon l’euphémisme d’Aragon « ont tenté un reclassement de certaines valeurs »15, la NRF se présentait comme une prolongation de l’activité critique de l’écrivain ; elle montrait combien littérature et critique étaient indissociables et surtout qu’il n’y avait pas de littérature possible sans exigence critique. Peu influente sur l’avis public d’aujourd’hui, la revue avait une vraie influence sur les lecteurs de la première moitié du XXe siècle et ce pendant plusieurs décennies. Paméla A. Genova, Études valériennes, Paul Valéry André Gide Correspondances, L’Harmattan, 2003, p. 94. André Gide, Essais Critiques, Correspondance Gide-Alibert, p. 15-16. 15 Louis Aragon, Traité du style, p. 199. 13 14 7 Pendant la première période où Gide occupait le poste de directeur (1908-1914), et ensuite vers la fin de la première guerre mondiale, la NRF affichait, contrairement aux autres revues de l’époque, une disponibilité et une ouverture à la jeune littérature française et étrangère autant qu’à des écrivains tombés dans l’oubli. Dans ses Réflexions sur la critique, Thibaudet en parle en ces mots : « Il ne s’agissait nullement de lutter pour une doctrine et un parti, comme des revues filiales de l’Action française mais d’installer un poste d’écoute bien conditionné, de mettre les disponibilités d’André Gide et de ses amis en contact avec les disponibilité neuves de la jeunesse, et d’assurer par une revue l’exploitation publique de cet office de documentation16. » La NRF était en fait, l’écho sonore du premier demi-siècle, de ses inquiétudes, de ses exigences littéraires, et des transformations du paysage critique. II- Les Faux-Monnayeurs roman ou critique du roman ? 1- Un critique déguisé André Gide eût pu être le plus grand des critiques français. Il le savait sans doute et néanmoins il a préféré être un écrivain créateur. Cela comporte peut être l’opinion que la critique est un rôle moins amusant, une condition moins honorable17. Prévost oppose ici les critiques aux créateurs et aux artistes. Toutefois, il faut avouer que le personnel critique est dans l’ensemble fait de poètes, de romanciers ou de dramaturges qui sont à la fois écrivains et commentateurs. Rares sont ceux qui occupent exclusivement l’une des deux catégories ; la plupart trouve souvent dans l’activité critique un prolongement naturel et même nécessaire de leurs travail de création. Gide déclare dans son projet de conférence pour Berlin : « Il faut dire que rien ne m’intéresse plus que les livres critiques. » En 1927, il affirme à Robert Levesque qu’à vingt ans il lisait « beaucoup d’ouvrages critiques [il] ne comprend pas le dédain qu’ont pour elle certains poètes18 ». La critique chez André Gide dépasse le cadre conventionnel de la relation entre le commentateur et l’œuvre littéraire d’un autre écrivain, Gide s’attaque souvent à ses propres créations qui ne sont jamais à l’abri des reproches et du jugement. S’affirmant Réflexions sur la critique, op. cit., p. 233. Jean Prévost, « André Gide critique », article Gidiana : http://www.gidiana.net/Capitoleindex.htm#prevost 18 Robert Levesque, Voyage à Rouen avec Gide, B.A.A.G, janvier 1998. 16 17 8 comme à la fois critique et autocritique il écrit dans son Journal : « le grand défaut de Si le grain ne meurt… Je n’y dis point quels furent mes initiateurs. Il y aurait là matière à un autre livre et sur un plan tout différent. Mais c’est il y a quinze ans qu’il aurait été bon de l’écrire19. » Gide s’impose ainsi comme l’un des grands critiques français symbolistes de l’époque « ses livres de critique littéraire Prétextes, Nouveaux Prétextes Incidence, Essais sur Montaigne représentent avec ceux de Gourmont à la pointe de l’intelligence et de l’analyse la fleur de cette critique qui s’appuya sur le mouvement symboliste. Pas d’idée directrice, pas de principe, mais au contraire une disponibilité pour tout, la ferveur la crainte d’être dupe, la passion de la sincérité des antennes pour discerner la tendance à l’emphase des oreilles expert à refuser ce qui sonne faux20 . » Amoureux de la critique et de la théorie, Gide a passé toute sa vie à réfléchir sur le roman et sur le genre romanesque et n’a avoué écrire qu’un seul roman. On peut expliquer cette difficulté du passage de la théorie à la pratique par un vrai souci de sincérité et de perfection, une autocritique permanente que Gide s’inflige et qui lui rend difficile la tâche d’écrire son roman. Il faut dire que le romancier, habité par un conflit intérieur, trouve rarement son idéal de l’écrivain. Cette obsession chez l’écrivain fait que son seul roman les Faux-Monnayeurs, fruit d’une longue gestation, n’est en fait qu’une critique du roman au sein du roman lui-même. C’est pourquoi on ne cesse de se demander si Les Faux-Monnayeurs sont vraiment un roman ou simplement une œuvre critique déguisée en roman. Rien n’est en effet en dehors de la zone de l’exercice d’évaluation gidien : « Pour Gide [écrit Masson], le livre est à la fois fin et moyen de dépassement, boite à double fonds, message codé, il n’est intéressant que s’il indique, en même temps que son propre contenu le passage par où le lecteur peut s’échapper, vers une vérité qui ne peut se trouver qu’au-delà de lui. Cette conception devient alors un critère que Gide s’applique aussi bien à ses lectures qu’à ces propres créations21. » 2- Les Faux-Monnayeurs, entre la critique et la théorisation Les Faux-Monnayeurs se transforme en roman d’idées où Gide s’attaque à tout, un univers miné : la justice impartiale, la famille, le mariage, l’éducation, la religion, mais surtout et avant tout la littérature. Cette fausse littérature est incarnée dans le roman par André Gide, Journal, t. II , p. 5. Albert Thibaudet, Réflexions sur la critique, op. cit, p. 233. 21 Lecture d’André Gide Hommage à Claude Martin, Presse universitaire de Lyon, p. 42. 19 20 9 le personnage de Passavant. À travers le trafic de fausse monnaie, on se rend compte que cette littérature n’est qu’un échange truqué entre l’auteur et son public, ce dernier devient un simple moyen de faire valoir l’écrivain, qui de son côté, va jouer au lèche-bottes en offrant au public une mauvaise littérature, mauvaise oui mais qui se vend le mieux contrairement à une bonne littérature incarnée par Édouard dans Les Faux-Monnayeurs et qui quant à elle, demeure mal récompensée. Gide prône à travers cette image une création littéraire authentique qui, loin des prix littéraires et des applaudissements de la foule, ne cherche qu’à être vraie. Édouard, en écrivain sincère, exprime souvent son dégoût : « de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisance et flatterie. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose du moins tant qu’elle n’aura balayé le passé22 ». C’est dans ce contexte précis qu’il faut comprendre la raison pour laquelle Gide a souvent réclamé un autre public, un public de genre nouveau qui cherche, à travers la lecture, à être dérangé, inquiété et non flatté. N’a-t-il pas déjà déclaré : « Tant pis pour le lecteur paresseux. J’en veux d’autres. Inquiéteur, tel est mon rôle. Le public préfère toujours qu’on le rassure.» En effet, face à ce « nouveau roman », le lecteur se sent d’emblée mal à l’aise, mais ne tarde pas à répondre à l’appel de l’auteur qui le fait participer en éveillant à la fois son imagination et sa sensibilité. Ce dernier sans le vouloir, est invité à assister aux aléas de l’œuvre en train de se faire. Il s’agit d’une sorte de mise à l’épreuve du lecteur. En 1903, Gide a déjà consacré toute une conférence intitulée « De l’importance du public », pour parler de cette catégorie qu’il voulait de plus en plus limiter : « Je voudrais ne pas donner ce nom public à n’importe quel groupement arbitraire mais à telle société choisie, capable de goûter à l’émotion de l’art, de même que je garde le nom artiste à ceux capables de faire goûter de telles émotions à ce public23. » Pour Gide, l’écriture demeure un travail d’action et de réaction, une pure collaboration entre écrivain et lecteur et si l’un des deux pôles n’assume pas ses devoirs c’est l’échec total de l’œuvre d’art. 3- Gide autocritique Tout en plaçant au cœur du roman le personnage du romancier, Gide établit une mise en abyme, un roman dans le roman qui lui sert de miroir, ainsi, il peut voir ses propres défauts et s’auto-évaluer. Cette mise à distance critique permet à l’auteur d’observer, de 22 23 Les Faux-Monnayeurs, op. cit, p. 375-376. Essais Critiques, op. cit, p. 425. 1 traiter ses personnages avec un regard critique. Gide ne réfléchit pas uniquement sur la théorie du roman mais aussi sur le comportement de l’écrivain, d’où la notion de sincérité. Les Faux-Monnayeurs est un livre complexe où se rejoignent trois journaux (Journal de Gide, Journal d’Edouard et Journal des Faux-Monnayeurs) faisant ainsi preuve d’un vrai travail sur la question du genre. À travers la critique explicite et implicite du roman, Gide expose sa théorie du « roman pur » ; un roman dans lequel il compte faire face aux conceptions du roman traditionnel depuis Balzac et Flaubert arrivant jusqu’aux naturalises et aux symbolistes : aucun courant littéraire ne semble échapper à la critique fervente de l’auteur. Refus du réalisme balzacien, destruction de l’illusion du réel au profit d’une abstraction, refus bien évidemment de la description, et même refus du sujet. Édouard écrit dans les Faux-Monnayeurs : « mon roman n’a pas de sujet. Oui je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là. » Rien ne semble pouvoir freiner l’écrivain dans sa nouvelle vision du roman. Ainsi, tout au long du texte, il ne s’interdit pas de petites interventions brusques au beau milieu du texte afin de rompre l’action « Passons. Tout ce que j’ai dit ci-dessus est pour mettre un peu d’air dans les pages de ce Journal. À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y. Le voici qui se plonge dans sa lecture. » Le texte perd ainsi ses qualités traditionnelles pour devenir un jeu intellectuel où l’auteur ne fait qu’exposer sa théorie du roman. Le seul roman de Gide dévoile l’hypocrisie gidienne qui, par son excès de théorisation et de réflexions, fait des Faux-Monnayeurs « un simple essai critique, déguisé en roman par la peinture brillante de thèmes pathétiques qui s’y trament et s’y gravent » (Jean Joseph Goux). Dès les premières pages du Journal des Faux-Monnayeurs, Gide se lance dans une critique de son roman : « Par instant, je me persuade que l’idée même de ce livre est absurde, je n’en viens à ne plus comprendre du tout ce que je veux. » Il ne s’empêche pas de contester son roman avant même de l’écrire et ceci en contestant le roman d’Édouard : « Au surplus, ce pur roman il ne parviendra jamais à l’écrire24. » Ses Faux-Monnayeurs se présentent comme une parfaite illustration d’un roman qui se tourne en dérision. Le roman pour Gide est une occasion de s’interroger, de tout mettre en question, c’est l’idée même de l’inquiétude quand il affirme être un Inquiéteur. Gide n’est pas un écrivain qui met en avant des modèles pour en dénoncer d’autres c’est quelqu’un qui cherche à engager une réflexion critique, c’est ici que se confirment ses qualités de 24 Journal des Faux-Monnayeurs, op. cit., p. 544. 1 critique littéraire. On peut dire enfin que le roman gidien est loin d’être un idéal romanesque, c’est avant tout un moyen de critique du roman. Les Faux-Monnayeurs sont à la fois « une œuvre critique et une œuvre pour la critique déclenchant un discours critique d’un type nouveau et provoquant une sorte de réaction en chaîne ». Gide n’a pas pu se détacher de la critique, même quand il a déclaré ne plus en faire. C’est peut-être parce que la littérature et la critique forment un couple et qu’aucun des deux ne peut exister indépendamment de l’autre ou peut-être parce que la critique chez lui, est une tentative de réponse à la crise qui secoue le roman depuis le XIXe siècle, une façon de lutter contre des stéréotypes qui ne correspondent plus aux besoins de la société. Bibliographie Ouvrages de Gide Si le grain ne meurt, Souvenirs et Voyages, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001. Essais critiques, Paris, Gallimard, 1999. Les Faux-Monnayeurs, in Romans et récits, Paris, Gallimard, 2009. Journal des Faux-Monnayeurs, in Romans et récits, Paris, Gallimard, 2009 Journal, t. II, 1926-1950, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997. Ouvrages et articles consacrés à Gide Claude Jean, Lectures d’André Gide. Hommage à Claude Martin, Presse universitaire de Lyon, P.U.L., 1994. Delay Jean, La Jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, 1992. Genova Pamela A., Études valériennes, André Gide Paul Valéry, Correspondances, L’Harmattan, 2003. Levesque Robert, Voyage à Rouen avec Gide, B.A.A.G, janvier 1998. 1 Ouvrage sur la critique Thibaudet Albert , Réflexions sur Critiques, Gallimard, 1939. Divers Grappe Georges, Dans le jardin de Sainte-Beuve, Paris, P. V. Stock, 1909. Aragon Louis, Traité du style, Gallimard 1927. Ressource électronique Prévost Jean, « André Gide critique », article Gidiana : http://www.gidiana.net/Capitoleindex.htm#prevost 1