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HOMMES & MIGRATIONS
L’HÉRITAGE COLONIAL
UN TROU DE MÉMOIRE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000
La mémoire serait-elle en passe
de devenir la seule façon, pour
les dominés, d’aborder le passé,
leur passé ? La mémoire
deviendrait-elle, en quelque
sorte, l’histoire du pauvre ? On
est en droit de se poser la question lorsque l’on constate que
© Dauchez.
l’historiographie française met
décidément beaucoup de
temps pour faire du passé des
par
migrations “coloniales” un sujet parmi d’autres. ❖ De même que
Philippe Dewitte le mouvement ouvrier a mis plus d’un siècle à devenir un champ
d’étude reconnu comme tel, l’histoire des migrations nées de la colonisation semble être un objet triplement illégitime – sans vouloir
faire de la surenchère par rapport à la célèbre expression d’Abdelmalek Sayad. Originaires du Sud (et à ce titre venant de civilisations souvent perçues “sans histoire” par les anciens colonisateurs) ; sujets de l’Empire (on disait “indigènes”, c’est-à-dire sans
les droits du citoyen) ; ouvriers non qualifiés (quand ce n’est pas
chômeurs) : ces “gens de peu” présentent un profil socio-historique
trois fois méprisé, au sens premier du terme. ❖ De plus, les historiens n’échappent pas au désenchantement relatif à tout ce qui
touche au tiers-monde. La lutte des prolétaires ne fait plus recette,
pas plus que celle des nations du même nom ; alors, quand on est un
prolétaire (mais il n’y en a plus) issu d’une nation dite prolétaire
(mais l’appellation fait aujourd’hui sourire), on ne suscite généralement qu’un désintérêt poli. Si à cela on ajoute la rareté des sources
écrites – le matériau “noble” de l’historien occiLe passé de l’immigration ouvrière dental –, on comprendra les difficultés inhéeuropéenne est désormais mieux rentes à l’entreprise… ❖ Aussi, pour les immigrés et leurs enfants en quête d’identité, il ne reste
connu et l’étude de la colonisation que la mémoire : celle de la communauté, de la
famille, celle que l’on consigne pieusement, dont on
n’est plus illégitime. Alors pourquoi parvient parfois à faire une exposition, un livre
l’histoire sociale et politique de l’im- ou un film. Mais la mémoire n’est pas l’histoire,
c’est bien connu, car elle est chargée de subjectimigration “coloniale” est-elle encore vité. Elle met en relief la dimension humaine du
passé, mais elle méconnaît les règles de Clio, et on
en grande partie dans les limbes ? peut à tout moment mettre en doute sa véracité.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 1
LA MÉMOIRE SERAIT-ELLE L’HISTOIRE
DU PAUVRE ?
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 2
S O M M A I R
L’HÉRITAGE COLONIAL
E
Gip Adri
4, rue René-Villermé
75011 Paris
UN TROU DE MÉMOIRE
La mémoire serait-elle l’histoire du pauvre ?
par Philippe Dewitte
1
L’historiographie française met décidement beaucoup de temps pour faire du passé des
migrations “coloniales” un sujet parmi d’autres. Pour les immigrés post-coloniaux et leurs
enfants en quête d’identité, il ne reste que la mémoire communautaire.
Immigration, colonisation et racisme :
pour une histoire liée
par Claude Liauzu
5
Si l’histoire de l’immigration en France, malgré des insuffisances, a globalement pris son
envol, l’étude des migrations africaines et nord-africaines en particulier est un domaine encore
quasi en friche, longtemps négligé de part et d’autre de la Méditerranée.
Les prisonniers de guerre coloniaux
durant l’Occupation en France
par Armelle Mabon
15
Après la défaite de 1940, près de 70 000 prisonniers coloniaux de toutes origines sont
détenus dans des Frontsatalags en France. À partir de 1943, le IIIe Reich a besoin de tous
ses soldats sur le front de l’Est et exige de Vichy que des soldats français métropolitains
gardent leurs propres troupes...
La gestion coloniale de l’islam à Bordeaux.
Enquête sur une mosquée oubliée
par Florence Bergeaud
29
L’analyse d’une fête de l’Aïd à Bordeaux en 1949 est l’occasion d’un retour sur la gestion
de l’islam dans le contexte de la France coloniale. Une gestion qui tourne le dos à la doctrine assimilationniste prévalant officiellement dans l’Empire, et qui ignore délibérément le
credo assimilateur de la République à l’égard de l’immigration.
Le zoo humain, une longue tradition française
par Pascal Blanchard
44
Jusque dans les années trente, la France a exhibé dans ses zoos, foires et expositions des
milliers de gens “importés”des colonies. Bien plus qu’un dérapage regrettable et exceptionnel,
le zoo humain est une tradition bien française, qui a structuré la pensée raciale du siècle.
Migrations et travaux forcés
en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale
par Jacques Barou
51
Les États africains doivent eux aussi affronter les enjeux de l’intégration des populations issues
de l’immigration et faire face à des tentations nationalistes. Une conséquence, entre autres,
de la domination coloniale, qui a stimulé les migrations à grande échelle sur le continent.
Africains de Belgique, de l’indigène à l’immigré
par Bonaventure Kagné
La présence belge en Afrique n’a pas entraîné de flux migratoires substantiels en provenance
de ces pays jusqu’aux années soixante. Pourtant, en Belgique, le statut et l’image des Africains
du sud du Sahara restent fortement marqués par les stéréotypes hérités du passé colonial.
62
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Comité d’orientation
et de rédaction :
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Hanifa Cherifi
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Abdelhafid Hammouche
Mustapha Harzoune
Le Huu Khoa
Khelifa Messamah
Juliette Minces
Marie Poinsot
Catherine Quiminal
Edwige Rude-Antoine
Gaye Salom
Alain Seksig
André Videau
Catherine Wihtol de Wenden
Les titres, les intertitres et les
chapeaux sont de la rédaction.
Les opinions émises n’engagent
que leurs auteurs.
Les manuscrits qui nous sont
envoyés ne sont pas retournés.
Les méandres de la mémoire
dans la littérature africaine
ABONNEMENTS :
68
par Bonaventure Kagné
En France, l’histoire coloniale est nettement marginalisée. Côté africain, la façon d’aborder
cette période dans la littérature a largement changé depuis les années cinquante, montrant
comme une volonté de relecture du fait colonial.
Le colonialisme, “un anneau
dans le nez de la République”
France 1 an : 370 F (56,40 €)
Tarif réduit* : 320 F (48,70 €)
Étranger 1 an : 495 F (75,40 €)
Tarif réduit* : 445 F (67,80 €)
* Le tarif réduit ne
s’adresse qu’aux particuliers
et aux associations,
voir bon de commande
en dernière page.
80
par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard
HOMMES & MIGRATIONS
est publié avec le concours
du Fonds d’action sociale
pour les travailleurs
immigrés et leurs familles
Associée au progrès, à l’égalité et à la grandeur de la nation, la “mission civilisatrice de la
France”a laissé des traces dans les représentations politiques républicaines. Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle pour comprendre l’attitude de la société
d’aujourd’hui à l’égard de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés.
H O R S - D O S S I E R
Les immigrés espagnols retraités en France :
entre intégration et vulnérabilité sociale
95
par Marie-Claude Muñoz
À l’heure de la retraite, les Espagnols de nationalité ou d’origine voient souvent leurs revenus diminuer sensiblement. Des situations de désaffiliation peuvent ainsi surgir, malgré une
forte solidarité familiale et une aide appuyée de la part des associations espagnoles.
C
H
R
O
N
I
Q
U
E
de la Délégation au
développement et à l’action
territoriale
S
INITIATIVES
Lille, carrefour des arts africains
Marie Poinsot
103
de la Délégation
interministérielle à la Ville
MUSIQUES
L’Afrique en créations : Youssou N’Dour, Jean-Claude Casadesus
François Bensignor
109
CINÉMA
Chef ! ; Dans la maison de mon père ; Le petit homme ; Pièces d’identités ;
Sauve-moi ; Un temps pour l’ivresse des chevaux ; La vierge des tueurs
André Videau
115
du Comité catholique
contre la faim et pour le
développement
MÉDIAS
Le 17 octobre 1961 et les médias. De la couverture de l’histoire immédiate
au “travail de mémoire”
Mogniss H. Abdallah
125
et du
AGAPES
Festivités d’outre-Manche
Marin Wagda
135
LIVRES
Pascal Blanchard, Philippe Dewitte, Marie-Pierre Garrigues,
Abdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune,
Jorge de Portugal Branco
En couverture, détail de l’affiche officielle pour l’Exposition coloniale de Paris en 1931 (P. Bellanger,
édition Robert Lang). © Achac.
ISSN 0223-3290
Inscrit à la CPPAP
sous le no 55.110
Impression : Autographe
10 bis, rue Bisson 75020 Paris
141
Diffusion pour les libraires:
DlF’POP
21 ter, rue Voltaire
75011 Paris
Tél. : 01 40 24 21 31
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 3
(six numéros)
UN TROU DE MÉMOIRE
D. Dellepiane, Imprimerie Mourlot, avril 1922. © Achac.
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 4
L’HÉRITAGE COLONIAL
La colonisation française est née avec la République.
Il en reste un peu plus que des traces dans la manière
de percevoir l’Autre, ainsi que dans le fameux “modèle d’intégration”,
héritier indirect de l’idéologie “assimilationniste”.
par
Claude Liauzu,
historien,
université
Paris-VII
Denis-Diderot
Si l’histoire de l’immigration en France, malgré des insuffisances,
a globalement pris son envol, l’étude des migrations africaines et nordafricaines en particulier est un domaine encore quasi en friche, longtemps
négligé de part et d’autre de la Méditerranée. Cela est bien sûr une conséquence de la gestion coloniale française et de la vision racisante qui lui
est liée : les rapports avec ceux qui furent des “colonisés”, particulièrement
avec les musulmans, en ont été durablement marqués. C’est aussi dû à
des contentieux historiques mal gérés des deux côtés. Enfin, l’image
du “travailleur immigré postcolonial” n’a pas trouvé sa place au sein de la
culture ouvrière, du fait de la crise économique des années soixante-dix.
Apparue tardivement – à partir des années 1980 – dans le
concert des sciences sociales, l’histoire étudiant l’immigration y fait
entendre une voix relativement faible. Ce sont surtout la démographie – de tradition –, la sociologie, depuis les années 1960, et
plus récemment la science politique qui ont fourni, outre la majorité des spécialistes, les experts du pouvoir ou ceux des mouvements
de solidarité avec les immigrés, ainsi que les figures de proue des
combats d’idées. Signe de l’importance de ces problèmes, les
“grands intellectuels”, ou ceux qui aspirent à se positionner ainsi,
sont abondamment intervenus.
Pourtant, les recherches historiques ne sont pas négligeables.
Les travaux universitaires s’accumulent, le XIXe siècle et la première
moitié du XXe étant désormais bien connus, et les monographies
régionales se multiplient, de même que les études des principales
communautés. Ce sont des historiens qui ont été à l’origine d’un
projet de musée malheureusement enfoui, ainsi que d’initiatives éducatives et d’expositions qui sont des réussites. Dans les collèges et
les lycées, ils ont participé à des expériences pédagogiques novatrices. Il faut cependant reconnaître que jusqu’ici, l’enseignement
est resté très en retrait. Les programmes scolaires et les concours
de recrutement des professeurs d’histoire-géographie continuent
à ignorer que la société française contemporaine est une société
d’immigration, l’une des plus importantes du monde.
L’HÉRITAGE COLONIAL
ET RACISME : POUR
UNE HISTOIRE LIÉE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 5
IMMIGRATION, COLONISATION
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 6
L’HÉRITAGE COLONIAL
Il faut aussi souligner certaines insuffisances des recherches historiques sur l’immigration, auxquelles il manque un pôle organisateur – une revue, un laboratoire du CNRS, ou un diplôme de 3e cycle.
Les divers domaines dont elles relèvent sont séparés par les compartimentages institutionnels. Elles se sont d’abord inscrites dans
l’histoire des relations internationales et, surtout, dans l’histoire
sociale du travail et du mouvement ouvrier, ou ont emprunté leurs
préoccupations – le racisme, l’opinion publique – aux autres sciences
sociales(1). C’est en particulier grâce au Creuset français de Gérard
Noiriel(2) que le nœud de la question, à savoir la nation, a été placé
au centre d’une problématique spécifiquement historique dans les
années quatre-vingt.
L’histoire anticolonialiste
Mais jusqu’ici, ces études ont délaissé
s’est focalisée sur les rapports
les dernières grandes immigrations
entre communisme et nationalisme.
nord-africaines et africaines. Il suffit de
se reporter à la Bibliographie annuelle
Là-bas comme ici,
de l’histoire de France(3) ou aux soml’ombre portée de la nation a caché
maires des principales revues histola réalité des migrations.
riques pour le constater. Il y a plusieurs
causes à cela. En raison de la conception classique du métier, qui
demeure dominante dans nos universités, un sujet de thèse exige l’utilisation d’archives. Or, la législation rend quasi inaccessible la documentation postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Il faut ajouter
aussi que ni les histoires nationales du Maghreb et de l’Afrique, ni
celle de la colonisation n’ont suscité une dynamique dans ce domaine.
LES RECHERCHES SUR L’IMMIGRATION
S’AUTONOMISENT
Dans les années 1970-1980, les conditions n’étaient pas réunies
pour lier ces éléments dispersés et ouvrir des pistes nouvelles. Par
un souci bien compréhensible de rattraper le retard accumulé, l’histoire anticolonialiste s’est focalisée sur la découverte de nationalités longtemps “assoupies ou inaperçues”, pour reprendre les termes
du spécialiste du monde islamique Jacques Berque, et, dans sa
variante politique la plus engagée, sur les rapports entre communisme
et nationalisme. Bref, là-bas comme ici, l’ombre portée de la nation
a caché la réalité des migrations, qui n’ont pas eu de place cohérente
dans les discours des nouveaux États. Ainsi, l’Algérie n’y a vu qu’un
éloignement temporaire de la patrie, imposé par le colonialisme et
ses séquelles, et la Charte d’Alger a promis en toutes lettres le retour
à ses enfants dispersés. Dans cette logique, les premières études des
colonisés en France ont été dues à l’intérêt que représentaient les
1)- Marie-Claude BlancChaléard, dans l’éditorial
du Mouvement social,
juillet-septembre 1999,
présente un tableau précis
de la recherche historique.
2)- Gérard Noiriel,
Le creuset français : histoire
de l’immigration,
XIXe-XXe siècle, Seuil, 1988
(rééd. 1992).
3)- Éditions du CNRS.
4)- Philippe Dewitte sur
Les mouvements nègres
en France, L’Harmattan,
1985. Benjamin Stora, entre
autres : Messali Hadj, Le
Sycomore, 1982, Ils venaient
d’Algérie, Fayard, 1990.
5)- Il faut citer, entre autres,
les initiatives de l’association
Génériques (voir la chronique
“Livres”, p. 155-157).
6)- Cf. les études de Nicolas
Bancel et Pascal Blanchard.
Ce numéro de H&M témoigne
des renouvellements
en cours.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 7
mouvements nationalistes noirs, maghrébins et asiatiques, et la
création de l’Étoile nord-africaine, ses relations avec le PC et les tensions entre messalistes et Front de libération nationale (FLN)(4). Ce
n’est que progressivement et tout récemment qu’un processus d’autonomisation des recherches s’est esquissé, auquel participent activement de jeunes chercheurs issus de l’immigration(5). Mais ces éléments commencent seulement à être intégrés dans l’histoire de
l’immigration vue du côté français(6), non sans souffrir de la tendance
au morcellement des études par communautés.
Pourtant, tous les grands sujets de controverse récents – affaires
répétitives des foulards, dont la première date d’octobre 1989, variations autour du code de la nationalité et du modèle républicain ou,
au contraire, de la pluralité, discriminations, racisme à la française,
sans-papiers, enracinement de l’islam, polémiques sur l’importance
des origines ethniques – sont des problèmes éminemment historiques.
On voudrait le montrer ici, en soulignant que les études comparées
entre phases et types de migrations, ainsi que la prise en charge du
passé colonial et de ses mémoires sont indispensables pour cerner
ces réalités, trop souvent saisies dans l’immédiateté. Une telle
démarche permet de dégager trois caractères spécifiques majeurs de
l’immigration d’outre-mer, algérienne en particulier, qui rendent
compte des difficultés actuelles de ce que l’on appelle “l’intégration”,
et des tensions interethniques.
LE POIDS DE LA GESTION COLONIALE
Le premier de ces caractères, ce serait une lapalissade de le rappeler si la chose n’était par trop négligée, est dû à la colonisation,
qui a posé la population dominée non seulement comme une nationalité différente, mais comme une race différente. Si la Constitution
L’HÉRITAGE COLONIAL
Illustration signée Chagny,
imprimerie agricole et
commerciale, Alger, non datée.
© Achac.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 8
L’HÉRITAGE COLONIAL
Anonyme, imprimerie BergerLevrault, vers 1920.
© Achac.
de 1946, reprise par celle de 1958, a éprouvé le besoin d’affirmer l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur race, c’est que l’évidence
ne s’imposait pas.
En effet, l’État de droit n’est pas un article d’exportation dans l’Empire. C’est un arbitraire colonial qui a présidé à la circulation des
hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule métropole, et
plus précisément de l’administration, car la réglementation était assurée par des arrêtés et des décrets, non par des textes de loi, ce qui
court-circuitait le contrôle parlementaire. C’est le pouvoir colonial
qui a imposé le recrutement de centaines de milliers d’hommes, travailleurs et soldats, entre 1914 et 1918, puis renvoyé manu militari
ceux qui, après la victoire, étaient devenus indésirables. Il a puisé et
refoulé les travailleurs en fonction de la conjoncture économique. La
libre circulation entre l’Algérie et la France n’a été établie qu’en 1946,
au moment où l’édifice craquait. C’est une gestion coloniale des
hommes qui a transposé en France même les méthodes de l’administration indigène, avec la création d’organismes ad hoc depuis les
7)- Cf. Pierre-André Taguieff,
“Universalisme et racisme
évolutionniste : le dilemme
républicain”, in H&M,
dossier “Imaginaire colonial,
figures de l’immigré”
n° 1207, mai-juin 1997,
et la réponse de Claude
Liauzu, “À propos
de dilemme républicain”,
dans la même revue, n° 1218,
mars-avril 1999.
L’ISLAM COUPABLE DE RÉSISTANCE
Quand le docteur Gessain, futur directeur du musée de l’Homme,
met en garde, dans son travail pour la fondation Carrel sous Vichy,
contre certaines immigrations, il vise d’abord les juifs et les colonisés : “Qu’il y ait eu, dans la noblesse du Languedoc, un Sarrasin
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 9
L’HÉRITAGE COLONIAL
années vingt. Encartée, fichée, surveillée par des services spécialisés, cette population est soumise à une surveillance étroite, beaucoup plus serrée et toute-puissante que celle des étrangers provenant d’Europe dans la même période.
Avec la transposition de la guerre d’Algérie sur le sol métropolitain, la communauté algérienne voit l’étau se resserrer encore. La
préfecture de Police de Paris, qui a établi la liste de centaines de
milliers d’immigrés pendant cette période, a pu arrêter et parquer
une dizaine de milliers d’entre eux aux portes de la capitale, à Vincennes, pour briser la manifestation du 17 octobre 1961 ! Il n’y a
aucun équivalent, dans notre histoire, de ce massacre de dizaines
de manifestants désarmés au cœur de la Ville lumière, qui serait
inconcevable, en effet, contre des Français ou des immigrés d’origine européenne (voir chronique Médias p. 125-133).
Tout aussi colonial est le parcage des “harkis”, longtemps après
1962, dans des camps éloignés des villes, et leur soumission à une
autorité héritée des anciens rouages. Il en est résulté cette fabrication, sans précédent non plus, d’une sorte d’ethnie enfermée dans
son origine et reproduite jusqu’à la troisième génération, voire, si
l’on n’y met pas fin, à la quatrième ! C’est aussi une politique de ségrégation qui a inspiré la création de la Sonacotra – destinée à l’origine à loger les Algériens –, avec un encadrement souvent issu de
sous-officiers d’outre-mer. De nature coloniale aussi est ce tabou
pesant sur les “mariages mixtes”, que le Front national et Bruno
Mégret cherchent à revivifier dans la douce France de l’an 2000. Leur
discours, en cette matière comme en bien d’autres, apparaît comme
un prolongement de celui que tenait l’administration française, dans
les années 1914-1918, contre les unions entre “indigènes” (sic) et
métropolitaines. Il ne s’agit certes pas d’assimiler Jules Ferry et Le
Pen, mais de rappeler la réalité d’une composante raciale dans notre
culture(7). Il est aussi nécessaire de prendre la mesure de ses effets,
car elle déborde largement les cercles de l’extrême droite, ce qui
explique la banalité du racisme ordinaire, révélé par l’importance
des appels du “numéro vert” mis en place par le gouvernement pour
lutter contre les discriminations. Ces effets n’ont pas épargné la
recherche académique.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 10
L’HÉRITAGE COLONIAL
ou un juif, cela n’a pas d’importance… mais il n’est pas sans importance que, dans la France démographiquement anémiée du
XXe siècle, plusieurs centaines de milliers d’immigrants racialement
inassimilables, je veux dire, par exemple, d’éléments raciaux mongolisés ou négrétisés ou judaïsés, viennent modifier profondément
le patrimoine héréditaire de la patrie.”(8) Quand, à la Libération,
Alfred Sauvy et Robert Debré s’attachent à trouver des Français pour
la France, la frontière des indésirables qu’ils tracent écarte les Levantins mâtinés d’Orient et, a fortiori, les musulmans du sud de la
Méditerranée.
En 1947, Louis Chevalier, issu lui aussi de la Fondation Carrel, fournit pour l’Ined, à la demande de Sauvy, qui préface le volume, une
argumentation scientifique serrée, la première de cette ampleur, sur
La question démographique nord-africaine. Il y met en garde contre
le risque d’une immigration massive, contre les difficultés de l’assimilation et les risques de tensions ethniques : “Au point de vue physique, il s’agit de savoir si cette immigration risque de bouleverser
les composantes physiques constatées en France et exprimées par
une certaine répartition de caractères aussi évidents que la stature,
la pigmentation, l’indice céphalique. Au point de vue ethnique, il
s’agit de savoir si l’ethnie nord-africaine affirmée par une certaine
civilisation, c’est-à-dire une langue, des mœurs, une religion, un
comportement général et jusqu’à une mentalité, oppose un refus
absolu, un antagonisme total à ce que l’on peut considérer comme
l’ethnie française… On risque de constituer en France, dans les
années qui viennent, une minorité dangereuse et totalement inassimilable parce que volontairement inassimilée, et comparable en
tous points aux minorités ethniques et raciales, celles-là, que l’on
peut observer dans d’autres contrées du monde…”(9)
Bien sûr, on ne peut réduire tous les problèmes posés par l’immigration à un héritage colonial, mais cet héritage a une place importante dans les représentations négatives d’une religion qui est apparue comme une force de résistance à la conquête et à l’assimilation,
la plus grande force sans doute, et comme un mythe mobilisateur utilisé par les nationalismes.
LE CONTENTIEUX IDENTITAIRE
Car la deuxième spécificité importante de l’immigration coloniale
est la question nationale, le contentieux avec la France qui en est
résulté. Si, pour une partie des Italiens, des républicains espagnols,
des juifs exilés d’Allemagne ou d’Europe orientale, la République a
pu apparaître comme une terre d’accueil, voire comme une nouvelle
8)- Sur ce courant
xénophobe de la recherche,
cf. Claude Liauzu,
“L’obsession des origines :
démographie et histoire
des migrations” in Mots,
septembre 1999.
9)- Louis Chevalier,
“Le problème démographique
nord-africain”, Cahiers de
l’Ined, 1947, p. 184 et 213.
DIFFICULTÉS DE MÉMOIRE
Les conflits de mémoire font que la guerre d’Algérie n’est pas encore
achevée. Octobre 1961 en fournit un raccourci saisissant. Jusqu’au procès perdu par Maurice Papon contre Jean-Luc Einaudi en mars 1999,
c’est le mensonge ou le silence qui ont dominé du côté de l’État. En
reconnaissant la réalité d’un massacre, et en promettant l’ouverture
des archives, le Premier ministre a mis fin à un déni de vérité et ouvert
la possibilité d’une véritable recherche historique. Pourtant,
Octobre 1961 n’est toujours pas entré dans le domaine d’une telle
recherche, qui seule pourrait contribuer à un consensus, à une fin de
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 11
L’HÉRITAGE COLONIAL
patrie, en raison de sa tradition universaliste, cela n’a pas joué de la
même manière pour les colonisés.
Pour comprendre pourquoi l’émigration a été longtemps perçue
10)- Abdelmalek Sayad,
“El Ghorba”, in Les paradoxes
négativement dans la culture algérienne, comme le chemin du malde l’altérité, De Boek,
Bruxelles, 1991.
heur(10), on ne peut ignorer qu’elle ne se fait pas vers une terre
d’islam, vers le dar al islam où tout musulman est chez lui, mais vers
le pays colonisateur. Certes, celui-ci a été assez libéral pour offrir plus
de facilités aux nationalistes que le système colonial en Algérie, ce
qui explique l’avance politique de l’émigration, mais il n’a attiré vers
la citoyenneté française qu’une minorité très restreinte. Pour être
plus précis, la religion musulmane, aussi bien du côté français que
du côté algérien, a longtemps paru incompatible avec la citoyenneté.
C’est l’argument qui a été avancé par les colonialistes pour refuser
l’attribution de la nationalité française jusqu’en 1945, et imposer
aux candidats de répudier expressément leur statut personnel lié
à l’islam. C’est le même argument religieux qui a été opposé par les nationaOctobre 1961 n’est toujours pas
listes à ceux qui étaient tentés par la
entré dans le domaine
naturalisation, présentée comme une
d’une véritable recherche historique.
apostasie. La violence de la guerre a
De fortes oppositions demeurent
durci ces oppositions. Pour les immigrés
du côté de la préfecture de Police
et leurs enfants, tuer le père – choisir
de Paris, qui, dépositaire de “ses” archives, de devenir français –, c’était mépriser
le sacrifice et les souffrances des sept
prétend conserver un pouvoir
ans de guerre, trahir donc.
discrétionnaire sur elles.
Sans doute le mythe du retour est-il
prégnant dans toutes les émigrations, mais il l’a été particulièrement
pour l’émigration algérienne, au point d’obérer la prise de conscience
du caractère définitif du départ et de la nécessité d’une intégration. Cette
page n’est tournée que très lentement et dans le malaise, faute d’un travail de deuil des protagonistes des deux camps et de leurs héritiers.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 12
L’HÉRITAGE COLONIAL
guerre. En dépit, ou à cause de l’importance
de l’enjeu, de fortes oppositions demeurent
du côté de la préfecture de Police de Paris,
qui, dépositaire de “ses” archives, prétend
conserver un pouvoir discrétionnaire sur
elles, et en réserve l’utilisation aux seuls historiens qui ont son agrément(11). Une initiative du gouvernement mettant fin à de telles
pratiques est indispensable.
Cependant, aujourd’hui, c’est peut-être
du côté algérien que les difficultés de
mémoire demeurent les plus aiguës. Si le
FLN, puis l’État algérien ont inclus
Manifestation pour le FLN (Front de libération nationale)
algérien et l’UPC (Union des populations du Cameroun),
Octobre 1961 dans leur mythologie héroïque
au Cameroun en 1958, publication Paris-Match. © Achac.
de la “Révolution”, il n’ont pas levé pour
autant quantité d’hypothèques pesant sur la conduite de la guerre
dans l’immigration : la lutte impitoyable contre le Mouvement national algérien (MNA), les actions terroristes faisant problème sur les
plans éthique et politique, l’utilisation des manifestants au service 11)- Cf. la contribution
du séminaire “Racisme de la Realpolitik d’un appareil soucieux avant tout d’imposer son pou- antiracisme” de l’université
voir, la suppression par Alger de la Fédération de France du FLN dès de Paris-VII dans le n° 1219
(mai-juin 1999) de H&M.
l’été 1962, en raison des aspirations démocratiques qu’elle portait, Signalons que le musée
de la préfecture de Police,
tout cela a créé des zones d’ombre.
qui contient une galerie
portraits des préfets
On peut y voir certaines origines du mal de mémoire des immigrés et des
successifs, n’a pas modifié
de leurs enfants. Cette mémoire, qui n’a trouvé sa place ni dans celle de sa présentation depuis
la condamnation de Maurice
l’État français, ni dans celle de l’État algérien, n’a guère élaboré jusqu’ici Papon pour complicité
de crimes contre l’humanité.
d’expression publique. Pour ce que l’on en sait, car il manque une enquête
approfondie, la transmission des parents aux enfants a été peu et mal
faite. Ce qui domine dans les générations postérieures à la guerre, c’est
une situation d’amnésie, c’est l’image dévalorisée du père, chair à canon
ou à usine. Le risque est que cette guerre inachevée se répète, à la manière
d’une parodie dérisoire et négative, dans les affrontements entre policiers et “jeunes des banlieues”, dans ces émeutes urbaines qui constituent une originalité française à l’échelle européenne. L’espace de l’intégration – et des tensions à travers lesquelles elle se joue – n’est plus
d’abord l’entreprise, comme hier, mais la ville et sa périphérie.
FAIBLE TRANSMISSION
D’UNE CULTURE OUVRIÈRE
Troisième différence notable entre immigrés européens et immigrés d’origine coloniale, ces derniers ne sont pas parvenus à obtenir
un véritable statut de travailleur dans l’opinion française. “Travail
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 13
L’HÉRITAGE COLONIAL
arabe” : les évaluations de la main-d’œuvre par le patronat et l’encadrement placent régulièrement au dernier rang les Algériens
quant à la compétence, l’assiduité et la discipline(12). Dans Chère
12)- Patrick Weil, La France
et ses étrangers, CalmannAlgérie, titre qui joue sur les mots et sous-entend que le capitalisme
Lévy, 1991 ; voir aussi Claude
Liauzu, Aux origines
français souhaitait se débarrasser du fardeau algérien qui entravait
des tiersmondismes.
Colonisés et anticolonialistes
sa modernisation, Daniel Lefeuvre considère en particulier que l’imen France entre les deux
migration a été facilitée après 1945 pour des raisons plus politiques
guerres, L’Harmattan,
Paris, 1982.
qu’économiques. Il s’agissait moins de rechercher une main-d’œuvre
peu appréciée par les entreprises que de pallier un chômage qui menaçait l’ordre public. Cette thèse prête à discussion, et des documents
prouvant le besoin de puiser dans les réserves de force de travail au
Maghreb, ainsi que l’importance de la demande des entreprises
pourraient être opposés à Daniel Lefeuvre. Mais son argumentation
prouve la prédominance de représentations négatives qu’on ne
retrouve pas dans les autres immigrations(13).
L’un des Algériens interrogés par
En 1957, avec Andrée Michel
Yamina Benguigui dans son beau documentaire Mémoires d’immigrés a très
et sa thèse pionnière,
bien dit le mélange de souffrance et de
Les travailleurs algériens en France,
fierté que représentait le fait d’être
les “Nord-Africains” deviennent
devenu “un Renault”, un O.S de l’usine
objet de sociologie et non plus
de Flins. Cette conquête s’est effectuée
seulement de thèses de médecine
lentement. Les premiers signes en ont
pour leurs “tares”, ou de psychologie
été analysés par Andrée Michel dans sa
pour leurs “problèmes d’adaptation”,
thèse pionnière, Les travailleurs algécomme cela avait été le cas jusque-là.
riens en France, en 1957(14). La thèse
elle-même, par son existence, exprime ce
changement. Les “Nord-Africains” deviennent objet de sociologie et
non plus seulement de thèses de médecine pour leurs “tares”, ou de
psychologie pour leurs “problèmes d’adaptation”, comme cela avait
été le cas jusque-là. Ils sont étudiés par des universitaires et non plus
seulement par des praticiens, des travailleurs sociaux ou des experts.
Bien sûr, cette constatation n’est en rien une adhésion à la cuistrerie
académique et à sa hiérarchie des valeurs.
Tardive, cette conquête a également été fragile : le contentieux
entre nationalisme colonial et syndicalisme français, qu’on ne peut
que signaler ici, a joué aussi. On n’a guère d’équivalent, dans l’im13)- Daniel Lefeuvre, Chère
Algérie, Société française
migration algérienne, de la culture qui s’est formée dans les métiers
d’histoire d’outre-mer, Paris,
du fer, chez les mineurs de charbon et dans le Sud-Est de la France,
1996.
ou de cette réappropriation du folklore régional par les Polonais du
14)- Thèse publiée en 1957
dans la collection “Travaux
Nord – d’une “invention de la tradition”, pour citer l’historien Eric
du Centre d’études
sociologiques” du CNRS.
J. Hobsbawm – que de nombreuses recherches ont analysées.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 14
L’HÉRITAGE COLONIAL
Enfin et surtout, il n’y a pas eu transmission de génération en génération des éléments de cette culture ouvrière. La brutalité de la crise
de la société industrielle dans les années soixante-dix a multiplié
les déserts économiques et supprimé les secteurs qui accueillaient
en masse O.S et manœuvres. Quant à l’intégration par l’école, si elle
n’est pas niable, elle n’a pas eu la même portée que chez les enfants
d’Italiens ou d’Espagnols.
Dans une France de l’an 2000 où la reprise et la “nouvelle économie” semblent contribuer de manière limitée à la réduction de la fracture sociale, on conçoit que l’opinion soit tentée de traiter tous les
problèmes en termes ethniques, de les imputer à une population particulière. Il n’est pas difficile non plus de comprendre que la ségrégation et la stigmatisation suscitent des conduites d’exclusion et
de révolte de la part de ceux qui en sont victimes. Les solutions
passent par une prise de conscience, par une éducation de la société
française. C’est dire à quel point le passé colonial, qui a tant de
mal à passer, doit enfin être assumé par cette société et par ses
diverses composantes. Les historiens ont leur mot à dire pour finir
✪
la guerre d’Algérie.
Claude Liauzu, “Voyage à travers la mémoire et l’amnésie :
le 17 octobre 1961”
Camille Marchaut, “Cela me fait mal au cœur qu’on oublie ça”
Catherine Benayoun, “Photopsie d’un massacre”
Hors-dossier, n° 1219, mai-juin 1999
Claude Liauzu, “À propos de dilemme républicain”
Point de vue, n° 1218, mars-avril 1999
Françoise Lorcerie, “La catégorisation sociale de l’immigration
est-elle coloniale ?”
Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré,
n° 1207, mai-juin 1997
A PUBLIÉ
par
Armelle Mabon,
assistante sociale
et historienne,
Institut régional
du travail
social (IRTS)
de Bretagne,
Lorient*
1)- Édité par l’association
française Frères d’armes,
Paris, 1993.
*Auteur de Les assistantes
sociales au temps de Vichy.
Du silence à l’oubli,
L’Harmattan, 1995,
et d’une thèse soutenue
en 1998 (université
Paul-Valéry de Montpellier) :
L’action sociale coloniale
en Afrique-Occidentale
française du Front
populaire à la loi-cadre
(1936-1956). Mythes
et réalités, à paraître
aux éditions L’Harmattan.
Après la défaite de 1940, près de 70 000 prisonniers coloniaux de
toutes origines sont détenus dans des Frontstalags en France. À partir
de 1943, le IIIe Reich a besoin de tous ses soldats sur le front de l’Est
et exige de Vichy que des soldats métropolitains gardent leurs propres
troupes ; une situation aussi absurde qu’infamante que des officiers
et sous-officiers accepteront pourtant. Dans le même temps, d’autres
Français habitant à proximité des camps organiseront des filières
d’évasion pour ces soldats coloniaux. Solidarité des uns, compromissions honteuses des autres... la situation singulière des prisonniers coloniaux illustre parfaitement l’extraordinaire dualité de la période.
S’il est un aspect de la Seconde Guerre mondiale que notre
mémoire nationale a occulté, c’est la captivité. Il faut bien avouer
qu’elle représente la honteuse défaite et qu’il semble vain de s’appesantir sur les souffrances de ces hommes, de ces femmes, de ces
familles, ou de cerner les conséquences sociologiques, économiques
et psychologiques de cette longue et massive captivité. Pourtant, il
est de notre devoir et il est urgent, plus de soixante ans après, de signifier notre reconnaissance, notre compréhension, notre curiosité sur
cette impasse. Mais que dire alors de la captivité des combattants
oubliés, originaires des colonies ? Nous ne savons rien. Les anciens
prisonniers français se demandent ce qui a pu leur arriver car, du
jour au lendemain, tous les prisonniers “de couleur” ont disparu des
stalags allemands. Beaucoup pensent qu’ils ont été supprimés. Il faut
dire que les Allemands n’étaient pas tendres avec les soldats noirs.
Ils éprouvaient un sentiment de haine à leur encontre depuis l’occupation de la Rhénanie par les troupes coloniales en 1919. Les NordAfricains, eux, bien que souvent malmenés, ont bénéficié toutefois
d’un traitement de faveur, avec à la clef une propagande active des
nazis contre le colonialisme français. Durant les combats de 1940,
de valeureux soldats coloniaux ont été victimes d’atrocités dont les
récits poignants sont consignés dans le magnifique livre de Maurice
Rives et Robert Diétrich, Héros méconnus. Mémorial des combattants d’Afrique noire et de Madagascar(1).
L’HÉRITAGE COLONIAL
GUERRE COLONIAUX
DURANT L’OCCUPATION EN FRANCE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 15
LES PRISONNIERS DE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 16
L’HÉRITAGE COLONIAL
22 octobre 1941,
fête de l’Aïd-el-kebir,
Frontstalag 222, Bayonne.
© Dauchez.
Après la débâcle, alors que les Allemands préfèrent maintenir en
France une grande partie des prisonniers coloniaux et envisagent de
séparer les “races” dans les stalags, la sous-commission des prisonniers
de guerre de la délégation française de la commission d’Armistice attire
l’attention de la commission allemande sur la situation particulièrement pénible dans laquelle vont se trouver, dès les premiers froids, les
militaires “indigènes coloniaux”, particulièrement affectés par l’éloignement et la rupture complète de toute relation avec leur famille. La
sous-commission demande qu’ils puissent bénéficier soit d’un congé
de captivité qui permettrait de les renvoyer dans leur pays d’origine,
soit être transportés et internés dans des régions dont le climat présente pour eux moins de danger que celui de l’Allemagne(2). La réponse
de la commission allemande est immédiate, non pas pour accorder un
congé de captivité mais pour réexpédier ces prisonniers en France dans
les Frontstalags(3). Quelques centaines d’entre eux – essentiellement
des Nord-Africains – restent en Allemagne. La singulière trajectoire
de ces combattants nous éclaire sur l’incroyable solidarité d’une partie de la population locale et sur la compromission de l’État vichyste
à partir de 1942, une dualité qui caractérise cette période trouble.
2)- AN F9 2959. Wiesbaden,
note n° 3690/PG
du 9 septembre 1940
de la sous-commission
des prisonniers de guerre,
commission d’Armistice pour
la commission allemande
d’Armistice, signée Chauvin.
3)- Camps de prisonniers
de guerre situés à l’extérieur
du Reich. Il en existait
en France et en Pologne.
LARGES DIFFÉRENCES DE TRAITEMENT
ENTRE NOIRS ET NORD-AFRICAINS
En avril 1941, plus de 69 000 prisonniers “indigènes” sont répartis dans vingt-deux Frontstalags en France (voir carte p. 18) :
43 973 Nord-Africains ; 15 777 “Sénégalais” (en réalité des Africains
de toutes origines) ; 3 888 Malgaches ; 2 317 Indochinois ; 380 Martiniquais ; 2 718 classés “sans race”(4). En mars 1942, l’effectif des
4)- SHAT (Service historique
de l’armée de terre) 2P78,
secrétariat d’État
à la Guerre, direction
des Prisonniers de guerre,
3 juillet 1942.
Rapport d’ensemble
sur les Frontstalags.
Frontstalags compte 43 944 prisonniers, dont 39 692 ont été contrôlés : 13 754 Algériens ; 4 357 Tunisiens ; 7 364 Marocains ; 9 213 Séné6)- SHAT 2P78. Rapport
galais ; 2 248 Indochinois ; 456 Martiniquais ; 1 969 Malgaches ;
d’ensemble sur les
Frontstalags, 3 juillet 1942.
331 Français, soit une différence de 24 606 prisonniers par rapport
aux 68 500 recensés en octobre 1941, ce qui s’explique par la libéra7)- SHAT 2P78. Rapport daté
du 23 juin 1943.
tion d’au moins 12 000 Nord-Africains, 8 975 prisonniers réformés ou
8)- La Syrie fut le premier
déclarés “DU”(5), 150 prisonniers décédés, 1 000 hospitalisés ; les 2 481
territoire disputé
manquant sont sans doute des évadés(6). En mai 1943, il reste encore
par les FFL. La politique
de collaboration de Vichy
23 141 Nord-Africains et 13 610 autres coloniaux dont 8 823 Sénégaa permis l’envoi de renforts
dans ce territoire et le
lais, 2 212 Malgaches, 2 055 Indochinois, 520 Martiniquais(7). Ces
ravitaillement des forces
de l’Axe.
quelques chiffres nous apportent des éléments de réponse quant à
l’évolution de la captivité de ces prisonniers d’outre-mer.
En raison des événements militaires en Syrie(8), un accord intervenu en novembre 1941 permet la libération de 10 000 prisonniers
nord-africains. Ces mesures, jugées discriminatoires par les prisonniers coloniaux, auront un impact considérable sur leur moral, d’autant que les anciens combattants de la guerre de 1914-1918 et les pères
de familles nombreuses n’ont pu prétendre aux libérations annoncées. La plupart des Nord-Africains regagnent leur pays en
décembre 1941, après un hébergement
au camp de Fréjus ou à ClermontLes prisonniers qui restent
Ferrand, où une propagande en faveur
dans les Frontstalags intègrent
du maréchal Pétain et de la révolution
majoritairement des détachements
nationale leur est dispensée, les Frande travail pour le charbonnage,
çais craignant particulièrement les disles travaux agricoles, forestiers
cours nationalistes des Allemands.
et de terrassement. Des prisonniers
Quant aux prisonniers réformés ou mis
“indigènes” travaillent
en congé de captivité originaires d’Indoégalement dans les usines d’armement.
chine ou de Madagascar, ils ne peuvent
regagner leur territoire, en raison du
manque de liaisons maritimes. Coincés en zone Sud, ils seront désignés
comme “militaires indigènes coloniaux rapatriables” (MICR) et leurs
rangs ne feront que grossir – on en comptera près de 16 000 en 1943 –
lorsque toutes les liaisons maritimes avec les colonies seront suspendues en novembre 1942. Les plus malades sont décrits dans des rapports de l’administration française comme “les déchets définitifs” ou “les
irrécupérables”. Des tentatives de transfert par bateau se sont soldées
par un échec, le gouvernement de Vichy ne voulant pas demander l’autorisation aux puissances alliées, alors que les Allemands et les Italiens
sont favorables au rapatriement d’une partie des grands malades.
Ceux qui restent dans les Frontstalags intègrent majoritairement
des détachements de travail pour le charbonnage, les travaux agri-
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 17
5)- DU : dienstunfähig,
malade inapte au travail.
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 18
LES FRONTSTALAGS EN FRANCE À LA FIN DE L’ANNÉE 1941
Source : Cahiers de l’AMCB, n° 1, 1995.
coles, forestiers et de terrassement. Des prisonniers “indigènes” travaillent également dans des usines d’armement, en violation des principes de la Convention de Genève. Leur plus grande ennemie, c’est
la tuberculose, qui décime des baraquements entiers. Les Allemands
acceptent d’ailleurs facilement les réformes sanitaires afin d’éviter
le plus possible la contamination. Une aubaine pour les services médicaux français, qui peuvent user de la supercherie pour favoriser le
départ en zone Sud de nombreux prisonniers.
DES FILIÈRES D’ÉVASION SONT ORGANISÉES
On signale peu de représailles ; il faut dire que les sentinelles allemandes sont en général des anciens combattants de la Première
Guerre mondiale, plus à même de comprendre le sort des prisonniers et relativement bien disposés à leur égard, même si le régime
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 19
L’HÉRITAGE COLONIAL
de travail est très dur. Les prisonniers de guerre qui travaillent perçoivent un petit salaire de l’ordre de 8 francs par jour. Ils bénéficient de colis de la Croix-Rouge ou de nombreuses associations d’entraide, comme les Amitiés africaines. Toutefois, le ravitaillement que
doit fournir l’administration française est loin d’être suffisant,
comme l’attestent des courriers de préfets évoquant les prisonniers
de guerre affamés, vêtus de haillons et sans chaussures. Dès leur
arrivée dans les Frontstalags, la population locale tente souvent de
leur apporter un peu de réconfort et de nourriture, malgré les
menaces des autorités. Cette solidarité n’a pas fait défaut pour les
évasions qui, sans cette complicité, sont vouées à l’échec, les évadés étant trop facilement reconnaissables.
Des filières d’évasion s’organisent, telle celle du docteur Houmel
à Remiremont, dans les Vosges, qui parvient à faire admettre des
9)- Maurice Rives et Robert
tirailleurs à l’hôpital, d’où ils sont pris en charge par du personnel
Diétrich, Héros méconnus,
op. cité, p. 286.
hospitalier et par des employés de chemin de fer pour partir vers la
zone Sud ; dans la Nièvre, en novembre 1941, le réseau Homère, dirigé
par le sous-lieutenant Molveau, comptabilise 600 militaires originaires
d’outre-mer ; dans la région de Besançon, le docteur Van Dooren aide les
évadés à franchir la ligne de démarcation(9). À Épinal, la famille Jullet se
mobilise pour envoyer le maximum de
prisonniers en zone Sud. Le témoignage
d’Yvonne Jullet, alors âgée de seize ans,
en dit long sur l’abnégation et le courage de quelques Français (voir encadré p. 20). La prise de risque est réelle.
Les organisateurs de cette filière – le
couple Perrin – ont été arrêtés par les
Allemands. Mme Perrin ne survivra pas
aux tortures et à la déportation.
Un évadé du Frontstalag 121 qui
bénéficia de l’aide de la famille Jullet,
le sergent Mademba Dia, du 12e régiment de tirailleurs sénégalais, nous a
également apporté son témoignage :
fait prisonnier le 19 juin 1940 à Beaufremont, dans les Vosges, il est successivement interné à Neufchâteau, à
Chaumont, à Rambervilliers et à Épinal,
Réception d’une livraison de la Croix-Rouge, Fronstalag 222,
d’où il s’évade le 31 décembre 1940. Le
Bayonne. © Dauchez.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 20
RÉSISTANCE EN FAMILLE
“Notre adresse devait circuler dans les camps, car tous les jours des
évadés arrivaient à la maison. Au début, les vêtements de mon père
ont tous été donnés aux prisonniers. Quand ils ont été épuisés, nous
avons essayé d’en collecter dans le quartier. Bien que très peu coopératifs, nos voisins ne nous ont heureusement pas dénoncés. Ce travail
d’aide à l’évasion des prisonniers était effectué par toute la famille
présente à la maison, il a pu être réalisé surtout grâce à nos parents,
qui étaient en première ligne et dépensaient sans compter leur énergie et leur argent. […]
“L’organisation allemande se renforçant, il fallut faire des faux papiers
avec les moyens du bord, le résultat n’était pas extraordinaire mais
suffisant. Pour circuler librement, il leur fallait un certificat de démobilisation et une carte d’identité civile. Plus tard, les réseaux d’aide aux
évadés s’organisant, mon père put se procurer les vrais timbres ou
cachets officiels de la préfecture, de la mairie et du commandement
militaire, ainsi que des cartes d’identité et des papiers officiels vierges.
Tout ce matériel, fourni par des fonctionnaires complices, nous permettait de réaliser de vrais-faux papiers.
“Chez nous, les tâches se répartissaient comme suit : mon père, travaillant à la SNCF, organisait avec ses collègues le transport des prisonniers vers différentes destinations de France. Ils fournissaient gratuitement les billets de chemin de fer et prélevaient sur leur salaire
de cheminot le pécule destiné au voyage des prisonniers démunis. Ma
mère cuisinait, cousait les uniformes pour les transformer, les teignait
pour en faire des vêtements civils, changeait les boutons de l’armée,
trop repérables. Plus tard, grâce à mon père, plusieurs associations
nous fournirent des vêtements civils, cela nous permit de respirer un
peu, le travail fastidieux de teinture risquait de nous mettre en difficulté au cours des innombrables perquisitions inopinées que nous
subissions régulièrement.
“Ma sœur Rose, en plus des tâches ménagères pour aider ma mère,
réalisait les vrais-faux papiers, et quand ma sœur Lucienne et moi étions
débordées, elle convoyait aussi les évadés. Le travail principal de
Lucienne et moi était de convoyer les prisonniers jusqu’à la gare de
triage, où ils étaient pris en charge par mon père et ses collègues…”
Témoignage d’Yvonne Joly, née Jullet,
transmis à l’auteur
10)- Rapport daté
du 5 juin 1967, transmis
à l’auteur par M. Dia.
À SAUMUR, À RENNES,
ON BRAVE AVEC SUCCÈS L’OCCUPANT
11)- AD Maine-et-Loire,
97W38. Communiqué
de la Feldkommandantur,
Angers, 4 mars 1941.
12)- AD Maine-et-Loire,
97W38. Note du 14 avril 1941.
En mars 1941, plus de cent prisonniers s’enfuient du Frontstalag 181 de Saumur. Les Allemands sont convaincus de la complicité
de la population. Dans un premier temps, la Feldkommandantur
surveille de très près tous les “hommes de couleur” du département.
Ceux qui sont surpris sans leur carte de légitimation sont immédiatement arrêtés. Les personnes hébergeant ou fournissant une aide
quelconque à des “hommes de couleur” qui ne sont pas en règle sont
punies selon les règles du Conseil de guerre(11). Les occupants suspectent quelques personnalités saumuroises d’organiser une filière
d’évasion, notamment Me Anis, président de la Croix-Rouge. Une note
du cabinet du préfet montre le courage de certains fonctionnaires
lorsque le commandant Von Gall, du Frontstalag 181, leur ordonne
de faire des recherches pour retrouver les évadés : “J’ai assuré
l’officier allemand que je ferai personnellement toute diligence
pour essayer de faire retrouver ces évadés, mais mon honneur de
Français m’interdisait de livrer ces malheureux s’ils venaient à
être découverts.”(12)
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 21
L’HÉRITAGE COLONIAL
Prisonniers du camp d’Épinal
en compagnie d’une voisine
et d’une employée du Secours
national. © Jeanne Joly.
mur d’enceinte étant
infranchissable, il faut
se faire désigner comme
homme de corvée pour
avoir des chances de fuir
en pleine ville. Durant
ses corvées, Mademba
Dia prend contact avec
les civils employés au
dépôt, qui le dirigent
vers Rose Jullet. Profitant d’un jour brumeux,
il quitte les rangs pour se mêler aux passants avant de se cacher à
l’endroit indiqué par Rose. Celle-ci lui a préparé des vêtements civils
et une feuille de démobilisation, avant de le conduire à Dole, d’où il
rejoindra une ferme à Jussey avant le franchissement de la ligne de
démarcation. Le petit groupe est interpellé par une patrouille allemande, mais grâce à sa feuille de démobilisation et après quelques
jours passés en prison, il est expulsé vers la zone libre. Il rejoint un
Centre d’accueil pour évadés à Lyon, qui le dirige sur Fréjus(10).
Soixante ans après ces événements, Fama Mademba Dia et Yvonne
Jullet ont pu se retrouver, non sans émotion.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 22
L’HÉRITAGE COLONIAL
Le maire de Saumur se retrouve dans une situation des plus inconfortables, coincé entre les exigences des autorités allemandes et
l’attitude courageuse de ses administrés. Il est contraint de publier
par voie de presse un appel à la population prévenant que du fait
des nombreuses évasions, la ville de Saumur devra verser
500 000 francs à la caisse de la Kommandantur. Ces sommes sont
à prélever auprès de la population – sur les bases de la contribution immobilière – de manière que chacun ait bien conscience de
l’amende ; elles seront d’abord versées à titre de dépôt, avant de
tomber à la discrétion du Reich en cas d’évasion ou d’action hostile contre les Allemands(13).
À Rennes, Mme Jan profite de son rôle d’assistante sociale bénévole au Devoir national pour travailler à l’organisation d’évasions. Aux
internés décidés à s’enfuir, elle remet cartes d’identité, costumes et
colis. Elle confectionne d’abord elle-même les fausses cartes, puis
bénéficie de complicités dans la police. En général, les prisonniers
s’évadent en revenant de leur travail. Au camp de la Marne, des Africains ont construit un tunnel sous leur baraque. Les prisonniers, mis
au courant des activités de Mme Jan, viennent à son domicile. Elle
les cache, les nourrit et leur fournit le nécessaire à leur évasion ; toujours vêtue de son costume d’assistante, elle les conduit au train, à
la barbe des occupants, et ne les quitte que lorsque le convoi démarre.
Elle les fait passer pour des prisonniers réformés qui doivent rejoindre
l’hôpital Villemein à Paris. Les évadés se rendent alors dans la capitale, au 8, rue Bossuet, dans un centre d’accueil clandestin. À leur
arrivée, on change leur carte d’identité et leurs vêtements, qui sont
aussitôt renvoyés à Mme Jan(14).
13)- L’Ouest, 11 mars 1941.
14)- Informations tirées
d’un article de Gilbert
Lebrun, rédacteur en chef
du Rennais, intitulé “États
de service de Mme Jan,
assistante du Devoir
national” (juin 1994).
Prisonniers malgaches
et algériens en compagnie
du commandant du camp
d’Épinal. © Jeanne Joly.
LES PRISONNIERS COLONIAUX
VICTIMES DE LA COLLABORATION D’ÉTAT
Vient alors janvier 1943. L’Allemagne, en difficulté sur le terrain
militaire, a besoin de combattants pour aller au front et doit faire
appel aux sentinelles des Frontstalags. Le 7 janvier, le commandant
en chef des Forces militaires en France exprime son intention de
remplacer les sentinelles allemandes par des Français. Le motif
invoqué – adoucir le sort des prisonniers coloniaux – n’est évidemment qu’un prétexte. L’occupant se propose d’“ employer, pour
les travaux à effectuer en territoire occupé, un important contingent d’hommes de couleur prisonniers
dans les camps (Frontstalags) du terEn mars 1941,
ritoire occupé. Toutefois un tel adouplus de cent prisonniers s’enfuient
cissement du sort de ces prisonniers
du Frontstalag 181 de Saumur.
noirs ne pourrait se réaliser que sous
La Feldkommandantur surveille
les conditions suivantes :
de très près tous les hommes
“1°) il serait nécessaire que le gou“de couleur” du département.
vernement français s’engageât à fourCeux qui sont surpris
nir le personnel indispensable pour
assumer la responsabilité de la sursans leur carte de légitimation
veillance de ces travailleurs noirs prisont immédiatement arrêtés.
sonniers ;
“2°) il faudrait que le gouvernement français s’engageât également à se saisir, avec ses propres moyens, des prisonniers noirs qui
s’échapperaient de leurs chantiers et à les remettre aux mains du
Commandant en chef des Forces militaires en France.”(16)
La réponse du gouvernement français ne se fait pas attendre car,
dès le 11 janvier 1943, l’ambassadeur de France, secrétaire d’État délégué du gouvernement français dans les territoires occupés, donne son
accord sans aucune réserve : “J’ai porté cette communication à la
connaissance du Chef du Gouvernement et je suis chargé de vous
faire savoir que le Gouvernement français est entièrement d’accord
16)- AN F9 2883 et SHAT
3P84, dos. 2, Lettre pour
pour l’emploi de ces prisonniers ; il est disposé, d’autre part, à en
Monsieur l’Ambassadeur
faire assurer la surveillance.
de Brinon.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 23
Signalons ici que la médaille des Évadés(15) a été remise à une petite
centaine de combattants coloniaux. Ce nombre sous-évalue l’ampleur
des évasions et des complicités. Par ignorance des textes réglementaires ou par restriction des attributions, la plupart des évadés n’ont
pas été récompensés. Des années après ces événements, l’absence
de reconnaissance de leurs actes de bravoure laisse une profonde blessure, avivée par la trahison de l’État français.
L’HÉRITAGE COLONIAL
15)- Cette décoration a été
créée le 20 août 1926 au titre
de la guerre de 1914-1918
et étendue à la guerre
de 1939-1945, par décret
n° 59.282 du 7 février 1959
(JO du 13 février 1959).
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 24
L’HÉRITAGE COLONIAL
“Le Ministre des Colonies, prié de se mettre en rapport avec moi
à ce sujet par M. Le Chef du Gouvernement, doit me fournir des précisions sur les modalités que je ne manquerai pas de porter à votre
connaissance dès que je les aurai reçues.”(17)
C’est également en janvier 1943 que Maurice Pinot est révoqué du
Commissariat général aux prisonniers de guerre et aux familles de
prisonniers de guerre – créé en septembre 1941 – pour être remplacé
par André Masson, acquis à la politique de collaboration(18). Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains sont donc malgré eux
des victimes de la collaboration d’État, car il s’agit bien de remplacer les sentinelles allemandes par un encadrement français et non
d’adoucir les conditions de détention. L’acceptation d’une telle
demande par le chef du gouvernement Laval et par le secrétaire
d’État aux Colonies représente certainement un fait unique dans l’histoire militaire contemporaine, et jette un trouble manifeste chez certains officiers. Avant que cette opération soit généralisée à tous les
Frontstalags, seuls les camps de Nancy et de Vesoul sont désignés
pour cet encadrement français, nécessitant un effectif de 34 officiers
et de 119 sous-officiers(19). Le colonel Danatan-Merlin, suite à une
inspection au Frontstalag 194 de Nancy du 16 au 20 février 1943(20),
exprime ses réserves et ses craintes (voir encadré ci-contre).
MALAISE ET DÉCONVENUE
CHEZ LES NOUVEAUX GEÔLIERS
Les cadres se recrutent, selon le principe du volontariat, dans l’armée coloniale devenue disponible du fait de la démobilisation de l’armée d’Armistice. Mais leur nombre devient vite insuffisant, d’autant
que les Allemands ne cessent de réclamer de nouveaux contingents
de “prisonniers de couleur” pour travailler. Le gouvernement de Vichy
propose alors aux autorités allemandes que le personnel de surveillance français soit prélevé parmi les fonctionnaires coloniaux prisonniers de guerre et, pour compléter l’encadrement, par désignation d’office auprès des sous-officiers de l’armée d’Armistice.
Il justifie cette collaboration en précisant que les cadres ne remplacent pas les sentinelles allemandes, ni ne remplissent les fonctions
de contremaîtres, leur rôle consistant à maintenir le bon ordre et la
discipline des unités de travailleurs. Or, il se trouve que ces travailleurs
sont prisonniers et qu’aux yeux des Allemands, ces cadres en assurent effectivement la garde, ainsi que le rappellent expressément les
consignes détaillées dans une note de service de l’Oberstleutnant commandant le Frontstalag 194 (Nancy), datée du 15 février 1943, au sujet
des Kommandos de prisonniers de guerre sous surveillance française.
17)- AN F9 2883 et SHAT
3P84, dos. 2., Lettre destinée
à Monsieur le Commandant
en Chef des Forces militaires
en France.
18)- Jean Védrine, Dossier
PG-Rapatriés, 1940-1945,
2e édition, 1987, p. 10.
19)- SHAT 3P84, dos. 2,
mai 1943.
20)- SHAT 2P78, dos. 1.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 25
DES OFFICIERS
FRANÇAIS GEÔLIERS
DE LEURS PROPRES SOLDATS
L’HÉRITAGE COLONIAL
Cette note indique les devoirs du chef de Kommando – la préoccupation principale de l’officier français de contrôle étant de prendre
les mesures nécessaires pour éviter toute évasion de prisonniers(21).
21)- SHAT 2P78, dos. 2.
Rien de moins qu’un travail de sentinelle. Ce que dénonce l’ambas22)- SHAT 2P78,
sadeur aux prisonniers, Georges Scapini, qui semble avoir été écarté
Le Gouverneur des Colonies
de Bournat à Monsieur
des négociations. Si ce dernier peut admettre une influence bénéfique
l’Ambassadeur de France
sur le moral fragile des “indigènes” et un dévouement des cadres à
Scapini, le 27 septembre 1943.
leurs hommes, il souligne que le
◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ remplacement des sentinelles allemandes par des cadres français
remet en cause le statut des prisonniers de guerre.
C’est souvent en arrivant dans
les Frontstalags que les officiers et
“Du point de vue strictement militaire, cette nouvelle forsous-officiers se rendent compte
mule semble assez particulière et dans tous les cas
qu’ils doivent se mettre à la dispoinédite, l’expérience dira ce qu’il y a lieu d’en attendre.
sition de l’autorité occupante, pour
D’ores et déjà, l’attention peut être attirée par le fait suigarder non pas des travailleurs
vant : des cadres français de l’armée active, qui n’étant
libérés, mais bien des prisonniers
pas prisonniers sont libres, vont être appelés à assurer la
appartenant à leur armée. Leur
garde de leurs propres soldats, prisonniers des Allemands.
moral est aussi atteint par ce
“Il semble inutile d’insister sur le caractère anormal que
retour inopiné à la vie militaire, du
pourra représenter une situation aussi particulière et sur
moins pour ceux qui ont été démol’étendue de la responsabilité qu’auront à prendre les
bilisés et rendus à la vie civile.
cadres appelés à participer à une semblable expérience.
Ceux qui étaient prisonniers en
Responsabilité non seulement vis-à-vis des autorités alleAllemagne se considèrent sans
mandes, mais aussi vis-à-vis des prisonniers eux-mêmes
doute plus chanceux, d’autant
et qui peut ne pas être sans danger.
qu’ils espèrent à cette occasion
“N’y a-t-il pas lieu de craindre en effet que des indigènes
être libérés – espoir qui sera vite
soient amenés, au bout de très peu de temps, à constadéçu. De plus, les promesses d’inter que leurs anciens officiers sont tout simplement devedemnisation ne sont pas suivies
nus leurs propres geôliers ? N’y a-t-il pas lieu de craindre
d’exécution. La rémunération des
que cette constatation ne soit, pour l’avenir, grave de
cadres s’échelonne, selon les détaconséquences et que le prestige français n’ait un peu plus
chements, de 25 à 50 francs par
à souffrir ? […] En fait, rien ne semble devoir être modijour ; elle peut atteindre 75 francs
fié en ce qui concerne le régime des prisonniers qui chandans certains détachements privigent tout simplement de gardiens, lesquels gardiens sont
légiés(22). Leur malaise et leur
déconvenue sont d’autant plus promaintenant français. […]”
fonds que la population locale leur
Colonel Danatan-Merlin,
manifeste une grande hostilité.
Frontstalag 194 de Nancy, février 1943
Ainsi, peu de temps après leur arrivée à Vesoul, des tracts ont été
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 26
L’HÉRITAGE COLONIAL
répandus, ainsi libellés : “Prenez patience, les fayots de la débâcle
sont arrivés.” La lettre d’un cadre fait état de la vive réaction de la
population vésulienne après qu’un colonial a été frappé par un sousofficier(23). Les cadres ont cru, à tort, à une mission temporaire et à
la relève des prisonniers.
23)- SHAT 3P84, dos. 3.
Transmission de deux lettres
de cadres français de Vesoul,
6 mai 1943.
DOULOUREUSE DISTINCTION
Avec l’arrivée de cadres français, les prisonniers coloniaux, quant
à eux, ont pu espérer un changement notable de leur situation et une
libération prochaine. Mais ils savent qu’ils ont été trahis et n’admettent pas le comportement parfois zélé de ces sous-officiers. Ils
en appellent à l’Histoire et à la justice pour dénoncer ce racisme :
“Non seulement nous, gens de couleurs,
Le gouvernement de Vichy
n’avons bénéficié d’aucun des accords
propose aux autorités allemandes
qui ont rendu à leurs foyers de très
nombreux prisonniers de race blanche,
que le personnel de surveillance français
mais encore ce sont maintenant des
soit prélevé parmi les fonctionnaires
Français blancs qui nous gardent en
coloniaux prisonniers de guerre
captivité. Il est douloureux de souffrir
et, pour compléter l’encadrement,
des effets d’une telle distinction.”(24)
par désignation d’office auprès
Afin d’éclaircir la situation, Georges
des sous-officiers de l’armée d’Armistice.
Scapini revendique le congé de captivité
pour l’ensemble des prisonniers coloniaux. Il ne sera pas entendu. En octobre 1943, 4 600 prisonniers sont
concernés par l’encadrement français (50 officiers et 430 sous-officiers) et la perspective d’un encadrement généralisé se profile,
nécessitant, à raison de deux officiers et dix sous-officiers pour 150
hommes, la présence de 358 officiers et 1 790 sous-officiers, ce qui
sera impossible à mettre en place, compte tenu de l’encadrement
nécessaire pour les GMICR (Groupements de militaires indigènes
coloniaux rapatriables) de la zone Sud. Le bilan effectué par le chef 24)- AN F9 2258, Lettre
de l’Adjudant-Chef Gernet,
du service central de l’encadrement en zone Nord, après dix mois de Frontstalag 194 à Monsieur
Nancy, le 21 août
fonctionnement, est éloquent. Sa préoccupation majeure demeure Scapini,
1943.
la libération et le moral des cadres ; le ressentiment des prisonniers
n’est pas évoqué : “À la suite des accords intervenus touchant l’encadrement des prisonniers indigènes par des Français, l’expérience de près d’une année a démontré le bien-fondé d’une semblable
organisation pour améliorer, dans le vrai sens de l’esprit français,
la vie morale et matérielle de nos tirailleurs en captivité.
“Touchant les résultats escomptés en matière de libération de
nos cadres, nos espoirs ont été déçus. Or, étant donné d’une part
que le but poursuivi était d’obtenir la libération d’un grand
UN
DERNIER AFFRONT,
UN DÉNOUEMENT TRAGIQUE
À partir de 1944, la dissidence et les contacts avec la Résistance
s’amplifient. Des camions de résistants “enlèvent” des détachements, selon l’expression des autorités françaises. Quelques cadres
français s’évadent avec leurs prisonniers, au point que les Allemands
décident de rappeler dans l’enceinte des Frontstalags un grand
nombre de détachements, notamment dans la région de Charleville
et de Vesoul. Mais ceci implique que prisonniers coloniaux et personnel d’encadrement se retrouvent les
uns et les autres en détention, qu’ils partagent le même sort. Pour éviter cette dangereuse assimilation, les autorités françaises argumentent auprès des Allemands
afin d’obtenir une certaine forme de
liberté pour les cadres, mais espèrent
surtout la mise en place(26) de nouveaux
Kommandos nécessitant un encadrement. C’est donc maintenant les Français
qui sont amenés à demander le remplacement des sentinelles ennemies par leurs
officiers ; le piège de la collaboration
fonctionne parfaitement. L’armée coloniale – des officiers aux soldats – devra
subir cette suprême injure jusqu’à la fin
des hostilités.
Durant la débâcle allemande, des prisonniers coloniaux sont retransférés en
Allemagne alors que beaucoup d’autres
rejoignent les maquis pour participer à la
Cuisiniers, malgache et algérien, du commandant du camp
d’Épinal. © Jeanne Joly.
Libération. Les ex-prisonniers ne connaî-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 27
26)- SHAT 3P84, dos. 2,
Compte-rendu du 13 juin
1944 du Service central
de l’encadrement des
travailleurs indigènes en
zone Nord, signé Daveau.
L’HÉRITAGE COLONIAL
25)- SHAT 2P78, dos. 2.
nombre d’officiers et de sous-officiers et que, d’autre part, l’effort
demandé aux cadres “prêtés” ne peut être maintenu indéfiniment en
raison des difficultés d’ordre moral qu’ils éprouvent, il est nécessaire
qu’un résultat tangible soit obtenu soit par la transformation des prisonniers indigènes [sic], soit par la libération des cadres promis.
“Si aucune de ces deux satisfactions ne devait être acquise, dans
un délai acceptable, il y aurait lieu de suspendre l’encadrement de
tous les nouveaux détachements et s’il le fallait, préparer le retour
à l’ancien état de choses, en opérant le repli total de nos cadres
actuels.”(25)
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 28
L’HÉRITAGE COLONIAL
tront pas l’allégresse de la reconnaissance. Les Indochinois ne
retrouvent pas leur terre avant plusieurs années, les Nord-Africains
sont épiés par crainte de nationalisme. Quant aux Africains, ils
subissent à nouveau un affront tragique. Les premiers rapatriements
sur l’AOF ont lieu à la fin de novembre 1944. Dès leur arrivée à la
caserne de Thiaroye, proche de Dakar, les prisonniers réclament ce
qui leur est promis depuis leur passage dans les centres de transition avant leur embarq uement. Devant les atermoiements de l’administration française, les Africains refusent d’obéir aux ordres. La
décision de recourir à la force est prise le 1er décembre. Le bilan officiel fait état de 35 morts et 35 blessés.
Il nous faudra revenir avec précision sur ce grave incident, qui permit au gouverneur général de l’AOF de se montrer défavorable, en
temps de paix, au séjour en France des troupes noires, escomptant
même que pour l’avenir on renoncerait à les y employer en temps de
guerre(27). Dont acte. Pour l’heure, ainsi se termine une histoire
méconnue où se mêlent les comportements courageux de Français
enclins à aider leurs frères d’armes venus de loin, l’attitude d’un
régime soudoyé bannissant l’éthique militaire, la fierté de soldats refusant la défaite, et la trahison et le mépris de ceux qui s’estiment les
✪
seuls libérateurs.
Philippe Dewitte, “Des tirailleurs aux sans-papiers :
la République oublieuse”
Dossier Immigration, la dette à l’envers, n° 1221,
septembre-octobre 1999
Dossier De la guerre à la décolonisation. La mémoire retrouvée,
n° 1175, avril 1994
Maurice Rives, “Les tirailleurs africains et malgaches
dans la Résistance”
Dossier Mémoire multiple, n° 1158, octobre 1992
Dossier Aux soldats méconnus. Étrangers, immigrés,
colonisés au service de la France, n° 1148, novembre 1991
27)- CAOM (Centre
des archives d’outre-mer),
DAM 3, dos. 8.
Propos cités dans le rapport
de l’inspecteur général
Mérat, 15 mars 1945.
A PUBLIÉ
par
Florence
Bergeaud,
sociologue,
laboratoire CNRS
Sociétés-SantéDéveloppement,
université
Victor-Ségalen,
Bordeaux-II*
* Cet article est tiré
de L’institutionnalisation
de l’islam à Bordeaux, thèse
de doctorat en sociologie,
université Victor-Ségalen,
Bordeaux-II, juin 1999.
L’analyse d’une fête de l’Aïd à Bordeaux en 1949 est l’occasion
d’une plongée dans l’histoire des immigrés “nord-africains”
en “métropole”, d’un retour sur la gestion de l’islam dans le
contexte de la France coloniale. Une gestion qui tourne le dos à la
doctrine assimilationniste prévalant officiellement dans l’Empire, et qui
ignore délibérément le credo assimilateur de la République à l’égard de
l’immigration. Au point que l’auteur en conclut que la gestion de l’islam
a sans doute été l’entorse la plus complète et la plus aboutie à ce modèle
d’assimilation. Un constat iconoclaste qui éclaire d’un jour particulier
les rapports que la France entretient aujourd’hui encore avec l’islam.
Décentrer le regard porté sur l’islam est resté jusqu’à très récemment un vœu pieu. Des investigations à l’échelon européen ont bien
montré que le traitement de cette religion est non seulement lié à celui
des institutions religieuses dans chaque pays, mais aussi au traitement
social des groupes immigrés dont sont issus les musulmans. Il est question, dans ces études, des limites qu’entend donner le politique au
champ religieux, et des différentes manières d’y parvenir, selon que
l’on est un État belge, britannique, français ou allemand. Reste que
l’islam ici n’est pas spécifié, ce pourrait être n’importe quelle autre religion d’un groupe minoritaire. La comparaison européenne nous permet de mettre en évidence la relativité des traitements de l’islam selon
les pays et donc de minimiser le rôle du dogme religieux dans les expressions religieuses. C’est déjà un premier point que les études menées à
l’échelle nationale ne nous permettaient pas de mettre en évidence.
Si l’on a pris conscience du rôle de l’État dans la définition du
champ religieux musulman (au travers notamment du statut et des
fonctionnements ou dysfonctionnement des institutions islamiques),
on ne pècherait pas par juridisme si l’on devait en attribuer la cause
à une application trop stricte des lois qui règlent les rapports entre
État et religion. Une conception trop étroite de la laïcité serait en
cause dans le fait que la “quatrième génération” de musulmans en
France doit encore se contenter d’aller prier dans des mosquéesgarages. Le problème est que la laïcité ne constitue pas, dans ce pays,
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 29
MOSQUÉE OUBLIÉE
L’HÉRITAGE COLONIAL
LA GESTION COLONIALE DE L’ISLAM
À BORDEAUX. ENQUÊTE SUR UNE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 30
L’HÉRITAGE COLONIAL
un corps de textes juridiquement définis, qu’il est plus convenable,
si l’on en croit les juristes eux-mêmes, de parler d’esprit de la laïcité
que de lois laïques. Si on s’accorde à penser qu’on n’applique pas les
lois laïques mais que l’on en interprète les principes, alors qu’est-ce
qui guide ces interprétations ? L’islam n’est pas vide de toutes représentations, bien au contraire, et la recherche historique d’éléments
témoins de sa présence tout au long du siècle nous montre combien
la place qu’on lui attribue est liée à son statut politique et symbolique, selon les époques. Pour l’apercevoir, une autre forme de comparaison peut-être opérée, celle qui consiste non pas à regarder l’État d’en haut mais d’en bas, au niveau des régions.
L’exploration des pratiques locales de gestion des populations
étrangères permet d’échapper au discours national qui occulte les
spécificités régionales. Bien entendu, et ceci explique sans doute les
raisons pour lesquelles ce niveau a été peu étudié, un tel choix comporte des risques, à commencer par celui d’être contesté par la faiblesse des sources qui étayent sa pertinence. Si, en effet, les discours
officiels qui confortent l’idée de l’existence immanente d’un modèle
d’intégration républicain et contribuent ainsi à définir l’identité française sont nombreux, il n’en est pas de même de ces “contre-discours”
qui ont pourtant été d’une grande efficacité pratique dans la gestion
républicaine des minorités. Les discours différentialistes des années
trente ont été jetés dans les oubliettes de l’histoire, mais les pratiques
communautaristes qui les accompagnaient ont, elles, perduré longtemps, spécialement dans le traitement des populations coloniales.
L’histoire de l’islam en France est indissociable du traitement de ces
minorités coloniales, comme nous allons le voir.
À
LA RECHERCHE DE LA MOSQUÉE PERDUE
Un jour d’octobre 1994, alors que je déroulais des bobines
microfilmées du journal Sud-Ouest, mon attention fut attirée par un article titré en gros caractères “Les NordAfricains de Bordeaux ont fêté l’Aïd Kebir” (sic). Cet
article, daté du 5 octobre 1949 (voir encadré ci-contre),
contenait quelques illustrations, dont une photo d’un
imam devant sa mosquée. Il était composé d’un gros titre,
d’un texte sur trois colonnes, d’un message encadré et
d’une illustration constituée de trois photos. La première
montre une plaque commémorative posée à la mémoire
du père de Jabrun, l’image de gauche : M. Descudé prononçant l’éloge
du défunt, et la troisième : l’imam Si Mohamed Ben Ahmed avec
l’un de ses compatriotes devant “la mosquée de la rue Cornac”.
LES NORD-AFRICAINS DE BORDEAUX ONT FÊTÉ
L’AÏD-EL-KEBIR
“La fête rituelle de l’Aïd El Kebir a été marquée, mardi, au foyer des Amitiés africaines, par une
émouvante cérémonie. Dans le Dar el Askri, pavoisé aux couleurs françaises, marocaines et tunisiennes, M. Coquillat, président du groupement d’entraide, recevait les personnalités. On remarquait notamment : MM. P. Combes, préfet de la Gironde ; Turon, directeur de son cabinet,
[illisible], représentant M. F. Audeguil ; Castéran, ministre plénipotentiaire et conseiller général ;
le médecin général Chamacy, les colonels Albinet, Aycard et Gallien, l’administrateur en chef Avron,
les représentants de M. Durand, sénateur ; du général Chassin, du capitaine de vaisseau Delpuech,
le commandant Marchand, MM. H. Mallet, Tisinier, Descudé, Caussègue, le commandant Autun, l’imam
Si Mohamed Ben Ahmed, le R. P. De Vivie-Regie, M. Aubriot, ingénieur en chef du Port ; de nom-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 31
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
breux officiers des trois armes, etc.
“Après que M. Pierre Combes eut dévoilé la plaque commémorative portant cette inscription :
‘À la Mémoire du Père Louis de Jabrun, et de l’adjudant Chef Lecointe, déportés et assassinés par
de silence fut observée tandis que la musique du 57° exécutait la sonnerie ‘Aux Morts’. Puis, M. Descudé au nom de la Résistance prit la parole. Il évoqua avec une intense émotion le souvenir du
Père de Jabrun, grand soldat, héros des deux guerres, martyr de la charité et grande figure
de prêtre. Homme de bien, il se dévouait entièrement en faveur des humbles et aussi des NordAfricains qu’il protégea et secourut. ‘Cette plaque, déclara en terminant M. Descudé, est le témoignage inoubliable de notre reconnaissance’. Le colonel Gallien à son tour rappela le sacrifice magnifique de l’adjudant-chef Lecointe, ‘sous-officier de devoir et d’un grand courage, dont le souvenir
demeure parmi tous ceux qui l’ont connu et aimé’.
“Enfin, M. P. Combes a rendu un profond hommage à la mémoire des deux victimes de la barbarie
ennemie en retraçant leur vie exemplaire. Il a également exalté ‘les liens d’amitié qui unissent la
France à l’Afrique du Nord.’ Peu après, les personnalités étaient réunies dans la grande salle du foyer
au cours d’un vin d’honneur. En termes excellents, M. Coquillat a remercié les autorités d’être venues
s’associer à cette cérémonie et rappela les origines des Amitiés Africaines fondées par le Maréchal
Franchet d’Esperey. Il a évoqué ensuite les problèmes d’accueil, problèmes difficiles, faute de crédits
suffisants, et a fait appel à l’aide des pouvoirs publics pour continuer l’effort de solidarité entrepris. À
midi, les anciens soldats nord-africains et leurs familles étaient conviés nombreux au couscous traditionnel.”
Sud-Ouest, 5 octobre 1949
Que des “Nord-Africains”, présents à Bordeaux en 1949, fêtent
l’Aïd-el-kebir me parut être en soi une information relativement
inattendue, mais que cette fête fasse l’objet d’une annonce publique
et qu’il y fut question de “mosquée” me sembla plus surprenant
encore. La lecture de cet article soulevait plusieurs interrogations.
L’HÉRITAGE COLONIAL
l’ennemi en raison de leur activité clandestine au bénéfice des militaires nord-africains’, une minute
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 32
L’HÉRITAGE COLONIAL
Où se trouvait cette mosquée ? Qui avait organisé cette cérémonie
de l’Aïd-el-kebir ? Pour quel public ? L’article ne donnait pas d’informations sur la localisation exacte de la mosquée ni d’indice permettant d’en évaluer la superficie, l’origine, qui la fréquentait et
durant quelle période. L’avarice de détails pouvait indiquer que son
existence apparaissait assez “évidente” au journaliste pour qu’il ne
juge pas opportun d’expliquer avec précision, de quoi il s’agissait
exactement. Le lecteur savait seulement qu’elle se situait “à proximité” d’un “foyer des Amitiés africaines”, appelé aussi dar-elaskri (“maison du soldat”), fondé par le maréchal Franchet
d’Esperey, géré par un certain M. Coquillat, et en partie subventionné par les pouvoirs publics.
Les discours différentialistes
Je me mis en quête de documents
des années trente ont été jetés
complémentaires. Les résultats furent
dans les oubliettes de l’histoire,
maigres. Beaucoup de pistes s’effacèrent
au bout de quelques semaines. Ma “troumais les pratiques communautaristes
vaille” suscitait scepticisme, voire refus.
qui les accompagnaient ont, elles,
Peu à peu je me rendis compte que je
perduré longtemps,
menais deux investigations en paralspécialement dans le traitement
lèle : accumuler des informations hisdes populations coloniales.
toriques, tout en essayant de comprendre pourquoi tel chemin devenait impraticable, pourquoi telle
piste ou telle autre refusait d’être dépoussiérée, pourquoi, y compris
dans les milieux musulmans, on s’intéressait plus aux découvertes
archéologiques musulmanes du Moyen Âge qu’à une mosquée de 1945.
Que pouvait révéler de l’histoire passée cette sorte “d’amnésie collective”, et quelles incidences pouvait-elle avoir sur la façon de
traiter des “affaires musulmanes” aujourd’hui ?
LE
MYSTÈRE S’ÉPAISSIT...
En ce jour de l’Aïd, on remarquait la présence de personnalités
du monde politique, militaire, économique et religieux local : préfet de la Gironde, maire de Bordeaux, sénateur, conseiller général,
colonels et autres officiers de l’armée française, prêtre et imam. La
présence militaire y apparaissait largement majoritaire : le père de
Jabrun et l’adjudant-chef Lecointe s’étaient distingués durant la
guerre dans leurs actions de résistance en faveur “des humbles et des
Nord-Africains”. Cette cérémonie semblait s’adresser tout spécialement aux anciens soldats nord-africains accompagnés de leur
famille. Comme nul détail n’est rapporté sur la célébration de la fête
de l’Aïd-el-kebir annoncée par le titre, et qu’il n’est pas question de
sacrifice du mouton, mais de “vin d’honneur” et de “couscous tra-
APRÈS
LES PRIÈRES...
UN NUMÉRO DE FAKIR
Le caractère religieux de la cérémonie est d’ailleurs souligné par
le journaliste du quotidien Sud-Ouest dans un article daté du même
jour : “La matinée a été consacrée aux prières dans la mosquée de
la rue Cornac. À midi, un repas réunissait autour des tables du
Foyer musulman, 36, rue Cornac, les Nord-Africains et leurs invités […] Dans les salles joliment décorées, un excellent menu fut
servi, avec le traditionnel mouton, menu qui est l’œuvre du chef Bouchaïb et de ses camarades du foyer de la rue Cornac. À l’issue du
repas, M. Mezziane Mohamed s’adressa à ses compatriotes et coreligionnaires ainsi qu’aux invités et, après avoir rappelé le sens
de cette fête, célébra l’amitié qui unit l’Afrique musulmane à la
France.” (Sud-Ouest, 5 novembre 1946).
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 33
L’HÉRITAGE COLONIAL
ditionnel”, on peut se demander si cette cérémonie de l’Aïd avait pu
être prétexte à attirer un public d’“indigènes musulmans” qui puissent incarner le combat du père de Jabrun. Mais il est bien mentionné :
“La fête rituelle de l’Aïd El Kebir a été marquée, mardi, au foyer des
Amitiés africaines, par une émouvante cérémonie”, et non l’inverse.
Il fallait donc comprendre que la fête rituelle était bien l’occasion
de commémorer le père de Jabrun, et non l’inverse, ce qui laissait
supposer que ces deux cérémonies pouvaient être indépendantes. Un
des moyens de le vérifier consistait à poursuivre les recherches d’articles dans les journaux locaux correspondant aux jours de fête de
l’Aïd les années précédentes et suivantes.
Or, dans un autre quotidien local, La Nouvelle République, un
article paru trois ans plus tôt comporte une photo de l’intérieur de
cette mosquée. Son intitulé,“les Musulmans de Bordeaux ont fêté
l’Aïd El Kébir”, vient confirmer l’absence de lien entre la cérémonie militaire et la fête religieuse. Il s’agissait bien, en 1946 (comme
en 1949, où l’on avait utilisé le terme “Nord-Africain”) de la fête
des musulmans et non d’une cérémonie militaire où l’on aurait rassemblé des soldats démobilisés pour honorer de leur présence
vivante le sacrifice du père de Jabrun. La photo de personnes en
position de prière sert d’illustration à l’article de La Nouvelle République. On y voit l’imam Chaïbi (peut-être un prédécesseur de
Mohammed Ben Ahmed) devant sept coreligionnaires, de dos, en
position de prière, dans un décor arrondi qui s’apparente bien à l’intérieur d’une mosquée. Dans le texte, il est question de “sacrifice
de moutons” et le rite se déroule comme il se doit, le matin, avec
l’immolation de ces animaux.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 34
L’HÉRITAGE COLONIAL
Comme en 1949, la cérémonie était animée par des musulmans mais également
par des personnalités locales. Elle était présidée par le représentant du préfet, l’imam,
un conseiller municipal représentant le
maire de Bordeaux, le contrôleur général
de la main-d’œuvre africaine, un inspecteur
du primaire représentant l’inspecteur
d’académie, le directeur du “camp d’émigration”, un membre de la commission
consultative des questions nord-africaines,
et un représentant syndical. Contrairement à la cérémonie de 1949, les personnalités religieuses et militaires ne s’y
étaient pas fait remarquer, alors que l’on
notait la présence d’un inspecteur d’académie. Au fil de la journée, le caractère
cérémoniel officiel s’effaçait derrière la
fête populaire. Dans une ambiance festive était organisée une “bourriche” offrant de nombreux lots à gagner : bouteilles de mousseux et
de vin vieux rouge, région bordelaise oblige. La cérémonie religieuse
se terminait par des “chants hindous”, accompagnés par un flûtiste
de l’orchestre de Bordeaux, une “bourrée” pour délier les corps et,
“clou” de la soirée, les numéros du fakir Kaddour. Quelle personnalité religieuse musulmane pouvait bien assister à cette cérémonie
étrange mélangeant hindouisme, culte des astres et danse du pays ?
On pouvait supposer en tout cas que les oulémas du Maghreb, prônant un islam rigoriste hostile aux superstitions et à la prise de boissons alcoolisées, n’étaient pour rien dans le montage de telles
démonstrations. Outre ces quelques détails pittoresques, nous savons
à présent que cette fête ne s’adressait pas aux seuls pratiquants combattants mais bien aux populations résidant à Bordeaux, que ce soient
les soldats démobilisés, les travailleurs ou leurs familles.
DEPUIS QUAND CETTE CÉRÉMONIE
ÉTAIT-ELLE ORGANISÉE ?
La fête avait eu lieu un an plus tôt, en 1945 – vraisemblablement
pour la première fois : les recherches dans les journaux antérieurs
à cette date ne donnent aucun résultat. De plus, la longue introduction explicative du journaliste de Sud-Ouest dans son “papier”
du 19 novembre 1945 peut laisser supposer qu’il n’y avait pas eu de
précédents avant cette fin de guerre : “Aussi éloignés soient-ils de
LES
ORIGINES DE LA MOSQUÉE
DE LA RUE CORNAC
Pour comprendre comment une histoire aussi récente a pu échapper à la mémoire locale, il faut considérer l’Histoire non seulement
comme une série de faits mais aussi comme un discours. C’est la plus
ou moins grande adéquation entre les deux qui permet aux événe-
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L’HÉRITAGE COLONIAL
leur terre natale, les hommes ont coutume de se réunir régulièrement entre ‘pays’, afin de commémorer les fêtes ancestrales de
chez eux. C’est ainsi que jeudi matin, qui correspondait à la fête
de l’Aïd El Kebir ou fête du mouton, nombreux étaient les Musulmans venus à la mosquée, rue Cornac, participer aux prières du
marabout Chaïbi, suivies du sacrifice du mouton offert en holocauste au Prophète. À midi, dans un climat sympathique, qui avait
pour cadre le foyer du Marin, un délicieux ‘cous-cous’ leur était
partagé, grâce à l’initiative du Bureau de la main d’œuvre africaine, dont M. Baud de Castelet est l’actif directeur. Quelques ‘Européens’ avaient tenu à assister à cette fête, parmi lesquels l’on pouvait remarquer M. le représentant du Commissaire de la
République ; M. Bernard représentant le préfet, le colonel Millère,
président des Amitiés Africaines ; les commandants Desnous et
Goure, représentant la Croix-Rouge ; MM. Boisset, inspecteur
divisionnaire du travail, et Capdeville, du ravitaillement général, auquel on devait le déblocage de la viande et de la semoule ;
M. le Directeur du Foyer du Marin. Prenant la parole à l’issue du
repas, M. Gérard Gourgue se fit l’interprète de tous les Musulmans
pour affirmer une fois encore leur attachement à la mère patrie.”
En 1945, c’est donc le savoir-faire de
l’armée qui est mis à contribution pour
La gestion minoritaire
l’organisation et le déblocage du mouà la française n’est pas exogène,
ton. La présence militaire est d’ailleurs
mais puise ses racines
majoritaire. Grâce à ces indices, on peut
dans la période coloniale,
penser que la mosquée de la rue Cornac
et les “musulmans” en constituent
était installée dans ou à proximité d’un
la figure la plus édifiante.
foyer d’anciens combattants (dar-elaskri) destiné à regrouper, abriter et
fournir la main-d’œuvre de travail, ou à conserver une réserve militaire en prévision d’autres conflits (l’Indochine notamment). Le rituel
religieux de l’Aïd-el-kebir devait avoir été intégré dans l’agenda des
fêtes de l’armée coloniale, armée qui apportait ici, après-guerre, son
savoir-faire à l’organisation de l’Aïd pour les civils, anciens militaires,
nouveaux travailleurs ou futurs combattants.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 36
L’HÉRITAGE COLONIAL
ments d’exister en tant que faits historiques, donc mémorables. Quand
le discours historique justifie des faits qui ne coïncident pas avec les
souvenirs, parce que l’œuvre de justification devient plus importante
que l’esthétique de la reconstitution, alors ces faits s’effacent peu à
peu et imparfaitement. Des lambeaux d’histoire peuvent ainsi apparaître comme des anomalies, des exceptions à un modèle que le discours officiel a érigé en norme. C’est le cas du traitement des musulmans en France. L’enquête archivistique bordelaise a permis de
mettre en évidence un traitement différencié des immigrés à deux
niveaux : local et national. Parmi ces immigrés, les “indigènes musulmans” ont un statut à part. Ils sont juridiquement définis comme sujets
ou protégés français sur le territoire métropolitain, dont les colonies
ne sont que les prolongements ; leur citoyenneté est accordée selon
les appartenances(1).
Si le discours savant préfère ignorer cette entrave aux principes
républicains, et si les théoriciens de la République jettent un voile
pudique sur cette histoire, les industriels et commerçants des grands
ports français n’ont pas oublié à quels produits et à quelle façon de
mener leurs affaires ils doivent leurs fortunes. À Bordeaux, on organise, avec les musulmans du quartier, des bourriches avec du vin pour
fêter l’Aïd-el-kebir.
Pour comprendre comment cette entorse au modèle français a
pu produire jusqu’à aujourd’hui une tension forte entre un discours
théorique sur le modèle assimilationniste républicain et une réalité qui en est très éloignée, il faut cesser de considérer le niveau
national pour prendre en compte l’échelon d’une ville. L’espace pertinent des relations avec les immigrés dans une ville métropolitaine
comme Bordeaux, jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle,
n’est pas la France, mais le monde colonial. Inversement, c’est en
considérant l’espace colonial que l’on met en évidence le rôle primordial joué par les grandes villes portuaires (Bordeaux mais aussi
Marseille, Nantes) dans l’économie coloniale, donc dans la gestion
des ressources humaines des pays assujettis. Point n’est besoin d’aller emprunter aux Anglo-Saxons les origines du modèle minoritaire
que l’on a vu se dessiner en France. La gestion minoritaire à la française n’est pas exogène, mais puise ses racines dans la période coloniale, et les “musulmans” en constituent la figure la plus édifiante.
MÉTAPHORES
HORTICOLES
Dans les années vingt, l’appel à la main-d’œuvre étrangère pour
pallier la pénurie d’ouvriers dans les grandes industries et le secteur agricole ne parvient plus à enrayer les causes endémiques et
1)- Benjamin Stora
La gangrène et l’oubli,
La Découverte, 1991, p. 23.
4)- Ibid, p. 118-119.
Affiche René Lastate, 1925, Coll. bibliothèque Forney.
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3)- Gérard Noiriel,
Le Creuset français, op. cité,
p. 118.
L’HÉRITAGE COLONIAL
2)- J. Pluyette, 1930,
cité par Gérard Noiriel,
Le Creuset français, Seuil,
1988, p. 118.
structurelles de la baisse démographique de la France de 1918. Plusieurs tentatives d’“introduction” de populations étrangères sont
effectuées pour repeupler le pays et revitaliser le secteur économique.
L’idée qu’il faut une politique de gestion concertée de l’immigration
qui ne se réduise pas au simple recrutement de la main-d’œuvre
étrangère commence à trouver audience dans les partis politiques ;
le mot “immigration” passe alors dans le langage courant(2) et fait
l’objet d’intenses débats dans les années trente(3). L’État envisage
ainsi la création d’un office national d’immigration pour harmoniser les politiques des sept ministères qui s’occupent alors de la question des étrangers, et améliorer la collaboration avec les organisations professionnelles, tout en stoppant l’anémie démographique.
Gouvernements de droite et de gauche éprouvent le même besoin
de réguler l’immigration, même si la finalité de leurs actions divergent. Pour la gauche, réguler l’immigration, c’est protéger les intérêts des salariés contre la concurrence d’une main-d’œuvre étrangère sous-payée. Pour les gouvernements de droite, la politique
d’immigration se justifie essentiellement par la nécessité d’adapter les flux de main-d’œuvre aux besoins des entreprises françaises
de l’Hexagone(4).
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 38
L’HÉRITAGE COLONIAL
Mais du point de vue des entreprises locales, notamment agricoles,
une politique macro-économique de l’immigration semble encore trop
rigide. L’immigration est alors comparée à une greffe ne pouvant
prendre que sous certaines conditions d’adéquation entre environnement, tâche effectuée et “origine raciale” du travailleur. Il s’agit
de sélectionner les flux migratoires du quadruple point de vue sanitaire, moral, professionnel et ethnique : “L’intérêt de la France est
non seulement d’attirer les éléments étrangers qui présentent avec
notre race les affinités les plus grandes, mais encore de les répartir dans la région qui, par ses caractères physiques et la nature de
ses cultures, se rapproche le plus de leur pays d’origine. Ainsi leur
dépaysement sera-t-il moins grand et leur assimilation plus
rapide.”(5)
La région bordelaise, et plus largement le Sud-Ouest, constituent
un cas de figure exemplaire pour les partisans de cette assimilation
contrôlée et coordonnée, qui aiment à comparer la réussite de l’implantation des pins avec la “greffe” des étrangers : “Brémontier, pour
vaincre le désert des Landes, y sema des pins. Pour vaincre l’abandon des hommes dans cette Gascogne si riche et accueillante, nous
avons dû y semer des étrangers”(6), déclare un universitaire bordelais. Après avoir hésité un temps sur le choix de la “greffe”
kabyle(7), on opte, en milieu agricole aquitain, pour la greffe italienne,
plus “rapide” et “spontanée”, “en tous points préférable aux autres”,
car “la Gascogne, dévastée par ce nouveau phylloxéra qu’est pour
elle depuis près d’un siècle la dénatalité, a essayé bien des plants
pour se reconstituer. […] Latins comme nous, les Italiens du Nord
retrouvent en Gascogne le même ciel, le même climat, les mêmes
cultures et rappellent presque dans leur aspect physique les paysages gascons. Au point de vue ethnique, il n’y a pas de meilleure
greffe pour la Gascogne.”
5)- Marcel Rémond,
L’immigration italienne
dans le Sud-Ouest
de la France, Paris, Dalloz,
1928, p. 128.
6)- Marcel Paon ,
L’immigration en France,
Paris, 1926, 23 p., cité
par Ralph Schor in
“L’installation des Italiens
dans le Sud-Ouest (19191939), une greffe réussie”,
L’immigration italienne en
Aquitaine, actes du colloque
du 23 juin 1987, MSHA, 1988,
Talence.
7)- Bulletin économique
du Maroc, avril 1937, cité
par Joanny Ray dans
Les Marocains en France,
thèse pour le doctorat,
faculté de droit, université
de Paris, 1937, p. 279 :
“… Le repeuplement
des campagnes dépeuplées
du Sud-Ouest de la France
conviendrait tout à fait
à leurs aptitudes (il s’agit
de Kabyles)…”
IMMIGRATION DE PEUPLEMENT
VS MAIN-D’ŒUVRE COLONIALE
Or, le secteur industriel se satisfait plutôt bien du type de maind’œuvre mobile et tournante que forment les coloniaux et n’a guère
besoin de “populations assimilées” ou en voie d’assimilation, ni d’une
planification nationale de l’immigration coloniale qui pourrait redéfinir les rapports entre patronat et syndicats. On comprend donc que
dans ce secteur, l’annonce d’une politique centralisée de gestion de
l’immigration, après la création, en 1920, d’une commission interministérielle de l’Immigration(8), ne soit guère bien accueillie par les
organisations professionnelles et les syndicats locaux, qui craignent
8)- Décret du 18 juillet 1920.
L’ISLAM, COMME BASE DE
DES “NORD-AFRICAINS”
SOCIALISATION
L’histoire de l’islam en France n’est pas linéaire. Qui se souvient que dans les années cinquante, un orientaliste ou un juriste
pouvaient proposer sans provoquer d’émoi une réorganisation du
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 39
L’HÉRITAGE COLONIAL
de perdre leurs initiatives en ce domaine. La proposition du ministère de l’Intérieur de créer un service des Affaires indigènes nordafricaines (SAINA) à Bordeaux, pour contrôler et porter secours à la
main-d’œuvre nord-africaine, suscite quelques résistances dans les
milieux économiques bordelais. Il met en danger la régulation des
mouvements migratoires par les économies locales, et fait peser sur
elles la menace d’un contrôle accru de l’État.
À l’issue de cette période, on voit se dissocier politique de recrutement et stratégie d’assimilation des étrangers destinés au peuplement. L’Européen immigré sous l’égide de la convention internationale signée entre la France et les pays
Le principe d’irréductibilité
d’émigration (Belgique, Italie, Pologne,
culturelle s’accompagne souvent
Tchécoslovaquie) est destiné au peud’un recours à la médiation.
plement et affecté en zone rurale, l’Africain est recruté pour des tâches miliContre les formes maraboutiques
taires ou de développement industriel,
de l’islam, par exemple, on préconise
employé comme main-d’œuvre tourd’appuyer des initiatives comme celles
nante et de remplacement dans le secdes nadis, ces cercles d’éducation
teur secondaire. Les statistiques démocréés par le mouvement des oulémas.
graphiques du Sud-Ouest attestent de
cette division de l’immigration : les régions rurales sont peuplées par
les Italiens et les Espagnols puis, bien plus tard, par les Portugais.
Seules les régions urbaines et le secteur secondaire emploient des
salariés africains.
La gestion centrale de l’immigration, soutenue par un discours officiel “assimilationniste”, se heurte donc à la logique d’administration
privée de la main-d’œuvre coloniale locale. Les milieux politiques et
économiques bordelais distinguent “immigration”, pour laquelle on
parle d’assimilation, et “main-d’œuvre coloniale”. La première est destinée au peuplement, la seconde est un produit colonial négociable
avec les intérêts français d’outre-mer. Après la guerre, la mise en place
de procédés d’éducation systématique s’accompagne d’une réflexion
sur la culture et non plus sur la “race” et les “gènes”, devenus tabous.
On fait alors cas du dénuement “moral” des étrangers africains, de
leurs spécificités “culturelles”. La gestion de la religion joue un rôle
essentiel dans ce dispositif de moralisation des Nord-Africains.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 40
L’HÉRITAGE COLONIAL
Conférence de l’Union
des organisations islamiques
de France en 1994.
© Farido Sabo/IM’média.
culte musulman ? À l’époque, l’islam pouvait être envisagé comme
une base de socialisation efficace pour une politique d’éducation
et de qualification de la main-d’œuvre immigrée. Jean-Jacques
Rager, s’appuyant sur les propos du président Herriot, du maréchal Lyautey et du ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire de quelquesunes des plus hautes autorités de l’État, estimait ainsi : “Une réorganisation des cultuelles musulmanes en France métropolitaine,
l’établissement d’un tribunal coranique (‘Mahakma’) à Paris :
telles semblent être les mesures islamiques qu’il paraît souhaitable de voir appliquer pour que s’atténue l’angoisse morale dans
laquelle vivent les travailleurs musulmans transplantés en
France. […]”(9)
Le principe d’irréductibilité culturelle s’accompagne souvent d’un
recours à la médiation culturelle. C’est déjà le cas en 1950 lorsque,
contre les formes maraboutiques de l’islam, le même Rager préconise d’appuyer des initiatives comme celles des nadis créés par le
mouvement des oulémas en 1936 : “Avant-guerre l’insuffisance des
mesures prises par les pouvoirs publics avait mené l’Association
des Oulama, fondée en Algérie par les Cheikhs Ben Badis et El Okbi
en vue de lutter contre l’analphabétisme et le maraboutisme, à
ouvrir dans la région parisienne plusieurs ‘Nadi’, cercles d’éducation […].Ces cercles à tendance religieuse, où jeux de hasard et
boissons alcoolisées sont interdits, ont pour but de poursuivre
l’éducation intellectuelle, morale et sociale des Musulmans résidant
dans la région parisienne. On y fait régulièrement des cours de
langues arabe et française, des causeries, des conférences morales
et religieuses. Les oulama, ennemis du fanatisme, enseignent avant
tout les principes du Coran, véritable code de vie. […]” Ce type d’as-
9)- Jean-Jacques Rager,
Les musulmans algériens
en France et dans les pays
islamiques, Paris, Belles
Lettres, 1950, p. 207.
LE MORAL
DES TROUPES
Ce que Jean-Jacques Rager appelait de ses vœux pour les travailleurs musulmans dans le secteur civil, le maréchal Franchet d’Esperey avait tenté de le réaliser quelques années plus tôt, en 1935, dans
le domaine militaire, en créant le comité des Amitiés africaines. Ce
comité, reconnu d’utilité publique en 1938, placé sous le patronage
du ministère de la Défense et de la
“Musulman” désignait une minorité
Guerre, siégeait à Paris et comptait
mais ne devait jamais recouvrir
quelques personnalités célèbres du
une appartenance religieuse.
monde militaire (comme le général
Fréaud), politique (comme Léon
Et si l’on tolère pour l’islam
Baréty) et civil (comme l’orientaliste
quelques entorses à la laïcité
Louis Massignon, professeur au Collège
sur les territoires coloniaux, ce n’est
de France). Il avait pour vocation d’améque pour conforter les musulmans
en tant que minorité sociale et politique. liorer les conditions morales et matérielles des militaires nord-africains, en
leur offrant un cadre qui pourrait leur rappeler l’ambiance du “bled”.
Dans les dar-el-askri (maisons du combattant)(10), le comité installait des cafés maures, des salles de jeu, mais aussi des salles de prière
aménagées auxquelles il affectait des imams. Les repas étaient
contrôlés, afin que les militaires musulmans n’y puissent consommer
de viande de porc, et les fêtes religieuses étaient respectées. Après
la guerre, les missions d’assistance des dar-el-askri ne se limitèrent
plus à la population militaire, mais s’étendirent à la population civile
musulmane locale, à laquelle ils fournissaient information, aide alimentaire et assistance médicale.
10)- Centres créés
La préparation des indigènes musulmans était également destipar le comité des amitiés
née à maintenir le moral des troupes en vue de la guerre qui s’anafricaines dans
de nombreuses villes de
nonçait. En 1934, à la veille de l’ouverture du premier dar-el-askri,
France (une cinquantaine)
et d’Afrique du Nord.
le maréchal Franchet d’Esperey s’adressait ainsi au ministère de la
Guerre : “La préparation morale des indigènes musulmans aux
devoirs qui leur incombent à l’égard de la France en cas de conflit
11)- Recham Belkacem,
est désormais une nécessité vitale et urgente si nous ne voulons pas
Les musulmans algériens
dans l’armée française
que l’Afrique du Nord, au lieu de nous donner des forces, ne nous
(1919-1945), L’Harmattan,
en prenne.”(11) Les dar-el-askri furent mis à la disposition du “gouParis, 1996.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 41
MAINTENIR
L’HÉRITAGE COLONIAL
sociation pouvait en effet convenir assez bien à la politique d’éducation de l’époque. Ces cercles auraient par exemple servi de relais
aux anciens SAINA, qui n’avaient pas réussi leur mission sociale mais
avaient au contraire, par leurs méthodes policières, contribué à faire
fuir les Nord-Africains.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 42
L’HÉRITAGE COLONIAL
vernement du Commandement”, comme le prévoyaient
les statuts du comité des Amitiés africaines, pour “être utilisés à des fins de contre-propagande et de renseignements,
et accessoirement de recrutement de volontaires pour les
unités combattantes”.
C’est donc dans les circonstances intellectuelles, politiques et sociales de la guerre
et de l’après-guerre que nous
pouvons replacer la mosquée
de la rue Cornac citée dans
Sud-Ouest en 1945. Nous comprenons mieux à présent les
raisons de cette association,
autour d’une mosquée, de personnalités émanant des ministères de l’Éducation et de la
Guerre, et des services d’aide
social.
UNE
POPULATION
QUE L’ON N’ENTEND PAS ASSIMILER
Après la guerre, le dar-el-askri, ou foyer des Amitiés africaines
de la rue Cornac, tenu par d’anciens officiers de l’armée française,
continue à recevoir des fonds du ministère de la Guerre, qui sont désormais complétés par des subventions de la ville et de l’Office du Maroc
de Bordeaux. Le foyer n’est plus exclusivement militaire, mais s’ouvre
sur le quartier, offrant ses services aux Nord-Africains de la ville. Vers
la fin des années quarante et jusqu’au début des années cinquante,
les relations entre Bordeaux et le Maroc sont intenses. L’Office du
Maroc subventionne le dar-el-askri, devenu un pôle culturel des Marocains de la ville. Quelques années plus tard, la presse en fait un pôle
d’activités culturelles pour les musulmans de la métropole girondine.
Lorsque l’Office du Maroc y offre une diffa aux membres de l’entourage du sultan en visite à Bordeaux en 1950(12), le “Dar el Askri”
devient, sous la plume des journalistes de Sud Ouest, le “Bar El
Askri”(13), où se côtoient les joueurs de football des Girondins Mustapha et M’Bank et des collaborateurs du sultan du Maroc en visite
12)- Sud-Ouest,
28 septembre 1950.
13)- Sud-Ouest, ibid.
Dossier Islam d’en France, n° 1220, juillet-août 1999
A PUBLIÉ
Soheib Bencheikh, “Les croyants les plus proches
de la ‘laïcité à la française’ sont les musulmans”
Dossier Laïcité mode d’emploi, n° 1218, mars-avril 1999
Jocelyne Cesari, “L’islam en France, naissance d’une religion”
Dossier Passions franco-maghrébines, n° 1183, janvier 1995
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 43
L’HÉRITAGE COLONIAL
à Bordeaux, Sidi Mohamed Ben Youssef. Le sultan en personne y
accorde même un entretien à une délégation des Marocains à Bordeaux formant les Amitiés nord-africaines.
Dans le domaine des intérêts économiques privés, il convient de
taire ses stratégies de production. Le fait colonial a permis de gérer
librement une catégorie de la population que l’on n’imaginait pas pouvoir assimiler. Ainsi, le discours officiel sur l’assimilation s’est appuyé
sur la catégorie des étrangers à laquelle ne pouvait être assimilé le
musulman, c’est-à-dire “l’indigène colonial”. Alors même qu’il existait des appareils législatifs et exécutifs spécifiques pour gérer la minorité coloniale “musulmane” de l’Empire français, toute manifestation
symbolique – langues, cultures, religion – de cette minorité était
impossible sur le territoire français métropolitain. Le nom “musulman” désignait une minorité, mais ne devait jamais recouvrir une
appartenance religieuse. Et si l’on tolère pour l’islam quelques
entorses à la laïcité sur les territoires coloniaux, ce n’est que pour
conforter les musulmans en tant que minorité sociale et politique.
La référence islamique existe donc dans le répertoire idéologique de
la France coloniale comme synonyme de minorité.
La gestion de l’islam en France a probablement été l’entorse la
plus complète et la plus aboutie à ce modèle d’assimilation. Peut-on
établir une relation entre ceci et le fait que l’on continue à opposer
islam et modèle républicain, deux entités de nature bien différente,
alors que naissent les quatrièmes générations de musulmans en
✪
France ?
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 44
LE ZOO HUMAIN, UNE LONGUE
TRADITION FRANÇAISE
Jusque dans les années trente, la France a exhibé dans ses zoos, foires et
expositions des milliers de gens “importés” des colonies fraîchement
conquises. Bien plus qu’un dérapage regrettable et exceptionnel, le zoo
humain est une tradition bien française, qui a structuré la pensée raciale du
siècle, et qui n’est pas sans avoir laissé des traces dans l’inconscient collectif.
Le 6 novembre 1998, un article de Christian Tortel intitulé “Les
Kanaks au zoo”(1) rappelait à beaucoup de Français que notre République avait ouvertement cautionné et validé une mise en scène
de l’Autre dans un but explicite d’infériorisation raciale. L’histoire
de cette centaine de Kanaks, mis en cage au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne à l’occasion de l’Exposition coloniale de
1931, transférés ponctuellement au cœur de l’Exposition à Vincennes pour amuser les visiteurs, et donnés en spectacle aux populations allemandes au cours d’une tournée de la honte, en échange
de quelques hippopotames, n’a pas été un cas isolé.
Grâce aux récents travaux de Joël Dauphiné sur cette histoire(2),
au livre-événement de Didier Daeninckx(3), à l’histoire de Christian
Karembeu concernant ses ancêtres présents à Vincennes en 1931(4)
et aux recherches de l’Achac (Association connaissance de l’Afrique
contemporaine) depuis maintenant deux ans(5), nous commençons
à peine à nous pencher sur cette page sombre de notre histoire
récente. Ces zoos humains, tradition bien française depuis le milieu
du XIXe siècle, énoncent par le rapprochement des deux termes la
négation la plus parfaite de l’Autre, celui-ci s’inscrivant explicitement
dans le monde de l’animalité. Exception de l’histoire, égarement de
quelques maniaques racistes, épisodes furtifs d’un passé à jamais disparu ? Bien au contraire, la France a le triste privilège d’avoir organisé régulièrement et consciemment de tels spectacles tout au long
de son histoire coloniale, et jusqu’à une époque récente.
Les zoos humains sont bien les symboles incroyables d’une
époque (1875 à 1930) et ils se comptent par centaines. Oubliés jusqu’alors de notre histoire et de notre mémoire, absents des manuels
* Historien, coauteur de l’ouvrage De l’indigène à l’immigré (Gallimard, 1998), de l’ouvrage
collectif Images d’empire 1930-1960 (La Documentation française-La Martinière, 1996),
de L’Autre et Nous (Syros, 1995) et du catalogue Images et Colonies (éd. Achac-BDIC, 1993) ;
président de l’Association connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Achac)
depuis 1990 et directeur, depuis 1996, de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire.
par
Pascal
Blanchard*
1)- Article paru dans
Libération.
2)- Cf. Canaques de la
Nouvelle-Calédonie à Paris :
de la case au zoo,
L’Harmattan, 1998.
3)- Cannibale, Gallimard,
“Folio”, 1999 (Verdier, 1998
pour la 1ère édition).
4)- Rapportée notamment
par le Vrai journal de Karl
Zéro sur Canal+, et par
le magazine VSD (cf.
“La blessure secrète d’un Bleu
d’outre-mer”, octobre 1998).
5)- Voir l’article paru à ce
sujet au mois d’août 2000
dans Le Monde
diplomatique, “Ces zoos
humains de la République
coloniale”, pp. 16-17.
DES EXHIBITIONS “RÉPUBLICAINES”…
ET POPULAIRES
Ces attractions, expositions ou villages nègres restent aujourd’hui
encore des sujets complexes à aborder pour un pays, une République
et une culture qui mettaient alors en exergue “l’égalité de tous les
hommes”. De fait, dans le contexte de la mission civilisatrice de la
France aux colonies, ces zoos, où des “exotiques”, mêlés à des bêtes,
se montrent en spectacle dans des cages de bois à un public avide
de distraction, sont la démonstration la plus évidente du décalage
existant entre discours et pratique. La République française a non
seulement toléré ces représentations, mais elle les a soutenues et
accompagnées avant de les intégrer pleinement dans les grandes expositions coloniales de 1922 et 1931.
Au-delà d’un simple spectacle, qui croisait des cirques comme celui
de Buffalo Bill ou les attractions folkloriques d’alors, ces populations
exotiques venues des quatre coins du monde pendant de nombreuses
années participaient à un processus beaucoup plus instrumentalisé
qu’une simple présentation de fête foraine. Tels les monstres décrits
par Tod Browning dans son film Freaks (1932), ils se retrouvent au cœur
d’intérêts multiples, répondant à l’attente de populations fort différentes
et à des phénomènes de répulsion-attirance fort complexes.
Le matin, ces “sauvages” servaient de “sujets” aux scientifiques,
heureux de trouver chez eux des spécimens à mesurer afin de valider les thèses biologiques alors en construction, et aux journaux à
sensation, toujours avides d’histoires merveilleuses mettant en scène
ces “nouveaux monstres”. L’après-midi, grand public, scolaires et
badauds se retrouvaient au Jardin zoologique d’acclimatation ou au
“village local” pour s’extasier ou s’effrayer devant des êtres si “étrangers”. Le soir, le Tout-Paris et la “bonne société” venaient applaudir
aux Folies-Bergère et au Casino de Paris, tandis que les classes populaires allaient s’amuser dans l’enceinte de Magic City ou dans les multiples fêtes foraines.
On est ici au cœur même de notre rapport à ces cultures “autres”.
Scientifiques, grand public et politiques ont trouvé dans ces êtres exhi-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 45
7)- Un programme sur les
zoos humains, en préparation
depuis deux ans à travers
une vaste collecte
documentaire, commence
à la fin 2000 à travers quatre
axes : une exposition
itinérante (Bamako-ParisNew York) ; un colloque
international (Paris, avril 2001) ;
un ouvrage-catalogue ;
et un grand document TV
de 52 minutes.
Autant d’axes pour inscrire,
le plus largement possible,
la mémoire des zoos humains
dans les consciences
collectives des Français,
des Américains et…
des Africains. Ce programme
est dirigé par un certain
nombre de chercheurs et de
spécialistes ; outre l’auteur
du présent article, on peut
citer Nicolas Bancel
(université Paris-Orsay),
Sandrine Lemaire (Institut
européen de Florence),
Gilles Boëtsch (CNRS,
Marseille), Éric Deroo
(réalisateur)…
scolaires(6) et des musées, ces multiples “villages nègres” ou exhibitions au Jardin zoologique d’acclimatation ont pu être reconstitués par des recherches récentes, à travers des milliers de clichés
et de cartes postales, ainsi qu’à travers des films inédits(7). Dans
ce processus complexe de regard sur l’Autre et d’imaginaire raciste,
ils représentent le premier “contact” réel et quotidien entre l’Autre
exotique et l’Occident.
L’HÉRITAGE COLONIAL
6)- Une exception toutefois :
un manuel scolaire de
seconde (français) paru chez
Delagrave, dans un chapitre
sur l’Autre, reprend l’article
de Régis Guyotat dans Le
Monde (16 janvier 2000) et
notre interview, sous le titre
“Zoos humains”, ainsi qu’une
iconographie issue des
collections de l’Achac sur les
Achantis au Jardin
d’acclimatation à la fin du
siècle dernier.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 46
L’HÉRITAGE COLONIAL
bés une réponse à leurs fantasmes les plus divers. Avec les zoos
humains, on est en présence du premier “contact réel” entre notre
culture et ses “monstres médiévaux” réifiés à travers les populations
exotiques que l’Occident vient de coloniser. Le rapport au corps et à
la différence devient alors essentiel dans la construction des identités. De fait, lorsque l’on se situe au niveau
C’est dans le contexte des découvertes
culturel, le concept identitaire ne fonclointaines et des conquêtes coloniales
tionne plus du tout de la même manière ;
que les théories évolutionnistes
ainsi, le modèle de référence devient
du XIXe siècle ont pu affirmer
autre, puisque nous sommes dans le
domaine des signes, c’est-à-dire dans
en toute bonne foi que l’homme
des systèmes de connaissance et de
était un produit de l’évolution animale
reconnaissance basés sur la communiet que le maillon qui reliait
cation. La culture est un mode de coml’un à l’autre était le “sauvage”.
munication horizontale qui réfute l’altérité absolue. Nous guettons le semblable qui nous rassure et nous
avons un sentiment ambigu pour l’Autre, qui généralement nous
attire et nous révulse à la fois. Ceci explique le caractère pluriel des
attitudes, celles-ci variant selon les contextes idéologiques, sociaux
et politiques, la mode, l’image de soi.
LA REPRÉSENTATION ANCIENNE
DE LA DIFFÉRENCE TROUVE ICI SON PUBLIC
Le problème de la vision de l’Autre, essentiellement à travers son
corps et sa mise en scène, est de savoir ce qu’elle apporte de fondamental à la connaissance. On pourrait dire qu’elle ne procure pas seulement une satisfaction cognitive, mais aussi un plaisir des sens. Audelà d’une simple exhibition, les “acteurs” des zoos humains, après
leur passage au Jardin d’acclimatation, devenaient des “bêtes de
scène” aux Folies-Bergère, ce qui tend à prouver que la fascination
qu’ils provoquaient pouvait jouer sur plusieurs registres. Il n’est donc
pas surprenant que la représentation de la différence dans le cadre
de ces exhibitions ait pris comme support la dimension morphologique, expression accentuée de l’altérité et non de la variabilité, et
que l’image du corps monstrueux en soit la forme extrême adoptée,
puisque supposée provoquer le dégoût. Comment montrer l’Autre,
comment prouver son étrangeté s’il ne porte pas les stigmates de l’altérité absolue, celle que l’on peut voir dans le visible, dans le tangible et que nous reconnaissons comme telle.
Dans un livre récent, Katérina Stenou(8) souligne bien comment
cette représentation du monde était déjà dans l’esprit des grands voyageurs : Marco Polo ou sir Walter Raleigh décrivent les monstres des
8)- Images de l’Autre, Seuil,
1998.
9)- La Nature, revue
scientifique de la Société
d’anthropologie, 1877.
Jeune fille achanti, Jardin
d’acclimation, Paris, 1897,
Édition Julien Damoy.
© Achac.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 47
L’HÉRITAGE COLONIAL
contrées lointaines. S’ils suscitent de l’émerveillement et de la curiosité en leur temps, implicitement ces récits ne provoquent aucune
interrogation parce qu’ils s’inscrivent parfaitement dans les croyances
de l’époque. On connaît les conséquences qu’aura cette conception
ternaire imposant que l’Autre soit plus proche de l’animal que de nous,
que ce soit lors de la découverte de l’Amérique ou de la colonisation
de l’Afrique. C’est au nom de cette différence, d’un Autre proche de
l’animalité, alors que nous serions “humanité”, que l’on a pu spolier,
exterminer ou réduire en esclavage.
Si dès le XVIIIe siècle, à la suite de Georges Louis de Buffon, la
science occidentale se lance dans une reconnaissance de la variabilité physique des peuples de la terre, rapidement, les savants souhaitent pouvoir disposer d’autres éléments que les simples récits plus ou
moins sérieux des voyageurs. Si le Muséum impérial d’histoire naturelle recommande au voyageur de recueillir des moulages d’humains
vivants et, à défaut, des photographies, rien ne vaut le sujet en chair
et en os. Les questions que se posaient alors les scientifiques relevaient
souvent d’une curiosité très naïve, comme par exemple celle de la
“couleur de la peau des négrillons” au moment de leur naissance, et,
au cas où ils seraient blancs, du temps qu’il leur faudrait pour avoir
celle de leurs parents !... Autant dire que les sciences de l’homme
accueillent (et recueillent) avec un plaisir et un intérêt non dissimulés
ces “caravanes” exotiques arrivant en France, puisqu’elles leurs procurent les premiers véritables “spécimens” vivants pour leurs études
et leurs recherches, en leur donnant la possibilité “d’examiner avec
soin les indigènes campés à la porte de Paris”(9). Remis en perspective dans ce contexte si particulier d’élaboration des premières pensées sur les “races”, l’existence des zoos humains prend une tout autre
dimension. C’est à partir de ces quelques groupes – véritables “échan-
10)- Extraits de La Nature
(janvier 1890
et janvier 1884).
CONQUÊTE COLONIALE, VILLAGES NÈGRES
ET EXPOSITIONS : UN MÊME UNIVERS ?
C’est dans le contexte des découvertes lointaines et des conquêtes
coloniales que les théories évolutionnistes du XIXe siècle ont pu affirmer en toute bonne foi que l’homme était un produit de l’évolution
animale et que le maillon qui reliait l’un à l’autre était le “sauvage”.
Et parmi les sauvages, le plus évident à singulariser, parce que le plus
facile à stigmatiser, était le “nègre”. Cette prétendue caution d’une
différence radicale entre “races” par le discours scientifique servira
de nouvelle justification à l’expansion coloniale et expliquera la passion des peuples colonisateurs pour les zoos humains.
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 48
tillons de races humaines” et “pièces originales”(10) – recrutés par
des intermédiaires sans scrupule que s’élabore, se confirme et se structure la pensée raciale du siècle qui s’annonce.
1906, anonyme, imprimerie
F. Deloche, Lyon, lithographie.
© Achac.
QUE RESTE-T-IL DES ZOOS HUMAINS
EN CETTE FIN DE SIÈCLE ?
Aujourd’hui, grâce à la télévision et aux magazines, on peut
contempler chez soi les images de cet ailleurs “si différent”. On peut
aussi retrouver les “autres” in situ, lors de circuits organisés par les
voyagistes qui proposent les nouveaux “safaris humains”… ou tout
simplement en regardant “nos” banlieues (comme hier “nos” colonies) ! Mais notre regard est-il pour autant si différent de celui de
nos grands-parents ? On peut en douter en constatant que les zoos
humains existent encore. À Nantes par exemple, au milieu d’un “safari
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 49
L’HÉRITAGE COLONIAL
Le zoo humain est alors beaucoup plus qu’un spectacle inacceptable ou une déviance à caractère mercantile, car il est conçu
comme une leçon de choses, une classe de sciences naturelles grandeur nature et ouverte à tous dans le contexte de la “République
des professeurs”. Une entreprise aidée, et même orchestrée par les
pouvoirs publics et par l’initiative priÀ Nantes, un village africain
vée, qui présentaient leur “village” dans
offre au regard du visiteur,
le cadre de foires, d’expositions ou d’esà la veille du XXIe siècle, les mêmes
paces “officiels” de la République. De
images qu’hier. Nos enfants croisent
1877 à 1912, des dizaines de “troupes”
de Nubiens, Somalis, Zoulous, Achanle regard du singe, celui de la girafe…
tis, Galibis, Hottentots, Congolais et
et celui du “nègre” dans le même
autres lilliputiens se succéderont à
mouvement : nous sommes toujours
Paris, dans le cadre du Jardin zoolodes clients avides d’exotisme.
gique d’acclimatation, du Champ-deMars ou de la célèbre foire Magic City pour les “coupeurs de têtes”.
Puis les villages noirs, sénégalais ou “nègres” perpétueront la tradition dans des dizaines de villes de province, avant d’être euxmêmes remplacés par les apothéoses coloniales qu’ont été les
grandes expositions de 1922 et 1931.
La République n’hésitait pas alors, comme avec les Kanaks en 1931,
à mettre en scène sa mission civilisatrice pour justifier aux yeux des
métropolitains les investissements outre-mer(11). Ces malheureux
Kanaks, qui savaient pour la plupart lire et écrire et exerçaient
diverses professions en Nouvelle-Calédonie, avaient été recrutés par
11)- Pascal Blanchard
et Nicolas Bancel,
l’intermédiaire de la Fédération des anciens coloniaux et de l’admiDe l’indigène à l’immigré
(Gallimard, 1998)
nistration pour “un voyage à l’Exposition”. Ils ne savaient pas encore
et (avec Laurent Gervereau),
le rôle de “sauvage” que l’on attendait d’eux. Installés hors de l’enl’ouvrage collectif
Images et Colonies
ceinte de l’Exposition de Vincennes, ils devaient “jouer” au canni(Achac-BDIC, 1993).
bale. Il fallait bien qu’il en reste dans l’Empire… sinon l’action coloniale de la France aurait perdu de sa légitimité.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 50
L’HÉRITAGE COLONIAL
parc”, un village africain
offre au regard du visiteur, à
la veille du XXIe siècle, les
mêmes images qu’hier. Il permet en plus à celui-ci d’augmenter notablement la fréquentation des visiteurs…
et personne n’y trouve à
redire(12).
Nous l’acceptons, nos
enfants croisent le regard
du singe, celui de la girafe…
et celui du “nègre” dans le même mouvement : nous sommes toujours des clients avides d’exotisme. C’est cette demande qui continue de créer l’offre et nous propose toujours du monstre et du sauvage. Nous en avons besoin pour nous rassurer, pour définir non pas
ce que nous sommes, mais ce que nous ne voulons pas être. Tel est
le constat le plus sombre au sein du pays des Lumières, qui affirme
dans ses valeurs les plus essentielles l’égalité de tous les hommes.
Alors, Pays des droits de l’homme, il est temps de regarder ton
histoire, et pas seulement les heures de gloire. La colonisation a été
et reste une tâche sombre de la mémoire de ce pays. Il est temps
que la France décolonise ses consciences. D’abord en établissant
enfin un espace consacré à cette histoire et à ce passé. Seule puissance coloniale à ne pas l’avoir fait, elle possède pourtant un lieu –
le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, à la porte Dorée(13) – et
une chance historique : ce lieu se libère en offrant toutes ses collections au futur musée du quai Branly voulu par la présidence de
la République. Alors, messieurs les politiques, après avoir mis un
siècle à accepter que l’art nègre entre au Louvre… ne faut-il pas
essayer d’être un peu plus rapide pour que “l’indigène” sorte des
✪
ténèbres d’où le colonialisme l’a plongé ?
“L’attaque du courrier”,
Exposition coloniale de Paris,
Lehnert et Landrock, Paris,
1907. © Achac.
12)- La campagne publicitaire
de ce “safari parc” fit l’objet
d’une réaction dans la presse
en 1994. La Ligue des droits
de l’homme, le Mrap,
SOS Racisme ou l’Achac
dénoncèrent “l’exposition
en parallèle d’hommes, de
femmes et d’enfants importés
pour la circonstance à côté
des animaux vivants d’un
zoo”. Malgré ces réactions,
les organisateurs du “safari
parc” ont continué à exploiter
leur “village ivoirien”, avec
le soutien des collectivités
locales.
13)- “Un musée pour
la France coloniale”,
Libération du 17 juin 2000.
Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré
n° 1207, mai-juin 1997
Philippe Dewitte, “Regards blancs et colères noires”
Dossier Les Africains noirs en France - II - La vie culturelle
n° 1132, mai 1990
A PUBLIÉ
Le 27 mai 1934, M. Raphaël Antonetti, gouverneur général de
l’Afrique-Équatoriale française (AEF), pose solennellement le dernier tronçon de rail du chemin de fer Congo-Océan, qui relie Brazzaville à Pointe-Noire après un trajet de 500 kilomètres à travers les
denses forêts tropicales recouvrant le massif du Mayombe. La
construction de cette ligne ferroviaire, commencée dès 1924, a été
l’occasion d’une migration de travailleurs parmi les plus importantes
qui se soient déroulées en Afrique dans l’entre-deux-guerres. Les
conditions dans lesquelles s’est passée la construction de la ligne
représentent ce qu’un pouvoir de type colonial, allié à des intérêts
privés soucieux de la seule multiplication des profits, peut réaliser
de pire en matière de recrutement et de gestion de la main-d’œuvre
immigrée.
Le projet de cette voie de chemin de fer se dessine dès les années
1910 pour permettre le transport vers l’océan des richesses produites
dans les territoires de l’AEF sans passer par le chemin de fer installé par les Belges sur la rive gauche du Congo. La réalisation du
gros œuvre est confiée à la Compagnie des Batignolles qui, pour réaliser des profits élevés, entend recourir de manière intensive au travail indigène, à l’époque presque gratuit. Mais le territoire du
Moyen-Congo, où la ligne doit être construite, est alors faiblement
peuplé en raison des nombreuses maladies tropicales qui y sévissent.
En outre, les populations locales ont été déjà durement éprouvées
par les nombreuses réquisitions que favorisait le régime des conces-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 51
par
Jacques Barou,
CNRS,
Grenoble
Les États africains doivent eux aussi affronter aujourd’hui les enjeux
de l’intégration des populations issues de l’immigration, et faire face
à des tentations nationalistes. Cette situation est une conséquence,
entre autres, de la domination coloniale, qui a stimulé les migrations à grande échelle sur le continent. Souvent contraints et organisés
en fonction des intérêts des colonisateurs, ces mouvements de populations ont certes ouvert les régions africaines les unes aux autres ; mais,
contrairement aux migrations traditionnelles, ils se sont déroulés sur une
très courte période : les sociétés n’ont pas eu le temps de se recomposer.
L’HÉRITAGE COLONIAL
MIGRATIONS ET TRAVAUX FORCÉS
EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE À
L’ÉPOQUE COLONIALE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 52
L’HÉRITAGE COLONIAL
sions instauré en 1899, lequel donnait à une quarantaine de sociétés anonymes pratiquement carte blanche pour exploiter toute la
zone située entre le Moyen-Congo et l’Oubangui. Il faut donc songer
à trouver ailleurs la main-d’œuvre nécessaire à un chantier qui,
devant passer à travers de nombreux obstacles naturels, s’annonce
particulièrement difficile.
Souvent recrutés par la force,
Le gouverneur prend donc les dispoles “travailleurs migrants”
sitions réglementaires pour étendre le
recrutement obligatoire à toute l’AEF.
vont connaître la maladie, et souvent
En ce temps où il n’existait encore ni
la mort, avant même d’être
excavatrices, ni bulldozers, où les
à pied d’œuvre.
camions ne pouvaient guère être utiliLa faim et les mauvais traitements
sés en raison de l’absence de chaussées
auront raison des autres.
carrossables, la presque totalité du travail qu’exigeait un tel chantier ne pouvait se faire qu’à main ou à dos d’homme. Les ingénieurs de la Compagnie des Batignolles évaluent à 8 000 le nombre de manœuvres
nécessaire à la construction de la ligne. En fait, une telle prévision
s’avérera très vite largement insuffisante, au vu de l’extrême morbidité que vont générer les conditions de transport de la main-d’œuvre
et les conditions de vie sur le chantier.
ESCLAVAGISME MODERNE
SOUS ADMINISTRATION FRANÇAISE
Les populations recrutées habitent pour la plupart les hauts plateaux et la savane de l’actuelle République centrafricaine et du Tchad.
Elles appartiennent majoritairement aux ethnies batéké, yacoma,
baya, dagba et surtout sara. Il faut les acheminer sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à Brazzaville, où l’ouvrage doit commencer. La Compagnie des transports fluviaux est chargée de cet acheminement. Elle entasse plusieurs centaines de travailleurs sur des
péniches à moteur conçues pour transporter de la marchandise et
qui n’offrent aucun abri pour se protéger du soleil brûlant de la journée ou des froides pluies nocturnes, souvent torrentielles sous ces
latitudes. L’alimentation des passagers est à peine prise en compte,
alors que les périples durent facilement de quinze à vingt jours. Souvent recrutés par la force et conduits vers les péniches encadrés par
des tirailleurs, ces “travailleurs migrants” vont connaître la maladie,
et souvent la mort, avant d’être à pied d’œuvre. Sur 174 hommes
adultes “recrutés” dans les villages riverains de la Sangha, 79 seulement atteignent le chantier. Les maladies, la faim et les mauvais traitements ont eu raison des autres et leur ont peut-être épargné un
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 53
calvaire encore plus long dans les forêts insalubres du Mayombe, où
se construisait la ligne ferroviaire.
Les conditions de travail dans le cadre du chantier ont été rendues tristement célèbres par le témoignage publié en 1929 par Albert
Londres, sous le titre Terre d’ébène. Peuples des savanes et des hauts
plateaux, les manœuvres ne sont pas habitués au climat malsain de
la forêt tropicale où se construit la ligne. Le taux de mortalité chez
eux sera de 45 % au cours des premiers mois de travail et ne descendra
jamais en dessous de 17 %, même quand les conditions de travail se
seront un peu améliorées sous la pression de l’opinion publique métropolitaine, alertée par quelques prises de position d’intellectuels
engagés qui dénoncent l’horreur esclavagiste se déroulant sur un chantier sous administration française.
Du côté de l’encadrement, on a aussi eu recours à l’immigration.
Les contremaîtres sont pour la plupart des Italiens, des Portugais et
des Russes. “Petits blancs” ou aventuriers pressés de gagner de l’argent, ils ne font preuve d’aucun égard pour les manœuvres placés sous
leurs ordres. Albert Londres note que les contremaîtres tapaient à
coup de chicotte sur le dos des manœuvres, qui à leur tour tapaient
sur les roches à coup de masse comme
dans une sinistre mécanique. Les
manœuvres d’ethnie sara, appréciés
dans ce type de travail en raison de leur
force physique, étaient devenus le symbole de ces travailleurs dépersonnalisés et interchangeables. “Sara a gwé !
Sara a gwa !” (dès qu’un Sara meurt, un
Sara le remplace) était le mot d’ordre
des contremaîtres sur le chantier,
témoignant d’une conception pour le
moins sommaire en matière de gestion
de main-d’œuvre. Quand le chemin de
fer arrive à Pointe-Noire, il aura coûté
18 000 cadavres, soit 36 par kilomètre !
Que reste-t-il aujourd’hui de cette
terrible épopée ? Si la migration
contrainte des travailleurs du rail a
sans doute engendré quelques installations sur place, celles-ci n’apparaisL’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac.
L’HÉRITAGE COLONIAL
QUAND UN SARA MEURT,
UN SARA LE REMPLACE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 54
L’HÉRITAGE COLONIAL
sent pas aujourd’hui comme un élément de la population nationale
congolaise qui aurait gardé la mémoire de ses origines. Par contre,
les Congolais ont conservé le souvenir de ces immigrés travailleurs
du rail, qui sont venus construire un ouvrage jouant encore un rôle
fondamental dans l’économie de leur pays. Une gare baptisée “Sara”
a été édifiée sur le parcours de la ligne en souvenir des nombreux
manœuvres de cette ethnie morts sur le chantier. On avait en effet
constaté que les trains déraillaient souvent à cet endroit et que c’était
sans doute les esprits des Sara décédés qui se vengeaient des souffrances subies autrefois. Peu importe que, dans une logique religieuse
traditionnelle, on ait voulu apaiser ces esprits ou que, dans une logique
sociale moderne, on ait souhaité rendre hommage aux travailleurs
du rail sacrifiés pour la construction de la ligne... L’essentiel est que
le souvenir de cette tragédie du travail s’inscrive dans les lieux où
elle s’est déroulée et résiste à l’oubli.
Toutes les migrations organisées sous l’administration coloniale
n’ont pas eu, heureusement, la dimension morbide du chantier
Congo-Océan, mais elles ont souvent comporté une part importante
de contrainte et ont abouti parfois à des recompositions du peuplement de vastes régions, avec des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui.
L’ADMINISTRATTION BELGE A PLANIFIÉ
LES MIGRATIONS CONGOLAISES
Voisin du Congo, l’ex-Zaïre, ironiquement rebaptisé aujourd’hui
République démocratique du Congo (RDC), est sans doute l’un des
pays où les mouvements de populations organisés par l’administration coloniale – en l’occurrence belge – ont été parmi les plus importants. À cela, il y a d’abord une raison d’ordre démographique initialement constatée par les premiers colonisateurs du pays : la
population est très inégalement répartie dans les différentes régions,
sans que l’on puisse mettre ce phénomène sur le compte de l’hostilité du milieu naturel. Les anciennes provinces du Kassaï et du
Katanga, régions de forêts claires facilement pénétrables et exploitables, s’avèrent n’avoir que des densités de population très faibles,
jusqu’à moins d’un habitant au kilomètre carré dans certaines zones.
À l’inverse, le bas Congo et les savanes de l’est du pays sont beaucoup plus peuplés. La découverte de cuivre et d’autres minerais dans
le haut Katanga, ainsi que la mise en exploitation de mines de diamants au Kassaï vont amener l’administration coloniale à organiser
des transferts de populations pour mettre en valeur les régions
riches et faiblement peuplées.
LES GRANDS DÉPLACEMENTS
ONT EU DES EFFETS NÉGATIFS
Malgré ces efforts, qui contribuèrent à atténuer le choc du déracinement, de tels mouvements de populations, réalisés de façon massive et sur une période très courte, ne pouvaient rester sans incidences
sur les comportements sociaux et politiques et sans effets sur les
repères culturels des gens déplacés. Certains conflits ethniques qui
ont marqué les premières années de l’indépendance du Zaïre sont la
conséquence des migrations organisées à l’époque coloniale. À l’est
du fleuve Kassaï, de nombreux Luba, population entreprenante et bien
encadrée par l’Église catholique, s’étaient établis dans le pays des
Lulua, où ils avaient mis en valeur de nombreuses zones autrefois
recouvertes de forêts. Les troubles qui suivirent l’indépendance du
pays favorisèrent un conflit ethnique qui, à travers de nombreux massacres, amena l’expulsion des Luba vers leur région d’origine.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 55
L’HÉRITAGE COLONIAL
Tant que le Congo est l’État privé du roi Léopold II, l’administration ne s’embarrasse pas de préoccupations sociales. Le pays est soumis à une surexploitation de ses richesses et de ses populations, tenues
de livrer les quantités requises de caoutchouc, d’ivoire ou d’autres
denrées tropicales sous peine de prison, d’amputation ou même d’exécution(1). 5 000 ouvriers “déportés” vers
Tant que le Congo est l’État privé
les mines d’Élizabethville (aujourd’hui
du roi Léopold II,
Lumumbashi) trouveront la mort en
l’administration belge ne s’embarrasse
quelques années. Ces scandales, révélés
à l’opinion publique internationale par
pas de préoccupations sociales.
Le pays est soumis à une surexploitation. les missions anglaises et américaines, et
qui inspirèrent le roman de John
5 000 ouvriers “déportés”
vers les mines d’Élizabethville trouveront Conrad, Au cœur des ténèbres, amènent
Léopold II à céder, en 1908, “son” empire
la mort en quelques années.
colonial à la Belgique.
Au cours des cinquante-deux ans que durera l’administration
belge du pays, les migrations internes vont se poursuivre et s’amplifier, mais elles se dérouleront dans un contexte planifié qui visera à
limiter les abus et même à garantir des conditions d’installation très
avantageuses pour les populations déplacées. L’administration limitait le recrutement à 25 % des hommes adultes dans une collectivité
afin de ne pas priver les villages de l’essentiel de leurs forces. Les
ouvriers des mines bénéficièrent, après la Seconde Guerre mondiale,
1)- Lire à ce sujet
de divers avantages : assurances maladie, accident et vieillesse, alloAdam Hochschild,
Les fantômes du roi Léopold.
cations familiales, salaire minimum et souvent logement de fonction.
Un holocauste oublié,
Belfond, Paris, 2000.
Le paternalisme patronal belge se transférait sous les tropiques.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 56
L’HÉRITAGE COLONIAL
Même quand ces migrations n’aboutirent pas à des conflits interethniques entre anciens et nouveaux occupants, elles entraînèrent un
déracinement massif qui ne fut pas sans effets sur la décomposition
que connut ultérieurement la société zaïroise. Au moment de l’Indépendance, trois millions de personnes – soit près du quart de la population du pays – vivaient en dehors de leur société traditionnelle. En
1966, Hubert Deschamps laissait entrevoir les conséquences qui
devaient être celles de ces grands déplacements de populations réalisés sous l’administration coloniale : “… L’attraction des salaires et
des villes avait provoqué ces déracinements, cette ‘détribalisation’
d’un grand nombre de Congolais ; les conséquences en furent multiples quant à leur manière de vivre, où l’économie monétaire remplaçait les techniques de subsistance, où la solidarité tribale disparaissait pour laisser l’individu solitaire et désarmé, où l’action
missionnaire se substituait au monde mythique traditionnel ; un
quart des Congolais vivait ainsi dans un monde abstrait, hors de
leur nature, rapprochés à certains égards des modes de vie et de penser des blancs, mais restant en marge de la société blanche.”(2)
Les migrations massives organisées par l’administration coloniale
ont affecté d’autres aires géographiques du continent, en particulier
l’Afrique du Sud, où les déplacements autoritaires de populations à
l’époque de l’apartheid ont contribué à alimenter des conflits ethniques – qui représentent aujourd’hui un redoutable potentiel de
déstabilisation pour le pays – et à générer un déracinement qui n’est
pas sans liens avec l’anomie sociale et la violence tous azimuts qui
sévissent dans les townships d’aujourd’hui. Si les migrations constituent un processus qui accompagne logiquement tout développement
économique, le fait de les accélérer, de les diriger de manière excessive, de les contraindre en fonction d’objectifs qui échappent aux populations concernées contribue à priver ces dernières de l’autonomie
nécessaire à la reconstruction de leurs structures sociales originelles
dans le lieu d’immigration, et à leur ôter toutes ressources propres
pour y retrouver une stabilité.
RÉORIENTATION
DES MIGRATIONS SPONTANÉES
Il serait injuste de dire que les migrations qui se sont produites en
Afrique sous administration coloniale se réduisent toutes à des mouvements de populations dirigés avec autoritarisme pour l’accomplissement d’objectifs étrangers à l’intérêt des colonisés. En créant de nombreuses voies de communication, en assurant une plus grande sécurité
et en développant l’exploitation des richesses locales, les administra-
2)- Jean Ganiage et Hubert
Deschamps, L’Afrique
au XXe siècle (1900-1965),
Sirey, Paris, 1966, p. 455.
DES IMMIGRÉS SONINKÉ AU CONGO
Les horizons migratoires dominants deviennent, pour cette ethnie, la région de culture arachidière du Sine et du Saloum, avec
laquelle se mettra en place un mouvement saisonnier valant aux
migrants le nom de navetanes, du terme navet, désignant en wolof
la période correspondant à l’hiver tropical. Ultérieurement, les
grandes villes portuaires de Saint-Louis, Dakar et même Abidjan, qui
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 57
L’HÉRITAGE COLONIAL
tions coloniales ont contribué à créer les
conditions facilitant les migrations spontanées des populations et à offrir à cellesci de plus grandes possibilités de mouvement. Les mouvements migratoires ont
été une constante dans l’histoire de
l’Afrique, comme l’atteste le peuplement
de nombreuses régions où se superposent
des groupes arrivés à des époques différentes. La période coloniale a contribué
à réduire les distances et à élargir les horizons potentiels de ceux pour qui le voyage
constituait une tradition.
Cela semble particulièrement vrai pour
la région la plus connue pour le rôle structurel qu’y jouent, encore aujourd’hui, les
migrations saisonnières et temporaires
internes ou internationales : la vallée
du fleuve Sénégal. De nombreuses
recherches d’historiens(3) situent vers le
“Honneur aux héros de l’expansion coloniale”, 1910. © Achac.
XIVe siècle l’apparition d’une classe de
commerçants dans le pays des Soninké. Ceux-ci, qui seraient probablement les ancêtres des Jula actuels, ethnie de commerçants parlant
aujourd’hui le mandingue et répartie dans toute l’Afrique de l’Ouest,
3)- En particulier Abdoulaye
auraient émigré alors dans tout le Soudan occidental pour y faire en
Bathily, Les portes de l’or :
particulier le commerce des esclaves, et contrôler les échanges entre
le royaume de
Galam (Sénégal) de l’ère
les produits agricoles résultant du travail servile et les produits manumusulmane au temps
des négriers
facturés d’importation qu’ils partent revendre ailleurs avec d’impor(VIIIe-XVIIIe siècles),
tants bénéfices. En 1900, le régime colonial abolit l’esclavage et déveL’Harmattan, Paris, 1989.
loppe les cultures d’exportation dans les zones situées à proximité du
4)- Sékou Traoré,
littoral. La migration soninké se dirige alors vers ces nouvelles activi“Les modèles migratoires
soninké et poular de la vallée
tés, comme le note Sékou Traoré : “Lorsque le commerce licite supdu fleuve Sénégal”,
Revue européenne des
plante la traite des esclaves et que s’instaure l’agriculture arachidière
migrations internationales,
d’exportation, les Soninké sont les premiers à s’y convertir.”(4)
vol. X, n° 3, 1994, p. 66.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 58
L’HÉRITAGE COLONIAL
offrent des possibilités d’emplois
plus divers et mieux rémunérés,
prennent le relais. C’est à partir
de là que s’embarqueront les
matelots qui, dès les années
trente, constituent à Marseille
les premières communautés africaines implantées en métropole.
La période coloniale a aussi favorisé la mise en place de migrations intra-africaines lointaines,
par le biais des coopérations
entre les différentes administrations. Le Congo du roi Léopold a
ainsi pu recruter, dès la fin du
XIXe siècle, des travailleurs sénégalais qualifiés, parmi lesquels
se trouvaient de nombreux
Soninké. Reprenant leur tradition commerçante, ceux-ci constitueront au Congo belge, puis au
Zaïre, une couche de commerçants urbains connue sous le nom
de bahaushé, forme bantouisée
de l’ethnonyme hausa, qui
désigne les commerçants dans
une grande partie de l’Afrique occidentale et centrale(5). Restés en
contact avec la vallée du fleuve et, par ce biais, avec les communautés
installées en France, ces Soninké du Congo contribueront à soutenir financièrement leur pays d’origine et à aider, dans les années
soixante, les candidats à l’émigration lointaine à payer leurs voyages.
Ils joueront aussi un rôle important au niveau de la connexion qui
se mit en place au début des années quatre-vingt entre les migrations maliennes et zaïroises vers la France.
Malgré les restrictions que l’administration coloniale s’est efforcée de mettre aux déplacements des populations africaines vers la
métropole, en interdisant par exemple aux matelots africains de
dépasser le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie, elle a contribué à mettre en place les conditions qui faciliteront le développement des flux migratoires depuis la vallée du fleuve Sénégal vers la
France après l’indépendance. En effet, les migrations de travail à l’intérieur du continent encouragées à l’époque coloniale ont permis à
Photomontage, couverture
du journal Vu, mars 1934.
© Achac.
5)- F. Zuccarelli,
“Le recrutement
de travailleurs sénégalais
par l’État indépendant
du Congo (1888-1896)”,
Revue française d’histoire
d’outre-mer, XLVII, 475-481,
1960.
RÔLE STRUCTUREL
DES MIGRATIONS ÉCONOMIQUES
L’héritage colonial en termes de migrations est aussi perceptible
dans une autre grande aire géographique marquée par l’importance
des flux de travailleurs. Le sud de la Côte d’Ivoire, actuellement une
des régions d’Afrique les plus concernées par la présence de migrants
nationaux ou étrangers, a connu à l’époque coloniale une forme de
développement qui rendait nécessaire le recours à l’immigration de
travail. À partir de 1910, l’administration entreprend des travaux d’aménagement des zones forestières du sud du pays, et des colons français
commencent à y développer des plantations de caféiers et de cacaoyers.
Il s’avère rapidement que la population présente dans le sud ne
suffit pas à fournir la main-d’œuvre
nécessaire au fonctionnement de ces
Les planteurs organisent
exploitations agricoles. Les planteurs
d’abord des recrutements
organisent d’abord des recrutements
dans les régions de savanes du centre
dans les régions de savanes du centre et
et du nord de la Côte d’Ivoire.
du nord du pays. Assez vite, l’adminisL’administration française intervient
tration intervient pour contrôler les flux
pour contrôler les flux migratoires,
migratoires, limitant les risques d’abus
limitant les risques d’abus de la part
de la part des colons mais élargissant
des colons mais élargissant aussi
aussi les zones de recrutement. En 1925,
les zones de recrutement.
elle institue des contrats de travail obligatoires entre travailleurs autochtones
et employeurs privés, et se réserve la primauté sur le secteur privé
pour le recrutement des travailleurs indigènes.
En 1933, le sud de la Haute-Volta est rattaché à la Côte d’Ivoire.
Ce redécoupage administratif a surtout pour but d’orienter la migration des Voltaïques vers les zones contrôlées par la France, alors que
traditionnellement, ceux-ci émigraient surtout vers la Gold Coast
britannique, l’actuel Ghana. Les Mossi du sud de l’actuel Burkina-Fasso
vont composer, dès les premières années de l’entre-deux-guerres,
la majorité des travailleurs agricoles employés dans les plantations
de la basse Côte d’Ivoire. Après 1946, les flux migratoires en provenance du pays mossi s’accroissent encore, pris en charge par un
organisme privé créé par les planteurs pour ravitailler leurs exploitations en main-d’œuvre immigrée : le Siamo, Syndicat interprofessionnel pour l’acheminement de la main-d’œuvre. Au cours des
L’HÉRITAGE COLONIAL
LE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 59
certaines populations d’acquérir une capacité d’organisation autonome de la migration et d’apprendre où et comment trouver l’argent
nécessaire pour financer de plus longs périples.
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 60
années cinquante, 20 000 Voltaïques en moyenne entreront chaque
année en Côte d’Ivoire(6).
LES
DÉMONS DE L’“IVOIRITÉ”
Le gouvernement de la Côte d’Ivoire indépendante poursuivra cette
politique. En misant sur les exportations agricoles pour assurer le développement du pays, il rend son économie de plus en plus dépendante
de la main-d’œuvre étrangère. Dans les années qui suivent l’Indépendance, le départ des colons permet la fragmentation des plantations
et leur rachat par les Ivoiriens. Les habitants des régions du sud deviennent propriétaires agricoles et abandonnent souvent toute activité de
travail productif devant la facilité qu’ils trouvent à utiliser une maind’œuvre étrangère peu coûteuse. Dès 1967, Samir Amin notait le paradoxe de cette situation : “Les populations d’origine se sont transformées en planteurs non travailleurs, le travail agricole étant fourni
presque exclusivement par des ouvriers agricoles venus du nord.”(7)
La politique ivoirienne a longtemps été très libérale en matière
d’immigration et Félix Houphouët-Boigny s’est prononcé à plusieurs
reprises pour un accueil généreux des migrants étrangers. Depuis
quelques années toutefois, la crise économique et politique qui
secoue le pays accroît les tensions entre les nationaux, crispés sur
leurs possessions et leurs avantages, et les descendants d’immigrés
qui, après plusieurs générations d’installation dans le pays, aspirent
et souvent parviennent à améliorer leur situation économique. Dans
un tel contexte, politiciens et idéologues peuvent être tentés de
réveiller les vieux démons de l’“ivoirité” et provoquer des conflits ethniques qui ne pourraient qu’être dommageables à l’ensemble du pays.
Les États africains contemporains, héritiers d’une situation migratoire créée à l’époque coloniale, pour des raisons de rationalité économique, ont eux aussi à affronter aujourd’hui les enjeux de l’intégration
des populations issues de l’immigration, avec tout ce que cela comporte
de luttes contre les inégalités, les discriminations et les tentations nationalistes. Ce bref article est bien loin de rendre compte de l’ampleur des
migrations qui se sont développées en Afrique subsaharienne à cette
époque. Il entend simplement rappeler que les mouvements de populations liés à la recherche du travail ne sont pas, en Afrique, un phénomène récent, et qu’ils touchent de vastes aires de ce continent.
UN
HÉRITAGE COMPLEXE
Ce qui s’est passé pendant la période coloniale en matière de politique migratoire est à bien des égards critiquable. Les migrations
furent au départ systématiquement contraintes. L’administration,
6)- Raymond Deniel,
De la savane à la ville.
Essai sur la migration
des Mossi vers Abidjan
et sa région, Casha,
Aix-en-Provence, 1967.
7)- Samir Amin,
Les migrations
contemporaines en Afrique
de l’Ouest, Oxford University
Press, 1967, p. 43.
8)- Abel Poitrineau,
Remues d’hommes, essai
sur les migrations
montagnardes en France,
XVIIe-XVIIIe siècles, AubierMontaigne, Paris, 1983.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 61
L’HÉRITAGE COLONIAL
autant pour répondre aux appétits des intérêts privés que pour créer
les grandes infrastructures nécessaires au développement des régions
qu’elle contrôlait, usa de moyens coercitifs, comme les recrutements
sous la menace, et favorisa un encadrement des travailleurs de type
pénitentiaire ou esclavagiste. Progressivement, elle promulgua des
lois visant à protéger les travailleurs et à leur assurer des conditions
de vie plus décentes. Les migrations rendues nécessaires à la mise
en valeur de vastes zones sous-peuplées prirent parfois, en Afrique
centrale et australe en particulier, un caractère massif et définitif,
et firent l’objet d’un encadrement qui, pour être bienveillant, n’en
aboutissait pas moins à éloigner les migrants de leurs références culturelles et à les priver de leur capacité d’organisation autonome.
En définitive, d’importantes recompositions du peuplement de
vastes aires du continent se sont déroulées sur un temps très court
et de façon organisée, alors que les mouvements migratoires précoloniaux se faisaient plutôt sur des périodes séculaires, par la
conquête de zones déjà peuplées ou par le défrichement de zones
vierges, avec tous les aléas que comportent les conflits guerriers et
les incidents bioclimatiques.
Le temps d’adaptation au nouvel environnement et le temps de
recomposition des sociétés touchées par le phénomène migratoire
sont malheureusement plus longs que celui du seul déplacement et
de la première installation. Les conséquences de ces grandes “remues
d’hommes”, selon l’expression devenue classique de l’historien Abel
Poitrineau(8), se font encore sentir aujourd’hui. Les tentations nationalistes et les idéologies ambiguës de l’authenticité prospèrent souvent sur les difficultés de cohabitation entre “autochtones” et descendants d’immigrés. Pour les jeunes nations nées de l’indépendance,
il y a là un défi lourd à relever. Cependant, cette politique coloniale
de stimulation des migrations à grande échelle a tout de même abouti
à créer les conditions d’une ouverture des différentes aires du continent les unes aux autres, et peut favoriser la prise de conscience des
nécessaires complémentarités économiques entre les unes et les
autres, tout en offrant une occasion de rencontre entre les différentes
✪
cultures représentées en Afrique.
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L’HÉRITAGE COLONIAL
AFRICAINS DE BELGIQUE,
DEL’INDIGÈNEÀL’IMMIGRÉ
La présence belge en Afrique subsaharienne – colonisation du Congo
et tutelle sur le Rwanda et le Burundi – n’a pas entraîné de flux migratoires substantiels en provenance de ces pays jusqu’aux années
soixante. Pourtant, si les Africains du sud du Sahara occupent, encore
aujourd’hui, une place modeste au sein des populations étrangères
installées en Belgique, leur statut et leur image restent fortement
marqués par les stéréotypes hérités du passé colonial du royaume.
L’histoire de l’immigration en Belgique est traversée par des
vagues successives de flux migratoires en provenance d’horizons plus
ou moins lointains. De nos jours s’opère de plus en plus une distinction entre la vieille immigration, surtout européenne (située en
général aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale) et une “nouvelle” immigration (depuis les années quatre-vingt), en provenance
des pays d’Europe centrale et orientale, du bassin méditerranéen et
de l’Afrique subsaharienne. Ces immigrations plus récentes sont surtout individualisées, elles s’effectuent en dehors de tout accord avec
les pays d’origine, comme c’était le cas pour les premières vagues ;
les pays d’émigration sont de plus en plus diversifiés.
L’AFRICAIN, SYMBOLE
DE LA DIFFÉRENCE CULTURELLE
Depuis ces dix dernières années, on assiste à l’avènement progressif de populations originaires de l’Afrique subsaharienne sur la scène
sociale et politique belge. Elles tentent de se définir comme une communauté spécifique et n’acceptent plus que d’autres communautés immigrées parlent en leur nom. De même, elles réclament de plus en plus
des politiques adaptées de la part des autorités publiques(1). L’histoire
de la présence africaine en Belgique est atypique, elle diffère, dans bien
des cas, de celle des autres populations étrangères y résidant, ainsi que
de l’histoire des Africains résidant dans des pays autres que la Belgique(2).
Les différentes situations prémigratoires caractéristiques des Africains
subsahariens ont fortement influencé les statuts hétéroclites sous lesquels ils se retrouvent dans le pays d’accueil. Aussi, aujourd’hui encore,
les Africains forment-ils un groupe social à la fois diversifié et “minorisé”, victime de formules stéréotypées dont l’explication plonge ses
racines dans la trame troublée des anciennes relations coloniales(3).
par
Bonaventure
Kagné,
chercheur au
Centre d’études
de l’ethnicité
et des migrations
(Cedem),
faculté de droit,
département
de sciences
politiques,
université
de Liège
1)- Cf. Marco Martiniello,
Leadership et pouvoir dans
les communautés d’origine
immigrée, Ciemi,
L’Harmattan, Paris, 1992.
2)- Cf. Martina Nebel,
“Les Africains noirs
en Allemagne et en France
au miroir de l’histoire”,
H&M, n° 1221, septembreoctobre 1999, p. 93-102.
3)- Bonaventure Kagné,
“Représentations de
l’immigration en Belgique”,
in Quaderni, “L’immigration
en débat (France/Europe)”,
n° 36, automne 1998, Paris,
p. 97-111.
6)- Z. A. Etambala,
“In het land van de Banoko”
(Dans le pays de Banoko),
Steunpunt MigrantenCahiers, n° 7, Leuven, 1993.
7)- Cf. A. De Burbure,
“Expositions et sections
congolaises”, in Belgique
d’outremer, n° 286,
janvier 1959 ; V. Jacques,
Les Congolais de l’exposition
de Bruxelles-Tervueren,
Société d’anthropologie
de Bruxelles, 1959.
8)- G. Fonteyn, “Onze
jongens aan den Ijzer.
Een zwarte sergeant in het
Belgisch leger tijdens
de Eerste Wereldoorlog”
(Nos garçons sur l’Yser.
Un sergent noir dans l’armée
belge pendant la Première
Guerre mondiale),
De Standaard, 14 août 1997.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 63
5)- Jean Pirotte (et al.),
Stéréotypes nationaux
et préjugés raciaux
aux XIXe et XXe siècles,
Collège Érasme et éditions
Nauwelaerts, Louvain-laNeuve, Leuven, 1982 ;
Marc Poncelet, “De l’immigré
au ‘colonisé’. La production
de l’altérité sur les bords de
Meuse”, et L. Vandenhoeck,
“De l’indigène à l’immigré.
Images d’hier, préjugés
d’aujourd’hui”, in Jean-Pierre
Jacquemin (dir.), Racisme
continent obscur : clichés,
stéréotypes et phantasmes
à propos des Noirs dans le
royaume de Belgique, CEC,
Bruxelles, 1991, pp.113-150.
Dans l’histoire de l’immigration en Belgique(4), la présence, l’existence et la visibilité des ressortissants de pays de l’Afrique subsaharienne furent l’objet – et le sont encore dans une certaine mesure –
de traitements institutionnels assez singuliers(5). De nos jours, dans
le sens commun, les Africains symbolisent la différence culturelle,
leur assimilation est présentée comme quasi impossible. Cette qualification et les référents culturels “stigmatisants” et discriminants
auxquels elle renvoie relèvent vraisemblablement de la survivance
de stéréotypes entretenus depuis la traite négrière et la période coloniale. Contrairement à d’autres pays colonisateurs, comme la France
ou la Grande-Bretagne, qui comptaient en leur sein d’importants effectifs de ressortissants des colonies, leur installation s’est manifestée
de façon occasionnelle, même si certains auteurs font remonter la
présence en Belgique de populations issues de l’Afrique subsaharienne
au XVIe siècle, à Evere et Schaarbeek notamment(6). La venue des
Africains prit surtout la forme d’une mise en spectacle de “l’homme
noir” : à la section congolaise, lors de l’Exposition universelle d’Anvers de 1885 d’abord ; autour du “village nègre” de l’Exposition internationale de Bruxelles en 1897 ensuite ; à l’occasion de l’Exposition
universelle de Bruxelles de 1958, enfin. Lors de cette dernière exposition, les “indigènes” étaient présentés aux visiteurs dans des décors
structurés et caricaturés pour la cause, l’un des objectifs affirmés étant
d’être le plus proche du supposé milieu d’origine. Plusieurs de ces
“indigènes” périront de froid et seront enterrés discrètement, non
loin de l’église de Tervuren(7).
Cela n’empêcha point l’enrôlement de colonisés pour défendre
et maintenir l’intégrité territoriale de la métropole lors des deux
dernières guerres, en Afrique comme en Europe. Dans certains pays
européens, comme par exemple la France, il est souvent fait allusion, que ce soit dans le discours politique de nombre de dirigeants
ou à l’occasion des fêtes commémoratives nationales telle que l’Armistice, à la présence et au rôle joué par des soldats venus des colonies pour défendre la métropole. En Belgique, malgré la contribution importante de nombreux soldats issus des territoires sous
tutelle, cet épisode passe presque inaperçu. Cette approche partielle et volontaire à l’égard d’un aspect essentiel de l’histoire du
pays fut toutefois récemment atténuée par la volonté de certains
médias de mettre en valeur, au moins en partie, quelques traits significatifs de cette mémoire(8).
Ainsi, alors que l’Europe se lançait dans l’importation de forces de
travail après la guerre, la Belgique ne fit pas appel aux travailleurs de
l’Afrique subsaharienne, malgré ses liens historiques avec plusieurs
L’HÉRITAGE COLONIAL
4)- Anne Morelli (dir.),
Histoire des étrangers
et de l’immigration
en Belgique de la préhistoire
à nos jours, EVO Histoire,
CBAI, Bruxelles, 1992.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 64
L’HÉRITAGE COLONIAL
États africains et son passé colonial en Afrique centrale(9). Deux hypothèses sont avancées pour expliquer cet état de fait. La première souligne que les colonies belges étant des colonies industrielles d’exploitation, le besoin de main-d’œuvre y était important. Celle-ci était souvent
insuffisante, et par conséquent il n’était pas envisageable d’imaginer
l’émigration des colonisés vers la métroDu temps de la colonisation,
pole. Ces arguments démographiques et
la venue des Africains en Belgique
économiques sont par exemple mis en
prit surtout la forme d’une mise
relief dans un discours du gouverneur
en spectacle de “l’homme noir”,
général Pétillon : “L’homme nécessaire à
l’activité dont dépend l’essor du Congo
lors des expositions
est rare dans la colonie.”(10) La seconde
d’Anvers en 1885 ou de Bruxelles
hypothèse met plutôt l’accent sur la
en 1897 et 1958.
volonté des autorités belges de préserver
l’homogénéité “raciale” de la métropole et d’éviter tout métissage. Dans
cette optique, l’émigration des colonisés vers la Belgique était perçue
comme un danger et était fortement découragée(11).
LES ÉTUDIANTS
DU DÉBUT DES ANNÉES SOIXANTE
Très peu d’Africains furent recensés et inscrits dans les registres
officiels avant les deux dernières guerres. Quoi qu’il en soit, cette présence fut modeste, du moins sur le plan quantitatif et par rapport à
l’ensemble de la population totale étrangère. Au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, 367 619 étrangers furent recensés, dont
seulement 1 838 Africains, parmi lesquels dix Congolais.
À la veille des années soixante et des indépendances africaines,
les primo-arrivants d’Afrique subsaharienne étaient essentiellement
des étudiants venus parfaire leur formation en Belgique. Ce mouvement d’étudiants se justifiait notamment par les liens historiques et
des accords intervenus entre des universités et établissements supérieurs belges et d’Afrique centrale. Par ailleurs, des accords de
coopération culturelle signés après les indépendances entre, par
exemple, la République démocratique du Congo et la Belgique,
consistaient à octroyer des bourses d’études de l’Office de coopération au développement (OCD) à des étudiants et cadres(12).
Prises de cours par l’avènement de l’indépendance de leur colonie et de leurs territoires sous tutelle, les autorités belges se sont vues
contraintes de prendre des mesures destinées à permettre à certains
Africains d’entamer ou de poursuivre des formations en métropole,
l’objectif principal étant de préparer ces futures élites à prendre le
relais après le départ des fonctionnaires coloniaux. Entre 1959 et 1960,
9)- Isidore Ndaiwel E. Nziem,
Histoire générale du Congo.
De l’héritage ancien à
la République démocratique,
De Boeck et Larcier, Paris,
Bruxelles, 1998 ;
Marc Poncelet, Sciences
sociales, colonisation
et développement. Une
histoire sociale du siècle
d’africanisme belge,
thèse doctorale, université
de Lille-I, 1995.
10)- Cf. Revue coloniale
belge, n° 65, août 1952.
11)- Jean-Luc Vellut,
“Matériaux pour une image
du Blanc dans la société
coloniale du Congo belge”,
in Stéréotypes nationaux et
préjugés raciaux aux XIXe
et XXe siècles, éd. Nauwelaert,
Leuven, 1982.
AMPLIFICATION ET DIVERSIFICATION
DES FLUX
Salle de réjouissance,
village sénégalais, exposition
de Liège, 1905. © Achac.
Les décennies soixante et soixante-dix voient les premières installations de populations issues de pays africains subsahariens en Belgique. Il s’agit alors d’un processus lent et progressif. Au recensement
général de la population de 1970, par exemple, sur 696 282 étrangers
résidant en Belgique, 55 943 personnes (soit 8,03 %) sont issues du
continent africain. Parmi elles, 7 827 personnes (soit 14 % du total des
Africains) proviennent de pays de l’Afrique subsaharienne. Les Africains subsahariens sont majoritairement originaires du Congo (5 244),
du Rwanda (534) et du Burundi (339). Il n’est guère étonnant de retrouver ces trois pays en tête, puisqu’il s’agit
d’une ex-colonie et de deux territoires
anciennement sous tutelle belge. Les
autres pays les mieux représentés sont,
par ordre décroissant, l’Afrique du Sud,
la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Cameroun,
le Dahomey (actuel Bénin), le Niger et
le Sénégal. En 1961, ils représentaient
à peine 1 % des 453 486 étrangers
recensés en Belgique.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 65
13)- Source des données :
Fondation universitaire.
132 des 1 797 étudiants étrangers (soit 7 %) recensés dans l’enseignement supérieur en Belgique venaient du continent africain : 54
du Maghreb et 78 de l’Afrique subsaharienne(13). Les étudiants étrangers de l’Afrique subsaharienne provenaient essentiellement du
Congo-Kinshasa (35) et du Rwanda (36). Il s’agissait en général de
personnes ayant, à la date de leur arrivée en Belgique, au moins leur
diplôme de fin d’études secondaires.
On note aussi la présence, à la même époque, de quelques ouvriers,
marins et cadres non boursiers. Cette présence africaine est restée
toutefois purement individuelle et revêtait un caractère temporaire.
Même si ces populations gardèrent majoritairement à l’esprit l’idée
de retourner dans leur pays d’origine une fois leurs études ou leurs
formations achevées, l’instabilité sociopolitique et économique de nombreux pays africains les en dissuadera et renverra à plus tard la concrétisation d’un tel projet. La nature singulière de leur présence ne prédisposait donc pas ces étrangers à jouer un quelconque rôle politique
dans le pays d’accueil, d’autant plus que les contacts avec la population et les institutions belges n’étaient pas de nature à encourager une
valorisation de groupe ; il existait tout au plus une insertion individuelle localisée dans des sous-groupes de la population belge.
L’HÉRITAGE COLONIAL
12)- Cf. l’arrêté royal
du 15 janvier 1962. Un autre
arrêté royal, daté
du 14 octobre 1971, procédera
à la transformation de l’OCD
en une structure autonome,
l’Administration générale
de la coopération
au développement (AGCD).
À la suite de la restructuration
du secteur de la coopération
internationale de la Belgique
advenue en juillet 1999,
l’AGCD fut récemment
rebaptisée en Direction
générale de la coopération
internationale (DGCI)
et rattachée au ministère
des Affaires étrangères.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 66
PART DE LA POPULATION AFRICAINE
DANS LA POPULATION ÉTRANGÈRE TOTALE EN BELGIQUE.
ÉVOLUTION ENTRE 1947 ET 1998
L’HÉRITAGE COLONIAL
Source : Institut national de statistique (INS), recensement de la population
(1947, 1961, 1970, 1981 et 1991).
Statistiques démographiques annuelles (1992, 1993, 1994, 1995, 1996, 1997 et 1998).
Calculs : Bonaventure Kagné.
Les décennies soixante et soixante-dix constituent aussi une période
charnière d’édification et de consolidation des systèmes politiques des
nouveaux États africains. Au cours de ces années, de nombreux pays
font face à l’instabilité de leur situation sociale politique et économique.
L’euphorie suscitée par les indépendances a cédé la place à une série
de problèmes et a donné lieu à de multiples mouvements de population. Un des problèmes majeurs hérités du passé colonial touche à la
gestion de la multiplicité d’ethnies peuplant ces pays, qui fut à la base
de certaines tensions et guerres tribales survenues avant, pendant et
après la décolonisation. De nombreux coups d’État, des catastrophes
naturelles de toutes sortes accentueront le caractère instable de ces
régimes et impliqueront des déplacements de populations africaines
vers les pays voisins et en partie vers l’Europe occidentale : en Belgique, les demandeurs d’asile originaires de l’Afrique subsaharienne
proviennent essentiellement de l’ex-Zaïre (actuel République démocratique du Congo), du Ghana et du Nigeria.
Toutefois, la part des ressortissants de chaque pays d’Afrique au
sud du Sahara par rapport à l’ensemble des étrangers reste minime :
approximativement 2,7 % du total. En 1998, la population issue de pays
d’Afrique subsaharienne en Belgique était estimée à 25 000 personnes(14) environ et comprenait plus de quarante nationalités :
12 130 Congolais (RDC), 1 558 Camerounais, 1 260 Ghanéens, 828 Mauriciens, 685 Rwandais, 604 Burundais, 479 Ivoiriens, 343 Angolais et
6 873 ressortissants d’autres pays d’Afrique. Pour être complet, il
convient d’ajouter à ces données chiffrées les personnes d’origine afri-
14)- Les illégaux
ne sont pas comptabilisés
dans ces données chiffrées.
De même, depuis 1994,
les personnes en instance
procédurale de demande
d’asile sont inscrites dans
des registres d’attente créés
à cette occasion
(loi du 24 mai 1994, arrêté
royal du 1er février 1995
et circulaire du 24 mars 1995
relative au registre
d’attente). Notons
par ailleurs que certains
étrangers relevant de statuts
spéciaux font l’objet d’une
inscription dans un registre
distinct du registre national
de population. C’est le cas
de diplomates, de consuls,
de fonctionnaires
internationaux…
L’INSERTION DES NOUVELLES GÉNÉRATIONS
L’immigration africaine en Belgique, qu’elle se fasse à des fins
d’études ou pour des raisons économiques ou politiques, est donc
extrêmement hétérogène, et les parcours migratoires de ces populations sont très diversifiés. Plus de quarante nationalités sont présentes en Belgique, et ces communautés sont traversées par une multitude de langues et de dialectes. Leurs projets migratoires sont eux
aussi différents et ne cessent d’évoluer, en raison notamment de cette
diversité. Certains éléments fédérateurs existent pourtant, comme
l’origine géographique et, à plusieurs égards, l’apparence physique.
Les activités politiques de la première génération demeurent pour
une large part orientées vers les pays d’origine (c’est notamment le
cas des Congolais, des Rwandais, des Burundais). L’évolution intergénérationnelle laisse cependant apparaître des comportements différenciés entre la première génération et la seconde, qui a davantage
envie de construire son avenir en Belgique et qui manifeste sa volonté
de participer à la vie de la cité et, pour certains, à la vie du pays qui
les a vu naître. Enfin, l’insertion de ces populations, et d’autres encore
issues de l’immigration, dans une population belge en renouvellement
permanent sera vraisemblablement une des questions majeures qui
✪
se posera à la classe politique au cours des années à venir.
A PUBLIÉ
Jean-Pierre Jacquemin, “Le cœur des ténèbres,
ou l’Afrique des Belges”
Jean Léonce Doneux, “Les systèmes scolaires français et belge”
Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré
n° 1207, mai-juin 1997
Marco Martiniello, “Philosophies de l’intégration en Belgique”
Dossier Détours européens, n° 1193, décembre 1995.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 67
16)- Pour plus de détails, se
référer aux rapports annuels
du Commissariat général aux
réfugiés et aux apatrides
(CGRA) : 1992, 1994 et 1996.
L’HÉRITAGE COLONIAL
15)- Bonaventure Kagné,
“Construction symbolique
du statut d’Africain
en Belgique”, Le quinzième
jour, université de Liège,
n° 85, 12 mai au 15 juin 1999.
caine qui ont acquis ces dernières années la nationalité belge. L’inscription spatiale de cette population issue de l’Afrique subsaharienne
est fortement variable d’une région à l’autre ; la région de Bruxellescapitale et la province de Liège constituent les pôles d’implantation
principaux des Africains subsahariens en Belgique. Sur les plans administratif, juridique, économique et social, les populations de l’Afrique
subsaharienne en Belgique relèvent de statuts des plus hétéroclites(15).
Par ailleurs, la décennie 1990 a vu un accroissement des demandes
d’asile en provenance, entre autres, du Zaïre, du Nigeria, du Ghana,
de l’Angola, du Togo, de la Guinée et du Liberia(16).
L’HÉRITAGE COLONIAL
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 68
LES MÉANDRES DE LA MÉMOIRE
DANS LA LITTÉRATURE AFRICAINE
En France, l’histoire coloniale est marginalisée, quand elle ne fait pas
l’objet d’un certain “révisionnisme”. Côté africain, la façon dont la littérature aborde cette période a largement changé depuis les années cinquante,
montrant comme une volonté de relecture du fait colonial. Des écrivains
tels que Mongo Beti, Tchikaya U Tam’si ou encore Ahmadou Kourouma
ont relégué au second plan les légendes et figures héroïques, axant leurs
œuvres sur les faits historiques plus que sur la mémoire. Cette tendance
à un certain réalisme se retrouve aussi dans le “roman d’émigration”.
Alors que la question de la mémoire devient, depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la problématique centrale de l’identité
française, notamment en ce qui concerne la période de Vichy, la
mémoire franco-africaine est systématiquement occultée. Or, l’épisode colonial franco-africain est, comme le souligne Tzvetan Todorov dans L’homme dépaysé(1), beaucoup plus long que la période
vichyssoise. La seule aventure coloniale algérienne, par exemple, va
de 1830 à 1962. Certes, la colonisation et la décolonisation font l’objet de travaux spécialisés, mais ces travaux sont refoulés par la
conscience collective française, comme nous le montre Benjamin
Stora dans La gangrène et l’oubli(2). Écrit en 1991, à la veille du trentième anniversaire des accords d’Évian, ce livre éclaire les mécanismes de fabrication de l’oubli en France vis-à-vis de la guerre d’Algérie. Il invite les Français, ainsi que les Algériens, à assumer
l’histoire de ce qui fut l’un des conflits les plus sanglants de la décolonisation française. Cette mise au point de Benjamin Stora vient à
point nommé, au moment où certains essayistes, plutôt que de réaliser ce travail de deuil, profitent des échecs des indépendances africaines pour rouvrir le procès qui a été longtemps intenté par les tiersmondistes à l’Occident.
À ce titre, le cas de Pascal Bruckner mérite que l’on s’y attarde
un peu. Dans un célèbre pamphlet publié en 1983, intitulé Le sanglot
de l’homme blanc(3), celui-ci dénonce la mauvaise conscience des
intellectuels tiers-mondistes qui rendent l’Occident responsable de
par
Boniface
Mongo-Mboussa,
chercheur
au centre
Texte-histoire,
université de
Cergy-Pontoise,
critique littéraire
à la revue
Africultures*
1)- Seuil, Paris, 1996, p. 131.
2)- La Découverte, Paris,
1991.
3)- Seuil, Paris, 1983.
* Cet article a été présenté dans le cadre d’un colloque international organisé en mars 1999 par l’université de Caroline
du Nord, Chapel Hill (USA), intitulé : “Change and resistance at the end of the millenium in 20th century French studies :
globalisation and multiculturalism”. Voir aussi Boniface Mongo-Mboussa, “Littérature et intégration”, Sociétés africaines
et diaspora, n° 4, L’Harmattan, Paris, 1997, et “La liberté du discours dans l’œuvre de Tchicaya U Tam’si”, Sépia, n° 22,
Saint-Maur, 1996.
4)- Fayard, Paris, 1991.
5)- Sur ce point, lire
Yves Benot, Massacres
coloniaux, 1944-1950 :
la IVe République et la mise
au pas des colonies
françaises, préface
de François Maspero,
La Découverte, Paris, 1994.
6)- Seuil, Paris, 1990.
7)- Yves Benot, ibid.
8)- Pocket, coll. “Agora”,
Paris, 1998.
9)- Pierre Nora (dir.)
Les lieux de mémoires,
sept vol., Gallimard, Paris,
1984-1993.
Ainsi, dans le deuxième tome de son Histoire de la colonisation
française(4), Denise Bouche explique le massacre, en 1944, des
tirailleurs sénégalais au camp Thiaroye par une indiscipline qui dégénéra, selon elle, en mutinerie – alors qu’il s’agissait de la revendication légitime d’une solde non payée. Dans le même temps, les
répressions coloniales de 1949-1950 en Côte d’Ivoire sont considérées par le même auteur comme de simples faits sanglants(5). Outre
ce “révisionnisme”, une autre tendance s’affirme. Elle consiste à
considérer l’histoire coloniale comme une quantité négligeable
dans l’identité française. Dans leur Histoire de l’Europe(6) (préfacée par René Rémond), Jean Carpentier et François Le Brun consacrent seulement quatre pages à l’expansion européenne, attribuée
pour l’essentiel à “un trop plein de vitalité”(7). Dans L’histoire de
la civilisation française de Georges Duby et Robert Mandrou(8), l’expansion coloniale au XIXe siècle n’apparaît qu’au détour d’une
phrase. Récemment, sur les sept volumes des Lieux de mémoires
de Pierre Nora(9), seul un petit chapitre écrit par Robert Ageron est
consacré à la France coloniale.
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
MÉMOIRE ET HISTOIRE
“La mémoire est sélective, et c’est pourquoi elle participe de l’enchantement. L’histoire est plus prosaïque et désenchantée. Le chemin qui mène
de la mémoire à l’histoire résume le processus de sécularisation propre
à la modernité politique. C’est pourquoi notre arme n’est pas la mémoire
qui construit, déconstruit, oublie ou enjolive, mais l’histoire seule.”
Georges Bensousan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire,
Milles et une nuits, Paris, 1998, p. 17.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 69
OUBLI ET RÉVISIONNISME
L’HÉRITAGE COLONIAL
tous les maux des pays du Sud. S’opposant à cette haine de soi des
tiers-mondistes, Pascal Bruckner plaide pour un Occident fort et fier
de l’être. Précisons que dans une certaine mesure, cette mise au point
a été nécessaire : elle a battu en brèche le complexe de culpabilité
des intellectuels tiers-mondistes à l’égard des anciens colonisés, qui
se confondait souvent avec du paternalisme. Mais, en même temps,
elle a ouvert la voie au “révisionnisme” de l’histoire coloniale, au point
que l’on assiste actuellement, chez certains historiens, à une volonté
de justifier des points sombres de l’histoire de la colonisation, notamment sous la IVe République.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 70
L’HÉRITAGE COLONIAL
Précisons que cette volonté de marginaliser la colonisation dans
l’histoire française n’est pas partagée par tous : en 1944, Robert Delavignette jugeait l’histoire coloniale essentielle pour l’intelligence de
l’universalisme français(10). De son côté, Marc Ferro refuse de dissocier l’histoire coloniale de l’histoire nationale française : “Il nous est
apparu urgent de sortir l’histoire de la colonisation du ghetto dans
lequel la tradition l’a enfermée. N’est-il pas symptomatique que dans
les grandes œuvres de la réflexion sur la mémoire ou sur le passé
de la France, il n’est jamais question des sociétés coloniales : est-ce
une omission, un acte manqué, ou un tabou ?”(11)
Si au niveau de la France on occulte la mémoire coloniale, chez
le colonisé, notamment chez l’écrivain africain, se dessine une
volonté de relire le fait colonial. Alors que dans les années cinquante,
la colonisation était évoquée de façon manichéenne, les romanciers
africains l’abordent maintenant avec beaucoup de lucidité : il n’y a
plus les méchants blancs d’un côté et les doux nègres de l’autre. Pour
évoquer cette mémoire coloniale, nous avons retenu trois romans :
La ruine presque cocasse d’un polichinelle (Remenber Ruben II),
de Mongo Beti(12), Les phalènes, de Tchicaya U Tam’si(13), et Monné,
outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma(14).
10)- Sur ce plan, lire
Robert Delavignette
et Charles André Julien,
Les constructeurs
de la France d’outre-mer,
Corrêa, Paris, 1946.
11)- Marc Ferro, Histoire
des colonisations, Seuil,
Paris, 1994, pp. 12-13.
12)- Éditions des Peuples
noirs, 1979, Rouen.
Il faut signaler ici que
contrairement à Ville Cruelle
(Présence Africaine, Paris,
1954) et au Pauvre Christ
de Bomba (Robert Laffont,
Paris, 1956), qui s’attaquent
de manière frontale au fait
colonial, ce roman n’est pas
axé directement sur
la colonisation ; ici elle est
simplement suggérée
et apparaît en arrière-plan.
13)- Albin Michel, Paris,
1984.
14)- Seuil, Paris, 1990.
MONGO BETI, L’OBSESSION DE LA MÉMOIRE
Parmi tous les écrivains africains, Mongo Beti est sans doute celui
qui s’est le plus interrogé sur le fait colonial et ses conséquences
socio-historiques en Afrique. Si dans ses romans écrits autour des
années cinquante (notamment dans Ville Cruelle et dans Le pauvre
christ de Bomba), il décrit la colonisation de façon
idéologique, visant surtout à montrer ses méfaits en
Afrique, dans La ruine presque cocasse d’un polichinelle, publié en 1979, il analyse finement le fait
colonial. Pour saisir ce changement de regard chez
Mongo Beti, il faut s’arrêter sur son célèbre pamphlet,
Main basse sur le Cameroun(15), qui a servi de
matière première à La ruine… Publié pour la première fois en 1972, Main basse sur le Cameroun
montre comment la décolonisation réalisée par la
France en Afrique, et plus précisément au Cameroun, est une sorte de colonisation resucée. Pas
parce que l’indépendance a été octroyée à des
hommes politiques africains déjà englués dans beaucoup de compromissions avec la France, mais surtout
parce que la décolonisation a été, selon Mongo Beti,
15)- Maspero, Paris, 1972.
17)- Georges Bensousan,
Auschwitz en héritage ?
D’un bon usage de la
mémoire (voir encadré p. 69).
MÉMOIRE ET IDENTITÉ
Comme Mongo Beti, Tchicaya U Tam’si s’est lui aussi interrogé sur
la colonisation et ses impacts sociaux en Afrique. En effet, au milieu
des années quatre-vingt, période où la dénonciation des dictateurs
semble être le thème de prédilection de la plupart des écrivains africains, Tchicaya U Tam’si choisit de réécrire “l’histoire du Moyen-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 71
L’HÉRITAGE COLONIAL
16)- Nous empruntons
cette expression à l’article
d’André Eckert, “Mémoires
anticolonialistes
au Cameroun, la recherche
vaine de ‘héros nationaux’”,
in Jean-Pierre Chrétien
et Jean-Louis Triaud,
Histoire d’Afrique :
les enjeux de la mémoire,
Karthala, Paris, 1999.
un processus de modernisation qui a permis à la France de passer
habilement du stade du colonialisme à celui du néocolonialisme.
On connaît la suite. Sitôt publié, Main basse sur le Cameroun est
interdit par un arrêté du ministère français de l’Intérieur. Ayant
amassé une précieuse documentation au moment de la rédaction de
son pamphlet, Mongo Beti déjoue la censure en mettant sous la forme
romanesque les idées qui y étaient contenues. Ce passage de l’essai
au roman s’opère à travers une trilogie : Remember Ruben (1974),
qui retrace, sur le ton épique, la lutte des nationalistes camerounais
pour l’indépendance, avec en toile de fond la figure emblématique
de Ruben Um Nyobe, héros de la lutte anticolonialiste tué dans le
maquis par les Français ; Perpétue ou l’habitude du malheur (1974),
qui évoque sous la forme d’une enquête tragique d’Essola les désillusions des indépendances ; enfin, La ruine presque cocasse d’un polichinelle ou Remember Ruben II, qui retrace les péripéties de trois
jeunes fidèles de Um Nyobe pour libérer la ville d’Ekoudoum de la
dictature d’un vieux grabataire corrompu, allié de la France.
Contrairement à Remember Ruben I, qui est une épopée saluant
le nationalisme de Um Nyobe, Remenber Ruben II est un roman picaresque dans lequel la figure emblématique disparaît et cède sa place
à trois jeunes vagabonds. En substituant ces vagabonds à la figure
d’Um Nyobe, Mongo Beti met fin aux temps des histoires héroïques
dans lesquelles le grand nationaliste camerounais apparaît comme
“le Che Guevara de l’Afrique”(16). Car ce qui compte désormais pour
lui, c’est moins le destin personnel et tragique de Ruben Um Nyobe
en tant que combattant du colonialisme que l’importance de cette
période historique : celle de la lutte des nationalistes contre la colonisation française dans la conscience des Camerounais. Toute l’interrogation consiste ici à savoir ce que serait devenu le pays si l’Union
des populations du Cameroun (UPC), conduite par Um Nyobe, avait
pris le pouvoir à l’Indépendance. En reléguant la figure historique
du nationaliste au second plan de son roman, l’auteur nous montre
que l’enjeu de La ruine presque cocasse d’un polichinelle relève plus
de l’histoire que de la mémoire, qui participe généralement de l’enchantement, au sens où l’entend Georges Bensousan(17).
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 72
L’HÉRITAGE COLONIAL
Congo” de la colonisation à nos jours. Cette démarche, qui a priori
paraît anachronique, devient pour lui un vrai combat d’avant-garde,
dans la mesure où elle vise à se réapproprier une histoire niée et violée par la colonisation. À cet égard, la boutade qu’il prête à l’un des
personnages des Phalènes, “hier est dans les pas de demain”, peut
être lue comme l’illustration de ce choix poétique, en ce sens qu’elle
définit le présent comme un lieu de germination où hier sème la graine
qui fleurira demain. Autrement dit, le présent est vide de sens s’il ne
s’ancre pas dans le passé. Vue sous cet angle, l’œuvre romanesque
de Tchicaya U Tam’si s’annonce comme un héritage de la mémoire.
Les cancrelats (1980) couvrent la période de l’histoire du Congo
qui s’étend de la fin du XIXe siècle jusTchicaya U Tam’si relègue
qu’aux années trente ; Les Méduses
au second plan l’opposition classique
(1982), dont l’action se déroule au début
de 1944, retracent l’atmosphère régnant
entre les colonisés et les colonisateurs,
à Pointe-Noire (Congo) à l’époque de
et met en exergue un combat
l’effort de guerre imposé aux indigènes
strictement citoyen où les hommes et
par les colons. Quant aux Phalènes, elles
les femmes s’unissent par-delà les “races”
évoquent la vie quotidienne à Brazzaville
pour la conquête des droits civiques.
au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, juste au moment où s’ouvre, pour les Congolais comme pour
l’ensemble des Africains, une nouvelle ère marquée par la mise en
place de l’Union française. On abolit l’indigénat, les colonisés passent du statut de sujets de l’Empire français à celui de citoyens de
l’Union française et peuvent désormais suivre le même enseignement
que les Européens, participer à la vie politique de l’Union française.
C’est dans ce contexte que Prosper, le héros des Phalènes, quitte
Pointe-Noire et s’installe à Brazzaville pour animer la cellule politique du PPC (Parti progressiste congolais) et veiller à l’application
des principes de l’Union française, à savoir liberté, égalité, fraternité.
De ce point de vue, l’itinéraire de Prosper peut être considéré comme
“l’usage de la raison en colonie”, pour reprendre l’expression
d’Achille Mbembe.
TCHICAYA LE “CONGAULOIS”
S’inspirant des travaux de Michel Foucault sur le pouvoir, notamment de Surveiller et punir, Achille Mbembe définit la relation coloniale comme une relation de contrainte, dont l’objectif est de contrôler et utiliser les hommes. Pour lui, quel que soit l’angle à partir duquel
on l’examine, la colonisation est une entreprise qui vise à discipliner les sociétés conquises et à les organiser, le préjugé initial étant
qu’elles sont “informes, irrationnelles et primitives”(18). Dans ce
18)- Achille Mbembe,
La naissance du maquis
dans le Sud-Cameroun
(1920-1960), Karthala, Paris,
1996, p. 29.
19)- Cité par Pierre-Jean
Remy dans La mort d’un
poète nous laisse des mots,
in Nino Chiappano (dir.),
Tchicaya notre ami, Paris,
ACCT, Unesco, 1988, p. 23.
LE CAS KOUROUMA :
MÉMOIRE ET HUMILIATION
20)- Madeleine Borgomano,
Ahmadou Kourouma,
le “guerrier” griot,
L’Harmattan, Paris, 1998,
p. 235.
À l’inverse de la plupart des romanciers africains, qui modulent
leurs romans en fonction du contexte historique et social de
l’Afrique, Ahmadou Kourouma entre dans l’histoire, pour reprendre
l’expression de Madeleine Borgomano, “à reculons”(20). En 1968,
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 73
L’HÉRITAGE COLONIAL
contexte, le colonisé qui fait usage de la raison fait également preuve
d’indocilité. Et c’est, dans une certaine mesure, ce que réalise Prosper, le héros des Phalènes, en luttant pour le progrès et l’application
aux colonies de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Rappelons
que dans ce combat mené contre l’administration coloniale, Prosper
est secrètement assisté par une Française, Marie Volange. Femme
énergique, un peu fantasque, se réclamant de la gauche, Marie
Volange veut à sa manière vivre l’Union française dans les faits : “Si
l’union n’est pas de corps, comment peut-elle être d’esprit ?” Voilà
sa devise, qu’elle mettra en pratique en devenant la maîtresse de Prosper, dont elle aura une fille métisse. En procédant de la sorte, c’està-dire en faisant de Marie Volange une associée de Prosper dans son
combat pour la dignité et la liberté de l’ex-colonisé, Tchicaya U Tam’si
relègue au second plan l’opposition classique entre les colonisés et
les colonisateurs, telle qu’on l’observe dans les romans de Ferdinand
Oyono, et met en exergue un combat strictement citoyen où les
hommes et les femmes s’unissent par-delà les “races” pour la conquête
des droits civiques.
Conscient du rôle joué par la colonisation, en bien ou en mal, dans
l’identité de l’Africain, Tchicaya U Tam’si se définissait lui-même
comme un “Congaulois”. Invité un jour à prendre la parole à titre de
témoin lors d’un symposium consacré à l’identité culturelle européenne à Paris, il plaida pour l’avènement d’une nouvelle humanité
faite de la rencontre des cultures : “Il est évident, dit-il, que je suis
le barbare de service, mais je ne me considère pas comme tel. Après
tout, je suis un partenaire de l’Europe et c’est à ce titre que j’ai accepté
de venir. Le Français m’a colonisé, eh bien je colonise le français.
[…] Quand ici, il s’est agi de définir l’Identité ou de chercher l’identité culturelle de l’Europe, je me pose la question : est-ce que tous
ces rapports que vous avez eus avec les autres mondes n’ont rien
apporté à votre culture, à vos cultures ? Je crois que cette Europe,
pour moi, symbolise ou vocalise la nouvelle humanité. Où est-elle ?
Une petite, toute petite province où la communication doit s’établir. Or, comment pourrait-elle s’établir, sinon peut-être par la rencontre des identités ?”(19)
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 74
L’HÉRITAGE COLONIAL
son premier roman, Les soleils des indépendances, était consacré
aux indépendances africaines ; en 1990, il revient, avec Monné,
outrages et défis, sur le passé colonial. Il y a chez Kourouma, à travers cette démarche, une réelle volonté de sauver l’histoire coloniale de l’oubli. Évoquant, lors d’un entretien avec Dominique
Mataillet, les raisons qui l’ont conduit à écrire Monné…, l’écrivain met en avant le devoir de mémoire : “Les habitants de ce pays
[la France] ont vécu quatre ans sous la domination allemande.
Ils ne l’ont jamais oublié. Ils n’arrêtaient pas non plus de dénoncer les crimes commis par les régimes de l’Est. La colonisation
de l’Afrique ? Ils n’en parlaient pas. Je voulais leur dire : ‘Quoi !
Vous avez eu quatre ans d’occupation et vous en faites un plat.
Vous oubliez que nous avons vécu cela des décennies durant, que
nous avons connu les travaux forcés et toutes les autres formes
de servitudes ?’”(21)
Nuançons les propos de Kourouma. Contrairement à ce qu’il
affirme, Monné, outrages et défis ne peut être réduit à la dénonciation
des crimes coloniaux. C’est plutôt un roman baroque, au sens où l’entend Joëlle Gardes-Tamine(22). Voici son argument : désobéissant à
l’empereur Samory, qui exige de lui qu’il détruise son royaume pour
éviter la soumission de son peuple aux
troupes françaises, Djigui Keita, roi de
Soba, construit une muraille pour repousser celles-ci. Mais elles s’emparent facilement de Soba. Commence alors pour le
roi Djigui une longue et meurtrière collaboration avec l’occupant. Pendant ce
temps, les griots chantent la gloire du roi
déchu, alors que celui-ci s’enferme dans
la prière et la pratique des sacrifices pour
conjurer le malheur qui s’abat sur son
royaume.
Plus qu’un roman dénonçant les
crimes coloniaux, Monné, outrages et
défis soulève plusieurs problématiques,
dont celle de la communication au moment de la rencontre des cultures, problématique qui a déjà fait l’objet d’une
réflexion intéressante chez Tzvetan Todorov dans La conquête de l’Amérique
(1982) : il y décrit, entre autres, deux
manières radicalement différentes de
21)- Ahmadou Kourouma,
entretien avec D. Mataillet,
Sépia, n° 17, p. 22.
22)- Cf. Joëlle Gardes-Tamine
et Marie-Claude Hubert,
Dictionnaire de critique
littéraire, Armand Colin,
Paris, 1993, p. 25.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 75
communiquer au moment de la rencontre entre Cortés et les
Aztèques. Selon Todorov, la communication chez ces derniers est soumise aux règles d’un rituel : elle a lieu entre les hommes et le monde,
et les représentations religieuses y jouent un rôle important. De la
sorte, les Aztèques voient en l’arrivée des Espagnols un mauvais présage. Chez Cortés, au contraire, la comMonné, outrages et défis
munication a lieu entre l’homme et
est en réalité une anti-épopée :
l’homme, et elle est instrumentalisée.
tout au long du récit, les griots du roi
Ici, seul le but à atteindre compte. Car
chantent la gloire d’un anti-héros,
à chaque instant Cortés est prêt à
prendre toutes les libertés possibles
le roi Djigui, et d’un non-événement,
avec les codes sociaux existants. On
l’humiliation de tout un peuple
retrouve cette opposition dans le roman
par un jeune stratège français.
d’Ahmadou Kourouma, où la manière de
communiquer du roi Djigui contraste avec celle du capitaine Moreau,
commandant des troupes françaises à Soba.
Ainsi, alors que Djigui s’évertue à sacrifier animaux et vies
humaines aux ancêtres et à Allah pour conjurer les mauvais présages
annonçant la chute de son royaume, le capitaine Moreau, lui, apparaît comme un véritable disciple de Machiavel. Il organise sa communication en quatre temps : dans un premier temps, il traite le roi
Djigui en partenaire de la France, et ce jusqu’à la fin de la conquête
du royaume de Soba. Tant que les troupes françaises pourchassent
les Africains, le capitaine Moreau se garde d’humilier Djigui. Mais
une fois la conquête achevée, le capitaine passe à la deuxième phase
de communication et impose ses règles : le roi de Soba ne sera pas
détrôné, mais il promettra de rendre visite chaque vendredi au
représentant de la France, en l’occurrence Moreau, pour lui renouveler son serment d’allégeance à la métropole. Cette mise au point
faite, le Français passe à la troisième étape : celle de la réquisition
de la main-d’œuvre pour les travaux forcés. Et lorsque les habitants
de Soba se lassent de ces travaux forcés, et que le roi Djigui lui-même
commence à montrer quelques signes d’exaspération, il passe à la
quatrième phase de sa communication, en promettant un train personnel au roi Djigui, ce qui incite le souverain à collaborer davantage avec l’occupant.
Cette complexité de la relation coloniale entre un roi collaborateur, un peuple accablé par les travaux forcés et un représentant de
la France qui se montre fin stratège en matière de communication
conduit Ahmadou Kourouma à adopter dans son roman une struc-
L’HÉRITAGE COLONIAL
SAVOIR PLUTÔT QUE CÉLÉBRER
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 76
L’HÉRITAGE COLONIAL
ture narrative mêlant trois voix distinctes : celle du narrateur omniscient,
qui retrace étape par étape les cent ans
de colonisation française au pays de
Soba, celle d’un nous collectif subissant
le poids de la violence coloniale, et
enfin celle du monologue intérieur, qui
évoque les nombreuses méditations du
roi Djigui sur le sens et les conséquences de sa rencontre avec l’homme
blanc. Cette manière très habile de
construire le récit permet à l’auteur de
tourner en dérision le vieux Djigui avec
une subtile ironie.
Car ce roman, qui se donne à lire de
prime abord comme une épopée, est en
réalité une anti-épopée, dans la mesure
où tout au long du récit, les griots du
roi chantent la gloire d’un anti-héros,
Djigui, et d’un non-événement, l’humiliation de tout un peuple par un jeune
stratège français. Il y a là chez Kourouma, et cela le différencie des
romanciers africains de la première génération (années cinquante),
une volonté de faire le procès de la colonisation, mais sous bénéfice
d’inventaire. Qu’il s’agisse de Kourouma, de Tchicaya ou de Mongo
Beti, ce besoin de revisiter la mémoire coloniale franco-africaine participe plus d’une volonté de savoir que d’un besoin de célébrer les
“luttes héroïques” des Africains contre le colonialisme. Pour ces écrivains, le temps des légendes et des stéréotypes semble définitivement
révolu, l’heure est désormais à l’histoire.
REGARD SUR L’IMMIGRATION :
DANIEL BIYAOULA ET ALAIN MABANCKOU
Ce passage de la mémoire à l’histoire ne s’opère pas seulement
chez les écrivains évoquant la problématique coloniale, il est également perceptible dans “le roman de l’émigration”, notamment chez
Alain Mabanckou, auteur de Bleu-Blanc-Rouge(23) et chez Daniel
Biyaoula, auteur de L’impasse(24). Ces jeunes romanciers congolais
renouvellent le traitement de l’immigration dans la littérature africaine d’expression française, en ce sens qu’ils ne l’évoquent plus de
manière manichéenne. Contrairement à Sembène Ousmane (Le docker noir, 1956) et Ake Loba (Kocoumbo, l’étudiant noir, 1960), qui
23)- Présence africaine,
Paris, 1998.
24)- L’impasse, Présence
africaine, Paris, 1996 ;
Agonies, Présence africaine,
Paris, 1998.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 77
L’HÉRITAGE COLONIAL
opposaient la France, terre inhumaine, à une Afrique chaleureuse et
généreuse, Alain Mabanckou et Daniel Biyaoula renvoient dos-à-dos
l’Europe (en l’occurrence la France) et l’Afrique dans le processus
de désenchantement subi par leurs héros. Chez les premiers, le retour
au pays natal – où les héros recouvrent leur humanité, après avoir
subi le désœuvrement en France – constituait le dénouement des
romans, tandis que chez les seconds, l’arrivée des héros en France
est le point focal de Bleu-Blanc-Rouge aussi bien que de L’impasse.
Il y a là comme une volonté chez ces jeunes romanciers de faire table
rase du militantisme des aînés, qui faisaient souvent de l’écrivain le
porte-parole d’une communauté, pour s’affirmer d’abord comme des
individus responsable de leurs actes.
Prenons par exemple L’impasse, de Daniel Biyaoula. Que nous
apprend ce livre ? À l’occasion de son congé annuel, Gakatuka,
ouvrier dans une usine pneumatique de la région parisienne, se
sépare momentanément de son amie Sabine (une Française) pour
retourner à Brazzaville. Ce voyage, qui devait être un moment de
retrouvailles entre Joseph et les siens, se transforme à l’arrivée en
un cauchemar. Peu à peu, Joseph GakaLe séjour de Joseph Gakatuka
tuka découvre qu’il connaissait très
à Brazzaville lui fait prendre conscience
mal l’Afrique, et donc sa famille. Dès sa
des tares de sa propre société,
descente d’avion à Brazzaville, il est
accueilli par son frère aîné qui, visinotamment des traditions
blement, supporte mal sa tenue vestiau nom desquelles
mentaire et l’amène immédiatement
les aînés maintiennent et justifient
aux Habits de Paris, un magasin chic,
la dépendances des cadets ;
pour l’habiller à l’instar de tout Congoinversement, son retour à Paris l’édifie
lais revenant de France. Car à travers
sur son statut de nègre émigré.
son accoutrement, c’est toute l’image
de sa famille auprès des voisins qui est en jeu. Parallèlement, sa
famille lui fait savoir par bribes, au détour de conversations, que
le mariage mixte est contre nature, et que par conséquent il devrait
se méfier de la femme blanche. Déçu par ce dirigisme familial, ne
se reconnaissant pas dans l’image du Parisien qu’on lui renvoie,
Joseph Gakatuka devient jour après jour un observateur avisé de
son propre milieu et nous donne à lire une société aliénée, au sens
où l’entend Fanon, une société qui semble figée depuis la nuit des
temps, faisant ainsi de l’individu l’otage du clan et de la famille.
Rentré à Paris, Joseph cherche du réconfort auprès de Sabine.
Mais il s’aperçoit très vite qu’il n’est plus cet “homme universel”
qu’il essayait d’être avant son voyage, et ses rapports avec son amie
subissent inévitablement le poids de toutes les frustrations accu-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 78
L’HÉRITAGE COLONIAL
mulées au pays. Il prend conscience de son altérité : il se sent interpellé par l’image qu’on donne de l’Afrique dans les médias français
et dans ses rapports quotidiens avec l’Autre. Ceci le conduit à développer une sorte de délire paranoïaque. Il échoue dans un hôpital
psychiatrique où il est soigné par un psychiatre africaniste, le docteur Malfoi (une version fictive de Tobie Nathan ?) qui lui tient un
discours réconfortant sur la grande famille africaine, unie et chaleureuse, prônant ainsi une sorte d’insertion communautaire…
Une insertion que Joseph Gakatuka finira par accepter, sans être
réellement convaincu par le discours de Malfoi. D’où le titre du
roman, L’impasse, qui renvoie à une sorte de quête inachevée.
LES ENFANTS DE LA POSTCOLONIE
De son côté, Alain Mabanckou centre son roman sur le phénomène
des dandys congolais à Paris, communément appelé le “mouvement
des sapeurs”. Ce phénomène, analysé par le sociologue Justin-Daniel
Gandoulou(25), trouve chez Alain Mabanckou son versant fictif dans
un ouvrage symboliquement intitulé Bleu-Blanc-Rouge. Servi par une
écriture sobre, ce roman retrace l’itinéraire de Massala-Massala, un
jeune Congolais immigré clandestin à Paris. Séduit par les retours
glorieux de son voisin “parisien” à Brazzaville, Charles Moki, MassalaMassala débarque à son tour à Paris. Mais très vite les désillusions
succèdent à l’euphorie, tant “la réussite sociale” de son voisin dans
la capitale repose sur des affaires louches : vols de chéquiers, etc.
Devenu malgré lui complice de Moki, Massala-Massala est arrêté par
la police française, puis expulsé à Brazzaville. Présenté tel quel, BleuBlanc-Rouge est le roman d’un échec : celui d’une jeunesse séduite
par les “mirages de Paris”, pour reprendre le titre d’un roman d’Ousmane Socé, et qui, à l’arrivée, connaît la désillusion. Mais cette désillusion n’est jamais tragique. Le retour de Massala-Massala dans un charter ne donne pas lieu à la mort du héros, ni à la condamnation de la
France, terre inhumaine. Bien au contraire, il semble assumer sa responsabilité dans cette aventure clandestine qui le conduit de Brazzaville à Paris et de Paris à Brazzaville. Expérience qu’il se propose
d’ailleurs de reprendre, comme il nous le suggère dans la dernière
phrase du roman : “Sans le savoir, je ne suis plus le même. […] Mentalement je me prépare. Je ne peux écarter l’éventualité de ce
retour en France. Je crois que je repartirai.”(26)
Ayant conçu son livre comme un roman d’apprentissage, Alain
Mabanckou refuse d’attribuer l’échec de son héros à l’Autre, tout au
moins à l’Autre seul, comme nous y avaient habitué les écrivains africains des années cinquante. Il en est de même pour Daniel Biyaoula.
25)- Cf. Justin-Daniel
Gandoulou, Au cœur de la
sape, mœurs et aventures
des Congolais à Paris,
L’Harmattan, Paris, 1989 ;
Dandies à Bacongo,
L’Harmattan, Paris, 1989.
26)- Alain Mabanckou,
op. cit.
28)- Abdourahman Waberi,
“Les enfants de
la postcolonie. Esquisse
d’une nouvelle génération
d’écrivains francophones
d’Afrique noire”,
Notre librairie, n° 135,
septembre-décembre 1998,
p. 12.
A PUBLIÉ
Ange-Séverin Malanda, “Les chemins d’Europe des romanciers
africains”
Dossier Les africains noirs en France II - La vie culturelle
n° 1132, mai 1990
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 79
L’HÉRITAGE COLONIAL
27)- Cf. Nicolas MartinGranel, “L’impasse”,
in Études littéraires
africaines, n° 8, 1999, p. 55.
Le séjour de son personnage principal, Joseph
Gakatuka, à Brazzaville, lui fait prendre
conscience des tares de sa propre société,
notamment des traditions au nom desquelles
les aînés sociaux maintiennent et justifient la
dépendances des cadets ; inversement, son
retour à Paris l’édifie sur son statut de nègre
émigré. Condensé de la relation interculturelle
avec ce qu’elle charrie de stéréotypes et de clichés, L’impasse est, au même titre que BleuBlanc-Rouge, un roman post-identitaire, au
sens où l’entend Nicolas Martin-Granel(27). Sur
ce plan, Abdourahman Waberi, l’un des écrivains phare de cette nouvelle génération,
résume bien les préoccupations actuelles des
jeunes écrivains africains lorsqu’il écrit : “Les
enfants de la postcolonie, sont, à notre
connaissance, les premiers à user sans complexe du double passeport, à jouer sur deux, trois ou quatre
tableaux, à se considérer comme africains et à vouloir en même
temps dépasser cette appartenance. […] Débarrassés des schémas
idéologiques de leurs prédécesseurs, dont la ferveur tiers-mondiste
n’avait d’égale que la foi sans faille en une littérature d’engagement
et d’éducation des masses, comme chez Sembène Ousmane ou chez
son vis-à vis anglophone Ngugi Wa Thiong’o, écœurés par les errements politiques en cours dans leur pays d’origine quand ce n’est
pas carrément l’implosion de l’État-nation comme récemment au
Congo d’Emmanuel B. Dongala, séduits et tentés peut-être par le
succès des écrivains de la World fiction à l’instar de Ben Okri, Salman Rushdie ou de leurs pendants francophones que sont Tahar
Ben Jelloun, Amin Maalouf, Patrick Chamoiseau, tous récipiendaires du fameux prix Goncourt, ils se considèrent, peut-être, eux
aussi, comme ‘ces bâtards internationaux nés dans un endroit et
✪
qui décident de vivre dans un autre.’”(28)
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 80
L’HÉRITAGE COLONIAL
LE COLONIALISME, “UN ANNEAU
DANSLENEZDELA RÉPUBLIQUE”*
Le colonialisme a partie liée avec l’idéologie de la IIIe République
naissante : il permet de contrebalancer le “revanchisme” de
droite et d’affermir la République encore fragile avec un projet
porteur d’unité nationale. Associée au progrès, à l’égalité – certes
différée en ce qui concerne les colonisés – et à la grandeur de la
nation, la “mission civilisatrice de la France” a laissé des traces
importantes dans les représentations politiques républicaines.
Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle
pour comprendre l’attitude de la société d’aujourd’hui à l’égard
de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés.
Une question taraude aujourd’hui la plupart des historiens qui s’attachent au passé colonial français : pourquoi est-il impossible, dans ce
pays, de revenir lucidement sur cette histoire ? Pourquoi cette impossibilité de penser les articulations entre immigration et colonisation ?
Malgré des travaux historiographiques plus nombreux ces cinq dernières
années, insistant sur le lien spécifique entre colonisation et immigration(1), des expositions peu nombreuses mais largement diffusées(2) et
quelques maigres documentaires TV sur le thème, l’écrasant silence qui
recouvre l’histoire coloniale se prolonge, étouffant toute possibilité de
socialiser en profondeur une mémoire coloniale assumée. Par exemple,
de toute évidence, le passé colonial pose encore problème aux programmateurs de nos grandes chaînes de télévision françaises. Aucun
grand film synthétique sur le colonialisme, comme de Nuremberg à
Nuremberg sur l’Allemagne nazie, aucun film mythique comme Nuit
et brouillard. Tout au plus peut-on citer le bon, comme la série La
mémoire oubliée d’Eric Deroo et Alain de Sédouy, Africapub ou divers
documents sur les guerres d’Algérie et d’Indochine (car seules les
guerres semblent transcender le colonial au point d’émerger dans l’univers des médias), et le moins bon, comme Africablues, diffusé à plusieurs reprises sur FR3, puis France 3, qui dans le genre n’a rien à envier
par
Nicolas Bancel
et Pascal
Blanchard**
1)- En ce qui concerne
les cinq dernières années,
on peut citer : Le credo
de l’homme blanc (1995),
L’Autre et Nous (1995),
De l’indigène à l’immigré
(1998), L’Autre (1996),
“Imaginaire colonial, figures
de l’immigré” (H&M, 1997),
Post-Colonial Cultures
in France (1997), L’ordre
colonial et sa légitimation
en France métropolitaine
(1998), Images de l’Autre
(1998), République
et colonies (1999), “Fictions
de l’étranger” (Quasimodo,
2000)…
* L’expression est d’Aragon, dans le poème Il pleut, il pleut sur l’Exposition coloniale, 1931.
** Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à l’université Paris Sud-Orsay (Upres 1609, CRSS) ; Pascal Blanchard
est historien, chercheur associé au Cersoi (Aix-en-Provence), directeur de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire.
Ils ont fondé et codirigent depuis dix ans l’Achac, en tant que vice-président et président, avec Sandrine Lemaire
et Emmanuelle Collignon, et ont publié ensemble plusieurs ouvrages sur l’imaginaire colonial, dont Images et colonies (1993),
L’Autre et Nous (1995), Images d’Empire (1997) et De l’indigène à l’immigré (1998).
LES RACINES RÉPUBLICAINES
DE L’IDÉOLOGIE COLONIALE
4)- Gérard Noiriel,
Les racines républicaines
de Vichy, Fayard, Paris, 1999.
Nous ne paraphrasons pas le titre d’un récent ouvrage de Gérard
Noiriel(4) par simple goût du clin d’œil. Dans son esquisse des lignes
de continuités politiques maillant l’entre-deux-guerres à la période de
Vichy – considérée encore comme une expérience anachronique par
la plupart des historiens –, l’ouvrage de Gérard Noiriel ouvre des perspectives tout à fait singulières. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on
veut faire dire au terme de République. On peut prendre le mot soit
comme un équivalent d’appareil d’État (et c’est apparemment ce que
fait Noiriel), soit comme une position politique qui, au cours du
XXe siècle, après de nombreuses confrontations avec d’autres systèmes
de pensée (monarchie, fascisme, communisme, etc.), finit par s’impo-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 81
3)- Voir Pascal Blanchard et
Nicolas Bancel, De l’indigène
à l’immigré, Gallimard, coll.
“Découvertes”, Paris, 1998.
aux films de propagande de l’Agence des colonies des années cinquante.
Enfin, comment ne pas rendre hommage ici à deux films “historiques” :
Afrique 50, de René Vautier, qui reste un document exceptionnel et,
dans un autre registre, Coup de torchon, de Bertrand Tavernier, certainement l’une des meilleures fictions sur le passé colonial français.
Or, la déconstruction de cette période est essentielle pour appréhender les prolongements actuels de cette histoire, dans le domaine
notamment des mentalités – comment s’est construit notre rapport à
l’Autre, le colonisé, puis à son successeur, l’immigré(3) – et dans celui,
déterminant également, des rapports intercommunautaires. Le présent
article témoigne peut-être, pour nous, d’une interrogation d’autant plus
essentielle qu’elle nous renvoie à une difficulté très réelle à faire socialement résonner la question de l’histoire coloniale. Manifestement, alors
qu’aujourd’hui les connaissances existent, que l’impact de la colonisation sur la France contemporaine est à présent démontré, ces connaissances ne rencontrent pas d’échos significatifs. Nous sommes confrontés, d’une certaine manière, à notre propre impuissance. Il faut donc
nous interroger sur le pourquoi de ce silence, sur les raisons de résistances d’ordre politique, mais aussi social et idéologique.
Notre hypothèse est que la colonisation remet en question un référent identitaire national et politique quasi universel en France : la
République et ses valeurs. Il semble en effet que la colonisation – mais
aussi les politiques d’immigration qui lui sont directement liées – bouleverse le socle idéologique sur lequel repose l’idée de République.
Cette idée républicaine doit être prise non dans son acception étroitement politique, mais bien plutôt dans sa consonance sociale et culturelle, comme l’un des ferments idéologiques essentiels sur lequel
va se bâtir l’État-nation dans la première partie du XXe siècle.
L’HÉRITAGE COLONIAL
2)- On nous permettra de citer
notre travail à titre d’exemple :
l’exposition Images et
colonies, présentée à Paris
et dans plusieurs villes
françaises, européennes
et africaines depuis 1993,
et surtout le programme
pédagogique (mallette
et exposition) diffusé à plus
de 120 exemplaires et qui
continue aujourd’hui à être
largement exploité en Europe,
dans les Dom-Tom et dans une
quinzaine de pays africains.
(Voir aussi la chronique
“Livres”, p. 155-157).
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 82
L’HÉRITAGE COLONIAL
ser dans l’imaginaire politique et social après avoir façonné les institutions politiques modernes. Les controverses opposant Olivier Baruch
et Gérard Noiriel, dont le journal Le Monde s’est fait la caisse de résonance, traduisent bien ces positions irréconciliables : d’un côté une
tentative de montrer que certains faits politiques et juridiques – particulièrement les lois sur les étrangers – recèlent les germes de la dérive
ségrégationniste de Vichy (et à cet égard, il nous semble que Noiriel
sous-utilise notablement une législation coloniale offrant pourtant une
matière particulièrement riche en ce domaine) ; de l’autre, l’impossibilité d’admettre que la République – pourrait-on dire par essence –
a pu être à l’origine d’un régime autoritaire et ouvertement raciste. Nous
préférons la seconde définition, car elle
permet de mieux comprendre que la
La colonisation a été intégrée
République, autant qu’une réalité politicopar les républicains à travers un dispositif
institutionnelle, est aussi une idéologie,
de mobilisation idéologique à usage
et peut-être plus qu’une idéologie, une
interne. Politiquement fragiles,
transcendance laïque.
menacés par un possible retour
Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire politique du début des années 1880,
de la monarchie, ils introduisent
par ailleurs bien connue. Pour faire
des réformes de mobilisation populaire
court, on peut rappeler que les princicréatrices d’unité nationale.
paux artisans de la conquête coloniale
sont alors les républicains opportunistes emmenés par Jules Ferry.
On discerne dans le gouvernement de ce dernier quelques-uns des
grands noms de la colonisation, comme Léon Gambetta ou Paul Bert.
La phrase célèbre que prononça Jules Ferry à l’Assemblée nationale,
exhortant à la conquête coloniale, n’est à cet égard pas anecdotique :
“Nous avons […] le devoir de civiliser les races inférieures. […]
Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se
tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers
l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation,
croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous
ne pouvez le croire, descendre du premier rang au troisième et au
5)- Jules Ferry, Discours à la
quatrième [...].”(5)
Chambre des députés, 1885.
À LA RECHERCHE D’UNITÉ NATIONALE
Ce discours est symptomatique de l’engagement politique des républicains opportunistes sur le terrain colonial, dans une atmosphère
de méfiance très générale, notamment de la droite conservatrice et
ultra, mais aussi de l’extrême gauche(6). On ne s’est jamais réellement
interrogé sur les raisons profondes de cet engagement républicain
8)- Jacques Defrance,
L’excellence corporelle.
La formation des activités
physiques et sportives
modernes 1770-1914,
coll. “Cultures corporelles”,
Presses universitaires
de Rennes, 1987.
UN TRIPTYQUE RÉPUBLICAIN COLONIAL
Ainsi, on aurait tort de penser que l’engagement colonial des
républicains est une sorte d’accident, ou une simple libéralité stratégique faite à des milieux d’affaires coloniaux encore assez peu
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 83
7)- Et sur la modification des
programmes scolaires, avec
notamment l’introduction
de la gymnastique obligatoire
dès l’École primaire – dont
les objectifs disciplinaires
et de mobilisation
nationale trouveront
leur aboutissement dans
les bataillons scolaires –
qui doivent permettre
d’éduquer les parents
par l’intermédiaire de
leurs enfants. Voir à ce sujet
Arnaud Pierre, Le militaire,
l’écolier, le gymnaste :
naissance de l’éducation
physique en France
(1869-1889), Presses
universitaires de Lyon, 1991.
pour l’expansion coloniale. Il apparaît évident – et c’est un facteur
qui n’est pas contestable, avancé comme un argument par les républicains eux-mêmes au cours des années 1880 –, que la concurrence
avec les autres puissances européennes est un moteur suffisant.
L’anglophobie est à cet égard puissamment ancrée et la fascination
haineuse pour la puissance impériale britannique est un catalyseur
pour la projection, en Afrique notamment, des rivalités continentales.
La course à la grandeur, la volonté d’oublier la défaite de 1870 face
à la Prusse, l’obsession de retrouver un rang de grande nation,
comme le désir de préparer la Revanche sont aussi des raisons évidentes de cet engagement outre-mer.
Mais ce qu’on ne saurait ignorer également, c’est que la colonisation a été intégrée par les républicains à travers un dispositif de
mobilisation idéologique à usage interne. Les républicains opportunistes, politiquement fragiles, menacés en permanence par un possible retour de la monarchie, introduisent ou poursuivent des réformes
de mobilisation populaire créatrices d’unité nationale et susceptibles
d’asseoir socialement leur pouvoir. Il s’agit, bien entendu, de la loi
sur l’école obligatoire en 1882(7), de la généralisation de la conscription, de même que de l’encouragement par les républicains des tentatives alors les plus marquantes pour créer une unité nationale autour
de leur projet, notamment à travers le soutien à la Ligue de l’enseignement ou au réseau très dense, très organisé et actif des sociétés
patriotiques de gymnastique(8).
Le projet républicain tente de répondre alors à la question de la
création d’une communauté nationale en gestation, communauté
encore à l’état d’ébauche car non seulement menacée par les divisions politiques, mais aussi par les fractures régionales – les identités locales sont encore très vivaces –, l’hétérogénéité linguistique –
et l’on sait que l’un des combats essentiels de l’école sera de combattre par tous les moyens la pluralité des langues –, mais aussi par
des institutions a priori hostiles, l’Église et l’armée. Le pouvoir républicain est donc, dans ce contexte, un pouvoir obsédé par sa propre
fragilité, et toute la stratégie idéologique de la République est de
récupérer pour son propre compte l’idée de nation, d’unité nationale,
de créer les valeurs politiques transcendantes à même de mobiliser
autour du pouvoir la plus large partie de la société.
L’HÉRITAGE COLONIAL
6)- Sur ces questions, on lira
Raoul Girardet, L’idée
coloniale en France, Seuil,
coll. “Points”, Paris, 1995,
et la première partie
de la thèse de Pascal
Blanchard, Nationalisme
et colonialisme, université
Paris-I, 3 tomes, 1994.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 84
L’HÉRITAGE COLONIAL
influents et politiquement émergents, ou encore une concession
à une armée désireuse de redorer un blason terni par la défaite de
Sedan – car il semble bien que les cadres de l’armée, à l’image de
la droite conservatrice à laquelle les officiers issus de l’aristocratie appartiennent presque tous, sont avant tout obsédés par la perte
de l’Alsace-Lorraine et la revanche contre l’Allemagne. L’intérêt
des républicains pour l’expansion coloniale a donc d’autres motifs.
Et on ne voit pas pourquoi on dissocierait les orientations politicoidéologiques de la IIIe République naissante – que nous venons d’esquisser – d’avec les premiers traits d’une idéologie coloniale
façonnée à l’origine par ces mêmes républicains dans les balbutiements du régime. Au contraire, tout indique que le projet colonial s’intègre parfaitement dans le système idéologique émergent
de la IIIe République. D’abord parce que la colonisation est posée,
dès l’origine, comme un grand projet collectif (même si au début
des années 1880, il n’est pas encore mobilisateur) à même de réunir
l’ensemble des groupes sociaux et des partis politiques. Ensuite
parce que le projet colonial est associé aux valeurs essentielles des
républicains : le progrès (le positivisme comtien est la philosophie
la mieux partagée dans le camp républicain), l’égalité, la grandeur
de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels de l’idéologie républicaine que se forme l’idéologie coloniale à la fin du
XIXe siècle.
Avant même la grande poussée expansionniste des années
1880, l’équivalence de la colonisation et du progrès est posée. Ce
progrès est de plusieurs ordres. Tout d’abord le progrès scientifique, qui marque le mouvement républicain en profondeur, c’està-dire la croyance en l’essor illimité de la rationalité technique
Illustration pour l’Exposition
coloniale de Marseille, Grand
Palais de l’exportation, 1922.
© Achac.
LA GRANDEUR DE LA NATION
PASSE PAR L’EXPANSION COLONIALE
9)- Voir à ce sujet Nicolas
Bancel, Pascal Blanchard
et Laurent Gervereau,
Images et Colonies, AchacBDIC, Paris, 1993 et,
sur les discours
de l’anthropologie, Gilles
Boëtsch, “Anthropologie
et ‘indigènes’ : mesurer la
diversité, montrer l’altérité”,
in Pascal Blanchard,
Stéphane Blanchoin, Nicolas
Bancel, Gilles Boëtsch
et Hubert Gerbeau, L’Autre et
Nous, Achac-Syros, 1995
et C. Blanckaert, A. Ducros
et J.-J. Hublin (dir.),
“Histoire de l’anthropologie :
hommes, idées, moments”,
Bulletins et mémoires
de la Société d’anthropologie
de Paris, nouvelle série,
tome I, n° 3-4, 1989.
10)- De la colonisation chez
les peuples modernes, 1874.
Or, l’imaginaire colonial qui est en train de s’imposer à la société
française montre les sociétés colonisées, particulièrement en Afrique
noire, comme des sociétés de la misère, de la famine, de l’anarchie
et des coutumes “barbares”. Image renversée de l’idéal républicain,
les sociétés “indigènes” (malgré les hiérarchies explicites ou implicites entre les différentes sociétés colonisées) sont les réceptacles
privilégiés du missionarisme laïc véhiculé par l’universalisme républicain. On voit ainsi que, dans la construction idéologique républicaine, l’idée coloniale s’enchâsse naturellement, comme le prolongement outre-mer d’une conquête qui, dans un premier temps, a
concerné la métropole. Pour s’en convaincre, il suffit de relire Paul
Leroy-Beaulieu en 1874 : “La colonisation est la force expansive d’un
peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa distanciation
dans l’espace et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses idées
et à ses lois.”(10) On peut dire à cet égard que la conquête coloniale
poursuit et étend la colonisation de la métropole entreprise par les
républicains, d’abord lors de la Révolution française puis au début
de la IIIe République.
La grandeur de la nation est le second thème par lequel l’idéologie coloniale s’intègre dans le dispositif républicain. Dans la
concurrence qui oppose les républicains à la droite conservatrice,
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 85
L’HÉRITAGE COLONIAL
face à toutes les formes d’obscurantismes. Sur ce sujet, les
manuels scolaires fournissent des exemples parfois ahurissants
de la foi dans le progrès scientifique. Cette foi se manifeste bien
évidemment dans la laïcité qui aboutira à la séparation de l’Église
et de l’État en 1905. Elle peut se manifester avec d’autant moins
de précautions dans le cadre de l’exLe progrès, l’égalité,
pansion coloniale et de la conquête de
sociétés qui apparaissent alors –
la grandeur de la nation.
C’est autour de ces trois thèmes essentiels toutes les représentations vont dans
ce sens, de même que la presque totade l’idéologie républicaine
lité des discours scientifiques (9) –
que se forme l’idéologie coloniale
comme aveuglées d’obscurantisme.
à la fin du XIXe siècle.
Au-delà du scientisme, le progrès
selon l’idéologie républicaine se cristallise dans les avancées de
l’économie – la satisfaction des besoins –, de même que dans l’établissement d’institutions “modernes”, qui sont le gage de la stabilité sociale.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 86
la question du patriotisme est centrale. On a affaire à une dualité
profonde et idéologique entre un nationalisme continental revendiqué par la droite nationale – de la ligue de la Patrie française à la
ligue des Patriotes en passant par la jeune Action française – et un
nationalisme colonial naissant. Les perspectives offertes par la
monopolisation du thème colonial en ce domaine sont prometteuses (puisque les républicains ne peuvent rivaliser avec la droite
sur le terrain de la germanophobie) : la colonisation est immédiatement perçue à la fois comme une extension de la nation française
mais aussi comme la condition de sa puissance face aux compétiteurs européens. De ce fait, l’idéologie coloniale en formation
intègre à l’origine l’idée que les colonies sont ou seront une extension de la France républicaine. L’identification entre nation, État
républicain et empire colonial est donc essentielle dans le processus de formation de l’idéologie coloniale.
L’HÉRITAGE COLONIAL
L’ÉGALITÉ DIFFÉRÉE
Dans le prolongement de cette conception républicaine de la colonisation, l’égalité s’impose comme une valeur essentielle de l’idéologie coloniale républicaine. Une égalité certes différée – puisqu’elle
demande avant sa réalisation le progrès des peuples colonisés, l’accès à une hypothétique “maturité” –, mais qui trouve une théorisation politique immédiate dans la doctrine de l’assimilation et dont
l’école des chefs de Saint-Louis-du-Sénégal, dès la fin du XIXe siècle,
puis, de manière emblématique, l’école William-Ponty de Dakar,
fournissent les concrétisations expérimentales. La remise à plus tard
de l’égalité coloniale a de beaux jours devant elle et on peut dire que
l’avenir a de l’avenir. De manière très significative, la scolarisation
est théorisée, à l’image de sa fonction en métropole, comme le
moyen principal de la “civilisation” des peuples “inférieurs”. Très certainement, l’expérience de l’extension de la scolarisation en France
peut donner des espoirs très sincères quant à la viabilité de la scolarisation des petits “indigènes”.
On voit donc qu’à l’origine, le projet colonial et l’idéologie qui
l’accompagne – comme le catéchisme laïc et doctrinaire diffusé
outre-mer – sont indissociables de l’idéologie républicaine. Un catéchisme républicain masquant l’exploitation coloniale et dénoncé
très tôt comme tel par certains intellectuels africains, antillais,
maghrébins ou indochinois, à l’image de Léopold Sédar Senghor :
“Le bon nègre est mort ; les paternalistes doivent en faire leur deuil
[…]. Trois siècles de traite, un siècle d’occupation n’ont pu nous
avilir, tous les catéchismes enseignés […] n’ont pu nous faire
La fillette au président
de la République : “Vous êtes
le père de notre peuple”,
Le Cri de Paris, 1922.
© Achac.
11)- “Défense de l’Afrique
noire”, in Esprit, juillet 1945.
UN CIMENT POUR
L’UNITÉ NATIONALE
La ferveur coloniale de la plupart des républicains – qui vont les
amener à créer le premier ministère des Colonies, à financer les
conquêtes décisives des années 1880-1890, mais aussi à soutenir les
premiers efforts d’une propagande coloniale d’origine privée ou
publique – montre clairement que la colonisation peut devenir, à l’égal
des autres thèmes de mobilisation sociopolitique de la République
(l’École, l’union des classes sociales, la patrie), un thème d’exhortation à l’union sociale et politique. La colonisation est ainsi un moyen
de tenter de transcender les clivages sociaux. En effet, les républicains, traumatisés par le souvenir de la Commune – dont ils ont fait,
dans leur discours politique ou dans les manuels scolaires, une
vivante image de l’anarchie destructrice et sanguinaire –, sont également obsédés par la perspective d’une révolution sociale. Très certainement, cette obsession de l’union, de la communauté nationale,
de la pacification des rapports de classe et des tensions politiques
les amènent-ils à valoriser expressément l’Empire en formation. Et
l’histoire va leur donner raison. L’Empire, de moins en moins contesté
après l’achèvement de la conquête du Maroc, va faire consensus
durant l’entre-deux-guerres.
La généalogie républicaine de l’idéologie coloniale moderne va
déboucher sur une conséquence que les républicains opportunistes
n’avaient certainement pas prévue : la pérennisation d’un double discours colonial. Il existe en effet une différence de nature entre la métro-
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L’HÉRITAGE COLONIAL
croire en notre infériorité.”(11)
Bien loin d’être en contradiction
avec les valeurs essentielles portées par les républicains, l’idéologie coloniale s’enchâsse au
contraire parfaitement dans un
projet politique articulé sur l’universalisme des Lumières, un
patriotisme intransigeant et la
croyance aux progrès de l’égalité,
comme l’illustre ce dessin du Cri
de Paris, datant de 1922, avec le
texte qui l’accompagne, récité par
une fillette au Président de la
République : “Vous êtes le père de
notre peuple.”
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L’HÉRITAGE COLONIAL
pole et les colonies : dans le premier cas, les réformes républicaines,
mêmes si elles ne débouchent pas sur une modification radicale des
structures sociales (ce n’est d’ailleurs par leur but), permettent une
certaine mobilité sociale et, au prix de la destruction des langues et
des cultures régionales (de façon non permanente, comme le montrent
les exemples récents de la Bretagne et
de la Corse), la formation d’un ÉtatLe discours républicain colonial
nation dans lequel les Français vont se
trahit le désir de voir se réaliser
reconnaître. Il existe donc une adéquaen métropole cette paix impériale,
tion possible entre discours républicain
cette harmonie coloniale, où les conflits
et réalisation concrète, en France, de la
sociaux et politiques n’existent pas,
République.
où chacun est à sa place et participe
Dans les colonies, il en va évidemà la construction de la société.
ment autrement. La permanence de la
domination directe de la métropole
exige des moyens coercitifs importants et le maintien d’une inégalité de fait (et permanente) entre colons et colonisés. Cela peut
paraître une banalité de la rappeler, mais cette précision est indispensable pour bien comprendre que, de manière irréductible, le discours républicain qui a porté la conquête coloniale et légitimé la formation de l’Empire s’oppose à la réalité des rapports inégalitaires
nécessaires à la perpétuation de l’hégémonie métropolitaine.
L’ÉTAT STRUCTURE SA PROPAGANDE
Dès lors, et parce que tous les gouvernements qui vont se succéder des années 1880 jusqu’aux décolonisations seront des gouvernements républicains (quelle que soit leur couleur politique par
ailleurs), la colonisation a été intégrée dans les discours comme le
meilleur exemple des réussites républicaines. De fait, c’est au niveau
de la nuance que les différents gouvernements qui se succèdent, de
droite et de gauche, se distinguent. Que ce soit le Cartel des gauches
au début des années vingt et les opérations militaires dans l’Empire
(de la Syrie au Maroc), les réformes souhaitées et abandonnées du
Front populaire (à l’image du projet Blum-Viollette), sans même parler de l’après-guerre et de la politique coloniale (ou de départementalisation) mise en œuvre par la gauche ou les gaullistes – ou
par François Mitterrand par la suite, du ministère de la France d’outremer à celui de l’Intérieur – et ce jusqu’à la guerre d’Algérie. Seuls,
peut-être, les Accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie viennent contredire ce panorama relativement uniforme.
Vichy, quant à lui, ne fait pas exception, bien au contraire. Le
régime du maréchal légitime et s’approprie l’entreprise coloniale de
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12)- Nous renvoyons
sur ce point à la prochaine
soutenance de thèse
de Sandrine Lemaire
(à l’Institut européen de
Florence en décembre 2000),
qui souligne avec précision
le mécanisme de l’Agence
dans la diffusion
de la pensée coloniale au
cœur de l’édifice républicain.
De toute évidence, l’Agence
est tout autant au service
de l’idée coloniale qu’au
service de l’élaboration
d’une citoyenneté coloniale
en métropole.
la République en l’intégrant au cœur de la pensée du régime. À l’occasion de la semaine coloniale de 1941, l’amiral Platon (en charge
des colonies) rappelle dans un long discours cette continuité et l’implication de la France outre-mer : “Partout nos soldats, nos marins,
nos instituteurs, nos administrateurs, nos colons ont fait régner
l’ordre, diffuser l’enseignement, distribuer la justice, dompter la
nature, fait reculer la famine et le fléau des épidémies. Nous avons
marqué de notre empreinte, parce que nous les avons aimés, les
peuples qui s’étaient confiés à nous.” La propagande coloniale,
étroitement contrôlée par l’État dès les années vingt, va ainsi déployer
tous ses efforts en ce sens, vantant les lumières apportées aux “indigènes” grâce à l’accomplissement de la “mission civilisatrice” de la
France. La mise en place effective d’une propagande d’État structurée, à travers la création de l’Agence des colonies, est l’exemple le
plus tangible de la volonté de la République de promouvoir de façon
active et pérenne l’idéologie coloniale en métropole(12).
Depuis le début du XXe siècle, on assiste alors à un double processus. D’une part, c’est une évidence, on constate un décalage de
plus en plus net entre la pratique et un discours colonial qui peut
librement s’étaler : il ne souffre guère de contradiction en métropole
après la Première Guerre mondiale, et toute contestation est systématiquement réprimée et étouffée dans les colonies. Cette impunité
du discours lui confère un caractère circulaire, une sorte d’arrogance
conformiste rendue possible par le consensus colonial,
c’est-à-dire par le désir social d’entendre ce discours.
L’affiche et le ticket d’entrée réalisés par Bellenger
pour l’Exposition de 1931 sont à cet égard tout à fait
explicites de cette arrogance coloniale.
Pour le dire plus simplement, la colonisation est
devenue un motif de légitime fierté dans l’entre-deuxguerres (à l’image de l’Exposition coloniale de 1931
ou des commémorations du centenaire de la conquête
de l’Algérie en 1930). Fierté cocardière certes, mais
fierté humaniste et républicaine aussi. Il n’y a guère
de doute possible : la France accomplit le bien aux
colonies. L’Exposition coloniale est, à cet égard,
l’exemple le plus probant de la fierté de la République
envers son “œuvre” coloniale. Pendant six mois, à Vincennes, c’est chaque jour auprès de dizaines de milliers de Français une longue litanie sur la mission civiAffiche P. Bellenger, édition Robert Lang. © Achac.
L’HÉRITAGE COLONIAL
UNE SOURCE DE FIERTÉ
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 90
L’HÉRITAGE COLONIAL
lisatrice de la République aux quatre coins du monde. Sans la
moindre ambiguïté, la République et ses idéaux sont associés point
par point à la geste coloniale. Ces certitudes rendront les décolonisations particulièrement traumatisantes et incompréhensibles pour
la majorité des contemporains.
LES COLONIES,
UNE MÉTAPHORE DE LA
RÉPUBLIQUE ?
13)- Sur la volonté de mise
en scène par l’image pour
la période d’après-guerre,
on consultera l’ouvrage
collectif Images d’Empire,
La Documentation françaiseLa Martinière, 1997.
14)- Le rejet, par exemple,
de cette uniformisation
territoriale de l’Empire à la
France est un terrain
d’opposition fertile pour les
leaders nationalistes au
Maghreb, à l’image de
Messali Hadj, qui avantguerre écrit dans El Ouma :
“L’Afrique du Nord n’est
rattachée à la France par
aucun sentiment, si ce n’est
par la haine que cent ans
de colonisation ont créé
dans nos cœurs. Au nom
de la République française,
60 millions d’êtres humains
subissent la plus ignoble
servitude… Le colonialisme
français cessera peut-être
d’exister chez nous, sans
laisser d’autres traces que le
souvenir d’un cauchemar.”
(27 septembre 1939).
Le second processus est celui d’une exemplarisation de la colonisation. La colonisation devient une référence pour démontrer les avancées concrètes de l’idéologie républicaine coloniale. La propagande
coloniale ne cesse ainsi de vanter les progrès économiques et techniques (infrastructures, modernisation de l’agriculture, industries, etc.,
à tel point que l’Empire a pu apparaître à beaucoup comme un véritable eldorado), mais aussi sociaux (scolarisation en constante hausse,
hygiène et santé publique, protection sociale), et institutionnels, matérialisant de façon constante la réalisation progressive de l’égalité.
Le consensus colonial a ainsi opéré une déréalisation presque
complète du fait colonial. Mais surtout cette idéologie républicaine
coloniale agit comme un miroir sur la situation désirée pour la
métropole elle-même. Une situation
sociale apaisée : dans les discours coloniaux et dans la propagande, il n’est
jamais question de conflit. Les “indigènes”, manifestement heureux d’être
placés en de si bonnes mains, collaborent avec enthousiasme à “l’œuvre civilisatrice”(13). Politiquement, les “indigènes” ne posent pas non plus de
problèmes spécifiques, exceptée une
forte minorité qui récuse de façon très
claire et très lucide le faux-semblant
républicain, comme l’exprime très tôt
(en 1903) une couverture de L’Assiette
au beurre(14) (ci-contre). Ils militent,
pour la plupart, dans des partis métropolitains exportés dans l’espace colonial. De plus, étant donné leur “immaturité”, ils sont de toute façon exclus des
responsabilités et confinés dans un
deuxième collège électoral politiquement inoffensif.
Couverture de L’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac.
15)- Cf. le discours du
Premier ministre,
le 19 octobre 2000, sur TF1,
sur la notion de
“communauté nationale”.
Ce rôle de la colonisation dans l’idéologie républicaine nous amène
à penser que l’impossibilité actuelle de socialiser la mémoire de la
période coloniale et, bien entendu, de saisir les liens entre cette
période et la nôtre, témoigne de la difficulté à analyser comment
l’idéologie coloniale a contribué à former la pensée républicaine. Or,
les idées républicaines n’appartiennent pas seulement aux républicains estampillés comme tels. Ces valeurs ont été très intimement
incorporées par une large majorité de Français, à travers l’École
notamment, comme des valeurs transcendant les clivages politiques. Elles font aujourd’hui partie d’un patrimoine culturel commun, référent identitaire fondamental(15), consciemment ou inconsciemment assumé.
C’est là, sans doute, l’une des raisons qui rendent extrêmement
difficiles un retour critique sur la colonisation et ses effets contemporains. De ce fait, nous restons désespérément aveugles aux enjeux
contemporains de l’histoire coloniale : les articulations colonisationimmigration, le racisme spécifique dans ce pays envers les populations autrefois colonisées, la relation paternaliste de la France à
l’égard de l’Afrique depuis quarante ans, ou la non-intégration de fait
et la ghettoïsation active de certaines populations dans nos banlieues,
sont des exemples probants – et suffisants – pour que nous prenions
conscience de ce passé mal assumé.
Déconstruire les fondements républicains de l’idéologie coloniale
doit rendre possible l’analyse des continuums entre colonisation et
France contemporaine. À cet égard, l’article paru dans Libération le
18 juin 2000 (la date est le fruit du hasard !) au titre explicite : “Un
musée pour la France coloniale”, ne montre que l’une des facettes du
problème : le blocage par l’administration, les politiques et les médias,
quand il est question de la création d’un lieu de mémoire sur le passé
colonial de la France. Et ce blocage (en tout cas cette absence de prise
de conscience) est d’autant plus fort que la mémoire coloniale remet
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 91
PEUT-ON DÉCOLONISER
LA RÉPUBLIQUE ?
L’HÉRITAGE COLONIAL
Ainsi, les colonies sont posées en exemple. Le discours républicain colonial trahit le désir de voir se réaliser en métropole cette paix
impériale, cette harmonie coloniale, où les conflits sociaux et politiques – véritable hantise des républicains – n’existent pas, où chacun est à sa place et participe à la construction de la société républicaine en marche. Les colonies deviennent durant l’entre-deux-guerres
et jusqu’aux années cinquante une métaphore de la République en
voie d’accomplissement.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 92
L’HÉRITAGE COLONIAL
en cause, à la différence de Vichy, l’histoire
et l’idéologie de la République.
Éric Conan et Henry Rousso, dans un
livre qui a fait date(16), introduisaient leur
propos par ses lignes : “Les souvenirs de
l’Occupation obsèdent la conscience nationale. Le constat est devenu banal… La présence de ce passé est trace d’un deuil inachevé. Elle est aussi un signal d’alerte
relatif à l’avenir de l’identité française et
à la force de ses valeurs universalistes.”
Sans établir une comparaison systématique
entre ces deux pages sombres de notre histoire, il nous semble évident qu’en termes
de mémoire (ou d’absence de mémoire), le
parallèle est significatif. En termes historiographiques, avec vingt ans d’écart – de
la Libération aux indépendances –, la
démarche semble se mettre en place de la même manière. En effet,
nous n’en sommes plus aujourd’hui à constater qu’immigration, colonisation et racisme sont liés : c’est un fait largement reconnu. Par
contre, de façon très claire, la socialisation de la mémoire coloniale
(au même titre que la mémoire des années sombres de Vichy) constituera un enjeu politique majeur pour les dix années à venir.
Quelles sont les perspectives, dans ce contexte, pour les chercheurs ? Sans doute sont-elles doubles : l’une, positive, laisse entrevoir que le travail sur la colonisation ne fait que commencer et qu’il
sera, dans les années à venir, de plus en plus riche en apports pluridisciplinaires(17) et en nouveaux talents. L’autre, plus délicate,
semble indiquer que l’on ne peut éviter la politisation d’un tel débat
au cœur d’une République qui a toujours eu du mal à regarder sa
✪
propre histoire en face.
Nicolas Bancel et Pascal Blanchard,
“De l’indigène à l’immigré, images, messages et réalités”
Pierre-André Taguieff, “Universalisme et racisme évolutionniste :
le dilemme républicain”
Gilles Manceron, “L’état de veille de l’imaginaire colonial”
Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré,
n° 1207, mai-juin 1997
Falcucci, 1942.
© Achac.
16)- Éric Conan et Henry
Rousso, Vichy, un passé
qui ne passe pas, 1994.
17)- Comment ne pas citer
le numéro spécial de la revue
Quasimodo : “Fiction de
l’étranger” (Printemps 2000),
qui ouvre dans ce domaine
des perspectives nouvelles
ou celui, plus classique mais
qui inspire les mêmes
sentiments, de la revue
Africultures : “Tirailleurs
en images” (février 2000).
A PUBLIÉ
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 93
PUB
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LES IMMIGRÉS ESPAGNOLS
RETRAITÉS EN FRANCE :
ENTRE INTÉGRATION
ET VULNÉRABILITÉ SOCIALE
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 95
HORS-DOSSIER
La France ne les considère plus comme “de véritables immigrés”, mais ils n’en connaissent pas moins
les difficultés liées à l’émigration. À l’heure de la retraite, les Espagnols de nationalité ou d’origine,
qu’ils aient traversé les Pyrénées pour des raisons politiques ou économiques, voient souvent leurs
revenus diminuer sensiblement. Des situations de dépendance et de désaffiliation peuvent ainsi surgir, malgré une forte solidarité familiale et une aide appuyée de la part des associations espagnoles.
Depuis quelques années, des associations et des
d’hommes mariés dont la famille est restée au
organisations comme le mouvement de la Flam-
pays. Les étrangers originaires des pays de la Com-
bloyance, l’Observatoire gérontologique des
munauté européenne – majoritairement d’Eu-
migrations en France (OGMF), Migrations santé,
rope du sud –, qui représentent 64 % des plus de
le Groupe d’information et de soutien aux tra-
65 ans, en sont pratiquement totalement absents.
vailleurs immigrés (Gisti), le Groupe de
Il est intéressant de voir que dans cette construc-
recherches sur la vieillesse des étrangers (Grave)
tion sociale de la catégorie des “vieux immigrés”,
du Centre pluridisciplinaire de gérontologie de
celle-ci devient synonyme de Maghrébins, résidant
l’université de Grenoble-II, ou encore le Fonds
en foyer. Le compte rendu, dans le journal
d’action sociale (Fas) s’émeuvent des conditions
d’existence des vieux immigrés. Les rares études,
les articles, les publications ainsi que les colloques consacrés au vieillissement des immigrés
traitent quasi exclusivement des Maghrébins
(13 % de l’ensemble des étrangers âgés de plus
de 65 ans) et plus particulièrement de la population maghrébine vieillissante dans les foyers
d’immigrés, composée de célibataires et
* Auteur de Los imigrantes jubilados en Francia :
entre integrac y vulnerabilidad social, pp. 51-97,
in Situaciones de exclusíon de los emigrantes españoles
ancianos en Europa, U. Martínez Veiga (dir.), Paris, Faceef,
Fundacíon 1° de Mayo/DG-V de la Comisíon Europea
y Direccíon General de Ordenacíon de las Migraciones del
Ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales de España, 2000.
Contribution française au projet européen du programme
“Situations de marginalisation et d’exclusion sociale dans
la Communauté européenne” de la DG-V de la Commission
européenne. Étude comparative (Allemagne, Belgique,
Espagne, France, Hollande, Luxembourg) coordonnée par
la Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés
en France (Faceef).
HORS-DOSSIER
par Marie-Claude Muñoz*, École des hautes études en sciences sociales
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 96
HORS-DOSSIER
Le Monde du 3 juin 1999, du colloque organisé à
de 1968 ; elle représente alors presque le quart
Aix-en-Provence par la Flamboyance avec le sou-
de la population étrangère. Après ce pic, on
tien du Fas (Fonds d’action sociale pour les tra-
enregistre une diminution constante des effec-
vaileurs immigrés et leurs familles) sur le thème
tifs aux recensements suivants. Cette diminution
“vieillesse et immigration”, est tout à fait symp-
résulte d’une conjonction de facteurs : l’arrêt par
tomatique de cet état de fait. Philippe Bernard
la France de l’immigration de travailleurs en 1974
écrit : “Les Espagnols et les Italiens se sont fondu
et la mise en place du dispositif d’aide au retour
dans le paysage français et nombre de Portugais
entre 1977 et 1981. Côté espagnol, la mort, en
choisissent de passer leurs vieux jours au pays.”
1975, du général Franco est suivie en 1977 d’une
En effet, ces populations, aujourd’hui non “pro-
amnistie générale qui permet le retour des exi-
blématiques”, qui appartiennent à des vagues
lés. Les changements politiques ainsi que le
migratoires anciennes, sont considérées par les
développement économique du pays favorisent
pouvoirs publics comme intégrées. L’entrée de l’Es-
les retours spontanés. Enfin, le faible taux de
pagne et du Portugal dans la CEE en 1986 a modi-
fécondité des femmes espagnoles résidant en
fié leur statut juridique, et pour le Fas, les res-
France et les acquisitions de la nationalité fran-
sortissants des pays membres “ne pourront plus
çaise contribuent à cette baisse des effectifs
être considérés comme de véritables immigrés”(1).
espagnols.
Ce sont les mouvements associatifs, notamment
Les données par nationalité du recensement de
espagnol et portugais, au plus proche des besoins
1999 n’étant pas encore disponibles, nous avons
de leurs membres, qui prennent la mesure des dif-
eu recours à celles du précédent recensement
ficultés auxquelles se trouvent confrontés aujour-
(1990). Pour l’ensemble des étrangers, on
d’hui les immigrés âgés. Le vieillissement de la
dénombre 282 000 personnes de plus 65 ans sur
population s’accompagne de risques d’exclusion
un total de 3 600 000 personnes. Les étrangers ori-
d’une partie des personnes âgées, du fait de leurs
ginaires des pays de la Communauté européenne
faibles revenus, de leur non-participation sociale
représentent 64 % de l’ensemble des étrangers de
et de leur situation d’isolement, et ce a fortiori
plus de 65 ans. Les personnes de nationalité espa-
pour les immigrés qui vieillissent en France. Ces
gnole ou d’origine espagnole sont 518 000.
retraités du “troisième âge” et bientôt du “grand
Les “Espagnols” (étrangers au sens juridique,
âge” sont en droit d’attendre une reconnaissance
nés hors de France ou nés en France) sont 216 000
de leur présence, même si, comme l’a si souvent
et représentent 6 % de la population étrangère.
répété Abdelmalek Sayad(2), seul le travail peut
Les plus de 65 ans sont 56 000 (27 000 hommes
donner une légitimité à la présence des immigrés
et 29 000 femmes) et représentent 26 % de cette
dans le pays de résidence ou à son absence dans
population, soit 11 points de plus que la moyenne
le pays de départ.
nationale : les plus de 65 ans représentaient 15 %
1968, LE PIC “ESPAGNOL”
Depuis le XIXe siècle, l’émigration espagnole
vers la France, liée aux histoires nationales des
deux pays, est une émigration à la fois politique
et économique. Avec l’immigration économique
des années soixante, la population espagnole en
France atteint son maximum au recensement
1)- Gérard Noiriel (resp. scientifique), Le vieillissement
des immigrés en région parisienne. Rapport final, étude
pour le Fonds d’action sociale, 1992, p. 5.
2)- Abdelmalek Sayad, “La vacance comme pathologie
de la condition d’immigré : le cas de la retraite
et de la préretraite”, in Gérontologie, “La vieillesse
des immigrés en France”, n° 60, octobre 1986, pp. 37-55 ;
La double absence. Des illusions de l’émigré
aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999.
de l’ensemble de la population de la
France au recensement de 1990.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 97
Compte tenu de l’ancienneté du courant migratoire espagnol, la pyramide
des âges est inversée par rapport à
celle de l’ensemble des nationalités
des immigrés. Le courant migratoire
s’est tari et toute la population est
appelée à vieillir.
Les Français par acquisition dont la
nationalité antérieure était espagnole
sont au nombre de 302 000. Les plus de
65 ans sont 84 200 (36 800 hommes et
47 400 femmes) et représentent 28 %
des effectifs, soit 13 points de plus que
la moyenne nationale. Nous avons
affaire à des populations vieillissantes
où les femmes sont majoritaires ; ausont plus élevés que les effectifs masculins. Rappelons qu’au niveau natio-
© Célia Aubourg.
nal l’espérance de vie est de 74 ans
pour les hommes et de 82 ans pour les
femmes, et qu’il existe des inégalités persistantes
certains secteurs d’activité, en raison également
en fonction de la catégorie socioprofessionnelle
de l’impossibilité de valider les années travaillées
et de la zone de résidence.
au pays d’origine et de la méconnaissance des
PAUPÉRISATION
ET MARGINALISATION
SOCIALE
droits en matière d’aide sociale. Le second volet
est relatif aux risques de marginalisation sociale
du fait que ces retraités, qui ont connu les conditions de travail les plus pénibles et les emplois les
La recherche intitulée Les immigrés espagnols
moins biens rémunérés, ne disposent pas des res-
retraités en France : entre intégration et vulné-
sources physiques, financières et culturelles suf-
rabilité sociale”, que nous présentons ici dans ses
fisantes pour bien vivre leur retraite. Ces risques
grandes lignes, a pour objet l’étude des facteurs
sont accrus quand les supports sociaux (famille,
qui peuvent conduire à la désaffiliation du fait de
amis, voisinage, réseau associatif, syndicats, par-
la cessation de l’activité professionnelle et de
tis politiques…) font ou viennent à faire défaut.
l’isolement social qui en résulte. Elle comporte
L’enquête comprend une approche qualitative,
deux volets : le premier est relatif à la baisse des
avec des entretiens en profondeur réalisés auprès
revenus consécutive à la cessation d’activité,
de retraités espagnols de la région parisienne et
aggravée par les difficultés des travailleurs immi-
de la région lyonnaise, et auprès d’informateurs pri-
grés à reconstituer leur carrière en raison de leur
vilégiés du mouvement syndical, des services
instabilité professionnelle et géographique dans
sociaux français et espagnols, et du mouvement
HORS-DOSSIER
delà de 75 ans, les effectifs féminins
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 98
HORS-DOSSIER
caritatif espagnol. Elle comprend aussi une appro-
les centres industriels des régions développées
che quantitative, avec un questionnaire qui a été
d’Espagne avant de s’expatrier.
soumis à 124 personnes retraitées, espagnoles et
Leur niveau d’études est faible : les trois quarts
d’origine espagnole. Les personnes enquêtées ont
déclarent un niveau inférieur ou égal au cycle
été sélectionnées à partir des fichiers de
complet des études primaires, 5 % sont analpha-
l’Imersso(3) et du réseau associatif national de la
bètes. La non-scolarisation ou l’interruption des
Faceef(4). Pour un petit nombre, les enquêtés sont
études primaires sont à mettre en relation avec
des utilisateurs des services sociaux de l’ambas-
l’origine rurale des migrants : les infrastructures
sade et du dispensaire San Fernando(5) de Neuilly.
scolaires étaient peu développées et parfois diffi-
Les enquêtes par questionnaire ont été réalisées
cilement accessibles, les enfants travaillaient très
en Île-de-France, en région Rhône-Alpes et dans
tôt. La guerre civile est venu perturber la scola-
l’Est de la France, en Lorraine. Dans ces trois
rité des enquêtés, qui avaient en moyenne six ans
zones géographiques, l’implantation des Espa-
en 1936. Ce faible niveau de scolarisation a consti-
gnols est forte et correspond à l’émigration éco-
tué plus tard un obstacle à l’apprentissage du fran-
nomique des années soixante.
çais. Après trente à quarante ans de vie en France,
La population de l’enquête est composée de
plus de la moitié déclare une connaissance
48 femmes et de 76 hommes. L’âge moyen des
moyenne ou mauvaise du français. Or, nous savons
enquêtés est de 70 ans. 71 % d’entre eux sont
combien la maîtrise de la langue du pays de rési-
mariés, 17 % sont veufs, les autres sont célibataires
dence est un élément clef de la participation et
ou vivent en couple. 92 % ont des enfants, le
de l’intégration sociale des immigrés.
nombre moyen d’enfants étant de trois. On enre-
L’insertion sur le marché du travail dans des
gistre une très forte proximité résidentielle entre
emplois peu qualifiés est en corrélation avec le
parents et enfants : 76 % ont des enfants qui rési-
niveau de formation. Dans leur dernier emploi
dent dans la même localité. 96 % des enquêtés
occupé, 82 % des hommes travaillaient dans le
vivent chez eux et 3 % au domicile d’un enfant. Les
secteur secondaire, à égalité dans l’industrie et
trois quarts des enquêtés déclarent être de natio-
dans le bâtiment, tandis que 80 % des femmes
nalité espagnole et 71 % ont un conjoint espagnol.
étaient employées dans le tertiaire : dans les ser-
Quant aux mariages avec un conjoint français, ils
vices domestiques aux particuliers, les services
sont plus élevés chez les hommes que chez les
hôteliers et les services administratifs. La situa-
femmes.
tion professionnelle des femmes était plus défa-
LE FRANÇAIS DEMEURE SOUVENT
MAL MAÎTRISÉ
vorable, elles occupaient des emplois non qualifiés tandis que les hommes se trouvaient dans de
emplois semi-qualifiés ou qualifiés. Plus des trois
Seuls 7 % des enquêtés sont des combattants et
quarts de cette population était salariée. 38 % des
réfugiés de la guerre civile. Ils font en majorité par-
enquêtés ont connu, pendant leur vie active, des
tie de la vague d’émigration économique des
périodes de chômage dont la durée moyenne
années soixante et ont quitté l’Espagne pour des
motifs d’ordre économique ou familial (réalisation
du regroupement familial) ; une minorité de 10 %
a fui la répression franquiste. Pratiquement tous
ont souffert de la guerre civile et des difficultés
de l’après-guerre. Près de la moitié avait migré vers
3)- L’Imserso (Institut des migrations et des services
sociaux) dépend du ministère des Affaires sociales.
4)- Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés
en France.
5)- Œuvre de l’ordre des Filles de la charité de saint Vincent
de Paul, fondée en 1892.
totale est de six ans. Ces travailleurs
appartiennent aux catégories sociales
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 99
les plus touchées par le chômage dans
la population active : les ouvriers et les
employés. Les entreprises sidérurgiques de Lorraine et l’industrie textile de la région lyonnaise ont été très
touchées par les restructurations
industrielles des années quatre-vingt.
37 % des enquêtés ont été victimes
d’un accident du travail, les hommes
représentant 61 % des accidentés. Ils
occupaient des emplois dans les secteurs d’activité les plus à risques : le
bâtiment et l’industrie. Au moment de
prendre leur retraite, un tiers des
enquêtés ne travaillait pas : ils étaient
soit au chômage, soit en arrêt de malapréretraite.
© Célia Aubourg.
RETRAITE ÉGALE
RESTRICTIONS
Leur vie active a été très longue, du fait qu’elle a
rés sur la période 1940-1967 ont droit à une pen-
commencé précocement en Espagne, mais elle ne
sion du SOVI (Seguro obligatorio de vejez e invali-
leur assure pas pour autant une retraite confortable.
dez), qui est un forfait de 40 000 pesetas (soit
L’âge moyen d’entrée sur le marché du travail est
1 600 francs mensuels), tandis que ceux qui sont
de 14 ans et celui de l’émigration de 28 ans. Seule
en dessous des 1 800 jours n’ont droit qu’à
la moitié d’entre eux touche une pension versée par
5 000 pesetas (soit 200 francs mensuels). La non-
l’Espagne. Pour l’autre moitié, les années travaillées
reconnaissance des années travaillées en Espagne
dans la péninsule n’ont pas été reconnues. Ces
fait l’objet de revendications et s’accompagne d’un
retraités nés autour des années trente ont travaillé
fort ressentiment envers les autorités espagnoles
à la fin des années quarante et dans les années cin-
et envers les politiques. Cette demande de recon-
quante en Espagne, dans des secteurs de l’écono-
naissance est relayée par le mouvement associatif.
mie où les travailleurs n’étaient pour la plupart pas
Les périodes de chômage, les accidents, les années
déclarés : l’agriculture, les petites entreprises, le
non cotisées, le travail non déclaré (le travail des
bâtiment ou les services domestiques. Or, jusque
femmes dans les services aux particuliers notam-
dans les années soixante, les droits sociaux asso-
ment), la mise à la retraite anticipée auront bien
ciés au travail étaient quasi inexistants dans ces sec-
sûr une incidence sur le montant des pensions et
teurs. Ce n’est qu’en 1967 que l’assurance sociale
le niveau de vie des retraités. Si l’on considère que
obligatoire et universelle a été instaurée. Seuls ceux
75 % des ménages comptent deux personnes ou
qui ont un minimum de 1 800 jours travaillés décla-
plus, les revenus mensuels des enquêtés sont rela-
HORS-DOSSIER
die ou d’accident du travail, soit en
qu’ils ont recours et ils répu-
tivement faibles : 61 %
des foyers ont des revenus
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 100
mensuels inférieurs à
8 000 francs. 8 % de
l’échantillon dispose de
moins de 4 000 francs de
revenus mensuels, 21 %
ont entre 4 000 et
6 000 francs. Le passage
à la condition de retraité
signifie pour la majorité
une diminution des revenus et du niveau de vie
qui les amène à réduire
Il existe une forte
solidarité
intergénérationnelle.
Il y a eu maintien
des valeurs centrales
que sont la famille
et les formes
de solidarité
traditionnelles
de la société d’origine.
leurs dépenses pour l’ali-
HORS-DOSSIER
mentation, l’habillement
gnent à faire appel aux organismes spécialisés de l’État.
Ce non-recours à des aides
publiques auxquelles ils pourraient prétendre traduit un
refus de l’assujettissement
que constitue l’assistance.
Les démarches à faire pour
en bénéficier sont perçues,
au terme d’une vie de travail,
comme une humiliation.
La sociabilité des enquêtés
ne se limite pas à la sphère
familiale ou amicale. Ils sont,
dans des proportions impor-
et les loisirs. La capacité d’épargne est très faible :
tantes, affiliés à des collectifs (associations cultu-
seulement 4 % des enquêtés déclarent de l’épar-
relles ou sportives, paroissiales, clubs du troisième
gne. Un quart emprunte de l’argent et 10 % tra-
âge, syndicats) au sein desquels ils exercent des
vaillent ou cherchent du travail. L’accès à la pro-
responsabilités ou participent à des activités. En
priété en France, pour la moitié d’entre eux, mais
retour, ils en reçoivent une reconnaissance sociale.
également en Espagne, pour un certain nombre,
Parmi ceux qui sont affiliés à une organisation, 90 %
contribue à leur sécurité matérielle et à leur qua-
le sont à une association espagnole. Le faible
lité de vie. Dans l’ensemble, ils considèrent aujour-
niveau de compétence en français est un obstacle
d’hui leur situation satisfaisante.
à la participation aux organisations de la société
LA SOCIABILITÉ DÉPASSE
LA SPHÈRE FAMILIALE
civile, à l’exception des syndicats.
Globalement, la population de l’enquête, dont
l’âge moyen est de 70 ans, jouit d’un état santé et
Concernant la sociabilité des enquêtés, soulignons
de conditions matérielles qui assurent son auto-
l’intensité des liens familiaux, avec la famille de
nomie. Elle se caractérise par un réseau de rela-
création en France comme avec la famille d’origine
tions dense et une forte participation sociale. Ces
en Espagne. La quasi-totalité (93 %) des enquêtés
indicateurs la situent dans ce que Robert Castel(6)
maintient des liens avec l’Espagne. La propriété
appelle la “zone d’intégration”. On peut néanmoins
d’une maison ou d’un appartement là-bas et la pré-
estimer qu’environ un quart de cette population
sence de la parenté favorisent le va-et-vient des
se situe dans les zones de “vulnérabilité” et de
deux côtés des Pyrénées, même si aujourd’hui la
“désaffiliation” : dans la première, ils disposent de
tendance est à en réduire la fréquence. Il existe
faibles revenus et sont dans une situation de fra-
une forte solidarité intergénérationnelle. Il y a eu
gilité relationnelle ; dans la seconde, ils ont de très
maintien des valeurs centrales que sont la famille
faibles revenus et sont dans une situation d’iso-
et les formes de solidarité traditionnelles de la
société d’origine à dominante rurale qu’ils ont
quittée dans les années soixante. C’est à elles
6)- Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, Fayard, Paris, 1995.
siste est celui de l’assistance qu’ils reçoivent des
célibataires, veufs, séparés ou divorcés, ils ont une
services sociaux municipaux ou des œuvres cari-
petite retraite ou une pension de réversion insuf-
tatives espagnoles.
fisante, et sont proches du seuil de pauvreté. Le
Les associations espagnoles constituent un pôle
manque de moyens matériels place les individus
de sociabilité et de référence pour les immigrés à
dans une situation de survie, limite leur vie sociale
la retraite. L’émergence des associations de retrai-
et menace leur intégrité physique. Ils sont dans
tés est symptomatique des besoins existants, aussi
une position critique : leur état de santé est pré-
jouent-elles un rôle social considérable d’infor-
caire et s’accompagne d’un état de dépendance
mation et de service : elles sont l’interface entre
dans les gestes quotidiens. Leur couverture sociale
la société française et les services consulaires.
est insuffisante, ils n’ont pas d’assurance com-
Elles informent les immigrés sur leurs droits, sur
plémentaire. La faiblesse des revenus limite leur
les évolutions de la législation, elles les aident ou
accès à des prestations médicales peu prises en
les orientent dans leurs démarches administra-
charge par la sécurité sociale, telles que l’appa-
tives, et viennent relayer leurs revendications
reillage auditif, dentaire ou oculaire, ce qui aura
auprès des instances concernées. Du côté de la
pour effet secondaire de réduire leur sociabilité.
société de résidence, on peut déplorer un manque
d’ouverture, que ce soit au niveau des relations de
voisinage ou de l’accueil dans les services administratifs. Il est fait état notamment des réticences de ces derniers à informer les étrangers
La désintégration progressive des liens sociaux
sur leurs droits et à les appliquer, et du caractère
(relations familiales et relations sociales) est une
vexatoire des enquêtes de l’aide sociale. Quant aux
des causes majeures de l’exclusion sociale chez les
offres en direction des personnes âgées, elles ne
personnes âgées. Les personnes les plus exposées
sont pas forcément adaptées aux attentes et aux
sont celles qui n’ont plus de protection de la
moyens des retraités immigrés. C’est donc en par-
famille, en l’absence de parents en France, ou de
tie grâce aux ressources identitaires qu’ils trou-
protection du voisinage, du fait de l’anonymat des
vent dans leur environnement que les retraités
grandes métropoles, ou encore celles qui ne sont
espagnols et d’origine espagnole se situent dans
pas affiliés à des associations, des syndicats ou des
la “zone d’intégration” de la société française.
partis politiques. Le retrait de la vie sociale peut
Nous avons eu affaire, dans notre étude, à l’im-
conduire à une situation génératrice d’ennui, de
migration espagnole du “troisième âge”. Jusqu’ici,
perte de sens de l’existence et d’estime de soi, en
globalement, tout va bien pour la majorité des
raison d’un sentiment d’inutilité sociale. Nous
enquêtés, mais quand les situations de dépen-
avons alors affaire à des individus “désaffiliés”
dance liées au “grand âge” des plus de 75 ans vont
éprouvant une grande souffrance. Ils sont dans un
s’amplifier, on peut penser que les situations d’ex-
isolement social dramatique et le seul lien qui sub-
clusion vont aller en s’aggravant.
Dossier D’Espagne en France - Itinéraires migratoires
en Languedoc et ailleurs, n°118, février 1995
✪
A PUBLIÉ
HORS-DOSSIER
DES RETRAITÉS
ENTRE INSERTION
ET EXCLUSION
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 101
lement social. Ces retraités vivent seuls, ils sont
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 102
par Marie Poinsot
Qui veut s’imprégner des arts africains, en cet automne 2000, ira faire un tour dans le Nord : manifestation pluridisciplinaire à vocation européenne, L’Afrique en créations propose, à Lille, une foule
de spectacles et performances avec notamment, côté littérature, le Salon du livre africain. L’événement lillois a aussi été l’occasion pour la France d’annoncer une réflexion et des pratiques nouvelles en matière de coopération culturelle, et une ouverture accrue sur l’Afrique non francophone.
L’Afrique en créations est certainement la plus
importante manifestation consacrée à l’Afrique
en France et en Europe, avec 600 artistes venus
révéler “tous les pluriels de l’expression artistique africaine”(1), et 200 spectacles déclinés au
cours du dernier semestre de l’année 2000 (voir
aussi la chronique “Musiques” p. 109). Toutes les
disciplines artistiques sont représentées, dans
une programmation volontairement métissée.
Lille, de par sa situation de carrefour, se prête
bien à cette manifestation qui vise une audience
européenne. La métropole du Nord prépare ainsi
l’avenir, puisque elle sera Capitale européenne
de la culture en 2004. La manifestation annonce
aussi la prochaine saison culturelle consacrée à
l’Afrique du Sud en France, en 2002.
Le continent africain est trop souvent réduit
à ses crises économiques, ses tragédies humanitaires, ses guerres fratricides… C’est pourquoi, à Lille, on a voulu témoigner de la vitalité
et de la richesse de ses créations contemporaines. Depuis plusieurs années, les Rencontres
chorégraphiques d’Antananarivo, les Ren-
contres musicales de Yaoundé, la Biennale des
arts plastiques de Dakar, le Festival panafricain
de cinéma de Ouagadougou… montrent le dynamisme de la création africaine et son rayonnement international. Une créativité qui en
impose d’autant plus que les artistes africains
produisent des œuvres avec une grande économie de moyens. Dans le domaine des musiques
actuelles, les opérateurs africains font vivre de
véritables entreprises, tandis que la danse
contemporaine a permis l’éclosion de nombreuses compagnies qui circulent dans le monde
entier. Il est fini le temps où la création africaine
était soumise à la critique d’experts français qui
venaient “faire leur marché” d’œuvres contemporaines pour leurs programmations en France.
Désormais, le continent dispose de ses propres
critiques, nombreux et exigeants, capables de
promouvoir la création africaine contemporaine sur le plan international.
1)- Ibrahim Loutou, commissaire général de L’Afrique en
créations, brochure de présentation.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 103
DES ARTS AFRICAINS
INITIATIVES
INITIATIVES
LILLE, CARREFOUR
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 104
INITIATIVES
La place des
artistes africains
vivant en France n’a
pas été oubliée par
L’Afrique en créations, tout comme
celle des communautés africaines
elles-mêmes, notamment des jeunes
d’origine africaine,
davantage férus de
hip-hop que de
musiques plus traditionnelles. La programmation s’est
notamment appuyée
sur Fest’Africa, festival pluridisciplinaire axé sur la littérature organisé par l’association Arts et médias d’Afrique (dont l’un des
fondateurs, Nocky Djedanoum, a été nommé
pour l’occasion conseiller littéraire de L’Afrique
en créations). Un quart du budget a servi à soutenir des manifestations artistiques et des initiatives proposées par les associations africaines en France.
DE NOUVELLES ORIENTATIONS
POUR LA COOPÉRATION
AVEC L’AFRIQUE
Charles Josselin, ministre de la Coopération
et de la Francophonie, a lié l’événement à la
double réforme du dispositif de coopération française(2) : d’une part, la mission de l’Afaa (Association française d’action artistique) a été recentrée sur la diffusion des œuvres françaises à
l’étranger et la promotion des œuvres étrangères
en France et au-delà, recentrage qui s’est matérialisé par la fusion de l’Afaa et de L’Afrique en
créations au début de l’année 2000. Il ne s’agit
pas là d’un désengagement de l’État français à
l’égard de l’Afrique,
mais au contraire d’un
renfort de moyens et de
réseaux. En témoigne
le triplement du budget de l’Afaa consacré
à l’Afrique pour l’avenir. D’autre part, le
dispositif français de
coopération a rejoint
le ministère des
Affaires étrangères.
La manifestation
lilloise illustre donc
l’ouverture de la
coopération à toute
l’Afrique, notamment
aux Afriques non francophones, et marque
le coup d’envoi d’une réflexion stratégique sur
le rôle de la culture dans le développement et
sur les orientations à prendre en termes de
partenariat culturel avec le continent africain.
Elle s’inscrit aussi dans une politique plus
générale qui cherche à favoriser la présence
de la culture africaine sur le marché culturel
français. À ce titre, l’exposition des sculptures
du Sénégalais Ousmane Sow sur le pont des
Arts à Paris, au printemps dernier, a donné une
forte visibilité à la vitalité de la création africaine. Les éditions successives de la Fête de
la musique ont également été autant d’occasions de populariser les musiques africaines
actuelles auprès d’un large public rapidement
séduit.
La coopération française ne favorise pas uniquement le désenclavement de la création africaine en l’inscrivant dans les grands réseaux
2)- Réunion de presse, déclaration de Charles Josselin,
ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie,
mercredi 20 septembre 2000.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 105
INITIATIVES
internationaux, elle doit aussi impulser une
cophones, anglophones, lusophones, de tous
professionnalisation et une diffusion de cette
pays : Mongo Beti, Véronique Tadjo, Ousmane
création sur le continent et à l’étranger. L’aide
Moussa Diagan, Fatou Keita, pour ne citer
apportée par la France aux artistes africains se
qu’eux. Nous avons demandé à Nocky Djefait désormais au même titre que celle accordanoum, cofondateur de Fest’Africa, de nous
dée aux créateurs français. Ainsi, à la Biennale
présenter la manifestation et de nous expliquer
des arts contemporains de La Havane, la France
sa portée dans L’Afrique en créations(4). Le
a invité trois artistes français et six artistes
jeune Tchadien était encore étudiant à l’école
africains. La francophode journalisme de Lille
nie doit elle aussi époulorsqu’il a lancé en 1993,
À Lille,
ser cette approche, en
avec quelques camarades
on
a
voulu
témoigner
de
multipliant les partenade promotion, un festival
la
richesse
des
créations
riats multilatéraux : les
de la littérature africaine.
partenaires privés et
Cette idée était partie de
contemporaines africaines.
l’Union européenne peuson indignation devant la
Depuis plusieurs années,
méconnaissance par les
vent être sollicités dans
les Rencontres
Français de la littérature
ce domaine.
Par ailleurs, une
africaine, vecteur priviléchorégraphiques
enquête sur la formation
gié, selon lui, de la langue
d’Antananarivo,
aux métiers de la culfrançaise et de la francoles
Rencontres
musicales
phonie.
ture est actuellement en
Ce qui intéresse Nocky
cours pour identifier les
de Yaoundé,
besoins de coopération
Djedanoum,
c’est de faire
la Biennale des arts
connaître la création litdans chaque pays afriplastiques
de
Dakar…
téraire contemporaine et,
cain. Un fonds de solimontrent le dynamisme
darité prioritaire finand’une manière plus génécera des formations
rale, l’histoire et la
de cette création.
pouvant aider à la strucmémoire de l’Afrique, qui
ne sont pas enseignées
turation de la création
artistique, notamment par des formations à
dans les écoles françaises : “Que les Français
la gestion et à l’administration culturelle,
le veuillent ou non, l’Afrique partage une
partie de l’histoire de la France. Mieux se
actuellement très largement déficitaires sur le
continent africain.
connaître peut certainement faire reculer les
préjugés. Si les Français savaient que
FEST’AFRICA, VITRINE
l’Afrique compte plus d’une centaine d’écriDU LIVRE AFRICAIN
vains, et que la littérature porte en elle toute
l’Afrique, de la tradition à la modernité, ils
Pendant quatre jours(3), L’Afrique en créaauraient plus de respect pour la culture.
tions programme un large panorama de l’actualité littéraire africaine. Cette huitième édition du Salon du livre africain qui se tient à
3)- Du 8 au 11 novembre, place du Général-De-Gaulle,
chapiteau, Lille.
l’automne dans l’agglomération lilloise invite
cette année une cinquantaine d’écrivains fran4)- Entretien du 2 octobre 2000.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 106
INITIATIVES
Sinon, ce déni de culture alimente le racisme.” Il reconnaît
que ce projet de festival a
émergé au début des années
quatre-vingt-dix, à un moment
où le mouvement associatif se
renforçait, la politique française
elle-même suscitant ce militantisme dans beaucoup de
domaines, y compris culturel et
artistique. Les Africains se sont
engouffrés dans la brèche
ouverte afin de promouvoir leurs
cultures.
Fest’Africa a rapidement bénéficié d’un partenariat régional
important. L’école de journalisme a la première soutenu cette
opération en accueillant les
conférences dans ses amphithéâtres. Dès 1993, le soutien de
la ville de Lille d’abord, puis de la
direction régionale des Affaires
culturelles, du Fonds d’action
sociale, du conseil régional, et du conseil général a permis de convaincre d’autres collectivités
locales, et enfin le Centre national du livre et
l’Union européenne. Aujourd’hui, Fest’Africa fait
vraiment partie de la vitrine culturelle lilloise.
UNE LITTÉRATURE
EN PLEINE ÉVOLUTION
Fest’Africa fait venir à Lille de nombreux écrivains africains. Ces invitations nécessitent un
travail de contacts de longue haleine. “Il faut
glaner beaucoup d’informations, contacter
des éditeurs africains pour qu’ils nous
envoient leurs catalogues de parutions. Mais
de jeunes auteurs qui ne sont pas forcément
connus nous écrivent aussi pour faire
connaître leurs œuvres. Au fur et à mesure, on
avance en construisant le programme”,
raconte Nocky Djedanoum. Le festival profite de
ce que certaines maisons d’édition françaises
ont, depuis quelques années, un regain d’intérêt pour la littérature africaine : les éditions de
la Fondation Dapper, la collection “Afrique”
des éditions Actes Sud, la nouvelle collection
“Continents noirs” de Gallimard, etc. L’Afrique
francophone y est toujours dominante, même si
la programmation s’ouvre progressivement aux
régions lusophones et anglophones, les dernières accueillant notamment un festival de
poésie à Durban, en Afrique du Sud, et un salon
de littérature à Harare, au Zimbabwe.
Créé pour partager la littérature africaine
avec les Français, Fest’Africa s’est heurté au
même problème en Afrique francophone, où
il n’existe pas de manifestation littéraire d’envergure aujourd’hui. D’où une première édi-
PROLONGER LES EFFETS
DE LA MANIFESTATION
Fest’Africa mobilise un public scolaire et universitaire très large : “Les profs de collèges et de
lycées sont très demandeurs, ils nous téléphonent très tôt, au début de la rentrée scolaire,
pour s’inscrire.” Le grand public vient aux rencontres et aux journées de dédicaces organisées
par la Fnac de Lille. “Fest’Africa a su capter l’esprit convivial du Nord, et les écrivains africains invités se sentent ici vraiment en famille”,
confirme Nocky Djedanoum. Le dialogue se
poursuit avec des auteurs français, selon les thématiques : Didier Daeninckx est venu à Lille et
Yves Simon a accompagné Fest’Africa au
Rwanda. Bientôt, espère-t-on, des auteurs d’origine africaine seront en résidence à la maison
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
François Bensignor nous parle de l’aspect musical de L’Afrique en créations dans sa chronique
”Musiques”, page 109.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 107
des écrivains, la maison Marguerite-Yourcenar,
située dans le superbe château du Mont-Noir,
dans l’agglomération lilloise.
Mais pourquoi aller chercher si loin des
auteurs africains, alors que beaucoup d’artistes
d’origine africaine vivent difficilement de leur
art en France et sont peu reconnus ? Réponse
de Nocky : “La richesse de cette création littéraire ne peut pas se limiter à l’Afrique, ni
d’ailleurs à la France. La diaspora africaine
va jusqu’aux États-Unis, et s’étend sur plusieurs continents. C’est aussi cette histoire
qu’on essaie de comprendre, pour voir comment elle évolue et s’adapte avec les époques.”
Ainsi, la huitième édition de Fest’Africa est
totalement intégrée dans L’Afrique en créations. Cette année, “Lire en fête”, un ensemble
de manifestations animées par le réseau des
médiathèques départementales du Nord, se
déroule dans un grand taxi-brousse qui sillonne
les villes de la région. L’Afrique en créations,
par la diversité des expressions artistiques
mises en valeur, permet d’élargir l’horizon du
public lillois vers l’autre continent. Ce moment
fort représente une véritable opportunité pour
les opérateurs culturels africains. “Ce qui
m’intéresse, c’est ce qui se passera à Lille
après L’Afrique en créations. Comment développer les spectacles vivants tout en gardant
la littérature au cœur de Fest’Africa ? Comment convaincre les collectivités locales, les
institutions comme le Fas de maintenir une
programmation pluri-artistique ?”, se
demande Nocky Djedanoum, qui espère prolonger les effets stimulants de Fest’Africa dans
la région.
✪
INITIATIVES
tion africaine de Fest’Africa, qui s’est déroulée du 27 mai au 5 juin 2000 au Rwanda. Dorénavant, tous les deux ans, le festival aura son
édition sur le continent noir. Il collaborera à
la Biennale des lettres qui devrait se tenir à
Brazzaville.
Quant aux thèmes traités par cette littérature africaine, ils sont en train de changer. La
plupart des écrivains portent un regard critique
sur leur société et sur leur système politique.
Leur littérature n’est plus l’étendard de la
lutte anti-coloniale, de l’indépendance ou de
l’identité africaine, elle se tourne vers la lutte
contre les dictatures et les guerres fratricides.
Le dernier roman d’Ahmadou Kourouma, Allah
n’est pas obligé, fait actuellement un tabac sur
les deux continents et vient de remporter le prix
Renaudot.
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 108
Lille et sa région célèbrent l’an 2000 en accueillant des créateurs de toute l’Afrique et de toutes disciplines jusqu’au mois de décembre. La musique tient une place de choix dans ce programme éclectique et foisonnant, avec une quinzaine de spectacles, des stages, des résidences d’artistes. C’est Youssou N’Dour et l’Orchestre national de Lille, dirigés par Jean-Claude Casadesus, qui donnaient le coup
d’envoi de cette manifestation mise en œuvre par l’Association française d’action artistique (Afaa).
par François Bensignor
Le programme proposé depuis
des virtuoses nigériens du groupe
d’expérimenter la fabuleuse
la mi-septembre à Lille par
Mamar Kassey, la belle voix
énergie du chanteur de “m’balax
L’Afrique en créations peut se
bluesy du Malien Boubacar
fusion” dakarois Alioune Mbaye
lire comme un voyage à la ren-
Traoré, ou encore les contrastes
Nder (dont c’est un des rares
contre des talents les plus
tradi-modernes ou sahel-forêt de
concerts en France) et le
appréciés de l’Afrique contem-
la Malienne Rokia Traoré et du
“bikoutsi rock” des déjà célèbres
poraine. Réunissant Youssou
groupe camerounais Patengué.
Têtes brûlées du Cameroun.
N’Dour, le Pan African Orches-
L’association Africa Fête a
Trois jours de festival hip-hop
tra du Ghana et l’Orchestre
investi la salle de l’Aéronef pour
ont aussi permis de réunir la
national de Lille sous la direc-
cinq soirées. Un premier grand
vague montante de la scène rap
tion de Jean-Claude Casadesus,
bal africain était animé par les
ouest-africaine (Guinée, Ghana,
le concert d’ouverture marquait
personnalités marquantes du
Sénégal, Mali) et les jeunes
symboliquement une recon-
Béninois Stan Tohon et du
groupes de la région lilloise, sous
naissance des musiques afri-
groupe jazzy sénégalais Dieuf-
l’égide des grands frères séné-
caines au rang des répertoires
Dieul. L’autre sera l’occasion
galais Positive Black Soul.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 109
L’AFRIQUE EN CRÉATIONS
MUSIQUES
MUSIQUES
classiques.
Du griot au rappeur, on aura pu
applaudir quelques stars, mais
surtout goûter la qualité des
Abdoulaye Diabaté.
© Catherine Millet
spectacles de musiciens et de
chanteurs encore peu habitués
aux circuits des tournées européennes. L’Afrique francophone
était particulièrement bien
représentée au cours du mois
d’octobre, notamment avec
l’afro-jazz franco-guinéen du
groupe Nakodjé, la magie peule
✒
Y. N’D. : C’est surtout une
impression d’espace. C’est vrai
MUSIQUES
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 110
qu’on laisse de côté les rythmes
qui sont les bases de nos compositions, mais après on sent
qu’on a beaucoup plus d’espace.
C’est une autre respiration, qui
donne de nouvelles possibilités
à la voix.
Lamontville. © Arthur Bozas.
H&M : Parmi les instruments
de l’orchestre symphonique, y
Deux nuits seront consacrées à
soirée en ouverture du pro-
en a-t-il un que tu affectionnes
deux pays non francophones,
gramme de L’Afrique en créa-
particulièrement ?
l’Afrique du Sud et le Cap-Vert.
tions et une nouvelle aventure
Y. N’D. : J’adore la harpe, parce
À découvrir, la diversité de la
dans le parcours de l’enfant
qu’elle est proche de la kora.
création sud-africaine avec le
chéri de Dakar.
J’ai travaillé avec Alan Stivell et
j’ai été très impressionné par cet
groupe Lamontville, Madala
Kunene, Noma Shizolo, Shiyani
H&M : Comment est né ce pro-
instrument qui a beaucoup de
Ngcobo ; et deux des voix qui
jet artistique avec l’Orchestre
choses à dire. C’est magnifique
marquent actuellement la scène
national de Lille ?
de le retrouver dans l’Orchestre
capverdienne internationale :
Youssou N’Dour : Il y a six ans,
national de Lille.
Maria Alice et Tito Paris. Enfin,
Jean-Claude Casadesus m’avait
il ne faudra pas rater la fameuse
dit qu’il aimait mes chansons et
H&M : Pensais-tu qu’un jour
nuit de Noël mandingue, initiée
qu’il souhaitait qu’on les inter-
Birima, une chanson que tu as
par le festival Africolor, qui vien-
prète avec son orchestre. Ça
écrite il y a très longtemps,
dra clôturer le programme de
m’intéressait beaucoup, parce
pourrait sonner comme ça,
L’Afrique en créations avec un
que j’aime bien que mes chan-
avec un grand orchestre ?
délicieux plateau d’artistes
sons partent dans différentes
Y. N’D. : Birima, non. Peut-être
maliens : Abdoulaye Diabaté,
directions. On a eu l’occasion de
plus un morceau comme Xalé,
Moriba Koïta, Mali Dambé Foly,
travailler ensemble il y a cinq
mais Birima est une chanson qui
Issa Bagayogo, Mamou Sidibé et
ans. Pour moi, c’était génial.
a sa complexité traditionnelle,
d’autres.
Cette fois, l’occasion est d’au-
quelque chose d’assez difficile,
tant plus belle que c’est toute
en dehors des normes univer-
une saison consacrée à l’Afrique
selles. Je suis assez impressionné
qui démarre ici à Lille et qui
que des musiciens classiques par-
sera relayée un peu partout en
viennent à l’interpréter.
YOUSSOU N’DOUR EN
VERSION SYMPHONIQUE
Avant son concert à Bercy, Yous-
Europe.
sou N’Dour enchantait le public
H&M : Tu termines ta chanson
de l’Orchestre national de Lille,
H&M : Quel effet ça te fait
New Africa par ces mots que
à l’invitation de son chef Jean-
d’être entouré d’un grand or-
chantait aussi Bob Marley :
Claude Casadesus. Une belle
chestre symphonique ?
“Africa unite”…
qu’autant les Africains donnent,
L’Afrique est un continent riche
nologique, au niveau des câbles,
autant ils doivent aussi recevoir.
en différences culturelles. Et
etc. Maintenant, nous travaillons
Avec Jolloli, on a fait beaucoup de
dans cette chanson, je rêve de
sur des projets qui nous permet-
choses sur le plan local. Sur le
voir toutes ces différences cul-
tront de mettre sur internet beau-
plan international, nous avons
turelles unies dans une Afrique
coup de contenus musicaux et
sorti Cheikh Lô et, récemment,
qui serait comme un pays, où les
autres. En fait, on est dans un pro-
une compilation de rap avec qua-
différences d’idées seraient une
cessus de mise en place et j’es-
torze groupes qui symbolisent la
force extraordinaire.
père que d’ici l’année prochaine,
scène hip hop sénégalaise. Nous
nous serons vraiment prêts pour
avons beaucoup de projets. Les
utiliser internet à 100 %.
gens sont vraiment intéressés au
H&M : Est-ce que tu t’im-
niveau local et c’est ce que nous
pliques toujours autant en
voulions.
faveur de l’annulation de la
H&M : Où en sont ton label de
dette des pays africains ?
disques, Jolloli, et ta radio ?
Y. N’D. : Oui. Mais maintenant,
Y. N’D. : Ça marche bien. La radio
H&M : On dit que tu envisages
il faut moins en parler, il faut le
passe de la musique qui vient
aussi de monter une télé pri-
faire ! Tous les problèmes qu’il y
d’ailleurs, parce que je pense
vée. Qu’en est-il réellement ?
a aujourd’hui autour des pays
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 111
d’avancées dans le domaine tech-
MUSIQUES
Y. N’D. : Oui, je rêve !…
sous-développés sont liés à la
dette et non à des problèmes
naturels. L’annulation de la dette
permettra peut-être à l’Afrique
de repartir et fera peut-être que
les jeunes pourront rester chez
eux. Avec internet, c’est la première fois qu’on a la possibilité
de rester chez soi tout en étant
connecté avec le monde. Je
pense que c’est très intéressant.
H&M : Aurais-tu des projets
sur internet ?
Y. N’D. : Oui. J’ai un projet qui
permettrait à beaucoup de gens
de créer une communauté pour
proposer des choses, donner leur
avis, faire de la musique… Je
pense que c’est fait pour nous !
Pour l’instant, on a le souci de
mettre techniquement les choses
en place. Au Sénégal et en
Afrique, il y a eu beaucoup
Youssou N’Dour.
© Sony Music.
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 112
MUSIQUES
Y. N’D. : Je fais partie d’un
tout son univers musical. Les
ment riche et qui me gratifie
groupe de presse avec des potes.
arrangements que nous avons
comme musicien. J’en tire le
On peut avoir une télévision,
faits pour grand orchestre sym-
sentiment que de bons musi-
parce qu’on a des choses à dire.
phonique permettent une ren-
ciens se retrouvent toujours.
Si l’opportunité se présente, on
contre avec sa musique, notre
Simplement, il faut travailler
y mettra le contenu… Mais rien
style et le sien… C’est quelque
une autre forme d’approche. La
n’est encore décidé et ce n’est
chose qu’il faut éprouver, res-
musique africaine a un style plus
pas une priorité. Internet est
sentir, et je crois que ça fonc-
ludique, plus naturel, plus
beaucoup plus intéressant pour
tionne bien.
improvisé, plus rebondissant. Il
n’y a pas le texte qu’il faut lire
moi que la télé.
Propos recueillis
H&M : Y a-t-il un souvenir par-
absolument, avec le chef d’or-
par François Bensignor
ticulier que vous gardez de la
chestre qui donne toutes les
première rencontre avec Yous-
indications, il y a une écoute
sou N’Dour ?
beaucoup plus grande, un peu
J.-C. C. : Oui, c’était à Gorée,
comme dans la musique de
en 1986. Je présentais un
chambre occidentale, où l’on se
énorme concert pour commé-
passe un relais musical d’un
Ouvert à toute expérience mu-
morer le dixième anniversaire
musicien à un autre en écou-
sicale enrichissante, Jean-
des massacres de Soweto (441
tant ce que font les différents
Claude Casadesus a voulu
Noirs tués par la police). J’ai
pupitres.
mettre l’Orchestre national de
rejoué des percussions avec
C’est une musique extraordi-
Lille, qu’il dirige depuis plus de
Youssou. Il y avait aussi Jacques
nairement vivante, qui bouge
vingt ans, au service de la
Higelin et un grand nombre de
tout le temps, qui donne envie
musique africaine. Les chan-
musiciens. C’est un souvenir
de danser, de se mettre en mou-
sons de Youssou N’Dour réar-
très fort… Plus récemment,
vement. Une musique orga-
rangées pour grand orchestre
j’ai aussi entendu Youssou à
nique, qui apporte beaucoup
symphonique donnaient le coup
l’Aéronef de Lille et nous avons
aux musiciens classiques. Je
d’envoi des manifestations de
joué ensemble pour le ving-
crois que le son de l’orchestre
L’Afrique en créations.
tième anniversaire de mon
classique apporte aussi beau-
L’OUVERTURE AFRICAINE
DE JEAN-CLAUDE
CASADESUS
orchestre. Ces rencontres ont
coup à la musique africaine et
H&M : Comment définiriez-
toujours été extrêmement
que chacun peut s’enrichir de
vous votre relation avec Yous-
riches et festives.
ses différences. C’était le but de
cette rencontre.
sou N’Dour ?
Jean-Claude Casadesus : Je
H&M : Que vous procure cette
l’ai rencontré il y a une quin-
rencontre entre votre orches-
H&M : Avec votre orchestre,
zaine d’années. C’est un musi-
tre symphonique et la musique
vous explorez tous les univers
cien formidable, extrêmement
africaine ?
de la musique, jazz, chanson,
sensible, organique, qui a le
J.-C. C. : La musique transmet
musiques du monde… Vous
sens du rythme, qui se balade
des vibrations parfois extrêmes,
êtes le contraire d’un classique
sur la section rythmique et qui
parfois très douces, parfois dio-
engoncé dans son classicisme.
a une très bonne oreille. Ses
nysiaques, parfois élégiaques…
Comment décririez-vous votre
chansons sont l’émanation de
C’est une rencontre extrême-
démarche ?
servir l’idéal de l’art. Et je crois
existe entre la musique clas-
demande une très grande
que les gens ne s’y trompent
sique et certaines musiques de
rigueur. C’est aussi un style qu’il
pas. Ils savent reconnaître les
variété ou de jazz. Montrer qu’il
faut en permanence maîtriser.
professionnels de grand niveau
y a plusieurs façons de les abor-
Pour bien interpréter Mozart,
qui donneront leur cœur, la
der, avec des styles différents,
Beethoven, Ravel, Debussy, Stra-
science de leur métier pour
et que ce qu’elles proposent
vinsky, il faut à chaque fois faire
essayer d’alléger les difficultés
est toujours en prise directe
une analyse, chanter intérieu-
du quotidien.
avec une histoire qui raconte la
rement tout ce qui va se produire
Je crois que la beauté peut
joie, la tristesse, la colère, la
sur scène, savoir ce que les musi-
contribuer à sauver le monde.
nature, un lever ou un coucher
ciens vont faire, ce qu’ils atten-
Mais la beauté ne se décrète
de soleil, une poésie et surtout
dent de vous… C’est un énorme
pas, la créativité non plus : ça
l’amour.
travail, de grande rigueur et de
se cultive. Ce que j’ai souhaité,
Propos recueillis
grande patience.
c’est montrer la proximité qui
par François Bensignor
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 113
J.-C. C. : La musique classique
qu’elle est universelle, qu’elle
traduit la vie. Or, je pense depuis
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
PROGRAMME
très longtemps que si elle traduit la vie, il faut être à l’écoute
de la vie. On ne peut pas être un
●
18 novembre, Linselles
Soriba Kouyaté (Sénégal)
●
25 novembre, l’Aéronef à Lille
Grand bal africain, ouverture du festival les Transculturelles :
Saintrick et les Tchielly (Congo), Têtes brûlées (Cameroun),
Nder et le Setsima Group (Sénégal)
●
1er décembre, l’Aéronef à Lille
Nuit sud-africaine avec le groupe Lamontville, Madala Kunene,
Noma Shizolo, Shiyani Ngcobo (Afrique du Sud)
●
9 décembre, le Gymnase à Roubaix
Nuit capverdienne avec Maria Alice et Tito Paris (Cap-Vert)
●
9 et 10 décembre, le Grand Palais à Lille
Journées musicales africaines avec les groupes
de la métropole lilloise
●
23 décembre, l’Aéronef à Lille
Soirée mandingue, festival Africolor
Abdoulaye Diabaté, Moriba Koïta, Mali Dambé Foly,
Issa Bagayogo, Mamou Sidibé (Mali)
pur esprit qui s’isole dans sa
montagne. Certains le font. Moi
je pense qu’il est plus important
d’essayer de transmettre. On dit
que l’art est élitiste. Oui, il l’est,
mais il doit se partager, essayer
de tirer ceux qui n’ont pas eu la
chance d’y être associés vers
cet élitisme.
Il s’agit avant tout de penser à
la qualité la plus haute que l’on
est capable d’obtenir, de permettre aux gens qui vont
prendre contact avec cette qualité de comprendre qu’on leur
propose le meilleur de nousmêmes, du plus favorisé au plus
démuni. Par des expériences,
des actions : la musique dans le
quotidien des gens, la musique
dans des lieux prestigieux, mais
avec toujours pour objectif de
Renseignements : 03 20 31 87 44
Réservations : 0 803 808 803
MUSIQUES
Mais de la musique, on dit aussi
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 114
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
dentes répercussions à tous les
taire. Prennent aussi la parole
CHEF !
niveaux de comportement, y
un opposant démocrate de l’as-
Film camerounais
de Jean-Marie Teno
➤ Outre une farouche opposition au pouvoir totalitaire de
Paul Biya, président de la
“démocrature” du Cameroun,
Jean-Marie Teno avoue, parmi
les motivations qui l’ont conduit
à réaliser cette sorte de documentaire sous forme d’essai et
de pamphlet, son envie de
dénoncer, à tous les échelons de
la société camerounaise, la forte
propension de ses compatriotes
à se satisfaire d’un système fortement hiérarchisé. Avec tout
ce que cela implique d’obéissance passive, de servilité et de
prébendes, de survivances de
coutumes surannées parfois grotesques, parfois monstrueuses,
niant les droits de l’homme – et,
de façon encore plus flagrante,
de la femme –, sans parler des
abus de pouvoir sous une forme
pyramidale qui, au final, écrase
le plus faible et le plus démuni.
C’est à travers une enquête sur
le terrain pour dénoncer à la
racine les dégâts de cette chefferie généralisée que s’imposera,
avec une grande intensité dramatique, la perversion de tout
l’édifice social, avec ses évi-
compris les plus humbles, et les
sociation Cap liberté, et l’écri-
manquements inéluctables au
vain Mongo Beti, patriarche de
respect des droits élémentaires
la lutte pour les droits civiques,
(et même de la vie) des indivi-
qui a fait de sa librairie de
dus. En marge d’une grandiose
Yaoundé la citadelle de la liberté
cérémonie de passation des pou-
d’expression.
voirs héréditaires d’un potentat
Enfin, et surtout, on assiste à un
local, un jeune voleur de poules
long échange avec le journaliste
est pris à partie par la foule et
Pius Njawe, incarcéré toute une
sur le point d’être lynché à mort,
année dans le pourrissoir que
selon la stricte application de la
sont les prisons du régime, pour
loi et à l’évidente et malsaine
avoir seulement fait état d’une
satisfaction des instincts et frus-
rumeur et d’un questionnement
trations des badauds. Face à la
sur l’état de santé de l’omnipotent
foule, un vieillard, aussi décalé
président. Sans parler de la prise
qu’un juriste international, âme
de conscience aiguë de la mons-
charitable égarée dans la vin-
truosité du régime carcéral, cet
dicte populaire et son simulacre
emprisonnement aura de graves
de justice, psalmodie impertur-
conséquences personnelles. La
bablement le bon droit.
femme enceinte du journaliste
D’autres éléments viendront
sera brutalisée lors d’une visite et
étayer le procès du régime
accouchera d’une fillette mort-
dressé par ce moyen-métrage
née. C’est à cette petite Justice N.
qui passe sans transition du
que le film est dédié.
documentaire au réquisitoire,
Nul doute que par la parole et
passage renforcé par une prise
l’image, Jean-Marie Teno soit un
de parole directe et virulente du
redoutable débatteur. Trop pas-
réalisateur. Des femmes mili-
sionné peut-être pour laisser au
tantes dénoncent le régime
débat une part de doute et de
matrimonial hérité du code civil
nuance qui emporterait plus
français de 1804. Une incursion
facilement la conviction et, sur-
en salle des mariages en montre,
tout, pour donner aux séquences
par-delà le grotesque, tout le
une force suggestive trop sou-
caractère obsolète et inégali-
vent balayées par des affirma-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 115
par André Videau
CINÉMA
CINÉMA
✒
fallait un média plus fort que
l’écriture ou la parole, déjà
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 116
vouées à l’échec. Il fallait une
œuvre à plusieurs registres qui
raisonne et émeuve à la fois, qui
ne laisse rien dans l’ombre, mais
n’expose rien à la rancune et ne
creuse encore les écarts. Cela
nous vaut un beau film porté par
la nécessité, bandé comme un
arc prêt à décocher des flèches.
Celles qui visent l’amour plus
que la guerre.
Sous un titre empreint de gra-
CINÉMA
vité, emprunté aux textes fondateurs, il sera question
“d’armes pacifiées”, toutes
bonnes à utiliser : l’autobiographie en forme de journal
intime, l’enquête au sein de la
famille (dont l’époustouflant
tions transformées en évidences.
aller vivre plus librement aux
couple des grands-parents,
Mais le film se veut une arme qui
Pays-Bas. Elle voulait principa-
entre habitude, détestation et,
ne s’embarrasse pas de précau-
lement se soustraire à la tyran-
finalement, complicité gogue-
tions. Certains penseront que
nie coutumière d’un père qui
narde), les témoignages faisant
c’est ce qui fait sa force, d’autres
souhaitait la donner vierge au
référence aux lois, aux cou-
sa faiblesse. Signalons aussi que
mari de son choix. S’acheminant
tumes et aux moyens de les
Chef ! est accompagné d’Hom-
aujourd’hui vers la quarantaine,
contourner. Étudiants libéraux
mage, une courte fiction du
célibataire, sans enfant et acqui-
ou intégristes, sociologues cro-
même Jean-Marie Teno, elle
se à quelques valeurs huma-
quant la sexologie au tableau
aussi directement inspirée de
nistes de l’Occident, le désir (la
noir de l’université mais plus
❈
nécessité ?) lui est apparu d’ef-
réservés sur le divan familial…
son engagement politique.
fectuer un retour au pays des ori-
tous sont un peu piégés par les
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
gines pour y entreprendre une
retournements de leurs prin-
DANS LA MAISON
DE MON PÈRE
quête de ce père fui et si long-
cipes et le passage si délicat du
temps honni. Et peut-être une
général au particulier.
Film marocain
de Fatima Jebli Ouazzani
➤ Voilà plus de seize ans que
Fatima Jebli Ouazzani a rompu
avec les contraintes de son
milieu familial marocain pour
reconquête. On peut toujours
Enfin, pour laisser la part belle
rêver et le film, à travers
à la partie adverse – la perti-
quelques séquences oniriques,
nence et l’impact du film doi-
ne s’en privera pas.
vent beaucoup à cette équité
Pour tenter de favoriser la ren-
non dénuée de malice ou sim-
contre et renouer le dialogue, il
plement laissée à la force des
Le petit homme, troisième film
retour au bercail. Celui d’une
entre culture d’origine et culture
d’Ibrahim Feruzeh après La clé
jeune Marocaine née en Hol-
d’accueil. Il semble que chez
et La jarre, en train d’atteindre
lande qui, attirée par les fal-
nos voisins du nord, l’écart soit
la limite de ce cinéma “à l’iranien-
balas autant que par l’authen-
encore plus grand entre mili-
ne” magnifié par Kiarostami ?
ticité identitaire, veut faire sur
tantisme permissif d’une part et
Cinéma qui se joue des interdits
place un mariage traditionnel
repli communautaire restrictif
sans toujours chercher à les
et a conservé sa virginité pour
de l’autre. Et donc l’équilibre
abattre, et pour cela utilise l’en-
se conformer au cérémonial.
plus difficile à trouver.
❈
fance, terre de liberté en sursis,
à travers d’émouvantes et édi-
On la suit éblouie de fastes et
néanmoins inquiétée par un
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
fiantes histoires de dénuement,
rituel qui semble bien vouer à
LE PETIT HOMME
de dévouement, de solidarités,
la régression une jeune fille
Film iranien
de Ebrahim Foruzesh
qu’enluminent des frimousses de
émancipée.
Il faut le dire, ce film n’est pas
➤ Commençons par une consta-
ser les adultes écrasés par les
le énième réquisitoire contre le
tation sans doute très injuste,
tâches quotidiennes dans le
sort matrimonial fait aux
donc exprimée avec précaution
remue-ménage des villes ou l’ari-
femmes musulmanes et notam-
et retenue. N’est-on pas, avec
dité des campagnes. On a jusque-
héros en herbe, promptes à éclip-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 117
maghrébine, de la déchirure
CINÉMA
images –, le film suit un autre
ment aux Maghrébines. Tout ici
est plus complexe, plus sensible
et beaucoup plus efficace. La
franche explication – autant que
faire se peut – avec ce père
“répudiateur” et tyran domestique aura peut-être lieu. C’est
une affaire intime entre Fatima
Jebli Ouazzani et les siens. En
tout cas, le film aura, sans démagogie et avec une implacable
logique, apporté du grain à
moudre pour enfin débarrasser
les esprits de l’horrible métaphore du vieux couscous dont
personne ne veut, appliquée à
celles qui ont perdu leur virginité hors mariage et que réitère
gaillardement le grand-père du
fond de son impotence.
Dernière remarque qui peut
venir à l’esprit du spectateur
français : on disserte beaucoup,
concernant les jeunes d’origine
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 118
CINÉMA
là craqué à presque tous les
élan de solidarité qui parviendra
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
coups. N’y a-t-il pas comme une
à canaliser l’inondation et four-
PIÈCES D’IDENTITÉS
sorte de saturation d’un côté,
nira un beau morceau de bra-
d’essoufflement de l’autre ?
voure cinématographique, noc-
Film congolais (RDC) de
Mweze Dieudonné Ngangura
Dans l’entourage du jeune
turne et diluvien. Quand le soleil
➤
Mohammad Ali, chacun doit
se remettra de la partie, la
de réalisation (ou peut-être à
mettre du sien pour subvenir
récolte de courgettes, d’auber-
cause d’elles, selon le vieux prin-
aux besoins de la famille. Mais
gines et de citrouilles sera de
cipe “à quelque chose malheur
les difficultés s’accumulent à
taille à mériter une visite de
est bon”), ce film congolais (Kin-
mesure que les temps changent.
toute la classe de Mohammad
shasa), qui fut surtout tourné
Essence et gaz supplantent le
Ali. L’instituteur en tête, revenu
en Belgique et au Cameroun,
charbon et le père charbonnier
de ses préventions, pour une
échappe à bien des travers d’un
doit s’exiler en quête d’un travail
leçon d’agronomie en plein
cinéma africain confiné dans un
plus rémunérateur. Les objets
champ… et une consécration
passéisme
usuels et artisanaux que la mère
des activités clandestines du
double succès qu’il vient d’ob-
fabrique à domicile trouvent de
petit écolier fugueur. La famille
tenir, tant auprès du public que
moins en moins preneur sur les
est pour un temps sortie de la
dans de multiples festivals (à
marchés. La clientèle délaisse
disette et de l’opprobre.
commencer par l’Étalon de Yen-
l’osier et le rotin pour le plas-
On imagine assez bien l’accueil
nenga, récompense suprême du
tique et la moquette. Reste le
dithyrambique que le même film
Fespaco, festival panafricain de
lopin de terre ancestrale que
aurait suscité quelques années
Ouagadougou, en 1999), devrait
cultive péniblement et partiel-
auparavant. Il a tous les ingré-
d’ailleurs aider à faire bouger les
lement le grand-père. C’est là
dients
enthousiasmes
mentalités et les prises de déci-
que Mohammad Ali décide d’in-
d’alors, y compris une impec-
sions qui ont trop souvent
vestir ses jeunes forces et son
cable maîtrise esthétique qui
conduit à l’impasse.
amour de la nature, dussent en
aurait suffi à nous subjuguer. Là
Car les rares productions du
pâtir son assiduité d’écolier et
où nous finissons par trouver un
continent, orientées de façon
ses résultats pas toujours satis-
prudent conformisme, on aurait
subreptice vers les goûts exclusifs
faisants.
vu une frondeuse audace pour
de quelques aréopages euro-
Dès lors, le film va tourner à
contourner les impératifs sec-
péens, intronisaient quelques
l’hymne démonstratif. La com-
taires de la censure des mol-
auteurs-réalisateurs (non dénués
plicité de l’aïeul, ajoutée à l’opi-
lahs. Sous les métaphores et les
de qualité) en clients attitrés des
niâtreté et aux ruses du gamin,
symboles, nous aurions réperto-
palmarès et en artisans beso-
prêt à risquer les sanctions de
rié tous les signes annonciateurs
gneux et répétitifs, à l’inspira-
l’école buissonnière et les répri-
d’un futur meilleur. Donc, pru-
tion bridée. On devait s’incliner
mandes maternelles, triom-
dent mea culpa, la description
devant de belles histoires impré-
phent même des cataclysmes.
qui en est faite ici sur un ton
gnées
L’inévitable orage est maîtrisé,
involontairement ironique n’est
muséographique et désuète (les
qui aurait pu mettre en péril les
peut-être qu’un mouvement
trop fameux “films de calebasse”
récoltes et réduire à néant tous
d’humeur inconsidéré envers un
dont a parlé un critique lucide).
les efforts. Le désastre sera évité
film par ailleurs plein d’habileté
Pendant ce temps, l’urbanisation
de justesse par un magnanime
et de grâce.
❈
de l’Afrique, avec ses désastres et
des
Nonobstant les difficultés
esthétisant.
d’une
Le
anthropologie
ceux qui s’affligent de la médio-
tectrice des religieuses pour
écrans. Ce qui, au fond, n’était
crité des prestations “d’artistes
faire des études de médecine.
pas pour déplaire aux idéologies
de couleurs” ou à ceux qui pen-
Mais les lieux ont bien changé
dominantes, peu enclines au
sent trouver des solutions dans
depuis sa dernière visite lors de
constat et à la contestation.
l’application de quotas. On n’a
l’Exposition universelle de 1958.
Mweze Dieudonné Ngangura,
pas besoin de légiférer avec le
Alternant, comme bien des déra-
réalisateur déjà expérimenté de
talent, il s’impose naturellement.
cinés, entre naïveté et roublar-
plusieurs fictions et documen-
Mani vient pour tenter de retrou-
dise, il va connaître une cascade
taires, ne s’est pas embarrassé
ver sa fille Mwana (Dominique
d’aventures cocasses ou doulou-
de telles directives. Il n’a pas cru
Mesa), partie dans l’ombre pro-
reuses et multiplier les ren-
bon de céder à un prétendu goût
du jour. Avec les bonnes vieilles
recettes de la comédie, son film
met hardiment les pieds dans les
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 119
ses forces vives, s’absentait des
cienne puissance coloniale et
son ex-colonie en proie à “l’in-
CINÉMA
plats que se repassent l’an-
dépendance gouvernementale”,
pas tout à fait conforme aux
rêves de liberté et de prospérité.
L’incrustation de documents
d’époque vient, à point nommé,
rappeler quelques dérisoires ou
coupables faits historiques.
Comme tout cela est cuisiné
avec talent, humour, et un
mélange de tendresse et de férocité, le plaisir est au rendez-vous
autant que la surprise.
Imaginez que Mani, roi des
Bakongos, une dynastie hélas
plus prestigieuse que puissante,
déboule à Bruxelles, nanti de ses
seuls attributs distinctifs (boubou, toque, collier de cauris et
canne sculptée). Tout juste de
quoi séduire les antiquaires exotiques ! Gérard Essomba, comédien émérite, se taille ici une
grande part dans le succès du
film et apporte, si besoin est,
quelques pistes de réflexion à
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 120
CINÉMA
contres catastrophiques ou pro-
rédaction d’un polar susceptible
ville, dans un quartier, trouver
videntielles. Ce faisant, le film
de figurer sur le marché de l’édi-
les décors, rencontrer les gens et
s’en donne à cœur joie pour bro-
tion. Tel fut le cas de l’expérien-
alors seulement me mettre à
der et brocarder sur les pro-
ce menée avec quatorze chô-
écrire.” Les ateliers de Roubaix,
blèmes d’identité, d’intégration,
meurs à Lorient, sur le quartier
qu’il fréquente assidûment, lui
de solidarité, de générosité et de
de Kervé, et qui donna Zone
fournissent cette opportunité ;
magouille. En prennent pour
mortuaire, paru chez Gallimard
indéniablement, le scénario de
leur grade les anciens colons
(“Série noire”, 2455-1998) sous la
Sauve-moi en découle.
nostalgiques,
jeunes
signature du collectif Kelt. Tel fut
Tout ceci, méritant d’être dit,
“sapeurs”, fine fleur du dan-
encore le cas d’une récidive plus
ne doit pas davantage interférer,
dysme et de l’immigration, les
élaborée, tant au niveau du dis-
quelle que soit la richesse
fringants protégés du népotisme
positif que du soutien des insti-
sociale et culturelle de l’opéra-
diplomatique…
tutions, menée à Roubaix durant
tion initiale, avec le regard porté
Le vieux roi ne passe pas son
l’hiver 1998-1999 avec dix-huit
sur le film. Il faut le juger sur
temps à s’indigner. Il succombe
apprentis écrivains “salariés pri-
pièces. D’ailleurs, s’il est fidèle
lui aussi à bien des tentations
vés d’emploi”. Au final sortit un
au contexte, il s’écarte libre-
que cette société déboussolée
nouveau polar polyphonique,
ment des événements rapportés
offre à tout venant. Il n’en sera
Ne crie pas (“Série noire”, 2575-
et en différencie les person-
que plus enclin à la clémence
2000), toujours sous la houlette
nages. De l’aventure collective,
quand enfin il retrouvera
de Ricardo Montserrat et sous le
reste un groupe de copains dont
Mwana, pas tout à fait où il l’at-
label Roseback, référence asso-
le combat quotidien contre l’ad-
tendait. Il sera toujours temps de
ciative des participants à l’ate-
versité renforce la camaraderie.
se ressaisir et de retourner à la
lier ; il connut un appréciable
La construction de la maison de
case départ. Certes, ce final
succès de librairie (20 000 exem-
Sergio (Philippe Fretun) –
accuse quelques faiblesses,
plaires vendus).
emplacement et matériaux sans
comme si, l’essentiel étant dit et
C’est sur cette expérience peu
doute procurés sans garantie –
bien dit, on pouvait un peu
banale que se greffe, pour ainsi
provoque déjà des bisbilles avec
bâcler la sortie. Reste l’impact
dire en parallèle, la participation
le voisinage ; elle fait symboli-
d’une comédie grinçante, pleine
de Christian Vincent, réalisateur
quement figure de l’œuvre com-
❈
consacré depuis La discrète
mune à édifier dans un climat de
(1990). Ayant tourné en Nord-
suspicion et un lot inépuisable
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
Pas-de-Calais pour Je ne vois
d’embrouilles. De querelles
SAUVE-MOI
pas ce qu’on me trouve (1997),
internes aussi, car les bons sen-
Film français
de Christian Vincent
il avait envie de témoigner plus
timents pacificateurs de Willy
directement, dans une prochaine
(Jean-Roger Milo) ne suffisent
les
de charme.
➤
Ricardo Montserrat, auteur
fiction, des détresses humaines
pas toujours à ramener le calme
publié dans la “Série noire”, est
qu’entraîne le chaos social dû à
dans le groupe, pas plus que l’in-
coutumier des ateliers d’écriture
l’effondrement de certains sec-
dépendance de Mehdi (Roschdy
menés avec des exclus ou des
teurs de l’économie : “Je voulais
Zem), à qui son travail de taxi
“publics en difficulté”. Certains
commencer par là où on finit
clandestin laisse une marge de
de ces ateliers, particulièrement
d’habitude, c’est-à-dire m’ins-
liberté et une capacité de prise
productifs, aboutissent à la
taller quelque part dans une
de conscience dont les autres
changer grand-chose à
l’hostilité des lieux, sauf
imposé à l’Irak par les
potentats occidentaux,
une sorte d’essor économique, de perspective de
survie plutôt, dépend de
la contrebande entre les
villages limitrophes.
Jeune réalisateur de
trente ans avec à son
sont privés. Roschdy Zem excelle
la Yougoslavie, doit servir d’ou-
actif plusieurs courts-métrages,
dans ces rôles complexes aux
verture sur les malheurs du
dont Vivre dans le brouillard,
carrefours de l’intégration et de
monde, de révélateur sur leur
primé à Clermont-Ferrand en
la rupture (on pense à sa récente
relativité et de détonateur pour
1999, et qui fut aussi bien assis-
interprétation d’un barman de
faire craquer les conventions, et
tant d’Abbas Kiarostami pour Le
l’aéroport de Roissy dans l’inté-
aspirer malgré tout au bonheur.
vent nous emportera qu’acteur
ressant Stand by de Rock Sté-
Tâche sans doute écrasante et
dans Le tableau noir de Samira
phanik, passé trop inaperçu
par trop décalée pour une comé-
Makhmalbaf, donc déjà très
dans la programmation plétho-
dienne au registre aussi limité
impliqué dans le renouveau du
rique de l’été).
(criailleries et gesticulations)
cinéma iranien, Bahman Gho-
Éléments et événements pertur-
que Rona Hartner.
❈
badi a situé autour des bourgades de Sardab et Bané, dans
bateurs viendront précipiter les
drames : la fragilité psycholo-
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
une région qu’il connaît bien
gique de Marc (Pierre Berriau),
UN TEMPS
POUR L’IVRESSE
DES CHEVAUX
pour y être né, un splendide
miné de jalousie, et sa révolte
homicide contre l’exploitation
de son employeur, comme la trop
forte expression de libre arbitre
revendiquée par Cécile (confirmant les débuts prometteurs de
Karole Rocher). Mais pour aller
vers un dénouement plus
constructif et optimiste – ce qui
n’était pas forcément le but poursuivi par les rédacteurs de l’atelier d’écriture – le film introduit
un personnage extérieur, sorte
de guest star exubérante qui,
échappée aux dures réalités de
CINÉMA
insolite de l’embargo
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 121
qu’aujourd’hui, avantage
Film iranien
de Bahman Ghobadi
➤ Mise en garde préliminaire
pour ceux qui croiraient que ce
beau titre aventureux n’annonce
qu’une héroïque cavalcade dans
les steppes de l’Asie centrale :
nous sommes bien dans les terres
arides d’un hypothétique Kurdistan, aux confins de l’Irak et de
l’Iran, territoire férocement disputé lors du conflit déclenché en
1980. Le temps y a passé sans
mélo social.
Ils sont cinq orphelins subvenant presque seuls à leurs
besoins dans un environnement
sans pitié, malgré quelques
secours avunculaires. Leur plus
lourd fardeau est, dans tous les
sens du terme, l’aîné, invalide et
handicapé, atteint de nanisme ;
il nécessite une surveillance et
des soins constants et son salut
prolongé dépendrait d’une hospitalisation et d’une opération
en Irak, de l’autre côté de l’hiver rigoureux, des champs de
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 122
CINÉMA
mines, des guets-apens de bri-
troupeaux de chevaux et de
parmi les marchandises… Cette
gands de tous poils. Il incombe
mulets. Il n’empêche que dans
épopée pathétique, reconstituée
aux deux adolescents les plus
l’hallucinant cortège, tout le
avec ceux qui la vivent réguliè-
aguerris et mûris avant l’âge
monde doit avoir recours à des
rement, nous vaut des images
d’assurer l’ordinaire. Amaneh,
expédients pour surmonter les
d’une beauté poignante et nous
la fillette, est préposée au
difficultés, le dopage des ani-
étreint d’une émotion difficile-
ménage, à la nourriture et à la
maux n’étant pas le moins ris-
ment oubliable.
tendresse, mais c’est Nezhad le
qué. D’où le dévoilement mysté-
véritable soutien de famille, qui
rieux du titre. On verse dans les
❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈
ne trouve dans le dénuement
abreuvoirs quelques litres de
LA VIERGE DES TUEURS
ambiant qu’à louer sa force pour
vodka. Tout est question de
effectuer quelques travaux
dosage, sinon on peut passer tra-
Film colombien
de Barbet Schroeder
éreintants de portefaix.
giquement du sursaut d’énergie
➤
La besogne la plus lucrative – et
à l’ivresse qui met en péril bêtes,
lin s’enluminent d’insolites feux
la grande aventure commerciale
gens et cargaison, et réduit à
d’artifices, c’est qu’une cargai-
de la contrée – est le transport
néant les efforts et les espoirs
son de drogue a réussi à franchir
frauduleux de marchandises
des passeurs.
les barrages et les contrôles.
vers l’Irak, à dos d’hommes ou de
Après quelques tentatives peu
Une “narco-fiesta” spontanée
bêtes. Les petits porteurs indi-
encourageantes, enfin muni d’un
s’organise, à laquelle participe
viduels souffrent plus des
cheval prêté par un oncle, Nez-
toute la population. C’est dire
rigueurs du climat, de l’insécu-
had affronte les périls de la tra-
combien la ville vit en marge
rité, de la fatigue de la charge
versée, encore augmentés par la
des normes et des moralités
que les nantis qui guident les
présence de Mahdi, ballot effaré
communément admises. De
❈
Quand les nuits de Medel-
Ultime provocation pour finir de
chacun songe à festoyer à l’unis-
sonnalité et de son talent.
brouiller les cartes et d’em-
son des célébrations chré-
Dans le climat délétère et fasci-
brouiller ceux qui tiendraient à
tiennes, et les jeunes des quar-
nant d’une ville en proie au
trouver des excuses à toute
tiers les plus déshérités n’ont
crime de sang banalisé et à tous
conduite délictueuse dans l’ab-
d’autre préoccupation que d’of-
les trafics de l’argent sale, où la
solu de la passion : à peine Alexis
frir à leur mère de somptueux
ferveur religieuse, sur fond d’in-
est-il victime de son fatal cache-
cadeaux. Augmentent alors de
vectives et d’imprécations, par-
cache avec la mort, qu’un Wil-
façon exponentielle pendant les
vient seule à se frayer un chemin
mar (Juan David Restrepo), tout
préparatifs, entre guirlandes,
entre les rafales d’armes auto-
aussi beau et dangereux, le rem-
oraisons, pétards et cantiques,
matiques et les flots de musiques
place dans le lit et le cœur de
les vols, braquages, rackets et
triviales sortant des haut-par-
Fernando. Sans principes ni illu-
autres assassinats.
leurs, l’écrivain homosexuel va
sions, comme sa ville, il n’est
Cette ville entre religiosité et
rencontrer un premier (der-
pas prêt à renoncer à vivre,
violence extrême, minorités opu-
nier ?) amour en la personne
puisque la vie est un sursis.
lentes et majorités en deça du
d’Alexis (Anderson Ballesteros),
On vous l’a dit, on est très loin du
seuil de pauvreté, Fernando
jeune et bel adolescent sicario
convenable pour tous, du poli-
(German Jaramillo), écrivain
(tueur).
tiquement et sexuellement cor-
quinquagénaire, désabusé mais
À son contact, et dans un élan
rect. Ajoutons à l’actif de ce film
encore capable de passions, sou-
partagé, va reprendre le vieux
choc, qui a le mérite de bouscu-
vent cynique mais la plupart du
rêve de Pygmalion. Non pas pour
ler et bouleverser le public et la
temps lucide et généreux, la
ramener le jeune délinquant à
critique, une étonnante maestria
retrouve après trente ans d’ab-
l’honnêteté, mais pour lui faire
technique dans l’utilisation de la
sence. Tout a tellement changé
partager quelques plaisirs éli-
caméra numérique à haute défi-
qu’il ne sait plus trop s’il y
tistes de la vie, et quelques juge-
nition. Ainsi, la ville infernale
retrouvera des souvenirs d’en-
ments iconoclastes sur la
nous est donnée non pas dans
fance pour l’aider à vivre, ou des
société. Tout cela dans une
un flou artistique dont certains
réalités désespérantes capables
approche amorale propre à sou-
se seraient satisfait, mais dans
d’avancer l’heure de sa mort.
lever l’indignation des bien-pen-
une profondeur de champ qui
Barbet Schroeder s’inspire ici
sants mais qui colle parfaite-
révèle à la perfection ses splen-
au plus près de l’œuvre auto-
ment à l’environnement d’une
deurs et ses misères, sublime-
biographique et éponyme de
ville sans repères.
ment imbriquées.
Fernando Vallejo (parue aux
éditions Belfond en 1999), qui a
lui-même procédé à l’adaptation. Réalisateur français d’origine allemande et né à Téhéran,
Schroeder a passé son enfance
en Colombie. Inclassable, il
impose avec chacune de ses
œuvres, depuis trente ans, de
fondamentales remises en cause
❈
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 123
et des aspects neufs de sa per-
CINÉMA
même, à l’approche de Noël,
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 124
Si dans les jours qui suivent le massacre d’octobre 1961, une bonne partie de la grande presse évoque
disparitions, violences et internements, la censure est un épouvantail trop présent pour que vérité et
protestations éclatent. Des intellectuels et la presse d’opinion prennent le relais, mais la mémoire de
l’événement sombrera peu à peu dans la confusion. Elle refait surface dans les années quatre-vingt, et
la diversification des médias permet alors de restituer l’émotion. La question du bilan réel sera à nouveau d’actualité avec le procès Papon en 1997, question qui demeure à ce jour sans réponse précise.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 125
LE 17 OCTOBRE 1961 ET LES MÉDIAS
DE LA COUVERTURE
DE L’HISTOIRE IMMÉDIATE
AU “TRAVAIL DE MÉMOIRE”
MÉDIAS
MÉDIAS
par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média
Le 18 octobre 1961, toute la presse
presse populaire de droite qui, à
témoigner de la répression poli-
rend compte de la manifestation
l’instar du Parisien libéré, de
cière en plusieurs points de la
de la veille, organisée par la Fédé-
L’Aurore ou de Paris-Jour,
capitale et en banlieue. Cepen-
ration de France du FLN en dif-
reprend la version de la préfec-
dant, le ton reste prudent. “Sur
férents points de Paris contre le
ture de Police. Elle évoque de
ce qu’a été cette tragique jour-
“couvre-feu” imposé aux tra-
“violentes manifestations nord-
née d’hier, nous ne pouvons tout
vailleurs algériens par le préfet de
africaines”, emmenées par des
dire. La censure gaulliste est
Police Maurice Papon. Les jours
“meneurs” et des “tueurs”,
là. Et L’Humanité tient à éviter
et les semaines suivants, après de
“déferlant vers le centre de la
la saisie pour que ses lecteurs
nouvelles manifestations, notam-
ville”. “C’est inouï ! Pendant
soient, en tout état de cause,
ment de femmes et d’enfants
trois heures 20 000 musulmans
informés de l’essentiel” (L’Hu-
venus s’enquérir du sort des
algériens ont été les maîtres
manité, 18 octobre 1961). Libé-
hommes arrêtés ou disparus, cette
absolus des rues de Paris.”
ration(2), Témoignage chrétien
activité journalistique va même
(Paris-Jour, 18 octobre 1961).
ou France Observateur publient
s’amplifier, “au point de consti-
À les lire, ce sont des membres
tuer aujourd’hui une source non
du service d’ordre du FLN qui
négligeable pour l’historien en
auraient tiré les premiers,
quête d’une première approche
entraînant la riposte policière.
sur le 17 octobre 1961”(1).
La presse de gauche, elle, sou-
Deux points de vues très tran-
ligne le caractère pacifique de la
chés apparaissent. D’un côté, la
manifestation et cherche à
1)- Sylvie Thénault, “La presse
silencieuse ? Un préjugé”, in Revue
trimestrielle de l’association Carnet
d’échange, n° 1, mai 1999, université
Paris-VII.
2)- Rappelons qu’il s’agit ici du journal
Libération issu de la Résistance et disparu dans les années soixante [NDLR].
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 126
MÉDIAS
sous la forme interrogative “est-
osées : plusieurs témoignages
ternement, au Palais des sports
il vrai que… ?” ou “y a-t-il
évoquent les violences policières
ou au stade Coubertin. Le quoti-
eu… ?” de multiples informa-
à l’égard de photographes, mais
dien proteste aussi contre le
tions sur les exactions policières
parlent aussi de coups de feu
refus d’autoriser son collabora-
et leur caractère systématique
tirés vers les manifestants. Dans
teur à visiter ces lieux pour se
(hommes frappés et jetés à la
son édition du 21 octobre, le
rendre compte de la situation. Le
Seine ou retrouvés pendus dans
journal publie un reportage dans
traitement des personnes inter-
les bois, décompte du nombre
un bidonville de Nanterre :
nées, mais aussi le bouclage des
des morts et des disparus qui dis-
contre le couvre-feu, “nous
bidonvilles vont provoquer l’in-
crédite le bilan officiel faisant
sommes descendus dans la rue
dignation des titres de gauche
état de 3 morts et 55 blessés…)
comme des ouvriers de Renault
qui tracent un parallèle avec l’Al-
”Si tout cela est exact, et nous
qui veulent une augmentation
lemagne nazie. Témoignage
avons de bonnes raisons de le
de salaire”, déclarent des habi-
chrétien, qui publie les terribles
croire, qui sont les auteurs de
tants présentés avec sympathie.
photos d’Élie Kagan, décrit un
ces crimes ?”, demande Libéra-
“11 538 Nord-Africains ont été
univers concentrationnaire et
tion du 19 octobre 1961.
conduits dans des centres de
Marguerite Duras, dans France-
triage”, titre L’Aurore du
Observateur du 9 novembre,
19 octobre, avant de préciser
compare le bidonville de Nan-
que 1 500 manifestants arrêtés
terre au ghetto de Varsovie.
seront refoulés en Algérie.
Le journal Le Monde rend
Les autres titres font preuve
Le Figaro du 23 octobre se
compte de la répression et des
d’une certaine ambivalence.
départit quant à lui de son sou-
réactions qu’elle suscite. Mais il
France-Soir donne à sa une la
tien initial à la police pour
en attribue une part de respon-
version officielle, mais les pages
dénoncer des “scènes de violence
sabilité au FLN, “puisqu’ici et là,
intérieures se révèlent plus
à froid” dans les centres d’in-
c’est le terrorisme musulman
LES INTELLECTUELS
ENTRE “PETITE”
ET “GRANDE” PRESSE
pogroms ailleurs en France
une “contre-société FLN”
(édition du 20 octobre
1961). Les intellectuels
engagés contre la guerre
d’Algérie et la torture,
pour qui Le Monde est
une institution dont le
prestige suscite une ferveur quasi religieuse,
n’ont pas encore vraiment
accès aux colonnes du
journal. Pourtant, comme
le disent Maurice Clavel
et Michel Foucault, les
intellectuels sont deve-
Les sœurs de
la petite Fatima Bedar,
retrouvée noyée dans
le canal Saint-Martin,
racontent
leur “consternation”
en apprenant l’existence
de la manifestation
parisienne du FLN.
Elles croyaient que
leur sœur était morte
à Charonne !
(Metz, Nancy). Côté images,
le biologiste Jacques Panijel va entreprendre une
enquête qui donnera le film
Octobre à Paris. Beaucoup
de ces publications vont être
saisies, le film sera interdit
mais, paradoxalement, leur
contenu, diffusé “sous le
manteau”, va marquer toute
une génération, ce qui ne
semble pas le cas de la
grande presse et de son
information éphémère, volatile. On doit ainsi à JeanPaul Sartre et à cette
“petite” presse militante
nus plus sensibles à
l’apparition des notions de
l’histoire immédiate et,
par leur travail d’enquête, “ont
mort d’une cinquantaine de
“pogrom” ou de “ratonnade”
commencé à être des journa-
manifestants dans la cour de la
dans l’imaginaire français, mal-
listes”(3).
préfecture, sous les yeux du pré-
heureusement très souvent
Or, si la presse a joué un rôle
fet Maurice Papon.
déclinées au pluriel.
indéniable jusque-là, les intel-
Dans la nouvelle revue Partisans,
à la censure. Ils entendent appe-
LA MÉMOIRE
D’OCTOBRE ÉCLIPSÉE
PAR CELLE
DE CHARONNE
ler les choses par leur nom.
Les “petits” médias, dont la
cière contre les manifestants
Après que le gouvernement a
revue Les temps modernes, les
anti-OAS du 8 février 1962, et
rejeté la constitution d’une com-
journaux Témoignages et docu-
qualifie le film de “navet”. Pour
mission d’enquête parlemen-
ments ou Vérité-liberté, ou
comprendre cette critique, il est
taire et a prononcé des non-lieux
encore la maison d’édition Fran-
nécessaire de rappeler la diffé-
pour l’ensemble des poursuites
çois Maspero publient de mul-
rence de traitement entre les
judiciaires, ils lancent leur
tiples documents qui permet-
deux événements. “C’est le plus
propre investigation. C’est
tront de faire une synthèse sans
sanglant affrontement entre
d’ailleurs vers des gens comme
concession des événements du
policiers et manifestants depuis
Paul Thibaud ou Claude Bourdet
17 octobre. Droit et liberté,
1934”, écrit Le Monde le
que des policiers écœurés, se
journal du Mouvement contre
10 février 1962. Cette affirma-
présentant comme “républi-
le racisme et pour l’amitié entre
cains”, vont se tourner pour révé-
les peuples (Mrap), fournit
ler nombre d’atrocités, dont la
des informations sur d’autres
lectuels-journalistes ne sauraient se satisfaire de protestations édulcorées pour échapper
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 127
drames”, et stigmatise
MÉDIAS
qui est à l’origine de ces
François Maspero reproche à
Jacques Panijel de finir Octobre
à Paris sur les huit morts de
Charonne, suite à la charge poli-
3)- Cf. Le siècle des intellectuels,
épisode “De Sartre à Foucault”,
France 3, janvier 1999.
✒
jeune ouvrier spécialisé, est tué
aux portes de Renault-Billancourt
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 128
par un vigile alors qu’il distribuait
un tract intitulé “On assassine à
Paris”, appelant à manifester le
soir même à la station de métro
Charonne. Dix ans après, des
intellectuels, dont Michel Foucault, se sont aussi rendus sur les
lieux. À leur côté, le dirigeant de
la GP, Alain Geismar, mêle l’évocation de février 1962 aux charges
policières de ce 25 février 1972. Il
parsème également son discours
MÉDIAS
de références plus ou moins impliManifestation du 17 octobre 1961 près de l’Opéra à Paris. © IM’ média.
tion occulte le massacre des
lutte contre les attentats de l’OAS
cites aux “ratonnades” d’octobre 1961. D’aucuns considèrent
qu’Alain Geismar – lui-même
Algériens en 1961 et tous les
en
et de la répres-
aurait été témoin des exactions
efforts faits pour en connaître
sion du 8 février 1962 comme un
policières sur le pont de Neuilly
l’étendue. Elle préfigure la suite :
symbole des risques de “fascisa-
le 17 octobre 1961 – a choisi Cha-
le 13 février 1962 est déclaré
tion” du régime. Commémorée
ronne contre Octobre 1961 en
“journée morte”. Aucun journal
chaque année, cette date restera,
toute conscience, pour récupérer
ne paraît : parmi les victimes,
au-delà du clivage gauche-droite,
la “mémoire de février”, jusque-
deux travaillaient dans la presse.
dans la mémoire collective des
là “chasse gardée” d’un PCF
500 000 personnes suivent les
Français, tandis que l’oubli recou-
honni.(7)
obsèques des huit “martyrs de
vrira Octobre 1961.
De nombreux films militants des
la liberté”.
métropole(6)
pleur, et les victimes ont été
LES STIGMATES
D’UNE CONFUSION
PARFOIS DÉLIBÉRÉE
enterrées à la sauvette. “Les
Le début des années soixante-dix
Français ont ‘choisi entre les
va confirmer et accentuer cette
morts’”, dira avec un sentiment
tendance à la confusion. Après
de malaise un témoin présent au
Mai 1968, les maoïstes de la
défilé(4). “Au moment des dis-
Gauche prolétarienne (GP)
cours, seul le représentant de la
reprennent à leur compte le
CFTC, Robert Duvivier, évoque
thème de la “fascisation”. Ils
Après le 17 octobre 1961, il n’y a
eu aucune manifestation d’am-
En fait,
dénoncent la terreur raciste qui
sur les ressorts de l’antifascisme,
règne dans les usines et les crimes
la gauche se retrouve dans son
racistes qui se multiplient. Le
élément. Elle va s’emparer de la
25 février 1972, Pierre Overney, un
les morts
algériens.”(5)
années soixante-dix vont porter
les stigmates de cette confusion.
4)- D’après Jean-Luc Einaudi,
La Bataille de Paris, Seuil, 1991,
p. 275-276.
5)- Ibid.
6)- De 1958 à 1961, 61 policiers
ont été tués en métropole par
les nationalistes algériens.
Du 1er janvier au 31 août 1961,
460 Algériens succomberont. Toujours
en métropole, de février à octobre 1961,
230 attentats ont été commis
par l’OAS, puis, de novembre 1961
à février 1962, 450 attentats (sources :
Libération, 12 octobre 1991 ; Anne
Tristan, Le silence du fleuve, Syros, 1991).
7)- Voir Fausto Giudice, Arabicides,
La Découverte, 1992.
manifestation parisienne du FLN.
occultée dans les années
multiples réseaux parallèles,
Elles avaient jusqu’alors cru que
soixante-dix. Plusieurs initia-
notamment auprès des jeunes
leur sœur était morte à Cha-
tives ont été prises avec plus ou
lycéens et étudiants, qui n’ont
ronne ! Ce témoignage en corro-
moins de succès. Parmi celles-ci,
pas directement connu la situa-
bore bien d’autres, qui contredi-
on peut retenir la grève de la
tion des années soixante mais
sent le préjugé selon lequel il y
faim du cinéaste René Vautier
qui restent fascinés par la
aurait deux mémoires se tour-
contre la censure d’État en 1973.
L’auteur d’Avoir vingt ans
naire et apartidaire de
Il serait réducteur de dire
que ce sont les “Beurs”
qui ont initié le retour
collectif de la mémoire.
Ce sont davantage
leurs aînés,
des militants formés
dans les années
soixante-dix au contact
de la gauche française
et d’anciens du FLN,
qui en sont à l’origine.
Mai 1968. Or, l’imagerie
militante d’alors instrumentalise généralement
sans vergogne les images
pour illustrer des discours
idéologiques. Les photos
prises le 17 octobre 1961
par Elie Kagan sont ainsi
utilisées pour illustrer…
les
“ratonnades”
des
années soixante-dix. Les
conséquences de cette
manipulation plus ou
moins consciente d’images
devenues quasi atem-
dans les Aurès obtiendra le
principe d’une levée de la
censure politique, permettant au film Octobre à Paris
– qu’il cherchait à distribuer – de recevoir enfin un
visa non commercial. Par
ailleurs, l’Amicale des Algériens en Europe, héritière
de la Fédération de France
du FLN, a instauré le
17 octobre comme “journée
nationale de l’émigration”.
Chaque année, une commémoration a lieu, et par le
biais des nombreuses publi-
porelles vont se révéler
cations de l’Amicale, des
ravageuses. Elles prédis-
documents fort instructifs
posent les nouvelles généra-
nant ostensiblement le dos : celle
sont régulièrement délivrés au
tions, déjà marquées par le pri-
des Algériens et celle des Fran-
public. Mais, au-delà d’un cercle
mat de l’image sur l’écrit, à une
çais. Les Algériens de France
restreint, le message ne passe
mémoire
qui
reproduisent aussi, à leur corps
guère, sans doute à cause du dis-
mélange les références histo-
défendant, l’imaginaire et l’his-
crédit croissant de l’Amicale,
riques et les genres.
toriographie de leur pays de rési-
qui passe pour une courroie de
Des personnes directement
dence. Et cela, le plus souvent
transmission du gouvernement
concernées se retrouveront pié-
dans l’ignorance de l’histoire de
et des consulats algériens. La
gées. Dans le documentaire
leurs parents.
martyrologie officielle, à force
fourre-tout
17 octobre 1961, une journée por-
d’être ressassée, devient sus-
petite Fatima Bedar, retrouvée
UN CHOC
POUR LES JEUNES
GÉNÉRATIONS
noyée dans le canal Saint-Martin,
Il serait cependant erroné de
tous ces documents, se disant
racontent leur “consternation”
considérer que la “mémoire
qu’ils les consulteront plus tard,
en apprenant l’existence de la
d’Octobre” a été complètement
peut-être…
tée disparue, de Philippe Brooks
et Alan Hayling, les sœurs de la
MÉDIAS
mythologie révolution-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 129
Ces films vont circuler dans de
pecte. Les gens concernés estiment désormais qu’il y a exagération, et remisent dans un coin
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 130
À partir de 1981, la mémoire
sans rendre des comptes. Ceux
les massacres se sont déroulés.
d’Octobre refait surface dans
qui rouvrent le dossier sont bien
Ils s’y recueillent en silence.
l’espace public français. Les quo-
souvent des anciens militants
Plus qu’une prise de conscience
tidiens Libération (qui avait
anticolonialistes, devenus de
et une révolte collectives, leur
déjà évoqué en 1980 “un mas-
grands
des
démarche est solitaire. Ils
sacre raciste en plein Paris”) et
médias, voire des patrons de
auront du mal à exprimer leur
Le Monde consacrent une place
presse. Ils n’ont pas renié tous
ressentiment, aux allures de
importante au vingtième anni-
leurs engagements passés, à
quête identitaire(9). Le silence
versaire du 17 octobre. Le Monde
commencer par leur opposition
des parents sera aussi inter-
demande des comptes sur le
à la guerre d’Algérie, et enten-
rogé : pour mieux se faire accep-
bilan officiel du massacre, et sug-
dent bien lever certains sujets
ter par la société française, faut-
gère que cette date soit célé-
jusque-là tabous.
il donc taire son histoire
brée comme “journée nationale
propre ?
20 heures un sujet de Marcel
L’ÉMOTION
RESSUSCITÉE
PAR L’AUDIOVISUEL
Trillat, lancé en plateau par
Quand les jeunes issus de l’im-
desquels les non-grévistes scan-
Patrick Poivre d’Arvor. Ce regain
migration algérienne, tout
dent “Au four, à la Seine !” à
d’intérêt pour le 17 octobre 1961
comme les enfants de harkis,
l’encontre des grévistes immi-
apparaît dans le contexte de la
qui lisent la presse française et
grés blessés(10), rappellent com-
victoire de la gauche en 1981.
parfois l’hebdomadaire Sans
bien les références racistes sont
L’heure est à l’inventaire de l’an-
Frontière(8),
apprennent l’exis-
enracinées dans la culture
cien régime. Et pas question de
tence du 17 octobre 1961, c’est
ouvrière. En réaction, une par-
laisser les responsables, dont
le choc. Des jeunes, garçons et
tie des Marcheurs pour l’égalité,
Maurice Papon, encore membre
filles, vont effectuer un parcours
qui avaient fait sensation un
du
gouvernement,
de reconnaissance initiatique
mois plus tôt, participent à une
prendre une retraite heureuse
des différents lieux de Paris où
manifestation sous la bande-
contre le racisme”. Antenne 2
diffuse au journal télévisé de
MÉDIAS
professionnels
dernier
Lors de la grève de l’hiver 19831984, les affrontements raciaux
à l’usine Talbot-Poissy, au cours
role : “Nous sommes tous des
Arabes de chez Talbot”. Pour
autant, il serait réducteur, voire
démagogique d’en conclure que
ce sont avant tout les “Beurs”
qui initient le retour collectif de
la
mémoire
autour
du
17 octobre 1961. De fait, ce sont
davantage leurs aînés, des militants formés dans les années
soixante-dix au contact de la
gauche française et d’anciens
du FLN, qui contribuent à reformuler le “devoir de mémoire”.
Mehdi Lallaoui, par exemple,
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●
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●
●
●
Octobre à Paris, 1962, de Jacques Panijel, produit par le Comité Maurice-Audin.
Interdit jusqu’en 1973, jamais diffusé à la télévision française.
Le silence du fleuve, d’Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, 52 minutes, 1991,
prod. Au Nom de la mémoire.
Une journée portée disparue, de Philippe Brooks et Alan Hayling. Consultant historique :
J-L. Einaudi. 52 minutes, 1992. Prod. Point du jour pour Channel 4.
Diffusion en France : France 3 (le 2 mars 1993) puis sur Planète câble.
Vivre au Paradis, de Bourlem Guerdjou, 1998. Fiction.
C’était le 17 octobre 1961, Opération télécité, n° 7, 26 minutes, série proposée
par Tewfik Farès. Alizé prod./France 3 Paris Île-de-France Centre,
diffusé le 17 octobre 1999.
Meurtres pour mémoire, de Laurent Heynemann, d’après le roman de Didier Daenninckx.
Les enfants d’Octobre, d’Ali Akika, 52 minutes, 2000, prod. Les Films de la lanterne.
MÉDIAS
●
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 131
FILMOGRAPHIE :
animateur de l’association Au
Le recours à l’audiovisuel
la guerre sera sans doute un filon
Nom de la mémoire, a beaucoup
démontrera aussi la puissance
d’avenir. Comme si, finalement,
fait pour le succès du trentième
d’évocation de l’image, qui sus-
la
anniversaire en 1991, autour du
cite davantage l’émotion autour
n’avait été qu’une parenthèse
film et du livre Le silence du
de témoignages donnant à voir
malheureuse dans un processus
fleuve. Il a fréquenté, au Comité
l’intimité des gens. Quitte sans
d’enracinement des Algériens
des travailleurs algériens, des
doute à réduire l’importance du
en France qui lui serait bien
anciens dirigeants du FLN
contexte politique et historique :
antérieur.
comme Saad Abssi et demeure
la guerre contre le colonialisme
très lié à la gauche antifasciste
glisse ainsi au second plan, au
française. Il a su déborder le
profit d’une dénonciation du
L’IMPUNITÉ…
JUSQU’À QUAND ?
cadre étriqué de l’expression
massacre et des conditions de
Savoir enfin ce qui s’est vrai-
militante, se servir des nou-
vie des travailleurs immigrés de
ment passé le 17 octobre 1961,
velles opportunités offertes par
l’époque. Le personnage princi-
connaître l’ampleur du massacre
l’ouverture des médias et par la
pal du film Vivre au paradis, de
et en désigner les responsables,
démocratisation des outils de
Bourlem Guerdjou, sorte d’anti-
demeure une constante. Le pro-
communication.
héros superbement campé par
cès en octobre 1997 de Maurice
l’acteur Rochdy Zem, pousse
Papon, accusé de crimes contre
8)- Hebdomadaire “par et pour les
immigrés”, publié entre 1979 et 1985.
cette logique à son paroxysme :
l’humanité dans l’affaire des
sa stratégie individuelle d’inté-
déportations
9)- Voir Bouzid Kara, La Marche,
Sindbad, Paris, 1984, Aïcha Benaïssa,
Née en France, Payot, Paris, 1990,
ou Leïla Sebbar, La Seine était rouge,
éd. Thierry Magnier, Paris,1999.
gration (quitter à tout prix le
1 500 juifs de Bordeaux en 1942,
bidonville pour un HLM) se
et le procès que ce même Papon
déploie à contre-courant des
intente contre l’écrivain Jean-
consignes du FLN. Cette liberté
Luc Einaudi en février 1999, vont
vis-à-vis du carcan politique de
permettre de ramener à la une
10)- Cf. Journal télévisé d’Antenne 2,
5 janvier 1984.
guerre
d’Indépendance
de
près
de
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 132
MÉDIAS
des médias la question de la
registres du parquet. Pour
désormais en prison, on peut
reconnaissance officielle du
autant, le recours aux archives
craindre un moindre intérêt
bilan réel du massacre et de
semble bien aléatoire : il appa-
public pour des suites judiciaires
nécessaires poursuites en jus-
raît d’ores et déjà que de nom-
à l’encontre de la répression du
tice. Le ministre de l’Intérieur
breux documents ont dis-
17 octobre 1961. D’autant que
Jean-Pierre Chevènement se dit,
paru(11), et les chercheurs
l’ensemble des faits relatifs à la
à l’Assemblée nationale, “tout à
indépendants ont bien du mal à
guerre d’Algérie demeure à ce
fait prêt à chercher à faire la
y accéder. Malgré que le gou-
jour couvert par un décret d’am-
vérité” (Le Monde, 17 octobre
vernement ait pris, le 5 mai
nistie promulgué en mars 1962.
1997), et nomme la mission Man-
1999, la décision de faciliter les
Face à ce risque d’impunité, un
delkern pour tenter d’établir un
recherches historiques, la pré-
groupe d’intellectuels emmené
bilan. Cette mission rapporte
fecture de police de Paris conti-
par l’universitaire Olivier Le
qu’il y aurait eu “quelques
nue par exemple d’opposer à
Cour Grandmaison a rendu
dizaines de tués”. Einaudi main-
Jean-Luc Einaudi le délai de
public l’appel “17 octobre 1961 :
tient son évaluation de deux
soixante ans pour l’accès aux
pour que cesse l’oubli”, nom de
cents morts au moins.
documents nominatifs “qui met-
la nouvelle association (cf. Libé-
Mais c’est surtout la bataille
tent en cause la vie privée”,
ration, 19 octobre 1999). Ils
pour l’ouverture des archives
prévu à l’article 7 de la loi du
dénoncent l’impunité d’un
qui retient l’attention. Libéra-
3 janvier 1979 sur les archives
“crime contre l’humanité com-
tion publie le 22 octobre 1997
(cf. Le Monde, 11 octobre 2000).
mis par l’État”, “l’outrage aux
des pièces d’archives tirées de
Maurice Papon, vieillard malade
victimes et à leurs proches”,
◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆
BIBLIOGRAPHIE :
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Les temps modernes, novembre 1961 : “La bataille de Paris”, texte de J.-P. Sartre.
Témoignages et documents, journal republiant les textes ou documents saisis par la censure.
Vérité-Liberté, n° 13, consacré au 17 octobre 1961 (dossier préparé par Paul Thibaud
et Pierre Vidal-Naquet).
Ratonnades à Paris, Paulette Péju, éd. François Maspero. Saisi en 1961,
réédité à La Découverte en septembre 2000.
L’Algérien en Europe, La Semaine et L’Actualité en Europe, collection des publications
de l’Amicale des Algériens en Europe qui, chaque année depuis 1971,
consacrent un dossier fouillé au 17 octobre 1961.
Meurtres pour mémoire, Didier Daeninckx, Gallimard, “Série noire”, 1984.
Les ratonnades d’octobre, Michel Levine, Ramsay, 1985.
La 7e Wilaya, la guerre du FLN en France 1954-1962, Ali Haroun, Seuil, 1986.
La bataille de Paris, par J-L. Einaudi, Seuil, 1991.
Le silence du fleuve, Anne Tristan, Syros, “Au nom de la mémoire”, 1991.
La Seine était rouge, Leïla Sebbar, roman, éd. Thierry Magnier, 1999.
Police contre FLN, J.-P. Brunet, Flammarion, Paris, 1999.
tout en demandant la création
d’un “lieu de souvenir à la
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 133
mémoire de ceux qui furent
assassinés”. Et ils espèrent bien
se faire entendre, notamment
par la gauche plurielle au gouvernement, afin que “la République reconnaisse enfin qu’il y
a eu crime”.
Le Mib (Mouvement de l’immigration et des banlieues, ajoute
pour sa part : “Il ne suffit pas de
dénoncer et de commémorer. Le
17 octobre 1961, c’était aussi le
MÉDIAS
refus du couvre-feu et le quadrillage des quartiers immigrés, dispositifs policiers discriminatoires à l’encontre de
nos parents qui continuent sous
des formes diverses aujourd’hui. Le meilleur hommage
que nous puissions leur rendre,
c’est de continuer leur lutte
contre l’injustice, pour la
11)- Cf. Claude Liauzu, “Vogage à travers la mémoire et l’amnésie : le 17 octobre
1961”, H&M, n° 1219, mai-juin 1999.
dignité et pour l’égalité.”(12) ❈
12)- Déclaration au meeting “Justice en banlieue”, Saint-Denis, le 17 octobre 1999.
Claude Liauzu, “Voyage à travers la mémoire et l’amnésie :
le 17 octobre 1961”
Camille Marchaut, “Cela me fait mal au cœur qu’on oublie ça”
Catherine Benayoun, “Photopsie d’un massacre”
Hors-dossier, n° 1219, mai-juin 1999
Jean-Luc Einaudi, “Octobre 1961, un massacre au cœur de Paris”
Dossier De la guerre à la décolonisation. La mémoire retrouvée
Samia Messaoudi, “Au nom de la mémoire”
Chronique “Initiatives”
N°1175, avril 1994
A PUBLIÉ
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 134
En Écosse plus encore qu’ailleurs, il ne fait pas bon, en ces débuts d’hiver, être un gras ovidé
ou une dodue volaille. Dans le premier cas, on aura, pour célébrer un poète, la panse farcie
d’un hachis d’origine française, ce qui n’est pas une consolation. Dans le deuxième, particulièrement si l’on est un gallinacé venu du Nouveau Monde, on deviendra, après ingestion
de châtaignes et d’huîtres, un Roastit bubbly-jock au nom plus joyeux que ce funeste sort…
par Marin Wagda
En notre début de XXIe siècle,
yeux ni des immigrés, ni des gens
étaient à l’origine des gens des
l’image courante de l’homme qui
enclins à festoyer. Pourtant,
Alpes du nord. Après les Celtes
part, celui que l’on appelle l’émi-
immigré ne veut pas dire basané,
arrivèrent les Romains, conqué-
gré, l’immigré, l’immigrant, le
ni réciproquement. Et ceux qui
rants du premier siècle après
migrant, ou tout ce que vous vou-
ont le plus de chance de vivre
Jésus-Christ, puis les Germains,
lez, est très clairement définie
encore aujourd’hui au pays de
Angles, Jutes ou Saxons, puis
dans nos consciences. Cette
leurs plus lointains ancêtres sont
les Scandinaves, dits Vikings,
image est le plus souvent celle
des Africains, alors que nos amis
Danois ou Normands. Être Bri-
d’un homme de l’Afrique
britanniques procèdent d’immi-
tish est donc être un immigré,
blanche ou noire, d’un Pakista-
grations incessantes venues du
mais un immigré installé qui
nais ou d’un Tamoul, voire d’un
continent ou du lointain Com-
n’aime pas que l’on vienne mar-
Extrême-Oriental, puisqu’il y a
monwealth. Le Britannique fon-
cher sur ses pelouses et casser
un Extrême-Orient, là-bas, à
damental n’existe donc pas plus
ses fleurs une fois que le cottage
l’autre bout de l’Asie dont nous
que le Français fondamental.
est construit.
ne sommes qu’un cap, un “Finis-
C’est un immigré, comme tout un
tère”, comme le faisait fort jus-
chacun, à l’exception peut-être
tement
Valéry.
d’un descendant africain très
L’homme en question se trouve
sédentaire du premier homme
POINT DE PARTY
RÉUSSIE
SANS SANDWICHES
nous proposer au surplus des
qui se dressa sur ses pattes de
Bref, la réalité d’une insularité
épices, des denrées et des fêtes
derrière, prit une pierre pour
impénétrable est à nuancer for-
pour pimenter nos frimas et nos
casser une noix et tenta d’arti-
tement lorsque l’on entreprend
longs hivers à coups de Rama-
culer une phrase pour dire à son
le Britannique et au fond, le tun-
dan, de Tabaski ou de Nouvel an
voisin, comme je le fais ici régu-
nel sous la Manche n’a pas
chinois.
lièrement, que cette noix était
changé autant de choses qu’on le
On peut donc s’étonner qu’une
bonne.
croit. Immigré donc est le gent-
année entière de notre chro-
Aux yeux de certains, le Britan-
leman-farmer qui vous fait
nique ait été consacrée à ces
nique autochtone serait celte.
croire qu’il élève des moutons
Britanniques qui ne sont à nos
Ils oublient que les Celtes
depuis le néolithique. Immigrés
remarquer
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 135
FESTIVITÉS D’OUTRE-MANCHE
AGAPES
AGAPES
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 136
AGAPES
sont aussi ses mérinos venus
vertes, mais leurs fêtes demeu-
d’un lord amateur de jeu – faut-
d’Afrique du Nord en passant par
rèrent leurs fêtes, et leurs mœurs
il rappeler que le sandwich est
la Meseta, au point que le
leurs mœurs.
une invention de l’amiral John
méchoui et le gigot à la menthe
De ces fêtes, l’atome essentiel,
Montagu, comte de Sandwich
possèdent un même patrimoine
l’élément primordial demeure
(1718-1792) qui se fit servir ces
génétique. Mais l’immigré émigre
la party, qui peut aussi bien ras-
tranches de pain garnies pour
un jour et c’est pourquoi le Celte,
sembler des vieilles ladies que
pouvoir manger sans inter-
l’Angle, le Jute, le Saxon, le Scan-
de jeunes gentlemen, environ-
rompre ses parties de carte ? –,
dinave ou l’Angevin, devenus bri-
nés, les unes et les autres, de
accompagnant le thé de Chine,
tanniques sous les auspices du
petites Anglaises coiffées d’an-
d’Assam ou de Ceylan, peut être
hareng, du porridge et du pud-
glaises plus blondes que les
constitutif de ces assemblées de
ding, se retrouvèrent sous tous
avoines folles. On imagine les
plus d’une heure ou deux. Ce
les cieux, de Bornéo à Vancouver
ressources de la party, qui
peut être aussi le whisky, avec
et du Cap à Mossoul. Contraire-
allient les créations du baking
des viandes diverses, là encore
ment à ce que l’on croit, ils n’eu-
spirit (esprit boulanger) des
en sandwiches. Ce peuvent être
rent pas à apprendre le festoyer
pâtissières anglaises aux den-
de multiples choses au gré des
des natifs colonisés qu’ils côtoyè-
rées étrangères. Le sandwich au
amphitryons.
rent sur toute la planète. Ils
concombre, issu des ressources
Au-delà de la party, qui peut se
empruntèrent de quoi alimenter
de l’océan Indien, fournisseur
dérouler sous toutes les latitudes
leurs fêtes aux contrées décou-
de la cucurbitacée, et de celles
et se laisser influencer par les us
PUB
muscade et glissés dans la
l’Anglais
ne
manque pas de festoyer
encore en diverses occurrences. Ainsi fête-t-il,
comme n’importe quel
continental vulgaire, le nouvel an, mardi gras, et noël.
SYMPATHIQUE
ÉCHANGE
DE NATURALITÉS
Le premier de l’an est, en
Écosse,
l’occasion
de
confectionner le fameux
shortbread, fleuron des
sablés des hautes terres,
Immigré
est le gentleman-farmer
qui vous fait croire
qu’il élève des moutons
depuis le néolithique.
Immigrés
sont ses mérinos,
au point que le méchoui
et le gigot
à la menthe possèdent
un même patrimoine
génétique.
pays sont
sue et entourée d’un linge
pour être mijotée très doucement trois heures dans
un bouillon.
Déshabillée, coupée en
tranche, cette panse de
brebis farcie est servie avec
des légumes bouillis. À
peine digérée, elle réapparaît aux agapes calédoniennes puisqu’elle est le
plat principal de la fête la
plus typiquement écossaise, la Burn’s night fare,
qui célèbre le 25 janvier la
mémoire du grand poète
auxquels les femmes du
expertes(1).
panse du même ovin, couN° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 137
dominés,
AGAPES
culinaires des autochtones
national, Robert Burns(2).
Et
naturellement, on déguste le
sujets de l’autre. En un mot, les
Elle est accompagnée d’une mix-
légendaire haggis écossais, la
Écossais étaient français en
ture à la farine d’avoine et au
panse de brebis farcie dont se
France et les Français écossais
whisky, l’Atholl Brose(3).
gausse le Gaulois en oubliant
en Écosse, en cette époque qui
que ce haggis est tout simple-
allait bientôt voir éclater les
ment un “hachis” bien de chez
guerres de religions.
nous à l’origine. Il oublie, ce
La “naturalité” peut donc bien
UN GÂTEAU
ANNONCIATEUR
D’ÉPOUSAILLES
Gaulois, les liens privilégiés qui
être accordée au haggis en
Puis arrive assez vite le Shrove
unissent l’Écosse à la France et
France aujourd’hui, puisqu’un
Tuesday, le mardi gras à la bri-
en particulier le fait qu’au
hachis français fut autrefois
tannique, à vrai dire semblable
XVIe
siècle, une princesse fran-
naturalisé écossais. La chose ne
à ceux du continent, avec ses
çaise, Marie de Lorraine, fille
pouvant être exportée, il
beignets. Peut-être peut-on y
du duc de Guise, fut épouse du
convient donc que la cuisine
remarquer la manière de
roi d’Écosse Jacques V, en eut
française se préoccupe d’ac-
consommer les crêpes classiques
une fille qui s’appela Marie
cueillir ce lointain parent
non pas l’une après l’autre, mais
Stuart. Fiancée dès l’enfance au
d’outre-mer du Nord. Ce n’est au
empilées l’une sur l’autre après
dauphin François, la petite
reste pas très compliqué puis-
avoir été tartinées de confiture,
Marie vint vivre à la cour de
qu’il s’agit de cœur, de foie et de
en une sorte de gâteau que l’on
France à l’âge de six ans et un
poumons de mouton bouillis
découpe en quartiers. Mais en
traité fut passé à Édimbourg en
pendant une heure. Lesdits sont
fait, la spécifité n’est par mar-
1560, selon lequel le souverain
ensuite hachés fin, mélangés à
quée particulièrement dans les
de chaque royaume accordait la
oignons, farine d’avoine et
mœurs britanniques à ce
“naturalité” dans son pays aux
graisse de bœuf, parfumés à la
moment, et il faut attendre la fin
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 138
AGAPES
de septembre pour trouver une
terre avec des oignons, du lard et
beurre, à la cannelle et à la mus-
fête particulière avec une tradi-
du persil, ajoutée à ces abats,
cade, avec des écorces d’oranges
tion culinaire spécifique.
constituait une farce dont l’oie
confites et des raisins secs. Un
Il s’agit en l’occurrence de Saint
était remplie avant d’aller rôtir
anneau mis dans la pâte au
Michael’s Day, jour charnière de
au four pendant trois heures.
moment de la cuisson prédit le
l’année, où se réglaient les fer-
Un mois plus tard, c’est Hallo-
mariage à celui ou celle qui le
mages, les locations, et où se
ween, que la disneylandisation
trouvera.
payaient les rentes et les revenus
accélérée de la planète a fait
immobiliers divers, particulière-
connaître à tout le monde depuis
ment en Irlande. C’était un jour
quelques années. Chacun sait
“THANK GOD IT’S
CHRITSMAS…”
fatal aux oies, sauvages ou
désormais de quoi il retourne.
Enfin Christmas arrive, guère
domestiques. Elles arrivaient à
On sait moins que les potirons
plus favorable à la volaille que
point de leur croissance en ce
évidés qui forment les lanternes
Saint Michael’s Day. Au moins
début de l’automne et elles
de la fête servent à faire une
les risques sont-ils partagés pour
étaient préparées avec un soin
excellente soupe parfumée à la
les palmipèdes et gallinacés
attentif. D’abord les abats du
muscade. De même, un gâteau
divers puisque dinde, oie,
volatile cuisaient dans un
irlandais est attaché à cette
canard, perdrix et poulet peu-
bouillon pendant un peu plus
manifestation : c’est le très gaé-
vent figurer à cette table, la plus
d’une demi-heure avant d’être
lique bairin breac ou barm-
fastueuse de l’année. Bien sûr, la
hachés. Une purée de pommes de
brack, à la farine de blé et au
dinde est la favorite depuis des
PUB
à l’idole, qui, comme toutes les
grée venue du Nouveau Monde,
vraiment une noble chose. Pré-
idoles, ne résiste guère à l’avidité
mais elle s’est naturalisée avec
paré des jours avant la fête, il
de ses adorateurs. Pour boire, on
conscience, surtout en Écosse,
cumule farine, chapelure, beurre,
ose le Christmas mull. C’est un
où le Roastit bubbly-jock est un
sel cassonade, œufs, lait, mus-
sirop de jus d’orange et de citron,
classique. Cette dinde de Noël
cade, raisins secs divers, zestes de
avec de la muscade et de la can-
est traditionnellement farcie
citrons, fruits confits, pruneaux et
nelle, préparé au moins à
par moitié de châtaignes et
cognac. Il cuit au bain-marie une
l’époque d’Halloween, mis en
d’huîtres, et cuite au four pen-
demi-journée au moins, parfois
bouteilles, et que l’on fait bouillir
dant deux heures en étant fré-
plusieurs. Une telle majesté n’ar-
avant de le mélanger avec du vin
quemment arrosée de bouillon.
rive donc à table que dans le plus
rouge… Heureusement qu’une
Le jus de cuisson est réduit avec
grand recueillement et il
semaine plus tard commence,
de la gelée ou de la confiture, de
convient de flamber ce que l’on
avec janvier, le cycle de la panse
prunes ou de groseilles, et nappe
ose à peine appeler une pâtisse-
de brebis farcie !
la volaille. L’accompagnement
rie ou un dessert. Une crème
est en général de légumes.
anglaise ou, mieux, un brandy
Au dessert, le Christmas pud-
butter, mélange de beurre, de
ding est inévitable, mais si l’on a
sucre glace, de citron et de
pu survivre à la dinde aux mar-
cognac peuvent prétendre servir
rons, aux huîtres et à la confiture,
d’escorte et d’accompagnement
❈
1)- Cf. H&M, n° 1225, mai-juin 2000,
p. 133.
2)- Cf. H&M, n° 1226, juillet-août 2000,
p. 114.
3)- Cf. H&M, n° 1227,
septembre-octobre 2000, p. 126.
AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO
(n° 1229 - Janvier-février 2001)
CITOYENNETÉ ASSOCIATIVE ET DÉMOCRATIE LOCALE
François Boitard, La République et les associations :
courroie de transmission ou « poil à gratter » ?
Abdelhafid Hammouche, Essai de typologie des associations
de l’immigration et issues de l’immigration.
Dominique Baillet, Militantisme associatif et intégration : de la vocation au métier.
Marie Poinsot, L’insertion des associations issues de l’immigration
au sein des politiques publiques.
Catherine Quiminal et Cathy Lloyd, Femmes migrantes et citoyenneté.
Abdoulaye Kané, Diaspora villageoise et développement local en Afrique :
le cas de Thilogne association développement.
Mogniss H. Abdallah, La participation des populations issues de l’immigration
à la vie municipale et à la vie associative. Bilan d’étape.
Saïd Bouamama, Un état des lieux du débat français sur le droit de vote
des étrangers aux élections locales.
Albano Cordeiro, Redéfinir la citoyenneté pour dépasser la nationalité.
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 139
tout est possible. Ce pudding est
AGAPES
décennies. C’est aussi une immi-
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 140
cription dans le quotidien. L’au-
cimetière où sa belle-famille se
teur a parfois de belles astuces
rend rituellement tous les ans.
pour nous faire ressentir une
L’avenir n’est presque plus rêvé
sorte d’ivresse de l’absolu ou, au
tant il semble cadenassé. C’est
contraire, les âpres difficultés
la gestation du couple, ici dans
qui naissent de certaines situa-
les ajustements qu’appellent les
tions, comme la constitution
relations à la belle-famille, qui
d’un couple mixte et ses retom-
est au centre de cette histoire.
bées en termes religieux.
Une histoire où la fiancée s’ap-
Ailleurs, c’est la répudiation qui,
Ces nouvelles – seize au
proprie pleinement le flotte-
en tant que crainte de l’avenir,
total – nous amènent en diffé-
ment relatif qu’autorise le temps
sert à mieux aborder la polyga-
rents lieux du monde arabe, à
des fiançailles, avec, de par la
mie. Bref, on découvre dans ces
Beyrouth, dans les pays du
confrontation aux “traditions”,
nouvelles les ingrédients de
Golfe, en ville, dans le désert…,
un renversement inattendu.
quelques statuts féminins et de
à la rencontre d’une multitude
Au fil des nouvelles, divers sup-
rituels, et tout l’intérêt réside
d’univers féminins. Ce n’est pas
ports sont utilisés pour explorer
sans doute dans les bascule-
la première fois que l’auteur
les contraintes que vivent cer-
ments qui montrent que ce sont
s’attelle à explorer ainsi la
taines femmes : la folie, qui
des contraintes importantes,
condition féminine, et ce
devient un stratagème pour se
mais que la vie ne s’y réduit pas.
recueil, d’une certaine manière,
dégager d’un mariage insuppor-
Abdelhafid Hammouche
fait suite à des romans comme
table, ou encore, mais de
Femmes de sable et de myrrhe,
façon moins convaincante, le
qui fut publié par le même édi-
désert, qui s’offre comme un
teur en 1992.
espace – là aussi – de flotte-
La première nouvelle, Le cime-
ment pour dire le vide, l’en-
tière des rêves, porte sur l’arti-
nui et le repli dans le rêve. Le
culation des statuts : la narra-
paysage relationnel ainsi
trice, une jeune fille, est en passe
esquissé nous offre un
de devenir une épouse et est
ensemble de points d’appui
déjà perçue comme une future
pour ressentir ces univers
mère, alors qu’elle n’est encore
féminins : depuis les rapports
que fiancée. Cet état inter-
à la belle-mère, jusqu’à la
médiaire, où l’union projetée
condition de la célibataire
détermine la relation en même
obligée qui en passe par “la
temps qu’elle n’est formelle-
foire aux mariées”, nous don-
ment qu’hypothétique, est
nant à voir une banalisation
exprimé à travers les états d’âme
de l’élan amoureux et son ins-
Hanan El-Cheikh
Le cimetière des rêves
Nouvelles traduites
de l’arabe (Liban)
par Yves Gonzalez-Quijano
Actes Sud, 2000, 224 p.,
109 F
➣
LIVRES
qui assaillent la fiancée dans le
NOUVELLES
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 141
LIVRES
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 142
LIVRES
Abdelkader Djemaï
Dites-leur de me laisser
passer, et autres nouvelles
Michalon, 2000,
164 p., 80 F
L’Algérie sert de toile de fond à
expédient que le refuge dans
la plupart des quinze nouvelles
une religion hostile à la gent
de ce recueil. Les violences des
féminine ; la suspicion, dans
dernières années hantent tou-
L’accident, où un banal accident
jours la plume de l’écrivain. Côté
de la circulation devient une
jardin raconte la fin tragique
intrigue politique où baigne-
➣ Après quatre romans et un
d’un auteur de théâtre et met-
raient différents clans du pou-
essai consacré à Camus(1), Abdel-
teur en scène, refroidi par un
voir. Suspicion toujours avec
kader Djemaï publie son pre-
commando de tueurs alors qu’il
Chers frères, chères sœurs, pas-
mier recueil de nouvelles. Ce
peaufine une scène d’amour. Les
tiche d’une lettre de remercie-
nouveau genre ne surprendra
prunes brossent les fatales vicis-
ment pour l’invitation adressée
sans doute pas le lecteur habitué
situdes d’un poseur de bombe
par les organisateurs d’un
à la concision de l’écrivain ora-
indisposé par une consomma-
congrès politique à… un défunt !
nais. Djemaï est un malicieux.
tion excessive de ces fruits. Une
Quand la mémoire algérienne a
Son ton, son style sont à bien des
drôle de tête rapporte les
des ratés…
égards atypiques dans la littéra-
déboires et les sueurs froides
Dans Dites-leur de me laisser
ture algérienne des années
d’un chauffeur de taxi qui croit
passer, la nouvelle éponyme de
quatre-vingt-dix. Il est le seul à
transporter, dans un sac laissé
ce recueil, A. Djemaï se glisse
pouvoir décrire les pires hor-
en gage de bonne foi par un
dans la peau d’un candidat à
reurs, sans jamais se départir
client désargenté, la tête d’un
l’émigration clandestine ; placé
d’un ton serein. Imperturbable,
riche commerçant décapité le
à distance d’un poste frontière,
la phrase coule, harmonieuse et
matin même.
l’homme attend la nuit pour ten-
dégraissée. Avec distance, voire
Avec Les chevilles, Abdelkader
ter sa chance. La balade permet
une indifférence feinte, A. Dje-
Djemaï revient sur un thème
à l’auteur de promener son œil
maï rapporte l’absurdité tra-
présent dans nombre de ses
mi-ironique, mi-malicieux sur
gique de la condition humaine.
romans, celui de la décompo-
l’exil et le regard teinté d’exo-
sition, de la décadence
tisme que l’on pose sur ce qui
de la ville. L’Algérie,
vient d’ailleurs. Enfin, La fugue
encore et toujours,
est la plus longue et peut-être la
mais cette fois l’écri-
plus imaginative de ces nou-
vain s’attarde sur des
velles. A. Djemaï y fait, dans une
maux endémiques qui
certaine mesure, plus fort
rongent le pays et ses
qu’Amélie Nothomb. Il remonte
hommes.
L’absurde
dans les souvenirs d’une petite
machisme aux consé-
fille âgée de seulement quelques
quences
heures.
tragiques,
dans La guêpe ; la
Après ses trois premiers romans
sexualité, dans Une
qui forment un triptyque, A. Dje-
certaine hauteur, avec
maï s’extrait, du moins sur un
son lot de frustrations,
plan littéraire, du drame algé-
de crainte et de honte
rien. Il renouvelle le genre et
qui ne trouvent pour
n’entend pas confiner ses écrits
aux dix dernières années de ce
La qualité première de
pays. Le mouvement est per-
ce
ceptible chez d’autres auteurs
(ré)introduire la dimen-
algériens. Les thèmes s’enri-
sion humaine au cœur
chissent, la prise de distance
de cette aventure migra-
permet des approches inno-
toire souvent tragique.
vantes, des tonalités autres.
Côté informations, le
L’écrivain tend à se transformer
lecteur finit par tout
en romancier. À ce jeu, A. Djemaï
savoir : le déracinement
a des atouts certains et maîtrise
et les déchirements
de mieux en mieux son sujet,
familiaux, l’espoir aussi
comme le montre ce recueil.
de fuir, qui la misère, qui
de
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 143
est
l’oppression, les filières
de passeurs, l’attente,
1)- Édités chez Michalon et chez
Gallimard. Cf. Un été de cendres
et Camus à Oran, H&M n° 1194 ;
Sable rouge, H&M n° 1207,
et 31, rue de l’Aigle, H&M n° 1215
Écrivains/Sans-papiers
Nouvelles
Éd. Bérénice, 2000,
231 p., 100 F
l’incertitude, la dépossession de soi, l’argent qu’il faut
lisés, ces hommes et ces
fournir sans garantie aucune, la
femmes sont à la merci des ren-
faim, le froid, le manque de som-
tiers du système, propriétaires
meil, les douleurs physiques qui
d’appartements
s’ajoutent aux souffrances
entrepreneurs-exploiteurs,
morales. Il faut, de plus, comp-
quand ce n’est pas la terrible
et
LIVRES
Mustapha Harzoune
recueil
autres
ter avec les passeurs véreux qui,
descente aux enfers de la pros-
➣ Sauf erreur, les sans-papiers
après avoir empoché l’argent,
titution des filles mères aban-
ont inspiré bien peu de textes
vous abandonnent dans la
données. Le tableau ne serait
littéraires. Récemment, le livre
nature, ou avec ces filières qui se
pas complet sans l’évocation du
du marocain Mahi Binebine,
chargent de placer leurs
rapport avec l’administration
Cannibales (1999), a fait excep-
“clients” auprès d’entrepreneurs
ou la police, et jusqu’aux consé-
tion (voir H&M n° 1224). C’est
qui les réduisent à la condition
quences de la nouvelle législa-
dire si la présente initiative de
d’esclave.
tion en matière de régularisa-
publier trente-quatre nouvelles
Reste enfin le risque de se faire
tion. Tout y est, rien ne manque,
sur le sujet mérite l’attention.
prendre par la police. Ceux qui
pas même la question cultu-
Et si, pour reprendre Hamlet, il
réussissent à passer la frontière
relle du rapport à l’Autre.
y a plus de choses sur la terre
ne sont pas au bout de leurs
Il ne faut pas pour autant en
et dans le ciel que la philoso-
peines. De ce côté-ci, la dépos-
déduire que le tableau est noir
phie d’Horatio en puisse rêver,
session de soi se poursuit, s’ac-
et trop militant. Côté littérature,
osons dire qu’il y a plus de véri-
centue même au point que le
la majorité des nouvelles ici pré-
tés et d’informations dans ces
corps se décompose, partie par
sentées brillent autant par leur
nouvelles que bien des contro-
partie, jusqu’à la mutilation ; la
contenu informatif que par leurs
verses ou des publications
peur d’être victime d’un
qualités stylistiques et roma-
savantes, utiles mais par trop
contrôle de “non-identité” ou
nesques. De ce point de vue,
abstraites, en puissent à leur
du racisme oblige à être en per-
nombre de trouvailles réjouis-
tour rêver.
manence sur le qui-vive ; fragi-
sent le lecteur. Ainsi, ces sans-
✒
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 144
rencontrer le temps d’un
mière phrase. Bien malgré lui,
démolir les trottoirs parce que
contrôle, sous le faible éclai-
il se retrouve au centre d’une
la terre pourrit sous le béton
rage d’un réverbère et à la
sombre machination où une
(J.-P. Bernède), ou la rencontre
lumière de la philosophie, un
frange de l’extrême droite fran-
de deux enfants sans papiers
flic et une prostituée sans
çaise s’acoquine avec des isla-
avec Zidane et Ronaldo sur la
papiers… Un livre riche et
mistes purs et durs. Le mélange
pelouse de la finale de la Coupe
dense qui, malgré le tableau
“crânes rasés, Têtes noires et
du monde de football (D. Dae-
souvent sombre d’une triste réa-
Piqués-de-la-sourate” est explo-
ninckx). Et cette petite perle
lité, parvient à ne pas désespé-
sif : intimidations, attentats,
d’humour qui montre comment
rer le lecteur des hommes et de
meurtres… Youssef aurait inté-
Achille, un frêle Zaïrois s’expri-
nos concitoyens.
rêt à se mettre au vert du côté
M. H.
mant dans un français du
ROMANS
autant à une fatwa qui le
forces spéciales de la marine
soviétique, s’extraient des griffes
des “archers du royaume des
lys” (F. H. Fajardie).
Paris. Échappera-t-il pour
Salah Guemriche
L’homme
de la première phrase
Rivages, 2000, 198 p., 52 F
condamne, lui, l’auteur du
Roman de la première phrase ?
Rien n’est moins sûr…
Tout pourrait être bien ficelé.
De dépossession de soi, il en est
question chez P. Hérault, dans le
➣ Après son roman historique
Relations amoureuses, énigmes
calepin
sans-papiers
sur la bataille de Poitiers, Un
savantes, rebondissements inat-
retrouvé sur un banc d’un
amour de djihad, paru en 1995
tendus, violences et frayeurs
square, ou chez A. Kalouaz, dont
(voir H&M n° 1195), Salah
garanties alimentent judicieu-
le personnage aura usurpé pen-
Guemriche revient à la littéra-
sement l’intrigue. Et pourtant, le
dant quinze ans l’identité d’un
ture dans un genre bien diffé-
scénario paraît quelque peu arti-
autre. Humour aussi, avec
rent : le roman policier. Le style,
ficiel, comme si, in fine, Salah
G. Mazuir et son héros embar-
parfois ampoulé, ne manque tou-
Guemriche écrivait cette his-
qué malgré lui dans la lutte des
tefois pas d’un certain charme
toire d’abord et avant tout pour
sans-papiers, et dont les capa-
pour le lecteur qui accepte de se
parler d’autre chose. De ce point
cités à courir et à semer la
cramponner aux wagons d’éru-
de vue, plus qu’une énigme poli-
police française le conduisent à
dition et de curiosité de l’au-
cière, L’homme de la première
représenter la France au sein de
teur. Il faut dire que comparé au
phrase est une plongée dans le
la Fédération française d’athlé-
précédent ouvrage – mais autre
“Paris algérien” des années
tisme. A. de Montjoie brosse un
temps, autre langue –, il s’est ici
quatre-vingt-dix, et l’occasion
autre scénario, selon lequel l’ex-
allégé, sans pour autant perdre
pour l’auteur de brocarder
pulsion des sans-papiers et
de son intérêt. Il y a gagné en
quelques personnalités média-
autres immigrés laisse le pays
rapidité et sa plume sait se faire
tiques, le tout sur fond d’actua-
en proie à un lent et inexorable
assassine. Ce qui ne manque pas
lités algériennes.
dessèchement. L’appauvrisse-
de stimuler, et même de ravir.
Sur ce registre, l’auteur – du
ment sera non seulement éco-
Youssef, réfugié politique algé-
moins Youssef – ne fait pas dans
nomique, mais aussi social et
rien, publie un premier roman,
la dentelle et ne verse pas dans
humain. V. Staraselski fait se
intitulé Le roman de la pre-
le lieu commun de la bonne
d’un
LIVRES
bar russe, ancien instructeur des
de Castelnaudary, chez Madame
Soulet, une amie restauratrice à
XVIIe siècle, et Mikhaïl, un mala-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 145
papiers qui entreprennent de
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 146
conscience pour fustiger, “les
n’abandonne pas non plus ce qui
et du “bétail affolé par le
intellos humanitaires associés,
était au cœur d’Un amour de
manque d’air, l’isolement”. La
la tchi-tchi de l’exil ou les
djihad : son credo humaniste.
description des lieux et des per-
Rushdie du dimanche”. Côté
C’est d’ailleurs “à la mémoire
sonnages est abrupte. Le sordi-
littéraire, Youssef n’est pas
d’un juste”, Tahar Djaout, qu’il
de règne. Pas de pleurnicherie
dupe : “Désolation ! Une litté-
dédie ce livre. À ce propos, si
ni de volonté d’émouvoir pour-
rature de désolation […],
Youssef est condamné par les
tant. Le texte est brut, brutal et
voilà ce que la presse beni-oui-
islamistes, c’est pour la première
dur. Le récit n’est jamais facti-
oui attend de nous, sous pré-
phrase de son livre, “sa” pre-
ce. Il est construit sur un mode
texte que le pays se fissure. Et
mière phrase : “Au commence-
polyphonique, sa structure est
que la désolation appelle la
ment était le Verbe, et le Verbe
éclatée. Ici, le gris domine, dilue
compassion…”
s’est fait taire.”
les perspectives et étouffe les
vitriolée par les islamistes, jette
à la face d’un cercle d’intellec-
LIVRES
M. H.
De même, Dalila, une avocate
tuels algériens ces mots impitoyables de lucidité et en partie injustes : “Ainsi vous allez
Tassadit Imache
Presque un frère :
conte du temps présent
Actes Sud, 2000,
147 p., 99 F
existences. Le brouillard est
partout, jusque dans les têtes.
Le banal quotidien d’une cité :
les boîtes aux lettres cassées,
les jeunes et leurs molosses aux
crocs dissuasifs, les voitures
volées ou endommagées, l’urine
pouvoir concocter de ces
œuvres qui vont faire trembler
➣
Le monde de Tassadit
pestilentielle des chiens et la
les maquis intégristes ! Seule-
Imache est un monde sans
saleté qui obligent par endroits
ment vous avez intérêt à vous
concession, âpre. Son parti pris
à se bouger le nez, le chômage,
faire briefer par les réfugiés
est évident : décrire les laissés-
l’alcool et les trafics divers…
de la première vague. Deman-
pour-compte. Qu’ils soient mar-
Pour se donner bonne conscience,
dez-leur donc comment ils ont
ginalisés culturellement ou
les “Autres”, dépensent de
fini, pour survivre, par se
socialement, ses personnages
temps à autre de l’argent ou
recycler dans des emplois de
subissent relégation et exclu-
proximité. Bien sûr, il y a les
sion. Avant même de venir au
exceptions, il y a nos VRP de
monde, ils héritent des tares
l’exil… Mais puisque nous
d’une famille, des dysfonc-
sommes là, entre nous, et non
tionnements d’une société,
sur un plateau de télé, dites-
des ratés de l’Histoire. Dans
moi honnêtement : combien de
Presque un frère, Tassadit
ceux qui ont fui la menace isla-
Imache enfonce le clou, tra-
miste pourraient se targuer
vaille la plaie avec une précision
d’avoir représenté, eux, une
de chirurgien, appuie là où cela
quelconque menace pour la
fait mal, quitte à choquer. Les
société des émirs ?”
“Terrains” vont-ils définitive-
Au centre des préoccupations
ment se détacher de la ville ?
de Salah Guemriche figurent
L’espace délimité, circonscrit,
l’exil et son cortège de petitesses
est le territoire des jeunes
mais aussi de grandeurs. Il
regroupé au sein du “Troupeau”
d’hommes en armes qui déboule.
taires “spécialistes” aux “Ter-
C’est le copain d’enfance, celui
“Il y a la guerre. […] Nous voilà
rains”. Mais les gens des cités ne
avec qui l’on partage quelques
sur le point d’être tout à fait déta-
sont pas dupes : “S’ils croient là-
codes culturels. Le premier
chés de vous”, dit Hélène, la mère
haut, dans les bureaux, que c’est
amour aussi.
de Sabrina. Excessive, Tassadit
en envoyant un type frapper à
La crudité des descriptions chez
Imache ? Excessivement intran-
nos portes pour noircir gratui-
T. Imache opère tous azimuts : la
sigeante ? Peut-être. Mais ici
tement des cases sous notre nez,
misère des isolés, la détresse psy-
réside la liberté de création. Et,
que nous, les z’anonymes, nous
chologique des plus faibles, la
derrière ce monde où la colère et
aurons un jour l’envie de
bonne conscience des agents du
la rage sont contenues, couve
repayer les impôts.”
système. Elle ne prend pas de
aussi l’espoir.
Bruno, le nouveau responsable
gants pour accuser, via Sabrina –
de la sécurité du supermarché,
dont l’autre nom est Zoubida –,
est étranger aux “Terrains”.
le racisme d’une partie de la
Abandonné par son père, le
société : “Comment expliquer ça
“bâtard” a été placé chez les
à mes frères : vos sœurs les font
jésuites entre six ans et dix-
bander et leur percent le cœur.
huit ans, de sorte que pour lui,
[…] Mais vous les garçons, ils
sa mère est une étrangère.
vous laisseront toujours dehors
Bruno attend “celle qui le res-
ou ils vous feront enfermer. Ils
➣ Septembre 1999. Abraham
suscitera”. Serait-ce Sabrina,
regrettent que nos pères n’aient
Serfaty et sa femme Christine
la nouvelle employée du super-
pas eu que des filles.” Avec E’dy,
Daure-Serfaty rentrent au
marché ? Voire. Tant de choses
le presque frère, Sabrina veut
Maroc. Le plus célèbre opposant
séparent le mystérieux garçon,
quitter les “Terrains”. Une obses-
au monarque Hassan II revient
lesté d’un lourd secret, de
sion qui hante nombre de per-
après “quinze mois au Derb
Sabrina. Sur la carte de la vie,
sonnages du récit : partir au plus
Moulay Chérif, le centre de tor-
ils ne sont pas du même côté.
vite, foutre le camp en essayant
ture de Casablanca, dix-sept
Elle est une enfant des “Ter-
de ne pas se retourner. Mais pour
ans de prison à Kenitra, huit
rains”. Famille nombreuse et
E’dy, la rupture est déjà enta-
ans de bannissement en
déstructurée. Mère française,
mée : “Aujourd’hui je suis
France”. Sa compagne a derriè-
père algérien : c’est une “cin-
comme un étranger pour vous”,
re elle des années de combat,
quante-cinquante”. Comme
confie-t-il à sa mère.
pour son mari mais aussi pour
Pascal, dont le père, M. Ber-
La structure polyphonique du
dénoncer le régime marocain et
kani (“noir”, en kabyle) et la
récit va crescendo. La peur
faire connaître au monde l’hor-
mère, Mme Blanchard, finis-
monte. Un drame s’annonce tan-
reur de ses prisons, à commen-
sent leur vie dans les cris et
dis que les préparatifs des
cer par le bagne de Tazmamart,
l’agression.
des
départs-ruptures s’accélèrent.
qui serait resté longtemps secret
contraires, les couples mixtes
Les craintes croissent à mesure
n’eut été le courage de Christi-
finissent mal dans cet univers.
que les effectifs policiers aug-
ne Daure-Serfaty. En préface,
Il y a aussi E’dy, dont le prénom,
mentent. L’air devient irrespi-
Edwy Plenel raconte comment
connu seulement de Sabrina et
rable, étouffant. Quand éclatent
est né le livre Notre ami le roi,
de Pascal, est en fait “Lumière
“les événements”, c’est une armée
de Gilles Perrault, et ce qu’il
L’union
M. H.
AUTOBIOGRAPHIE
Christine Daure-Serfaty
Lettre du Maroc
Stock, 2000,
160 p., 89 F
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 147
de la religion”, Nourredine.
LIVRES
dépêchent quelques universi-
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 148
LIVRES
doit aux informations fournies
porte justement sur la descrip-
l’université, dans ce pays où la
par l’opposante marocaine.
tion d’un pays retrouvé et les
soumission et les liens familiaux
Il y a deux lectures possibles de
incertitudes quant à sa démo-
passent avant les compétences.
cette Lettre du Maroc. Il y a
cratisation. Christine cite un ami
Elle insiste sur le sort des
d’abord le retour de ces deux
espagnol : “Dans mon pays, la
femmes pauvres, répudiées,
“héros”, comme l’écrit Edwy Ple-
démocratisation s’est faite en
mère célibataires souvent
nel. C. Daure-Serfaty revient sur
cascade. Ici, c’est du goutte-à-
condamnées à la prostitution,
l’engagement et le courage des
goutte…” On la devine plus cir-
sur l’antisémitisme diffus ou le
“années de plomb”. Le sien,
conspecte qu’Abraham. Certes,
racisme anti-Noirs à peine
celui de son mari mais aussi
le Maroc change, il retrouve sa
caché. La popularité du roi
celui des Marocains, morts ou
liberté de parole, le retour des
auprès des déshérités sera-t-
survivants du régime de Hassan
exilés politiques s’accélère. La
elle suffisante pour enrayer la
II. Les retrouvailles avec d’an-
question des disparus n’est plus
montée d’un islamisme de plus
ciens détenus, avec des hommes
taboue, certains se battent pour
en plus entreprenant ? La
et des femmes qui, refusant de
la reconnaissance de leurs droits,
société civile, si dynamique
plier sous le joug royal, ont
des réformes sont en cours, une
aujourd’hui, pourra-t-elle s’op-
connu l’humiliation, l’interne-
commission d’indemnisation
poser à ceux qui se sont dressés
ment, la torture, sont toujours
pour les victimes de la déten-
contre le Projet d’action natio-
émouvantes. Le récit est sobre,
tion arbitraire a vu le jour. Le
nale pour l’intégration de la
mesuré. Il veut dire simplement
tout-puissant ministre de l’Inté-
femme au développement ?
le passé, ce triste et douloureux
rieur, Driss Basri – qui continue
C. Daure-Serfaty ne cache pas
passé : “Nous avions tous peur
de sévir au sein de l’université
non plus ses doutes face à la per-
en ce temps-là.” Les mots se suf-
marocaine, où il enseigne le…
sistance de certaines vieilles
fisent à eux-mêmes pour expri-
droit –, a été limogé le
habitudes policières et des pra-
mer, sans effet de style ni des-
9 novembre 1999 et son “sys-
tiques de l’ombre…
cription dithyrambique, dire
tème”, démantelé. Si le change-
Dans ce panorama marocain, il
l’héroïsme de ceux qui ont eu le
ment ne vient pas assez vite, c’est
est peut-être regrettable que
cran de dire non : “Ces hommes-
que la volonté royale doit com-
l’auteur n’aborde pas (ou si peu)
là [et ces femmes], je le pense
poser avec les lourdeurs et les
la question, toujours délicate
profondément, sont une chance
blocages du Makhzen, “ce noyau
pour ne pas dire taboue, du
pour leurs enfants, une richesse
central du pouvoir despotique et
Sahara occidental et de la ten-
pour leur pays, ils sont le sel de
de l’insolente richesse, porte tou-
sion qui caractérise à nouveau
la terre…”. Ce passé, si proche
jours sur lui l’image sombre des
les relations avec le voisin algé-
et déjà si lointain, est au cœur
décennies de plomb.”
rien. Mais cette lettre n’a pas
de l’actualité marocaine : “Que
Mais la situation sociale et éco-
prétention à l’exhaustivité. “Des
faire du passé, en fait, de ce
nomique est à maints égards
mots tournent dans ma tête
passé qui à la fois date d’hier,
catastrophiques – comme le
depuis des jours, autour de l’es-
mais a quarante d’âge derrière
rappelle un récent rapport de la
pérance, autour de l’inquié-
lui, dont les victimes sont là,
Banque mondiale. C. Daure-
tude.” Ce sont ces mots que, en
avec nous, qui croisent dans la
Sefaty dit la pauvreté, la misère
toute simplicité, Christine
rue leurs bourreaux ?”
héréditaire, le chômage qui
Daure-Serfaty nous adresse.
L’autre lecture de cette Lettre
n’épargne pas les diplômés de
M. H.
➣
comme dégradant ou infamant,
production, mais selon “la
ni comme le résultat d’une
réalisation
certain
sanction sociale. Il est de bon
niveau de vie”, ces catégories
ton de le revendiquer et de
moyennes constitueraient un
mettre en avant la beauté du
groupe hétérogène comprenant
quartier, son histoire, sa
aussi bien des employés, des
mémoire, sa tradition d’accueil
ouvriers qualifiés que des indé-
et même sa diversité culturelle
pendants.
Villechaise-
– des cultures qui s’y côtoient
d’un
A.
Agnès Villechaise-Dupont
Dupont a certes rencontré des
plus qu’elles ne se mêlent –,
publie ici les résultats d’une
gens victimes de l’exclusion
donnant à ses rues et ses
enquête comparative qu’elle a
économique, mais qui ont en
places une tonalité colorée et,
menée sur deux sites accueillant
commun avec les autres caté-
pour certains, un parfum
des populations précarisées : le
gories moyennes – virtuelle-
d’exotisme socioculturel. Mal-
quartier des Hauts-de-Garonne,
ment du moins – des aspira-
gré les profondes transforma-
sur la rive droite bordelaise, et
tions et des modèles. L’écart, la
tions qui, en quinze ans, ont
l’ancien quartier populaire
“discordance” entre cette inté-
modifié le quartier, malgré les
Saint-Michel, au centre-ville de
gration culturelle dans la
tensions qui y existent aussi,
Bordeaux. Appuyant sa démons-
société de consommation et le
vivre à Saint-Michel procure
tration sur des témoignages
“défaut d’intégration écono-
une identité valorisante. À l’in-
variés, elle montre que les faits
mique” génèrent frustrations,
vestissement
comme les existences ne peu-
dévalorisation et amertume.
public, qui offre ici le cadre
vent être réduits à des interpré-
L’impossibilité de voir émerger
d’une “sociabilité de proxi-
tations univoques ou à des grilles
une contestation collective et
mité très dense”, s’oppose le
de lecture par trop simplifica-
un contre-modèle culturel
repli sur la sphère privée aux
trices et dépréciatives. Elle inci-
conduit au repli sur la sphère
Hauts-de-Garonne, la volonté
te les responsables politiques et
privée, unique attitude de
autres élus à mieux écouter les
résistance. “C’est bien
femmes et les hommes des
dans cette absence d’iden-
grands ensembles, à en faire les
tité collective, dans ce
partenaires et les acteurs des
défaut d’appartenance,
mesures à prendre pour éviter la
que peut se révéler un
déréliction de la banlieue et de
principe commun à même
ses habitants.
de définir les populations
Pour l’auteur, les habitants des
des grands ensembles
Hauts-de-Garonne ne sont pas
urbains
porteurs d’une culture popu-
estime l’auteur.
laire ; ils n’appartiennent pas à
Voilà toute la différence
la classe ouvrière mais plutôt à
entre les habitants de
ce qu’elle nomme les “catégo-
cette périphérie et ceux
ries moyennes paupérisées”.
du quartier Saint-Michel.
Définies non pas d’après leur
Vivre ici n’est pas perçu
de
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 149
Agnès Villechaise-Dupont
Amère banlieue.
Les gens des grands
ensembles
Grasset-Le Monde, 2000,
329 p., 135 F
position dans le processus de
LIVRES
SOCIOLOGIE
l’espace
aujourd’hui”,
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 150
LIVRES
de se démarquer d’un voisi-
Si de telles mesures peuvent
sation des identités ou même,
nage d’autant plus méprisé
sans doute permettre de “rela-
refusant de jouer avec le feu,
qu’il reflète son propre senti-
tiviser le sentiment de l’échec”,
maintiennent la même fermeté
ment d’échec.
elles peuvent aussi, et cela
face à ce qui ne serait encore
Cette “individualisation” des
n’échappe pas à l’auteur, s’ap-
qu’une tendance “douce” au
“catégories moyennes paupé-
parenter à l’administration d’un
repli sur des comportements ou
risées” comme seule réponse
placebo dès lors que les causes
des valeurs rattachées à un
tactique porte en elle les dan-
réelles de l’échec demeurent :
islam “très critique”.
gers d’une “fragmentation”,
exclusion, chômage, précarité.
M. H.
d’une “désaffiliation” avec le
Mais, reprenant à son compte
reste du corps social. D’une
les analyses présentées entre
manière générale, subissant une
autres par Françoise Gaspard
autre forme de dépendance, les
et Farhad Khosrokhavar dans
habitants des cités repren-
Le foulard et la République
draient le discours que le monde
(La Découverte, 1995), A. Ville-
extérieur leur renvoie, avec pour
chaise-Dupont présente ce
critères récurrents l’insécurité,
qu’elle appelle, par un doux
le chômage et l’immigration. Ils
euphémisme, l’adhésion à un
➣
intégreraient même ces juge-
islam “très critique” comme une
titre volontairement ambigu
ments de valeur qui les présen-
provocation volontaire des inté-
rassemble les contributions de
tent comme passifs, assistés,
ressés à l’exclusion dont ils
dix-sept auteurs. Il y est ques-
voire comme des “cas sociaux”.
seraient victimes. Tout cela ne
tion, justement, de renverser la
L’habitant des cités “se voit
serait qu’une “rébellion douce,
perspective dichotomique dans
ainsi dépossédé de ses propres
qui n’est pas détachable d’une
laquelle le “bon sens” a enfer-
capacités cognitives : on lui dit
volonté d’intégration”. Sur
mé la problématique abordée :
l’horreur de l’endroit où il
cette question, l’enquête, plus
à chaque ménage correspond
habite, et il subit ce discours”.
large et sur bien des aspects
une résidence, et la pluralité de
Convaincue que “les caracté-
plus pointue, menée à Dreux
celles-ci impliquerait une hié-
ristiques objectives de ces
par Michèle Tribalat (cf. H&M
rarchie entre “principale” et
espaces sont sans doute moins
n° 1225) parvenait à des conclu-
“ secondaire”, les critères étant
importantes que le regard porté
sions bien moins optimistes et
la durée d’occupation des lieux
sur eux…”, l’auteur invite “à
valorisait chez les jeunes des
au cours de l’année et l’impor-
encourager les timides et fra-
mobilisations et des contesta-
tance de l’investissement éco-
giles velléités identitaires
tions plus “citoyennes”.
nomique. Cette diversité du
observées en particulier chez
L’auteur, en conclusion, ne
patrimoine immobilier, à l’ori-
les jeunes et les immigrés dans
cache pas les risques de dérives
gine privilège des classes
la cité, tout en évitant une
vers un “repli désabusé et hos-
aisées, s’est démocratisée,
dérive ségrégative qui réalise-
tile sur des communautés deve-
s’étendant à une part croissan-
rait la vision pour l’instant
nues fermées et intolérantes”.
te de la population.
fantasmatique de la banlieue
Mais son relatif optimisme fera
Dans le cas des populations
comme “monde à part” à
bondir ceux qui demeurent
immigrées, dont l’important
l’image du ghetto américain”.
fermes face à l’instrumentali-
pourcentage de propriétaires
Philippe Bonnin et Roselyne
de Villanova (dir.)
D’une maison l’autre.
Domus, systèmes d’habitat
et résidence multiple
Créaphis, 1999, 384 p.,
175 F
Cet ouvrage collectif au
la maisonnée –, de son espace
rait dans la logique de l’aména-
C’est précisément ce mani-
résidentiel – principalement
gement du projet de retour défi-
chéisme réducteur que le livre
la maison matérielle –, et de
nitif (non dépourvu de liens
remet en question. La mise en
l’ensemble de ses ressources.”
indirects avec une sorte de pot-
commun des recherches et de la
Dans cette nouvelle grille de
latch qui se traduirait par une
réflexion de scientifiques recon-
lecture, les immigrés devien-
extension continuelle des lieux
nus, issus d’horizons habituel-
nent des “migrés” et, pour une
bâtis), la hiérarchie entre “prin-
lement compartimentés, fait
fois, on s’abstient de résumer à
cipale” et “secondaire” repose-
surgir des concepts tels que
leur seule nationalité les divers
rait sur une distinction d’ordre
dédoublement de la résidence,
paramètres, dont la distance
affectif et un besoin de recon-
ubiquité résidentielle et inves-
séparant leur lieu de naissance
naissance sociale, tous deux
tissement paradoxal – concepts
et leur lieu de résidence. Ils
éloignés de la seule interpréta-
étayés par des résultats d’en-
apparaissent comme des indivi-
tion économique. Or, il s’avère
quête – et en permettent une
dus à part entière, et non des
que de plus en plus d’immigrés,
lecture plus nuancée, complète,
personnes infantilisées dont
en plus d’une maison dans le
et pertinente. Ainsi, “la logique
l’incohérence de la conduite
pays d’origine, acquièrent un
résidentielle est plus affaire de
serait déterminée par une sorte
autre logement dans le pays
familles que de ménages, et
de péché originel, celui du
d’accueil.
mobilise souvent plusieurs
départ, aggravé par un fantas-
Faut-il y voir une évolution, cor-
générations” ; autrement dit, la
matique retour. Divers articles
rélative à l’intégration de ces
lecture synchronique à laquelle
se réfèrent ainsi aux popula-
populations, dans laquelle la
nous sommes habitués, se
tions immigrées portugaise,
“maison de rêve” serait condam-
basant sur des repères “objec-
marocaine, tunisienne, algé-
née à devenir un simple lieu de
tifs” simplifiés, occulte aussi
rienne, et à la communauté
villégiature estivale ? C’est ainsi
bien la profondeur de la pro-
grecque d’Istanbul.
que, de “principale”, cette rési-
blématique que sa richesse, et
D. Arbonville et C. Bonvallet,
dence serait en passe de deve-
rend
des
présentant les résultats de l’en-
nir “secondaire”, à l’instar de ce
conduites, apparemment inco-
quête “Logement” de 1992, ne se
qui se vérifierait pour les pro-
hérentes, sur le plan éco-
cantonnent pas à un seul axe de
vinciaux vivant à Paris et ayant
nomique. La notion même de
recherche et analysent la pro-
“fait bâtir” dans leur région
résidence apparaît comme
priété selon divers paramètres :
d’origine. Nous assisterions
beaucoup trop réductrice pour
famille et accumulation, âge,
donc à une “normalisation”
correspondre à tout l’investis-
urbanisation, hiérarchie socio-
des ces populations, rassurante
sement économique, certes,
professionnelle et nationalité.
et politiquement correcte, qui
mais aussi affectif et symbo-
C. Leite, avec son article sur les
ne ferait que confirmer le bien-
lique : le concept de domus
“Femmes et enjeux familiaux
fondé de la dichotomie entre
serait ainsi mieux adapté,
de la double résidence”, dépasse
résidence principale et secon-
quoique à reconstruire dans le
la sociologie des Portugais et
daire, entendue comme une hié-
cadre d’une socio-anthropolo-
constitue une contribution à
rarchie de la durée du séjour,
gie de l’habitation : “La domus
l’anthropologie de la famille
mais aussi selon un ordre
est cette entité tricéphale, com-
expatriée, dans le cadre de la
décroissant d’importance aussi
posée du groupe domestique –
double résidence. D’autres
inenvisageables
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 151
bien économique qu’affective.
LIVRES
dans les pays d’origine s’inscri-
✒
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 152
raux impressionnants. On en est
dence de la dimension anthro-
Front national, en s’interro-
réduit à se satisfaire de ce que,
pologique, dépassant les carac-
geant sur les faiblesses de l’an-
en Suisse, un peu moins de la
téristiques de chacun des
tiracisme. Quelles sont les atti-
moitié des voix “seulement”
groupes, notamment celles de
tudes des divers groupes
réclame une fermeture des fron-
C. Bonnette-Lucas, de B. Mazé-
sociaux ? Quelles évolutions se
tières, fermeture impossible au
rat et de R. Bonnain. Jean Rémy,
dessinent durant cette période,
demeurant. Une ligne de faille
dans la postface, repositionne
à travers les crimes racistes, les
Nord-Sud sépare à notre époque
quant à lui de manière aussi
péripéties électorales, les son-
les sociétés.
claire que complète cette pro-
dages d’opinion, les crises
C’est là que l’ouvrage suscite
blématique, démontrant que la
comme celle de 1973… ?
des regrets : trop empêtré dans
perception d’un “fait social”
Va-t-on vers plus ou moins de
les controverses opposant les
requiert la mise en commun des
racisme ? Yvan Gastaut hésite à
tenants du modèle dit “répu-
démarches et grilles de lecture
proposer le sens de ces évolu-
blicain” (comme si les autres
spécifiques, si l’on cherche à
tions. Qui pourrait, d’ailleurs,
n’étaient pas républicains, et
approcher le comportement des
répondre à cette question, tant
comme si les Républiques I, II,
groupes humains dans toute
les indicateurs sont contradic-
III, IV et V étaient identiques)
leur étendue.
toires et les situations mou-
aux tenants des différences
vantes, comme le souligne l’au-
sans ancrages ni rivages, dans
teur. Ainsi, l’optimisme – de
les polémiques excessives entre
commande ? – affiché sur la qua-
les champions des deux camps,
trième de couverture ne corres-
Yvan Gastaut sacrifie une
pond pas aux conclusions nuan-
réflexion autrement plus impor-
cées de l’ouvrage ! Certes, le
tante sur les ressorts du
paroxysme de la guerre d’Algérie
racisme. Peut-être, au demeu-
et de 1973 ne sont pas répétés.
rant, faut-il renouveler les pro-
Certes, le Front national a
blématiques et s’interroger sur
Jorge de Portugal Branco
HISTOIRE
Yvan Gastaut
L’immigration et l’opinion
publique en France
sous la Ve République
Seuil, 2000, 640 p., 180 F
➣ Voilà un outil indispensable
implosé (plus sous le poids
à tous ceux qui s’intéressent à
de ses contradictions que
l’immigration, à cette part de
sous les coups portés par la
la société française demeurée à
gauche). Il n’en reste pas
part. Plus de 600 pages serrées,
moins que le racisme est
une masse impressionnante de
l’une des composantes
documents passés au crible,
essentielles de notre cul-
parmi lesquels l’écrit est pré-
ture, qu’il en est l’une des
pondérant. L’ouvrage, qui explo-
faces, dont il faut prendre la
re les quarante dernières
mesure pour mieux le com-
années, commence avec le
battre. De l’Autriche à la
17 octobre 1961 et s’achève sur
Belgique, l’extrême droite
l’affaire des foulards. Il analyse
fait ouvertement campagne
avec minutie les courants d’opi-
sur des bases xénophobes et
nion, en faisant un sort parti-
obtient des scores électo-
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 153
culier à la xénophobie et au
LIVRES
contributions démontrent l’évi-
✒
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 154
LIVRES
les tensions interethniques, qui
complétée. En dernière partie
se présentent de manière par-
de l’ouvrage, la commission
ticulièrement complexe et
Immigration du réseau No
demeurent non étudiées. Mais
Pasaran présente son action et
ce regret n’enlève rien à l’ap-
ses réflexions en matière de
port considérable de ce travail
luttes pour les sans-papiers (la
généreux, dans tous les sens du
question de l’autonomie du
terme.
mouvement, le paradoxe des
Claude Liauzu
régularisations globales ou au
cas par cas, les rapports avec la
Mogniss H. Abdallah
et le réseau No Pasaran
J’y suis, j’y reste !
Les luttes de l’immigration
en France depuis
les années soixante
Éditions Reflex, 2000,
160 p., 45 F
➣ De
“gauche plurielle”…)
J’y suis, j’y reste ! constitue un
guide à travers les actions, les
lois et les époques – plus ou
moins troubles : on y retrouve
la grève générale contre le
transformer le “pote”, “par un
racisme de 1973 (alors que la
spectaculaire retournement de
“chasse aux Arabes” était en
situation, [en] spectateur pas-
1968 (on clama alors
vogue dans le Sud), les mouve-
sif d’un enjeu politique franco-
aussi “Nous sommes tous des
ments dans les foyers Sonacotra
français”). Quant aux nom-
étrangers”) au mouvement des
(un chapitre leur est consa-
breuses grèves de la faim qui
sans-papiers des années quatre-
cré)… On y voit comment les
ont émaillé ces luttes depuis
vingt-dix, en passant par les
immigrés ont constamment fait
les années soixante-dix, elles
“folles de la place Vendôme”,
l’objet de tentatives de mise
apparaissent, au fil des pages,
l’avènement des “Beurs” en
sous tutelle (par les syndicats,
comme une expression essen-
1983, etc., ce livre retrace une
par l’Église, par les États d’ori-
tielle et tragique des revendi-
histoire peu abordée par
gine…). On se souvient qu’ils
cations : le corps, ultime pos-
ailleurs, celle des luttes de l’im-
ont parfois bénéficié d’élans de
session de l’individu et dernier
migration depuis que celle-ci
solidarité populaire (les rap-
moyen de pression…
est une composante à part
ports entre Français et immi-
Bien sûr, on pourra regretter
entière de la société française.
grés font l’objet d’une analyse
que certains événements ou
Précisons qu’il est tiré d’un
tout au long de l’ouvrage).
périodes soient abordés un peu
article sur le mouvement des
Les gouvernements et leurs
trop rapidement ; le livre laisse
sans-papiers, commandé pour
approches diverses de la ques-
parfois le lecteur sur sa faim,
la campagne “Kein Mensch ist
tion de l’immigration sont pas-
voire un peu perplexe. Mais il
illegal” (aucun homme n’est
sés en revue. Les différents
s’agit là d’un “rapport d’étape”,
illégal) en Allemagne. Le texte
mouvements et associations
indique l’auteur, qui est en passe
premier est paru dans un ouvra-
sont exposés avec leurs tensions
d’être encore enrichi. D’autre
ge collectif européen, Ohne
internes et parfois avec un cer-
part, le fait qu’il a été écrit par
Papiere in Europa (Berlin-
tain mordant (SOS Racisme est
des gens de convictions, qui ont
Hamburg, 2000). La version
épinglée en tant qu’émanation
participé à certaines actions et
française en a été développée et
mitterrandienne utilisée pour
à certains mouvements, est par-
“France des étrangers, France
temps l’un des intérêts de ce J’y
français”. Un an plus tard, le
des libertés. Presse et mémoire”
suis, j’y reste ! que de n’être pas
Cefisem de Paris (Centre de for-
(catalogue édité en 1990 par
fait seulement d’informations
mation et d’information pour la
Mémoire Génériques-Éditions
collectées du fond d’un bureau
scolarité des enfants de mi-
ouvrières, Paris), sur l’histoire
et froidement rassemblées. Il a
grants), organisme rattaché à
des communautés immigrées au
le mérite d’être une histoire de
l’École normale d’instituteurs,
travers de leurs journaux depuis
l’immigration du point de vue de
organise un stage interne sur
le XIXe siècle. L’exposition sera
l’intérieur, justement, et non
l’histoire des migrations, qui sera
reprise en 1990 à l’Arche de la
d’un point de vue “objectif” éco-
publié dans H&M en 1988
Défense, à Paris. Le mouvement
nomique ou social. Et, de par un
(n° 1114) sous le titre “L’immigra-
est lancé.
style journalistique abordable,
tion dans l’histoire nationale”.
L’année 1990 marque un tour-
un format “poche” et un prix
Mais l’initiative la plus mar-
nant majeur : en Belgique, avec
non moins abordable, de mettre
quante de ces années-là reste
une démarche collective et le
cette histoire à la portée d’un
l’exposition “Négripub”, présen-
lancement du programme “Le
public étendu.
tée en 1987 à la bibliothèque For-
Noir du Blanc”, qui sera pré-
ney à Paris (puis l’itinérance qui
senté à Bruxelles l’année sui-
a suivi), et son incontournable
vante et proposera l’ouvrage de
catalogue (Négripub. L’image des
référence Racisme, continent
Noirs dans la publicité, réédité
obscur. Clichés, stéréotypes, fan-
en 1994 par Somogy, Paris).
tasmes à propos des Noirs dans
En 1989, Felix de Roy, collec-
le royaume de Belgique, (Bru-
tionneur plus qu’historien, pré-
xelles, CEC-Le Noir du Blanc/Wit
➣ Depuis une quinzaine d’an-
sente sa fabuleuse collection à
over Zwart, 1991). En France,
nées et dans toute l’Europe, ce
Amsterdam, “White on Black”.
avec la création par un groupe
sont généralement des histo-
En septembre de la même
de jeunes historiens, chercheurs
riens qui sont à l’origine des
année, le magazine Textes et
à l’université Paris-I (Pascal
actions pédagogiques d’enver-
documents pour la classe
Blanchard, Nicolas Bancel,
gure, des colloques et exposi-
(TDC), destiné aux enseignants
Armelle Chatelier, Yann Holo,
tions sur les thématiques de l’im-
et édité par le Centre
migration et de la colonisation.
national de documen-
On peut citer, sous l’impulsion
tation
de Jean-Barthélemi Debost à
(CNDP), publie un dos-
Nanterre en 1984, l’exposition
sier intitulé “150 ans
“Les Noirs, têtes d’affiches”,
d’immigration”.
puis, à Bruxelles en 1985, sous
1989 toujours, dans le
l’égide de Jean-Pierre Jacque-
cadre du bicentenaire
min, “Zaïre 1885-1985. Cent ans
de la Révolution fran-
de regards belges”. En France,
çaise,
en 1985, la revue Vingtième
Génériques monte à
siècle publie, dans son n° 7 de
Marseille, au Centre
juillet-septembre, un dossier
Bourse, l’exposition
Marie-Pierre Garrigues
MÉMOIRE
Les migrations “coloniales”,
en expositions
et en publications
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 155
intitulé “Étrangers, immigrés,
LIVRES
fois gênant. Mais c’est en même
pédagogique
En
l’association
✒
Éric Deroo organise à Paris l’ex-
ces initiatives sont orga-
position “Aux Colonies” ; le
nisés, en 1994, l’exposi-
musée d’Histoire contemporaine
tion “L’appel à l’Afrique”,
propose, aux Invalides, “La
sur l’imaginaire des
France en guerre d’Algérie”, de
tirailleurs,
présentée
Laurent Gervereau (catalogue
dans toute l’Afrique de
édité par la BDIC en 1992), puis,
l’Ouest, et le festival-col-
six ans plus tard, “Toute la
loque du film colonial
France. Histoire de l’immigra-
“Maghreb et Afrique
tion en France au XXe siècle”
noire au regard du
(catalogue édité par Somogy en
cinéma colonial” (Insti-
1998). En lien avec l’Union euro-
tut du monde arabe).
péenne et la Ligue de l’ensei-
Dans la même veine, il
gnement, un programme péda-
Ghislaine Mathy, Jean-Barthé-
faut également signaler les col-
gogique, “Images et colonies”,
lemi Debost…) de l’Achac
loques “Scènes et types” (Mar-
basé sur une exposition de vingt
(Association pour la connais-
seille, 1995) et “De l’indigène
panneaux et une mallette pour
sance de l’histoire de l’Afrique
à l’immigré” (Bruxelles-Lille,
les scolaires, est diffusé à plus de
contemporaine), pour fédérer
1997). Le premier donnera nais-
cent-vingt exemplaires dans le
les initiatives concernant la
sance à un ouvrage collectif
monde entre 1994 et 1999. Il
mémoire coloniale et l’histoire
(L’Autre et nous. “Scènes et
faut aussi signaler Images de
de l’immigration à l’échelon
types”), publié en 1995 aux édi-
l’Afrique et des Africains en
européen. C’est sous les auspices
tions Syros. Le second inspirera,
France, brochure éditée par
de l’Achac qu’est organisé, au
entre autres, un numéro de H&M
Francis Arzalier en 1994 au
début de l’année 1993, le pre-
(“Imaginaire colonial, figures de
Centre national de documenta-
mier colloque sur la question, à
l’immigré”, n° 1207, mai-juin
tion pédagogique (CNDP), ainsi
la Bibliothèque nationale, puis
1997) et un volume de la collec-
qu’une livraison de Textes et
l’exposition “Images et Colo-
tion “Découvertes” (De l’indi-
documents pour la classe (TDC)
nies”, présentée en octobre 1993
gène à l’immigré) chez Galli-
consacrée à “L’apogée de l’em-
aux Invalides, et dont le cata-
mard en 1998. L’année suivante,
pire colonial français”, sous la
logue éponyme sera la même
une nouvelle association, Images
direction de Pascal Blanchard
année l’objet d’une coédition
et mémoire, est créée à l’initiative
(1996). En 1995, un kit pédago-
BDIC-Achac. “Images et colo-
de collectionneurs de cartes pos-
gique à destination des ensei-
nies” sera présentée dans plus
tales et de quelques universi-
gnants, “Tous différents, tous
de vingt-cinq pays dans le
taires dans une perspective plus
égaux”, est édité sous l’égide du
monde, sans parler des pro-
“conservatrice” de la mémoire
Conseil de l’Europe.
grammes déclinés dans plu-
du passé colonial français.
De même, on ne peut oublier
sieurs pays européens sous
Les démarches pédagogiques se
les trois ouvrages édités en
l’égide de l’association (“Miroirs
succèdent au début des années
1997 chez Syros par l’associa-
d’Empires” en Belgique, “Ima-
quatre-vingt-dix : en 1992, le
tion Au nom de la mémoire, sur
gini e Coloni” en Italie, “Images
musée de l’Homme présente
Un siècle d’immigration en
et Colonies” au Portugal…).
“Tous parents, tous différents” ;
France et l’exposition (sur le
LIVRES
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 156
Dans le prolongement de
contemporaine, bibliothèque
gogique réalisé par l’Achac en
point qu’il est devenu impos-
Forney, Achac, Génériques, Au
1994) diffusée par la suite dans
sible de les citer toutes et qu’il
nom de la mémoire…) et ont
toute la France. Enfin, 1999 a
serait injuste de n’en citer que
mis en œuvre de vastes projets
vu l’aboutissement d’un travail
quelques unes. Car en quinze
de recherche et des exposi-
de longue haleine, sous la
ans, depuis l’exposition “Les
tions, alors que les institutions
forme d’une coédition de l’as-
Noirs, têtes d’affiches”, les his-
publiques n’y était guère favo-
sociation Génériques et des
toriens, professionnels ou “du
rables. Car même si le Fonds
Archives de France : Les étran-
dimanche”, pour reprendre l’ex-
d’action sociale pour les tra-
gers en France. Guide des
pression de Philippe Ariès, ont
vailleurs immigrés et leurs
sources d’archives publiques
largement contribué à l’étude
familles (Fas) n’a pas manqué
et privées ; ce monumental
de ces questions. Leur travail
de soutenir nombre d’actions
répertoire en trois tomes
s’est diffusé dans le monde sco-
signalées ici, un engagement
constitue d’ores et déjà un outil
laire, même si l’enseignement
volontariste de l’État tout
précieux pour les historiens des
n’a pas toujours relayé de façon
entier continue à faire défaut.
migrations, qu’elles soient
active ces initiatives.
Un seul exemple : il n’y a tou-
issues de l’ancien Empire fran-
En tout état de cause, il faut
jours pas, en France, de musée
çais ou d’ailleurs.
rappeler que la grande majorité
sur l’immigration, ni de musée
Au niveau régional ou local, des
de ces projets sont d’abord le
sur l’histoire de la colonisa-
expositions de plus en plus nom-
fruit d’historiens qui, à contre-
tion… Autant dire que l’État
breuses retracent le passé d’une
courant des programmes de
est à ce niveau très en retard
commune ou d’un département
recherches officiels et en s’ap-
sur les initiatives individuelles
à la lumière des vagues migra-
puyant sur des structures qui se
et citoyennes.
toires qui les ont peuplés. En
sont engagées (Ligue de l’en-
Pascal Blanchard
fait, les initiatives se multiplient
seignement, musée d’Histoire
et Philippe Dewitte
Retrouvez Hommes & Migrations sur la toile :
www.adri.fr/hm
Tout sur l’édition et la rédaction de H&M
et sur le Gip (Groupement d’intérêt public) Adri.
L’historique de la revue, depuis la création des Cahiers
Nord-Africains en 1950 et son changement de nom en 1965.
Les sommaires des derniers numéros.
Les archives de la revue.
Les dessins de Gaüzère.
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N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 157
depuis quelques années, au
LIVRES
même principe que le kit péda-
PUB
N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 158
La revue est disponible à notre siège :
Gip Adri - 4, rue René-Villermé - 75011 Paris - Tél. : 01 40 09 69 19 - Fax : 01 43 48 25 17
et dans les librairies suivantes :
PARIS : Fnac Forum – 1-7, rue P. Lescot – 75001 ● Parallèles – 47, rue Saint-Honoré – 75001 ● Les Cahiers de Colette – 12,
rue Rambuteau – 75003 ● Flammarion – Centre Georges-Pompidou – 75004 ● La Boutique de l’histoire – 24, rue des Ecoles –
75005 ● Compagnie – 58, rue des Ecoles – 75005 ● Edifra – Institut du Monde arabe – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard –
75005 ● L’Harmattan – 16, rue des Ecoles – 75005 ● Lib. Lusophone – 22, rue du Sommerard – 75005 ● Présence
africaine – 25 bis, rue des Ecoles – 75005 ● Presses universitaires de France – 49, bd. Saint-Michel – 75005 ● Tiers Mythe –
21, rue Cujas – 75005 ● Electre – 30, rue Dauphine – 75006 ● La Procure – 3, rue de Mézières – 75006 ● Tschann – 125
bd. du Montparnasse – 75006 ● Carrefour de l’Odéon – 3, carrefour de l’Odéon – 75006 ● Lib. des Sciences politiques –
30, rue Saint-Guillaume – 75007 ● Artisans du Monde – 20, rue Rochechouart – 75009 ● Lib. du Monde libertaire – 145,
rue Amelot – 75011 ● Epigramme – 50, rue de la Roquette – 75011 ● Lady Long Solo – 38, rue Keller – 75011 ● La
Brèche – 7, rue de Tunis – 75011 ● Adac-Amacahu –29, rue des Cinq-Diamants – 75013 ● Le Chêne et le Baobab – 10, rue
des Wallons – 75013 ● Jonas – 14, rue de la Maison-Blanche – 75013 ● Nadim Tarazi – 58 rue Jeanne-d’Arc – 75013 ●
Lib. de la Cité – 19, bd. Jourdan – 75014 ● Le Divan – 203, rue de la Convention – 75015 ● Kiosque Belleville – 1, rue
de Belleville – 75019 ● Vivre Livre – 84, rue Rébeval – 75019 ● Lib. Papeterie Presse – 58, bd de Ménilmontant – 75020
RÉGION PARISIENNE : La Réserve – 14, rue Henri-Rivière – 78200 Mantes-la-Jolie ● Lib. Paris X – Bât C. – 200 av. de la
République – 92000 Nanterre ● La Procure – 263, bd. Jean-Jaurès – 92100 Boulogne-Billancourt ● Les Folies d’Encre –
19, rue Galliéni – 93100 Montreuil ● Zoothèque – 38, av. du Général-de-Gaulle – 94700 Maisons-Alfort
PROVINCE : Plein Ciel – 46, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● Relais Fnac Nice – 30, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● A la
Sorbonne – 23, rue Hotel des Postes – 06000 Nice ● L'Odeur du Temps – 35, rue des Pavillons – 13000 Marseille ● Le Roi
Lire – 5, rue Adolphe-Thiers – 13001 Marseille ● Paul Eluard – 3-5-7, rue d'Aix – 13001 Marseille ● Regards – 2, rue de la
Charité – 13002 Marseille ● Librairie des Deux Mondes – 5, cours Julien – 13006 Marseille ● Paidos - 2, rue des Trois-Mages 13006 Marseille ● Lib. de l’Université - 12 A, rue Nazareth - 13100 Aix-en-Provence ● Librairie de Provence – 31, cours
Mirabeau – 13100 Aix-en-Provence ● Vents du Sud – 7, rue du Maréchal Foch – 13100 Aix-en-Provence ● Hémisphères –
15, rue des Croisiers – 14000 Caen ● Lib. de l’Université – 17, rue de la Liberté – 21000 Dijon ● La Manufacture – Place
Maurice-Faure – 26100 Romans ● La Procure – 21, rue Charles Corbeau – 27000 Evreux ● Castela – 20, place du Capitole –
31000 Toulouse ● Ombres blanches – 50, rue Gambetta – 31000 Toulouse ● Joseph Gibert – 3, rue Taur – 31000 Toulouse
● Siloe Jouanaud – 19, rue de la Trinité – 31000 Toulouse ● Mollat – 83-89, rue Porte Dijeaux - 33000 Bordeaux ● Scrupule –
26, rue St-Sépulcre – 34000 Montpellier ● Sauramps – Allée Jules-Milhaud – 34045 Montpellier ● La Procure matinale – 9,
rue de Bertrand – 35000 Rennes ● Librairie de l'Université – 2, place du Docteur-Léon-Martin – 38000 Grenoble ● La Dérive,
10, place Sainte-Claire – 38000 Grenoble ● Vent d’Ouest – 5, place du Bon-Pasteur – 44000 Nantes ● Les Temps Modernes –
57 rue Notre-Dame de Recouvrance – 45000 Orléans ● Le Livre en Fête – 27, rue Orthabadial - 46100 Figeac ● Contact –
3, rue Lenepveu – 49100 Angers ● Les enfants terribles – 22, rue du Jeu de paume – 53000 Laval ● Atlantide – 56, rue
St-Dizier – 54000 Nancy ● Le Furet du Nord – 15, place du Général-de-Gaulle – 59002 Lille ● Les Lisières – 33, Grandplace – 59100 Roubaix ● Les volcans d’Auvergne – 80, bd. de Gergovia – 63000 Clermont-Ferrand ● Lib. des Facultés – 212, rue de Rome – 67000 Strasbourg ● Lib. internationale Kléber – 1, rue des Francs-Bourgeois – 67000 Strasbourg
● Alsatia-Union – 4, pl. de la Réunion – 68000 Mulhouse ● Decitre – 6 place Bellecour – 69002 Lyon ● Lib. des
Editions Ouvrières - 9 rue Henri-IV - 69002 Lyon ● La Proue – 15, rue Childebert – 69002 Lyon ● Flammarion – 45,
rue Voltaire – 69310 Pierre-Bénite ● Siloe Chatelet – 23, rue Chatelet – 71100 Châlons-sur-Saône ● La Vieille Boutique –
29, rue Jean-Pierre-Veyrat – 73000 Chambéry ● L’Armitière – 5, rue des Basnages – 76000 Rouen ● Siloe Sype – 58,
rue Joffre – 85000 La-Roche-sur-Yon ● Lib. de l’Université - 70 rue Gambetta - 86000 Poitiers
ÉTRANGER : Fnac Bruxelles – 16, rue des Cendres – 1000 Bruxelles – Belgique ● Tropismes – 11, galerie des Princes – 1000
Bruxelles – Belgique ● Lib. A Livre Ouvert - 116 rue Saint-Lambert - 1200 Bruxelles - Belgique ● Oliviéri – 5200 Gatineau
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L’HÉRITAGE COLONIAL
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......... 1228 - Nov.-décembre 2000
......... 1227 - Sept.-octobre 2000
......... 1226 - Juillet-août 2000
......... 1225 - Mai-juin 2000
......... 1224 - Mars-avril 2000
......... 1223 - Janvier-février 2000
......... 1222 - Nov.-décembre 1999
......... 1221 - Sept.-octobre 1999
......... 1220 - Juillet-août 1999
......... 1219 - Mai-juin 1999
......... 1218 - Mars-avril 1999
......... 1217 - Janv.-février 1999
......... 1216 - Nov.-décembre 1998
......... 1215 - Sept.-octobre 1998
......... 1214 - Juillet-août 1998
......... 1213 - Mai-juin 1998
......... 1212 - Mars-avril 1998
......... 1211 - Janv.-février 1998
......... 1210 - Nov-décembre 1997
......... 1209 - Sept.-octobre 1997
......... 1208 - Juillet-août 1997
......... 1207 - Mai-juin 1997
......... 1206 - Mars-avril 1997
......... 1205 - Janv.-février 1997
......... 1204 - Décembre 1996
......... 1203 - Novembre 1996
......... 1202 - Octobre 1996
......... 1201 - Septembre 1996
......... 1200 - Juillet 1996
......... 1198-99 - Mai-juin 1996
......... 1197 - Avril 1996
PRIX* port compris
L’héritage colonial
77 F
Violences, mythes et réalités
77 F
Au miroir du sport
77 F
Santé, le traitement de la différence 77 F
Marseille, carrefour d’Afrique
77 F
Regards croisés France-Allemagne 77 F
Pays-de-la-Loire, divers et ouverts 77 F
Immigration, la dette à l’envers
77 F
Islam d’en France + Migrants chinois 77 F
Combattre les discriminations
77 F
Laïcité mode d’emploi
77 F
La ville désintégrée?
77 F
Politique migratoire européenne 77 F
Les Comoriens de France
77 F
Solidarité Nord-Sud
77 F
Des Amériques Noires
77 F
Immigrés de Turquie
77 F
Le Racisme à l’œuvre
77 F
Portugais de France
77 F
D’Alsace et d’ailleurs
77 F
Médiations + Australie
77 F
Imaginaire colonial
77 F
Citoyennetés sans frontières
77 F
Réfugiés et Tsiganes, d'Est en Ouest 77 F
Chômage et solidarité
44 F
Intégration et politique de la ville 44 F
Les foyers dans la tourmente
44 F
A l'école de la République
44 F
Canada
44 F
Réfugiés et demandeurs d'asile
85 F
Antiracisme et minorités
44 F
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
11,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
6,70 €
12,90 €
6,70 €
PRIX* port compris
......... 1196 - Mars 1996
......... 1195 - Février 1996
......... 1194 - Janvier 1996
......... 1193 - Décembre 1995
......... 1192 - Novembre 1995
......... 1191 - Octobre 1995
......... 1188-89 - Juin-juill. 1995
......... 1187 - Mai 1995
......... 1186 - Avril 1995
......... 1185 - Mars 1995
......... 1184 - Février 1995
......... 1183 - Janvier 1995
......... 1182 - Décembre 1994
......... 1181 - Novembre 1994
......... 1178 - Juillet 1994
......... 1176 - Mai 1994
......... 1175 - Avril 1994
......... 1172-73 - Janv.-févr. 1994
......... 1171 - Décembre 1993
......... 1170 - Novembre 1993
......... 1169 - Octobre 1993
......... 1168 - Septembre 1993
......... 1167 - Juillet 1993
......... 1162-63 - Févr.-mars 1993
......... 1161 - Janvier 1993
......... 1159 - Novembre 1992
......... 1158 - Octobre 1992
......... 1157 - Septembre 1992
......... 1155 - Juin 1992
......... 1154 - Mai 1992
......... 1151-52 - Févr.-mars 1992
Jeunesse et citoyenneté
Cités, diversité, disparités
L'Italie
Détours européens
L'intégration locale
Musiques des Afriques
Tsiganes et voyageurs
Après les O. S., le travail des immigrés
Rhône-Alpes
Histoires de familles
D'Espagne en France
Passions franco-maghrébines
Pour une éthique de l'intégration
Sarcelles
Les lois Pasqua
L'étranger à la campagne
La mémoire retrouvée
Minorités au Proche-Orient
Le bouddhisme en France
Arts du Maghreb et de France
Le Languedoc-Roussillon
Belleville
Mariages mixtes
Fragments d'Amérique
Métissages
Europe horizon 2000
Mémoire multiple
Le Nord-Pas-de-Calais
Migrations Est-Ouest
Le poids des mots
Une autre Allemagne
44 F 6,70 €
44 F 6,70 €
44 F 6,70 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
42 F 6,40 €
épuisé
42 F 6,40 €
83 F 12,60 €
43 F 6,50 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
39 F 5,90 €
77 F 11,70 €
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