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HOMMES & MIGRATIONS L’HÉRITAGE COLONIAL UN TROU DE MÉMOIRE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 La mémoire serait-elle en passe de devenir la seule façon, pour les dominés, d’aborder le passé, leur passé ? La mémoire deviendrait-elle, en quelque sorte, l’histoire du pauvre ? On est en droit de se poser la question lorsque l’on constate que © Dauchez. l’historiographie française met décidément beaucoup de temps pour faire du passé des par migrations “coloniales” un sujet parmi d’autres. ❖ De même que Philippe Dewitte le mouvement ouvrier a mis plus d’un siècle à devenir un champ d’étude reconnu comme tel, l’histoire des migrations nées de la colonisation semble être un objet triplement illégitime – sans vouloir faire de la surenchère par rapport à la célèbre expression d’Abdelmalek Sayad. Originaires du Sud (et à ce titre venant de civilisations souvent perçues “sans histoire” par les anciens colonisateurs) ; sujets de l’Empire (on disait “indigènes”, c’est-à-dire sans les droits du citoyen) ; ouvriers non qualifiés (quand ce n’est pas chômeurs) : ces “gens de peu” présentent un profil socio-historique trois fois méprisé, au sens premier du terme. ❖ De plus, les historiens n’échappent pas au désenchantement relatif à tout ce qui touche au tiers-monde. La lutte des prolétaires ne fait plus recette, pas plus que celle des nations du même nom ; alors, quand on est un prolétaire (mais il n’y en a plus) issu d’une nation dite prolétaire (mais l’appellation fait aujourd’hui sourire), on ne suscite généralement qu’un désintérêt poli. Si à cela on ajoute la rareté des sources écrites – le matériau “noble” de l’historien occiLe passé de l’immigration ouvrière dental –, on comprendra les difficultés inhéeuropéenne est désormais mieux rentes à l’entreprise… ❖ Aussi, pour les immigrés et leurs enfants en quête d’identité, il ne reste connu et l’étude de la colonisation que la mémoire : celle de la communauté, de la famille, celle que l’on consigne pieusement, dont on n’est plus illégitime. Alors pourquoi parvient parfois à faire une exposition, un livre l’histoire sociale et politique de l’im- ou un film. Mais la mémoire n’est pas l’histoire, c’est bien connu, car elle est chargée de subjectimigration “coloniale” est-elle encore vité. Elle met en relief la dimension humaine du passé, mais elle méconnaît les règles de Clio, et on en grande partie dans les limbes ? peut à tout moment mettre en doute sa véracité. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 1 LA MÉMOIRE SERAIT-ELLE L’HISTOIRE DU PAUVRE ? N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 2 S O M M A I R L’HÉRITAGE COLONIAL E Gip Adri 4, rue René-Villermé 75011 Paris UN TROU DE MÉMOIRE La mémoire serait-elle l’histoire du pauvre ? par Philippe Dewitte 1 L’historiographie française met décidement beaucoup de temps pour faire du passé des migrations “coloniales” un sujet parmi d’autres. Pour les immigrés post-coloniaux et leurs enfants en quête d’identité, il ne reste que la mémoire communautaire. Immigration, colonisation et racisme : pour une histoire liée par Claude Liauzu 5 Si l’histoire de l’immigration en France, malgré des insuffisances, a globalement pris son envol, l’étude des migrations africaines et nord-africaines en particulier est un domaine encore quasi en friche, longtemps négligé de part et d’autre de la Méditerranée. Les prisonniers de guerre coloniaux durant l’Occupation en France par Armelle Mabon 15 Après la défaite de 1940, près de 70 000 prisonniers coloniaux de toutes origines sont détenus dans des Frontsatalags en France. À partir de 1943, le IIIe Reich a besoin de tous ses soldats sur le front de l’Est et exige de Vichy que des soldats français métropolitains gardent leurs propres troupes... La gestion coloniale de l’islam à Bordeaux. Enquête sur une mosquée oubliée par Florence Bergeaud 29 L’analyse d’une fête de l’Aïd à Bordeaux en 1949 est l’occasion d’un retour sur la gestion de l’islam dans le contexte de la France coloniale. Une gestion qui tourne le dos à la doctrine assimilationniste prévalant officiellement dans l’Empire, et qui ignore délibérément le credo assimilateur de la République à l’égard de l’immigration. Le zoo humain, une longue tradition française par Pascal Blanchard 44 Jusque dans les années trente, la France a exhibé dans ses zoos, foires et expositions des milliers de gens “importés”des colonies. Bien plus qu’un dérapage regrettable et exceptionnel, le zoo humain est une tradition bien française, qui a structuré la pensée raciale du siècle. Migrations et travaux forcés en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale par Jacques Barou 51 Les États africains doivent eux aussi affronter les enjeux de l’intégration des populations issues de l’immigration et faire face à des tentations nationalistes. Une conséquence, entre autres, de la domination coloniale, qui a stimulé les migrations à grande échelle sur le continent. Africains de Belgique, de l’indigène à l’immigré par Bonaventure Kagné La présence belge en Afrique n’a pas entraîné de flux migratoires substantiels en provenance de ces pays jusqu’aux années soixante. Pourtant, en Belgique, le statut et l’image des Africains du sud du Sahara restent fortement marqués par les stéréotypes hérités du passé colonial. 62 Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 E-mail : [email protected] Site internet : www.adri.fr Fondateur : Jacques Ghys ✝ Directeur de la publication : Luc Gruson Rédacteur en chef : Philippe Dewitte Secrétaire de rédaction : Marie-Pierre Garrigues [email protected] Fabrication et site internet : Laurent Girard Renaud Sagot Promotion et abonnements : Christophe Daniel Karima Dekiouk [email protected] Vente au numéro : Pierre Laudren Création maquette : Antonio Bellavita Mise en pages : Sandy Chamaillard Comité d’orientation et de rédaction : Mogniss H. Abdallah Rochdy Alili Augustin Barbara Jacques Barou Hanifa Cherifi Albano Cordeiro François Grémont Abdelhafid Hammouche Mustapha Harzoune Le Huu Khoa Khelifa Messamah Juliette Minces Marie Poinsot Catherine Quiminal Edwige Rude-Antoine Gaye Salom Alain Seksig André Videau Catherine Wihtol de Wenden Les titres, les intertitres et les chapeaux sont de la rédaction. Les opinions émises n’engagent que leurs auteurs. Les manuscrits qui nous sont envoyés ne sont pas retournés. Les méandres de la mémoire dans la littérature africaine ABONNEMENTS : 68 par Bonaventure Kagné En France, l’histoire coloniale est nettement marginalisée. Côté africain, la façon d’aborder cette période dans la littérature a largement changé depuis les années cinquante, montrant comme une volonté de relecture du fait colonial. Le colonialisme, “un anneau dans le nez de la République” France 1 an : 370 F (56,40 €) Tarif réduit* : 320 F (48,70 €) Étranger 1 an : 495 F (75,40 €) Tarif réduit* : 445 F (67,80 €) * Le tarif réduit ne s’adresse qu’aux particuliers et aux associations, voir bon de commande en dernière page. 80 par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard HOMMES & MIGRATIONS est publié avec le concours du Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles Associée au progrès, à l’égalité et à la grandeur de la nation, la “mission civilisatrice de la France”a laissé des traces dans les représentations politiques républicaines. Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle pour comprendre l’attitude de la société d’aujourd’hui à l’égard de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés. H O R S - D O S S I E R Les immigrés espagnols retraités en France : entre intégration et vulnérabilité sociale 95 par Marie-Claude Muñoz À l’heure de la retraite, les Espagnols de nationalité ou d’origine voient souvent leurs revenus diminuer sensiblement. Des situations de désaffiliation peuvent ainsi surgir, malgré une forte solidarité familiale et une aide appuyée de la part des associations espagnoles. C H R O N I Q U E de la Délégation au développement et à l’action territoriale S INITIATIVES Lille, carrefour des arts africains Marie Poinsot 103 de la Délégation interministérielle à la Ville MUSIQUES L’Afrique en créations : Youssou N’Dour, Jean-Claude Casadesus François Bensignor 109 CINÉMA Chef ! ; Dans la maison de mon père ; Le petit homme ; Pièces d’identités ; Sauve-moi ; Un temps pour l’ivresse des chevaux ; La vierge des tueurs André Videau 115 du Comité catholique contre la faim et pour le développement MÉDIAS Le 17 octobre 1961 et les médias. De la couverture de l’histoire immédiate au “travail de mémoire” Mogniss H. Abdallah 125 et du AGAPES Festivités d’outre-Manche Marin Wagda 135 LIVRES Pascal Blanchard, Philippe Dewitte, Marie-Pierre Garrigues, Abdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune, Jorge de Portugal Branco En couverture, détail de l’affiche officielle pour l’Exposition coloniale de Paris en 1931 (P. Bellanger, édition Robert Lang). © Achac. ISSN 0223-3290 Inscrit à la CPPAP sous le no 55.110 Impression : Autographe 10 bis, rue Bisson 75020 Paris 141 Diffusion pour les libraires: DlF’POP 21 ter, rue Voltaire 75011 Paris Tél. : 01 40 24 21 31 N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 3 (six numéros) UN TROU DE MÉMOIRE D. Dellepiane, Imprimerie Mourlot, avril 1922. © Achac. L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 4 L’HÉRITAGE COLONIAL La colonisation française est née avec la République. Il en reste un peu plus que des traces dans la manière de percevoir l’Autre, ainsi que dans le fameux “modèle d’intégration”, héritier indirect de l’idéologie “assimilationniste”. par Claude Liauzu, historien, université Paris-VII Denis-Diderot Si l’histoire de l’immigration en France, malgré des insuffisances, a globalement pris son envol, l’étude des migrations africaines et nordafricaines en particulier est un domaine encore quasi en friche, longtemps négligé de part et d’autre de la Méditerranée. Cela est bien sûr une conséquence de la gestion coloniale française et de la vision racisante qui lui est liée : les rapports avec ceux qui furent des “colonisés”, particulièrement avec les musulmans, en ont été durablement marqués. C’est aussi dû à des contentieux historiques mal gérés des deux côtés. Enfin, l’image du “travailleur immigré postcolonial” n’a pas trouvé sa place au sein de la culture ouvrière, du fait de la crise économique des années soixante-dix. Apparue tardivement – à partir des années 1980 – dans le concert des sciences sociales, l’histoire étudiant l’immigration y fait entendre une voix relativement faible. Ce sont surtout la démographie – de tradition –, la sociologie, depuis les années 1960, et plus récemment la science politique qui ont fourni, outre la majorité des spécialistes, les experts du pouvoir ou ceux des mouvements de solidarité avec les immigrés, ainsi que les figures de proue des combats d’idées. Signe de l’importance de ces problèmes, les “grands intellectuels”, ou ceux qui aspirent à se positionner ainsi, sont abondamment intervenus. Pourtant, les recherches historiques ne sont pas négligeables. Les travaux universitaires s’accumulent, le XIXe siècle et la première moitié du XXe étant désormais bien connus, et les monographies régionales se multiplient, de même que les études des principales communautés. Ce sont des historiens qui ont été à l’origine d’un projet de musée malheureusement enfoui, ainsi que d’initiatives éducatives et d’expositions qui sont des réussites. Dans les collèges et les lycées, ils ont participé à des expériences pédagogiques novatrices. Il faut cependant reconnaître que jusqu’ici, l’enseignement est resté très en retrait. Les programmes scolaires et les concours de recrutement des professeurs d’histoire-géographie continuent à ignorer que la société française contemporaine est une société d’immigration, l’une des plus importantes du monde. L’HÉRITAGE COLONIAL ET RACISME : POUR UNE HISTOIRE LIÉE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 5 IMMIGRATION, COLONISATION N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 6 L’HÉRITAGE COLONIAL Il faut aussi souligner certaines insuffisances des recherches historiques sur l’immigration, auxquelles il manque un pôle organisateur – une revue, un laboratoire du CNRS, ou un diplôme de 3e cycle. Les divers domaines dont elles relèvent sont séparés par les compartimentages institutionnels. Elles se sont d’abord inscrites dans l’histoire des relations internationales et, surtout, dans l’histoire sociale du travail et du mouvement ouvrier, ou ont emprunté leurs préoccupations – le racisme, l’opinion publique – aux autres sciences sociales(1). C’est en particulier grâce au Creuset français de Gérard Noiriel(2) que le nœud de la question, à savoir la nation, a été placé au centre d’une problématique spécifiquement historique dans les années quatre-vingt. L’histoire anticolonialiste Mais jusqu’ici, ces études ont délaissé s’est focalisée sur les rapports les dernières grandes immigrations entre communisme et nationalisme. nord-africaines et africaines. Il suffit de se reporter à la Bibliographie annuelle Là-bas comme ici, de l’histoire de France(3) ou aux soml’ombre portée de la nation a caché maires des principales revues histola réalité des migrations. riques pour le constater. Il y a plusieurs causes à cela. En raison de la conception classique du métier, qui demeure dominante dans nos universités, un sujet de thèse exige l’utilisation d’archives. Or, la législation rend quasi inaccessible la documentation postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Il faut ajouter aussi que ni les histoires nationales du Maghreb et de l’Afrique, ni celle de la colonisation n’ont suscité une dynamique dans ce domaine. LES RECHERCHES SUR L’IMMIGRATION S’AUTONOMISENT Dans les années 1970-1980, les conditions n’étaient pas réunies pour lier ces éléments dispersés et ouvrir des pistes nouvelles. Par un souci bien compréhensible de rattraper le retard accumulé, l’histoire anticolonialiste s’est focalisée sur la découverte de nationalités longtemps “assoupies ou inaperçues”, pour reprendre les termes du spécialiste du monde islamique Jacques Berque, et, dans sa variante politique la plus engagée, sur les rapports entre communisme et nationalisme. Bref, là-bas comme ici, l’ombre portée de la nation a caché la réalité des migrations, qui n’ont pas eu de place cohérente dans les discours des nouveaux États. Ainsi, l’Algérie n’y a vu qu’un éloignement temporaire de la patrie, imposé par le colonialisme et ses séquelles, et la Charte d’Alger a promis en toutes lettres le retour à ses enfants dispersés. Dans cette logique, les premières études des colonisés en France ont été dues à l’intérêt que représentaient les 1)- Marie-Claude BlancChaléard, dans l’éditorial du Mouvement social, juillet-septembre 1999, présente un tableau précis de la recherche historique. 2)- Gérard Noiriel, Le creuset français : histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Seuil, 1988 (rééd. 1992). 3)- Éditions du CNRS. 4)- Philippe Dewitte sur Les mouvements nègres en France, L’Harmattan, 1985. Benjamin Stora, entre autres : Messali Hadj, Le Sycomore, 1982, Ils venaient d’Algérie, Fayard, 1990. 5)- Il faut citer, entre autres, les initiatives de l’association Génériques (voir la chronique “Livres”, p. 155-157). 6)- Cf. les études de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard. Ce numéro de H&M témoigne des renouvellements en cours. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 7 mouvements nationalistes noirs, maghrébins et asiatiques, et la création de l’Étoile nord-africaine, ses relations avec le PC et les tensions entre messalistes et Front de libération nationale (FLN)(4). Ce n’est que progressivement et tout récemment qu’un processus d’autonomisation des recherches s’est esquissé, auquel participent activement de jeunes chercheurs issus de l’immigration(5). Mais ces éléments commencent seulement à être intégrés dans l’histoire de l’immigration vue du côté français(6), non sans souffrir de la tendance au morcellement des études par communautés. Pourtant, tous les grands sujets de controverse récents – affaires répétitives des foulards, dont la première date d’octobre 1989, variations autour du code de la nationalité et du modèle républicain ou, au contraire, de la pluralité, discriminations, racisme à la française, sans-papiers, enracinement de l’islam, polémiques sur l’importance des origines ethniques – sont des problèmes éminemment historiques. On voudrait le montrer ici, en soulignant que les études comparées entre phases et types de migrations, ainsi que la prise en charge du passé colonial et de ses mémoires sont indispensables pour cerner ces réalités, trop souvent saisies dans l’immédiateté. Une telle démarche permet de dégager trois caractères spécifiques majeurs de l’immigration d’outre-mer, algérienne en particulier, qui rendent compte des difficultés actuelles de ce que l’on appelle “l’intégration”, et des tensions interethniques. LE POIDS DE LA GESTION COLONIALE Le premier de ces caractères, ce serait une lapalissade de le rappeler si la chose n’était par trop négligée, est dû à la colonisation, qui a posé la population dominée non seulement comme une nationalité différente, mais comme une race différente. Si la Constitution L’HÉRITAGE COLONIAL Illustration signée Chagny, imprimerie agricole et commerciale, Alger, non datée. © Achac. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 8 L’HÉRITAGE COLONIAL Anonyme, imprimerie BergerLevrault, vers 1920. © Achac. de 1946, reprise par celle de 1958, a éprouvé le besoin d’affirmer l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur race, c’est que l’évidence ne s’imposait pas. En effet, l’État de droit n’est pas un article d’exportation dans l’Empire. C’est un arbitraire colonial qui a présidé à la circulation des hommes. Celle-ci était soumise à la volonté de la seule métropole, et plus précisément de l’administration, car la réglementation était assurée par des arrêtés et des décrets, non par des textes de loi, ce qui court-circuitait le contrôle parlementaire. C’est le pouvoir colonial qui a imposé le recrutement de centaines de milliers d’hommes, travailleurs et soldats, entre 1914 et 1918, puis renvoyé manu militari ceux qui, après la victoire, étaient devenus indésirables. Il a puisé et refoulé les travailleurs en fonction de la conjoncture économique. La libre circulation entre l’Algérie et la France n’a été établie qu’en 1946, au moment où l’édifice craquait. C’est une gestion coloniale des hommes qui a transposé en France même les méthodes de l’administration indigène, avec la création d’organismes ad hoc depuis les 7)- Cf. Pierre-André Taguieff, “Universalisme et racisme évolutionniste : le dilemme républicain”, in H&M, dossier “Imaginaire colonial, figures de l’immigré” n° 1207, mai-juin 1997, et la réponse de Claude Liauzu, “À propos de dilemme républicain”, dans la même revue, n° 1218, mars-avril 1999. L’ISLAM COUPABLE DE RÉSISTANCE Quand le docteur Gessain, futur directeur du musée de l’Homme, met en garde, dans son travail pour la fondation Carrel sous Vichy, contre certaines immigrations, il vise d’abord les juifs et les colonisés : “Qu’il y ait eu, dans la noblesse du Languedoc, un Sarrasin N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 9 L’HÉRITAGE COLONIAL années vingt. Encartée, fichée, surveillée par des services spécialisés, cette population est soumise à une surveillance étroite, beaucoup plus serrée et toute-puissante que celle des étrangers provenant d’Europe dans la même période. Avec la transposition de la guerre d’Algérie sur le sol métropolitain, la communauté algérienne voit l’étau se resserrer encore. La préfecture de Police de Paris, qui a établi la liste de centaines de milliers d’immigrés pendant cette période, a pu arrêter et parquer une dizaine de milliers d’entre eux aux portes de la capitale, à Vincennes, pour briser la manifestation du 17 octobre 1961 ! Il n’y a aucun équivalent, dans notre histoire, de ce massacre de dizaines de manifestants désarmés au cœur de la Ville lumière, qui serait inconcevable, en effet, contre des Français ou des immigrés d’origine européenne (voir chronique Médias p. 125-133). Tout aussi colonial est le parcage des “harkis”, longtemps après 1962, dans des camps éloignés des villes, et leur soumission à une autorité héritée des anciens rouages. Il en est résulté cette fabrication, sans précédent non plus, d’une sorte d’ethnie enfermée dans son origine et reproduite jusqu’à la troisième génération, voire, si l’on n’y met pas fin, à la quatrième ! C’est aussi une politique de ségrégation qui a inspiré la création de la Sonacotra – destinée à l’origine à loger les Algériens –, avec un encadrement souvent issu de sous-officiers d’outre-mer. De nature coloniale aussi est ce tabou pesant sur les “mariages mixtes”, que le Front national et Bruno Mégret cherchent à revivifier dans la douce France de l’an 2000. Leur discours, en cette matière comme en bien d’autres, apparaît comme un prolongement de celui que tenait l’administration française, dans les années 1914-1918, contre les unions entre “indigènes” (sic) et métropolitaines. Il ne s’agit certes pas d’assimiler Jules Ferry et Le Pen, mais de rappeler la réalité d’une composante raciale dans notre culture(7). Il est aussi nécessaire de prendre la mesure de ses effets, car elle déborde largement les cercles de l’extrême droite, ce qui explique la banalité du racisme ordinaire, révélé par l’importance des appels du “numéro vert” mis en place par le gouvernement pour lutter contre les discriminations. Ces effets n’ont pas épargné la recherche académique. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 10 L’HÉRITAGE COLONIAL ou un juif, cela n’a pas d’importance… mais il n’est pas sans importance que, dans la France démographiquement anémiée du XXe siècle, plusieurs centaines de milliers d’immigrants racialement inassimilables, je veux dire, par exemple, d’éléments raciaux mongolisés ou négrétisés ou judaïsés, viennent modifier profondément le patrimoine héréditaire de la patrie.”(8) Quand, à la Libération, Alfred Sauvy et Robert Debré s’attachent à trouver des Français pour la France, la frontière des indésirables qu’ils tracent écarte les Levantins mâtinés d’Orient et, a fortiori, les musulmans du sud de la Méditerranée. En 1947, Louis Chevalier, issu lui aussi de la Fondation Carrel, fournit pour l’Ined, à la demande de Sauvy, qui préface le volume, une argumentation scientifique serrée, la première de cette ampleur, sur La question démographique nord-africaine. Il y met en garde contre le risque d’une immigration massive, contre les difficultés de l’assimilation et les risques de tensions ethniques : “Au point de vue physique, il s’agit de savoir si cette immigration risque de bouleverser les composantes physiques constatées en France et exprimées par une certaine répartition de caractères aussi évidents que la stature, la pigmentation, l’indice céphalique. Au point de vue ethnique, il s’agit de savoir si l’ethnie nord-africaine affirmée par une certaine civilisation, c’est-à-dire une langue, des mœurs, une religion, un comportement général et jusqu’à une mentalité, oppose un refus absolu, un antagonisme total à ce que l’on peut considérer comme l’ethnie française… On risque de constituer en France, dans les années qui viennent, une minorité dangereuse et totalement inassimilable parce que volontairement inassimilée, et comparable en tous points aux minorités ethniques et raciales, celles-là, que l’on peut observer dans d’autres contrées du monde…”(9) Bien sûr, on ne peut réduire tous les problèmes posés par l’immigration à un héritage colonial, mais cet héritage a une place importante dans les représentations négatives d’une religion qui est apparue comme une force de résistance à la conquête et à l’assimilation, la plus grande force sans doute, et comme un mythe mobilisateur utilisé par les nationalismes. LE CONTENTIEUX IDENTITAIRE Car la deuxième spécificité importante de l’immigration coloniale est la question nationale, le contentieux avec la France qui en est résulté. Si, pour une partie des Italiens, des républicains espagnols, des juifs exilés d’Allemagne ou d’Europe orientale, la République a pu apparaître comme une terre d’accueil, voire comme une nouvelle 8)- Sur ce courant xénophobe de la recherche, cf. Claude Liauzu, “L’obsession des origines : démographie et histoire des migrations” in Mots, septembre 1999. 9)- Louis Chevalier, “Le problème démographique nord-africain”, Cahiers de l’Ined, 1947, p. 184 et 213. DIFFICULTÉS DE MÉMOIRE Les conflits de mémoire font que la guerre d’Algérie n’est pas encore achevée. Octobre 1961 en fournit un raccourci saisissant. Jusqu’au procès perdu par Maurice Papon contre Jean-Luc Einaudi en mars 1999, c’est le mensonge ou le silence qui ont dominé du côté de l’État. En reconnaissant la réalité d’un massacre, et en promettant l’ouverture des archives, le Premier ministre a mis fin à un déni de vérité et ouvert la possibilité d’une véritable recherche historique. Pourtant, Octobre 1961 n’est toujours pas entré dans le domaine d’une telle recherche, qui seule pourrait contribuer à un consensus, à une fin de N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 11 L’HÉRITAGE COLONIAL patrie, en raison de sa tradition universaliste, cela n’a pas joué de la même manière pour les colonisés. Pour comprendre pourquoi l’émigration a été longtemps perçue 10)- Abdelmalek Sayad, “El Ghorba”, in Les paradoxes négativement dans la culture algérienne, comme le chemin du malde l’altérité, De Boek, Bruxelles, 1991. heur(10), on ne peut ignorer qu’elle ne se fait pas vers une terre d’islam, vers le dar al islam où tout musulman est chez lui, mais vers le pays colonisateur. Certes, celui-ci a été assez libéral pour offrir plus de facilités aux nationalistes que le système colonial en Algérie, ce qui explique l’avance politique de l’émigration, mais il n’a attiré vers la citoyenneté française qu’une minorité très restreinte. Pour être plus précis, la religion musulmane, aussi bien du côté français que du côté algérien, a longtemps paru incompatible avec la citoyenneté. C’est l’argument qui a été avancé par les colonialistes pour refuser l’attribution de la nationalité française jusqu’en 1945, et imposer aux candidats de répudier expressément leur statut personnel lié à l’islam. C’est le même argument religieux qui a été opposé par les nationaOctobre 1961 n’est toujours pas listes à ceux qui étaient tentés par la entré dans le domaine naturalisation, présentée comme une d’une véritable recherche historique. apostasie. La violence de la guerre a De fortes oppositions demeurent durci ces oppositions. Pour les immigrés du côté de la préfecture de Police et leurs enfants, tuer le père – choisir de Paris, qui, dépositaire de “ses” archives, de devenir français –, c’était mépriser le sacrifice et les souffrances des sept prétend conserver un pouvoir ans de guerre, trahir donc. discrétionnaire sur elles. Sans doute le mythe du retour est-il prégnant dans toutes les émigrations, mais il l’a été particulièrement pour l’émigration algérienne, au point d’obérer la prise de conscience du caractère définitif du départ et de la nécessité d’une intégration. Cette page n’est tournée que très lentement et dans le malaise, faute d’un travail de deuil des protagonistes des deux camps et de leurs héritiers. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 12 L’HÉRITAGE COLONIAL guerre. En dépit, ou à cause de l’importance de l’enjeu, de fortes oppositions demeurent du côté de la préfecture de Police de Paris, qui, dépositaire de “ses” archives, prétend conserver un pouvoir discrétionnaire sur elles, et en réserve l’utilisation aux seuls historiens qui ont son agrément(11). Une initiative du gouvernement mettant fin à de telles pratiques est indispensable. Cependant, aujourd’hui, c’est peut-être du côté algérien que les difficultés de mémoire demeurent les plus aiguës. Si le FLN, puis l’État algérien ont inclus Manifestation pour le FLN (Front de libération nationale) algérien et l’UPC (Union des populations du Cameroun), Octobre 1961 dans leur mythologie héroïque au Cameroun en 1958, publication Paris-Match. © Achac. de la “Révolution”, il n’ont pas levé pour autant quantité d’hypothèques pesant sur la conduite de la guerre dans l’immigration : la lutte impitoyable contre le Mouvement national algérien (MNA), les actions terroristes faisant problème sur les plans éthique et politique, l’utilisation des manifestants au service 11)- Cf. la contribution du séminaire “Racisme de la Realpolitik d’un appareil soucieux avant tout d’imposer son pou- antiracisme” de l’université voir, la suppression par Alger de la Fédération de France du FLN dès de Paris-VII dans le n° 1219 (mai-juin 1999) de H&M. l’été 1962, en raison des aspirations démocratiques qu’elle portait, Signalons que le musée de la préfecture de Police, tout cela a créé des zones d’ombre. qui contient une galerie portraits des préfets On peut y voir certaines origines du mal de mémoire des immigrés et des successifs, n’a pas modifié de leurs enfants. Cette mémoire, qui n’a trouvé sa place ni dans celle de sa présentation depuis la condamnation de Maurice l’État français, ni dans celle de l’État algérien, n’a guère élaboré jusqu’ici Papon pour complicité de crimes contre l’humanité. d’expression publique. Pour ce que l’on en sait, car il manque une enquête approfondie, la transmission des parents aux enfants a été peu et mal faite. Ce qui domine dans les générations postérieures à la guerre, c’est une situation d’amnésie, c’est l’image dévalorisée du père, chair à canon ou à usine. Le risque est que cette guerre inachevée se répète, à la manière d’une parodie dérisoire et négative, dans les affrontements entre policiers et “jeunes des banlieues”, dans ces émeutes urbaines qui constituent une originalité française à l’échelle européenne. L’espace de l’intégration – et des tensions à travers lesquelles elle se joue – n’est plus d’abord l’entreprise, comme hier, mais la ville et sa périphérie. FAIBLE TRANSMISSION D’UNE CULTURE OUVRIÈRE Troisième différence notable entre immigrés européens et immigrés d’origine coloniale, ces derniers ne sont pas parvenus à obtenir un véritable statut de travailleur dans l’opinion française. “Travail N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 13 L’HÉRITAGE COLONIAL arabe” : les évaluations de la main-d’œuvre par le patronat et l’encadrement placent régulièrement au dernier rang les Algériens quant à la compétence, l’assiduité et la discipline(12). Dans Chère 12)- Patrick Weil, La France et ses étrangers, CalmannAlgérie, titre qui joue sur les mots et sous-entend que le capitalisme Lévy, 1991 ; voir aussi Claude Liauzu, Aux origines français souhaitait se débarrasser du fardeau algérien qui entravait des tiersmondismes. Colonisés et anticolonialistes sa modernisation, Daniel Lefeuvre considère en particulier que l’imen France entre les deux migration a été facilitée après 1945 pour des raisons plus politiques guerres, L’Harmattan, Paris, 1982. qu’économiques. Il s’agissait moins de rechercher une main-d’œuvre peu appréciée par les entreprises que de pallier un chômage qui menaçait l’ordre public. Cette thèse prête à discussion, et des documents prouvant le besoin de puiser dans les réserves de force de travail au Maghreb, ainsi que l’importance de la demande des entreprises pourraient être opposés à Daniel Lefeuvre. Mais son argumentation prouve la prédominance de représentations négatives qu’on ne retrouve pas dans les autres immigrations(13). L’un des Algériens interrogés par En 1957, avec Andrée Michel Yamina Benguigui dans son beau documentaire Mémoires d’immigrés a très et sa thèse pionnière, bien dit le mélange de souffrance et de Les travailleurs algériens en France, fierté que représentait le fait d’être les “Nord-Africains” deviennent devenu “un Renault”, un O.S de l’usine objet de sociologie et non plus de Flins. Cette conquête s’est effectuée seulement de thèses de médecine lentement. Les premiers signes en ont pour leurs “tares”, ou de psychologie été analysés par Andrée Michel dans sa pour leurs “problèmes d’adaptation”, thèse pionnière, Les travailleurs algécomme cela avait été le cas jusque-là. riens en France, en 1957(14). La thèse elle-même, par son existence, exprime ce changement. Les “Nord-Africains” deviennent objet de sociologie et non plus seulement de thèses de médecine pour leurs “tares”, ou de psychologie pour leurs “problèmes d’adaptation”, comme cela avait été le cas jusque-là. Ils sont étudiés par des universitaires et non plus seulement par des praticiens, des travailleurs sociaux ou des experts. Bien sûr, cette constatation n’est en rien une adhésion à la cuistrerie académique et à sa hiérarchie des valeurs. Tardive, cette conquête a également été fragile : le contentieux entre nationalisme colonial et syndicalisme français, qu’on ne peut que signaler ici, a joué aussi. On n’a guère d’équivalent, dans l’im13)- Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, Société française migration algérienne, de la culture qui s’est formée dans les métiers d’histoire d’outre-mer, Paris, du fer, chez les mineurs de charbon et dans le Sud-Est de la France, 1996. ou de cette réappropriation du folklore régional par les Polonais du 14)- Thèse publiée en 1957 dans la collection “Travaux Nord – d’une “invention de la tradition”, pour citer l’historien Eric du Centre d’études sociologiques” du CNRS. J. Hobsbawm – que de nombreuses recherches ont analysées. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 14 L’HÉRITAGE COLONIAL Enfin et surtout, il n’y a pas eu transmission de génération en génération des éléments de cette culture ouvrière. La brutalité de la crise de la société industrielle dans les années soixante-dix a multiplié les déserts économiques et supprimé les secteurs qui accueillaient en masse O.S et manœuvres. Quant à l’intégration par l’école, si elle n’est pas niable, elle n’a pas eu la même portée que chez les enfants d’Italiens ou d’Espagnols. Dans une France de l’an 2000 où la reprise et la “nouvelle économie” semblent contribuer de manière limitée à la réduction de la fracture sociale, on conçoit que l’opinion soit tentée de traiter tous les problèmes en termes ethniques, de les imputer à une population particulière. Il n’est pas difficile non plus de comprendre que la ségrégation et la stigmatisation suscitent des conduites d’exclusion et de révolte de la part de ceux qui en sont victimes. Les solutions passent par une prise de conscience, par une éducation de la société française. C’est dire à quel point le passé colonial, qui a tant de mal à passer, doit enfin être assumé par cette société et par ses diverses composantes. Les historiens ont leur mot à dire pour finir ✪ la guerre d’Algérie. Claude Liauzu, “Voyage à travers la mémoire et l’amnésie : le 17 octobre 1961” Camille Marchaut, “Cela me fait mal au cœur qu’on oublie ça” Catherine Benayoun, “Photopsie d’un massacre” Hors-dossier, n° 1219, mai-juin 1999 Claude Liauzu, “À propos de dilemme républicain” Point de vue, n° 1218, mars-avril 1999 Françoise Lorcerie, “La catégorisation sociale de l’immigration est-elle coloniale ?” Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré, n° 1207, mai-juin 1997 A PUBLIÉ par Armelle Mabon, assistante sociale et historienne, Institut régional du travail social (IRTS) de Bretagne, Lorient* 1)- Édité par l’association française Frères d’armes, Paris, 1993. *Auteur de Les assistantes sociales au temps de Vichy. Du silence à l’oubli, L’Harmattan, 1995, et d’une thèse soutenue en 1998 (université Paul-Valéry de Montpellier) : L’action sociale coloniale en Afrique-Occidentale française du Front populaire à la loi-cadre (1936-1956). Mythes et réalités, à paraître aux éditions L’Harmattan. Après la défaite de 1940, près de 70 000 prisonniers coloniaux de toutes origines sont détenus dans des Frontstalags en France. À partir de 1943, le IIIe Reich a besoin de tous ses soldats sur le front de l’Est et exige de Vichy que des soldats métropolitains gardent leurs propres troupes ; une situation aussi absurde qu’infamante que des officiers et sous-officiers accepteront pourtant. Dans le même temps, d’autres Français habitant à proximité des camps organiseront des filières d’évasion pour ces soldats coloniaux. Solidarité des uns, compromissions honteuses des autres... la situation singulière des prisonniers coloniaux illustre parfaitement l’extraordinaire dualité de la période. S’il est un aspect de la Seconde Guerre mondiale que notre mémoire nationale a occulté, c’est la captivité. Il faut bien avouer qu’elle représente la honteuse défaite et qu’il semble vain de s’appesantir sur les souffrances de ces hommes, de ces femmes, de ces familles, ou de cerner les conséquences sociologiques, économiques et psychologiques de cette longue et massive captivité. Pourtant, il est de notre devoir et il est urgent, plus de soixante ans après, de signifier notre reconnaissance, notre compréhension, notre curiosité sur cette impasse. Mais que dire alors de la captivité des combattants oubliés, originaires des colonies ? Nous ne savons rien. Les anciens prisonniers français se demandent ce qui a pu leur arriver car, du jour au lendemain, tous les prisonniers “de couleur” ont disparu des stalags allemands. Beaucoup pensent qu’ils ont été supprimés. Il faut dire que les Allemands n’étaient pas tendres avec les soldats noirs. Ils éprouvaient un sentiment de haine à leur encontre depuis l’occupation de la Rhénanie par les troupes coloniales en 1919. Les NordAfricains, eux, bien que souvent malmenés, ont bénéficié toutefois d’un traitement de faveur, avec à la clef une propagande active des nazis contre le colonialisme français. Durant les combats de 1940, de valeureux soldats coloniaux ont été victimes d’atrocités dont les récits poignants sont consignés dans le magnifique livre de Maurice Rives et Robert Diétrich, Héros méconnus. Mémorial des combattants d’Afrique noire et de Madagascar(1). L’HÉRITAGE COLONIAL GUERRE COLONIAUX DURANT L’OCCUPATION EN FRANCE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 15 LES PRISONNIERS DE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 16 L’HÉRITAGE COLONIAL 22 octobre 1941, fête de l’Aïd-el-kebir, Frontstalag 222, Bayonne. © Dauchez. Après la débâcle, alors que les Allemands préfèrent maintenir en France une grande partie des prisonniers coloniaux et envisagent de séparer les “races” dans les stalags, la sous-commission des prisonniers de guerre de la délégation française de la commission d’Armistice attire l’attention de la commission allemande sur la situation particulièrement pénible dans laquelle vont se trouver, dès les premiers froids, les militaires “indigènes coloniaux”, particulièrement affectés par l’éloignement et la rupture complète de toute relation avec leur famille. La sous-commission demande qu’ils puissent bénéficier soit d’un congé de captivité qui permettrait de les renvoyer dans leur pays d’origine, soit être transportés et internés dans des régions dont le climat présente pour eux moins de danger que celui de l’Allemagne(2). La réponse de la commission allemande est immédiate, non pas pour accorder un congé de captivité mais pour réexpédier ces prisonniers en France dans les Frontstalags(3). Quelques centaines d’entre eux – essentiellement des Nord-Africains – restent en Allemagne. La singulière trajectoire de ces combattants nous éclaire sur l’incroyable solidarité d’une partie de la population locale et sur la compromission de l’État vichyste à partir de 1942, une dualité qui caractérise cette période trouble. 2)- AN F9 2959. Wiesbaden, note n° 3690/PG du 9 septembre 1940 de la sous-commission des prisonniers de guerre, commission d’Armistice pour la commission allemande d’Armistice, signée Chauvin. 3)- Camps de prisonniers de guerre situés à l’extérieur du Reich. Il en existait en France et en Pologne. LARGES DIFFÉRENCES DE TRAITEMENT ENTRE NOIRS ET NORD-AFRICAINS En avril 1941, plus de 69 000 prisonniers “indigènes” sont répartis dans vingt-deux Frontstalags en France (voir carte p. 18) : 43 973 Nord-Africains ; 15 777 “Sénégalais” (en réalité des Africains de toutes origines) ; 3 888 Malgaches ; 2 317 Indochinois ; 380 Martiniquais ; 2 718 classés “sans race”(4). En mars 1942, l’effectif des 4)- SHAT (Service historique de l’armée de terre) 2P78, secrétariat d’État à la Guerre, direction des Prisonniers de guerre, 3 juillet 1942. Rapport d’ensemble sur les Frontstalags. Frontstalags compte 43 944 prisonniers, dont 39 692 ont été contrôlés : 13 754 Algériens ; 4 357 Tunisiens ; 7 364 Marocains ; 9 213 Séné6)- SHAT 2P78. Rapport galais ; 2 248 Indochinois ; 456 Martiniquais ; 1 969 Malgaches ; d’ensemble sur les Frontstalags, 3 juillet 1942. 331 Français, soit une différence de 24 606 prisonniers par rapport aux 68 500 recensés en octobre 1941, ce qui s’explique par la libéra7)- SHAT 2P78. Rapport daté du 23 juin 1943. tion d’au moins 12 000 Nord-Africains, 8 975 prisonniers réformés ou 8)- La Syrie fut le premier déclarés “DU”(5), 150 prisonniers décédés, 1 000 hospitalisés ; les 2 481 territoire disputé manquant sont sans doute des évadés(6). En mai 1943, il reste encore par les FFL. La politique de collaboration de Vichy 23 141 Nord-Africains et 13 610 autres coloniaux dont 8 823 Sénégaa permis l’envoi de renforts dans ce territoire et le lais, 2 212 Malgaches, 2 055 Indochinois, 520 Martiniquais(7). Ces ravitaillement des forces de l’Axe. quelques chiffres nous apportent des éléments de réponse quant à l’évolution de la captivité de ces prisonniers d’outre-mer. En raison des événements militaires en Syrie(8), un accord intervenu en novembre 1941 permet la libération de 10 000 prisonniers nord-africains. Ces mesures, jugées discriminatoires par les prisonniers coloniaux, auront un impact considérable sur leur moral, d’autant que les anciens combattants de la guerre de 1914-1918 et les pères de familles nombreuses n’ont pu prétendre aux libérations annoncées. La plupart des Nord-Africains regagnent leur pays en décembre 1941, après un hébergement au camp de Fréjus ou à ClermontLes prisonniers qui restent Ferrand, où une propagande en faveur dans les Frontstalags intègrent du maréchal Pétain et de la révolution majoritairement des détachements nationale leur est dispensée, les Frande travail pour le charbonnage, çais craignant particulièrement les disles travaux agricoles, forestiers cours nationalistes des Allemands. et de terrassement. Des prisonniers Quant aux prisonniers réformés ou mis “indigènes” travaillent en congé de captivité originaires d’Indoégalement dans les usines d’armement. chine ou de Madagascar, ils ne peuvent regagner leur territoire, en raison du manque de liaisons maritimes. Coincés en zone Sud, ils seront désignés comme “militaires indigènes coloniaux rapatriables” (MICR) et leurs rangs ne feront que grossir – on en comptera près de 16 000 en 1943 – lorsque toutes les liaisons maritimes avec les colonies seront suspendues en novembre 1942. Les plus malades sont décrits dans des rapports de l’administration française comme “les déchets définitifs” ou “les irrécupérables”. Des tentatives de transfert par bateau se sont soldées par un échec, le gouvernement de Vichy ne voulant pas demander l’autorisation aux puissances alliées, alors que les Allemands et les Italiens sont favorables au rapatriement d’une partie des grands malades. Ceux qui restent dans les Frontstalags intègrent majoritairement des détachements de travail pour le charbonnage, les travaux agri- L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 17 5)- DU : dienstunfähig, malade inapte au travail. L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 18 LES FRONTSTALAGS EN FRANCE À LA FIN DE L’ANNÉE 1941 Source : Cahiers de l’AMCB, n° 1, 1995. coles, forestiers et de terrassement. Des prisonniers “indigènes” travaillent également dans des usines d’armement, en violation des principes de la Convention de Genève. Leur plus grande ennemie, c’est la tuberculose, qui décime des baraquements entiers. Les Allemands acceptent d’ailleurs facilement les réformes sanitaires afin d’éviter le plus possible la contamination. Une aubaine pour les services médicaux français, qui peuvent user de la supercherie pour favoriser le départ en zone Sud de nombreux prisonniers. DES FILIÈRES D’ÉVASION SONT ORGANISÉES On signale peu de représailles ; il faut dire que les sentinelles allemandes sont en général des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, plus à même de comprendre le sort des prisonniers et relativement bien disposés à leur égard, même si le régime N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 19 L’HÉRITAGE COLONIAL de travail est très dur. Les prisonniers de guerre qui travaillent perçoivent un petit salaire de l’ordre de 8 francs par jour. Ils bénéficient de colis de la Croix-Rouge ou de nombreuses associations d’entraide, comme les Amitiés africaines. Toutefois, le ravitaillement que doit fournir l’administration française est loin d’être suffisant, comme l’attestent des courriers de préfets évoquant les prisonniers de guerre affamés, vêtus de haillons et sans chaussures. Dès leur arrivée dans les Frontstalags, la population locale tente souvent de leur apporter un peu de réconfort et de nourriture, malgré les menaces des autorités. Cette solidarité n’a pas fait défaut pour les évasions qui, sans cette complicité, sont vouées à l’échec, les évadés étant trop facilement reconnaissables. Des filières d’évasion s’organisent, telle celle du docteur Houmel à Remiremont, dans les Vosges, qui parvient à faire admettre des 9)- Maurice Rives et Robert tirailleurs à l’hôpital, d’où ils sont pris en charge par du personnel Diétrich, Héros méconnus, op. cité, p. 286. hospitalier et par des employés de chemin de fer pour partir vers la zone Sud ; dans la Nièvre, en novembre 1941, le réseau Homère, dirigé par le sous-lieutenant Molveau, comptabilise 600 militaires originaires d’outre-mer ; dans la région de Besançon, le docteur Van Dooren aide les évadés à franchir la ligne de démarcation(9). À Épinal, la famille Jullet se mobilise pour envoyer le maximum de prisonniers en zone Sud. Le témoignage d’Yvonne Jullet, alors âgée de seize ans, en dit long sur l’abnégation et le courage de quelques Français (voir encadré p. 20). La prise de risque est réelle. Les organisateurs de cette filière – le couple Perrin – ont été arrêtés par les Allemands. Mme Perrin ne survivra pas aux tortures et à la déportation. Un évadé du Frontstalag 121 qui bénéficia de l’aide de la famille Jullet, le sergent Mademba Dia, du 12e régiment de tirailleurs sénégalais, nous a également apporté son témoignage : fait prisonnier le 19 juin 1940 à Beaufremont, dans les Vosges, il est successivement interné à Neufchâteau, à Chaumont, à Rambervilliers et à Épinal, Réception d’une livraison de la Croix-Rouge, Fronstalag 222, d’où il s’évade le 31 décembre 1940. Le Bayonne. © Dauchez. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 20 RÉSISTANCE EN FAMILLE “Notre adresse devait circuler dans les camps, car tous les jours des évadés arrivaient à la maison. Au début, les vêtements de mon père ont tous été donnés aux prisonniers. Quand ils ont été épuisés, nous avons essayé d’en collecter dans le quartier. Bien que très peu coopératifs, nos voisins ne nous ont heureusement pas dénoncés. Ce travail d’aide à l’évasion des prisonniers était effectué par toute la famille présente à la maison, il a pu être réalisé surtout grâce à nos parents, qui étaient en première ligne et dépensaient sans compter leur énergie et leur argent. […] “L’organisation allemande se renforçant, il fallut faire des faux papiers avec les moyens du bord, le résultat n’était pas extraordinaire mais suffisant. Pour circuler librement, il leur fallait un certificat de démobilisation et une carte d’identité civile. Plus tard, les réseaux d’aide aux évadés s’organisant, mon père put se procurer les vrais timbres ou cachets officiels de la préfecture, de la mairie et du commandement militaire, ainsi que des cartes d’identité et des papiers officiels vierges. Tout ce matériel, fourni par des fonctionnaires complices, nous permettait de réaliser de vrais-faux papiers. “Chez nous, les tâches se répartissaient comme suit : mon père, travaillant à la SNCF, organisait avec ses collègues le transport des prisonniers vers différentes destinations de France. Ils fournissaient gratuitement les billets de chemin de fer et prélevaient sur leur salaire de cheminot le pécule destiné au voyage des prisonniers démunis. Ma mère cuisinait, cousait les uniformes pour les transformer, les teignait pour en faire des vêtements civils, changeait les boutons de l’armée, trop repérables. Plus tard, grâce à mon père, plusieurs associations nous fournirent des vêtements civils, cela nous permit de respirer un peu, le travail fastidieux de teinture risquait de nous mettre en difficulté au cours des innombrables perquisitions inopinées que nous subissions régulièrement. “Ma sœur Rose, en plus des tâches ménagères pour aider ma mère, réalisait les vrais-faux papiers, et quand ma sœur Lucienne et moi étions débordées, elle convoyait aussi les évadés. Le travail principal de Lucienne et moi était de convoyer les prisonniers jusqu’à la gare de triage, où ils étaient pris en charge par mon père et ses collègues…” Témoignage d’Yvonne Joly, née Jullet, transmis à l’auteur 10)- Rapport daté du 5 juin 1967, transmis à l’auteur par M. Dia. À SAUMUR, À RENNES, ON BRAVE AVEC SUCCÈS L’OCCUPANT 11)- AD Maine-et-Loire, 97W38. Communiqué de la Feldkommandantur, Angers, 4 mars 1941. 12)- AD Maine-et-Loire, 97W38. Note du 14 avril 1941. En mars 1941, plus de cent prisonniers s’enfuient du Frontstalag 181 de Saumur. Les Allemands sont convaincus de la complicité de la population. Dans un premier temps, la Feldkommandantur surveille de très près tous les “hommes de couleur” du département. Ceux qui sont surpris sans leur carte de légitimation sont immédiatement arrêtés. Les personnes hébergeant ou fournissant une aide quelconque à des “hommes de couleur” qui ne sont pas en règle sont punies selon les règles du Conseil de guerre(11). Les occupants suspectent quelques personnalités saumuroises d’organiser une filière d’évasion, notamment Me Anis, président de la Croix-Rouge. Une note du cabinet du préfet montre le courage de certains fonctionnaires lorsque le commandant Von Gall, du Frontstalag 181, leur ordonne de faire des recherches pour retrouver les évadés : “J’ai assuré l’officier allemand que je ferai personnellement toute diligence pour essayer de faire retrouver ces évadés, mais mon honneur de Français m’interdisait de livrer ces malheureux s’ils venaient à être découverts.”(12) N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 21 L’HÉRITAGE COLONIAL Prisonniers du camp d’Épinal en compagnie d’une voisine et d’une employée du Secours national. © Jeanne Joly. mur d’enceinte étant infranchissable, il faut se faire désigner comme homme de corvée pour avoir des chances de fuir en pleine ville. Durant ses corvées, Mademba Dia prend contact avec les civils employés au dépôt, qui le dirigent vers Rose Jullet. Profitant d’un jour brumeux, il quitte les rangs pour se mêler aux passants avant de se cacher à l’endroit indiqué par Rose. Celle-ci lui a préparé des vêtements civils et une feuille de démobilisation, avant de le conduire à Dole, d’où il rejoindra une ferme à Jussey avant le franchissement de la ligne de démarcation. Le petit groupe est interpellé par une patrouille allemande, mais grâce à sa feuille de démobilisation et après quelques jours passés en prison, il est expulsé vers la zone libre. Il rejoint un Centre d’accueil pour évadés à Lyon, qui le dirige sur Fréjus(10). Soixante ans après ces événements, Fama Mademba Dia et Yvonne Jullet ont pu se retrouver, non sans émotion. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 22 L’HÉRITAGE COLONIAL Le maire de Saumur se retrouve dans une situation des plus inconfortables, coincé entre les exigences des autorités allemandes et l’attitude courageuse de ses administrés. Il est contraint de publier par voie de presse un appel à la population prévenant que du fait des nombreuses évasions, la ville de Saumur devra verser 500 000 francs à la caisse de la Kommandantur. Ces sommes sont à prélever auprès de la population – sur les bases de la contribution immobilière – de manière que chacun ait bien conscience de l’amende ; elles seront d’abord versées à titre de dépôt, avant de tomber à la discrétion du Reich en cas d’évasion ou d’action hostile contre les Allemands(13). À Rennes, Mme Jan profite de son rôle d’assistante sociale bénévole au Devoir national pour travailler à l’organisation d’évasions. Aux internés décidés à s’enfuir, elle remet cartes d’identité, costumes et colis. Elle confectionne d’abord elle-même les fausses cartes, puis bénéficie de complicités dans la police. En général, les prisonniers s’évadent en revenant de leur travail. Au camp de la Marne, des Africains ont construit un tunnel sous leur baraque. Les prisonniers, mis au courant des activités de Mme Jan, viennent à son domicile. Elle les cache, les nourrit et leur fournit le nécessaire à leur évasion ; toujours vêtue de son costume d’assistante, elle les conduit au train, à la barbe des occupants, et ne les quitte que lorsque le convoi démarre. Elle les fait passer pour des prisonniers réformés qui doivent rejoindre l’hôpital Villemein à Paris. Les évadés se rendent alors dans la capitale, au 8, rue Bossuet, dans un centre d’accueil clandestin. À leur arrivée, on change leur carte d’identité et leurs vêtements, qui sont aussitôt renvoyés à Mme Jan(14). 13)- L’Ouest, 11 mars 1941. 14)- Informations tirées d’un article de Gilbert Lebrun, rédacteur en chef du Rennais, intitulé “États de service de Mme Jan, assistante du Devoir national” (juin 1994). Prisonniers malgaches et algériens en compagnie du commandant du camp d’Épinal. © Jeanne Joly. LES PRISONNIERS COLONIAUX VICTIMES DE LA COLLABORATION D’ÉTAT Vient alors janvier 1943. L’Allemagne, en difficulté sur le terrain militaire, a besoin de combattants pour aller au front et doit faire appel aux sentinelles des Frontstalags. Le 7 janvier, le commandant en chef des Forces militaires en France exprime son intention de remplacer les sentinelles allemandes par des Français. Le motif invoqué – adoucir le sort des prisonniers coloniaux – n’est évidemment qu’un prétexte. L’occupant se propose d’“ employer, pour les travaux à effectuer en territoire occupé, un important contingent d’hommes de couleur prisonniers dans les camps (Frontstalags) du terEn mars 1941, ritoire occupé. Toutefois un tel adouplus de cent prisonniers s’enfuient cissement du sort de ces prisonniers du Frontstalag 181 de Saumur. noirs ne pourrait se réaliser que sous La Feldkommandantur surveille les conditions suivantes : de très près tous les hommes “1°) il serait nécessaire que le gou“de couleur” du département. vernement français s’engageât à fourCeux qui sont surpris nir le personnel indispensable pour assumer la responsabilité de la sursans leur carte de légitimation veillance de ces travailleurs noirs prisont immédiatement arrêtés. sonniers ; “2°) il faudrait que le gouvernement français s’engageât également à se saisir, avec ses propres moyens, des prisonniers noirs qui s’échapperaient de leurs chantiers et à les remettre aux mains du Commandant en chef des Forces militaires en France.”(16) La réponse du gouvernement français ne se fait pas attendre car, dès le 11 janvier 1943, l’ambassadeur de France, secrétaire d’État délégué du gouvernement français dans les territoires occupés, donne son accord sans aucune réserve : “J’ai porté cette communication à la connaissance du Chef du Gouvernement et je suis chargé de vous faire savoir que le Gouvernement français est entièrement d’accord 16)- AN F9 2883 et SHAT 3P84, dos. 2, Lettre pour pour l’emploi de ces prisonniers ; il est disposé, d’autre part, à en Monsieur l’Ambassadeur faire assurer la surveillance. de Brinon. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 23 Signalons ici que la médaille des Évadés(15) a été remise à une petite centaine de combattants coloniaux. Ce nombre sous-évalue l’ampleur des évasions et des complicités. Par ignorance des textes réglementaires ou par restriction des attributions, la plupart des évadés n’ont pas été récompensés. Des années après ces événements, l’absence de reconnaissance de leurs actes de bravoure laisse une profonde blessure, avivée par la trahison de l’État français. L’HÉRITAGE COLONIAL 15)- Cette décoration a été créée le 20 août 1926 au titre de la guerre de 1914-1918 et étendue à la guerre de 1939-1945, par décret n° 59.282 du 7 février 1959 (JO du 13 février 1959). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 24 L’HÉRITAGE COLONIAL “Le Ministre des Colonies, prié de se mettre en rapport avec moi à ce sujet par M. Le Chef du Gouvernement, doit me fournir des précisions sur les modalités que je ne manquerai pas de porter à votre connaissance dès que je les aurai reçues.”(17) C’est également en janvier 1943 que Maurice Pinot est révoqué du Commissariat général aux prisonniers de guerre et aux familles de prisonniers de guerre – créé en septembre 1941 – pour être remplacé par André Masson, acquis à la politique de collaboration(18). Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains sont donc malgré eux des victimes de la collaboration d’État, car il s’agit bien de remplacer les sentinelles allemandes par un encadrement français et non d’adoucir les conditions de détention. L’acceptation d’une telle demande par le chef du gouvernement Laval et par le secrétaire d’État aux Colonies représente certainement un fait unique dans l’histoire militaire contemporaine, et jette un trouble manifeste chez certains officiers. Avant que cette opération soit généralisée à tous les Frontstalags, seuls les camps de Nancy et de Vesoul sont désignés pour cet encadrement français, nécessitant un effectif de 34 officiers et de 119 sous-officiers(19). Le colonel Danatan-Merlin, suite à une inspection au Frontstalag 194 de Nancy du 16 au 20 février 1943(20), exprime ses réserves et ses craintes (voir encadré ci-contre). MALAISE ET DÉCONVENUE CHEZ LES NOUVEAUX GEÔLIERS Les cadres se recrutent, selon le principe du volontariat, dans l’armée coloniale devenue disponible du fait de la démobilisation de l’armée d’Armistice. Mais leur nombre devient vite insuffisant, d’autant que les Allemands ne cessent de réclamer de nouveaux contingents de “prisonniers de couleur” pour travailler. Le gouvernement de Vichy propose alors aux autorités allemandes que le personnel de surveillance français soit prélevé parmi les fonctionnaires coloniaux prisonniers de guerre et, pour compléter l’encadrement, par désignation d’office auprès des sous-officiers de l’armée d’Armistice. Il justifie cette collaboration en précisant que les cadres ne remplacent pas les sentinelles allemandes, ni ne remplissent les fonctions de contremaîtres, leur rôle consistant à maintenir le bon ordre et la discipline des unités de travailleurs. Or, il se trouve que ces travailleurs sont prisonniers et qu’aux yeux des Allemands, ces cadres en assurent effectivement la garde, ainsi que le rappellent expressément les consignes détaillées dans une note de service de l’Oberstleutnant commandant le Frontstalag 194 (Nancy), datée du 15 février 1943, au sujet des Kommandos de prisonniers de guerre sous surveillance française. 17)- AN F9 2883 et SHAT 3P84, dos. 2., Lettre destinée à Monsieur le Commandant en Chef des Forces militaires en France. 18)- Jean Védrine, Dossier PG-Rapatriés, 1940-1945, 2e édition, 1987, p. 10. 19)- SHAT 3P84, dos. 2, mai 1943. 20)- SHAT 2P78, dos. 1. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 25 DES OFFICIERS FRANÇAIS GEÔLIERS DE LEURS PROPRES SOLDATS L’HÉRITAGE COLONIAL Cette note indique les devoirs du chef de Kommando – la préoccupation principale de l’officier français de contrôle étant de prendre les mesures nécessaires pour éviter toute évasion de prisonniers(21). 21)- SHAT 2P78, dos. 2. Rien de moins qu’un travail de sentinelle. Ce que dénonce l’ambas22)- SHAT 2P78, sadeur aux prisonniers, Georges Scapini, qui semble avoir été écarté Le Gouverneur des Colonies de Bournat à Monsieur des négociations. Si ce dernier peut admettre une influence bénéfique l’Ambassadeur de France sur le moral fragile des “indigènes” et un dévouement des cadres à Scapini, le 27 septembre 1943. leurs hommes, il souligne que le ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ ◆ remplacement des sentinelles allemandes par des cadres français remet en cause le statut des prisonniers de guerre. C’est souvent en arrivant dans les Frontstalags que les officiers et “Du point de vue strictement militaire, cette nouvelle forsous-officiers se rendent compte mule semble assez particulière et dans tous les cas qu’ils doivent se mettre à la dispoinédite, l’expérience dira ce qu’il y a lieu d’en attendre. sition de l’autorité occupante, pour D’ores et déjà, l’attention peut être attirée par le fait suigarder non pas des travailleurs vant : des cadres français de l’armée active, qui n’étant libérés, mais bien des prisonniers pas prisonniers sont libres, vont être appelés à assurer la appartenant à leur armée. Leur garde de leurs propres soldats, prisonniers des Allemands. moral est aussi atteint par ce “Il semble inutile d’insister sur le caractère anormal que retour inopiné à la vie militaire, du pourra représenter une situation aussi particulière et sur moins pour ceux qui ont été démol’étendue de la responsabilité qu’auront à prendre les bilisés et rendus à la vie civile. cadres appelés à participer à une semblable expérience. Ceux qui étaient prisonniers en Responsabilité non seulement vis-à-vis des autorités alleAllemagne se considèrent sans mandes, mais aussi vis-à-vis des prisonniers eux-mêmes doute plus chanceux, d’autant et qui peut ne pas être sans danger. qu’ils espèrent à cette occasion “N’y a-t-il pas lieu de craindre en effet que des indigènes être libérés – espoir qui sera vite soient amenés, au bout de très peu de temps, à constadéçu. De plus, les promesses d’inter que leurs anciens officiers sont tout simplement devedemnisation ne sont pas suivies nus leurs propres geôliers ? N’y a-t-il pas lieu de craindre d’exécution. La rémunération des que cette constatation ne soit, pour l’avenir, grave de cadres s’échelonne, selon les détaconséquences et que le prestige français n’ait un peu plus chements, de 25 à 50 francs par à souffrir ? […] En fait, rien ne semble devoir être modijour ; elle peut atteindre 75 francs fié en ce qui concerne le régime des prisonniers qui chandans certains détachements privigent tout simplement de gardiens, lesquels gardiens sont légiés(22). Leur malaise et leur déconvenue sont d’autant plus promaintenant français. […]” fonds que la population locale leur Colonel Danatan-Merlin, manifeste une grande hostilité. Frontstalag 194 de Nancy, février 1943 Ainsi, peu de temps après leur arrivée à Vesoul, des tracts ont été N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 26 L’HÉRITAGE COLONIAL répandus, ainsi libellés : “Prenez patience, les fayots de la débâcle sont arrivés.” La lettre d’un cadre fait état de la vive réaction de la population vésulienne après qu’un colonial a été frappé par un sousofficier(23). Les cadres ont cru, à tort, à une mission temporaire et à la relève des prisonniers. 23)- SHAT 3P84, dos. 3. Transmission de deux lettres de cadres français de Vesoul, 6 mai 1943. DOULOUREUSE DISTINCTION Avec l’arrivée de cadres français, les prisonniers coloniaux, quant à eux, ont pu espérer un changement notable de leur situation et une libération prochaine. Mais ils savent qu’ils ont été trahis et n’admettent pas le comportement parfois zélé de ces sous-officiers. Ils en appellent à l’Histoire et à la justice pour dénoncer ce racisme : “Non seulement nous, gens de couleurs, Le gouvernement de Vichy n’avons bénéficié d’aucun des accords propose aux autorités allemandes qui ont rendu à leurs foyers de très nombreux prisonniers de race blanche, que le personnel de surveillance français mais encore ce sont maintenant des soit prélevé parmi les fonctionnaires Français blancs qui nous gardent en coloniaux prisonniers de guerre captivité. Il est douloureux de souffrir et, pour compléter l’encadrement, des effets d’une telle distinction.”(24) par désignation d’office auprès Afin d’éclaircir la situation, Georges des sous-officiers de l’armée d’Armistice. Scapini revendique le congé de captivité pour l’ensemble des prisonniers coloniaux. Il ne sera pas entendu. En octobre 1943, 4 600 prisonniers sont concernés par l’encadrement français (50 officiers et 430 sous-officiers) et la perspective d’un encadrement généralisé se profile, nécessitant, à raison de deux officiers et dix sous-officiers pour 150 hommes, la présence de 358 officiers et 1 790 sous-officiers, ce qui sera impossible à mettre en place, compte tenu de l’encadrement nécessaire pour les GMICR (Groupements de militaires indigènes coloniaux rapatriables) de la zone Sud. Le bilan effectué par le chef 24)- AN F9 2258, Lettre de l’Adjudant-Chef Gernet, du service central de l’encadrement en zone Nord, après dix mois de Frontstalag 194 à Monsieur Nancy, le 21 août fonctionnement, est éloquent. Sa préoccupation majeure demeure Scapini, 1943. la libération et le moral des cadres ; le ressentiment des prisonniers n’est pas évoqué : “À la suite des accords intervenus touchant l’encadrement des prisonniers indigènes par des Français, l’expérience de près d’une année a démontré le bien-fondé d’une semblable organisation pour améliorer, dans le vrai sens de l’esprit français, la vie morale et matérielle de nos tirailleurs en captivité. “Touchant les résultats escomptés en matière de libération de nos cadres, nos espoirs ont été déçus. Or, étant donné d’une part que le but poursuivi était d’obtenir la libération d’un grand UN DERNIER AFFRONT, UN DÉNOUEMENT TRAGIQUE À partir de 1944, la dissidence et les contacts avec la Résistance s’amplifient. Des camions de résistants “enlèvent” des détachements, selon l’expression des autorités françaises. Quelques cadres français s’évadent avec leurs prisonniers, au point que les Allemands décident de rappeler dans l’enceinte des Frontstalags un grand nombre de détachements, notamment dans la région de Charleville et de Vesoul. Mais ceci implique que prisonniers coloniaux et personnel d’encadrement se retrouvent les uns et les autres en détention, qu’ils partagent le même sort. Pour éviter cette dangereuse assimilation, les autorités françaises argumentent auprès des Allemands afin d’obtenir une certaine forme de liberté pour les cadres, mais espèrent surtout la mise en place(26) de nouveaux Kommandos nécessitant un encadrement. C’est donc maintenant les Français qui sont amenés à demander le remplacement des sentinelles ennemies par leurs officiers ; le piège de la collaboration fonctionne parfaitement. L’armée coloniale – des officiers aux soldats – devra subir cette suprême injure jusqu’à la fin des hostilités. Durant la débâcle allemande, des prisonniers coloniaux sont retransférés en Allemagne alors que beaucoup d’autres rejoignent les maquis pour participer à la Cuisiniers, malgache et algérien, du commandant du camp d’Épinal. © Jeanne Joly. Libération. Les ex-prisonniers ne connaî- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 27 26)- SHAT 3P84, dos. 2, Compte-rendu du 13 juin 1944 du Service central de l’encadrement des travailleurs indigènes en zone Nord, signé Daveau. L’HÉRITAGE COLONIAL 25)- SHAT 2P78, dos. 2. nombre d’officiers et de sous-officiers et que, d’autre part, l’effort demandé aux cadres “prêtés” ne peut être maintenu indéfiniment en raison des difficultés d’ordre moral qu’ils éprouvent, il est nécessaire qu’un résultat tangible soit obtenu soit par la transformation des prisonniers indigènes [sic], soit par la libération des cadres promis. “Si aucune de ces deux satisfactions ne devait être acquise, dans un délai acceptable, il y aurait lieu de suspendre l’encadrement de tous les nouveaux détachements et s’il le fallait, préparer le retour à l’ancien état de choses, en opérant le repli total de nos cadres actuels.”(25) N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 28 L’HÉRITAGE COLONIAL tront pas l’allégresse de la reconnaissance. Les Indochinois ne retrouvent pas leur terre avant plusieurs années, les Nord-Africains sont épiés par crainte de nationalisme. Quant aux Africains, ils subissent à nouveau un affront tragique. Les premiers rapatriements sur l’AOF ont lieu à la fin de novembre 1944. Dès leur arrivée à la caserne de Thiaroye, proche de Dakar, les prisonniers réclament ce qui leur est promis depuis leur passage dans les centres de transition avant leur embarq uement. Devant les atermoiements de l’administration française, les Africains refusent d’obéir aux ordres. La décision de recourir à la force est prise le 1er décembre. Le bilan officiel fait état de 35 morts et 35 blessés. Il nous faudra revenir avec précision sur ce grave incident, qui permit au gouverneur général de l’AOF de se montrer défavorable, en temps de paix, au séjour en France des troupes noires, escomptant même que pour l’avenir on renoncerait à les y employer en temps de guerre(27). Dont acte. Pour l’heure, ainsi se termine une histoire méconnue où se mêlent les comportements courageux de Français enclins à aider leurs frères d’armes venus de loin, l’attitude d’un régime soudoyé bannissant l’éthique militaire, la fierté de soldats refusant la défaite, et la trahison et le mépris de ceux qui s’estiment les ✪ seuls libérateurs. Philippe Dewitte, “Des tirailleurs aux sans-papiers : la République oublieuse” Dossier Immigration, la dette à l’envers, n° 1221, septembre-octobre 1999 Dossier De la guerre à la décolonisation. La mémoire retrouvée, n° 1175, avril 1994 Maurice Rives, “Les tirailleurs africains et malgaches dans la Résistance” Dossier Mémoire multiple, n° 1158, octobre 1992 Dossier Aux soldats méconnus. Étrangers, immigrés, colonisés au service de la France, n° 1148, novembre 1991 27)- CAOM (Centre des archives d’outre-mer), DAM 3, dos. 8. Propos cités dans le rapport de l’inspecteur général Mérat, 15 mars 1945. A PUBLIÉ par Florence Bergeaud, sociologue, laboratoire CNRS Sociétés-SantéDéveloppement, université Victor-Ségalen, Bordeaux-II* * Cet article est tiré de L’institutionnalisation de l’islam à Bordeaux, thèse de doctorat en sociologie, université Victor-Ségalen, Bordeaux-II, juin 1999. L’analyse d’une fête de l’Aïd à Bordeaux en 1949 est l’occasion d’une plongée dans l’histoire des immigrés “nord-africains” en “métropole”, d’un retour sur la gestion de l’islam dans le contexte de la France coloniale. Une gestion qui tourne le dos à la doctrine assimilationniste prévalant officiellement dans l’Empire, et qui ignore délibérément le credo assimilateur de la République à l’égard de l’immigration. Au point que l’auteur en conclut que la gestion de l’islam a sans doute été l’entorse la plus complète et la plus aboutie à ce modèle d’assimilation. Un constat iconoclaste qui éclaire d’un jour particulier les rapports que la France entretient aujourd’hui encore avec l’islam. Décentrer le regard porté sur l’islam est resté jusqu’à très récemment un vœu pieu. Des investigations à l’échelon européen ont bien montré que le traitement de cette religion est non seulement lié à celui des institutions religieuses dans chaque pays, mais aussi au traitement social des groupes immigrés dont sont issus les musulmans. Il est question, dans ces études, des limites qu’entend donner le politique au champ religieux, et des différentes manières d’y parvenir, selon que l’on est un État belge, britannique, français ou allemand. Reste que l’islam ici n’est pas spécifié, ce pourrait être n’importe quelle autre religion d’un groupe minoritaire. La comparaison européenne nous permet de mettre en évidence la relativité des traitements de l’islam selon les pays et donc de minimiser le rôle du dogme religieux dans les expressions religieuses. C’est déjà un premier point que les études menées à l’échelle nationale ne nous permettaient pas de mettre en évidence. Si l’on a pris conscience du rôle de l’État dans la définition du champ religieux musulman (au travers notamment du statut et des fonctionnements ou dysfonctionnement des institutions islamiques), on ne pècherait pas par juridisme si l’on devait en attribuer la cause à une application trop stricte des lois qui règlent les rapports entre État et religion. Une conception trop étroite de la laïcité serait en cause dans le fait que la “quatrième génération” de musulmans en France doit encore se contenter d’aller prier dans des mosquéesgarages. Le problème est que la laïcité ne constitue pas, dans ce pays, N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 29 MOSQUÉE OUBLIÉE L’HÉRITAGE COLONIAL LA GESTION COLONIALE DE L’ISLAM À BORDEAUX. ENQUÊTE SUR UNE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 30 L’HÉRITAGE COLONIAL un corps de textes juridiquement définis, qu’il est plus convenable, si l’on en croit les juristes eux-mêmes, de parler d’esprit de la laïcité que de lois laïques. Si on s’accorde à penser qu’on n’applique pas les lois laïques mais que l’on en interprète les principes, alors qu’est-ce qui guide ces interprétations ? L’islam n’est pas vide de toutes représentations, bien au contraire, et la recherche historique d’éléments témoins de sa présence tout au long du siècle nous montre combien la place qu’on lui attribue est liée à son statut politique et symbolique, selon les époques. Pour l’apercevoir, une autre forme de comparaison peut-être opérée, celle qui consiste non pas à regarder l’État d’en haut mais d’en bas, au niveau des régions. L’exploration des pratiques locales de gestion des populations étrangères permet d’échapper au discours national qui occulte les spécificités régionales. Bien entendu, et ceci explique sans doute les raisons pour lesquelles ce niveau a été peu étudié, un tel choix comporte des risques, à commencer par celui d’être contesté par la faiblesse des sources qui étayent sa pertinence. Si, en effet, les discours officiels qui confortent l’idée de l’existence immanente d’un modèle d’intégration républicain et contribuent ainsi à définir l’identité française sont nombreux, il n’en est pas de même de ces “contre-discours” qui ont pourtant été d’une grande efficacité pratique dans la gestion républicaine des minorités. Les discours différentialistes des années trente ont été jetés dans les oubliettes de l’histoire, mais les pratiques communautaristes qui les accompagnaient ont, elles, perduré longtemps, spécialement dans le traitement des populations coloniales. L’histoire de l’islam en France est indissociable du traitement de ces minorités coloniales, comme nous allons le voir. À LA RECHERCHE DE LA MOSQUÉE PERDUE Un jour d’octobre 1994, alors que je déroulais des bobines microfilmées du journal Sud-Ouest, mon attention fut attirée par un article titré en gros caractères “Les NordAfricains de Bordeaux ont fêté l’Aïd Kebir” (sic). Cet article, daté du 5 octobre 1949 (voir encadré ci-contre), contenait quelques illustrations, dont une photo d’un imam devant sa mosquée. Il était composé d’un gros titre, d’un texte sur trois colonnes, d’un message encadré et d’une illustration constituée de trois photos. La première montre une plaque commémorative posée à la mémoire du père de Jabrun, l’image de gauche : M. Descudé prononçant l’éloge du défunt, et la troisième : l’imam Si Mohamed Ben Ahmed avec l’un de ses compatriotes devant “la mosquée de la rue Cornac”. LES NORD-AFRICAINS DE BORDEAUX ONT FÊTÉ L’AÏD-EL-KEBIR “La fête rituelle de l’Aïd El Kebir a été marquée, mardi, au foyer des Amitiés africaines, par une émouvante cérémonie. Dans le Dar el Askri, pavoisé aux couleurs françaises, marocaines et tunisiennes, M. Coquillat, président du groupement d’entraide, recevait les personnalités. On remarquait notamment : MM. P. Combes, préfet de la Gironde ; Turon, directeur de son cabinet, [illisible], représentant M. F. Audeguil ; Castéran, ministre plénipotentiaire et conseiller général ; le médecin général Chamacy, les colonels Albinet, Aycard et Gallien, l’administrateur en chef Avron, les représentants de M. Durand, sénateur ; du général Chassin, du capitaine de vaisseau Delpuech, le commandant Marchand, MM. H. Mallet, Tisinier, Descudé, Caussègue, le commandant Autun, l’imam Si Mohamed Ben Ahmed, le R. P. De Vivie-Regie, M. Aubriot, ingénieur en chef du Port ; de nom- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 31 ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ breux officiers des trois armes, etc. “Après que M. Pierre Combes eut dévoilé la plaque commémorative portant cette inscription : ‘À la Mémoire du Père Louis de Jabrun, et de l’adjudant Chef Lecointe, déportés et assassinés par de silence fut observée tandis que la musique du 57° exécutait la sonnerie ‘Aux Morts’. Puis, M. Descudé au nom de la Résistance prit la parole. Il évoqua avec une intense émotion le souvenir du Père de Jabrun, grand soldat, héros des deux guerres, martyr de la charité et grande figure de prêtre. Homme de bien, il se dévouait entièrement en faveur des humbles et aussi des NordAfricains qu’il protégea et secourut. ‘Cette plaque, déclara en terminant M. Descudé, est le témoignage inoubliable de notre reconnaissance’. Le colonel Gallien à son tour rappela le sacrifice magnifique de l’adjudant-chef Lecointe, ‘sous-officier de devoir et d’un grand courage, dont le souvenir demeure parmi tous ceux qui l’ont connu et aimé’. “Enfin, M. P. Combes a rendu un profond hommage à la mémoire des deux victimes de la barbarie ennemie en retraçant leur vie exemplaire. Il a également exalté ‘les liens d’amitié qui unissent la France à l’Afrique du Nord.’ Peu après, les personnalités étaient réunies dans la grande salle du foyer au cours d’un vin d’honneur. En termes excellents, M. Coquillat a remercié les autorités d’être venues s’associer à cette cérémonie et rappela les origines des Amitiés Africaines fondées par le Maréchal Franchet d’Esperey. Il a évoqué ensuite les problèmes d’accueil, problèmes difficiles, faute de crédits suffisants, et a fait appel à l’aide des pouvoirs publics pour continuer l’effort de solidarité entrepris. À midi, les anciens soldats nord-africains et leurs familles étaient conviés nombreux au couscous traditionnel.” Sud-Ouest, 5 octobre 1949 Que des “Nord-Africains”, présents à Bordeaux en 1949, fêtent l’Aïd-el-kebir me parut être en soi une information relativement inattendue, mais que cette fête fasse l’objet d’une annonce publique et qu’il y fut question de “mosquée” me sembla plus surprenant encore. La lecture de cet article soulevait plusieurs interrogations. L’HÉRITAGE COLONIAL l’ennemi en raison de leur activité clandestine au bénéfice des militaires nord-africains’, une minute N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 32 L’HÉRITAGE COLONIAL Où se trouvait cette mosquée ? Qui avait organisé cette cérémonie de l’Aïd-el-kebir ? Pour quel public ? L’article ne donnait pas d’informations sur la localisation exacte de la mosquée ni d’indice permettant d’en évaluer la superficie, l’origine, qui la fréquentait et durant quelle période. L’avarice de détails pouvait indiquer que son existence apparaissait assez “évidente” au journaliste pour qu’il ne juge pas opportun d’expliquer avec précision, de quoi il s’agissait exactement. Le lecteur savait seulement qu’elle se situait “à proximité” d’un “foyer des Amitiés africaines”, appelé aussi dar-elaskri (“maison du soldat”), fondé par le maréchal Franchet d’Esperey, géré par un certain M. Coquillat, et en partie subventionné par les pouvoirs publics. Les discours différentialistes Je me mis en quête de documents des années trente ont été jetés complémentaires. Les résultats furent dans les oubliettes de l’histoire, maigres. Beaucoup de pistes s’effacèrent au bout de quelques semaines. Ma “troumais les pratiques communautaristes vaille” suscitait scepticisme, voire refus. qui les accompagnaient ont, elles, Peu à peu je me rendis compte que je perduré longtemps, menais deux investigations en paralspécialement dans le traitement lèle : accumuler des informations hisdes populations coloniales. toriques, tout en essayant de comprendre pourquoi tel chemin devenait impraticable, pourquoi telle piste ou telle autre refusait d’être dépoussiérée, pourquoi, y compris dans les milieux musulmans, on s’intéressait plus aux découvertes archéologiques musulmanes du Moyen Âge qu’à une mosquée de 1945. Que pouvait révéler de l’histoire passée cette sorte “d’amnésie collective”, et quelles incidences pouvait-elle avoir sur la façon de traiter des “affaires musulmanes” aujourd’hui ? LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT... En ce jour de l’Aïd, on remarquait la présence de personnalités du monde politique, militaire, économique et religieux local : préfet de la Gironde, maire de Bordeaux, sénateur, conseiller général, colonels et autres officiers de l’armée française, prêtre et imam. La présence militaire y apparaissait largement majoritaire : le père de Jabrun et l’adjudant-chef Lecointe s’étaient distingués durant la guerre dans leurs actions de résistance en faveur “des humbles et des Nord-Africains”. Cette cérémonie semblait s’adresser tout spécialement aux anciens soldats nord-africains accompagnés de leur famille. Comme nul détail n’est rapporté sur la célébration de la fête de l’Aïd-el-kebir annoncée par le titre, et qu’il n’est pas question de sacrifice du mouton, mais de “vin d’honneur” et de “couscous tra- APRÈS LES PRIÈRES... UN NUMÉRO DE FAKIR Le caractère religieux de la cérémonie est d’ailleurs souligné par le journaliste du quotidien Sud-Ouest dans un article daté du même jour : “La matinée a été consacrée aux prières dans la mosquée de la rue Cornac. À midi, un repas réunissait autour des tables du Foyer musulman, 36, rue Cornac, les Nord-Africains et leurs invités […] Dans les salles joliment décorées, un excellent menu fut servi, avec le traditionnel mouton, menu qui est l’œuvre du chef Bouchaïb et de ses camarades du foyer de la rue Cornac. À l’issue du repas, M. Mezziane Mohamed s’adressa à ses compatriotes et coreligionnaires ainsi qu’aux invités et, après avoir rappelé le sens de cette fête, célébra l’amitié qui unit l’Afrique musulmane à la France.” (Sud-Ouest, 5 novembre 1946). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 33 L’HÉRITAGE COLONIAL ditionnel”, on peut se demander si cette cérémonie de l’Aïd avait pu être prétexte à attirer un public d’“indigènes musulmans” qui puissent incarner le combat du père de Jabrun. Mais il est bien mentionné : “La fête rituelle de l’Aïd El Kebir a été marquée, mardi, au foyer des Amitiés africaines, par une émouvante cérémonie”, et non l’inverse. Il fallait donc comprendre que la fête rituelle était bien l’occasion de commémorer le père de Jabrun, et non l’inverse, ce qui laissait supposer que ces deux cérémonies pouvaient être indépendantes. Un des moyens de le vérifier consistait à poursuivre les recherches d’articles dans les journaux locaux correspondant aux jours de fête de l’Aïd les années précédentes et suivantes. Or, dans un autre quotidien local, La Nouvelle République, un article paru trois ans plus tôt comporte une photo de l’intérieur de cette mosquée. Son intitulé,“les Musulmans de Bordeaux ont fêté l’Aïd El Kébir”, vient confirmer l’absence de lien entre la cérémonie militaire et la fête religieuse. Il s’agissait bien, en 1946 (comme en 1949, où l’on avait utilisé le terme “Nord-Africain”) de la fête des musulmans et non d’une cérémonie militaire où l’on aurait rassemblé des soldats démobilisés pour honorer de leur présence vivante le sacrifice du père de Jabrun. La photo de personnes en position de prière sert d’illustration à l’article de La Nouvelle République. On y voit l’imam Chaïbi (peut-être un prédécesseur de Mohammed Ben Ahmed) devant sept coreligionnaires, de dos, en position de prière, dans un décor arrondi qui s’apparente bien à l’intérieur d’une mosquée. Dans le texte, il est question de “sacrifice de moutons” et le rite se déroule comme il se doit, le matin, avec l’immolation de ces animaux. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 34 L’HÉRITAGE COLONIAL Comme en 1949, la cérémonie était animée par des musulmans mais également par des personnalités locales. Elle était présidée par le représentant du préfet, l’imam, un conseiller municipal représentant le maire de Bordeaux, le contrôleur général de la main-d’œuvre africaine, un inspecteur du primaire représentant l’inspecteur d’académie, le directeur du “camp d’émigration”, un membre de la commission consultative des questions nord-africaines, et un représentant syndical. Contrairement à la cérémonie de 1949, les personnalités religieuses et militaires ne s’y étaient pas fait remarquer, alors que l’on notait la présence d’un inspecteur d’académie. Au fil de la journée, le caractère cérémoniel officiel s’effaçait derrière la fête populaire. Dans une ambiance festive était organisée une “bourriche” offrant de nombreux lots à gagner : bouteilles de mousseux et de vin vieux rouge, région bordelaise oblige. La cérémonie religieuse se terminait par des “chants hindous”, accompagnés par un flûtiste de l’orchestre de Bordeaux, une “bourrée” pour délier les corps et, “clou” de la soirée, les numéros du fakir Kaddour. Quelle personnalité religieuse musulmane pouvait bien assister à cette cérémonie étrange mélangeant hindouisme, culte des astres et danse du pays ? On pouvait supposer en tout cas que les oulémas du Maghreb, prônant un islam rigoriste hostile aux superstitions et à la prise de boissons alcoolisées, n’étaient pour rien dans le montage de telles démonstrations. Outre ces quelques détails pittoresques, nous savons à présent que cette fête ne s’adressait pas aux seuls pratiquants combattants mais bien aux populations résidant à Bordeaux, que ce soient les soldats démobilisés, les travailleurs ou leurs familles. DEPUIS QUAND CETTE CÉRÉMONIE ÉTAIT-ELLE ORGANISÉE ? La fête avait eu lieu un an plus tôt, en 1945 – vraisemblablement pour la première fois : les recherches dans les journaux antérieurs à cette date ne donnent aucun résultat. De plus, la longue introduction explicative du journaliste de Sud-Ouest dans son “papier” du 19 novembre 1945 peut laisser supposer qu’il n’y avait pas eu de précédents avant cette fin de guerre : “Aussi éloignés soient-ils de LES ORIGINES DE LA MOSQUÉE DE LA RUE CORNAC Pour comprendre comment une histoire aussi récente a pu échapper à la mémoire locale, il faut considérer l’Histoire non seulement comme une série de faits mais aussi comme un discours. C’est la plus ou moins grande adéquation entre les deux qui permet aux événe- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 35 L’HÉRITAGE COLONIAL leur terre natale, les hommes ont coutume de se réunir régulièrement entre ‘pays’, afin de commémorer les fêtes ancestrales de chez eux. C’est ainsi que jeudi matin, qui correspondait à la fête de l’Aïd El Kebir ou fête du mouton, nombreux étaient les Musulmans venus à la mosquée, rue Cornac, participer aux prières du marabout Chaïbi, suivies du sacrifice du mouton offert en holocauste au Prophète. À midi, dans un climat sympathique, qui avait pour cadre le foyer du Marin, un délicieux ‘cous-cous’ leur était partagé, grâce à l’initiative du Bureau de la main d’œuvre africaine, dont M. Baud de Castelet est l’actif directeur. Quelques ‘Européens’ avaient tenu à assister à cette fête, parmi lesquels l’on pouvait remarquer M. le représentant du Commissaire de la République ; M. Bernard représentant le préfet, le colonel Millère, président des Amitiés Africaines ; les commandants Desnous et Goure, représentant la Croix-Rouge ; MM. Boisset, inspecteur divisionnaire du travail, et Capdeville, du ravitaillement général, auquel on devait le déblocage de la viande et de la semoule ; M. le Directeur du Foyer du Marin. Prenant la parole à l’issue du repas, M. Gérard Gourgue se fit l’interprète de tous les Musulmans pour affirmer une fois encore leur attachement à la mère patrie.” En 1945, c’est donc le savoir-faire de l’armée qui est mis à contribution pour La gestion minoritaire l’organisation et le déblocage du mouà la française n’est pas exogène, ton. La présence militaire est d’ailleurs mais puise ses racines majoritaire. Grâce à ces indices, on peut dans la période coloniale, penser que la mosquée de la rue Cornac et les “musulmans” en constituent était installée dans ou à proximité d’un la figure la plus édifiante. foyer d’anciens combattants (dar-elaskri) destiné à regrouper, abriter et fournir la main-d’œuvre de travail, ou à conserver une réserve militaire en prévision d’autres conflits (l’Indochine notamment). Le rituel religieux de l’Aïd-el-kebir devait avoir été intégré dans l’agenda des fêtes de l’armée coloniale, armée qui apportait ici, après-guerre, son savoir-faire à l’organisation de l’Aïd pour les civils, anciens militaires, nouveaux travailleurs ou futurs combattants. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 36 L’HÉRITAGE COLONIAL ments d’exister en tant que faits historiques, donc mémorables. Quand le discours historique justifie des faits qui ne coïncident pas avec les souvenirs, parce que l’œuvre de justification devient plus importante que l’esthétique de la reconstitution, alors ces faits s’effacent peu à peu et imparfaitement. Des lambeaux d’histoire peuvent ainsi apparaître comme des anomalies, des exceptions à un modèle que le discours officiel a érigé en norme. C’est le cas du traitement des musulmans en France. L’enquête archivistique bordelaise a permis de mettre en évidence un traitement différencié des immigrés à deux niveaux : local et national. Parmi ces immigrés, les “indigènes musulmans” ont un statut à part. Ils sont juridiquement définis comme sujets ou protégés français sur le territoire métropolitain, dont les colonies ne sont que les prolongements ; leur citoyenneté est accordée selon les appartenances(1). Si le discours savant préfère ignorer cette entrave aux principes républicains, et si les théoriciens de la République jettent un voile pudique sur cette histoire, les industriels et commerçants des grands ports français n’ont pas oublié à quels produits et à quelle façon de mener leurs affaires ils doivent leurs fortunes. À Bordeaux, on organise, avec les musulmans du quartier, des bourriches avec du vin pour fêter l’Aïd-el-kebir. Pour comprendre comment cette entorse au modèle français a pu produire jusqu’à aujourd’hui une tension forte entre un discours théorique sur le modèle assimilationniste républicain et une réalité qui en est très éloignée, il faut cesser de considérer le niveau national pour prendre en compte l’échelon d’une ville. L’espace pertinent des relations avec les immigrés dans une ville métropolitaine comme Bordeaux, jusqu’à la fin de la première moitié du XXe siècle, n’est pas la France, mais le monde colonial. Inversement, c’est en considérant l’espace colonial que l’on met en évidence le rôle primordial joué par les grandes villes portuaires (Bordeaux mais aussi Marseille, Nantes) dans l’économie coloniale, donc dans la gestion des ressources humaines des pays assujettis. Point n’est besoin d’aller emprunter aux Anglo-Saxons les origines du modèle minoritaire que l’on a vu se dessiner en France. La gestion minoritaire à la française n’est pas exogène, mais puise ses racines dans la période coloniale, et les “musulmans” en constituent la figure la plus édifiante. MÉTAPHORES HORTICOLES Dans les années vingt, l’appel à la main-d’œuvre étrangère pour pallier la pénurie d’ouvriers dans les grandes industries et le secteur agricole ne parvient plus à enrayer les causes endémiques et 1)- Benjamin Stora La gangrène et l’oubli, La Découverte, 1991, p. 23. 4)- Ibid, p. 118-119. Affiche René Lastate, 1925, Coll. bibliothèque Forney. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 37 3)- Gérard Noiriel, Le Creuset français, op. cité, p. 118. L’HÉRITAGE COLONIAL 2)- J. Pluyette, 1930, cité par Gérard Noiriel, Le Creuset français, Seuil, 1988, p. 118. structurelles de la baisse démographique de la France de 1918. Plusieurs tentatives d’“introduction” de populations étrangères sont effectuées pour repeupler le pays et revitaliser le secteur économique. L’idée qu’il faut une politique de gestion concertée de l’immigration qui ne se réduise pas au simple recrutement de la main-d’œuvre étrangère commence à trouver audience dans les partis politiques ; le mot “immigration” passe alors dans le langage courant(2) et fait l’objet d’intenses débats dans les années trente(3). L’État envisage ainsi la création d’un office national d’immigration pour harmoniser les politiques des sept ministères qui s’occupent alors de la question des étrangers, et améliorer la collaboration avec les organisations professionnelles, tout en stoppant l’anémie démographique. Gouvernements de droite et de gauche éprouvent le même besoin de réguler l’immigration, même si la finalité de leurs actions divergent. Pour la gauche, réguler l’immigration, c’est protéger les intérêts des salariés contre la concurrence d’une main-d’œuvre étrangère sous-payée. Pour les gouvernements de droite, la politique d’immigration se justifie essentiellement par la nécessité d’adapter les flux de main-d’œuvre aux besoins des entreprises françaises de l’Hexagone(4). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 38 L’HÉRITAGE COLONIAL Mais du point de vue des entreprises locales, notamment agricoles, une politique macro-économique de l’immigration semble encore trop rigide. L’immigration est alors comparée à une greffe ne pouvant prendre que sous certaines conditions d’adéquation entre environnement, tâche effectuée et “origine raciale” du travailleur. Il s’agit de sélectionner les flux migratoires du quadruple point de vue sanitaire, moral, professionnel et ethnique : “L’intérêt de la France est non seulement d’attirer les éléments étrangers qui présentent avec notre race les affinités les plus grandes, mais encore de les répartir dans la région qui, par ses caractères physiques et la nature de ses cultures, se rapproche le plus de leur pays d’origine. Ainsi leur dépaysement sera-t-il moins grand et leur assimilation plus rapide.”(5) La région bordelaise, et plus largement le Sud-Ouest, constituent un cas de figure exemplaire pour les partisans de cette assimilation contrôlée et coordonnée, qui aiment à comparer la réussite de l’implantation des pins avec la “greffe” des étrangers : “Brémontier, pour vaincre le désert des Landes, y sema des pins. Pour vaincre l’abandon des hommes dans cette Gascogne si riche et accueillante, nous avons dû y semer des étrangers”(6), déclare un universitaire bordelais. Après avoir hésité un temps sur le choix de la “greffe” kabyle(7), on opte, en milieu agricole aquitain, pour la greffe italienne, plus “rapide” et “spontanée”, “en tous points préférable aux autres”, car “la Gascogne, dévastée par ce nouveau phylloxéra qu’est pour elle depuis près d’un siècle la dénatalité, a essayé bien des plants pour se reconstituer. […] Latins comme nous, les Italiens du Nord retrouvent en Gascogne le même ciel, le même climat, les mêmes cultures et rappellent presque dans leur aspect physique les paysages gascons. Au point de vue ethnique, il n’y a pas de meilleure greffe pour la Gascogne.” 5)- Marcel Rémond, L’immigration italienne dans le Sud-Ouest de la France, Paris, Dalloz, 1928, p. 128. 6)- Marcel Paon , L’immigration en France, Paris, 1926, 23 p., cité par Ralph Schor in “L’installation des Italiens dans le Sud-Ouest (19191939), une greffe réussie”, L’immigration italienne en Aquitaine, actes du colloque du 23 juin 1987, MSHA, 1988, Talence. 7)- Bulletin économique du Maroc, avril 1937, cité par Joanny Ray dans Les Marocains en France, thèse pour le doctorat, faculté de droit, université de Paris, 1937, p. 279 : “… Le repeuplement des campagnes dépeuplées du Sud-Ouest de la France conviendrait tout à fait à leurs aptitudes (il s’agit de Kabyles)…” IMMIGRATION DE PEUPLEMENT VS MAIN-D’ŒUVRE COLONIALE Or, le secteur industriel se satisfait plutôt bien du type de maind’œuvre mobile et tournante que forment les coloniaux et n’a guère besoin de “populations assimilées” ou en voie d’assimilation, ni d’une planification nationale de l’immigration coloniale qui pourrait redéfinir les rapports entre patronat et syndicats. On comprend donc que dans ce secteur, l’annonce d’une politique centralisée de gestion de l’immigration, après la création, en 1920, d’une commission interministérielle de l’Immigration(8), ne soit guère bien accueillie par les organisations professionnelles et les syndicats locaux, qui craignent 8)- Décret du 18 juillet 1920. L’ISLAM, COMME BASE DE DES “NORD-AFRICAINS” SOCIALISATION L’histoire de l’islam en France n’est pas linéaire. Qui se souvient que dans les années cinquante, un orientaliste ou un juriste pouvaient proposer sans provoquer d’émoi une réorganisation du N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 39 L’HÉRITAGE COLONIAL de perdre leurs initiatives en ce domaine. La proposition du ministère de l’Intérieur de créer un service des Affaires indigènes nordafricaines (SAINA) à Bordeaux, pour contrôler et porter secours à la main-d’œuvre nord-africaine, suscite quelques résistances dans les milieux économiques bordelais. Il met en danger la régulation des mouvements migratoires par les économies locales, et fait peser sur elles la menace d’un contrôle accru de l’État. À l’issue de cette période, on voit se dissocier politique de recrutement et stratégie d’assimilation des étrangers destinés au peuplement. L’Européen immigré sous l’égide de la convention internationale signée entre la France et les pays Le principe d’irréductibilité d’émigration (Belgique, Italie, Pologne, culturelle s’accompagne souvent Tchécoslovaquie) est destiné au peud’un recours à la médiation. plement et affecté en zone rurale, l’Africain est recruté pour des tâches miliContre les formes maraboutiques taires ou de développement industriel, de l’islam, par exemple, on préconise employé comme main-d’œuvre tourd’appuyer des initiatives comme celles nante et de remplacement dans le secdes nadis, ces cercles d’éducation teur secondaire. Les statistiques démocréés par le mouvement des oulémas. graphiques du Sud-Ouest attestent de cette division de l’immigration : les régions rurales sont peuplées par les Italiens et les Espagnols puis, bien plus tard, par les Portugais. Seules les régions urbaines et le secteur secondaire emploient des salariés africains. La gestion centrale de l’immigration, soutenue par un discours officiel “assimilationniste”, se heurte donc à la logique d’administration privée de la main-d’œuvre coloniale locale. Les milieux politiques et économiques bordelais distinguent “immigration”, pour laquelle on parle d’assimilation, et “main-d’œuvre coloniale”. La première est destinée au peuplement, la seconde est un produit colonial négociable avec les intérêts français d’outre-mer. Après la guerre, la mise en place de procédés d’éducation systématique s’accompagne d’une réflexion sur la culture et non plus sur la “race” et les “gènes”, devenus tabous. On fait alors cas du dénuement “moral” des étrangers africains, de leurs spécificités “culturelles”. La gestion de la religion joue un rôle essentiel dans ce dispositif de moralisation des Nord-Africains. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 40 L’HÉRITAGE COLONIAL Conférence de l’Union des organisations islamiques de France en 1994. © Farido Sabo/IM’média. culte musulman ? À l’époque, l’islam pouvait être envisagé comme une base de socialisation efficace pour une politique d’éducation et de qualification de la main-d’œuvre immigrée. Jean-Jacques Rager, s’appuyant sur les propos du président Herriot, du maréchal Lyautey et du ministre de l’Intérieur, c’est-à-dire de quelquesunes des plus hautes autorités de l’État, estimait ainsi : “Une réorganisation des cultuelles musulmanes en France métropolitaine, l’établissement d’un tribunal coranique (‘Mahakma’) à Paris : telles semblent être les mesures islamiques qu’il paraît souhaitable de voir appliquer pour que s’atténue l’angoisse morale dans laquelle vivent les travailleurs musulmans transplantés en France. […]”(9) Le principe d’irréductibilité culturelle s’accompagne souvent d’un recours à la médiation culturelle. C’est déjà le cas en 1950 lorsque, contre les formes maraboutiques de l’islam, le même Rager préconise d’appuyer des initiatives comme celles des nadis créés par le mouvement des oulémas en 1936 : “Avant-guerre l’insuffisance des mesures prises par les pouvoirs publics avait mené l’Association des Oulama, fondée en Algérie par les Cheikhs Ben Badis et El Okbi en vue de lutter contre l’analphabétisme et le maraboutisme, à ouvrir dans la région parisienne plusieurs ‘Nadi’, cercles d’éducation […].Ces cercles à tendance religieuse, où jeux de hasard et boissons alcoolisées sont interdits, ont pour but de poursuivre l’éducation intellectuelle, morale et sociale des Musulmans résidant dans la région parisienne. On y fait régulièrement des cours de langues arabe et française, des causeries, des conférences morales et religieuses. Les oulama, ennemis du fanatisme, enseignent avant tout les principes du Coran, véritable code de vie. […]” Ce type d’as- 9)- Jean-Jacques Rager, Les musulmans algériens en France et dans les pays islamiques, Paris, Belles Lettres, 1950, p. 207. LE MORAL DES TROUPES Ce que Jean-Jacques Rager appelait de ses vœux pour les travailleurs musulmans dans le secteur civil, le maréchal Franchet d’Esperey avait tenté de le réaliser quelques années plus tôt, en 1935, dans le domaine militaire, en créant le comité des Amitiés africaines. Ce comité, reconnu d’utilité publique en 1938, placé sous le patronage du ministère de la Défense et de la “Musulman” désignait une minorité Guerre, siégeait à Paris et comptait mais ne devait jamais recouvrir quelques personnalités célèbres du une appartenance religieuse. monde militaire (comme le général Fréaud), politique (comme Léon Et si l’on tolère pour l’islam Baréty) et civil (comme l’orientaliste quelques entorses à la laïcité Louis Massignon, professeur au Collège sur les territoires coloniaux, ce n’est de France). Il avait pour vocation d’améque pour conforter les musulmans en tant que minorité sociale et politique. liorer les conditions morales et matérielles des militaires nord-africains, en leur offrant un cadre qui pourrait leur rappeler l’ambiance du “bled”. Dans les dar-el-askri (maisons du combattant)(10), le comité installait des cafés maures, des salles de jeu, mais aussi des salles de prière aménagées auxquelles il affectait des imams. Les repas étaient contrôlés, afin que les militaires musulmans n’y puissent consommer de viande de porc, et les fêtes religieuses étaient respectées. Après la guerre, les missions d’assistance des dar-el-askri ne se limitèrent plus à la population militaire, mais s’étendirent à la population civile musulmane locale, à laquelle ils fournissaient information, aide alimentaire et assistance médicale. 10)- Centres créés La préparation des indigènes musulmans était également destipar le comité des amitiés née à maintenir le moral des troupes en vue de la guerre qui s’anafricaines dans de nombreuses villes de nonçait. En 1934, à la veille de l’ouverture du premier dar-el-askri, France (une cinquantaine) et d’Afrique du Nord. le maréchal Franchet d’Esperey s’adressait ainsi au ministère de la Guerre : “La préparation morale des indigènes musulmans aux devoirs qui leur incombent à l’égard de la France en cas de conflit 11)- Recham Belkacem, est désormais une nécessité vitale et urgente si nous ne voulons pas Les musulmans algériens dans l’armée française que l’Afrique du Nord, au lieu de nous donner des forces, ne nous (1919-1945), L’Harmattan, en prenne.”(11) Les dar-el-askri furent mis à la disposition du “gouParis, 1996. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 41 MAINTENIR L’HÉRITAGE COLONIAL sociation pouvait en effet convenir assez bien à la politique d’éducation de l’époque. Ces cercles auraient par exemple servi de relais aux anciens SAINA, qui n’avaient pas réussi leur mission sociale mais avaient au contraire, par leurs méthodes policières, contribué à faire fuir les Nord-Africains. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 42 L’HÉRITAGE COLONIAL vernement du Commandement”, comme le prévoyaient les statuts du comité des Amitiés africaines, pour “être utilisés à des fins de contre-propagande et de renseignements, et accessoirement de recrutement de volontaires pour les unités combattantes”. C’est donc dans les circonstances intellectuelles, politiques et sociales de la guerre et de l’après-guerre que nous pouvons replacer la mosquée de la rue Cornac citée dans Sud-Ouest en 1945. Nous comprenons mieux à présent les raisons de cette association, autour d’une mosquée, de personnalités émanant des ministères de l’Éducation et de la Guerre, et des services d’aide social. UNE POPULATION QUE L’ON N’ENTEND PAS ASSIMILER Après la guerre, le dar-el-askri, ou foyer des Amitiés africaines de la rue Cornac, tenu par d’anciens officiers de l’armée française, continue à recevoir des fonds du ministère de la Guerre, qui sont désormais complétés par des subventions de la ville et de l’Office du Maroc de Bordeaux. Le foyer n’est plus exclusivement militaire, mais s’ouvre sur le quartier, offrant ses services aux Nord-Africains de la ville. Vers la fin des années quarante et jusqu’au début des années cinquante, les relations entre Bordeaux et le Maroc sont intenses. L’Office du Maroc subventionne le dar-el-askri, devenu un pôle culturel des Marocains de la ville. Quelques années plus tard, la presse en fait un pôle d’activités culturelles pour les musulmans de la métropole girondine. Lorsque l’Office du Maroc y offre une diffa aux membres de l’entourage du sultan en visite à Bordeaux en 1950(12), le “Dar el Askri” devient, sous la plume des journalistes de Sud Ouest, le “Bar El Askri”(13), où se côtoient les joueurs de football des Girondins Mustapha et M’Bank et des collaborateurs du sultan du Maroc en visite 12)- Sud-Ouest, 28 septembre 1950. 13)- Sud-Ouest, ibid. Dossier Islam d’en France, n° 1220, juillet-août 1999 A PUBLIÉ Soheib Bencheikh, “Les croyants les plus proches de la ‘laïcité à la française’ sont les musulmans” Dossier Laïcité mode d’emploi, n° 1218, mars-avril 1999 Jocelyne Cesari, “L’islam en France, naissance d’une religion” Dossier Passions franco-maghrébines, n° 1183, janvier 1995 N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 43 L’HÉRITAGE COLONIAL à Bordeaux, Sidi Mohamed Ben Youssef. Le sultan en personne y accorde même un entretien à une délégation des Marocains à Bordeaux formant les Amitiés nord-africaines. Dans le domaine des intérêts économiques privés, il convient de taire ses stratégies de production. Le fait colonial a permis de gérer librement une catégorie de la population que l’on n’imaginait pas pouvoir assimiler. Ainsi, le discours officiel sur l’assimilation s’est appuyé sur la catégorie des étrangers à laquelle ne pouvait être assimilé le musulman, c’est-à-dire “l’indigène colonial”. Alors même qu’il existait des appareils législatifs et exécutifs spécifiques pour gérer la minorité coloniale “musulmane” de l’Empire français, toute manifestation symbolique – langues, cultures, religion – de cette minorité était impossible sur le territoire français métropolitain. Le nom “musulman” désignait une minorité, mais ne devait jamais recouvrir une appartenance religieuse. Et si l’on tolère pour l’islam quelques entorses à la laïcité sur les territoires coloniaux, ce n’est que pour conforter les musulmans en tant que minorité sociale et politique. La référence islamique existe donc dans le répertoire idéologique de la France coloniale comme synonyme de minorité. La gestion de l’islam en France a probablement été l’entorse la plus complète et la plus aboutie à ce modèle d’assimilation. Peut-on établir une relation entre ceci et le fait que l’on continue à opposer islam et modèle républicain, deux entités de nature bien différente, alors que naissent les quatrièmes générations de musulmans en ✪ France ? L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 44 LE ZOO HUMAIN, UNE LONGUE TRADITION FRANÇAISE Jusque dans les années trente, la France a exhibé dans ses zoos, foires et expositions des milliers de gens “importés” des colonies fraîchement conquises. Bien plus qu’un dérapage regrettable et exceptionnel, le zoo humain est une tradition bien française, qui a structuré la pensée raciale du siècle, et qui n’est pas sans avoir laissé des traces dans l’inconscient collectif. Le 6 novembre 1998, un article de Christian Tortel intitulé “Les Kanaks au zoo”(1) rappelait à beaucoup de Français que notre République avait ouvertement cautionné et validé une mise en scène de l’Autre dans un but explicite d’infériorisation raciale. L’histoire de cette centaine de Kanaks, mis en cage au Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931, transférés ponctuellement au cœur de l’Exposition à Vincennes pour amuser les visiteurs, et donnés en spectacle aux populations allemandes au cours d’une tournée de la honte, en échange de quelques hippopotames, n’a pas été un cas isolé. Grâce aux récents travaux de Joël Dauphiné sur cette histoire(2), au livre-événement de Didier Daeninckx(3), à l’histoire de Christian Karembeu concernant ses ancêtres présents à Vincennes en 1931(4) et aux recherches de l’Achac (Association connaissance de l’Afrique contemporaine) depuis maintenant deux ans(5), nous commençons à peine à nous pencher sur cette page sombre de notre histoire récente. Ces zoos humains, tradition bien française depuis le milieu du XIXe siècle, énoncent par le rapprochement des deux termes la négation la plus parfaite de l’Autre, celui-ci s’inscrivant explicitement dans le monde de l’animalité. Exception de l’histoire, égarement de quelques maniaques racistes, épisodes furtifs d’un passé à jamais disparu ? Bien au contraire, la France a le triste privilège d’avoir organisé régulièrement et consciemment de tels spectacles tout au long de son histoire coloniale, et jusqu’à une époque récente. Les zoos humains sont bien les symboles incroyables d’une époque (1875 à 1930) et ils se comptent par centaines. Oubliés jusqu’alors de notre histoire et de notre mémoire, absents des manuels * Historien, coauteur de l’ouvrage De l’indigène à l’immigré (Gallimard, 1998), de l’ouvrage collectif Images d’empire 1930-1960 (La Documentation française-La Martinière, 1996), de L’Autre et Nous (Syros, 1995) et du catalogue Images et Colonies (éd. Achac-BDIC, 1993) ; président de l’Association connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (Achac) depuis 1990 et directeur, depuis 1996, de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire. par Pascal Blanchard* 1)- Article paru dans Libération. 2)- Cf. Canaques de la Nouvelle-Calédonie à Paris : de la case au zoo, L’Harmattan, 1998. 3)- Cannibale, Gallimard, “Folio”, 1999 (Verdier, 1998 pour la 1ère édition). 4)- Rapportée notamment par le Vrai journal de Karl Zéro sur Canal+, et par le magazine VSD (cf. “La blessure secrète d’un Bleu d’outre-mer”, octobre 1998). 5)- Voir l’article paru à ce sujet au mois d’août 2000 dans Le Monde diplomatique, “Ces zoos humains de la République coloniale”, pp. 16-17. DES EXHIBITIONS “RÉPUBLICAINES”… ET POPULAIRES Ces attractions, expositions ou villages nègres restent aujourd’hui encore des sujets complexes à aborder pour un pays, une République et une culture qui mettaient alors en exergue “l’égalité de tous les hommes”. De fait, dans le contexte de la mission civilisatrice de la France aux colonies, ces zoos, où des “exotiques”, mêlés à des bêtes, se montrent en spectacle dans des cages de bois à un public avide de distraction, sont la démonstration la plus évidente du décalage existant entre discours et pratique. La République française a non seulement toléré ces représentations, mais elle les a soutenues et accompagnées avant de les intégrer pleinement dans les grandes expositions coloniales de 1922 et 1931. Au-delà d’un simple spectacle, qui croisait des cirques comme celui de Buffalo Bill ou les attractions folkloriques d’alors, ces populations exotiques venues des quatre coins du monde pendant de nombreuses années participaient à un processus beaucoup plus instrumentalisé qu’une simple présentation de fête foraine. Tels les monstres décrits par Tod Browning dans son film Freaks (1932), ils se retrouvent au cœur d’intérêts multiples, répondant à l’attente de populations fort différentes et à des phénomènes de répulsion-attirance fort complexes. Le matin, ces “sauvages” servaient de “sujets” aux scientifiques, heureux de trouver chez eux des spécimens à mesurer afin de valider les thèses biologiques alors en construction, et aux journaux à sensation, toujours avides d’histoires merveilleuses mettant en scène ces “nouveaux monstres”. L’après-midi, grand public, scolaires et badauds se retrouvaient au Jardin zoologique d’acclimatation ou au “village local” pour s’extasier ou s’effrayer devant des êtres si “étrangers”. Le soir, le Tout-Paris et la “bonne société” venaient applaudir aux Folies-Bergère et au Casino de Paris, tandis que les classes populaires allaient s’amuser dans l’enceinte de Magic City ou dans les multiples fêtes foraines. On est ici au cœur même de notre rapport à ces cultures “autres”. Scientifiques, grand public et politiques ont trouvé dans ces êtres exhi- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 45 7)- Un programme sur les zoos humains, en préparation depuis deux ans à travers une vaste collecte documentaire, commence à la fin 2000 à travers quatre axes : une exposition itinérante (Bamako-ParisNew York) ; un colloque international (Paris, avril 2001) ; un ouvrage-catalogue ; et un grand document TV de 52 minutes. Autant d’axes pour inscrire, le plus largement possible, la mémoire des zoos humains dans les consciences collectives des Français, des Américains et… des Africains. Ce programme est dirigé par un certain nombre de chercheurs et de spécialistes ; outre l’auteur du présent article, on peut citer Nicolas Bancel (université Paris-Orsay), Sandrine Lemaire (Institut européen de Florence), Gilles Boëtsch (CNRS, Marseille), Éric Deroo (réalisateur)… scolaires(6) et des musées, ces multiples “villages nègres” ou exhibitions au Jardin zoologique d’acclimatation ont pu être reconstitués par des recherches récentes, à travers des milliers de clichés et de cartes postales, ainsi qu’à travers des films inédits(7). Dans ce processus complexe de regard sur l’Autre et d’imaginaire raciste, ils représentent le premier “contact” réel et quotidien entre l’Autre exotique et l’Occident. L’HÉRITAGE COLONIAL 6)- Une exception toutefois : un manuel scolaire de seconde (français) paru chez Delagrave, dans un chapitre sur l’Autre, reprend l’article de Régis Guyotat dans Le Monde (16 janvier 2000) et notre interview, sous le titre “Zoos humains”, ainsi qu’une iconographie issue des collections de l’Achac sur les Achantis au Jardin d’acclimatation à la fin du siècle dernier. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 46 L’HÉRITAGE COLONIAL bés une réponse à leurs fantasmes les plus divers. Avec les zoos humains, on est en présence du premier “contact réel” entre notre culture et ses “monstres médiévaux” réifiés à travers les populations exotiques que l’Occident vient de coloniser. Le rapport au corps et à la différence devient alors essentiel dans la construction des identités. De fait, lorsque l’on se situe au niveau C’est dans le contexte des découvertes culturel, le concept identitaire ne fonclointaines et des conquêtes coloniales tionne plus du tout de la même manière ; que les théories évolutionnistes ainsi, le modèle de référence devient du XIXe siècle ont pu affirmer autre, puisque nous sommes dans le domaine des signes, c’est-à-dire dans en toute bonne foi que l’homme des systèmes de connaissance et de était un produit de l’évolution animale reconnaissance basés sur la communiet que le maillon qui reliait cation. La culture est un mode de coml’un à l’autre était le “sauvage”. munication horizontale qui réfute l’altérité absolue. Nous guettons le semblable qui nous rassure et nous avons un sentiment ambigu pour l’Autre, qui généralement nous attire et nous révulse à la fois. Ceci explique le caractère pluriel des attitudes, celles-ci variant selon les contextes idéologiques, sociaux et politiques, la mode, l’image de soi. LA REPRÉSENTATION ANCIENNE DE LA DIFFÉRENCE TROUVE ICI SON PUBLIC Le problème de la vision de l’Autre, essentiellement à travers son corps et sa mise en scène, est de savoir ce qu’elle apporte de fondamental à la connaissance. On pourrait dire qu’elle ne procure pas seulement une satisfaction cognitive, mais aussi un plaisir des sens. Audelà d’une simple exhibition, les “acteurs” des zoos humains, après leur passage au Jardin d’acclimatation, devenaient des “bêtes de scène” aux Folies-Bergère, ce qui tend à prouver que la fascination qu’ils provoquaient pouvait jouer sur plusieurs registres. Il n’est donc pas surprenant que la représentation de la différence dans le cadre de ces exhibitions ait pris comme support la dimension morphologique, expression accentuée de l’altérité et non de la variabilité, et que l’image du corps monstrueux en soit la forme extrême adoptée, puisque supposée provoquer le dégoût. Comment montrer l’Autre, comment prouver son étrangeté s’il ne porte pas les stigmates de l’altérité absolue, celle que l’on peut voir dans le visible, dans le tangible et que nous reconnaissons comme telle. Dans un livre récent, Katérina Stenou(8) souligne bien comment cette représentation du monde était déjà dans l’esprit des grands voyageurs : Marco Polo ou sir Walter Raleigh décrivent les monstres des 8)- Images de l’Autre, Seuil, 1998. 9)- La Nature, revue scientifique de la Société d’anthropologie, 1877. Jeune fille achanti, Jardin d’acclimation, Paris, 1897, Édition Julien Damoy. © Achac. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 47 L’HÉRITAGE COLONIAL contrées lointaines. S’ils suscitent de l’émerveillement et de la curiosité en leur temps, implicitement ces récits ne provoquent aucune interrogation parce qu’ils s’inscrivent parfaitement dans les croyances de l’époque. On connaît les conséquences qu’aura cette conception ternaire imposant que l’Autre soit plus proche de l’animal que de nous, que ce soit lors de la découverte de l’Amérique ou de la colonisation de l’Afrique. C’est au nom de cette différence, d’un Autre proche de l’animalité, alors que nous serions “humanité”, que l’on a pu spolier, exterminer ou réduire en esclavage. Si dès le XVIIIe siècle, à la suite de Georges Louis de Buffon, la science occidentale se lance dans une reconnaissance de la variabilité physique des peuples de la terre, rapidement, les savants souhaitent pouvoir disposer d’autres éléments que les simples récits plus ou moins sérieux des voyageurs. Si le Muséum impérial d’histoire naturelle recommande au voyageur de recueillir des moulages d’humains vivants et, à défaut, des photographies, rien ne vaut le sujet en chair et en os. Les questions que se posaient alors les scientifiques relevaient souvent d’une curiosité très naïve, comme par exemple celle de la “couleur de la peau des négrillons” au moment de leur naissance, et, au cas où ils seraient blancs, du temps qu’il leur faudrait pour avoir celle de leurs parents !... Autant dire que les sciences de l’homme accueillent (et recueillent) avec un plaisir et un intérêt non dissimulés ces “caravanes” exotiques arrivant en France, puisqu’elles leurs procurent les premiers véritables “spécimens” vivants pour leurs études et leurs recherches, en leur donnant la possibilité “d’examiner avec soin les indigènes campés à la porte de Paris”(9). Remis en perspective dans ce contexte si particulier d’élaboration des premières pensées sur les “races”, l’existence des zoos humains prend une tout autre dimension. C’est à partir de ces quelques groupes – véritables “échan- 10)- Extraits de La Nature (janvier 1890 et janvier 1884). CONQUÊTE COLONIALE, VILLAGES NÈGRES ET EXPOSITIONS : UN MÊME UNIVERS ? C’est dans le contexte des découvertes lointaines et des conquêtes coloniales que les théories évolutionnistes du XIXe siècle ont pu affirmer en toute bonne foi que l’homme était un produit de l’évolution animale et que le maillon qui reliait l’un à l’autre était le “sauvage”. Et parmi les sauvages, le plus évident à singulariser, parce que le plus facile à stigmatiser, était le “nègre”. Cette prétendue caution d’une différence radicale entre “races” par le discours scientifique servira de nouvelle justification à l’expansion coloniale et expliquera la passion des peuples colonisateurs pour les zoos humains. L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 48 tillons de races humaines” et “pièces originales”(10) – recrutés par des intermédiaires sans scrupule que s’élabore, se confirme et se structure la pensée raciale du siècle qui s’annonce. 1906, anonyme, imprimerie F. Deloche, Lyon, lithographie. © Achac. QUE RESTE-T-IL DES ZOOS HUMAINS EN CETTE FIN DE SIÈCLE ? Aujourd’hui, grâce à la télévision et aux magazines, on peut contempler chez soi les images de cet ailleurs “si différent”. On peut aussi retrouver les “autres” in situ, lors de circuits organisés par les voyagistes qui proposent les nouveaux “safaris humains”… ou tout simplement en regardant “nos” banlieues (comme hier “nos” colonies) ! Mais notre regard est-il pour autant si différent de celui de nos grands-parents ? On peut en douter en constatant que les zoos humains existent encore. À Nantes par exemple, au milieu d’un “safari N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 49 L’HÉRITAGE COLONIAL Le zoo humain est alors beaucoup plus qu’un spectacle inacceptable ou une déviance à caractère mercantile, car il est conçu comme une leçon de choses, une classe de sciences naturelles grandeur nature et ouverte à tous dans le contexte de la “République des professeurs”. Une entreprise aidée, et même orchestrée par les pouvoirs publics et par l’initiative priÀ Nantes, un village africain vée, qui présentaient leur “village” dans offre au regard du visiteur, le cadre de foires, d’expositions ou d’esà la veille du XXIe siècle, les mêmes paces “officiels” de la République. De images qu’hier. Nos enfants croisent 1877 à 1912, des dizaines de “troupes” de Nubiens, Somalis, Zoulous, Achanle regard du singe, celui de la girafe… tis, Galibis, Hottentots, Congolais et et celui du “nègre” dans le même autres lilliputiens se succéderont à mouvement : nous sommes toujours Paris, dans le cadre du Jardin zoolodes clients avides d’exotisme. gique d’acclimatation, du Champ-deMars ou de la célèbre foire Magic City pour les “coupeurs de têtes”. Puis les villages noirs, sénégalais ou “nègres” perpétueront la tradition dans des dizaines de villes de province, avant d’être euxmêmes remplacés par les apothéoses coloniales qu’ont été les grandes expositions de 1922 et 1931. La République n’hésitait pas alors, comme avec les Kanaks en 1931, à mettre en scène sa mission civilisatrice pour justifier aux yeux des métropolitains les investissements outre-mer(11). Ces malheureux Kanaks, qui savaient pour la plupart lire et écrire et exerçaient diverses professions en Nouvelle-Calédonie, avaient été recrutés par 11)- Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, l’intermédiaire de la Fédération des anciens coloniaux et de l’admiDe l’indigène à l’immigré (Gallimard, 1998) nistration pour “un voyage à l’Exposition”. Ils ne savaient pas encore et (avec Laurent Gervereau), le rôle de “sauvage” que l’on attendait d’eux. Installés hors de l’enl’ouvrage collectif Images et Colonies ceinte de l’Exposition de Vincennes, ils devaient “jouer” au canni(Achac-BDIC, 1993). bale. Il fallait bien qu’il en reste dans l’Empire… sinon l’action coloniale de la France aurait perdu de sa légitimité. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 50 L’HÉRITAGE COLONIAL parc”, un village africain offre au regard du visiteur, à la veille du XXIe siècle, les mêmes images qu’hier. Il permet en plus à celui-ci d’augmenter notablement la fréquentation des visiteurs… et personne n’y trouve à redire(12). Nous l’acceptons, nos enfants croisent le regard du singe, celui de la girafe… et celui du “nègre” dans le même mouvement : nous sommes toujours des clients avides d’exotisme. C’est cette demande qui continue de créer l’offre et nous propose toujours du monstre et du sauvage. Nous en avons besoin pour nous rassurer, pour définir non pas ce que nous sommes, mais ce que nous ne voulons pas être. Tel est le constat le plus sombre au sein du pays des Lumières, qui affirme dans ses valeurs les plus essentielles l’égalité de tous les hommes. Alors, Pays des droits de l’homme, il est temps de regarder ton histoire, et pas seulement les heures de gloire. La colonisation a été et reste une tâche sombre de la mémoire de ce pays. Il est temps que la France décolonise ses consciences. D’abord en établissant enfin un espace consacré à cette histoire et à ce passé. Seule puissance coloniale à ne pas l’avoir fait, elle possède pourtant un lieu – le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, à la porte Dorée(13) – et une chance historique : ce lieu se libère en offrant toutes ses collections au futur musée du quai Branly voulu par la présidence de la République. Alors, messieurs les politiques, après avoir mis un siècle à accepter que l’art nègre entre au Louvre… ne faut-il pas essayer d’être un peu plus rapide pour que “l’indigène” sorte des ✪ ténèbres d’où le colonialisme l’a plongé ? “L’attaque du courrier”, Exposition coloniale de Paris, Lehnert et Landrock, Paris, 1907. © Achac. 12)- La campagne publicitaire de ce “safari parc” fit l’objet d’une réaction dans la presse en 1994. La Ligue des droits de l’homme, le Mrap, SOS Racisme ou l’Achac dénoncèrent “l’exposition en parallèle d’hommes, de femmes et d’enfants importés pour la circonstance à côté des animaux vivants d’un zoo”. Malgré ces réactions, les organisateurs du “safari parc” ont continué à exploiter leur “village ivoirien”, avec le soutien des collectivités locales. 13)- “Un musée pour la France coloniale”, Libération du 17 juin 2000. Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré n° 1207, mai-juin 1997 Philippe Dewitte, “Regards blancs et colères noires” Dossier Les Africains noirs en France - II - La vie culturelle n° 1132, mai 1990 A PUBLIÉ Le 27 mai 1934, M. Raphaël Antonetti, gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale française (AEF), pose solennellement le dernier tronçon de rail du chemin de fer Congo-Océan, qui relie Brazzaville à Pointe-Noire après un trajet de 500 kilomètres à travers les denses forêts tropicales recouvrant le massif du Mayombe. La construction de cette ligne ferroviaire, commencée dès 1924, a été l’occasion d’une migration de travailleurs parmi les plus importantes qui se soient déroulées en Afrique dans l’entre-deux-guerres. Les conditions dans lesquelles s’est passée la construction de la ligne représentent ce qu’un pouvoir de type colonial, allié à des intérêts privés soucieux de la seule multiplication des profits, peut réaliser de pire en matière de recrutement et de gestion de la main-d’œuvre immigrée. Le projet de cette voie de chemin de fer se dessine dès les années 1910 pour permettre le transport vers l’océan des richesses produites dans les territoires de l’AEF sans passer par le chemin de fer installé par les Belges sur la rive gauche du Congo. La réalisation du gros œuvre est confiée à la Compagnie des Batignolles qui, pour réaliser des profits élevés, entend recourir de manière intensive au travail indigène, à l’époque presque gratuit. Mais le territoire du Moyen-Congo, où la ligne doit être construite, est alors faiblement peuplé en raison des nombreuses maladies tropicales qui y sévissent. En outre, les populations locales ont été déjà durement éprouvées par les nombreuses réquisitions que favorisait le régime des conces- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 51 par Jacques Barou, CNRS, Grenoble Les États africains doivent eux aussi affronter aujourd’hui les enjeux de l’intégration des populations issues de l’immigration, et faire face à des tentations nationalistes. Cette situation est une conséquence, entre autres, de la domination coloniale, qui a stimulé les migrations à grande échelle sur le continent. Souvent contraints et organisés en fonction des intérêts des colonisateurs, ces mouvements de populations ont certes ouvert les régions africaines les unes aux autres ; mais, contrairement aux migrations traditionnelles, ils se sont déroulés sur une très courte période : les sociétés n’ont pas eu le temps de se recomposer. L’HÉRITAGE COLONIAL MIGRATIONS ET TRAVAUX FORCÉS EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE À L’ÉPOQUE COLONIALE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 52 L’HÉRITAGE COLONIAL sions instauré en 1899, lequel donnait à une quarantaine de sociétés anonymes pratiquement carte blanche pour exploiter toute la zone située entre le Moyen-Congo et l’Oubangui. Il faut donc songer à trouver ailleurs la main-d’œuvre nécessaire à un chantier qui, devant passer à travers de nombreux obstacles naturels, s’annonce particulièrement difficile. Souvent recrutés par la force, Le gouverneur prend donc les dispoles “travailleurs migrants” sitions réglementaires pour étendre le recrutement obligatoire à toute l’AEF. vont connaître la maladie, et souvent En ce temps où il n’existait encore ni la mort, avant même d’être excavatrices, ni bulldozers, où les à pied d’œuvre. camions ne pouvaient guère être utiliLa faim et les mauvais traitements sés en raison de l’absence de chaussées auront raison des autres. carrossables, la presque totalité du travail qu’exigeait un tel chantier ne pouvait se faire qu’à main ou à dos d’homme. Les ingénieurs de la Compagnie des Batignolles évaluent à 8 000 le nombre de manœuvres nécessaire à la construction de la ligne. En fait, une telle prévision s’avérera très vite largement insuffisante, au vu de l’extrême morbidité que vont générer les conditions de transport de la main-d’œuvre et les conditions de vie sur le chantier. ESCLAVAGISME MODERNE SOUS ADMINISTRATION FRANÇAISE Les populations recrutées habitent pour la plupart les hauts plateaux et la savane de l’actuelle République centrafricaine et du Tchad. Elles appartiennent majoritairement aux ethnies batéké, yacoma, baya, dagba et surtout sara. Il faut les acheminer sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à Brazzaville, où l’ouvrage doit commencer. La Compagnie des transports fluviaux est chargée de cet acheminement. Elle entasse plusieurs centaines de travailleurs sur des péniches à moteur conçues pour transporter de la marchandise et qui n’offrent aucun abri pour se protéger du soleil brûlant de la journée ou des froides pluies nocturnes, souvent torrentielles sous ces latitudes. L’alimentation des passagers est à peine prise en compte, alors que les périples durent facilement de quinze à vingt jours. Souvent recrutés par la force et conduits vers les péniches encadrés par des tirailleurs, ces “travailleurs migrants” vont connaître la maladie, et souvent la mort, avant d’être à pied d’œuvre. Sur 174 hommes adultes “recrutés” dans les villages riverains de la Sangha, 79 seulement atteignent le chantier. Les maladies, la faim et les mauvais traitements ont eu raison des autres et leur ont peut-être épargné un N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 53 calvaire encore plus long dans les forêts insalubres du Mayombe, où se construisait la ligne ferroviaire. Les conditions de travail dans le cadre du chantier ont été rendues tristement célèbres par le témoignage publié en 1929 par Albert Londres, sous le titre Terre d’ébène. Peuples des savanes et des hauts plateaux, les manœuvres ne sont pas habitués au climat malsain de la forêt tropicale où se construit la ligne. Le taux de mortalité chez eux sera de 45 % au cours des premiers mois de travail et ne descendra jamais en dessous de 17 %, même quand les conditions de travail se seront un peu améliorées sous la pression de l’opinion publique métropolitaine, alertée par quelques prises de position d’intellectuels engagés qui dénoncent l’horreur esclavagiste se déroulant sur un chantier sous administration française. Du côté de l’encadrement, on a aussi eu recours à l’immigration. Les contremaîtres sont pour la plupart des Italiens, des Portugais et des Russes. “Petits blancs” ou aventuriers pressés de gagner de l’argent, ils ne font preuve d’aucun égard pour les manœuvres placés sous leurs ordres. Albert Londres note que les contremaîtres tapaient à coup de chicotte sur le dos des manœuvres, qui à leur tour tapaient sur les roches à coup de masse comme dans une sinistre mécanique. Les manœuvres d’ethnie sara, appréciés dans ce type de travail en raison de leur force physique, étaient devenus le symbole de ces travailleurs dépersonnalisés et interchangeables. “Sara a gwé ! Sara a gwa !” (dès qu’un Sara meurt, un Sara le remplace) était le mot d’ordre des contremaîtres sur le chantier, témoignant d’une conception pour le moins sommaire en matière de gestion de main-d’œuvre. Quand le chemin de fer arrive à Pointe-Noire, il aura coûté 18 000 cadavres, soit 36 par kilomètre ! Que reste-t-il aujourd’hui de cette terrible épopée ? Si la migration contrainte des travailleurs du rail a sans doute engendré quelques installations sur place, celles-ci n’apparaisL’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac. L’HÉRITAGE COLONIAL QUAND UN SARA MEURT, UN SARA LE REMPLACE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 54 L’HÉRITAGE COLONIAL sent pas aujourd’hui comme un élément de la population nationale congolaise qui aurait gardé la mémoire de ses origines. Par contre, les Congolais ont conservé le souvenir de ces immigrés travailleurs du rail, qui sont venus construire un ouvrage jouant encore un rôle fondamental dans l’économie de leur pays. Une gare baptisée “Sara” a été édifiée sur le parcours de la ligne en souvenir des nombreux manœuvres de cette ethnie morts sur le chantier. On avait en effet constaté que les trains déraillaient souvent à cet endroit et que c’était sans doute les esprits des Sara décédés qui se vengeaient des souffrances subies autrefois. Peu importe que, dans une logique religieuse traditionnelle, on ait voulu apaiser ces esprits ou que, dans une logique sociale moderne, on ait souhaité rendre hommage aux travailleurs du rail sacrifiés pour la construction de la ligne... L’essentiel est que le souvenir de cette tragédie du travail s’inscrive dans les lieux où elle s’est déroulée et résiste à l’oubli. Toutes les migrations organisées sous l’administration coloniale n’ont pas eu, heureusement, la dimension morbide du chantier Congo-Océan, mais elles ont souvent comporté une part importante de contrainte et ont abouti parfois à des recompositions du peuplement de vastes régions, avec des conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui. L’ADMINISTRATTION BELGE A PLANIFIÉ LES MIGRATIONS CONGOLAISES Voisin du Congo, l’ex-Zaïre, ironiquement rebaptisé aujourd’hui République démocratique du Congo (RDC), est sans doute l’un des pays où les mouvements de populations organisés par l’administration coloniale – en l’occurrence belge – ont été parmi les plus importants. À cela, il y a d’abord une raison d’ordre démographique initialement constatée par les premiers colonisateurs du pays : la population est très inégalement répartie dans les différentes régions, sans que l’on puisse mettre ce phénomène sur le compte de l’hostilité du milieu naturel. Les anciennes provinces du Kassaï et du Katanga, régions de forêts claires facilement pénétrables et exploitables, s’avèrent n’avoir que des densités de population très faibles, jusqu’à moins d’un habitant au kilomètre carré dans certaines zones. À l’inverse, le bas Congo et les savanes de l’est du pays sont beaucoup plus peuplés. La découverte de cuivre et d’autres minerais dans le haut Katanga, ainsi que la mise en exploitation de mines de diamants au Kassaï vont amener l’administration coloniale à organiser des transferts de populations pour mettre en valeur les régions riches et faiblement peuplées. LES GRANDS DÉPLACEMENTS ONT EU DES EFFETS NÉGATIFS Malgré ces efforts, qui contribuèrent à atténuer le choc du déracinement, de tels mouvements de populations, réalisés de façon massive et sur une période très courte, ne pouvaient rester sans incidences sur les comportements sociaux et politiques et sans effets sur les repères culturels des gens déplacés. Certains conflits ethniques qui ont marqué les premières années de l’indépendance du Zaïre sont la conséquence des migrations organisées à l’époque coloniale. À l’est du fleuve Kassaï, de nombreux Luba, population entreprenante et bien encadrée par l’Église catholique, s’étaient établis dans le pays des Lulua, où ils avaient mis en valeur de nombreuses zones autrefois recouvertes de forêts. Les troubles qui suivirent l’indépendance du pays favorisèrent un conflit ethnique qui, à travers de nombreux massacres, amena l’expulsion des Luba vers leur région d’origine. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 55 L’HÉRITAGE COLONIAL Tant que le Congo est l’État privé du roi Léopold II, l’administration ne s’embarrasse pas de préoccupations sociales. Le pays est soumis à une surexploitation de ses richesses et de ses populations, tenues de livrer les quantités requises de caoutchouc, d’ivoire ou d’autres denrées tropicales sous peine de prison, d’amputation ou même d’exécution(1). 5 000 ouvriers “déportés” vers Tant que le Congo est l’État privé les mines d’Élizabethville (aujourd’hui du roi Léopold II, Lumumbashi) trouveront la mort en l’administration belge ne s’embarrasse quelques années. Ces scandales, révélés à l’opinion publique internationale par pas de préoccupations sociales. Le pays est soumis à une surexploitation. les missions anglaises et américaines, et qui inspirèrent le roman de John 5 000 ouvriers “déportés” vers les mines d’Élizabethville trouveront Conrad, Au cœur des ténèbres, amènent Léopold II à céder, en 1908, “son” empire la mort en quelques années. colonial à la Belgique. Au cours des cinquante-deux ans que durera l’administration belge du pays, les migrations internes vont se poursuivre et s’amplifier, mais elles se dérouleront dans un contexte planifié qui visera à limiter les abus et même à garantir des conditions d’installation très avantageuses pour les populations déplacées. L’administration limitait le recrutement à 25 % des hommes adultes dans une collectivité afin de ne pas priver les villages de l’essentiel de leurs forces. Les ouvriers des mines bénéficièrent, après la Seconde Guerre mondiale, 1)- Lire à ce sujet de divers avantages : assurances maladie, accident et vieillesse, alloAdam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold. cations familiales, salaire minimum et souvent logement de fonction. Un holocauste oublié, Belfond, Paris, 2000. Le paternalisme patronal belge se transférait sous les tropiques. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 56 L’HÉRITAGE COLONIAL Même quand ces migrations n’aboutirent pas à des conflits interethniques entre anciens et nouveaux occupants, elles entraînèrent un déracinement massif qui ne fut pas sans effets sur la décomposition que connut ultérieurement la société zaïroise. Au moment de l’Indépendance, trois millions de personnes – soit près du quart de la population du pays – vivaient en dehors de leur société traditionnelle. En 1966, Hubert Deschamps laissait entrevoir les conséquences qui devaient être celles de ces grands déplacements de populations réalisés sous l’administration coloniale : “… L’attraction des salaires et des villes avait provoqué ces déracinements, cette ‘détribalisation’ d’un grand nombre de Congolais ; les conséquences en furent multiples quant à leur manière de vivre, où l’économie monétaire remplaçait les techniques de subsistance, où la solidarité tribale disparaissait pour laisser l’individu solitaire et désarmé, où l’action missionnaire se substituait au monde mythique traditionnel ; un quart des Congolais vivait ainsi dans un monde abstrait, hors de leur nature, rapprochés à certains égards des modes de vie et de penser des blancs, mais restant en marge de la société blanche.”(2) Les migrations massives organisées par l’administration coloniale ont affecté d’autres aires géographiques du continent, en particulier l’Afrique du Sud, où les déplacements autoritaires de populations à l’époque de l’apartheid ont contribué à alimenter des conflits ethniques – qui représentent aujourd’hui un redoutable potentiel de déstabilisation pour le pays – et à générer un déracinement qui n’est pas sans liens avec l’anomie sociale et la violence tous azimuts qui sévissent dans les townships d’aujourd’hui. Si les migrations constituent un processus qui accompagne logiquement tout développement économique, le fait de les accélérer, de les diriger de manière excessive, de les contraindre en fonction d’objectifs qui échappent aux populations concernées contribue à priver ces dernières de l’autonomie nécessaire à la reconstruction de leurs structures sociales originelles dans le lieu d’immigration, et à leur ôter toutes ressources propres pour y retrouver une stabilité. RÉORIENTATION DES MIGRATIONS SPONTANÉES Il serait injuste de dire que les migrations qui se sont produites en Afrique sous administration coloniale se réduisent toutes à des mouvements de populations dirigés avec autoritarisme pour l’accomplissement d’objectifs étrangers à l’intérêt des colonisés. En créant de nombreuses voies de communication, en assurant une plus grande sécurité et en développant l’exploitation des richesses locales, les administra- 2)- Jean Ganiage et Hubert Deschamps, L’Afrique au XXe siècle (1900-1965), Sirey, Paris, 1966, p. 455. DES IMMIGRÉS SONINKÉ AU CONGO Les horizons migratoires dominants deviennent, pour cette ethnie, la région de culture arachidière du Sine et du Saloum, avec laquelle se mettra en place un mouvement saisonnier valant aux migrants le nom de navetanes, du terme navet, désignant en wolof la période correspondant à l’hiver tropical. Ultérieurement, les grandes villes portuaires de Saint-Louis, Dakar et même Abidjan, qui N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 57 L’HÉRITAGE COLONIAL tions coloniales ont contribué à créer les conditions facilitant les migrations spontanées des populations et à offrir à cellesci de plus grandes possibilités de mouvement. Les mouvements migratoires ont été une constante dans l’histoire de l’Afrique, comme l’atteste le peuplement de nombreuses régions où se superposent des groupes arrivés à des époques différentes. La période coloniale a contribué à réduire les distances et à élargir les horizons potentiels de ceux pour qui le voyage constituait une tradition. Cela semble particulièrement vrai pour la région la plus connue pour le rôle structurel qu’y jouent, encore aujourd’hui, les migrations saisonnières et temporaires internes ou internationales : la vallée du fleuve Sénégal. De nombreuses recherches d’historiens(3) situent vers le “Honneur aux héros de l’expansion coloniale”, 1910. © Achac. XIVe siècle l’apparition d’une classe de commerçants dans le pays des Soninké. Ceux-ci, qui seraient probablement les ancêtres des Jula actuels, ethnie de commerçants parlant aujourd’hui le mandingue et répartie dans toute l’Afrique de l’Ouest, 3)- En particulier Abdoulaye auraient émigré alors dans tout le Soudan occidental pour y faire en Bathily, Les portes de l’or : particulier le commerce des esclaves, et contrôler les échanges entre le royaume de Galam (Sénégal) de l’ère les produits agricoles résultant du travail servile et les produits manumusulmane au temps des négriers facturés d’importation qu’ils partent revendre ailleurs avec d’impor(VIIIe-XVIIIe siècles), tants bénéfices. En 1900, le régime colonial abolit l’esclavage et déveL’Harmattan, Paris, 1989. loppe les cultures d’exportation dans les zones situées à proximité du 4)- Sékou Traoré, littoral. La migration soninké se dirige alors vers ces nouvelles activi“Les modèles migratoires soninké et poular de la vallée tés, comme le note Sékou Traoré : “Lorsque le commerce licite supdu fleuve Sénégal”, Revue européenne des plante la traite des esclaves et que s’instaure l’agriculture arachidière migrations internationales, d’exportation, les Soninké sont les premiers à s’y convertir.”(4) vol. X, n° 3, 1994, p. 66. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 58 L’HÉRITAGE COLONIAL offrent des possibilités d’emplois plus divers et mieux rémunérés, prennent le relais. C’est à partir de là que s’embarqueront les matelots qui, dès les années trente, constituent à Marseille les premières communautés africaines implantées en métropole. La période coloniale a aussi favorisé la mise en place de migrations intra-africaines lointaines, par le biais des coopérations entre les différentes administrations. Le Congo du roi Léopold a ainsi pu recruter, dès la fin du XIXe siècle, des travailleurs sénégalais qualifiés, parmi lesquels se trouvaient de nombreux Soninké. Reprenant leur tradition commerçante, ceux-ci constitueront au Congo belge, puis au Zaïre, une couche de commerçants urbains connue sous le nom de bahaushé, forme bantouisée de l’ethnonyme hausa, qui désigne les commerçants dans une grande partie de l’Afrique occidentale et centrale(5). Restés en contact avec la vallée du fleuve et, par ce biais, avec les communautés installées en France, ces Soninké du Congo contribueront à soutenir financièrement leur pays d’origine et à aider, dans les années soixante, les candidats à l’émigration lointaine à payer leurs voyages. Ils joueront aussi un rôle important au niveau de la connexion qui se mit en place au début des années quatre-vingt entre les migrations maliennes et zaïroises vers la France. Malgré les restrictions que l’administration coloniale s’est efforcée de mettre aux déplacements des populations africaines vers la métropole, en interdisant par exemple aux matelots africains de dépasser le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie, elle a contribué à mettre en place les conditions qui faciliteront le développement des flux migratoires depuis la vallée du fleuve Sénégal vers la France après l’indépendance. En effet, les migrations de travail à l’intérieur du continent encouragées à l’époque coloniale ont permis à Photomontage, couverture du journal Vu, mars 1934. © Achac. 5)- F. Zuccarelli, “Le recrutement de travailleurs sénégalais par l’État indépendant du Congo (1888-1896)”, Revue française d’histoire d’outre-mer, XLVII, 475-481, 1960. RÔLE STRUCTUREL DES MIGRATIONS ÉCONOMIQUES L’héritage colonial en termes de migrations est aussi perceptible dans une autre grande aire géographique marquée par l’importance des flux de travailleurs. Le sud de la Côte d’Ivoire, actuellement une des régions d’Afrique les plus concernées par la présence de migrants nationaux ou étrangers, a connu à l’époque coloniale une forme de développement qui rendait nécessaire le recours à l’immigration de travail. À partir de 1910, l’administration entreprend des travaux d’aménagement des zones forestières du sud du pays, et des colons français commencent à y développer des plantations de caféiers et de cacaoyers. Il s’avère rapidement que la population présente dans le sud ne suffit pas à fournir la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement de ces Les planteurs organisent exploitations agricoles. Les planteurs d’abord des recrutements organisent d’abord des recrutements dans les régions de savanes du centre dans les régions de savanes du centre et et du nord de la Côte d’Ivoire. du nord du pays. Assez vite, l’adminisL’administration française intervient tration intervient pour contrôler les flux pour contrôler les flux migratoires, migratoires, limitant les risques d’abus limitant les risques d’abus de la part de la part des colons mais élargissant des colons mais élargissant aussi aussi les zones de recrutement. En 1925, les zones de recrutement. elle institue des contrats de travail obligatoires entre travailleurs autochtones et employeurs privés, et se réserve la primauté sur le secteur privé pour le recrutement des travailleurs indigènes. En 1933, le sud de la Haute-Volta est rattaché à la Côte d’Ivoire. Ce redécoupage administratif a surtout pour but d’orienter la migration des Voltaïques vers les zones contrôlées par la France, alors que traditionnellement, ceux-ci émigraient surtout vers la Gold Coast britannique, l’actuel Ghana. Les Mossi du sud de l’actuel Burkina-Fasso vont composer, dès les premières années de l’entre-deux-guerres, la majorité des travailleurs agricoles employés dans les plantations de la basse Côte d’Ivoire. Après 1946, les flux migratoires en provenance du pays mossi s’accroissent encore, pris en charge par un organisme privé créé par les planteurs pour ravitailler leurs exploitations en main-d’œuvre immigrée : le Siamo, Syndicat interprofessionnel pour l’acheminement de la main-d’œuvre. Au cours des L’HÉRITAGE COLONIAL LE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 59 certaines populations d’acquérir une capacité d’organisation autonome de la migration et d’apprendre où et comment trouver l’argent nécessaire pour financer de plus longs périples. L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 60 années cinquante, 20 000 Voltaïques en moyenne entreront chaque année en Côte d’Ivoire(6). LES DÉMONS DE L’“IVOIRITÉ” Le gouvernement de la Côte d’Ivoire indépendante poursuivra cette politique. En misant sur les exportations agricoles pour assurer le développement du pays, il rend son économie de plus en plus dépendante de la main-d’œuvre étrangère. Dans les années qui suivent l’Indépendance, le départ des colons permet la fragmentation des plantations et leur rachat par les Ivoiriens. Les habitants des régions du sud deviennent propriétaires agricoles et abandonnent souvent toute activité de travail productif devant la facilité qu’ils trouvent à utiliser une maind’œuvre étrangère peu coûteuse. Dès 1967, Samir Amin notait le paradoxe de cette situation : “Les populations d’origine se sont transformées en planteurs non travailleurs, le travail agricole étant fourni presque exclusivement par des ouvriers agricoles venus du nord.”(7) La politique ivoirienne a longtemps été très libérale en matière d’immigration et Félix Houphouët-Boigny s’est prononcé à plusieurs reprises pour un accueil généreux des migrants étrangers. Depuis quelques années toutefois, la crise économique et politique qui secoue le pays accroît les tensions entre les nationaux, crispés sur leurs possessions et leurs avantages, et les descendants d’immigrés qui, après plusieurs générations d’installation dans le pays, aspirent et souvent parviennent à améliorer leur situation économique. Dans un tel contexte, politiciens et idéologues peuvent être tentés de réveiller les vieux démons de l’“ivoirité” et provoquer des conflits ethniques qui ne pourraient qu’être dommageables à l’ensemble du pays. Les États africains contemporains, héritiers d’une situation migratoire créée à l’époque coloniale, pour des raisons de rationalité économique, ont eux aussi à affronter aujourd’hui les enjeux de l’intégration des populations issues de l’immigration, avec tout ce que cela comporte de luttes contre les inégalités, les discriminations et les tentations nationalistes. Ce bref article est bien loin de rendre compte de l’ampleur des migrations qui se sont développées en Afrique subsaharienne à cette époque. Il entend simplement rappeler que les mouvements de populations liés à la recherche du travail ne sont pas, en Afrique, un phénomène récent, et qu’ils touchent de vastes aires de ce continent. UN HÉRITAGE COMPLEXE Ce qui s’est passé pendant la période coloniale en matière de politique migratoire est à bien des égards critiquable. Les migrations furent au départ systématiquement contraintes. L’administration, 6)- Raymond Deniel, De la savane à la ville. Essai sur la migration des Mossi vers Abidjan et sa région, Casha, Aix-en-Provence, 1967. 7)- Samir Amin, Les migrations contemporaines en Afrique de l’Ouest, Oxford University Press, 1967, p. 43. 8)- Abel Poitrineau, Remues d’hommes, essai sur les migrations montagnardes en France, XVIIe-XVIIIe siècles, AubierMontaigne, Paris, 1983. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 61 L’HÉRITAGE COLONIAL autant pour répondre aux appétits des intérêts privés que pour créer les grandes infrastructures nécessaires au développement des régions qu’elle contrôlait, usa de moyens coercitifs, comme les recrutements sous la menace, et favorisa un encadrement des travailleurs de type pénitentiaire ou esclavagiste. Progressivement, elle promulgua des lois visant à protéger les travailleurs et à leur assurer des conditions de vie plus décentes. Les migrations rendues nécessaires à la mise en valeur de vastes zones sous-peuplées prirent parfois, en Afrique centrale et australe en particulier, un caractère massif et définitif, et firent l’objet d’un encadrement qui, pour être bienveillant, n’en aboutissait pas moins à éloigner les migrants de leurs références culturelles et à les priver de leur capacité d’organisation autonome. En définitive, d’importantes recompositions du peuplement de vastes aires du continent se sont déroulées sur un temps très court et de façon organisée, alors que les mouvements migratoires précoloniaux se faisaient plutôt sur des périodes séculaires, par la conquête de zones déjà peuplées ou par le défrichement de zones vierges, avec tous les aléas que comportent les conflits guerriers et les incidents bioclimatiques. Le temps d’adaptation au nouvel environnement et le temps de recomposition des sociétés touchées par le phénomène migratoire sont malheureusement plus longs que celui du seul déplacement et de la première installation. Les conséquences de ces grandes “remues d’hommes”, selon l’expression devenue classique de l’historien Abel Poitrineau(8), se font encore sentir aujourd’hui. Les tentations nationalistes et les idéologies ambiguës de l’authenticité prospèrent souvent sur les difficultés de cohabitation entre “autochtones” et descendants d’immigrés. Pour les jeunes nations nées de l’indépendance, il y a là un défi lourd à relever. Cependant, cette politique coloniale de stimulation des migrations à grande échelle a tout de même abouti à créer les conditions d’une ouverture des différentes aires du continent les unes aux autres, et peut favoriser la prise de conscience des nécessaires complémentarités économiques entre les unes et les autres, tout en offrant une occasion de rencontre entre les différentes ✪ cultures représentées en Afrique. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 62 L’HÉRITAGE COLONIAL AFRICAINS DE BELGIQUE, DEL’INDIGÈNEÀL’IMMIGRÉ La présence belge en Afrique subsaharienne – colonisation du Congo et tutelle sur le Rwanda et le Burundi – n’a pas entraîné de flux migratoires substantiels en provenance de ces pays jusqu’aux années soixante. Pourtant, si les Africains du sud du Sahara occupent, encore aujourd’hui, une place modeste au sein des populations étrangères installées en Belgique, leur statut et leur image restent fortement marqués par les stéréotypes hérités du passé colonial du royaume. L’histoire de l’immigration en Belgique est traversée par des vagues successives de flux migratoires en provenance d’horizons plus ou moins lointains. De nos jours s’opère de plus en plus une distinction entre la vieille immigration, surtout européenne (située en général aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale) et une “nouvelle” immigration (depuis les années quatre-vingt), en provenance des pays d’Europe centrale et orientale, du bassin méditerranéen et de l’Afrique subsaharienne. Ces immigrations plus récentes sont surtout individualisées, elles s’effectuent en dehors de tout accord avec les pays d’origine, comme c’était le cas pour les premières vagues ; les pays d’émigration sont de plus en plus diversifiés. L’AFRICAIN, SYMBOLE DE LA DIFFÉRENCE CULTURELLE Depuis ces dix dernières années, on assiste à l’avènement progressif de populations originaires de l’Afrique subsaharienne sur la scène sociale et politique belge. Elles tentent de se définir comme une communauté spécifique et n’acceptent plus que d’autres communautés immigrées parlent en leur nom. De même, elles réclament de plus en plus des politiques adaptées de la part des autorités publiques(1). L’histoire de la présence africaine en Belgique est atypique, elle diffère, dans bien des cas, de celle des autres populations étrangères y résidant, ainsi que de l’histoire des Africains résidant dans des pays autres que la Belgique(2). Les différentes situations prémigratoires caractéristiques des Africains subsahariens ont fortement influencé les statuts hétéroclites sous lesquels ils se retrouvent dans le pays d’accueil. Aussi, aujourd’hui encore, les Africains forment-ils un groupe social à la fois diversifié et “minorisé”, victime de formules stéréotypées dont l’explication plonge ses racines dans la trame troublée des anciennes relations coloniales(3). par Bonaventure Kagné, chercheur au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (Cedem), faculté de droit, département de sciences politiques, université de Liège 1)- Cf. Marco Martiniello, Leadership et pouvoir dans les communautés d’origine immigrée, Ciemi, L’Harmattan, Paris, 1992. 2)- Cf. Martina Nebel, “Les Africains noirs en Allemagne et en France au miroir de l’histoire”, H&M, n° 1221, septembreoctobre 1999, p. 93-102. 3)- Bonaventure Kagné, “Représentations de l’immigration en Belgique”, in Quaderni, “L’immigration en débat (France/Europe)”, n° 36, automne 1998, Paris, p. 97-111. 6)- Z. A. Etambala, “In het land van de Banoko” (Dans le pays de Banoko), Steunpunt MigrantenCahiers, n° 7, Leuven, 1993. 7)- Cf. A. De Burbure, “Expositions et sections congolaises”, in Belgique d’outremer, n° 286, janvier 1959 ; V. Jacques, Les Congolais de l’exposition de Bruxelles-Tervueren, Société d’anthropologie de Bruxelles, 1959. 8)- G. Fonteyn, “Onze jongens aan den Ijzer. Een zwarte sergeant in het Belgisch leger tijdens de Eerste Wereldoorlog” (Nos garçons sur l’Yser. Un sergent noir dans l’armée belge pendant la Première Guerre mondiale), De Standaard, 14 août 1997. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 63 5)- Jean Pirotte (et al.), Stéréotypes nationaux et préjugés raciaux aux XIXe et XXe siècles, Collège Érasme et éditions Nauwelaerts, Louvain-laNeuve, Leuven, 1982 ; Marc Poncelet, “De l’immigré au ‘colonisé’. La production de l’altérité sur les bords de Meuse”, et L. Vandenhoeck, “De l’indigène à l’immigré. Images d’hier, préjugés d’aujourd’hui”, in Jean-Pierre Jacquemin (dir.), Racisme continent obscur : clichés, stéréotypes et phantasmes à propos des Noirs dans le royaume de Belgique, CEC, Bruxelles, 1991, pp.113-150. Dans l’histoire de l’immigration en Belgique(4), la présence, l’existence et la visibilité des ressortissants de pays de l’Afrique subsaharienne furent l’objet – et le sont encore dans une certaine mesure – de traitements institutionnels assez singuliers(5). De nos jours, dans le sens commun, les Africains symbolisent la différence culturelle, leur assimilation est présentée comme quasi impossible. Cette qualification et les référents culturels “stigmatisants” et discriminants auxquels elle renvoie relèvent vraisemblablement de la survivance de stéréotypes entretenus depuis la traite négrière et la période coloniale. Contrairement à d’autres pays colonisateurs, comme la France ou la Grande-Bretagne, qui comptaient en leur sein d’importants effectifs de ressortissants des colonies, leur installation s’est manifestée de façon occasionnelle, même si certains auteurs font remonter la présence en Belgique de populations issues de l’Afrique subsaharienne au XVIe siècle, à Evere et Schaarbeek notamment(6). La venue des Africains prit surtout la forme d’une mise en spectacle de “l’homme noir” : à la section congolaise, lors de l’Exposition universelle d’Anvers de 1885 d’abord ; autour du “village nègre” de l’Exposition internationale de Bruxelles en 1897 ensuite ; à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958, enfin. Lors de cette dernière exposition, les “indigènes” étaient présentés aux visiteurs dans des décors structurés et caricaturés pour la cause, l’un des objectifs affirmés étant d’être le plus proche du supposé milieu d’origine. Plusieurs de ces “indigènes” périront de froid et seront enterrés discrètement, non loin de l’église de Tervuren(7). Cela n’empêcha point l’enrôlement de colonisés pour défendre et maintenir l’intégrité territoriale de la métropole lors des deux dernières guerres, en Afrique comme en Europe. Dans certains pays européens, comme par exemple la France, il est souvent fait allusion, que ce soit dans le discours politique de nombre de dirigeants ou à l’occasion des fêtes commémoratives nationales telle que l’Armistice, à la présence et au rôle joué par des soldats venus des colonies pour défendre la métropole. En Belgique, malgré la contribution importante de nombreux soldats issus des territoires sous tutelle, cet épisode passe presque inaperçu. Cette approche partielle et volontaire à l’égard d’un aspect essentiel de l’histoire du pays fut toutefois récemment atténuée par la volonté de certains médias de mettre en valeur, au moins en partie, quelques traits significatifs de cette mémoire(8). Ainsi, alors que l’Europe se lançait dans l’importation de forces de travail après la guerre, la Belgique ne fit pas appel aux travailleurs de l’Afrique subsaharienne, malgré ses liens historiques avec plusieurs L’HÉRITAGE COLONIAL 4)- Anne Morelli (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, EVO Histoire, CBAI, Bruxelles, 1992. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 64 L’HÉRITAGE COLONIAL États africains et son passé colonial en Afrique centrale(9). Deux hypothèses sont avancées pour expliquer cet état de fait. La première souligne que les colonies belges étant des colonies industrielles d’exploitation, le besoin de main-d’œuvre y était important. Celle-ci était souvent insuffisante, et par conséquent il n’était pas envisageable d’imaginer l’émigration des colonisés vers la métroDu temps de la colonisation, pole. Ces arguments démographiques et la venue des Africains en Belgique économiques sont par exemple mis en prit surtout la forme d’une mise relief dans un discours du gouverneur en spectacle de “l’homme noir”, général Pétillon : “L’homme nécessaire à l’activité dont dépend l’essor du Congo lors des expositions est rare dans la colonie.”(10) La seconde d’Anvers en 1885 ou de Bruxelles hypothèse met plutôt l’accent sur la en 1897 et 1958. volonté des autorités belges de préserver l’homogénéité “raciale” de la métropole et d’éviter tout métissage. Dans cette optique, l’émigration des colonisés vers la Belgique était perçue comme un danger et était fortement découragée(11). LES ÉTUDIANTS DU DÉBUT DES ANNÉES SOIXANTE Très peu d’Africains furent recensés et inscrits dans les registres officiels avant les deux dernières guerres. Quoi qu’il en soit, cette présence fut modeste, du moins sur le plan quantitatif et par rapport à l’ensemble de la population totale étrangère. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, 367 619 étrangers furent recensés, dont seulement 1 838 Africains, parmi lesquels dix Congolais. À la veille des années soixante et des indépendances africaines, les primo-arrivants d’Afrique subsaharienne étaient essentiellement des étudiants venus parfaire leur formation en Belgique. Ce mouvement d’étudiants se justifiait notamment par les liens historiques et des accords intervenus entre des universités et établissements supérieurs belges et d’Afrique centrale. Par ailleurs, des accords de coopération culturelle signés après les indépendances entre, par exemple, la République démocratique du Congo et la Belgique, consistaient à octroyer des bourses d’études de l’Office de coopération au développement (OCD) à des étudiants et cadres(12). Prises de cours par l’avènement de l’indépendance de leur colonie et de leurs territoires sous tutelle, les autorités belges se sont vues contraintes de prendre des mesures destinées à permettre à certains Africains d’entamer ou de poursuivre des formations en métropole, l’objectif principal étant de préparer ces futures élites à prendre le relais après le départ des fonctionnaires coloniaux. Entre 1959 et 1960, 9)- Isidore Ndaiwel E. Nziem, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République démocratique, De Boeck et Larcier, Paris, Bruxelles, 1998 ; Marc Poncelet, Sciences sociales, colonisation et développement. Une histoire sociale du siècle d’africanisme belge, thèse doctorale, université de Lille-I, 1995. 10)- Cf. Revue coloniale belge, n° 65, août 1952. 11)- Jean-Luc Vellut, “Matériaux pour une image du Blanc dans la société coloniale du Congo belge”, in Stéréotypes nationaux et préjugés raciaux aux XIXe et XXe siècles, éd. Nauwelaert, Leuven, 1982. AMPLIFICATION ET DIVERSIFICATION DES FLUX Salle de réjouissance, village sénégalais, exposition de Liège, 1905. © Achac. Les décennies soixante et soixante-dix voient les premières installations de populations issues de pays africains subsahariens en Belgique. Il s’agit alors d’un processus lent et progressif. Au recensement général de la population de 1970, par exemple, sur 696 282 étrangers résidant en Belgique, 55 943 personnes (soit 8,03 %) sont issues du continent africain. Parmi elles, 7 827 personnes (soit 14 % du total des Africains) proviennent de pays de l’Afrique subsaharienne. Les Africains subsahariens sont majoritairement originaires du Congo (5 244), du Rwanda (534) et du Burundi (339). Il n’est guère étonnant de retrouver ces trois pays en tête, puisqu’il s’agit d’une ex-colonie et de deux territoires anciennement sous tutelle belge. Les autres pays les mieux représentés sont, par ordre décroissant, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Cameroun, le Dahomey (actuel Bénin), le Niger et le Sénégal. En 1961, ils représentaient à peine 1 % des 453 486 étrangers recensés en Belgique. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 65 13)- Source des données : Fondation universitaire. 132 des 1 797 étudiants étrangers (soit 7 %) recensés dans l’enseignement supérieur en Belgique venaient du continent africain : 54 du Maghreb et 78 de l’Afrique subsaharienne(13). Les étudiants étrangers de l’Afrique subsaharienne provenaient essentiellement du Congo-Kinshasa (35) et du Rwanda (36). Il s’agissait en général de personnes ayant, à la date de leur arrivée en Belgique, au moins leur diplôme de fin d’études secondaires. On note aussi la présence, à la même époque, de quelques ouvriers, marins et cadres non boursiers. Cette présence africaine est restée toutefois purement individuelle et revêtait un caractère temporaire. Même si ces populations gardèrent majoritairement à l’esprit l’idée de retourner dans leur pays d’origine une fois leurs études ou leurs formations achevées, l’instabilité sociopolitique et économique de nombreux pays africains les en dissuadera et renverra à plus tard la concrétisation d’un tel projet. La nature singulière de leur présence ne prédisposait donc pas ces étrangers à jouer un quelconque rôle politique dans le pays d’accueil, d’autant plus que les contacts avec la population et les institutions belges n’étaient pas de nature à encourager une valorisation de groupe ; il existait tout au plus une insertion individuelle localisée dans des sous-groupes de la population belge. L’HÉRITAGE COLONIAL 12)- Cf. l’arrêté royal du 15 janvier 1962. Un autre arrêté royal, daté du 14 octobre 1971, procédera à la transformation de l’OCD en une structure autonome, l’Administration générale de la coopération au développement (AGCD). À la suite de la restructuration du secteur de la coopération internationale de la Belgique advenue en juillet 1999, l’AGCD fut récemment rebaptisée en Direction générale de la coopération internationale (DGCI) et rattachée au ministère des Affaires étrangères. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 66 PART DE LA POPULATION AFRICAINE DANS LA POPULATION ÉTRANGÈRE TOTALE EN BELGIQUE. ÉVOLUTION ENTRE 1947 ET 1998 L’HÉRITAGE COLONIAL Source : Institut national de statistique (INS), recensement de la population (1947, 1961, 1970, 1981 et 1991). Statistiques démographiques annuelles (1992, 1993, 1994, 1995, 1996, 1997 et 1998). Calculs : Bonaventure Kagné. Les décennies soixante et soixante-dix constituent aussi une période charnière d’édification et de consolidation des systèmes politiques des nouveaux États africains. Au cours de ces années, de nombreux pays font face à l’instabilité de leur situation sociale politique et économique. L’euphorie suscitée par les indépendances a cédé la place à une série de problèmes et a donné lieu à de multiples mouvements de population. Un des problèmes majeurs hérités du passé colonial touche à la gestion de la multiplicité d’ethnies peuplant ces pays, qui fut à la base de certaines tensions et guerres tribales survenues avant, pendant et après la décolonisation. De nombreux coups d’État, des catastrophes naturelles de toutes sortes accentueront le caractère instable de ces régimes et impliqueront des déplacements de populations africaines vers les pays voisins et en partie vers l’Europe occidentale : en Belgique, les demandeurs d’asile originaires de l’Afrique subsaharienne proviennent essentiellement de l’ex-Zaïre (actuel République démocratique du Congo), du Ghana et du Nigeria. Toutefois, la part des ressortissants de chaque pays d’Afrique au sud du Sahara par rapport à l’ensemble des étrangers reste minime : approximativement 2,7 % du total. En 1998, la population issue de pays d’Afrique subsaharienne en Belgique était estimée à 25 000 personnes(14) environ et comprenait plus de quarante nationalités : 12 130 Congolais (RDC), 1 558 Camerounais, 1 260 Ghanéens, 828 Mauriciens, 685 Rwandais, 604 Burundais, 479 Ivoiriens, 343 Angolais et 6 873 ressortissants d’autres pays d’Afrique. Pour être complet, il convient d’ajouter à ces données chiffrées les personnes d’origine afri- 14)- Les illégaux ne sont pas comptabilisés dans ces données chiffrées. De même, depuis 1994, les personnes en instance procédurale de demande d’asile sont inscrites dans des registres d’attente créés à cette occasion (loi du 24 mai 1994, arrêté royal du 1er février 1995 et circulaire du 24 mars 1995 relative au registre d’attente). Notons par ailleurs que certains étrangers relevant de statuts spéciaux font l’objet d’une inscription dans un registre distinct du registre national de population. C’est le cas de diplomates, de consuls, de fonctionnaires internationaux… L’INSERTION DES NOUVELLES GÉNÉRATIONS L’immigration africaine en Belgique, qu’elle se fasse à des fins d’études ou pour des raisons économiques ou politiques, est donc extrêmement hétérogène, et les parcours migratoires de ces populations sont très diversifiés. Plus de quarante nationalités sont présentes en Belgique, et ces communautés sont traversées par une multitude de langues et de dialectes. Leurs projets migratoires sont eux aussi différents et ne cessent d’évoluer, en raison notamment de cette diversité. Certains éléments fédérateurs existent pourtant, comme l’origine géographique et, à plusieurs égards, l’apparence physique. Les activités politiques de la première génération demeurent pour une large part orientées vers les pays d’origine (c’est notamment le cas des Congolais, des Rwandais, des Burundais). L’évolution intergénérationnelle laisse cependant apparaître des comportements différenciés entre la première génération et la seconde, qui a davantage envie de construire son avenir en Belgique et qui manifeste sa volonté de participer à la vie de la cité et, pour certains, à la vie du pays qui les a vu naître. Enfin, l’insertion de ces populations, et d’autres encore issues de l’immigration, dans une population belge en renouvellement permanent sera vraisemblablement une des questions majeures qui ✪ se posera à la classe politique au cours des années à venir. A PUBLIÉ Jean-Pierre Jacquemin, “Le cœur des ténèbres, ou l’Afrique des Belges” Jean Léonce Doneux, “Les systèmes scolaires français et belge” Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré n° 1207, mai-juin 1997 Marco Martiniello, “Philosophies de l’intégration en Belgique” Dossier Détours européens, n° 1193, décembre 1995. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 67 16)- Pour plus de détails, se référer aux rapports annuels du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) : 1992, 1994 et 1996. L’HÉRITAGE COLONIAL 15)- Bonaventure Kagné, “Construction symbolique du statut d’Africain en Belgique”, Le quinzième jour, université de Liège, n° 85, 12 mai au 15 juin 1999. caine qui ont acquis ces dernières années la nationalité belge. L’inscription spatiale de cette population issue de l’Afrique subsaharienne est fortement variable d’une région à l’autre ; la région de Bruxellescapitale et la province de Liège constituent les pôles d’implantation principaux des Africains subsahariens en Belgique. Sur les plans administratif, juridique, économique et social, les populations de l’Afrique subsaharienne en Belgique relèvent de statuts des plus hétéroclites(15). Par ailleurs, la décennie 1990 a vu un accroissement des demandes d’asile en provenance, entre autres, du Zaïre, du Nigeria, du Ghana, de l’Angola, du Togo, de la Guinée et du Liberia(16). L’HÉRITAGE COLONIAL N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 68 LES MÉANDRES DE LA MÉMOIRE DANS LA LITTÉRATURE AFRICAINE En France, l’histoire coloniale est marginalisée, quand elle ne fait pas l’objet d’un certain “révisionnisme”. Côté africain, la façon dont la littérature aborde cette période a largement changé depuis les années cinquante, montrant comme une volonté de relecture du fait colonial. Des écrivains tels que Mongo Beti, Tchikaya U Tam’si ou encore Ahmadou Kourouma ont relégué au second plan les légendes et figures héroïques, axant leurs œuvres sur les faits historiques plus que sur la mémoire. Cette tendance à un certain réalisme se retrouve aussi dans le “roman d’émigration”. Alors que la question de la mémoire devient, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la problématique centrale de l’identité française, notamment en ce qui concerne la période de Vichy, la mémoire franco-africaine est systématiquement occultée. Or, l’épisode colonial franco-africain est, comme le souligne Tzvetan Todorov dans L’homme dépaysé(1), beaucoup plus long que la période vichyssoise. La seule aventure coloniale algérienne, par exemple, va de 1830 à 1962. Certes, la colonisation et la décolonisation font l’objet de travaux spécialisés, mais ces travaux sont refoulés par la conscience collective française, comme nous le montre Benjamin Stora dans La gangrène et l’oubli(2). Écrit en 1991, à la veille du trentième anniversaire des accords d’Évian, ce livre éclaire les mécanismes de fabrication de l’oubli en France vis-à-vis de la guerre d’Algérie. Il invite les Français, ainsi que les Algériens, à assumer l’histoire de ce qui fut l’un des conflits les plus sanglants de la décolonisation française. Cette mise au point de Benjamin Stora vient à point nommé, au moment où certains essayistes, plutôt que de réaliser ce travail de deuil, profitent des échecs des indépendances africaines pour rouvrir le procès qui a été longtemps intenté par les tiersmondistes à l’Occident. À ce titre, le cas de Pascal Bruckner mérite que l’on s’y attarde un peu. Dans un célèbre pamphlet publié en 1983, intitulé Le sanglot de l’homme blanc(3), celui-ci dénonce la mauvaise conscience des intellectuels tiers-mondistes qui rendent l’Occident responsable de par Boniface Mongo-Mboussa, chercheur au centre Texte-histoire, université de Cergy-Pontoise, critique littéraire à la revue Africultures* 1)- Seuil, Paris, 1996, p. 131. 2)- La Découverte, Paris, 1991. 3)- Seuil, Paris, 1983. * Cet article a été présenté dans le cadre d’un colloque international organisé en mars 1999 par l’université de Caroline du Nord, Chapel Hill (USA), intitulé : “Change and resistance at the end of the millenium in 20th century French studies : globalisation and multiculturalism”. Voir aussi Boniface Mongo-Mboussa, “Littérature et intégration”, Sociétés africaines et diaspora, n° 4, L’Harmattan, Paris, 1997, et “La liberté du discours dans l’œuvre de Tchicaya U Tam’si”, Sépia, n° 22, Saint-Maur, 1996. 4)- Fayard, Paris, 1991. 5)- Sur ce point, lire Yves Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, préface de François Maspero, La Découverte, Paris, 1994. 6)- Seuil, Paris, 1990. 7)- Yves Benot, ibid. 8)- Pocket, coll. “Agora”, Paris, 1998. 9)- Pierre Nora (dir.) Les lieux de mémoires, sept vol., Gallimard, Paris, 1984-1993. Ainsi, dans le deuxième tome de son Histoire de la colonisation française(4), Denise Bouche explique le massacre, en 1944, des tirailleurs sénégalais au camp Thiaroye par une indiscipline qui dégénéra, selon elle, en mutinerie – alors qu’il s’agissait de la revendication légitime d’une solde non payée. Dans le même temps, les répressions coloniales de 1949-1950 en Côte d’Ivoire sont considérées par le même auteur comme de simples faits sanglants(5). Outre ce “révisionnisme”, une autre tendance s’affirme. Elle consiste à considérer l’histoire coloniale comme une quantité négligeable dans l’identité française. Dans leur Histoire de l’Europe(6) (préfacée par René Rémond), Jean Carpentier et François Le Brun consacrent seulement quatre pages à l’expansion européenne, attribuée pour l’essentiel à “un trop plein de vitalité”(7). Dans L’histoire de la civilisation française de Georges Duby et Robert Mandrou(8), l’expansion coloniale au XIXe siècle n’apparaît qu’au détour d’une phrase. Récemment, sur les sept volumes des Lieux de mémoires de Pierre Nora(9), seul un petit chapitre écrit par Robert Ageron est consacré à la France coloniale. ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ MÉMOIRE ET HISTOIRE “La mémoire est sélective, et c’est pourquoi elle participe de l’enchantement. L’histoire est plus prosaïque et désenchantée. Le chemin qui mène de la mémoire à l’histoire résume le processus de sécularisation propre à la modernité politique. C’est pourquoi notre arme n’est pas la mémoire qui construit, déconstruit, oublie ou enjolive, mais l’histoire seule.” Georges Bensousan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Milles et une nuits, Paris, 1998, p. 17. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 69 OUBLI ET RÉVISIONNISME L’HÉRITAGE COLONIAL tous les maux des pays du Sud. S’opposant à cette haine de soi des tiers-mondistes, Pascal Bruckner plaide pour un Occident fort et fier de l’être. Précisons que dans une certaine mesure, cette mise au point a été nécessaire : elle a battu en brèche le complexe de culpabilité des intellectuels tiers-mondistes à l’égard des anciens colonisés, qui se confondait souvent avec du paternalisme. Mais, en même temps, elle a ouvert la voie au “révisionnisme” de l’histoire coloniale, au point que l’on assiste actuellement, chez certains historiens, à une volonté de justifier des points sombres de l’histoire de la colonisation, notamment sous la IVe République. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 70 L’HÉRITAGE COLONIAL Précisons que cette volonté de marginaliser la colonisation dans l’histoire française n’est pas partagée par tous : en 1944, Robert Delavignette jugeait l’histoire coloniale essentielle pour l’intelligence de l’universalisme français(10). De son côté, Marc Ferro refuse de dissocier l’histoire coloniale de l’histoire nationale française : “Il nous est apparu urgent de sortir l’histoire de la colonisation du ghetto dans lequel la tradition l’a enfermée. N’est-il pas symptomatique que dans les grandes œuvres de la réflexion sur la mémoire ou sur le passé de la France, il n’est jamais question des sociétés coloniales : est-ce une omission, un acte manqué, ou un tabou ?”(11) Si au niveau de la France on occulte la mémoire coloniale, chez le colonisé, notamment chez l’écrivain africain, se dessine une volonté de relire le fait colonial. Alors que dans les années cinquante, la colonisation était évoquée de façon manichéenne, les romanciers africains l’abordent maintenant avec beaucoup de lucidité : il n’y a plus les méchants blancs d’un côté et les doux nègres de l’autre. Pour évoquer cette mémoire coloniale, nous avons retenu trois romans : La ruine presque cocasse d’un polichinelle (Remenber Ruben II), de Mongo Beti(12), Les phalènes, de Tchicaya U Tam’si(13), et Monné, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma(14). 10)- Sur ce plan, lire Robert Delavignette et Charles André Julien, Les constructeurs de la France d’outre-mer, Corrêa, Paris, 1946. 11)- Marc Ferro, Histoire des colonisations, Seuil, Paris, 1994, pp. 12-13. 12)- Éditions des Peuples noirs, 1979, Rouen. Il faut signaler ici que contrairement à Ville Cruelle (Présence Africaine, Paris, 1954) et au Pauvre Christ de Bomba (Robert Laffont, Paris, 1956), qui s’attaquent de manière frontale au fait colonial, ce roman n’est pas axé directement sur la colonisation ; ici elle est simplement suggérée et apparaît en arrière-plan. 13)- Albin Michel, Paris, 1984. 14)- Seuil, Paris, 1990. MONGO BETI, L’OBSESSION DE LA MÉMOIRE Parmi tous les écrivains africains, Mongo Beti est sans doute celui qui s’est le plus interrogé sur le fait colonial et ses conséquences socio-historiques en Afrique. Si dans ses romans écrits autour des années cinquante (notamment dans Ville Cruelle et dans Le pauvre christ de Bomba), il décrit la colonisation de façon idéologique, visant surtout à montrer ses méfaits en Afrique, dans La ruine presque cocasse d’un polichinelle, publié en 1979, il analyse finement le fait colonial. Pour saisir ce changement de regard chez Mongo Beti, il faut s’arrêter sur son célèbre pamphlet, Main basse sur le Cameroun(15), qui a servi de matière première à La ruine… Publié pour la première fois en 1972, Main basse sur le Cameroun montre comment la décolonisation réalisée par la France en Afrique, et plus précisément au Cameroun, est une sorte de colonisation resucée. Pas parce que l’indépendance a été octroyée à des hommes politiques africains déjà englués dans beaucoup de compromissions avec la France, mais surtout parce que la décolonisation a été, selon Mongo Beti, 15)- Maspero, Paris, 1972. 17)- Georges Bensousan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire (voir encadré p. 69). MÉMOIRE ET IDENTITÉ Comme Mongo Beti, Tchicaya U Tam’si s’est lui aussi interrogé sur la colonisation et ses impacts sociaux en Afrique. En effet, au milieu des années quatre-vingt, période où la dénonciation des dictateurs semble être le thème de prédilection de la plupart des écrivains africains, Tchicaya U Tam’si choisit de réécrire “l’histoire du Moyen- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 71 L’HÉRITAGE COLONIAL 16)- Nous empruntons cette expression à l’article d’André Eckert, “Mémoires anticolonialistes au Cameroun, la recherche vaine de ‘héros nationaux’”, in Jean-Pierre Chrétien et Jean-Louis Triaud, Histoire d’Afrique : les enjeux de la mémoire, Karthala, Paris, 1999. un processus de modernisation qui a permis à la France de passer habilement du stade du colonialisme à celui du néocolonialisme. On connaît la suite. Sitôt publié, Main basse sur le Cameroun est interdit par un arrêté du ministère français de l’Intérieur. Ayant amassé une précieuse documentation au moment de la rédaction de son pamphlet, Mongo Beti déjoue la censure en mettant sous la forme romanesque les idées qui y étaient contenues. Ce passage de l’essai au roman s’opère à travers une trilogie : Remember Ruben (1974), qui retrace, sur le ton épique, la lutte des nationalistes camerounais pour l’indépendance, avec en toile de fond la figure emblématique de Ruben Um Nyobe, héros de la lutte anticolonialiste tué dans le maquis par les Français ; Perpétue ou l’habitude du malheur (1974), qui évoque sous la forme d’une enquête tragique d’Essola les désillusions des indépendances ; enfin, La ruine presque cocasse d’un polichinelle ou Remember Ruben II, qui retrace les péripéties de trois jeunes fidèles de Um Nyobe pour libérer la ville d’Ekoudoum de la dictature d’un vieux grabataire corrompu, allié de la France. Contrairement à Remember Ruben I, qui est une épopée saluant le nationalisme de Um Nyobe, Remenber Ruben II est un roman picaresque dans lequel la figure emblématique disparaît et cède sa place à trois jeunes vagabonds. En substituant ces vagabonds à la figure d’Um Nyobe, Mongo Beti met fin aux temps des histoires héroïques dans lesquelles le grand nationaliste camerounais apparaît comme “le Che Guevara de l’Afrique”(16). Car ce qui compte désormais pour lui, c’est moins le destin personnel et tragique de Ruben Um Nyobe en tant que combattant du colonialisme que l’importance de cette période historique : celle de la lutte des nationalistes contre la colonisation française dans la conscience des Camerounais. Toute l’interrogation consiste ici à savoir ce que serait devenu le pays si l’Union des populations du Cameroun (UPC), conduite par Um Nyobe, avait pris le pouvoir à l’Indépendance. En reléguant la figure historique du nationaliste au second plan de son roman, l’auteur nous montre que l’enjeu de La ruine presque cocasse d’un polichinelle relève plus de l’histoire que de la mémoire, qui participe généralement de l’enchantement, au sens où l’entend Georges Bensousan(17). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 72 L’HÉRITAGE COLONIAL Congo” de la colonisation à nos jours. Cette démarche, qui a priori paraît anachronique, devient pour lui un vrai combat d’avant-garde, dans la mesure où elle vise à se réapproprier une histoire niée et violée par la colonisation. À cet égard, la boutade qu’il prête à l’un des personnages des Phalènes, “hier est dans les pas de demain”, peut être lue comme l’illustration de ce choix poétique, en ce sens qu’elle définit le présent comme un lieu de germination où hier sème la graine qui fleurira demain. Autrement dit, le présent est vide de sens s’il ne s’ancre pas dans le passé. Vue sous cet angle, l’œuvre romanesque de Tchicaya U Tam’si s’annonce comme un héritage de la mémoire. Les cancrelats (1980) couvrent la période de l’histoire du Congo qui s’étend de la fin du XIXe siècle jusTchicaya U Tam’si relègue qu’aux années trente ; Les Méduses au second plan l’opposition classique (1982), dont l’action se déroule au début de 1944, retracent l’atmosphère régnant entre les colonisés et les colonisateurs, à Pointe-Noire (Congo) à l’époque de et met en exergue un combat l’effort de guerre imposé aux indigènes strictement citoyen où les hommes et par les colons. Quant aux Phalènes, elles les femmes s’unissent par-delà les “races” évoquent la vie quotidienne à Brazzaville pour la conquête des droits civiques. au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, juste au moment où s’ouvre, pour les Congolais comme pour l’ensemble des Africains, une nouvelle ère marquée par la mise en place de l’Union française. On abolit l’indigénat, les colonisés passent du statut de sujets de l’Empire français à celui de citoyens de l’Union française et peuvent désormais suivre le même enseignement que les Européens, participer à la vie politique de l’Union française. C’est dans ce contexte que Prosper, le héros des Phalènes, quitte Pointe-Noire et s’installe à Brazzaville pour animer la cellule politique du PPC (Parti progressiste congolais) et veiller à l’application des principes de l’Union française, à savoir liberté, égalité, fraternité. De ce point de vue, l’itinéraire de Prosper peut être considéré comme “l’usage de la raison en colonie”, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe. TCHICAYA LE “CONGAULOIS” S’inspirant des travaux de Michel Foucault sur le pouvoir, notamment de Surveiller et punir, Achille Mbembe définit la relation coloniale comme une relation de contrainte, dont l’objectif est de contrôler et utiliser les hommes. Pour lui, quel que soit l’angle à partir duquel on l’examine, la colonisation est une entreprise qui vise à discipliner les sociétés conquises et à les organiser, le préjugé initial étant qu’elles sont “informes, irrationnelles et primitives”(18). Dans ce 18)- Achille Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Karthala, Paris, 1996, p. 29. 19)- Cité par Pierre-Jean Remy dans La mort d’un poète nous laisse des mots, in Nino Chiappano (dir.), Tchicaya notre ami, Paris, ACCT, Unesco, 1988, p. 23. LE CAS KOUROUMA : MÉMOIRE ET HUMILIATION 20)- Madeleine Borgomano, Ahmadou Kourouma, le “guerrier” griot, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 235. À l’inverse de la plupart des romanciers africains, qui modulent leurs romans en fonction du contexte historique et social de l’Afrique, Ahmadou Kourouma entre dans l’histoire, pour reprendre l’expression de Madeleine Borgomano, “à reculons”(20). En 1968, N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 73 L’HÉRITAGE COLONIAL contexte, le colonisé qui fait usage de la raison fait également preuve d’indocilité. Et c’est, dans une certaine mesure, ce que réalise Prosper, le héros des Phalènes, en luttant pour le progrès et l’application aux colonies de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Rappelons que dans ce combat mené contre l’administration coloniale, Prosper est secrètement assisté par une Française, Marie Volange. Femme énergique, un peu fantasque, se réclamant de la gauche, Marie Volange veut à sa manière vivre l’Union française dans les faits : “Si l’union n’est pas de corps, comment peut-elle être d’esprit ?” Voilà sa devise, qu’elle mettra en pratique en devenant la maîtresse de Prosper, dont elle aura une fille métisse. En procédant de la sorte, c’està-dire en faisant de Marie Volange une associée de Prosper dans son combat pour la dignité et la liberté de l’ex-colonisé, Tchicaya U Tam’si relègue au second plan l’opposition classique entre les colonisés et les colonisateurs, telle qu’on l’observe dans les romans de Ferdinand Oyono, et met en exergue un combat strictement citoyen où les hommes et les femmes s’unissent par-delà les “races” pour la conquête des droits civiques. Conscient du rôle joué par la colonisation, en bien ou en mal, dans l’identité de l’Africain, Tchicaya U Tam’si se définissait lui-même comme un “Congaulois”. Invité un jour à prendre la parole à titre de témoin lors d’un symposium consacré à l’identité culturelle européenne à Paris, il plaida pour l’avènement d’une nouvelle humanité faite de la rencontre des cultures : “Il est évident, dit-il, que je suis le barbare de service, mais je ne me considère pas comme tel. Après tout, je suis un partenaire de l’Europe et c’est à ce titre que j’ai accepté de venir. Le Français m’a colonisé, eh bien je colonise le français. […] Quand ici, il s’est agi de définir l’Identité ou de chercher l’identité culturelle de l’Europe, je me pose la question : est-ce que tous ces rapports que vous avez eus avec les autres mondes n’ont rien apporté à votre culture, à vos cultures ? Je crois que cette Europe, pour moi, symbolise ou vocalise la nouvelle humanité. Où est-elle ? Une petite, toute petite province où la communication doit s’établir. Or, comment pourrait-elle s’établir, sinon peut-être par la rencontre des identités ?”(19) N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 74 L’HÉRITAGE COLONIAL son premier roman, Les soleils des indépendances, était consacré aux indépendances africaines ; en 1990, il revient, avec Monné, outrages et défis, sur le passé colonial. Il y a chez Kourouma, à travers cette démarche, une réelle volonté de sauver l’histoire coloniale de l’oubli. Évoquant, lors d’un entretien avec Dominique Mataillet, les raisons qui l’ont conduit à écrire Monné…, l’écrivain met en avant le devoir de mémoire : “Les habitants de ce pays [la France] ont vécu quatre ans sous la domination allemande. Ils ne l’ont jamais oublié. Ils n’arrêtaient pas non plus de dénoncer les crimes commis par les régimes de l’Est. La colonisation de l’Afrique ? Ils n’en parlaient pas. Je voulais leur dire : ‘Quoi ! Vous avez eu quatre ans d’occupation et vous en faites un plat. Vous oubliez que nous avons vécu cela des décennies durant, que nous avons connu les travaux forcés et toutes les autres formes de servitudes ?’”(21) Nuançons les propos de Kourouma. Contrairement à ce qu’il affirme, Monné, outrages et défis ne peut être réduit à la dénonciation des crimes coloniaux. C’est plutôt un roman baroque, au sens où l’entend Joëlle Gardes-Tamine(22). Voici son argument : désobéissant à l’empereur Samory, qui exige de lui qu’il détruise son royaume pour éviter la soumission de son peuple aux troupes françaises, Djigui Keita, roi de Soba, construit une muraille pour repousser celles-ci. Mais elles s’emparent facilement de Soba. Commence alors pour le roi Djigui une longue et meurtrière collaboration avec l’occupant. Pendant ce temps, les griots chantent la gloire du roi déchu, alors que celui-ci s’enferme dans la prière et la pratique des sacrifices pour conjurer le malheur qui s’abat sur son royaume. Plus qu’un roman dénonçant les crimes coloniaux, Monné, outrages et défis soulève plusieurs problématiques, dont celle de la communication au moment de la rencontre des cultures, problématique qui a déjà fait l’objet d’une réflexion intéressante chez Tzvetan Todorov dans La conquête de l’Amérique (1982) : il y décrit, entre autres, deux manières radicalement différentes de 21)- Ahmadou Kourouma, entretien avec D. Mataillet, Sépia, n° 17, p. 22. 22)- Cf. Joëlle Gardes-Tamine et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Armand Colin, Paris, 1993, p. 25. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 75 communiquer au moment de la rencontre entre Cortés et les Aztèques. Selon Todorov, la communication chez ces derniers est soumise aux règles d’un rituel : elle a lieu entre les hommes et le monde, et les représentations religieuses y jouent un rôle important. De la sorte, les Aztèques voient en l’arrivée des Espagnols un mauvais présage. Chez Cortés, au contraire, la comMonné, outrages et défis munication a lieu entre l’homme et est en réalité une anti-épopée : l’homme, et elle est instrumentalisée. tout au long du récit, les griots du roi Ici, seul le but à atteindre compte. Car chantent la gloire d’un anti-héros, à chaque instant Cortés est prêt à prendre toutes les libertés possibles le roi Djigui, et d’un non-événement, avec les codes sociaux existants. On l’humiliation de tout un peuple retrouve cette opposition dans le roman par un jeune stratège français. d’Ahmadou Kourouma, où la manière de communiquer du roi Djigui contraste avec celle du capitaine Moreau, commandant des troupes françaises à Soba. Ainsi, alors que Djigui s’évertue à sacrifier animaux et vies humaines aux ancêtres et à Allah pour conjurer les mauvais présages annonçant la chute de son royaume, le capitaine Moreau, lui, apparaît comme un véritable disciple de Machiavel. Il organise sa communication en quatre temps : dans un premier temps, il traite le roi Djigui en partenaire de la France, et ce jusqu’à la fin de la conquête du royaume de Soba. Tant que les troupes françaises pourchassent les Africains, le capitaine Moreau se garde d’humilier Djigui. Mais une fois la conquête achevée, le capitaine passe à la deuxième phase de communication et impose ses règles : le roi de Soba ne sera pas détrôné, mais il promettra de rendre visite chaque vendredi au représentant de la France, en l’occurrence Moreau, pour lui renouveler son serment d’allégeance à la métropole. Cette mise au point faite, le Français passe à la troisième étape : celle de la réquisition de la main-d’œuvre pour les travaux forcés. Et lorsque les habitants de Soba se lassent de ces travaux forcés, et que le roi Djigui lui-même commence à montrer quelques signes d’exaspération, il passe à la quatrième phase de sa communication, en promettant un train personnel au roi Djigui, ce qui incite le souverain à collaborer davantage avec l’occupant. Cette complexité de la relation coloniale entre un roi collaborateur, un peuple accablé par les travaux forcés et un représentant de la France qui se montre fin stratège en matière de communication conduit Ahmadou Kourouma à adopter dans son roman une struc- L’HÉRITAGE COLONIAL SAVOIR PLUTÔT QUE CÉLÉBRER N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 76 L’HÉRITAGE COLONIAL ture narrative mêlant trois voix distinctes : celle du narrateur omniscient, qui retrace étape par étape les cent ans de colonisation française au pays de Soba, celle d’un nous collectif subissant le poids de la violence coloniale, et enfin celle du monologue intérieur, qui évoque les nombreuses méditations du roi Djigui sur le sens et les conséquences de sa rencontre avec l’homme blanc. Cette manière très habile de construire le récit permet à l’auteur de tourner en dérision le vieux Djigui avec une subtile ironie. Car ce roman, qui se donne à lire de prime abord comme une épopée, est en réalité une anti-épopée, dans la mesure où tout au long du récit, les griots du roi chantent la gloire d’un anti-héros, Djigui, et d’un non-événement, l’humiliation de tout un peuple par un jeune stratège français. Il y a là chez Kourouma, et cela le différencie des romanciers africains de la première génération (années cinquante), une volonté de faire le procès de la colonisation, mais sous bénéfice d’inventaire. Qu’il s’agisse de Kourouma, de Tchicaya ou de Mongo Beti, ce besoin de revisiter la mémoire coloniale franco-africaine participe plus d’une volonté de savoir que d’un besoin de célébrer les “luttes héroïques” des Africains contre le colonialisme. Pour ces écrivains, le temps des légendes et des stéréotypes semble définitivement révolu, l’heure est désormais à l’histoire. REGARD SUR L’IMMIGRATION : DANIEL BIYAOULA ET ALAIN MABANCKOU Ce passage de la mémoire à l’histoire ne s’opère pas seulement chez les écrivains évoquant la problématique coloniale, il est également perceptible dans “le roman de l’émigration”, notamment chez Alain Mabanckou, auteur de Bleu-Blanc-Rouge(23) et chez Daniel Biyaoula, auteur de L’impasse(24). Ces jeunes romanciers congolais renouvellent le traitement de l’immigration dans la littérature africaine d’expression française, en ce sens qu’ils ne l’évoquent plus de manière manichéenne. Contrairement à Sembène Ousmane (Le docker noir, 1956) et Ake Loba (Kocoumbo, l’étudiant noir, 1960), qui 23)- Présence africaine, Paris, 1998. 24)- L’impasse, Présence africaine, Paris, 1996 ; Agonies, Présence africaine, Paris, 1998. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 77 L’HÉRITAGE COLONIAL opposaient la France, terre inhumaine, à une Afrique chaleureuse et généreuse, Alain Mabanckou et Daniel Biyaoula renvoient dos-à-dos l’Europe (en l’occurrence la France) et l’Afrique dans le processus de désenchantement subi par leurs héros. Chez les premiers, le retour au pays natal – où les héros recouvrent leur humanité, après avoir subi le désœuvrement en France – constituait le dénouement des romans, tandis que chez les seconds, l’arrivée des héros en France est le point focal de Bleu-Blanc-Rouge aussi bien que de L’impasse. Il y a là comme une volonté chez ces jeunes romanciers de faire table rase du militantisme des aînés, qui faisaient souvent de l’écrivain le porte-parole d’une communauté, pour s’affirmer d’abord comme des individus responsable de leurs actes. Prenons par exemple L’impasse, de Daniel Biyaoula. Que nous apprend ce livre ? À l’occasion de son congé annuel, Gakatuka, ouvrier dans une usine pneumatique de la région parisienne, se sépare momentanément de son amie Sabine (une Française) pour retourner à Brazzaville. Ce voyage, qui devait être un moment de retrouvailles entre Joseph et les siens, se transforme à l’arrivée en un cauchemar. Peu à peu, Joseph GakaLe séjour de Joseph Gakatuka tuka découvre qu’il connaissait très à Brazzaville lui fait prendre conscience mal l’Afrique, et donc sa famille. Dès sa des tares de sa propre société, descente d’avion à Brazzaville, il est accueilli par son frère aîné qui, visinotamment des traditions blement, supporte mal sa tenue vestiau nom desquelles mentaire et l’amène immédiatement les aînés maintiennent et justifient aux Habits de Paris, un magasin chic, la dépendances des cadets ; pour l’habiller à l’instar de tout Congoinversement, son retour à Paris l’édifie lais revenant de France. Car à travers sur son statut de nègre émigré. son accoutrement, c’est toute l’image de sa famille auprès des voisins qui est en jeu. Parallèlement, sa famille lui fait savoir par bribes, au détour de conversations, que le mariage mixte est contre nature, et que par conséquent il devrait se méfier de la femme blanche. Déçu par ce dirigisme familial, ne se reconnaissant pas dans l’image du Parisien qu’on lui renvoie, Joseph Gakatuka devient jour après jour un observateur avisé de son propre milieu et nous donne à lire une société aliénée, au sens où l’entend Fanon, une société qui semble figée depuis la nuit des temps, faisant ainsi de l’individu l’otage du clan et de la famille. Rentré à Paris, Joseph cherche du réconfort auprès de Sabine. Mais il s’aperçoit très vite qu’il n’est plus cet “homme universel” qu’il essayait d’être avant son voyage, et ses rapports avec son amie subissent inévitablement le poids de toutes les frustrations accu- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 78 L’HÉRITAGE COLONIAL mulées au pays. Il prend conscience de son altérité : il se sent interpellé par l’image qu’on donne de l’Afrique dans les médias français et dans ses rapports quotidiens avec l’Autre. Ceci le conduit à développer une sorte de délire paranoïaque. Il échoue dans un hôpital psychiatrique où il est soigné par un psychiatre africaniste, le docteur Malfoi (une version fictive de Tobie Nathan ?) qui lui tient un discours réconfortant sur la grande famille africaine, unie et chaleureuse, prônant ainsi une sorte d’insertion communautaire… Une insertion que Joseph Gakatuka finira par accepter, sans être réellement convaincu par le discours de Malfoi. D’où le titre du roman, L’impasse, qui renvoie à une sorte de quête inachevée. LES ENFANTS DE LA POSTCOLONIE De son côté, Alain Mabanckou centre son roman sur le phénomène des dandys congolais à Paris, communément appelé le “mouvement des sapeurs”. Ce phénomène, analysé par le sociologue Justin-Daniel Gandoulou(25), trouve chez Alain Mabanckou son versant fictif dans un ouvrage symboliquement intitulé Bleu-Blanc-Rouge. Servi par une écriture sobre, ce roman retrace l’itinéraire de Massala-Massala, un jeune Congolais immigré clandestin à Paris. Séduit par les retours glorieux de son voisin “parisien” à Brazzaville, Charles Moki, MassalaMassala débarque à son tour à Paris. Mais très vite les désillusions succèdent à l’euphorie, tant “la réussite sociale” de son voisin dans la capitale repose sur des affaires louches : vols de chéquiers, etc. Devenu malgré lui complice de Moki, Massala-Massala est arrêté par la police française, puis expulsé à Brazzaville. Présenté tel quel, BleuBlanc-Rouge est le roman d’un échec : celui d’une jeunesse séduite par les “mirages de Paris”, pour reprendre le titre d’un roman d’Ousmane Socé, et qui, à l’arrivée, connaît la désillusion. Mais cette désillusion n’est jamais tragique. Le retour de Massala-Massala dans un charter ne donne pas lieu à la mort du héros, ni à la condamnation de la France, terre inhumaine. Bien au contraire, il semble assumer sa responsabilité dans cette aventure clandestine qui le conduit de Brazzaville à Paris et de Paris à Brazzaville. Expérience qu’il se propose d’ailleurs de reprendre, comme il nous le suggère dans la dernière phrase du roman : “Sans le savoir, je ne suis plus le même. […] Mentalement je me prépare. Je ne peux écarter l’éventualité de ce retour en France. Je crois que je repartirai.”(26) Ayant conçu son livre comme un roman d’apprentissage, Alain Mabanckou refuse d’attribuer l’échec de son héros à l’Autre, tout au moins à l’Autre seul, comme nous y avaient habitué les écrivains africains des années cinquante. Il en est de même pour Daniel Biyaoula. 25)- Cf. Justin-Daniel Gandoulou, Au cœur de la sape, mœurs et aventures des Congolais à Paris, L’Harmattan, Paris, 1989 ; Dandies à Bacongo, L’Harmattan, Paris, 1989. 26)- Alain Mabanckou, op. cit. 28)- Abdourahman Waberi, “Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire”, Notre librairie, n° 135, septembre-décembre 1998, p. 12. A PUBLIÉ Ange-Séverin Malanda, “Les chemins d’Europe des romanciers africains” Dossier Les africains noirs en France II - La vie culturelle n° 1132, mai 1990 N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 79 L’HÉRITAGE COLONIAL 27)- Cf. Nicolas MartinGranel, “L’impasse”, in Études littéraires africaines, n° 8, 1999, p. 55. Le séjour de son personnage principal, Joseph Gakatuka, à Brazzaville, lui fait prendre conscience des tares de sa propre société, notamment des traditions au nom desquelles les aînés sociaux maintiennent et justifient la dépendances des cadets ; inversement, son retour à Paris l’édifie sur son statut de nègre émigré. Condensé de la relation interculturelle avec ce qu’elle charrie de stéréotypes et de clichés, L’impasse est, au même titre que BleuBlanc-Rouge, un roman post-identitaire, au sens où l’entend Nicolas Martin-Granel(27). Sur ce plan, Abdourahman Waberi, l’un des écrivains phare de cette nouvelle génération, résume bien les préoccupations actuelles des jeunes écrivains africains lorsqu’il écrit : “Les enfants de la postcolonie, sont, à notre connaissance, les premiers à user sans complexe du double passeport, à jouer sur deux, trois ou quatre tableaux, à se considérer comme africains et à vouloir en même temps dépasser cette appartenance. […] Débarrassés des schémas idéologiques de leurs prédécesseurs, dont la ferveur tiers-mondiste n’avait d’égale que la foi sans faille en une littérature d’engagement et d’éducation des masses, comme chez Sembène Ousmane ou chez son vis-à vis anglophone Ngugi Wa Thiong’o, écœurés par les errements politiques en cours dans leur pays d’origine quand ce n’est pas carrément l’implosion de l’État-nation comme récemment au Congo d’Emmanuel B. Dongala, séduits et tentés peut-être par le succès des écrivains de la World fiction à l’instar de Ben Okri, Salman Rushdie ou de leurs pendants francophones que sont Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, Patrick Chamoiseau, tous récipiendaires du fameux prix Goncourt, ils se considèrent, peut-être, eux aussi, comme ‘ces bâtards internationaux nés dans un endroit et ✪ qui décident de vivre dans un autre.’”(28) N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 80 L’HÉRITAGE COLONIAL LE COLONIALISME, “UN ANNEAU DANSLENEZDELA RÉPUBLIQUE”* Le colonialisme a partie liée avec l’idéologie de la IIIe République naissante : il permet de contrebalancer le “revanchisme” de droite et d’affermir la République encore fragile avec un projet porteur d’unité nationale. Associée au progrès, à l’égalité – certes différée en ce qui concerne les colonisés – et à la grandeur de la nation, la “mission civilisatrice de la France” a laissé des traces importantes dans les représentations politiques républicaines. Aussi la déconstruction de l’idéologie coloniale est-elle essentielle pour comprendre l’attitude de la société d’aujourd’hui à l’égard de l’immigration en provenance de pays anciennement colonisés. Une question taraude aujourd’hui la plupart des historiens qui s’attachent au passé colonial français : pourquoi est-il impossible, dans ce pays, de revenir lucidement sur cette histoire ? Pourquoi cette impossibilité de penser les articulations entre immigration et colonisation ? Malgré des travaux historiographiques plus nombreux ces cinq dernières années, insistant sur le lien spécifique entre colonisation et immigration(1), des expositions peu nombreuses mais largement diffusées(2) et quelques maigres documentaires TV sur le thème, l’écrasant silence qui recouvre l’histoire coloniale se prolonge, étouffant toute possibilité de socialiser en profondeur une mémoire coloniale assumée. Par exemple, de toute évidence, le passé colonial pose encore problème aux programmateurs de nos grandes chaînes de télévision françaises. Aucun grand film synthétique sur le colonialisme, comme de Nuremberg à Nuremberg sur l’Allemagne nazie, aucun film mythique comme Nuit et brouillard. Tout au plus peut-on citer le bon, comme la série La mémoire oubliée d’Eric Deroo et Alain de Sédouy, Africapub ou divers documents sur les guerres d’Algérie et d’Indochine (car seules les guerres semblent transcender le colonial au point d’émerger dans l’univers des médias), et le moins bon, comme Africablues, diffusé à plusieurs reprises sur FR3, puis France 3, qui dans le genre n’a rien à envier par Nicolas Bancel et Pascal Blanchard** 1)- En ce qui concerne les cinq dernières années, on peut citer : Le credo de l’homme blanc (1995), L’Autre et Nous (1995), De l’indigène à l’immigré (1998), L’Autre (1996), “Imaginaire colonial, figures de l’immigré” (H&M, 1997), Post-Colonial Cultures in France (1997), L’ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine (1998), Images de l’Autre (1998), République et colonies (1999), “Fictions de l’étranger” (Quasimodo, 2000)… * L’expression est d’Aragon, dans le poème Il pleut, il pleut sur l’Exposition coloniale, 1931. ** Nicolas Bancel est historien, maître de conférences à l’université Paris Sud-Orsay (Upres 1609, CRSS) ; Pascal Blanchard est historien, chercheur associé au Cersoi (Aix-en-Provence), directeur de l’agence historique Les Bâtisseurs de mémoire. Ils ont fondé et codirigent depuis dix ans l’Achac, en tant que vice-président et président, avec Sandrine Lemaire et Emmanuelle Collignon, et ont publié ensemble plusieurs ouvrages sur l’imaginaire colonial, dont Images et colonies (1993), L’Autre et Nous (1995), Images d’Empire (1997) et De l’indigène à l’immigré (1998). LES RACINES RÉPUBLICAINES DE L’IDÉOLOGIE COLONIALE 4)- Gérard Noiriel, Les racines républicaines de Vichy, Fayard, Paris, 1999. Nous ne paraphrasons pas le titre d’un récent ouvrage de Gérard Noiriel(4) par simple goût du clin d’œil. Dans son esquisse des lignes de continuités politiques maillant l’entre-deux-guerres à la période de Vichy – considérée encore comme une expérience anachronique par la plupart des historiens –, l’ouvrage de Gérard Noiriel ouvre des perspectives tout à fait singulières. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on veut faire dire au terme de République. On peut prendre le mot soit comme un équivalent d’appareil d’État (et c’est apparemment ce que fait Noiriel), soit comme une position politique qui, au cours du XXe siècle, après de nombreuses confrontations avec d’autres systèmes de pensée (monarchie, fascisme, communisme, etc.), finit par s’impo- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 81 3)- Voir Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, De l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. “Découvertes”, Paris, 1998. aux films de propagande de l’Agence des colonies des années cinquante. Enfin, comment ne pas rendre hommage ici à deux films “historiques” : Afrique 50, de René Vautier, qui reste un document exceptionnel et, dans un autre registre, Coup de torchon, de Bertrand Tavernier, certainement l’une des meilleures fictions sur le passé colonial français. Or, la déconstruction de cette période est essentielle pour appréhender les prolongements actuels de cette histoire, dans le domaine notamment des mentalités – comment s’est construit notre rapport à l’Autre, le colonisé, puis à son successeur, l’immigré(3) – et dans celui, déterminant également, des rapports intercommunautaires. Le présent article témoigne peut-être, pour nous, d’une interrogation d’autant plus essentielle qu’elle nous renvoie à une difficulté très réelle à faire socialement résonner la question de l’histoire coloniale. Manifestement, alors qu’aujourd’hui les connaissances existent, que l’impact de la colonisation sur la France contemporaine est à présent démontré, ces connaissances ne rencontrent pas d’échos significatifs. Nous sommes confrontés, d’une certaine manière, à notre propre impuissance. Il faut donc nous interroger sur le pourquoi de ce silence, sur les raisons de résistances d’ordre politique, mais aussi social et idéologique. Notre hypothèse est que la colonisation remet en question un référent identitaire national et politique quasi universel en France : la République et ses valeurs. Il semble en effet que la colonisation – mais aussi les politiques d’immigration qui lui sont directement liées – bouleverse le socle idéologique sur lequel repose l’idée de République. Cette idée républicaine doit être prise non dans son acception étroitement politique, mais bien plutôt dans sa consonance sociale et culturelle, comme l’un des ferments idéologiques essentiels sur lequel va se bâtir l’État-nation dans la première partie du XXe siècle. L’HÉRITAGE COLONIAL 2)- On nous permettra de citer notre travail à titre d’exemple : l’exposition Images et colonies, présentée à Paris et dans plusieurs villes françaises, européennes et africaines depuis 1993, et surtout le programme pédagogique (mallette et exposition) diffusé à plus de 120 exemplaires et qui continue aujourd’hui à être largement exploité en Europe, dans les Dom-Tom et dans une quinzaine de pays africains. (Voir aussi la chronique “Livres”, p. 155-157). N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 82 L’HÉRITAGE COLONIAL ser dans l’imaginaire politique et social après avoir façonné les institutions politiques modernes. Les controverses opposant Olivier Baruch et Gérard Noiriel, dont le journal Le Monde s’est fait la caisse de résonance, traduisent bien ces positions irréconciliables : d’un côté une tentative de montrer que certains faits politiques et juridiques – particulièrement les lois sur les étrangers – recèlent les germes de la dérive ségrégationniste de Vichy (et à cet égard, il nous semble que Noiriel sous-utilise notablement une législation coloniale offrant pourtant une matière particulièrement riche en ce domaine) ; de l’autre, l’impossibilité d’admettre que la République – pourrait-on dire par essence – a pu être à l’origine d’un régime autoritaire et ouvertement raciste. Nous préférons la seconde définition, car elle permet de mieux comprendre que la La colonisation a été intégrée République, autant qu’une réalité politicopar les républicains à travers un dispositif institutionnelle, est aussi une idéologie, de mobilisation idéologique à usage et peut-être plus qu’une idéologie, une interne. Politiquement fragiles, transcendance laïque. menacés par un possible retour Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire politique du début des années 1880, de la monarchie, ils introduisent par ailleurs bien connue. Pour faire des réformes de mobilisation populaire court, on peut rappeler que les princicréatrices d’unité nationale. paux artisans de la conquête coloniale sont alors les républicains opportunistes emmenés par Jules Ferry. On discerne dans le gouvernement de ce dernier quelques-uns des grands noms de la colonisation, comme Léon Gambetta ou Paul Bert. La phrase célèbre que prononça Jules Ferry à l’Assemblée nationale, exhortant à la conquête coloniale, n’est à cet égard pas anecdotique : “Nous avons […] le devoir de civiliser les races inférieures. […] Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure, toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, descendre du premier rang au troisième et au 5)- Jules Ferry, Discours à la quatrième [...].”(5) Chambre des députés, 1885. À LA RECHERCHE D’UNITÉ NATIONALE Ce discours est symptomatique de l’engagement politique des républicains opportunistes sur le terrain colonial, dans une atmosphère de méfiance très générale, notamment de la droite conservatrice et ultra, mais aussi de l’extrême gauche(6). On ne s’est jamais réellement interrogé sur les raisons profondes de cet engagement républicain 8)- Jacques Defrance, L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes 1770-1914, coll. “Cultures corporelles”, Presses universitaires de Rennes, 1987. UN TRIPTYQUE RÉPUBLICAIN COLONIAL Ainsi, on aurait tort de penser que l’engagement colonial des républicains est une sorte d’accident, ou une simple libéralité stratégique faite à des milieux d’affaires coloniaux encore assez peu N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 83 7)- Et sur la modification des programmes scolaires, avec notamment l’introduction de la gymnastique obligatoire dès l’École primaire – dont les objectifs disciplinaires et de mobilisation nationale trouveront leur aboutissement dans les bataillons scolaires – qui doivent permettre d’éduquer les parents par l’intermédiaire de leurs enfants. Voir à ce sujet Arnaud Pierre, Le militaire, l’écolier, le gymnaste : naissance de l’éducation physique en France (1869-1889), Presses universitaires de Lyon, 1991. pour l’expansion coloniale. Il apparaît évident – et c’est un facteur qui n’est pas contestable, avancé comme un argument par les républicains eux-mêmes au cours des années 1880 –, que la concurrence avec les autres puissances européennes est un moteur suffisant. L’anglophobie est à cet égard puissamment ancrée et la fascination haineuse pour la puissance impériale britannique est un catalyseur pour la projection, en Afrique notamment, des rivalités continentales. La course à la grandeur, la volonté d’oublier la défaite de 1870 face à la Prusse, l’obsession de retrouver un rang de grande nation, comme le désir de préparer la Revanche sont aussi des raisons évidentes de cet engagement outre-mer. Mais ce qu’on ne saurait ignorer également, c’est que la colonisation a été intégrée par les républicains à travers un dispositif de mobilisation idéologique à usage interne. Les républicains opportunistes, politiquement fragiles, menacés en permanence par un possible retour de la monarchie, introduisent ou poursuivent des réformes de mobilisation populaire créatrices d’unité nationale et susceptibles d’asseoir socialement leur pouvoir. Il s’agit, bien entendu, de la loi sur l’école obligatoire en 1882(7), de la généralisation de la conscription, de même que de l’encouragement par les républicains des tentatives alors les plus marquantes pour créer une unité nationale autour de leur projet, notamment à travers le soutien à la Ligue de l’enseignement ou au réseau très dense, très organisé et actif des sociétés patriotiques de gymnastique(8). Le projet républicain tente de répondre alors à la question de la création d’une communauté nationale en gestation, communauté encore à l’état d’ébauche car non seulement menacée par les divisions politiques, mais aussi par les fractures régionales – les identités locales sont encore très vivaces –, l’hétérogénéité linguistique – et l’on sait que l’un des combats essentiels de l’école sera de combattre par tous les moyens la pluralité des langues –, mais aussi par des institutions a priori hostiles, l’Église et l’armée. Le pouvoir républicain est donc, dans ce contexte, un pouvoir obsédé par sa propre fragilité, et toute la stratégie idéologique de la République est de récupérer pour son propre compte l’idée de nation, d’unité nationale, de créer les valeurs politiques transcendantes à même de mobiliser autour du pouvoir la plus large partie de la société. L’HÉRITAGE COLONIAL 6)- Sur ces questions, on lira Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Seuil, coll. “Points”, Paris, 1995, et la première partie de la thèse de Pascal Blanchard, Nationalisme et colonialisme, université Paris-I, 3 tomes, 1994. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 84 L’HÉRITAGE COLONIAL influents et politiquement émergents, ou encore une concession à une armée désireuse de redorer un blason terni par la défaite de Sedan – car il semble bien que les cadres de l’armée, à l’image de la droite conservatrice à laquelle les officiers issus de l’aristocratie appartiennent presque tous, sont avant tout obsédés par la perte de l’Alsace-Lorraine et la revanche contre l’Allemagne. L’intérêt des républicains pour l’expansion coloniale a donc d’autres motifs. Et on ne voit pas pourquoi on dissocierait les orientations politicoidéologiques de la IIIe République naissante – que nous venons d’esquisser – d’avec les premiers traits d’une idéologie coloniale façonnée à l’origine par ces mêmes républicains dans les balbutiements du régime. Au contraire, tout indique que le projet colonial s’intègre parfaitement dans le système idéologique émergent de la IIIe République. D’abord parce que la colonisation est posée, dès l’origine, comme un grand projet collectif (même si au début des années 1880, il n’est pas encore mobilisateur) à même de réunir l’ensemble des groupes sociaux et des partis politiques. Ensuite parce que le projet colonial est associé aux valeurs essentielles des républicains : le progrès (le positivisme comtien est la philosophie la mieux partagée dans le camp républicain), l’égalité, la grandeur de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels de l’idéologie républicaine que se forme l’idéologie coloniale à la fin du XIXe siècle. Avant même la grande poussée expansionniste des années 1880, l’équivalence de la colonisation et du progrès est posée. Ce progrès est de plusieurs ordres. Tout d’abord le progrès scientifique, qui marque le mouvement républicain en profondeur, c’està-dire la croyance en l’essor illimité de la rationalité technique Illustration pour l’Exposition coloniale de Marseille, Grand Palais de l’exportation, 1922. © Achac. LA GRANDEUR DE LA NATION PASSE PAR L’EXPANSION COLONIALE 9)- Voir à ce sujet Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau, Images et Colonies, AchacBDIC, Paris, 1993 et, sur les discours de l’anthropologie, Gilles Boëtsch, “Anthropologie et ‘indigènes’ : mesurer la diversité, montrer l’altérité”, in Pascal Blanchard, Stéphane Blanchoin, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch et Hubert Gerbeau, L’Autre et Nous, Achac-Syros, 1995 et C. Blanckaert, A. Ducros et J.-J. Hublin (dir.), “Histoire de l’anthropologie : hommes, idées, moments”, Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, nouvelle série, tome I, n° 3-4, 1989. 10)- De la colonisation chez les peuples modernes, 1874. Or, l’imaginaire colonial qui est en train de s’imposer à la société française montre les sociétés colonisées, particulièrement en Afrique noire, comme des sociétés de la misère, de la famine, de l’anarchie et des coutumes “barbares”. Image renversée de l’idéal républicain, les sociétés “indigènes” (malgré les hiérarchies explicites ou implicites entre les différentes sociétés colonisées) sont les réceptacles privilégiés du missionarisme laïc véhiculé par l’universalisme républicain. On voit ainsi que, dans la construction idéologique républicaine, l’idée coloniale s’enchâsse naturellement, comme le prolongement outre-mer d’une conquête qui, dans un premier temps, a concerné la métropole. Pour s’en convaincre, il suffit de relire Paul Leroy-Beaulieu en 1874 : “La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa distanciation dans l’espace et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses idées et à ses lois.”(10) On peut dire à cet égard que la conquête coloniale poursuit et étend la colonisation de la métropole entreprise par les républicains, d’abord lors de la Révolution française puis au début de la IIIe République. La grandeur de la nation est le second thème par lequel l’idéologie coloniale s’intègre dans le dispositif républicain. Dans la concurrence qui oppose les républicains à la droite conservatrice, N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 85 L’HÉRITAGE COLONIAL face à toutes les formes d’obscurantismes. Sur ce sujet, les manuels scolaires fournissent des exemples parfois ahurissants de la foi dans le progrès scientifique. Cette foi se manifeste bien évidemment dans la laïcité qui aboutira à la séparation de l’Église et de l’État en 1905. Elle peut se manifester avec d’autant moins de précautions dans le cadre de l’exLe progrès, l’égalité, pansion coloniale et de la conquête de sociétés qui apparaissent alors – la grandeur de la nation. C’est autour de ces trois thèmes essentiels toutes les représentations vont dans ce sens, de même que la presque totade l’idéologie républicaine lité des discours scientifiques (9) – que se forme l’idéologie coloniale comme aveuglées d’obscurantisme. à la fin du XIXe siècle. Au-delà du scientisme, le progrès selon l’idéologie républicaine se cristallise dans les avancées de l’économie – la satisfaction des besoins –, de même que dans l’établissement d’institutions “modernes”, qui sont le gage de la stabilité sociale. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 86 la question du patriotisme est centrale. On a affaire à une dualité profonde et idéologique entre un nationalisme continental revendiqué par la droite nationale – de la ligue de la Patrie française à la ligue des Patriotes en passant par la jeune Action française – et un nationalisme colonial naissant. Les perspectives offertes par la monopolisation du thème colonial en ce domaine sont prometteuses (puisque les républicains ne peuvent rivaliser avec la droite sur le terrain de la germanophobie) : la colonisation est immédiatement perçue à la fois comme une extension de la nation française mais aussi comme la condition de sa puissance face aux compétiteurs européens. De ce fait, l’idéologie coloniale en formation intègre à l’origine l’idée que les colonies sont ou seront une extension de la France républicaine. L’identification entre nation, État républicain et empire colonial est donc essentielle dans le processus de formation de l’idéologie coloniale. L’HÉRITAGE COLONIAL L’ÉGALITÉ DIFFÉRÉE Dans le prolongement de cette conception républicaine de la colonisation, l’égalité s’impose comme une valeur essentielle de l’idéologie coloniale républicaine. Une égalité certes différée – puisqu’elle demande avant sa réalisation le progrès des peuples colonisés, l’accès à une hypothétique “maturité” –, mais qui trouve une théorisation politique immédiate dans la doctrine de l’assimilation et dont l’école des chefs de Saint-Louis-du-Sénégal, dès la fin du XIXe siècle, puis, de manière emblématique, l’école William-Ponty de Dakar, fournissent les concrétisations expérimentales. La remise à plus tard de l’égalité coloniale a de beaux jours devant elle et on peut dire que l’avenir a de l’avenir. De manière très significative, la scolarisation est théorisée, à l’image de sa fonction en métropole, comme le moyen principal de la “civilisation” des peuples “inférieurs”. Très certainement, l’expérience de l’extension de la scolarisation en France peut donner des espoirs très sincères quant à la viabilité de la scolarisation des petits “indigènes”. On voit donc qu’à l’origine, le projet colonial et l’idéologie qui l’accompagne – comme le catéchisme laïc et doctrinaire diffusé outre-mer – sont indissociables de l’idéologie républicaine. Un catéchisme républicain masquant l’exploitation coloniale et dénoncé très tôt comme tel par certains intellectuels africains, antillais, maghrébins ou indochinois, à l’image de Léopold Sédar Senghor : “Le bon nègre est mort ; les paternalistes doivent en faire leur deuil […]. Trois siècles de traite, un siècle d’occupation n’ont pu nous avilir, tous les catéchismes enseignés […] n’ont pu nous faire La fillette au président de la République : “Vous êtes le père de notre peuple”, Le Cri de Paris, 1922. © Achac. 11)- “Défense de l’Afrique noire”, in Esprit, juillet 1945. UN CIMENT POUR L’UNITÉ NATIONALE La ferveur coloniale de la plupart des républicains – qui vont les amener à créer le premier ministère des Colonies, à financer les conquêtes décisives des années 1880-1890, mais aussi à soutenir les premiers efforts d’une propagande coloniale d’origine privée ou publique – montre clairement que la colonisation peut devenir, à l’égal des autres thèmes de mobilisation sociopolitique de la République (l’École, l’union des classes sociales, la patrie), un thème d’exhortation à l’union sociale et politique. La colonisation est ainsi un moyen de tenter de transcender les clivages sociaux. En effet, les républicains, traumatisés par le souvenir de la Commune – dont ils ont fait, dans leur discours politique ou dans les manuels scolaires, une vivante image de l’anarchie destructrice et sanguinaire –, sont également obsédés par la perspective d’une révolution sociale. Très certainement, cette obsession de l’union, de la communauté nationale, de la pacification des rapports de classe et des tensions politiques les amènent-ils à valoriser expressément l’Empire en formation. Et l’histoire va leur donner raison. L’Empire, de moins en moins contesté après l’achèvement de la conquête du Maroc, va faire consensus durant l’entre-deux-guerres. La généalogie républicaine de l’idéologie coloniale moderne va déboucher sur une conséquence que les républicains opportunistes n’avaient certainement pas prévue : la pérennisation d’un double discours colonial. Il existe en effet une différence de nature entre la métro- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 87 L’HÉRITAGE COLONIAL croire en notre infériorité.”(11) Bien loin d’être en contradiction avec les valeurs essentielles portées par les républicains, l’idéologie coloniale s’enchâsse au contraire parfaitement dans un projet politique articulé sur l’universalisme des Lumières, un patriotisme intransigeant et la croyance aux progrès de l’égalité, comme l’illustre ce dessin du Cri de Paris, datant de 1922, avec le texte qui l’accompagne, récité par une fillette au Président de la République : “Vous êtes le père de notre peuple.” N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 88 L’HÉRITAGE COLONIAL pole et les colonies : dans le premier cas, les réformes républicaines, mêmes si elles ne débouchent pas sur une modification radicale des structures sociales (ce n’est d’ailleurs par leur but), permettent une certaine mobilité sociale et, au prix de la destruction des langues et des cultures régionales (de façon non permanente, comme le montrent les exemples récents de la Bretagne et de la Corse), la formation d’un ÉtatLe discours républicain colonial nation dans lequel les Français vont se trahit le désir de voir se réaliser reconnaître. Il existe donc une adéquaen métropole cette paix impériale, tion possible entre discours républicain cette harmonie coloniale, où les conflits et réalisation concrète, en France, de la sociaux et politiques n’existent pas, République. où chacun est à sa place et participe Dans les colonies, il en va évidemà la construction de la société. ment autrement. La permanence de la domination directe de la métropole exige des moyens coercitifs importants et le maintien d’une inégalité de fait (et permanente) entre colons et colonisés. Cela peut paraître une banalité de la rappeler, mais cette précision est indispensable pour bien comprendre que, de manière irréductible, le discours républicain qui a porté la conquête coloniale et légitimé la formation de l’Empire s’oppose à la réalité des rapports inégalitaires nécessaires à la perpétuation de l’hégémonie métropolitaine. L’ÉTAT STRUCTURE SA PROPAGANDE Dès lors, et parce que tous les gouvernements qui vont se succéder des années 1880 jusqu’aux décolonisations seront des gouvernements républicains (quelle que soit leur couleur politique par ailleurs), la colonisation a été intégrée dans les discours comme le meilleur exemple des réussites républicaines. De fait, c’est au niveau de la nuance que les différents gouvernements qui se succèdent, de droite et de gauche, se distinguent. Que ce soit le Cartel des gauches au début des années vingt et les opérations militaires dans l’Empire (de la Syrie au Maroc), les réformes souhaitées et abandonnées du Front populaire (à l’image du projet Blum-Viollette), sans même parler de l’après-guerre et de la politique coloniale (ou de départementalisation) mise en œuvre par la gauche ou les gaullistes – ou par François Mitterrand par la suite, du ministère de la France d’outremer à celui de l’Intérieur – et ce jusqu’à la guerre d’Algérie. Seuls, peut-être, les Accords de Matignon sur la Nouvelle-Calédonie viennent contredire ce panorama relativement uniforme. Vichy, quant à lui, ne fait pas exception, bien au contraire. Le régime du maréchal légitime et s’approprie l’entreprise coloniale de N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 89 12)- Nous renvoyons sur ce point à la prochaine soutenance de thèse de Sandrine Lemaire (à l’Institut européen de Florence en décembre 2000), qui souligne avec précision le mécanisme de l’Agence dans la diffusion de la pensée coloniale au cœur de l’édifice républicain. De toute évidence, l’Agence est tout autant au service de l’idée coloniale qu’au service de l’élaboration d’une citoyenneté coloniale en métropole. la République en l’intégrant au cœur de la pensée du régime. À l’occasion de la semaine coloniale de 1941, l’amiral Platon (en charge des colonies) rappelle dans un long discours cette continuité et l’implication de la France outre-mer : “Partout nos soldats, nos marins, nos instituteurs, nos administrateurs, nos colons ont fait régner l’ordre, diffuser l’enseignement, distribuer la justice, dompter la nature, fait reculer la famine et le fléau des épidémies. Nous avons marqué de notre empreinte, parce que nous les avons aimés, les peuples qui s’étaient confiés à nous.” La propagande coloniale, étroitement contrôlée par l’État dès les années vingt, va ainsi déployer tous ses efforts en ce sens, vantant les lumières apportées aux “indigènes” grâce à l’accomplissement de la “mission civilisatrice” de la France. La mise en place effective d’une propagande d’État structurée, à travers la création de l’Agence des colonies, est l’exemple le plus tangible de la volonté de la République de promouvoir de façon active et pérenne l’idéologie coloniale en métropole(12). Depuis le début du XXe siècle, on assiste alors à un double processus. D’une part, c’est une évidence, on constate un décalage de plus en plus net entre la pratique et un discours colonial qui peut librement s’étaler : il ne souffre guère de contradiction en métropole après la Première Guerre mondiale, et toute contestation est systématiquement réprimée et étouffée dans les colonies. Cette impunité du discours lui confère un caractère circulaire, une sorte d’arrogance conformiste rendue possible par le consensus colonial, c’est-à-dire par le désir social d’entendre ce discours. L’affiche et le ticket d’entrée réalisés par Bellenger pour l’Exposition de 1931 sont à cet égard tout à fait explicites de cette arrogance coloniale. Pour le dire plus simplement, la colonisation est devenue un motif de légitime fierté dans l’entre-deuxguerres (à l’image de l’Exposition coloniale de 1931 ou des commémorations du centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930). Fierté cocardière certes, mais fierté humaniste et républicaine aussi. Il n’y a guère de doute possible : la France accomplit le bien aux colonies. L’Exposition coloniale est, à cet égard, l’exemple le plus probant de la fierté de la République envers son “œuvre” coloniale. Pendant six mois, à Vincennes, c’est chaque jour auprès de dizaines de milliers de Français une longue litanie sur la mission civiAffiche P. Bellenger, édition Robert Lang. © Achac. L’HÉRITAGE COLONIAL UNE SOURCE DE FIERTÉ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 90 L’HÉRITAGE COLONIAL lisatrice de la République aux quatre coins du monde. Sans la moindre ambiguïté, la République et ses idéaux sont associés point par point à la geste coloniale. Ces certitudes rendront les décolonisations particulièrement traumatisantes et incompréhensibles pour la majorité des contemporains. LES COLONIES, UNE MÉTAPHORE DE LA RÉPUBLIQUE ? 13)- Sur la volonté de mise en scène par l’image pour la période d’après-guerre, on consultera l’ouvrage collectif Images d’Empire, La Documentation françaiseLa Martinière, 1997. 14)- Le rejet, par exemple, de cette uniformisation territoriale de l’Empire à la France est un terrain d’opposition fertile pour les leaders nationalistes au Maghreb, à l’image de Messali Hadj, qui avantguerre écrit dans El Ouma : “L’Afrique du Nord n’est rattachée à la France par aucun sentiment, si ce n’est par la haine que cent ans de colonisation ont créé dans nos cœurs. Au nom de la République française, 60 millions d’êtres humains subissent la plus ignoble servitude… Le colonialisme français cessera peut-être d’exister chez nous, sans laisser d’autres traces que le souvenir d’un cauchemar.” (27 septembre 1939). Le second processus est celui d’une exemplarisation de la colonisation. La colonisation devient une référence pour démontrer les avancées concrètes de l’idéologie républicaine coloniale. La propagande coloniale ne cesse ainsi de vanter les progrès économiques et techniques (infrastructures, modernisation de l’agriculture, industries, etc., à tel point que l’Empire a pu apparaître à beaucoup comme un véritable eldorado), mais aussi sociaux (scolarisation en constante hausse, hygiène et santé publique, protection sociale), et institutionnels, matérialisant de façon constante la réalisation progressive de l’égalité. Le consensus colonial a ainsi opéré une déréalisation presque complète du fait colonial. Mais surtout cette idéologie républicaine coloniale agit comme un miroir sur la situation désirée pour la métropole elle-même. Une situation sociale apaisée : dans les discours coloniaux et dans la propagande, il n’est jamais question de conflit. Les “indigènes”, manifestement heureux d’être placés en de si bonnes mains, collaborent avec enthousiasme à “l’œuvre civilisatrice”(13). Politiquement, les “indigènes” ne posent pas non plus de problèmes spécifiques, exceptée une forte minorité qui récuse de façon très claire et très lucide le faux-semblant républicain, comme l’exprime très tôt (en 1903) une couverture de L’Assiette au beurre(14) (ci-contre). Ils militent, pour la plupart, dans des partis métropolitains exportés dans l’espace colonial. De plus, étant donné leur “immaturité”, ils sont de toute façon exclus des responsabilités et confinés dans un deuxième collège électoral politiquement inoffensif. Couverture de L’Assiette au beurre, n° 110, 1903. © Achac. 15)- Cf. le discours du Premier ministre, le 19 octobre 2000, sur TF1, sur la notion de “communauté nationale”. Ce rôle de la colonisation dans l’idéologie républicaine nous amène à penser que l’impossibilité actuelle de socialiser la mémoire de la période coloniale et, bien entendu, de saisir les liens entre cette période et la nôtre, témoigne de la difficulté à analyser comment l’idéologie coloniale a contribué à former la pensée républicaine. Or, les idées républicaines n’appartiennent pas seulement aux républicains estampillés comme tels. Ces valeurs ont été très intimement incorporées par une large majorité de Français, à travers l’École notamment, comme des valeurs transcendant les clivages politiques. Elles font aujourd’hui partie d’un patrimoine culturel commun, référent identitaire fondamental(15), consciemment ou inconsciemment assumé. C’est là, sans doute, l’une des raisons qui rendent extrêmement difficiles un retour critique sur la colonisation et ses effets contemporains. De ce fait, nous restons désespérément aveugles aux enjeux contemporains de l’histoire coloniale : les articulations colonisationimmigration, le racisme spécifique dans ce pays envers les populations autrefois colonisées, la relation paternaliste de la France à l’égard de l’Afrique depuis quarante ans, ou la non-intégration de fait et la ghettoïsation active de certaines populations dans nos banlieues, sont des exemples probants – et suffisants – pour que nous prenions conscience de ce passé mal assumé. Déconstruire les fondements républicains de l’idéologie coloniale doit rendre possible l’analyse des continuums entre colonisation et France contemporaine. À cet égard, l’article paru dans Libération le 18 juin 2000 (la date est le fruit du hasard !) au titre explicite : “Un musée pour la France coloniale”, ne montre que l’une des facettes du problème : le blocage par l’administration, les politiques et les médias, quand il est question de la création d’un lieu de mémoire sur le passé colonial de la France. Et ce blocage (en tout cas cette absence de prise de conscience) est d’autant plus fort que la mémoire coloniale remet N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 91 PEUT-ON DÉCOLONISER LA RÉPUBLIQUE ? L’HÉRITAGE COLONIAL Ainsi, les colonies sont posées en exemple. Le discours républicain colonial trahit le désir de voir se réaliser en métropole cette paix impériale, cette harmonie coloniale, où les conflits sociaux et politiques – véritable hantise des républicains – n’existent pas, où chacun est à sa place et participe à la construction de la société républicaine en marche. Les colonies deviennent durant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années cinquante une métaphore de la République en voie d’accomplissement. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 92 L’HÉRITAGE COLONIAL en cause, à la différence de Vichy, l’histoire et l’idéologie de la République. Éric Conan et Henry Rousso, dans un livre qui a fait date(16), introduisaient leur propos par ses lignes : “Les souvenirs de l’Occupation obsèdent la conscience nationale. Le constat est devenu banal… La présence de ce passé est trace d’un deuil inachevé. Elle est aussi un signal d’alerte relatif à l’avenir de l’identité française et à la force de ses valeurs universalistes.” Sans établir une comparaison systématique entre ces deux pages sombres de notre histoire, il nous semble évident qu’en termes de mémoire (ou d’absence de mémoire), le parallèle est significatif. En termes historiographiques, avec vingt ans d’écart – de la Libération aux indépendances –, la démarche semble se mettre en place de la même manière. En effet, nous n’en sommes plus aujourd’hui à constater qu’immigration, colonisation et racisme sont liés : c’est un fait largement reconnu. Par contre, de façon très claire, la socialisation de la mémoire coloniale (au même titre que la mémoire des années sombres de Vichy) constituera un enjeu politique majeur pour les dix années à venir. Quelles sont les perspectives, dans ce contexte, pour les chercheurs ? Sans doute sont-elles doubles : l’une, positive, laisse entrevoir que le travail sur la colonisation ne fait que commencer et qu’il sera, dans les années à venir, de plus en plus riche en apports pluridisciplinaires(17) et en nouveaux talents. L’autre, plus délicate, semble indiquer que l’on ne peut éviter la politisation d’un tel débat au cœur d’une République qui a toujours eu du mal à regarder sa ✪ propre histoire en face. Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, “De l’indigène à l’immigré, images, messages et réalités” Pierre-André Taguieff, “Universalisme et racisme évolutionniste : le dilemme républicain” Gilles Manceron, “L’état de veille de l’imaginaire colonial” Dossier Imaginaire colonial, figures de l’immigré, n° 1207, mai-juin 1997 Falcucci, 1942. © Achac. 16)- Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, 1994. 17)- Comment ne pas citer le numéro spécial de la revue Quasimodo : “Fiction de l’étranger” (Printemps 2000), qui ouvre dans ce domaine des perspectives nouvelles ou celui, plus classique mais qui inspire les mêmes sentiments, de la revue Africultures : “Tirailleurs en images” (février 2000). A PUBLIÉ PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 93 PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 94 LES IMMIGRÉS ESPAGNOLS RETRAITÉS EN FRANCE : ENTRE INTÉGRATION ET VULNÉRABILITÉ SOCIALE N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 95 HORS-DOSSIER La France ne les considère plus comme “de véritables immigrés”, mais ils n’en connaissent pas moins les difficultés liées à l’émigration. À l’heure de la retraite, les Espagnols de nationalité ou d’origine, qu’ils aient traversé les Pyrénées pour des raisons politiques ou économiques, voient souvent leurs revenus diminuer sensiblement. Des situations de dépendance et de désaffiliation peuvent ainsi surgir, malgré une forte solidarité familiale et une aide appuyée de la part des associations espagnoles. Depuis quelques années, des associations et des d’hommes mariés dont la famille est restée au organisations comme le mouvement de la Flam- pays. Les étrangers originaires des pays de la Com- bloyance, l’Observatoire gérontologique des munauté européenne – majoritairement d’Eu- migrations en France (OGMF), Migrations santé, rope du sud –, qui représentent 64 % des plus de le Groupe d’information et de soutien aux tra- 65 ans, en sont pratiquement totalement absents. vailleurs immigrés (Gisti), le Groupe de Il est intéressant de voir que dans cette construc- recherches sur la vieillesse des étrangers (Grave) tion sociale de la catégorie des “vieux immigrés”, du Centre pluridisciplinaire de gérontologie de celle-ci devient synonyme de Maghrébins, résidant l’université de Grenoble-II, ou encore le Fonds en foyer. Le compte rendu, dans le journal d’action sociale (Fas) s’émeuvent des conditions d’existence des vieux immigrés. Les rares études, les articles, les publications ainsi que les colloques consacrés au vieillissement des immigrés traitent quasi exclusivement des Maghrébins (13 % de l’ensemble des étrangers âgés de plus de 65 ans) et plus particulièrement de la population maghrébine vieillissante dans les foyers d’immigrés, composée de célibataires et * Auteur de Los imigrantes jubilados en Francia : entre integrac y vulnerabilidad social, pp. 51-97, in Situaciones de exclusíon de los emigrantes españoles ancianos en Europa, U. Martínez Veiga (dir.), Paris, Faceef, Fundacíon 1° de Mayo/DG-V de la Comisíon Europea y Direccíon General de Ordenacíon de las Migraciones del Ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales de España, 2000. Contribution française au projet européen du programme “Situations de marginalisation et d’exclusion sociale dans la Communauté européenne” de la DG-V de la Commission européenne. Étude comparative (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Hollande, Luxembourg) coordonnée par la Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés en France (Faceef). HORS-DOSSIER par Marie-Claude Muñoz*, École des hautes études en sciences sociales N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 96 HORS-DOSSIER Le Monde du 3 juin 1999, du colloque organisé à de 1968 ; elle représente alors presque le quart Aix-en-Provence par la Flamboyance avec le sou- de la population étrangère. Après ce pic, on tien du Fas (Fonds d’action sociale pour les tra- enregistre une diminution constante des effec- vaileurs immigrés et leurs familles) sur le thème tifs aux recensements suivants. Cette diminution “vieillesse et immigration”, est tout à fait symp- résulte d’une conjonction de facteurs : l’arrêt par tomatique de cet état de fait. Philippe Bernard la France de l’immigration de travailleurs en 1974 écrit : “Les Espagnols et les Italiens se sont fondu et la mise en place du dispositif d’aide au retour dans le paysage français et nombre de Portugais entre 1977 et 1981. Côté espagnol, la mort, en choisissent de passer leurs vieux jours au pays.” 1975, du général Franco est suivie en 1977 d’une En effet, ces populations, aujourd’hui non “pro- amnistie générale qui permet le retour des exi- blématiques”, qui appartiennent à des vagues lés. Les changements politiques ainsi que le migratoires anciennes, sont considérées par les développement économique du pays favorisent pouvoirs publics comme intégrées. L’entrée de l’Es- les retours spontanés. Enfin, le faible taux de pagne et du Portugal dans la CEE en 1986 a modi- fécondité des femmes espagnoles résidant en fié leur statut juridique, et pour le Fas, les res- France et les acquisitions de la nationalité fran- sortissants des pays membres “ne pourront plus çaise contribuent à cette baisse des effectifs être considérés comme de véritables immigrés”(1). espagnols. Ce sont les mouvements associatifs, notamment Les données par nationalité du recensement de espagnol et portugais, au plus proche des besoins 1999 n’étant pas encore disponibles, nous avons de leurs membres, qui prennent la mesure des dif- eu recours à celles du précédent recensement ficultés auxquelles se trouvent confrontés aujour- (1990). Pour l’ensemble des étrangers, on d’hui les immigrés âgés. Le vieillissement de la dénombre 282 000 personnes de plus 65 ans sur population s’accompagne de risques d’exclusion un total de 3 600 000 personnes. Les étrangers ori- d’une partie des personnes âgées, du fait de leurs ginaires des pays de la Communauté européenne faibles revenus, de leur non-participation sociale représentent 64 % de l’ensemble des étrangers de et de leur situation d’isolement, et ce a fortiori plus de 65 ans. Les personnes de nationalité espa- pour les immigrés qui vieillissent en France. Ces gnole ou d’origine espagnole sont 518 000. retraités du “troisième âge” et bientôt du “grand Les “Espagnols” (étrangers au sens juridique, âge” sont en droit d’attendre une reconnaissance nés hors de France ou nés en France) sont 216 000 de leur présence, même si, comme l’a si souvent et représentent 6 % de la population étrangère. répété Abdelmalek Sayad(2), seul le travail peut Les plus de 65 ans sont 56 000 (27 000 hommes donner une légitimité à la présence des immigrés et 29 000 femmes) et représentent 26 % de cette dans le pays de résidence ou à son absence dans population, soit 11 points de plus que la moyenne le pays de départ. nationale : les plus de 65 ans représentaient 15 % 1968, LE PIC “ESPAGNOL” Depuis le XIXe siècle, l’émigration espagnole vers la France, liée aux histoires nationales des deux pays, est une émigration à la fois politique et économique. Avec l’immigration économique des années soixante, la population espagnole en France atteint son maximum au recensement 1)- Gérard Noiriel (resp. scientifique), Le vieillissement des immigrés en région parisienne. Rapport final, étude pour le Fonds d’action sociale, 1992, p. 5. 2)- Abdelmalek Sayad, “La vacance comme pathologie de la condition d’immigré : le cas de la retraite et de la préretraite”, in Gérontologie, “La vieillesse des immigrés en France”, n° 60, octobre 1986, pp. 37-55 ; La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, Paris, 1999. de l’ensemble de la population de la France au recensement de 1990. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 97 Compte tenu de l’ancienneté du courant migratoire espagnol, la pyramide des âges est inversée par rapport à celle de l’ensemble des nationalités des immigrés. Le courant migratoire s’est tari et toute la population est appelée à vieillir. Les Français par acquisition dont la nationalité antérieure était espagnole sont au nombre de 302 000. Les plus de 65 ans sont 84 200 (36 800 hommes et 47 400 femmes) et représentent 28 % des effectifs, soit 13 points de plus que la moyenne nationale. Nous avons affaire à des populations vieillissantes où les femmes sont majoritaires ; ausont plus élevés que les effectifs masculins. Rappelons qu’au niveau natio- © Célia Aubourg. nal l’espérance de vie est de 74 ans pour les hommes et de 82 ans pour les femmes, et qu’il existe des inégalités persistantes certains secteurs d’activité, en raison également en fonction de la catégorie socioprofessionnelle de l’impossibilité de valider les années travaillées et de la zone de résidence. au pays d’origine et de la méconnaissance des PAUPÉRISATION ET MARGINALISATION SOCIALE droits en matière d’aide sociale. Le second volet est relatif aux risques de marginalisation sociale du fait que ces retraités, qui ont connu les conditions de travail les plus pénibles et les emplois les La recherche intitulée Les immigrés espagnols moins biens rémunérés, ne disposent pas des res- retraités en France : entre intégration et vulné- sources physiques, financières et culturelles suf- rabilité sociale”, que nous présentons ici dans ses fisantes pour bien vivre leur retraite. Ces risques grandes lignes, a pour objet l’étude des facteurs sont accrus quand les supports sociaux (famille, qui peuvent conduire à la désaffiliation du fait de amis, voisinage, réseau associatif, syndicats, par- la cessation de l’activité professionnelle et de tis politiques…) font ou viennent à faire défaut. l’isolement social qui en résulte. Elle comporte L’enquête comprend une approche qualitative, deux volets : le premier est relatif à la baisse des avec des entretiens en profondeur réalisés auprès revenus consécutive à la cessation d’activité, de retraités espagnols de la région parisienne et aggravée par les difficultés des travailleurs immi- de la région lyonnaise, et auprès d’informateurs pri- grés à reconstituer leur carrière en raison de leur vilégiés du mouvement syndical, des services instabilité professionnelle et géographique dans sociaux français et espagnols, et du mouvement HORS-DOSSIER delà de 75 ans, les effectifs féminins N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 98 HORS-DOSSIER caritatif espagnol. Elle comprend aussi une appro- les centres industriels des régions développées che quantitative, avec un questionnaire qui a été d’Espagne avant de s’expatrier. soumis à 124 personnes retraitées, espagnoles et Leur niveau d’études est faible : les trois quarts d’origine espagnole. Les personnes enquêtées ont déclarent un niveau inférieur ou égal au cycle été sélectionnées à partir des fichiers de complet des études primaires, 5 % sont analpha- l’Imersso(3) et du réseau associatif national de la bètes. La non-scolarisation ou l’interruption des Faceef(4). Pour un petit nombre, les enquêtés sont études primaires sont à mettre en relation avec des utilisateurs des services sociaux de l’ambas- l’origine rurale des migrants : les infrastructures sade et du dispensaire San Fernando(5) de Neuilly. scolaires étaient peu développées et parfois diffi- Les enquêtes par questionnaire ont été réalisées cilement accessibles, les enfants travaillaient très en Île-de-France, en région Rhône-Alpes et dans tôt. La guerre civile est venu perturber la scola- l’Est de la France, en Lorraine. Dans ces trois rité des enquêtés, qui avaient en moyenne six ans zones géographiques, l’implantation des Espa- en 1936. Ce faible niveau de scolarisation a consti- gnols est forte et correspond à l’émigration éco- tué plus tard un obstacle à l’apprentissage du fran- nomique des années soixante. çais. Après trente à quarante ans de vie en France, La population de l’enquête est composée de plus de la moitié déclare une connaissance 48 femmes et de 76 hommes. L’âge moyen des moyenne ou mauvaise du français. Or, nous savons enquêtés est de 70 ans. 71 % d’entre eux sont combien la maîtrise de la langue du pays de rési- mariés, 17 % sont veufs, les autres sont célibataires dence est un élément clef de la participation et ou vivent en couple. 92 % ont des enfants, le de l’intégration sociale des immigrés. nombre moyen d’enfants étant de trois. On enre- L’insertion sur le marché du travail dans des gistre une très forte proximité résidentielle entre emplois peu qualifiés est en corrélation avec le parents et enfants : 76 % ont des enfants qui rési- niveau de formation. Dans leur dernier emploi dent dans la même localité. 96 % des enquêtés occupé, 82 % des hommes travaillaient dans le vivent chez eux et 3 % au domicile d’un enfant. Les secteur secondaire, à égalité dans l’industrie et trois quarts des enquêtés déclarent être de natio- dans le bâtiment, tandis que 80 % des femmes nalité espagnole et 71 % ont un conjoint espagnol. étaient employées dans le tertiaire : dans les ser- Quant aux mariages avec un conjoint français, ils vices domestiques aux particuliers, les services sont plus élevés chez les hommes que chez les hôteliers et les services administratifs. La situa- femmes. tion professionnelle des femmes était plus défa- LE FRANÇAIS DEMEURE SOUVENT MAL MAÎTRISÉ vorable, elles occupaient des emplois non qualifiés tandis que les hommes se trouvaient dans de emplois semi-qualifiés ou qualifiés. Plus des trois Seuls 7 % des enquêtés sont des combattants et quarts de cette population était salariée. 38 % des réfugiés de la guerre civile. Ils font en majorité par- enquêtés ont connu, pendant leur vie active, des tie de la vague d’émigration économique des périodes de chômage dont la durée moyenne années soixante et ont quitté l’Espagne pour des motifs d’ordre économique ou familial (réalisation du regroupement familial) ; une minorité de 10 % a fui la répression franquiste. Pratiquement tous ont souffert de la guerre civile et des difficultés de l’après-guerre. Près de la moitié avait migré vers 3)- L’Imserso (Institut des migrations et des services sociaux) dépend du ministère des Affaires sociales. 4)- Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés en France. 5)- Œuvre de l’ordre des Filles de la charité de saint Vincent de Paul, fondée en 1892. totale est de six ans. Ces travailleurs appartiennent aux catégories sociales N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 99 les plus touchées par le chômage dans la population active : les ouvriers et les employés. Les entreprises sidérurgiques de Lorraine et l’industrie textile de la région lyonnaise ont été très touchées par les restructurations industrielles des années quatre-vingt. 37 % des enquêtés ont été victimes d’un accident du travail, les hommes représentant 61 % des accidentés. Ils occupaient des emplois dans les secteurs d’activité les plus à risques : le bâtiment et l’industrie. Au moment de prendre leur retraite, un tiers des enquêtés ne travaillait pas : ils étaient soit au chômage, soit en arrêt de malapréretraite. © Célia Aubourg. RETRAITE ÉGALE RESTRICTIONS Leur vie active a été très longue, du fait qu’elle a rés sur la période 1940-1967 ont droit à une pen- commencé précocement en Espagne, mais elle ne sion du SOVI (Seguro obligatorio de vejez e invali- leur assure pas pour autant une retraite confortable. dez), qui est un forfait de 40 000 pesetas (soit L’âge moyen d’entrée sur le marché du travail est 1 600 francs mensuels), tandis que ceux qui sont de 14 ans et celui de l’émigration de 28 ans. Seule en dessous des 1 800 jours n’ont droit qu’à la moitié d’entre eux touche une pension versée par 5 000 pesetas (soit 200 francs mensuels). La non- l’Espagne. Pour l’autre moitié, les années travaillées reconnaissance des années travaillées en Espagne dans la péninsule n’ont pas été reconnues. Ces fait l’objet de revendications et s’accompagne d’un retraités nés autour des années trente ont travaillé fort ressentiment envers les autorités espagnoles à la fin des années quarante et dans les années cin- et envers les politiques. Cette demande de recon- quante en Espagne, dans des secteurs de l’écono- naissance est relayée par le mouvement associatif. mie où les travailleurs n’étaient pour la plupart pas Les périodes de chômage, les accidents, les années déclarés : l’agriculture, les petites entreprises, le non cotisées, le travail non déclaré (le travail des bâtiment ou les services domestiques. Or, jusque femmes dans les services aux particuliers notam- dans les années soixante, les droits sociaux asso- ment), la mise à la retraite anticipée auront bien ciés au travail étaient quasi inexistants dans ces sec- sûr une incidence sur le montant des pensions et teurs. Ce n’est qu’en 1967 que l’assurance sociale le niveau de vie des retraités. Si l’on considère que obligatoire et universelle a été instaurée. Seuls ceux 75 % des ménages comptent deux personnes ou qui ont un minimum de 1 800 jours travaillés décla- plus, les revenus mensuels des enquêtés sont rela- HORS-DOSSIER die ou d’accident du travail, soit en qu’ils ont recours et ils répu- tivement faibles : 61 % des foyers ont des revenus N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 100 mensuels inférieurs à 8 000 francs. 8 % de l’échantillon dispose de moins de 4 000 francs de revenus mensuels, 21 % ont entre 4 000 et 6 000 francs. Le passage à la condition de retraité signifie pour la majorité une diminution des revenus et du niveau de vie qui les amène à réduire Il existe une forte solidarité intergénérationnelle. Il y a eu maintien des valeurs centrales que sont la famille et les formes de solidarité traditionnelles de la société d’origine. leurs dépenses pour l’ali- HORS-DOSSIER mentation, l’habillement gnent à faire appel aux organismes spécialisés de l’État. Ce non-recours à des aides publiques auxquelles ils pourraient prétendre traduit un refus de l’assujettissement que constitue l’assistance. Les démarches à faire pour en bénéficier sont perçues, au terme d’une vie de travail, comme une humiliation. La sociabilité des enquêtés ne se limite pas à la sphère familiale ou amicale. Ils sont, dans des proportions impor- et les loisirs. La capacité d’épargne est très faible : tantes, affiliés à des collectifs (associations cultu- seulement 4 % des enquêtés déclarent de l’épar- relles ou sportives, paroissiales, clubs du troisième gne. Un quart emprunte de l’argent et 10 % tra- âge, syndicats) au sein desquels ils exercent des vaillent ou cherchent du travail. L’accès à la pro- responsabilités ou participent à des activités. En priété en France, pour la moitié d’entre eux, mais retour, ils en reçoivent une reconnaissance sociale. également en Espagne, pour un certain nombre, Parmi ceux qui sont affiliés à une organisation, 90 % contribue à leur sécurité matérielle et à leur qua- le sont à une association espagnole. Le faible lité de vie. Dans l’ensemble, ils considèrent aujour- niveau de compétence en français est un obstacle d’hui leur situation satisfaisante. à la participation aux organisations de la société LA SOCIABILITÉ DÉPASSE LA SPHÈRE FAMILIALE civile, à l’exception des syndicats. Globalement, la population de l’enquête, dont l’âge moyen est de 70 ans, jouit d’un état santé et Concernant la sociabilité des enquêtés, soulignons de conditions matérielles qui assurent son auto- l’intensité des liens familiaux, avec la famille de nomie. Elle se caractérise par un réseau de rela- création en France comme avec la famille d’origine tions dense et une forte participation sociale. Ces en Espagne. La quasi-totalité (93 %) des enquêtés indicateurs la situent dans ce que Robert Castel(6) maintient des liens avec l’Espagne. La propriété appelle la “zone d’intégration”. On peut néanmoins d’une maison ou d’un appartement là-bas et la pré- estimer qu’environ un quart de cette population sence de la parenté favorisent le va-et-vient des se situe dans les zones de “vulnérabilité” et de deux côtés des Pyrénées, même si aujourd’hui la “désaffiliation” : dans la première, ils disposent de tendance est à en réduire la fréquence. Il existe faibles revenus et sont dans une situation de fra- une forte solidarité intergénérationnelle. Il y a eu gilité relationnelle ; dans la seconde, ils ont de très maintien des valeurs centrales que sont la famille faibles revenus et sont dans une situation d’iso- et les formes de solidarité traditionnelles de la société d’origine à dominante rurale qu’ils ont quittée dans les années soixante. C’est à elles 6)- Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995. siste est celui de l’assistance qu’ils reçoivent des célibataires, veufs, séparés ou divorcés, ils ont une services sociaux municipaux ou des œuvres cari- petite retraite ou une pension de réversion insuf- tatives espagnoles. fisante, et sont proches du seuil de pauvreté. Le Les associations espagnoles constituent un pôle manque de moyens matériels place les individus de sociabilité et de référence pour les immigrés à dans une situation de survie, limite leur vie sociale la retraite. L’émergence des associations de retrai- et menace leur intégrité physique. Ils sont dans tés est symptomatique des besoins existants, aussi une position critique : leur état de santé est pré- jouent-elles un rôle social considérable d’infor- caire et s’accompagne d’un état de dépendance mation et de service : elles sont l’interface entre dans les gestes quotidiens. Leur couverture sociale la société française et les services consulaires. est insuffisante, ils n’ont pas d’assurance com- Elles informent les immigrés sur leurs droits, sur plémentaire. La faiblesse des revenus limite leur les évolutions de la législation, elles les aident ou accès à des prestations médicales peu prises en les orientent dans leurs démarches administra- charge par la sécurité sociale, telles que l’appa- tives, et viennent relayer leurs revendications reillage auditif, dentaire ou oculaire, ce qui aura auprès des instances concernées. Du côté de la pour effet secondaire de réduire leur sociabilité. société de résidence, on peut déplorer un manque d’ouverture, que ce soit au niveau des relations de voisinage ou de l’accueil dans les services administratifs. Il est fait état notamment des réticences de ces derniers à informer les étrangers La désintégration progressive des liens sociaux sur leurs droits et à les appliquer, et du caractère (relations familiales et relations sociales) est une vexatoire des enquêtes de l’aide sociale. Quant aux des causes majeures de l’exclusion sociale chez les offres en direction des personnes âgées, elles ne personnes âgées. Les personnes les plus exposées sont pas forcément adaptées aux attentes et aux sont celles qui n’ont plus de protection de la moyens des retraités immigrés. C’est donc en par- famille, en l’absence de parents en France, ou de tie grâce aux ressources identitaires qu’ils trou- protection du voisinage, du fait de l’anonymat des vent dans leur environnement que les retraités grandes métropoles, ou encore celles qui ne sont espagnols et d’origine espagnole se situent dans pas affiliés à des associations, des syndicats ou des la “zone d’intégration” de la société française. partis politiques. Le retrait de la vie sociale peut Nous avons eu affaire, dans notre étude, à l’im- conduire à une situation génératrice d’ennui, de migration espagnole du “troisième âge”. Jusqu’ici, perte de sens de l’existence et d’estime de soi, en globalement, tout va bien pour la majorité des raison d’un sentiment d’inutilité sociale. Nous enquêtés, mais quand les situations de dépen- avons alors affaire à des individus “désaffiliés” dance liées au “grand âge” des plus de 75 ans vont éprouvant une grande souffrance. Ils sont dans un s’amplifier, on peut penser que les situations d’ex- isolement social dramatique et le seul lien qui sub- clusion vont aller en s’aggravant. Dossier D’Espagne en France - Itinéraires migratoires en Languedoc et ailleurs, n°118, février 1995 ✪ A PUBLIÉ HORS-DOSSIER DES RETRAITÉS ENTRE INSERTION ET EXCLUSION N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 101 lement social. Ces retraités vivent seuls, ils sont PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 102 par Marie Poinsot Qui veut s’imprégner des arts africains, en cet automne 2000, ira faire un tour dans le Nord : manifestation pluridisciplinaire à vocation européenne, L’Afrique en créations propose, à Lille, une foule de spectacles et performances avec notamment, côté littérature, le Salon du livre africain. L’événement lillois a aussi été l’occasion pour la France d’annoncer une réflexion et des pratiques nouvelles en matière de coopération culturelle, et une ouverture accrue sur l’Afrique non francophone. L’Afrique en créations est certainement la plus importante manifestation consacrée à l’Afrique en France et en Europe, avec 600 artistes venus révéler “tous les pluriels de l’expression artistique africaine”(1), et 200 spectacles déclinés au cours du dernier semestre de l’année 2000 (voir aussi la chronique “Musiques” p. 109). Toutes les disciplines artistiques sont représentées, dans une programmation volontairement métissée. Lille, de par sa situation de carrefour, se prête bien à cette manifestation qui vise une audience européenne. La métropole du Nord prépare ainsi l’avenir, puisque elle sera Capitale européenne de la culture en 2004. La manifestation annonce aussi la prochaine saison culturelle consacrée à l’Afrique du Sud en France, en 2002. Le continent africain est trop souvent réduit à ses crises économiques, ses tragédies humanitaires, ses guerres fratricides… C’est pourquoi, à Lille, on a voulu témoigner de la vitalité et de la richesse de ses créations contemporaines. Depuis plusieurs années, les Rencontres chorégraphiques d’Antananarivo, les Ren- contres musicales de Yaoundé, la Biennale des arts plastiques de Dakar, le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou… montrent le dynamisme de la création africaine et son rayonnement international. Une créativité qui en impose d’autant plus que les artistes africains produisent des œuvres avec une grande économie de moyens. Dans le domaine des musiques actuelles, les opérateurs africains font vivre de véritables entreprises, tandis que la danse contemporaine a permis l’éclosion de nombreuses compagnies qui circulent dans le monde entier. Il est fini le temps où la création africaine était soumise à la critique d’experts français qui venaient “faire leur marché” d’œuvres contemporaines pour leurs programmations en France. Désormais, le continent dispose de ses propres critiques, nombreux et exigeants, capables de promouvoir la création africaine contemporaine sur le plan international. 1)- Ibrahim Loutou, commissaire général de L’Afrique en créations, brochure de présentation. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 103 DES ARTS AFRICAINS INITIATIVES INITIATIVES LILLE, CARREFOUR N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 104 INITIATIVES La place des artistes africains vivant en France n’a pas été oubliée par L’Afrique en créations, tout comme celle des communautés africaines elles-mêmes, notamment des jeunes d’origine africaine, davantage férus de hip-hop que de musiques plus traditionnelles. La programmation s’est notamment appuyée sur Fest’Africa, festival pluridisciplinaire axé sur la littérature organisé par l’association Arts et médias d’Afrique (dont l’un des fondateurs, Nocky Djedanoum, a été nommé pour l’occasion conseiller littéraire de L’Afrique en créations). Un quart du budget a servi à soutenir des manifestations artistiques et des initiatives proposées par les associations africaines en France. DE NOUVELLES ORIENTATIONS POUR LA COOPÉRATION AVEC L’AFRIQUE Charles Josselin, ministre de la Coopération et de la Francophonie, a lié l’événement à la double réforme du dispositif de coopération française(2) : d’une part, la mission de l’Afaa (Association française d’action artistique) a été recentrée sur la diffusion des œuvres françaises à l’étranger et la promotion des œuvres étrangères en France et au-delà, recentrage qui s’est matérialisé par la fusion de l’Afaa et de L’Afrique en créations au début de l’année 2000. Il ne s’agit pas là d’un désengagement de l’État français à l’égard de l’Afrique, mais au contraire d’un renfort de moyens et de réseaux. En témoigne le triplement du budget de l’Afaa consacré à l’Afrique pour l’avenir. D’autre part, le dispositif français de coopération a rejoint le ministère des Affaires étrangères. La manifestation lilloise illustre donc l’ouverture de la coopération à toute l’Afrique, notamment aux Afriques non francophones, et marque le coup d’envoi d’une réflexion stratégique sur le rôle de la culture dans le développement et sur les orientations à prendre en termes de partenariat culturel avec le continent africain. Elle s’inscrit aussi dans une politique plus générale qui cherche à favoriser la présence de la culture africaine sur le marché culturel français. À ce titre, l’exposition des sculptures du Sénégalais Ousmane Sow sur le pont des Arts à Paris, au printemps dernier, a donné une forte visibilité à la vitalité de la création africaine. Les éditions successives de la Fête de la musique ont également été autant d’occasions de populariser les musiques africaines actuelles auprès d’un large public rapidement séduit. La coopération française ne favorise pas uniquement le désenclavement de la création africaine en l’inscrivant dans les grands réseaux 2)- Réunion de presse, déclaration de Charles Josselin, ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, mercredi 20 septembre 2000. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 105 INITIATIVES internationaux, elle doit aussi impulser une cophones, anglophones, lusophones, de tous professionnalisation et une diffusion de cette pays : Mongo Beti, Véronique Tadjo, Ousmane création sur le continent et à l’étranger. L’aide Moussa Diagan, Fatou Keita, pour ne citer apportée par la France aux artistes africains se qu’eux. Nous avons demandé à Nocky Djefait désormais au même titre que celle accordanoum, cofondateur de Fest’Africa, de nous dée aux créateurs français. Ainsi, à la Biennale présenter la manifestation et de nous expliquer des arts contemporains de La Havane, la France sa portée dans L’Afrique en créations(4). Le a invité trois artistes français et six artistes jeune Tchadien était encore étudiant à l’école africains. La francophode journalisme de Lille nie doit elle aussi époulorsqu’il a lancé en 1993, À Lille, ser cette approche, en avec quelques camarades on a voulu témoigner de multipliant les partenade promotion, un festival la richesse des créations riats multilatéraux : les de la littérature africaine. partenaires privés et Cette idée était partie de contemporaines africaines. l’Union européenne peuson indignation devant la Depuis plusieurs années, méconnaissance par les vent être sollicités dans les Rencontres Français de la littérature ce domaine. Par ailleurs, une africaine, vecteur priviléchorégraphiques enquête sur la formation gié, selon lui, de la langue d’Antananarivo, aux métiers de la culfrançaise et de la francoles Rencontres musicales phonie. ture est actuellement en Ce qui intéresse Nocky cours pour identifier les de Yaoundé, besoins de coopération Djedanoum, c’est de faire la Biennale des arts connaître la création litdans chaque pays afriplastiques de Dakar… téraire contemporaine et, cain. Un fonds de solimontrent le dynamisme darité prioritaire finand’une manière plus génécera des formations rale, l’histoire et la de cette création. pouvant aider à la strucmémoire de l’Afrique, qui ne sont pas enseignées turation de la création artistique, notamment par des formations à dans les écoles françaises : “Que les Français la gestion et à l’administration culturelle, le veuillent ou non, l’Afrique partage une partie de l’histoire de la France. Mieux se actuellement très largement déficitaires sur le continent africain. connaître peut certainement faire reculer les préjugés. Si les Français savaient que FEST’AFRICA, VITRINE l’Afrique compte plus d’une centaine d’écriDU LIVRE AFRICAIN vains, et que la littérature porte en elle toute l’Afrique, de la tradition à la modernité, ils Pendant quatre jours(3), L’Afrique en créaauraient plus de respect pour la culture. tions programme un large panorama de l’actualité littéraire africaine. Cette huitième édition du Salon du livre africain qui se tient à 3)- Du 8 au 11 novembre, place du Général-De-Gaulle, chapiteau, Lille. l’automne dans l’agglomération lilloise invite cette année une cinquantaine d’écrivains fran4)- Entretien du 2 octobre 2000. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 106 INITIATIVES Sinon, ce déni de culture alimente le racisme.” Il reconnaît que ce projet de festival a émergé au début des années quatre-vingt-dix, à un moment où le mouvement associatif se renforçait, la politique française elle-même suscitant ce militantisme dans beaucoup de domaines, y compris culturel et artistique. Les Africains se sont engouffrés dans la brèche ouverte afin de promouvoir leurs cultures. Fest’Africa a rapidement bénéficié d’un partenariat régional important. L’école de journalisme a la première soutenu cette opération en accueillant les conférences dans ses amphithéâtres. Dès 1993, le soutien de la ville de Lille d’abord, puis de la direction régionale des Affaires culturelles, du Fonds d’action sociale, du conseil régional, et du conseil général a permis de convaincre d’autres collectivités locales, et enfin le Centre national du livre et l’Union européenne. Aujourd’hui, Fest’Africa fait vraiment partie de la vitrine culturelle lilloise. UNE LITTÉRATURE EN PLEINE ÉVOLUTION Fest’Africa fait venir à Lille de nombreux écrivains africains. Ces invitations nécessitent un travail de contacts de longue haleine. “Il faut glaner beaucoup d’informations, contacter des éditeurs africains pour qu’ils nous envoient leurs catalogues de parutions. Mais de jeunes auteurs qui ne sont pas forcément connus nous écrivent aussi pour faire connaître leurs œuvres. Au fur et à mesure, on avance en construisant le programme”, raconte Nocky Djedanoum. Le festival profite de ce que certaines maisons d’édition françaises ont, depuis quelques années, un regain d’intérêt pour la littérature africaine : les éditions de la Fondation Dapper, la collection “Afrique” des éditions Actes Sud, la nouvelle collection “Continents noirs” de Gallimard, etc. L’Afrique francophone y est toujours dominante, même si la programmation s’ouvre progressivement aux régions lusophones et anglophones, les dernières accueillant notamment un festival de poésie à Durban, en Afrique du Sud, et un salon de littérature à Harare, au Zimbabwe. Créé pour partager la littérature africaine avec les Français, Fest’Africa s’est heurté au même problème en Afrique francophone, où il n’existe pas de manifestation littéraire d’envergure aujourd’hui. D’où une première édi- PROLONGER LES EFFETS DE LA MANIFESTATION Fest’Africa mobilise un public scolaire et universitaire très large : “Les profs de collèges et de lycées sont très demandeurs, ils nous téléphonent très tôt, au début de la rentrée scolaire, pour s’inscrire.” Le grand public vient aux rencontres et aux journées de dédicaces organisées par la Fnac de Lille. “Fest’Africa a su capter l’esprit convivial du Nord, et les écrivains africains invités se sentent ici vraiment en famille”, confirme Nocky Djedanoum. Le dialogue se poursuit avec des auteurs français, selon les thématiques : Didier Daeninckx est venu à Lille et Yves Simon a accompagné Fest’Africa au Rwanda. Bientôt, espère-t-on, des auteurs d’origine africaine seront en résidence à la maison ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ François Bensignor nous parle de l’aspect musical de L’Afrique en créations dans sa chronique ”Musiques”, page 109. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 107 des écrivains, la maison Marguerite-Yourcenar, située dans le superbe château du Mont-Noir, dans l’agglomération lilloise. Mais pourquoi aller chercher si loin des auteurs africains, alors que beaucoup d’artistes d’origine africaine vivent difficilement de leur art en France et sont peu reconnus ? Réponse de Nocky : “La richesse de cette création littéraire ne peut pas se limiter à l’Afrique, ni d’ailleurs à la France. La diaspora africaine va jusqu’aux États-Unis, et s’étend sur plusieurs continents. C’est aussi cette histoire qu’on essaie de comprendre, pour voir comment elle évolue et s’adapte avec les époques.” Ainsi, la huitième édition de Fest’Africa est totalement intégrée dans L’Afrique en créations. Cette année, “Lire en fête”, un ensemble de manifestations animées par le réseau des médiathèques départementales du Nord, se déroule dans un grand taxi-brousse qui sillonne les villes de la région. L’Afrique en créations, par la diversité des expressions artistiques mises en valeur, permet d’élargir l’horizon du public lillois vers l’autre continent. Ce moment fort représente une véritable opportunité pour les opérateurs culturels africains. “Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passera à Lille après L’Afrique en créations. Comment développer les spectacles vivants tout en gardant la littérature au cœur de Fest’Africa ? Comment convaincre les collectivités locales, les institutions comme le Fas de maintenir une programmation pluri-artistique ?”, se demande Nocky Djedanoum, qui espère prolonger les effets stimulants de Fest’Africa dans la région. ✪ INITIATIVES tion africaine de Fest’Africa, qui s’est déroulée du 27 mai au 5 juin 2000 au Rwanda. Dorénavant, tous les deux ans, le festival aura son édition sur le continent noir. Il collaborera à la Biennale des lettres qui devrait se tenir à Brazzaville. Quant aux thèmes traités par cette littérature africaine, ils sont en train de changer. La plupart des écrivains portent un regard critique sur leur société et sur leur système politique. Leur littérature n’est plus l’étendard de la lutte anti-coloniale, de l’indépendance ou de l’identité africaine, elle se tourne vers la lutte contre les dictatures et les guerres fratricides. Le dernier roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, fait actuellement un tabac sur les deux continents et vient de remporter le prix Renaudot. PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 108 Lille et sa région célèbrent l’an 2000 en accueillant des créateurs de toute l’Afrique et de toutes disciplines jusqu’au mois de décembre. La musique tient une place de choix dans ce programme éclectique et foisonnant, avec une quinzaine de spectacles, des stages, des résidences d’artistes. C’est Youssou N’Dour et l’Orchestre national de Lille, dirigés par Jean-Claude Casadesus, qui donnaient le coup d’envoi de cette manifestation mise en œuvre par l’Association française d’action artistique (Afaa). par François Bensignor Le programme proposé depuis des virtuoses nigériens du groupe d’expérimenter la fabuleuse la mi-septembre à Lille par Mamar Kassey, la belle voix énergie du chanteur de “m’balax L’Afrique en créations peut se bluesy du Malien Boubacar fusion” dakarois Alioune Mbaye lire comme un voyage à la ren- Traoré, ou encore les contrastes Nder (dont c’est un des rares contre des talents les plus tradi-modernes ou sahel-forêt de concerts en France) et le appréciés de l’Afrique contem- la Malienne Rokia Traoré et du “bikoutsi rock” des déjà célèbres poraine. Réunissant Youssou groupe camerounais Patengué. Têtes brûlées du Cameroun. N’Dour, le Pan African Orches- L’association Africa Fête a Trois jours de festival hip-hop tra du Ghana et l’Orchestre investi la salle de l’Aéronef pour ont aussi permis de réunir la national de Lille sous la direc- cinq soirées. Un premier grand vague montante de la scène rap tion de Jean-Claude Casadesus, bal africain était animé par les ouest-africaine (Guinée, Ghana, le concert d’ouverture marquait personnalités marquantes du Sénégal, Mali) et les jeunes symboliquement une recon- Béninois Stan Tohon et du groupes de la région lilloise, sous naissance des musiques afri- groupe jazzy sénégalais Dieuf- l’égide des grands frères séné- caines au rang des répertoires Dieul. L’autre sera l’occasion galais Positive Black Soul. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 109 L’AFRIQUE EN CRÉATIONS MUSIQUES MUSIQUES classiques. Du griot au rappeur, on aura pu applaudir quelques stars, mais surtout goûter la qualité des Abdoulaye Diabaté. © Catherine Millet spectacles de musiciens et de chanteurs encore peu habitués aux circuits des tournées européennes. L’Afrique francophone était particulièrement bien représentée au cours du mois d’octobre, notamment avec l’afro-jazz franco-guinéen du groupe Nakodjé, la magie peule ✒ Y. N’D. : C’est surtout une impression d’espace. C’est vrai MUSIQUES N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 110 qu’on laisse de côté les rythmes qui sont les bases de nos compositions, mais après on sent qu’on a beaucoup plus d’espace. C’est une autre respiration, qui donne de nouvelles possibilités à la voix. Lamontville. © Arthur Bozas. H&M : Parmi les instruments de l’orchestre symphonique, y Deux nuits seront consacrées à soirée en ouverture du pro- en a-t-il un que tu affectionnes deux pays non francophones, gramme de L’Afrique en créa- particulièrement ? l’Afrique du Sud et le Cap-Vert. tions et une nouvelle aventure Y. N’D. : J’adore la harpe, parce À découvrir, la diversité de la dans le parcours de l’enfant qu’elle est proche de la kora. création sud-africaine avec le chéri de Dakar. J’ai travaillé avec Alan Stivell et j’ai été très impressionné par cet groupe Lamontville, Madala Kunene, Noma Shizolo, Shiyani H&M : Comment est né ce pro- instrument qui a beaucoup de Ngcobo ; et deux des voix qui jet artistique avec l’Orchestre choses à dire. C’est magnifique marquent actuellement la scène national de Lille ? de le retrouver dans l’Orchestre capverdienne internationale : Youssou N’Dour : Il y a six ans, national de Lille. Maria Alice et Tito Paris. Enfin, Jean-Claude Casadesus m’avait il ne faudra pas rater la fameuse dit qu’il aimait mes chansons et H&M : Pensais-tu qu’un jour nuit de Noël mandingue, initiée qu’il souhaitait qu’on les inter- Birima, une chanson que tu as par le festival Africolor, qui vien- prète avec son orchestre. Ça écrite il y a très longtemps, dra clôturer le programme de m’intéressait beaucoup, parce pourrait sonner comme ça, L’Afrique en créations avec un que j’aime bien que mes chan- avec un grand orchestre ? délicieux plateau d’artistes sons partent dans différentes Y. N’D. : Birima, non. Peut-être maliens : Abdoulaye Diabaté, directions. On a eu l’occasion de plus un morceau comme Xalé, Moriba Koïta, Mali Dambé Foly, travailler ensemble il y a cinq mais Birima est une chanson qui Issa Bagayogo, Mamou Sidibé et ans. Pour moi, c’était génial. a sa complexité traditionnelle, d’autres. Cette fois, l’occasion est d’au- quelque chose d’assez difficile, tant plus belle que c’est toute en dehors des normes univer- une saison consacrée à l’Afrique selles. Je suis assez impressionné qui démarre ici à Lille et qui que des musiciens classiques par- sera relayée un peu partout en viennent à l’interpréter. YOUSSOU N’DOUR EN VERSION SYMPHONIQUE Avant son concert à Bercy, Yous- Europe. sou N’Dour enchantait le public H&M : Tu termines ta chanson de l’Orchestre national de Lille, H&M : Quel effet ça te fait New Africa par ces mots que à l’invitation de son chef Jean- d’être entouré d’un grand or- chantait aussi Bob Marley : Claude Casadesus. Une belle chestre symphonique ? “Africa unite”… qu’autant les Africains donnent, L’Afrique est un continent riche nologique, au niveau des câbles, autant ils doivent aussi recevoir. en différences culturelles. Et etc. Maintenant, nous travaillons Avec Jolloli, on a fait beaucoup de dans cette chanson, je rêve de sur des projets qui nous permet- choses sur le plan local. Sur le voir toutes ces différences cul- tront de mettre sur internet beau- plan international, nous avons turelles unies dans une Afrique coup de contenus musicaux et sorti Cheikh Lô et, récemment, qui serait comme un pays, où les autres. En fait, on est dans un pro- une compilation de rap avec qua- différences d’idées seraient une cessus de mise en place et j’es- torze groupes qui symbolisent la force extraordinaire. père que d’ici l’année prochaine, scène hip hop sénégalaise. Nous nous serons vraiment prêts pour avons beaucoup de projets. Les utiliser internet à 100 %. gens sont vraiment intéressés au H&M : Est-ce que tu t’im- niveau local et c’est ce que nous pliques toujours autant en voulions. faveur de l’annulation de la H&M : Où en sont ton label de dette des pays africains ? disques, Jolloli, et ta radio ? Y. N’D. : Oui. Mais maintenant, Y. N’D. : Ça marche bien. La radio H&M : On dit que tu envisages il faut moins en parler, il faut le passe de la musique qui vient aussi de monter une télé pri- faire ! Tous les problèmes qu’il y d’ailleurs, parce que je pense vée. Qu’en est-il réellement ? a aujourd’hui autour des pays N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 111 d’avancées dans le domaine tech- MUSIQUES Y. N’D. : Oui, je rêve !… sous-développés sont liés à la dette et non à des problèmes naturels. L’annulation de la dette permettra peut-être à l’Afrique de repartir et fera peut-être que les jeunes pourront rester chez eux. Avec internet, c’est la première fois qu’on a la possibilité de rester chez soi tout en étant connecté avec le monde. Je pense que c’est très intéressant. H&M : Aurais-tu des projets sur internet ? Y. N’D. : Oui. J’ai un projet qui permettrait à beaucoup de gens de créer une communauté pour proposer des choses, donner leur avis, faire de la musique… Je pense que c’est fait pour nous ! Pour l’instant, on a le souci de mettre techniquement les choses en place. Au Sénégal et en Afrique, il y a eu beaucoup Youssou N’Dour. © Sony Music. ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 112 MUSIQUES Y. N’D. : Je fais partie d’un tout son univers musical. Les ment riche et qui me gratifie groupe de presse avec des potes. arrangements que nous avons comme musicien. J’en tire le On peut avoir une télévision, faits pour grand orchestre sym- sentiment que de bons musi- parce qu’on a des choses à dire. phonique permettent une ren- ciens se retrouvent toujours. Si l’opportunité se présente, on contre avec sa musique, notre Simplement, il faut travailler y mettra le contenu… Mais rien style et le sien… C’est quelque une autre forme d’approche. La n’est encore décidé et ce n’est chose qu’il faut éprouver, res- musique africaine a un style plus pas une priorité. Internet est sentir, et je crois que ça fonc- ludique, plus naturel, plus beaucoup plus intéressant pour tionne bien. improvisé, plus rebondissant. Il n’y a pas le texte qu’il faut lire moi que la télé. Propos recueillis H&M : Y a-t-il un souvenir par- absolument, avec le chef d’or- par François Bensignor ticulier que vous gardez de la chestre qui donne toutes les première rencontre avec Yous- indications, il y a une écoute sou N’Dour ? beaucoup plus grande, un peu J.-C. C. : Oui, c’était à Gorée, comme dans la musique de en 1986. Je présentais un chambre occidentale, où l’on se énorme concert pour commé- passe un relais musical d’un Ouvert à toute expérience mu- morer le dixième anniversaire musicien à un autre en écou- sicale enrichissante, Jean- des massacres de Soweto (441 tant ce que font les différents Claude Casadesus a voulu Noirs tués par la police). J’ai pupitres. mettre l’Orchestre national de rejoué des percussions avec C’est une musique extraordi- Lille, qu’il dirige depuis plus de Youssou. Il y avait aussi Jacques nairement vivante, qui bouge vingt ans, au service de la Higelin et un grand nombre de tout le temps, qui donne envie musique africaine. Les chan- musiciens. C’est un souvenir de danser, de se mettre en mou- sons de Youssou N’Dour réar- très fort… Plus récemment, vement. Une musique orga- rangées pour grand orchestre j’ai aussi entendu Youssou à nique, qui apporte beaucoup symphonique donnaient le coup l’Aéronef de Lille et nous avons aux musiciens classiques. Je d’envoi des manifestations de joué ensemble pour le ving- crois que le son de l’orchestre L’Afrique en créations. tième anniversaire de mon classique apporte aussi beau- L’OUVERTURE AFRICAINE DE JEAN-CLAUDE CASADESUS orchestre. Ces rencontres ont coup à la musique africaine et H&M : Comment définiriez- toujours été extrêmement que chacun peut s’enrichir de vous votre relation avec Yous- riches et festives. ses différences. C’était le but de cette rencontre. sou N’Dour ? Jean-Claude Casadesus : Je H&M : Que vous procure cette l’ai rencontré il y a une quin- rencontre entre votre orches- H&M : Avec votre orchestre, zaine d’années. C’est un musi- tre symphonique et la musique vous explorez tous les univers cien formidable, extrêmement africaine ? de la musique, jazz, chanson, sensible, organique, qui a le J.-C. C. : La musique transmet musiques du monde… Vous sens du rythme, qui se balade des vibrations parfois extrêmes, êtes le contraire d’un classique sur la section rythmique et qui parfois très douces, parfois dio- engoncé dans son classicisme. a une très bonne oreille. Ses nysiaques, parfois élégiaques… Comment décririez-vous votre chansons sont l’émanation de C’est une rencontre extrême- démarche ? servir l’idéal de l’art. Et je crois existe entre la musique clas- demande une très grande que les gens ne s’y trompent sique et certaines musiques de rigueur. C’est aussi un style qu’il pas. Ils savent reconnaître les variété ou de jazz. Montrer qu’il faut en permanence maîtriser. professionnels de grand niveau y a plusieurs façons de les abor- Pour bien interpréter Mozart, qui donneront leur cœur, la der, avec des styles différents, Beethoven, Ravel, Debussy, Stra- science de leur métier pour et que ce qu’elles proposent vinsky, il faut à chaque fois faire essayer d’alléger les difficultés est toujours en prise directe une analyse, chanter intérieu- du quotidien. avec une histoire qui raconte la rement tout ce qui va se produire Je crois que la beauté peut joie, la tristesse, la colère, la sur scène, savoir ce que les musi- contribuer à sauver le monde. nature, un lever ou un coucher ciens vont faire, ce qu’ils atten- Mais la beauté ne se décrète de soleil, une poésie et surtout dent de vous… C’est un énorme pas, la créativité non plus : ça l’amour. travail, de grande rigueur et de se cultive. Ce que j’ai souhaité, Propos recueillis grande patience. c’est montrer la proximité qui par François Bensignor N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 113 J.-C. C. : La musique classique qu’elle est universelle, qu’elle traduit la vie. Or, je pense depuis ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ PROGRAMME très longtemps que si elle traduit la vie, il faut être à l’écoute de la vie. On ne peut pas être un ● 18 novembre, Linselles Soriba Kouyaté (Sénégal) ● 25 novembre, l’Aéronef à Lille Grand bal africain, ouverture du festival les Transculturelles : Saintrick et les Tchielly (Congo), Têtes brûlées (Cameroun), Nder et le Setsima Group (Sénégal) ● 1er décembre, l’Aéronef à Lille Nuit sud-africaine avec le groupe Lamontville, Madala Kunene, Noma Shizolo, Shiyani Ngcobo (Afrique du Sud) ● 9 décembre, le Gymnase à Roubaix Nuit capverdienne avec Maria Alice et Tito Paris (Cap-Vert) ● 9 et 10 décembre, le Grand Palais à Lille Journées musicales africaines avec les groupes de la métropole lilloise ● 23 décembre, l’Aéronef à Lille Soirée mandingue, festival Africolor Abdoulaye Diabaté, Moriba Koïta, Mali Dambé Foly, Issa Bagayogo, Mamou Sidibé (Mali) pur esprit qui s’isole dans sa montagne. Certains le font. Moi je pense qu’il est plus important d’essayer de transmettre. On dit que l’art est élitiste. Oui, il l’est, mais il doit se partager, essayer de tirer ceux qui n’ont pas eu la chance d’y être associés vers cet élitisme. Il s’agit avant tout de penser à la qualité la plus haute que l’on est capable d’obtenir, de permettre aux gens qui vont prendre contact avec cette qualité de comprendre qu’on leur propose le meilleur de nousmêmes, du plus favorisé au plus démuni. Par des expériences, des actions : la musique dans le quotidien des gens, la musique dans des lieux prestigieux, mais avec toujours pour objectif de Renseignements : 03 20 31 87 44 Réservations : 0 803 808 803 MUSIQUES Mais de la musique, on dit aussi PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 114 ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ dentes répercussions à tous les taire. Prennent aussi la parole CHEF ! niveaux de comportement, y un opposant démocrate de l’as- Film camerounais de Jean-Marie Teno ➤ Outre une farouche opposition au pouvoir totalitaire de Paul Biya, président de la “démocrature” du Cameroun, Jean-Marie Teno avoue, parmi les motivations qui l’ont conduit à réaliser cette sorte de documentaire sous forme d’essai et de pamphlet, son envie de dénoncer, à tous les échelons de la société camerounaise, la forte propension de ses compatriotes à se satisfaire d’un système fortement hiérarchisé. Avec tout ce que cela implique d’obéissance passive, de servilité et de prébendes, de survivances de coutumes surannées parfois grotesques, parfois monstrueuses, niant les droits de l’homme – et, de façon encore plus flagrante, de la femme –, sans parler des abus de pouvoir sous une forme pyramidale qui, au final, écrase le plus faible et le plus démuni. C’est à travers une enquête sur le terrain pour dénoncer à la racine les dégâts de cette chefferie généralisée que s’imposera, avec une grande intensité dramatique, la perversion de tout l’édifice social, avec ses évi- compris les plus humbles, et les sociation Cap liberté, et l’écri- manquements inéluctables au vain Mongo Beti, patriarche de respect des droits élémentaires la lutte pour les droits civiques, (et même de la vie) des indivi- qui a fait de sa librairie de dus. En marge d’une grandiose Yaoundé la citadelle de la liberté cérémonie de passation des pou- d’expression. voirs héréditaires d’un potentat Enfin, et surtout, on assiste à un local, un jeune voleur de poules long échange avec le journaliste est pris à partie par la foule et Pius Njawe, incarcéré toute une sur le point d’être lynché à mort, année dans le pourrissoir que selon la stricte application de la sont les prisons du régime, pour loi et à l’évidente et malsaine avoir seulement fait état d’une satisfaction des instincts et frus- rumeur et d’un questionnement trations des badauds. Face à la sur l’état de santé de l’omnipotent foule, un vieillard, aussi décalé président. Sans parler de la prise qu’un juriste international, âme de conscience aiguë de la mons- charitable égarée dans la vin- truosité du régime carcéral, cet dicte populaire et son simulacre emprisonnement aura de graves de justice, psalmodie impertur- conséquences personnelles. La bablement le bon droit. femme enceinte du journaliste D’autres éléments viendront sera brutalisée lors d’une visite et étayer le procès du régime accouchera d’une fillette mort- dressé par ce moyen-métrage née. C’est à cette petite Justice N. qui passe sans transition du que le film est dédié. documentaire au réquisitoire, Nul doute que par la parole et passage renforcé par une prise l’image, Jean-Marie Teno soit un de parole directe et virulente du redoutable débatteur. Trop pas- réalisateur. Des femmes mili- sionné peut-être pour laisser au tantes dénoncent le régime débat une part de doute et de matrimonial hérité du code civil nuance qui emporterait plus français de 1804. Une incursion facilement la conviction et, sur- en salle des mariages en montre, tout, pour donner aux séquences par-delà le grotesque, tout le une force suggestive trop sou- caractère obsolète et inégali- vent balayées par des affirma- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 115 par André Videau CINÉMA CINÉMA ✒ fallait un média plus fort que l’écriture ou la parole, déjà N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 116 vouées à l’échec. Il fallait une œuvre à plusieurs registres qui raisonne et émeuve à la fois, qui ne laisse rien dans l’ombre, mais n’expose rien à la rancune et ne creuse encore les écarts. Cela nous vaut un beau film porté par la nécessité, bandé comme un arc prêt à décocher des flèches. Celles qui visent l’amour plus que la guerre. Sous un titre empreint de gra- CINÉMA vité, emprunté aux textes fondateurs, il sera question “d’armes pacifiées”, toutes bonnes à utiliser : l’autobiographie en forme de journal intime, l’enquête au sein de la famille (dont l’époustouflant tions transformées en évidences. aller vivre plus librement aux couple des grands-parents, Mais le film se veut une arme qui Pays-Bas. Elle voulait principa- entre habitude, détestation et, ne s’embarrasse pas de précau- lement se soustraire à la tyran- finalement, complicité gogue- tions. Certains penseront que nie coutumière d’un père qui narde), les témoignages faisant c’est ce qui fait sa force, d’autres souhaitait la donner vierge au référence aux lois, aux cou- sa faiblesse. Signalons aussi que mari de son choix. S’acheminant tumes et aux moyens de les Chef ! est accompagné d’Hom- aujourd’hui vers la quarantaine, contourner. Étudiants libéraux mage, une courte fiction du célibataire, sans enfant et acqui- ou intégristes, sociologues cro- même Jean-Marie Teno, elle se à quelques valeurs huma- quant la sexologie au tableau aussi directement inspirée de nistes de l’Occident, le désir (la noir de l’université mais plus ❈ nécessité ?) lui est apparu d’ef- réservés sur le divan familial… son engagement politique. fectuer un retour au pays des ori- tous sont un peu piégés par les ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ gines pour y entreprendre une retournements de leurs prin- DANS LA MAISON DE MON PÈRE quête de ce père fui et si long- cipes et le passage si délicat du temps honni. Et peut-être une général au particulier. Film marocain de Fatima Jebli Ouazzani ➤ Voilà plus de seize ans que Fatima Jebli Ouazzani a rompu avec les contraintes de son milieu familial marocain pour reconquête. On peut toujours Enfin, pour laisser la part belle rêver et le film, à travers à la partie adverse – la perti- quelques séquences oniriques, nence et l’impact du film doi- ne s’en privera pas. vent beaucoup à cette équité Pour tenter de favoriser la ren- non dénuée de malice ou sim- contre et renouer le dialogue, il plement laissée à la force des Le petit homme, troisième film retour au bercail. Celui d’une entre culture d’origine et culture d’Ibrahim Feruzeh après La clé jeune Marocaine née en Hol- d’accueil. Il semble que chez et La jarre, en train d’atteindre lande qui, attirée par les fal- nos voisins du nord, l’écart soit la limite de ce cinéma “à l’iranien- balas autant que par l’authen- encore plus grand entre mili- ne” magnifié par Kiarostami ? ticité identitaire, veut faire sur tantisme permissif d’une part et Cinéma qui se joue des interdits place un mariage traditionnel repli communautaire restrictif sans toujours chercher à les et a conservé sa virginité pour de l’autre. Et donc l’équilibre abattre, et pour cela utilise l’en- se conformer au cérémonial. plus difficile à trouver. ❈ fance, terre de liberté en sursis, à travers d’émouvantes et édi- On la suit éblouie de fastes et néanmoins inquiétée par un ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ fiantes histoires de dénuement, rituel qui semble bien vouer à LE PETIT HOMME de dévouement, de solidarités, la régression une jeune fille Film iranien de Ebrahim Foruzesh qu’enluminent des frimousses de émancipée. Il faut le dire, ce film n’est pas ➤ Commençons par une consta- ser les adultes écrasés par les le énième réquisitoire contre le tation sans doute très injuste, tâches quotidiennes dans le sort matrimonial fait aux donc exprimée avec précaution remue-ménage des villes ou l’ari- femmes musulmanes et notam- et retenue. N’est-on pas, avec dité des campagnes. On a jusque- héros en herbe, promptes à éclip- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 117 maghrébine, de la déchirure CINÉMA images –, le film suit un autre ment aux Maghrébines. Tout ici est plus complexe, plus sensible et beaucoup plus efficace. La franche explication – autant que faire se peut – avec ce père “répudiateur” et tyran domestique aura peut-être lieu. C’est une affaire intime entre Fatima Jebli Ouazzani et les siens. En tout cas, le film aura, sans démagogie et avec une implacable logique, apporté du grain à moudre pour enfin débarrasser les esprits de l’horrible métaphore du vieux couscous dont personne ne veut, appliquée à celles qui ont perdu leur virginité hors mariage et que réitère gaillardement le grand-père du fond de son impotence. Dernière remarque qui peut venir à l’esprit du spectateur français : on disserte beaucoup, concernant les jeunes d’origine ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 118 CINÉMA là craqué à presque tous les élan de solidarité qui parviendra ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ coups. N’y a-t-il pas comme une à canaliser l’inondation et four- PIÈCES D’IDENTITÉS sorte de saturation d’un côté, nira un beau morceau de bra- d’essoufflement de l’autre ? voure cinématographique, noc- Film congolais (RDC) de Mweze Dieudonné Ngangura Dans l’entourage du jeune turne et diluvien. Quand le soleil ➤ Mohammad Ali, chacun doit se remettra de la partie, la de réalisation (ou peut-être à mettre du sien pour subvenir récolte de courgettes, d’auber- cause d’elles, selon le vieux prin- aux besoins de la famille. Mais gines et de citrouilles sera de cipe “à quelque chose malheur les difficultés s’accumulent à taille à mériter une visite de est bon”), ce film congolais (Kin- mesure que les temps changent. toute la classe de Mohammad shasa), qui fut surtout tourné Essence et gaz supplantent le Ali. L’instituteur en tête, revenu en Belgique et au Cameroun, charbon et le père charbonnier de ses préventions, pour une échappe à bien des travers d’un doit s’exiler en quête d’un travail leçon d’agronomie en plein cinéma africain confiné dans un plus rémunérateur. Les objets champ… et une consécration passéisme usuels et artisanaux que la mère des activités clandestines du double succès qu’il vient d’ob- fabrique à domicile trouvent de petit écolier fugueur. La famille tenir, tant auprès du public que moins en moins preneur sur les est pour un temps sortie de la dans de multiples festivals (à marchés. La clientèle délaisse disette et de l’opprobre. commencer par l’Étalon de Yen- l’osier et le rotin pour le plas- On imagine assez bien l’accueil nenga, récompense suprême du tique et la moquette. Reste le dithyrambique que le même film Fespaco, festival panafricain de lopin de terre ancestrale que aurait suscité quelques années Ouagadougou, en 1999), devrait cultive péniblement et partiel- auparavant. Il a tous les ingré- d’ailleurs aider à faire bouger les lement le grand-père. C’est là dients enthousiasmes mentalités et les prises de déci- que Mohammad Ali décide d’in- d’alors, y compris une impec- sions qui ont trop souvent vestir ses jeunes forces et son cable maîtrise esthétique qui conduit à l’impasse. amour de la nature, dussent en aurait suffi à nous subjuguer. Là Car les rares productions du pâtir son assiduité d’écolier et où nous finissons par trouver un continent, orientées de façon ses résultats pas toujours satis- prudent conformisme, on aurait subreptice vers les goûts exclusifs faisants. vu une frondeuse audace pour de quelques aréopages euro- Dès lors, le film va tourner à contourner les impératifs sec- péens, intronisaient quelques l’hymne démonstratif. La com- taires de la censure des mol- auteurs-réalisateurs (non dénués plicité de l’aïeul, ajoutée à l’opi- lahs. Sous les métaphores et les de qualité) en clients attitrés des niâtreté et aux ruses du gamin, symboles, nous aurions réperto- palmarès et en artisans beso- prêt à risquer les sanctions de rié tous les signes annonciateurs gneux et répétitifs, à l’inspira- l’école buissonnière et les répri- d’un futur meilleur. Donc, pru- tion bridée. On devait s’incliner mandes maternelles, triom- dent mea culpa, la description devant de belles histoires impré- phent même des cataclysmes. qui en est faite ici sur un ton gnées L’inévitable orage est maîtrisé, involontairement ironique n’est muséographique et désuète (les qui aurait pu mettre en péril les peut-être qu’un mouvement trop fameux “films de calebasse” récoltes et réduire à néant tous d’humeur inconsidéré envers un dont a parlé un critique lucide). les efforts. Le désastre sera évité film par ailleurs plein d’habileté Pendant ce temps, l’urbanisation de justesse par un magnanime et de grâce. ❈ de l’Afrique, avec ses désastres et des Nonobstant les difficultés esthétisant. d’une Le anthropologie ceux qui s’affligent de la médio- tectrice des religieuses pour écrans. Ce qui, au fond, n’était crité des prestations “d’artistes faire des études de médecine. pas pour déplaire aux idéologies de couleurs” ou à ceux qui pen- Mais les lieux ont bien changé dominantes, peu enclines au sent trouver des solutions dans depuis sa dernière visite lors de constat et à la contestation. l’application de quotas. On n’a l’Exposition universelle de 1958. Mweze Dieudonné Ngangura, pas besoin de légiférer avec le Alternant, comme bien des déra- réalisateur déjà expérimenté de talent, il s’impose naturellement. cinés, entre naïveté et roublar- plusieurs fictions et documen- Mani vient pour tenter de retrou- dise, il va connaître une cascade taires, ne s’est pas embarrassé ver sa fille Mwana (Dominique d’aventures cocasses ou doulou- de telles directives. Il n’a pas cru Mesa), partie dans l’ombre pro- reuses et multiplier les ren- bon de céder à un prétendu goût du jour. Avec les bonnes vieilles recettes de la comédie, son film met hardiment les pieds dans les N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 119 ses forces vives, s’absentait des cienne puissance coloniale et son ex-colonie en proie à “l’in- CINÉMA plats que se repassent l’an- dépendance gouvernementale”, pas tout à fait conforme aux rêves de liberté et de prospérité. L’incrustation de documents d’époque vient, à point nommé, rappeler quelques dérisoires ou coupables faits historiques. Comme tout cela est cuisiné avec talent, humour, et un mélange de tendresse et de férocité, le plaisir est au rendez-vous autant que la surprise. Imaginez que Mani, roi des Bakongos, une dynastie hélas plus prestigieuse que puissante, déboule à Bruxelles, nanti de ses seuls attributs distinctifs (boubou, toque, collier de cauris et canne sculptée). Tout juste de quoi séduire les antiquaires exotiques ! Gérard Essomba, comédien émérite, se taille ici une grande part dans le succès du film et apporte, si besoin est, quelques pistes de réflexion à ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 120 CINÉMA contres catastrophiques ou pro- rédaction d’un polar susceptible ville, dans un quartier, trouver videntielles. Ce faisant, le film de figurer sur le marché de l’édi- les décors, rencontrer les gens et s’en donne à cœur joie pour bro- tion. Tel fut le cas de l’expérien- alors seulement me mettre à der et brocarder sur les pro- ce menée avec quatorze chô- écrire.” Les ateliers de Roubaix, blèmes d’identité, d’intégration, meurs à Lorient, sur le quartier qu’il fréquente assidûment, lui de solidarité, de générosité et de de Kervé, et qui donna Zone fournissent cette opportunité ; magouille. En prennent pour mortuaire, paru chez Gallimard indéniablement, le scénario de leur grade les anciens colons (“Série noire”, 2455-1998) sous la Sauve-moi en découle. nostalgiques, jeunes signature du collectif Kelt. Tel fut Tout ceci, méritant d’être dit, “sapeurs”, fine fleur du dan- encore le cas d’une récidive plus ne doit pas davantage interférer, dysme et de l’immigration, les élaborée, tant au niveau du dis- quelle que soit la richesse fringants protégés du népotisme positif que du soutien des insti- sociale et culturelle de l’opéra- diplomatique… tutions, menée à Roubaix durant tion initiale, avec le regard porté Le vieux roi ne passe pas son l’hiver 1998-1999 avec dix-huit sur le film. Il faut le juger sur temps à s’indigner. Il succombe apprentis écrivains “salariés pri- pièces. D’ailleurs, s’il est fidèle lui aussi à bien des tentations vés d’emploi”. Au final sortit un au contexte, il s’écarte libre- que cette société déboussolée nouveau polar polyphonique, ment des événements rapportés offre à tout venant. Il n’en sera Ne crie pas (“Série noire”, 2575- et en différencie les person- que plus enclin à la clémence 2000), toujours sous la houlette nages. De l’aventure collective, quand enfin il retrouvera de Ricardo Montserrat et sous le reste un groupe de copains dont Mwana, pas tout à fait où il l’at- label Roseback, référence asso- le combat quotidien contre l’ad- tendait. Il sera toujours temps de ciative des participants à l’ate- versité renforce la camaraderie. se ressaisir et de retourner à la lier ; il connut un appréciable La construction de la maison de case départ. Certes, ce final succès de librairie (20 000 exem- Sergio (Philippe Fretun) – accuse quelques faiblesses, plaires vendus). emplacement et matériaux sans comme si, l’essentiel étant dit et C’est sur cette expérience peu doute procurés sans garantie – bien dit, on pouvait un peu banale que se greffe, pour ainsi provoque déjà des bisbilles avec bâcler la sortie. Reste l’impact dire en parallèle, la participation le voisinage ; elle fait symboli- d’une comédie grinçante, pleine de Christian Vincent, réalisateur quement figure de l’œuvre com- ❈ consacré depuis La discrète mune à édifier dans un climat de (1990). Ayant tourné en Nord- suspicion et un lot inépuisable ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ Pas-de-Calais pour Je ne vois d’embrouilles. De querelles SAUVE-MOI pas ce qu’on me trouve (1997), internes aussi, car les bons sen- Film français de Christian Vincent il avait envie de témoigner plus timents pacificateurs de Willy directement, dans une prochaine (Jean-Roger Milo) ne suffisent les de charme. ➤ Ricardo Montserrat, auteur fiction, des détresses humaines pas toujours à ramener le calme publié dans la “Série noire”, est qu’entraîne le chaos social dû à dans le groupe, pas plus que l’in- coutumier des ateliers d’écriture l’effondrement de certains sec- dépendance de Mehdi (Roschdy menés avec des exclus ou des teurs de l’économie : “Je voulais Zem), à qui son travail de taxi “publics en difficulté”. Certains commencer par là où on finit clandestin laisse une marge de de ces ateliers, particulièrement d’habitude, c’est-à-dire m’ins- liberté et une capacité de prise productifs, aboutissent à la taller quelque part dans une de conscience dont les autres changer grand-chose à l’hostilité des lieux, sauf imposé à l’Irak par les potentats occidentaux, une sorte d’essor économique, de perspective de survie plutôt, dépend de la contrebande entre les villages limitrophes. Jeune réalisateur de trente ans avec à son sont privés. Roschdy Zem excelle la Yougoslavie, doit servir d’ou- actif plusieurs courts-métrages, dans ces rôles complexes aux verture sur les malheurs du dont Vivre dans le brouillard, carrefours de l’intégration et de monde, de révélateur sur leur primé à Clermont-Ferrand en la rupture (on pense à sa récente relativité et de détonateur pour 1999, et qui fut aussi bien assis- interprétation d’un barman de faire craquer les conventions, et tant d’Abbas Kiarostami pour Le l’aéroport de Roissy dans l’inté- aspirer malgré tout au bonheur. vent nous emportera qu’acteur ressant Stand by de Rock Sté- Tâche sans doute écrasante et dans Le tableau noir de Samira phanik, passé trop inaperçu par trop décalée pour une comé- Makhmalbaf, donc déjà très dans la programmation plétho- dienne au registre aussi limité impliqué dans le renouveau du rique de l’été). (criailleries et gesticulations) cinéma iranien, Bahman Gho- Éléments et événements pertur- que Rona Hartner. ❈ badi a situé autour des bourgades de Sardab et Bané, dans bateurs viendront précipiter les drames : la fragilité psycholo- ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ une région qu’il connaît bien gique de Marc (Pierre Berriau), UN TEMPS POUR L’IVRESSE DES CHEVAUX pour y être né, un splendide miné de jalousie, et sa révolte homicide contre l’exploitation de son employeur, comme la trop forte expression de libre arbitre revendiquée par Cécile (confirmant les débuts prometteurs de Karole Rocher). Mais pour aller vers un dénouement plus constructif et optimiste – ce qui n’était pas forcément le but poursuivi par les rédacteurs de l’atelier d’écriture – le film introduit un personnage extérieur, sorte de guest star exubérante qui, échappée aux dures réalités de CINÉMA insolite de l’embargo N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 121 qu’aujourd’hui, avantage Film iranien de Bahman Ghobadi ➤ Mise en garde préliminaire pour ceux qui croiraient que ce beau titre aventureux n’annonce qu’une héroïque cavalcade dans les steppes de l’Asie centrale : nous sommes bien dans les terres arides d’un hypothétique Kurdistan, aux confins de l’Irak et de l’Iran, territoire férocement disputé lors du conflit déclenché en 1980. Le temps y a passé sans mélo social. Ils sont cinq orphelins subvenant presque seuls à leurs besoins dans un environnement sans pitié, malgré quelques secours avunculaires. Leur plus lourd fardeau est, dans tous les sens du terme, l’aîné, invalide et handicapé, atteint de nanisme ; il nécessite une surveillance et des soins constants et son salut prolongé dépendrait d’une hospitalisation et d’une opération en Irak, de l’autre côté de l’hiver rigoureux, des champs de ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 122 CINÉMA mines, des guets-apens de bri- troupeaux de chevaux et de parmi les marchandises… Cette gands de tous poils. Il incombe mulets. Il n’empêche que dans épopée pathétique, reconstituée aux deux adolescents les plus l’hallucinant cortège, tout le avec ceux qui la vivent réguliè- aguerris et mûris avant l’âge monde doit avoir recours à des rement, nous vaut des images d’assurer l’ordinaire. Amaneh, expédients pour surmonter les d’une beauté poignante et nous la fillette, est préposée au difficultés, le dopage des ani- étreint d’une émotion difficile- ménage, à la nourriture et à la maux n’étant pas le moins ris- ment oubliable. tendresse, mais c’est Nezhad le qué. D’où le dévoilement mysté- véritable soutien de famille, qui rieux du titre. On verse dans les ❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈❈ ne trouve dans le dénuement abreuvoirs quelques litres de LA VIERGE DES TUEURS ambiant qu’à louer sa force pour vodka. Tout est question de effectuer quelques travaux dosage, sinon on peut passer tra- Film colombien de Barbet Schroeder éreintants de portefaix. giquement du sursaut d’énergie ➤ La besogne la plus lucrative – et à l’ivresse qui met en péril bêtes, lin s’enluminent d’insolites feux la grande aventure commerciale gens et cargaison, et réduit à d’artifices, c’est qu’une cargai- de la contrée – est le transport néant les efforts et les espoirs son de drogue a réussi à franchir frauduleux de marchandises des passeurs. les barrages et les contrôles. vers l’Irak, à dos d’hommes ou de Après quelques tentatives peu Une “narco-fiesta” spontanée bêtes. Les petits porteurs indi- encourageantes, enfin muni d’un s’organise, à laquelle participe viduels souffrent plus des cheval prêté par un oncle, Nez- toute la population. C’est dire rigueurs du climat, de l’insécu- had affronte les périls de la tra- combien la ville vit en marge rité, de la fatigue de la charge versée, encore augmentés par la des normes et des moralités que les nantis qui guident les présence de Mahdi, ballot effaré communément admises. De ❈ Quand les nuits de Medel- Ultime provocation pour finir de chacun songe à festoyer à l’unis- sonnalité et de son talent. brouiller les cartes et d’em- son des célébrations chré- Dans le climat délétère et fasci- brouiller ceux qui tiendraient à tiennes, et les jeunes des quar- nant d’une ville en proie au trouver des excuses à toute tiers les plus déshérités n’ont crime de sang banalisé et à tous conduite délictueuse dans l’ab- d’autre préoccupation que d’of- les trafics de l’argent sale, où la solu de la passion : à peine Alexis frir à leur mère de somptueux ferveur religieuse, sur fond d’in- est-il victime de son fatal cache- cadeaux. Augmentent alors de vectives et d’imprécations, par- cache avec la mort, qu’un Wil- façon exponentielle pendant les vient seule à se frayer un chemin mar (Juan David Restrepo), tout préparatifs, entre guirlandes, entre les rafales d’armes auto- aussi beau et dangereux, le rem- oraisons, pétards et cantiques, matiques et les flots de musiques place dans le lit et le cœur de les vols, braquages, rackets et triviales sortant des haut-par- Fernando. Sans principes ni illu- autres assassinats. leurs, l’écrivain homosexuel va sions, comme sa ville, il n’est Cette ville entre religiosité et rencontrer un premier (der- pas prêt à renoncer à vivre, violence extrême, minorités opu- nier ?) amour en la personne puisque la vie est un sursis. lentes et majorités en deça du d’Alexis (Anderson Ballesteros), On vous l’a dit, on est très loin du seuil de pauvreté, Fernando jeune et bel adolescent sicario convenable pour tous, du poli- (German Jaramillo), écrivain (tueur). tiquement et sexuellement cor- quinquagénaire, désabusé mais À son contact, et dans un élan rect. Ajoutons à l’actif de ce film encore capable de passions, sou- partagé, va reprendre le vieux choc, qui a le mérite de bouscu- vent cynique mais la plupart du rêve de Pygmalion. Non pas pour ler et bouleverser le public et la temps lucide et généreux, la ramener le jeune délinquant à critique, une étonnante maestria retrouve après trente ans d’ab- l’honnêteté, mais pour lui faire technique dans l’utilisation de la sence. Tout a tellement changé partager quelques plaisirs éli- caméra numérique à haute défi- qu’il ne sait plus trop s’il y tistes de la vie, et quelques juge- nition. Ainsi, la ville infernale retrouvera des souvenirs d’en- ments iconoclastes sur la nous est donnée non pas dans fance pour l’aider à vivre, ou des société. Tout cela dans une un flou artistique dont certains réalités désespérantes capables approche amorale propre à sou- se seraient satisfait, mais dans d’avancer l’heure de sa mort. lever l’indignation des bien-pen- une profondeur de champ qui Barbet Schroeder s’inspire ici sants mais qui colle parfaite- révèle à la perfection ses splen- au plus près de l’œuvre auto- ment à l’environnement d’une deurs et ses misères, sublime- biographique et éponyme de ville sans repères. ment imbriquées. Fernando Vallejo (parue aux éditions Belfond en 1999), qui a lui-même procédé à l’adaptation. Réalisateur français d’origine allemande et né à Téhéran, Schroeder a passé son enfance en Colombie. Inclassable, il impose avec chacune de ses œuvres, depuis trente ans, de fondamentales remises en cause ❈ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 123 et des aspects neufs de sa per- CINÉMA même, à l’approche de Noël, PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 124 Si dans les jours qui suivent le massacre d’octobre 1961, une bonne partie de la grande presse évoque disparitions, violences et internements, la censure est un épouvantail trop présent pour que vérité et protestations éclatent. Des intellectuels et la presse d’opinion prennent le relais, mais la mémoire de l’événement sombrera peu à peu dans la confusion. Elle refait surface dans les années quatre-vingt, et la diversification des médias permet alors de restituer l’émotion. La question du bilan réel sera à nouveau d’actualité avec le procès Papon en 1997, question qui demeure à ce jour sans réponse précise. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 125 LE 17 OCTOBRE 1961 ET LES MÉDIAS DE LA COUVERTURE DE L’HISTOIRE IMMÉDIATE AU “TRAVAIL DE MÉMOIRE” MÉDIAS MÉDIAS par Mogniss H. Abdallah, agence IM’média Le 18 octobre 1961, toute la presse presse populaire de droite qui, à témoigner de la répression poli- rend compte de la manifestation l’instar du Parisien libéré, de cière en plusieurs points de la de la veille, organisée par la Fédé- L’Aurore ou de Paris-Jour, capitale et en banlieue. Cepen- ration de France du FLN en dif- reprend la version de la préfec- dant, le ton reste prudent. “Sur férents points de Paris contre le ture de Police. Elle évoque de ce qu’a été cette tragique jour- “couvre-feu” imposé aux tra- “violentes manifestations nord- née d’hier, nous ne pouvons tout vailleurs algériens par le préfet de africaines”, emmenées par des dire. La censure gaulliste est Police Maurice Papon. Les jours “meneurs” et des “tueurs”, là. Et L’Humanité tient à éviter et les semaines suivants, après de “déferlant vers le centre de la la saisie pour que ses lecteurs nouvelles manifestations, notam- ville”. “C’est inouï ! Pendant soient, en tout état de cause, ment de femmes et d’enfants trois heures 20 000 musulmans informés de l’essentiel” (L’Hu- venus s’enquérir du sort des algériens ont été les maîtres manité, 18 octobre 1961). Libé- hommes arrêtés ou disparus, cette absolus des rues de Paris.” ration(2), Témoignage chrétien activité journalistique va même (Paris-Jour, 18 octobre 1961). ou France Observateur publient s’amplifier, “au point de consti- À les lire, ce sont des membres tuer aujourd’hui une source non du service d’ordre du FLN qui négligeable pour l’historien en auraient tiré les premiers, quête d’une première approche entraînant la riposte policière. sur le 17 octobre 1961”(1). La presse de gauche, elle, sou- Deux points de vues très tran- ligne le caractère pacifique de la chés apparaissent. D’un côté, la manifestation et cherche à 1)- Sylvie Thénault, “La presse silencieuse ? Un préjugé”, in Revue trimestrielle de l’association Carnet d’échange, n° 1, mai 1999, université Paris-VII. 2)- Rappelons qu’il s’agit ici du journal Libération issu de la Résistance et disparu dans les années soixante [NDLR]. ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 126 MÉDIAS sous la forme interrogative “est- osées : plusieurs témoignages ternement, au Palais des sports il vrai que… ?” ou “y a-t-il évoquent les violences policières ou au stade Coubertin. Le quoti- eu… ?” de multiples informa- à l’égard de photographes, mais dien proteste aussi contre le tions sur les exactions policières parlent aussi de coups de feu refus d’autoriser son collabora- et leur caractère systématique tirés vers les manifestants. Dans teur à visiter ces lieux pour se (hommes frappés et jetés à la son édition du 21 octobre, le rendre compte de la situation. Le Seine ou retrouvés pendus dans journal publie un reportage dans traitement des personnes inter- les bois, décompte du nombre un bidonville de Nanterre : nées, mais aussi le bouclage des des morts et des disparus qui dis- contre le couvre-feu, “nous bidonvilles vont provoquer l’in- crédite le bilan officiel faisant sommes descendus dans la rue dignation des titres de gauche état de 3 morts et 55 blessés…) comme des ouvriers de Renault qui tracent un parallèle avec l’Al- ”Si tout cela est exact, et nous qui veulent une augmentation lemagne nazie. Témoignage avons de bonnes raisons de le de salaire”, déclarent des habi- chrétien, qui publie les terribles croire, qui sont les auteurs de tants présentés avec sympathie. photos d’Élie Kagan, décrit un ces crimes ?”, demande Libéra- “11 538 Nord-Africains ont été univers concentrationnaire et tion du 19 octobre 1961. conduits dans des centres de Marguerite Duras, dans France- triage”, titre L’Aurore du Observateur du 9 novembre, 19 octobre, avant de préciser compare le bidonville de Nan- que 1 500 manifestants arrêtés terre au ghetto de Varsovie. seront refoulés en Algérie. Le journal Le Monde rend Les autres titres font preuve Le Figaro du 23 octobre se compte de la répression et des d’une certaine ambivalence. départit quant à lui de son sou- réactions qu’elle suscite. Mais il France-Soir donne à sa une la tien initial à la police pour en attribue une part de respon- version officielle, mais les pages dénoncer des “scènes de violence sabilité au FLN, “puisqu’ici et là, intérieures se révèlent plus à froid” dans les centres d’in- c’est le terrorisme musulman LES INTELLECTUELS ENTRE “PETITE” ET “GRANDE” PRESSE pogroms ailleurs en France une “contre-société FLN” (édition du 20 octobre 1961). Les intellectuels engagés contre la guerre d’Algérie et la torture, pour qui Le Monde est une institution dont le prestige suscite une ferveur quasi religieuse, n’ont pas encore vraiment accès aux colonnes du journal. Pourtant, comme le disent Maurice Clavel et Michel Foucault, les intellectuels sont deve- Les sœurs de la petite Fatima Bedar, retrouvée noyée dans le canal Saint-Martin, racontent leur “consternation” en apprenant l’existence de la manifestation parisienne du FLN. Elles croyaient que leur sœur était morte à Charonne ! (Metz, Nancy). Côté images, le biologiste Jacques Panijel va entreprendre une enquête qui donnera le film Octobre à Paris. Beaucoup de ces publications vont être saisies, le film sera interdit mais, paradoxalement, leur contenu, diffusé “sous le manteau”, va marquer toute une génération, ce qui ne semble pas le cas de la grande presse et de son information éphémère, volatile. On doit ainsi à JeanPaul Sartre et à cette “petite” presse militante nus plus sensibles à l’apparition des notions de l’histoire immédiate et, par leur travail d’enquête, “ont mort d’une cinquantaine de “pogrom” ou de “ratonnade” commencé à être des journa- manifestants dans la cour de la dans l’imaginaire français, mal- listes”(3). préfecture, sous les yeux du pré- heureusement très souvent Or, si la presse a joué un rôle fet Maurice Papon. déclinées au pluriel. indéniable jusque-là, les intel- Dans la nouvelle revue Partisans, à la censure. Ils entendent appe- LA MÉMOIRE D’OCTOBRE ÉCLIPSÉE PAR CELLE DE CHARONNE ler les choses par leur nom. Les “petits” médias, dont la cière contre les manifestants Après que le gouvernement a revue Les temps modernes, les anti-OAS du 8 février 1962, et rejeté la constitution d’une com- journaux Témoignages et docu- qualifie le film de “navet”. Pour mission d’enquête parlemen- ments ou Vérité-liberté, ou comprendre cette critique, il est taire et a prononcé des non-lieux encore la maison d’édition Fran- nécessaire de rappeler la diffé- pour l’ensemble des poursuites çois Maspero publient de mul- rence de traitement entre les judiciaires, ils lancent leur tiples documents qui permet- deux événements. “C’est le plus propre investigation. C’est tront de faire une synthèse sans sanglant affrontement entre d’ailleurs vers des gens comme concession des événements du policiers et manifestants depuis Paul Thibaud ou Claude Bourdet 17 octobre. Droit et liberté, 1934”, écrit Le Monde le que des policiers écœurés, se journal du Mouvement contre 10 février 1962. Cette affirma- présentant comme “républi- le racisme et pour l’amitié entre cains”, vont se tourner pour révé- les peuples (Mrap), fournit ler nombre d’atrocités, dont la des informations sur d’autres lectuels-journalistes ne sauraient se satisfaire de protestations édulcorées pour échapper N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 127 drames”, et stigmatise MÉDIAS qui est à l’origine de ces François Maspero reproche à Jacques Panijel de finir Octobre à Paris sur les huit morts de Charonne, suite à la charge poli- 3)- Cf. Le siècle des intellectuels, épisode “De Sartre à Foucault”, France 3, janvier 1999. ✒ jeune ouvrier spécialisé, est tué aux portes de Renault-Billancourt N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 128 par un vigile alors qu’il distribuait un tract intitulé “On assassine à Paris”, appelant à manifester le soir même à la station de métro Charonne. Dix ans après, des intellectuels, dont Michel Foucault, se sont aussi rendus sur les lieux. À leur côté, le dirigeant de la GP, Alain Geismar, mêle l’évocation de février 1962 aux charges policières de ce 25 février 1972. Il parsème également son discours MÉDIAS de références plus ou moins impliManifestation du 17 octobre 1961 près de l’Opéra à Paris. © IM’ média. tion occulte le massacre des lutte contre les attentats de l’OAS cites aux “ratonnades” d’octobre 1961. D’aucuns considèrent qu’Alain Geismar – lui-même Algériens en 1961 et tous les en et de la répres- aurait été témoin des exactions efforts faits pour en connaître sion du 8 février 1962 comme un policières sur le pont de Neuilly l’étendue. Elle préfigure la suite : symbole des risques de “fascisa- le 17 octobre 1961 – a choisi Cha- le 13 février 1962 est déclaré tion” du régime. Commémorée ronne contre Octobre 1961 en “journée morte”. Aucun journal chaque année, cette date restera, toute conscience, pour récupérer ne paraît : parmi les victimes, au-delà du clivage gauche-droite, la “mémoire de février”, jusque- deux travaillaient dans la presse. dans la mémoire collective des là “chasse gardée” d’un PCF 500 000 personnes suivent les Français, tandis que l’oubli recou- honni.(7) obsèques des huit “martyrs de vrira Octobre 1961. De nombreux films militants des la liberté”. métropole(6) pleur, et les victimes ont été LES STIGMATES D’UNE CONFUSION PARFOIS DÉLIBÉRÉE enterrées à la sauvette. “Les Le début des années soixante-dix Français ont ‘choisi entre les va confirmer et accentuer cette morts’”, dira avec un sentiment tendance à la confusion. Après de malaise un témoin présent au Mai 1968, les maoïstes de la défilé(4). “Au moment des dis- Gauche prolétarienne (GP) cours, seul le représentant de la reprennent à leur compte le CFTC, Robert Duvivier, évoque thème de la “fascisation”. Ils Après le 17 octobre 1961, il n’y a eu aucune manifestation d’am- En fait, dénoncent la terreur raciste qui sur les ressorts de l’antifascisme, règne dans les usines et les crimes la gauche se retrouve dans son racistes qui se multiplient. Le élément. Elle va s’emparer de la 25 février 1972, Pierre Overney, un les morts algériens.”(5) années soixante-dix vont porter les stigmates de cette confusion. 4)- D’après Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, Seuil, 1991, p. 275-276. 5)- Ibid. 6)- De 1958 à 1961, 61 policiers ont été tués en métropole par les nationalistes algériens. Du 1er janvier au 31 août 1961, 460 Algériens succomberont. Toujours en métropole, de février à octobre 1961, 230 attentats ont été commis par l’OAS, puis, de novembre 1961 à février 1962, 450 attentats (sources : Libération, 12 octobre 1991 ; Anne Tristan, Le silence du fleuve, Syros, 1991). 7)- Voir Fausto Giudice, Arabicides, La Découverte, 1992. manifestation parisienne du FLN. occultée dans les années multiples réseaux parallèles, Elles avaient jusqu’alors cru que soixante-dix. Plusieurs initia- notamment auprès des jeunes leur sœur était morte à Cha- tives ont été prises avec plus ou lycéens et étudiants, qui n’ont ronne ! Ce témoignage en corro- moins de succès. Parmi celles-ci, pas directement connu la situa- bore bien d’autres, qui contredi- on peut retenir la grève de la tion des années soixante mais sent le préjugé selon lequel il y faim du cinéaste René Vautier qui restent fascinés par la aurait deux mémoires se tour- contre la censure d’État en 1973. L’auteur d’Avoir vingt ans naire et apartidaire de Il serait réducteur de dire que ce sont les “Beurs” qui ont initié le retour collectif de la mémoire. Ce sont davantage leurs aînés, des militants formés dans les années soixante-dix au contact de la gauche française et d’anciens du FLN, qui en sont à l’origine. Mai 1968. Or, l’imagerie militante d’alors instrumentalise généralement sans vergogne les images pour illustrer des discours idéologiques. Les photos prises le 17 octobre 1961 par Elie Kagan sont ainsi utilisées pour illustrer… les “ratonnades” des années soixante-dix. Les conséquences de cette manipulation plus ou moins consciente d’images devenues quasi atem- dans les Aurès obtiendra le principe d’une levée de la censure politique, permettant au film Octobre à Paris – qu’il cherchait à distribuer – de recevoir enfin un visa non commercial. Par ailleurs, l’Amicale des Algériens en Europe, héritière de la Fédération de France du FLN, a instauré le 17 octobre comme “journée nationale de l’émigration”. Chaque année, une commémoration a lieu, et par le biais des nombreuses publi- porelles vont se révéler cations de l’Amicale, des ravageuses. Elles prédis- documents fort instructifs posent les nouvelles généra- nant ostensiblement le dos : celle sont régulièrement délivrés au tions, déjà marquées par le pri- des Algériens et celle des Fran- public. Mais, au-delà d’un cercle mat de l’image sur l’écrit, à une çais. Les Algériens de France restreint, le message ne passe mémoire qui reproduisent aussi, à leur corps guère, sans doute à cause du dis- mélange les références histo- défendant, l’imaginaire et l’his- crédit croissant de l’Amicale, riques et les genres. toriographie de leur pays de rési- qui passe pour une courroie de Des personnes directement dence. Et cela, le plus souvent transmission du gouvernement concernées se retrouveront pié- dans l’ignorance de l’histoire de et des consulats algériens. La gées. Dans le documentaire leurs parents. martyrologie officielle, à force fourre-tout 17 octobre 1961, une journée por- d’être ressassée, devient sus- petite Fatima Bedar, retrouvée UN CHOC POUR LES JEUNES GÉNÉRATIONS noyée dans le canal Saint-Martin, Il serait cependant erroné de tous ces documents, se disant racontent leur “consternation” considérer que la “mémoire qu’ils les consulteront plus tard, en apprenant l’existence de la d’Octobre” a été complètement peut-être… tée disparue, de Philippe Brooks et Alan Hayling, les sœurs de la MÉDIAS mythologie révolution- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 129 Ces films vont circuler dans de pecte. Les gens concernés estiment désormais qu’il y a exagération, et remisent dans un coin ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 130 À partir de 1981, la mémoire sans rendre des comptes. Ceux les massacres se sont déroulés. d’Octobre refait surface dans qui rouvrent le dossier sont bien Ils s’y recueillent en silence. l’espace public français. Les quo- souvent des anciens militants Plus qu’une prise de conscience tidiens Libération (qui avait anticolonialistes, devenus de et une révolte collectives, leur déjà évoqué en 1980 “un mas- grands des démarche est solitaire. Ils sacre raciste en plein Paris”) et médias, voire des patrons de auront du mal à exprimer leur Le Monde consacrent une place presse. Ils n’ont pas renié tous ressentiment, aux allures de importante au vingtième anni- leurs engagements passés, à quête identitaire(9). Le silence versaire du 17 octobre. Le Monde commencer par leur opposition des parents sera aussi inter- demande des comptes sur le à la guerre d’Algérie, et enten- rogé : pour mieux se faire accep- bilan officiel du massacre, et sug- dent bien lever certains sujets ter par la société française, faut- gère que cette date soit célé- jusque-là tabous. il donc taire son histoire brée comme “journée nationale propre ? 20 heures un sujet de Marcel L’ÉMOTION RESSUSCITÉE PAR L’AUDIOVISUEL Trillat, lancé en plateau par Quand les jeunes issus de l’im- desquels les non-grévistes scan- Patrick Poivre d’Arvor. Ce regain migration algérienne, tout dent “Au four, à la Seine !” à d’intérêt pour le 17 octobre 1961 comme les enfants de harkis, l’encontre des grévistes immi- apparaît dans le contexte de la qui lisent la presse française et grés blessés(10), rappellent com- victoire de la gauche en 1981. parfois l’hebdomadaire Sans bien les références racistes sont L’heure est à l’inventaire de l’an- Frontière(8), apprennent l’exis- enracinées dans la culture cien régime. Et pas question de tence du 17 octobre 1961, c’est ouvrière. En réaction, une par- laisser les responsables, dont le choc. Des jeunes, garçons et tie des Marcheurs pour l’égalité, Maurice Papon, encore membre filles, vont effectuer un parcours qui avaient fait sensation un du gouvernement, de reconnaissance initiatique mois plus tôt, participent à une prendre une retraite heureuse des différents lieux de Paris où manifestation sous la bande- contre le racisme”. Antenne 2 diffuse au journal télévisé de MÉDIAS professionnels dernier Lors de la grève de l’hiver 19831984, les affrontements raciaux à l’usine Talbot-Poissy, au cours role : “Nous sommes tous des Arabes de chez Talbot”. Pour autant, il serait réducteur, voire démagogique d’en conclure que ce sont avant tout les “Beurs” qui initient le retour collectif de la mémoire autour du 17 octobre 1961. De fait, ce sont davantage leurs aînés, des militants formés dans les années soixante-dix au contact de la gauche française et d’anciens du FLN, qui contribuent à reformuler le “devoir de mémoire”. Mehdi Lallaoui, par exemple, ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ ● ● ● ● ● ● Octobre à Paris, 1962, de Jacques Panijel, produit par le Comité Maurice-Audin. Interdit jusqu’en 1973, jamais diffusé à la télévision française. Le silence du fleuve, d’Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, 52 minutes, 1991, prod. Au Nom de la mémoire. Une journée portée disparue, de Philippe Brooks et Alan Hayling. Consultant historique : J-L. Einaudi. 52 minutes, 1992. Prod. Point du jour pour Channel 4. Diffusion en France : France 3 (le 2 mars 1993) puis sur Planète câble. Vivre au Paradis, de Bourlem Guerdjou, 1998. Fiction. C’était le 17 octobre 1961, Opération télécité, n° 7, 26 minutes, série proposée par Tewfik Farès. Alizé prod./France 3 Paris Île-de-France Centre, diffusé le 17 octobre 1999. Meurtres pour mémoire, de Laurent Heynemann, d’après le roman de Didier Daenninckx. Les enfants d’Octobre, d’Ali Akika, 52 minutes, 2000, prod. Les Films de la lanterne. MÉDIAS ● N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 131 FILMOGRAPHIE : animateur de l’association Au Le recours à l’audiovisuel la guerre sera sans doute un filon Nom de la mémoire, a beaucoup démontrera aussi la puissance d’avenir. Comme si, finalement, fait pour le succès du trentième d’évocation de l’image, qui sus- la anniversaire en 1991, autour du cite davantage l’émotion autour n’avait été qu’une parenthèse film et du livre Le silence du de témoignages donnant à voir malheureuse dans un processus fleuve. Il a fréquenté, au Comité l’intimité des gens. Quitte sans d’enracinement des Algériens des travailleurs algériens, des doute à réduire l’importance du en France qui lui serait bien anciens dirigeants du FLN contexte politique et historique : antérieur. comme Saad Abssi et demeure la guerre contre le colonialisme très lié à la gauche antifasciste glisse ainsi au second plan, au française. Il a su déborder le profit d’une dénonciation du L’IMPUNITÉ… JUSQU’À QUAND ? cadre étriqué de l’expression massacre et des conditions de Savoir enfin ce qui s’est vrai- militante, se servir des nou- vie des travailleurs immigrés de ment passé le 17 octobre 1961, velles opportunités offertes par l’époque. Le personnage princi- connaître l’ampleur du massacre l’ouverture des médias et par la pal du film Vivre au paradis, de et en désigner les responsables, démocratisation des outils de Bourlem Guerdjou, sorte d’anti- demeure une constante. Le pro- communication. héros superbement campé par cès en octobre 1997 de Maurice l’acteur Rochdy Zem, pousse Papon, accusé de crimes contre 8)- Hebdomadaire “par et pour les immigrés”, publié entre 1979 et 1985. cette logique à son paroxysme : l’humanité dans l’affaire des sa stratégie individuelle d’inté- déportations 9)- Voir Bouzid Kara, La Marche, Sindbad, Paris, 1984, Aïcha Benaïssa, Née en France, Payot, Paris, 1990, ou Leïla Sebbar, La Seine était rouge, éd. Thierry Magnier, Paris,1999. gration (quitter à tout prix le 1 500 juifs de Bordeaux en 1942, bidonville pour un HLM) se et le procès que ce même Papon déploie à contre-courant des intente contre l’écrivain Jean- consignes du FLN. Cette liberté Luc Einaudi en février 1999, vont vis-à-vis du carcan politique de permettre de ramener à la une 10)- Cf. Journal télévisé d’Antenne 2, 5 janvier 1984. guerre d’Indépendance de près de ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 132 MÉDIAS des médias la question de la registres du parquet. Pour désormais en prison, on peut reconnaissance officielle du autant, le recours aux archives craindre un moindre intérêt bilan réel du massacre et de semble bien aléatoire : il appa- public pour des suites judiciaires nécessaires poursuites en jus- raît d’ores et déjà que de nom- à l’encontre de la répression du tice. Le ministre de l’Intérieur breux documents ont dis- 17 octobre 1961. D’autant que Jean-Pierre Chevènement se dit, paru(11), et les chercheurs l’ensemble des faits relatifs à la à l’Assemblée nationale, “tout à indépendants ont bien du mal à guerre d’Algérie demeure à ce fait prêt à chercher à faire la y accéder. Malgré que le gou- jour couvert par un décret d’am- vérité” (Le Monde, 17 octobre vernement ait pris, le 5 mai nistie promulgué en mars 1962. 1997), et nomme la mission Man- 1999, la décision de faciliter les Face à ce risque d’impunité, un delkern pour tenter d’établir un recherches historiques, la pré- groupe d’intellectuels emmené bilan. Cette mission rapporte fecture de police de Paris conti- par l’universitaire Olivier Le qu’il y aurait eu “quelques nue par exemple d’opposer à Cour Grandmaison a rendu dizaines de tués”. Einaudi main- Jean-Luc Einaudi le délai de public l’appel “17 octobre 1961 : tient son évaluation de deux soixante ans pour l’accès aux pour que cesse l’oubli”, nom de cents morts au moins. documents nominatifs “qui met- la nouvelle association (cf. Libé- Mais c’est surtout la bataille tent en cause la vie privée”, ration, 19 octobre 1999). Ils pour l’ouverture des archives prévu à l’article 7 de la loi du dénoncent l’impunité d’un qui retient l’attention. Libéra- 3 janvier 1979 sur les archives “crime contre l’humanité com- tion publie le 22 octobre 1997 (cf. Le Monde, 11 octobre 2000). mis par l’État”, “l’outrage aux des pièces d’archives tirées de Maurice Papon, vieillard malade victimes et à leurs proches”, ◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆◆ BIBLIOGRAPHIE : ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● Les temps modernes, novembre 1961 : “La bataille de Paris”, texte de J.-P. Sartre. Témoignages et documents, journal republiant les textes ou documents saisis par la censure. Vérité-Liberté, n° 13, consacré au 17 octobre 1961 (dossier préparé par Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet). Ratonnades à Paris, Paulette Péju, éd. François Maspero. Saisi en 1961, réédité à La Découverte en septembre 2000. L’Algérien en Europe, La Semaine et L’Actualité en Europe, collection des publications de l’Amicale des Algériens en Europe qui, chaque année depuis 1971, consacrent un dossier fouillé au 17 octobre 1961. Meurtres pour mémoire, Didier Daeninckx, Gallimard, “Série noire”, 1984. Les ratonnades d’octobre, Michel Levine, Ramsay, 1985. La 7e Wilaya, la guerre du FLN en France 1954-1962, Ali Haroun, Seuil, 1986. La bataille de Paris, par J-L. Einaudi, Seuil, 1991. Le silence du fleuve, Anne Tristan, Syros, “Au nom de la mémoire”, 1991. La Seine était rouge, Leïla Sebbar, roman, éd. Thierry Magnier, 1999. Police contre FLN, J.-P. Brunet, Flammarion, Paris, 1999. tout en demandant la création d’un “lieu de souvenir à la N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 133 mémoire de ceux qui furent assassinés”. Et ils espèrent bien se faire entendre, notamment par la gauche plurielle au gouvernement, afin que “la République reconnaisse enfin qu’il y a eu crime”. Le Mib (Mouvement de l’immigration et des banlieues, ajoute pour sa part : “Il ne suffit pas de dénoncer et de commémorer. Le 17 octobre 1961, c’était aussi le MÉDIAS refus du couvre-feu et le quadrillage des quartiers immigrés, dispositifs policiers discriminatoires à l’encontre de nos parents qui continuent sous des formes diverses aujourd’hui. Le meilleur hommage que nous puissions leur rendre, c’est de continuer leur lutte contre l’injustice, pour la 11)- Cf. Claude Liauzu, “Vogage à travers la mémoire et l’amnésie : le 17 octobre 1961”, H&M, n° 1219, mai-juin 1999. dignité et pour l’égalité.”(12) ❈ 12)- Déclaration au meeting “Justice en banlieue”, Saint-Denis, le 17 octobre 1999. Claude Liauzu, “Voyage à travers la mémoire et l’amnésie : le 17 octobre 1961” Camille Marchaut, “Cela me fait mal au cœur qu’on oublie ça” Catherine Benayoun, “Photopsie d’un massacre” Hors-dossier, n° 1219, mai-juin 1999 Jean-Luc Einaudi, “Octobre 1961, un massacre au cœur de Paris” Dossier De la guerre à la décolonisation. La mémoire retrouvée Samia Messaoudi, “Au nom de la mémoire” Chronique “Initiatives” N°1175, avril 1994 A PUBLIÉ PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 134 En Écosse plus encore qu’ailleurs, il ne fait pas bon, en ces débuts d’hiver, être un gras ovidé ou une dodue volaille. Dans le premier cas, on aura, pour célébrer un poète, la panse farcie d’un hachis d’origine française, ce qui n’est pas une consolation. Dans le deuxième, particulièrement si l’on est un gallinacé venu du Nouveau Monde, on deviendra, après ingestion de châtaignes et d’huîtres, un Roastit bubbly-jock au nom plus joyeux que ce funeste sort… par Marin Wagda En notre début de XXIe siècle, yeux ni des immigrés, ni des gens étaient à l’origine des gens des l’image courante de l’homme qui enclins à festoyer. Pourtant, Alpes du nord. Après les Celtes part, celui que l’on appelle l’émi- immigré ne veut pas dire basané, arrivèrent les Romains, conqué- gré, l’immigré, l’immigrant, le ni réciproquement. Et ceux qui rants du premier siècle après migrant, ou tout ce que vous vou- ont le plus de chance de vivre Jésus-Christ, puis les Germains, lez, est très clairement définie encore aujourd’hui au pays de Angles, Jutes ou Saxons, puis dans nos consciences. Cette leurs plus lointains ancêtres sont les Scandinaves, dits Vikings, image est le plus souvent celle des Africains, alors que nos amis Danois ou Normands. Être Bri- d’un homme de l’Afrique britanniques procèdent d’immi- tish est donc être un immigré, blanche ou noire, d’un Pakista- grations incessantes venues du mais un immigré installé qui nais ou d’un Tamoul, voire d’un continent ou du lointain Com- n’aime pas que l’on vienne mar- Extrême-Oriental, puisqu’il y a monwealth. Le Britannique fon- cher sur ses pelouses et casser un Extrême-Orient, là-bas, à damental n’existe donc pas plus ses fleurs une fois que le cottage l’autre bout de l’Asie dont nous que le Français fondamental. est construit. ne sommes qu’un cap, un “Finis- C’est un immigré, comme tout un tère”, comme le faisait fort jus- chacun, à l’exception peut-être tement Valéry. d’un descendant africain très L’homme en question se trouve sédentaire du premier homme POINT DE PARTY RÉUSSIE SANS SANDWICHES nous proposer au surplus des qui se dressa sur ses pattes de Bref, la réalité d’une insularité épices, des denrées et des fêtes derrière, prit une pierre pour impénétrable est à nuancer for- pour pimenter nos frimas et nos casser une noix et tenta d’arti- tement lorsque l’on entreprend longs hivers à coups de Rama- culer une phrase pour dire à son le Britannique et au fond, le tun- dan, de Tabaski ou de Nouvel an voisin, comme je le fais ici régu- nel sous la Manche n’a pas chinois. lièrement, que cette noix était changé autant de choses qu’on le On peut donc s’étonner qu’une bonne. croit. Immigré donc est le gent- année entière de notre chro- Aux yeux de certains, le Britan- leman-farmer qui vous fait nique ait été consacrée à ces nique autochtone serait celte. croire qu’il élève des moutons Britanniques qui ne sont à nos Ils oublient que les Celtes depuis le néolithique. Immigrés remarquer N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 135 FESTIVITÉS D’OUTRE-MANCHE AGAPES AGAPES ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 136 AGAPES sont aussi ses mérinos venus vertes, mais leurs fêtes demeu- d’un lord amateur de jeu – faut- d’Afrique du Nord en passant par rèrent leurs fêtes, et leurs mœurs il rappeler que le sandwich est la Meseta, au point que le leurs mœurs. une invention de l’amiral John méchoui et le gigot à la menthe De ces fêtes, l’atome essentiel, Montagu, comte de Sandwich possèdent un même patrimoine l’élément primordial demeure (1718-1792) qui se fit servir ces génétique. Mais l’immigré émigre la party, qui peut aussi bien ras- tranches de pain garnies pour un jour et c’est pourquoi le Celte, sembler des vieilles ladies que pouvoir manger sans inter- l’Angle, le Jute, le Saxon, le Scan- de jeunes gentlemen, environ- rompre ses parties de carte ? –, dinave ou l’Angevin, devenus bri- nés, les unes et les autres, de accompagnant le thé de Chine, tanniques sous les auspices du petites Anglaises coiffées d’an- d’Assam ou de Ceylan, peut être hareng, du porridge et du pud- glaises plus blondes que les constitutif de ces assemblées de ding, se retrouvèrent sous tous avoines folles. On imagine les plus d’une heure ou deux. Ce les cieux, de Bornéo à Vancouver ressources de la party, qui peut être aussi le whisky, avec et du Cap à Mossoul. Contraire- allient les créations du baking des viandes diverses, là encore ment à ce que l’on croit, ils n’eu- spirit (esprit boulanger) des en sandwiches. Ce peuvent être rent pas à apprendre le festoyer pâtissières anglaises aux den- de multiples choses au gré des des natifs colonisés qu’ils côtoyè- rées étrangères. Le sandwich au amphitryons. rent sur toute la planète. Ils concombre, issu des ressources Au-delà de la party, qui peut se empruntèrent de quoi alimenter de l’océan Indien, fournisseur dérouler sous toutes les latitudes leurs fêtes aux contrées décou- de la cucurbitacée, et de celles et se laisser influencer par les us PUB muscade et glissés dans la l’Anglais ne manque pas de festoyer encore en diverses occurrences. Ainsi fête-t-il, comme n’importe quel continental vulgaire, le nouvel an, mardi gras, et noël. SYMPATHIQUE ÉCHANGE DE NATURALITÉS Le premier de l’an est, en Écosse, l’occasion de confectionner le fameux shortbread, fleuron des sablés des hautes terres, Immigré est le gentleman-farmer qui vous fait croire qu’il élève des moutons depuis le néolithique. Immigrés sont ses mérinos, au point que le méchoui et le gigot à la menthe possèdent un même patrimoine génétique. pays sont sue et entourée d’un linge pour être mijotée très doucement trois heures dans un bouillon. Déshabillée, coupée en tranche, cette panse de brebis farcie est servie avec des légumes bouillis. À peine digérée, elle réapparaît aux agapes calédoniennes puisqu’elle est le plat principal de la fête la plus typiquement écossaise, la Burn’s night fare, qui célèbre le 25 janvier la mémoire du grand poète auxquels les femmes du expertes(1). panse du même ovin, couN° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 137 dominés, AGAPES culinaires des autochtones national, Robert Burns(2). Et naturellement, on déguste le sujets de l’autre. En un mot, les Elle est accompagnée d’une mix- légendaire haggis écossais, la Écossais étaient français en ture à la farine d’avoine et au panse de brebis farcie dont se France et les Français écossais whisky, l’Atholl Brose(3). gausse le Gaulois en oubliant en Écosse, en cette époque qui que ce haggis est tout simple- allait bientôt voir éclater les ment un “hachis” bien de chez guerres de religions. nous à l’origine. Il oublie, ce La “naturalité” peut donc bien UN GÂTEAU ANNONCIATEUR D’ÉPOUSAILLES Gaulois, les liens privilégiés qui être accordée au haggis en Puis arrive assez vite le Shrove unissent l’Écosse à la France et France aujourd’hui, puisqu’un Tuesday, le mardi gras à la bri- en particulier le fait qu’au hachis français fut autrefois tannique, à vrai dire semblable XVIe siècle, une princesse fran- naturalisé écossais. La chose ne à ceux du continent, avec ses çaise, Marie de Lorraine, fille pouvant être exportée, il beignets. Peut-être peut-on y du duc de Guise, fut épouse du convient donc que la cuisine remarquer la manière de roi d’Écosse Jacques V, en eut française se préoccupe d’ac- consommer les crêpes classiques une fille qui s’appela Marie cueillir ce lointain parent non pas l’une après l’autre, mais Stuart. Fiancée dès l’enfance au d’outre-mer du Nord. Ce n’est au empilées l’une sur l’autre après dauphin François, la petite reste pas très compliqué puis- avoir été tartinées de confiture, Marie vint vivre à la cour de qu’il s’agit de cœur, de foie et de en une sorte de gâteau que l’on France à l’âge de six ans et un poumons de mouton bouillis découpe en quartiers. Mais en traité fut passé à Édimbourg en pendant une heure. Lesdits sont fait, la spécifité n’est par mar- 1560, selon lequel le souverain ensuite hachés fin, mélangés à quée particulièrement dans les de chaque royaume accordait la oignons, farine d’avoine et mœurs britanniques à ce “naturalité” dans son pays aux graisse de bœuf, parfumés à la moment, et il faut attendre la fin ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 138 AGAPES de septembre pour trouver une terre avec des oignons, du lard et beurre, à la cannelle et à la mus- fête particulière avec une tradi- du persil, ajoutée à ces abats, cade, avec des écorces d’oranges tion culinaire spécifique. constituait une farce dont l’oie confites et des raisins secs. Un Il s’agit en l’occurrence de Saint était remplie avant d’aller rôtir anneau mis dans la pâte au Michael’s Day, jour charnière de au four pendant trois heures. moment de la cuisson prédit le l’année, où se réglaient les fer- Un mois plus tard, c’est Hallo- mariage à celui ou celle qui le mages, les locations, et où se ween, que la disneylandisation trouvera. payaient les rentes et les revenus accélérée de la planète a fait immobiliers divers, particulière- connaître à tout le monde depuis ment en Irlande. C’était un jour quelques années. Chacun sait “THANK GOD IT’S CHRITSMAS…” fatal aux oies, sauvages ou désormais de quoi il retourne. Enfin Christmas arrive, guère domestiques. Elles arrivaient à On sait moins que les potirons plus favorable à la volaille que point de leur croissance en ce évidés qui forment les lanternes Saint Michael’s Day. Au moins début de l’automne et elles de la fête servent à faire une les risques sont-ils partagés pour étaient préparées avec un soin excellente soupe parfumée à la les palmipèdes et gallinacés attentif. D’abord les abats du muscade. De même, un gâteau divers puisque dinde, oie, volatile cuisaient dans un irlandais est attaché à cette canard, perdrix et poulet peu- bouillon pendant un peu plus manifestation : c’est le très gaé- vent figurer à cette table, la plus d’une demi-heure avant d’être lique bairin breac ou barm- fastueuse de l’année. Bien sûr, la hachés. Une purée de pommes de brack, à la farine de blé et au dinde est la favorite depuis des PUB à l’idole, qui, comme toutes les grée venue du Nouveau Monde, vraiment une noble chose. Pré- idoles, ne résiste guère à l’avidité mais elle s’est naturalisée avec paré des jours avant la fête, il de ses adorateurs. Pour boire, on conscience, surtout en Écosse, cumule farine, chapelure, beurre, ose le Christmas mull. C’est un où le Roastit bubbly-jock est un sel cassonade, œufs, lait, mus- sirop de jus d’orange et de citron, classique. Cette dinde de Noël cade, raisins secs divers, zestes de avec de la muscade et de la can- est traditionnellement farcie citrons, fruits confits, pruneaux et nelle, préparé au moins à par moitié de châtaignes et cognac. Il cuit au bain-marie une l’époque d’Halloween, mis en d’huîtres, et cuite au four pen- demi-journée au moins, parfois bouteilles, et que l’on fait bouillir dant deux heures en étant fré- plusieurs. Une telle majesté n’ar- avant de le mélanger avec du vin quemment arrosée de bouillon. rive donc à table que dans le plus rouge… Heureusement qu’une Le jus de cuisson est réduit avec grand recueillement et il semaine plus tard commence, de la gelée ou de la confiture, de convient de flamber ce que l’on avec janvier, le cycle de la panse prunes ou de groseilles, et nappe ose à peine appeler une pâtisse- de brebis farcie ! la volaille. L’accompagnement rie ou un dessert. Une crème est en général de légumes. anglaise ou, mieux, un brandy Au dessert, le Christmas pud- butter, mélange de beurre, de ding est inévitable, mais si l’on a sucre glace, de citron et de pu survivre à la dinde aux mar- cognac peuvent prétendre servir rons, aux huîtres et à la confiture, d’escorte et d’accompagnement ❈ 1)- Cf. H&M, n° 1225, mai-juin 2000, p. 133. 2)- Cf. H&M, n° 1226, juillet-août 2000, p. 114. 3)- Cf. H&M, n° 1227, septembre-octobre 2000, p. 126. AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO (n° 1229 - Janvier-février 2001) CITOYENNETÉ ASSOCIATIVE ET DÉMOCRATIE LOCALE François Boitard, La République et les associations : courroie de transmission ou « poil à gratter » ? Abdelhafid Hammouche, Essai de typologie des associations de l’immigration et issues de l’immigration. Dominique Baillet, Militantisme associatif et intégration : de la vocation au métier. Marie Poinsot, L’insertion des associations issues de l’immigration au sein des politiques publiques. Catherine Quiminal et Cathy Lloyd, Femmes migrantes et citoyenneté. Abdoulaye Kané, Diaspora villageoise et développement local en Afrique : le cas de Thilogne association développement. Mogniss H. Abdallah, La participation des populations issues de l’immigration à la vie municipale et à la vie associative. Bilan d’étape. Saïd Bouamama, Un état des lieux du débat français sur le droit de vote des étrangers aux élections locales. Albano Cordeiro, Redéfinir la citoyenneté pour dépasser la nationalité. N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 139 tout est possible. Ce pudding est AGAPES décennies. C’est aussi une immi- PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 140 cription dans le quotidien. L’au- cimetière où sa belle-famille se teur a parfois de belles astuces rend rituellement tous les ans. pour nous faire ressentir une L’avenir n’est presque plus rêvé sorte d’ivresse de l’absolu ou, au tant il semble cadenassé. C’est contraire, les âpres difficultés la gestation du couple, ici dans qui naissent de certaines situa- les ajustements qu’appellent les tions, comme la constitution relations à la belle-famille, qui d’un couple mixte et ses retom- est au centre de cette histoire. bées en termes religieux. Une histoire où la fiancée s’ap- Ailleurs, c’est la répudiation qui, Ces nouvelles – seize au proprie pleinement le flotte- en tant que crainte de l’avenir, total – nous amènent en diffé- ment relatif qu’autorise le temps sert à mieux aborder la polyga- rents lieux du monde arabe, à des fiançailles, avec, de par la mie. Bref, on découvre dans ces Beyrouth, dans les pays du confrontation aux “traditions”, nouvelles les ingrédients de Golfe, en ville, dans le désert…, un renversement inattendu. quelques statuts féminins et de à la rencontre d’une multitude Au fil des nouvelles, divers sup- rituels, et tout l’intérêt réside d’univers féminins. Ce n’est pas ports sont utilisés pour explorer sans doute dans les bascule- la première fois que l’auteur les contraintes que vivent cer- ments qui montrent que ce sont s’attelle à explorer ainsi la taines femmes : la folie, qui des contraintes importantes, condition féminine, et ce devient un stratagème pour se mais que la vie ne s’y réduit pas. recueil, d’une certaine manière, dégager d’un mariage insuppor- Abdelhafid Hammouche fait suite à des romans comme table, ou encore, mais de Femmes de sable et de myrrhe, façon moins convaincante, le qui fut publié par le même édi- désert, qui s’offre comme un teur en 1992. espace – là aussi – de flotte- La première nouvelle, Le cime- ment pour dire le vide, l’en- tière des rêves, porte sur l’arti- nui et le repli dans le rêve. Le culation des statuts : la narra- paysage relationnel ainsi trice, une jeune fille, est en passe esquissé nous offre un de devenir une épouse et est ensemble de points d’appui déjà perçue comme une future pour ressentir ces univers mère, alors qu’elle n’est encore féminins : depuis les rapports que fiancée. Cet état inter- à la belle-mère, jusqu’à la médiaire, où l’union projetée condition de la célibataire détermine la relation en même obligée qui en passe par “la temps qu’elle n’est formelle- foire aux mariées”, nous don- ment qu’hypothétique, est nant à voir une banalisation exprimé à travers les états d’âme de l’élan amoureux et son ins- Hanan El-Cheikh Le cimetière des rêves Nouvelles traduites de l’arabe (Liban) par Yves Gonzalez-Quijano Actes Sud, 2000, 224 p., 109 F ➣ LIVRES qui assaillent la fiancée dans le NOUVELLES N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 141 LIVRES ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 142 LIVRES Abdelkader Djemaï Dites-leur de me laisser passer, et autres nouvelles Michalon, 2000, 164 p., 80 F L’Algérie sert de toile de fond à expédient que le refuge dans la plupart des quinze nouvelles une religion hostile à la gent de ce recueil. Les violences des féminine ; la suspicion, dans dernières années hantent tou- L’accident, où un banal accident jours la plume de l’écrivain. Côté de la circulation devient une jardin raconte la fin tragique intrigue politique où baigne- ➣ Après quatre romans et un d’un auteur de théâtre et met- raient différents clans du pou- essai consacré à Camus(1), Abdel- teur en scène, refroidi par un voir. Suspicion toujours avec kader Djemaï publie son pre- commando de tueurs alors qu’il Chers frères, chères sœurs, pas- mier recueil de nouvelles. Ce peaufine une scène d’amour. Les tiche d’une lettre de remercie- nouveau genre ne surprendra prunes brossent les fatales vicis- ment pour l’invitation adressée sans doute pas le lecteur habitué situdes d’un poseur de bombe par les organisateurs d’un à la concision de l’écrivain ora- indisposé par une consomma- congrès politique à… un défunt ! nais. Djemaï est un malicieux. tion excessive de ces fruits. Une Quand la mémoire algérienne a Son ton, son style sont à bien des drôle de tête rapporte les des ratés… égards atypiques dans la littéra- déboires et les sueurs froides Dans Dites-leur de me laisser ture algérienne des années d’un chauffeur de taxi qui croit passer, la nouvelle éponyme de quatre-vingt-dix. Il est le seul à transporter, dans un sac laissé ce recueil, A. Djemaï se glisse pouvoir décrire les pires hor- en gage de bonne foi par un dans la peau d’un candidat à reurs, sans jamais se départir client désargenté, la tête d’un l’émigration clandestine ; placé d’un ton serein. Imperturbable, riche commerçant décapité le à distance d’un poste frontière, la phrase coule, harmonieuse et matin même. l’homme attend la nuit pour ten- dégraissée. Avec distance, voire Avec Les chevilles, Abdelkader ter sa chance. La balade permet une indifférence feinte, A. Dje- Djemaï revient sur un thème à l’auteur de promener son œil maï rapporte l’absurdité tra- présent dans nombre de ses mi-ironique, mi-malicieux sur gique de la condition humaine. romans, celui de la décompo- l’exil et le regard teinté d’exo- sition, de la décadence tisme que l’on pose sur ce qui de la ville. L’Algérie, vient d’ailleurs. Enfin, La fugue encore et toujours, est la plus longue et peut-être la mais cette fois l’écri- plus imaginative de ces nou- vain s’attarde sur des velles. A. Djemaï y fait, dans une maux endémiques qui certaine mesure, plus fort rongent le pays et ses qu’Amélie Nothomb. Il remonte hommes. L’absurde dans les souvenirs d’une petite machisme aux consé- fille âgée de seulement quelques quences heures. tragiques, dans La guêpe ; la Après ses trois premiers romans sexualité, dans Une qui forment un triptyque, A. Dje- certaine hauteur, avec maï s’extrait, du moins sur un son lot de frustrations, plan littéraire, du drame algé- de crainte et de honte rien. Il renouvelle le genre et qui ne trouvent pour n’entend pas confiner ses écrits aux dix dernières années de ce La qualité première de pays. Le mouvement est per- ce ceptible chez d’autres auteurs (ré)introduire la dimen- algériens. Les thèmes s’enri- sion humaine au cœur chissent, la prise de distance de cette aventure migra- permet des approches inno- toire souvent tragique. vantes, des tonalités autres. Côté informations, le L’écrivain tend à se transformer lecteur finit par tout en romancier. À ce jeu, A. Djemaï savoir : le déracinement a des atouts certains et maîtrise et les déchirements de mieux en mieux son sujet, familiaux, l’espoir aussi comme le montre ce recueil. de fuir, qui la misère, qui de N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 143 est l’oppression, les filières de passeurs, l’attente, 1)- Édités chez Michalon et chez Gallimard. Cf. Un été de cendres et Camus à Oran, H&M n° 1194 ; Sable rouge, H&M n° 1207, et 31, rue de l’Aigle, H&M n° 1215 Écrivains/Sans-papiers Nouvelles Éd. Bérénice, 2000, 231 p., 100 F l’incertitude, la dépossession de soi, l’argent qu’il faut lisés, ces hommes et ces fournir sans garantie aucune, la femmes sont à la merci des ren- faim, le froid, le manque de som- tiers du système, propriétaires meil, les douleurs physiques qui d’appartements s’ajoutent aux souffrances entrepreneurs-exploiteurs, morales. Il faut, de plus, comp- quand ce n’est pas la terrible et LIVRES Mustapha Harzoune recueil autres ter avec les passeurs véreux qui, descente aux enfers de la pros- ➣ Sauf erreur, les sans-papiers après avoir empoché l’argent, titution des filles mères aban- ont inspiré bien peu de textes vous abandonnent dans la données. Le tableau ne serait littéraires. Récemment, le livre nature, ou avec ces filières qui se pas complet sans l’évocation du du marocain Mahi Binebine, chargent de placer leurs rapport avec l’administration Cannibales (1999), a fait excep- “clients” auprès d’entrepreneurs ou la police, et jusqu’aux consé- tion (voir H&M n° 1224). C’est qui les réduisent à la condition quences de la nouvelle législa- dire si la présente initiative de d’esclave. tion en matière de régularisa- publier trente-quatre nouvelles Reste enfin le risque de se faire tion. Tout y est, rien ne manque, sur le sujet mérite l’attention. prendre par la police. Ceux qui pas même la question cultu- Et si, pour reprendre Hamlet, il réussissent à passer la frontière relle du rapport à l’Autre. y a plus de choses sur la terre ne sont pas au bout de leurs Il ne faut pas pour autant en et dans le ciel que la philoso- peines. De ce côté-ci, la dépos- déduire que le tableau est noir phie d’Horatio en puisse rêver, session de soi se poursuit, s’ac- et trop militant. Côté littérature, osons dire qu’il y a plus de véri- centue même au point que le la majorité des nouvelles ici pré- tés et d’informations dans ces corps se décompose, partie par sentées brillent autant par leur nouvelles que bien des contro- partie, jusqu’à la mutilation ; la contenu informatif que par leurs verses ou des publications peur d’être victime d’un qualités stylistiques et roma- savantes, utiles mais par trop contrôle de “non-identité” ou nesques. De ce point de vue, abstraites, en puissent à leur du racisme oblige à être en per- nombre de trouvailles réjouis- tour rêver. manence sur le qui-vive ; fragi- sent le lecteur. Ainsi, ces sans- ✒ PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 144 rencontrer le temps d’un mière phrase. Bien malgré lui, démolir les trottoirs parce que contrôle, sous le faible éclai- il se retrouve au centre d’une la terre pourrit sous le béton rage d’un réverbère et à la sombre machination où une (J.-P. Bernède), ou la rencontre lumière de la philosophie, un frange de l’extrême droite fran- de deux enfants sans papiers flic et une prostituée sans çaise s’acoquine avec des isla- avec Zidane et Ronaldo sur la papiers… Un livre riche et mistes purs et durs. Le mélange pelouse de la finale de la Coupe dense qui, malgré le tableau “crânes rasés, Têtes noires et du monde de football (D. Dae- souvent sombre d’une triste réa- Piqués-de-la-sourate” est explo- ninckx). Et cette petite perle lité, parvient à ne pas désespé- sif : intimidations, attentats, d’humour qui montre comment rer le lecteur des hommes et de meurtres… Youssef aurait inté- Achille, un frêle Zaïrois s’expri- nos concitoyens. rêt à se mettre au vert du côté M. H. mant dans un français du ROMANS autant à une fatwa qui le forces spéciales de la marine soviétique, s’extraient des griffes des “archers du royaume des lys” (F. H. Fajardie). Paris. Échappera-t-il pour Salah Guemriche L’homme de la première phrase Rivages, 2000, 198 p., 52 F condamne, lui, l’auteur du Roman de la première phrase ? Rien n’est moins sûr… Tout pourrait être bien ficelé. De dépossession de soi, il en est question chez P. Hérault, dans le ➣ Après son roman historique Relations amoureuses, énigmes calepin sans-papiers sur la bataille de Poitiers, Un savantes, rebondissements inat- retrouvé sur un banc d’un amour de djihad, paru en 1995 tendus, violences et frayeurs square, ou chez A. Kalouaz, dont (voir H&M n° 1195), Salah garanties alimentent judicieu- le personnage aura usurpé pen- Guemriche revient à la littéra- sement l’intrigue. Et pourtant, le dant quinze ans l’identité d’un ture dans un genre bien diffé- scénario paraît quelque peu arti- autre. Humour aussi, avec rent : le roman policier. Le style, ficiel, comme si, in fine, Salah G. Mazuir et son héros embar- parfois ampoulé, ne manque tou- Guemriche écrivait cette his- qué malgré lui dans la lutte des tefois pas d’un certain charme toire d’abord et avant tout pour sans-papiers, et dont les capa- pour le lecteur qui accepte de se parler d’autre chose. De ce point cités à courir et à semer la cramponner aux wagons d’éru- de vue, plus qu’une énigme poli- police française le conduisent à dition et de curiosité de l’au- cière, L’homme de la première représenter la France au sein de teur. Il faut dire que comparé au phrase est une plongée dans le la Fédération française d’athlé- précédent ouvrage – mais autre “Paris algérien” des années tisme. A. de Montjoie brosse un temps, autre langue –, il s’est ici quatre-vingt-dix, et l’occasion autre scénario, selon lequel l’ex- allégé, sans pour autant perdre pour l’auteur de brocarder pulsion des sans-papiers et de son intérêt. Il y a gagné en quelques personnalités média- autres immigrés laisse le pays rapidité et sa plume sait se faire tiques, le tout sur fond d’actua- en proie à un lent et inexorable assassine. Ce qui ne manque pas lités algériennes. dessèchement. L’appauvrisse- de stimuler, et même de ravir. Sur ce registre, l’auteur – du ment sera non seulement éco- Youssef, réfugié politique algé- moins Youssef – ne fait pas dans nomique, mais aussi social et rien, publie un premier roman, la dentelle et ne verse pas dans humain. V. Staraselski fait se intitulé Le roman de la pre- le lieu commun de la bonne d’un LIVRES bar russe, ancien instructeur des de Castelnaudary, chez Madame Soulet, une amie restauratrice à XVIIe siècle, et Mikhaïl, un mala- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 145 papiers qui entreprennent de ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 146 conscience pour fustiger, “les n’abandonne pas non plus ce qui et du “bétail affolé par le intellos humanitaires associés, était au cœur d’Un amour de manque d’air, l’isolement”. La la tchi-tchi de l’exil ou les djihad : son credo humaniste. description des lieux et des per- Rushdie du dimanche”. Côté C’est d’ailleurs “à la mémoire sonnages est abrupte. Le sordi- littéraire, Youssef n’est pas d’un juste”, Tahar Djaout, qu’il de règne. Pas de pleurnicherie dupe : “Désolation ! Une litté- dédie ce livre. À ce propos, si ni de volonté d’émouvoir pour- rature de désolation […], Youssef est condamné par les tant. Le texte est brut, brutal et voilà ce que la presse beni-oui- islamistes, c’est pour la première dur. Le récit n’est jamais facti- oui attend de nous, sous pré- phrase de son livre, “sa” pre- ce. Il est construit sur un mode texte que le pays se fissure. Et mière phrase : “Au commence- polyphonique, sa structure est que la désolation appelle la ment était le Verbe, et le Verbe éclatée. Ici, le gris domine, dilue compassion…” s’est fait taire.” les perspectives et étouffe les vitriolée par les islamistes, jette à la face d’un cercle d’intellec- LIVRES M. H. De même, Dalila, une avocate tuels algériens ces mots impitoyables de lucidité et en partie injustes : “Ainsi vous allez Tassadit Imache Presque un frère : conte du temps présent Actes Sud, 2000, 147 p., 99 F existences. Le brouillard est partout, jusque dans les têtes. Le banal quotidien d’une cité : les boîtes aux lettres cassées, les jeunes et leurs molosses aux crocs dissuasifs, les voitures volées ou endommagées, l’urine pouvoir concocter de ces œuvres qui vont faire trembler ➣ Le monde de Tassadit pestilentielle des chiens et la les maquis intégristes ! Seule- Imache est un monde sans saleté qui obligent par endroits ment vous avez intérêt à vous concession, âpre. Son parti pris à se bouger le nez, le chômage, faire briefer par les réfugiés est évident : décrire les laissés- l’alcool et les trafics divers… de la première vague. Deman- pour-compte. Qu’ils soient mar- Pour se donner bonne conscience, dez-leur donc comment ils ont ginalisés culturellement ou les “Autres”, dépensent de fini, pour survivre, par se socialement, ses personnages temps à autre de l’argent ou recycler dans des emplois de subissent relégation et exclu- proximité. Bien sûr, il y a les sion. Avant même de venir au exceptions, il y a nos VRP de monde, ils héritent des tares l’exil… Mais puisque nous d’une famille, des dysfonc- sommes là, entre nous, et non tionnements d’une société, sur un plateau de télé, dites- des ratés de l’Histoire. Dans moi honnêtement : combien de Presque un frère, Tassadit ceux qui ont fui la menace isla- Imache enfonce le clou, tra- miste pourraient se targuer vaille la plaie avec une précision d’avoir représenté, eux, une de chirurgien, appuie là où cela quelconque menace pour la fait mal, quitte à choquer. Les société des émirs ?” “Terrains” vont-ils définitive- Au centre des préoccupations ment se détacher de la ville ? de Salah Guemriche figurent L’espace délimité, circonscrit, l’exil et son cortège de petitesses est le territoire des jeunes mais aussi de grandeurs. Il regroupé au sein du “Troupeau” d’hommes en armes qui déboule. taires “spécialistes” aux “Ter- C’est le copain d’enfance, celui “Il y a la guerre. […] Nous voilà rains”. Mais les gens des cités ne avec qui l’on partage quelques sur le point d’être tout à fait déta- sont pas dupes : “S’ils croient là- codes culturels. Le premier chés de vous”, dit Hélène, la mère haut, dans les bureaux, que c’est amour aussi. de Sabrina. Excessive, Tassadit en envoyant un type frapper à La crudité des descriptions chez Imache ? Excessivement intran- nos portes pour noircir gratui- T. Imache opère tous azimuts : la sigeante ? Peut-être. Mais ici tement des cases sous notre nez, misère des isolés, la détresse psy- réside la liberté de création. Et, que nous, les z’anonymes, nous chologique des plus faibles, la derrière ce monde où la colère et aurons un jour l’envie de bonne conscience des agents du la rage sont contenues, couve repayer les impôts.” système. Elle ne prend pas de aussi l’espoir. Bruno, le nouveau responsable gants pour accuser, via Sabrina – de la sécurité du supermarché, dont l’autre nom est Zoubida –, est étranger aux “Terrains”. le racisme d’une partie de la Abandonné par son père, le société : “Comment expliquer ça “bâtard” a été placé chez les à mes frères : vos sœurs les font jésuites entre six ans et dix- bander et leur percent le cœur. huit ans, de sorte que pour lui, […] Mais vous les garçons, ils sa mère est une étrangère. vous laisseront toujours dehors Bruno attend “celle qui le res- ou ils vous feront enfermer. Ils ➣ Septembre 1999. Abraham suscitera”. Serait-ce Sabrina, regrettent que nos pères n’aient Serfaty et sa femme Christine la nouvelle employée du super- pas eu que des filles.” Avec E’dy, Daure-Serfaty rentrent au marché ? Voire. Tant de choses le presque frère, Sabrina veut Maroc. Le plus célèbre opposant séparent le mystérieux garçon, quitter les “Terrains”. Une obses- au monarque Hassan II revient lesté d’un lourd secret, de sion qui hante nombre de per- après “quinze mois au Derb Sabrina. Sur la carte de la vie, sonnages du récit : partir au plus Moulay Chérif, le centre de tor- ils ne sont pas du même côté. vite, foutre le camp en essayant ture de Casablanca, dix-sept Elle est une enfant des “Ter- de ne pas se retourner. Mais pour ans de prison à Kenitra, huit rains”. Famille nombreuse et E’dy, la rupture est déjà enta- ans de bannissement en déstructurée. Mère française, mée : “Aujourd’hui je suis France”. Sa compagne a derriè- père algérien : c’est une “cin- comme un étranger pour vous”, re elle des années de combat, quante-cinquante”. Comme confie-t-il à sa mère. pour son mari mais aussi pour Pascal, dont le père, M. Ber- La structure polyphonique du dénoncer le régime marocain et kani (“noir”, en kabyle) et la récit va crescendo. La peur faire connaître au monde l’hor- mère, Mme Blanchard, finis- monte. Un drame s’annonce tan- reur de ses prisons, à commen- sent leur vie dans les cris et dis que les préparatifs des cer par le bagne de Tazmamart, l’agression. des départs-ruptures s’accélèrent. qui serait resté longtemps secret contraires, les couples mixtes Les craintes croissent à mesure n’eut été le courage de Christi- finissent mal dans cet univers. que les effectifs policiers aug- ne Daure-Serfaty. En préface, Il y a aussi E’dy, dont le prénom, mentent. L’air devient irrespi- Edwy Plenel raconte comment connu seulement de Sabrina et rable, étouffant. Quand éclatent est né le livre Notre ami le roi, de Pascal, est en fait “Lumière “les événements”, c’est une armée de Gilles Perrault, et ce qu’il L’union M. H. AUTOBIOGRAPHIE Christine Daure-Serfaty Lettre du Maroc Stock, 2000, 160 p., 89 F N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 147 de la religion”, Nourredine. LIVRES dépêchent quelques universi- ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 148 LIVRES doit aux informations fournies porte justement sur la descrip- l’université, dans ce pays où la par l’opposante marocaine. tion d’un pays retrouvé et les soumission et les liens familiaux Il y a deux lectures possibles de incertitudes quant à sa démo- passent avant les compétences. cette Lettre du Maroc. Il y a cratisation. Christine cite un ami Elle insiste sur le sort des d’abord le retour de ces deux espagnol : “Dans mon pays, la femmes pauvres, répudiées, “héros”, comme l’écrit Edwy Ple- démocratisation s’est faite en mère célibataires souvent nel. C. Daure-Serfaty revient sur cascade. Ici, c’est du goutte-à- condamnées à la prostitution, l’engagement et le courage des goutte…” On la devine plus cir- sur l’antisémitisme diffus ou le “années de plomb”. Le sien, conspecte qu’Abraham. Certes, racisme anti-Noirs à peine celui de son mari mais aussi le Maroc change, il retrouve sa caché. La popularité du roi celui des Marocains, morts ou liberté de parole, le retour des auprès des déshérités sera-t- survivants du régime de Hassan exilés politiques s’accélère. La elle suffisante pour enrayer la II. Les retrouvailles avec d’an- question des disparus n’est plus montée d’un islamisme de plus ciens détenus, avec des hommes taboue, certains se battent pour en plus entreprenant ? La et des femmes qui, refusant de la reconnaissance de leurs droits, société civile, si dynamique plier sous le joug royal, ont des réformes sont en cours, une aujourd’hui, pourra-t-elle s’op- connu l’humiliation, l’interne- commission d’indemnisation poser à ceux qui se sont dressés ment, la torture, sont toujours pour les victimes de la déten- contre le Projet d’action natio- émouvantes. Le récit est sobre, tion arbitraire a vu le jour. Le nale pour l’intégration de la mesuré. Il veut dire simplement tout-puissant ministre de l’Inté- femme au développement ? le passé, ce triste et douloureux rieur, Driss Basri – qui continue C. Daure-Serfaty ne cache pas passé : “Nous avions tous peur de sévir au sein de l’université non plus ses doutes face à la per- en ce temps-là.” Les mots se suf- marocaine, où il enseigne le… sistance de certaines vieilles fisent à eux-mêmes pour expri- droit –, a été limogé le habitudes policières et des pra- mer, sans effet de style ni des- 9 novembre 1999 et son “sys- tiques de l’ombre… cription dithyrambique, dire tème”, démantelé. Si le change- Dans ce panorama marocain, il l’héroïsme de ceux qui ont eu le ment ne vient pas assez vite, c’est est peut-être regrettable que cran de dire non : “Ces hommes- que la volonté royale doit com- l’auteur n’aborde pas (ou si peu) là [et ces femmes], je le pense poser avec les lourdeurs et les la question, toujours délicate profondément, sont une chance blocages du Makhzen, “ce noyau pour ne pas dire taboue, du pour leurs enfants, une richesse central du pouvoir despotique et Sahara occidental et de la ten- pour leur pays, ils sont le sel de de l’insolente richesse, porte tou- sion qui caractérise à nouveau la terre…”. Ce passé, si proche jours sur lui l’image sombre des les relations avec le voisin algé- et déjà si lointain, est au cœur décennies de plomb.” rien. Mais cette lettre n’a pas de l’actualité marocaine : “Que Mais la situation sociale et éco- prétention à l’exhaustivité. “Des faire du passé, en fait, de ce nomique est à maints égards mots tournent dans ma tête passé qui à la fois date d’hier, catastrophiques – comme le depuis des jours, autour de l’es- mais a quarante d’âge derrière rappelle un récent rapport de la pérance, autour de l’inquié- lui, dont les victimes sont là, Banque mondiale. C. Daure- tude.” Ce sont ces mots que, en avec nous, qui croisent dans la Sefaty dit la pauvreté, la misère toute simplicité, Christine rue leurs bourreaux ?” héréditaire, le chômage qui Daure-Serfaty nous adresse. L’autre lecture de cette Lettre n’épargne pas les diplômés de M. H. ➣ comme dégradant ou infamant, production, mais selon “la ni comme le résultat d’une réalisation certain sanction sociale. Il est de bon niveau de vie”, ces catégories ton de le revendiquer et de moyennes constitueraient un mettre en avant la beauté du groupe hétérogène comprenant quartier, son histoire, sa aussi bien des employés, des mémoire, sa tradition d’accueil ouvriers qualifiés que des indé- et même sa diversité culturelle pendants. Villechaise- – des cultures qui s’y côtoient d’un A. Agnès Villechaise-Dupont Dupont a certes rencontré des plus qu’elles ne se mêlent –, publie ici les résultats d’une gens victimes de l’exclusion donnant à ses rues et ses enquête comparative qu’elle a économique, mais qui ont en places une tonalité colorée et, menée sur deux sites accueillant commun avec les autres caté- pour certains, un parfum des populations précarisées : le gories moyennes – virtuelle- d’exotisme socioculturel. Mal- quartier des Hauts-de-Garonne, ment du moins – des aspira- gré les profondes transforma- sur la rive droite bordelaise, et tions et des modèles. L’écart, la tions qui, en quinze ans, ont l’ancien quartier populaire “discordance” entre cette inté- modifié le quartier, malgré les Saint-Michel, au centre-ville de gration culturelle dans la tensions qui y existent aussi, Bordeaux. Appuyant sa démons- société de consommation et le vivre à Saint-Michel procure tration sur des témoignages “défaut d’intégration écono- une identité valorisante. À l’in- variés, elle montre que les faits mique” génèrent frustrations, vestissement comme les existences ne peu- dévalorisation et amertume. public, qui offre ici le cadre vent être réduits à des interpré- L’impossibilité de voir émerger d’une “sociabilité de proxi- tations univoques ou à des grilles une contestation collective et mité très dense”, s’oppose le de lecture par trop simplifica- un contre-modèle culturel repli sur la sphère privée aux trices et dépréciatives. Elle inci- conduit au repli sur la sphère Hauts-de-Garonne, la volonté te les responsables politiques et privée, unique attitude de autres élus à mieux écouter les résistance. “C’est bien femmes et les hommes des dans cette absence d’iden- grands ensembles, à en faire les tité collective, dans ce partenaires et les acteurs des défaut d’appartenance, mesures à prendre pour éviter la que peut se révéler un déréliction de la banlieue et de principe commun à même ses habitants. de définir les populations Pour l’auteur, les habitants des des grands ensembles Hauts-de-Garonne ne sont pas urbains porteurs d’une culture popu- estime l’auteur. laire ; ils n’appartiennent pas à Voilà toute la différence la classe ouvrière mais plutôt à entre les habitants de ce qu’elle nomme les “catégo- cette périphérie et ceux ries moyennes paupérisées”. du quartier Saint-Michel. Définies non pas d’après leur Vivre ici n’est pas perçu de N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 149 Agnès Villechaise-Dupont Amère banlieue. Les gens des grands ensembles Grasset-Le Monde, 2000, 329 p., 135 F position dans le processus de LIVRES SOCIOLOGIE l’espace aujourd’hui”, ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 150 LIVRES de se démarquer d’un voisi- Si de telles mesures peuvent sation des identités ou même, nage d’autant plus méprisé sans doute permettre de “rela- refusant de jouer avec le feu, qu’il reflète son propre senti- tiviser le sentiment de l’échec”, maintiennent la même fermeté ment d’échec. elles peuvent aussi, et cela face à ce qui ne serait encore Cette “individualisation” des n’échappe pas à l’auteur, s’ap- qu’une tendance “douce” au “catégories moyennes paupé- parenter à l’administration d’un repli sur des comportements ou risées” comme seule réponse placebo dès lors que les causes des valeurs rattachées à un tactique porte en elle les dan- réelles de l’échec demeurent : islam “très critique”. gers d’une “fragmentation”, exclusion, chômage, précarité. M. H. d’une “désaffiliation” avec le Mais, reprenant à son compte reste du corps social. D’une les analyses présentées entre manière générale, subissant une autres par Françoise Gaspard autre forme de dépendance, les et Farhad Khosrokhavar dans habitants des cités repren- Le foulard et la République draient le discours que le monde (La Découverte, 1995), A. Ville- extérieur leur renvoie, avec pour chaise-Dupont présente ce critères récurrents l’insécurité, qu’elle appelle, par un doux le chômage et l’immigration. Ils euphémisme, l’adhésion à un ➣ intégreraient même ces juge- islam “très critique” comme une titre volontairement ambigu ments de valeur qui les présen- provocation volontaire des inté- rassemble les contributions de tent comme passifs, assistés, ressés à l’exclusion dont ils dix-sept auteurs. Il y est ques- voire comme des “cas sociaux”. seraient victimes. Tout cela ne tion, justement, de renverser la L’habitant des cités “se voit serait qu’une “rébellion douce, perspective dichotomique dans ainsi dépossédé de ses propres qui n’est pas détachable d’une laquelle le “bon sens” a enfer- capacités cognitives : on lui dit volonté d’intégration”. Sur mé la problématique abordée : l’horreur de l’endroit où il cette question, l’enquête, plus à chaque ménage correspond habite, et il subit ce discours”. large et sur bien des aspects une résidence, et la pluralité de Convaincue que “les caracté- plus pointue, menée à Dreux celles-ci impliquerait une hié- ristiques objectives de ces par Michèle Tribalat (cf. H&M rarchie entre “principale” et espaces sont sans doute moins n° 1225) parvenait à des conclu- “ secondaire”, les critères étant importantes que le regard porté sions bien moins optimistes et la durée d’occupation des lieux sur eux…”, l’auteur invite “à valorisait chez les jeunes des au cours de l’année et l’impor- encourager les timides et fra- mobilisations et des contesta- tance de l’investissement éco- giles velléités identitaires tions plus “citoyennes”. nomique. Cette diversité du observées en particulier chez L’auteur, en conclusion, ne patrimoine immobilier, à l’ori- les jeunes et les immigrés dans cache pas les risques de dérives gine privilège des classes la cité, tout en évitant une vers un “repli désabusé et hos- aisées, s’est démocratisée, dérive ségrégative qui réalise- tile sur des communautés deve- s’étendant à une part croissan- rait la vision pour l’instant nues fermées et intolérantes”. te de la population. fantasmatique de la banlieue Mais son relatif optimisme fera Dans le cas des populations comme “monde à part” à bondir ceux qui demeurent immigrées, dont l’important l’image du ghetto américain”. fermes face à l’instrumentali- pourcentage de propriétaires Philippe Bonnin et Roselyne de Villanova (dir.) D’une maison l’autre. Domus, systèmes d’habitat et résidence multiple Créaphis, 1999, 384 p., 175 F Cet ouvrage collectif au la maisonnée –, de son espace rait dans la logique de l’aména- C’est précisément ce mani- résidentiel – principalement gement du projet de retour défi- chéisme réducteur que le livre la maison matérielle –, et de nitif (non dépourvu de liens remet en question. La mise en l’ensemble de ses ressources.” indirects avec une sorte de pot- commun des recherches et de la Dans cette nouvelle grille de latch qui se traduirait par une réflexion de scientifiques recon- lecture, les immigrés devien- extension continuelle des lieux nus, issus d’horizons habituel- nent des “migrés” et, pour une bâtis), la hiérarchie entre “prin- lement compartimentés, fait fois, on s’abstient de résumer à cipale” et “secondaire” repose- surgir des concepts tels que leur seule nationalité les divers rait sur une distinction d’ordre dédoublement de la résidence, paramètres, dont la distance affectif et un besoin de recon- ubiquité résidentielle et inves- séparant leur lieu de naissance naissance sociale, tous deux tissement paradoxal – concepts et leur lieu de résidence. Ils éloignés de la seule interpréta- étayés par des résultats d’en- apparaissent comme des indivi- tion économique. Or, il s’avère quête – et en permettent une dus à part entière, et non des que de plus en plus d’immigrés, lecture plus nuancée, complète, personnes infantilisées dont en plus d’une maison dans le et pertinente. Ainsi, “la logique l’incohérence de la conduite pays d’origine, acquièrent un résidentielle est plus affaire de serait déterminée par une sorte autre logement dans le pays familles que de ménages, et de péché originel, celui du d’accueil. mobilise souvent plusieurs départ, aggravé par un fantas- Faut-il y voir une évolution, cor- générations” ; autrement dit, la matique retour. Divers articles rélative à l’intégration de ces lecture synchronique à laquelle se réfèrent ainsi aux popula- populations, dans laquelle la nous sommes habitués, se tions immigrées portugaise, “maison de rêve” serait condam- basant sur des repères “objec- marocaine, tunisienne, algé- née à devenir un simple lieu de tifs” simplifiés, occulte aussi rienne, et à la communauté villégiature estivale ? C’est ainsi bien la profondeur de la pro- grecque d’Istanbul. que, de “principale”, cette rési- blématique que sa richesse, et D. Arbonville et C. Bonvallet, dence serait en passe de deve- rend des présentant les résultats de l’en- nir “secondaire”, à l’instar de ce conduites, apparemment inco- quête “Logement” de 1992, ne se qui se vérifierait pour les pro- hérentes, sur le plan éco- cantonnent pas à un seul axe de vinciaux vivant à Paris et ayant nomique. La notion même de recherche et analysent la pro- “fait bâtir” dans leur région résidence apparaît comme priété selon divers paramètres : d’origine. Nous assisterions beaucoup trop réductrice pour famille et accumulation, âge, donc à une “normalisation” correspondre à tout l’investis- urbanisation, hiérarchie socio- des ces populations, rassurante sement économique, certes, professionnelle et nationalité. et politiquement correcte, qui mais aussi affectif et symbo- C. Leite, avec son article sur les ne ferait que confirmer le bien- lique : le concept de domus “Femmes et enjeux familiaux fondé de la dichotomie entre serait ainsi mieux adapté, de la double résidence”, dépasse résidence principale et secon- quoique à reconstruire dans le la sociologie des Portugais et daire, entendue comme une hié- cadre d’une socio-anthropolo- constitue une contribution à rarchie de la durée du séjour, gie de l’habitation : “La domus l’anthropologie de la famille mais aussi selon un ordre est cette entité tricéphale, com- expatriée, dans le cadre de la décroissant d’importance aussi posée du groupe domestique – double résidence. D’autres inenvisageables N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 151 bien économique qu’affective. LIVRES dans les pays d’origine s’inscri- ✒ PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 152 raux impressionnants. On en est dence de la dimension anthro- Front national, en s’interro- réduit à se satisfaire de ce que, pologique, dépassant les carac- geant sur les faiblesses de l’an- en Suisse, un peu moins de la téristiques de chacun des tiracisme. Quelles sont les atti- moitié des voix “seulement” groupes, notamment celles de tudes des divers groupes réclame une fermeture des fron- C. Bonnette-Lucas, de B. Mazé- sociaux ? Quelles évolutions se tières, fermeture impossible au rat et de R. Bonnain. Jean Rémy, dessinent durant cette période, demeurant. Une ligne de faille dans la postface, repositionne à travers les crimes racistes, les Nord-Sud sépare à notre époque quant à lui de manière aussi péripéties électorales, les son- les sociétés. claire que complète cette pro- dages d’opinion, les crises C’est là que l’ouvrage suscite blématique, démontrant que la comme celle de 1973… ? des regrets : trop empêtré dans perception d’un “fait social” Va-t-on vers plus ou moins de les controverses opposant les requiert la mise en commun des racisme ? Yvan Gastaut hésite à tenants du modèle dit “répu- démarches et grilles de lecture proposer le sens de ces évolu- blicain” (comme si les autres spécifiques, si l’on cherche à tions. Qui pourrait, d’ailleurs, n’étaient pas républicains, et approcher le comportement des répondre à cette question, tant comme si les Républiques I, II, groupes humains dans toute les indicateurs sont contradic- III, IV et V étaient identiques) leur étendue. toires et les situations mou- aux tenants des différences vantes, comme le souligne l’au- sans ancrages ni rivages, dans teur. Ainsi, l’optimisme – de les polémiques excessives entre commande ? – affiché sur la qua- les champions des deux camps, trième de couverture ne corres- Yvan Gastaut sacrifie une pond pas aux conclusions nuan- réflexion autrement plus impor- cées de l’ouvrage ! Certes, le tante sur les ressorts du paroxysme de la guerre d’Algérie racisme. Peut-être, au demeu- et de 1973 ne sont pas répétés. rant, faut-il renouveler les pro- Certes, le Front national a blématiques et s’interroger sur Jorge de Portugal Branco HISTOIRE Yvan Gastaut L’immigration et l’opinion publique en France sous la Ve République Seuil, 2000, 640 p., 180 F ➣ Voilà un outil indispensable implosé (plus sous le poids à tous ceux qui s’intéressent à de ses contradictions que l’immigration, à cette part de sous les coups portés par la la société française demeurée à gauche). Il n’en reste pas part. Plus de 600 pages serrées, moins que le racisme est une masse impressionnante de l’une des composantes documents passés au crible, essentielles de notre cul- parmi lesquels l’écrit est pré- ture, qu’il en est l’une des pondérant. L’ouvrage, qui explo- faces, dont il faut prendre la re les quarante dernières mesure pour mieux le com- années, commence avec le battre. De l’Autriche à la 17 octobre 1961 et s’achève sur Belgique, l’extrême droite l’affaire des foulards. Il analyse fait ouvertement campagne avec minutie les courants d’opi- sur des bases xénophobes et nion, en faisant un sort parti- obtient des scores électo- N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 153 culier à la xénophobie et au LIVRES contributions démontrent l’évi- ✒ N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 154 LIVRES les tensions interethniques, qui complétée. En dernière partie se présentent de manière par- de l’ouvrage, la commission ticulièrement complexe et Immigration du réseau No demeurent non étudiées. Mais Pasaran présente son action et ce regret n’enlève rien à l’ap- ses réflexions en matière de port considérable de ce travail luttes pour les sans-papiers (la généreux, dans tous les sens du question de l’autonomie du terme. mouvement, le paradoxe des Claude Liauzu régularisations globales ou au cas par cas, les rapports avec la Mogniss H. Abdallah et le réseau No Pasaran J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante Éditions Reflex, 2000, 160 p., 45 F ➣ De “gauche plurielle”…) J’y suis, j’y reste ! constitue un guide à travers les actions, les lois et les époques – plus ou moins troubles : on y retrouve la grève générale contre le transformer le “pote”, “par un racisme de 1973 (alors que la spectaculaire retournement de “chasse aux Arabes” était en situation, [en] spectateur pas- 1968 (on clama alors vogue dans le Sud), les mouve- sif d’un enjeu politique franco- aussi “Nous sommes tous des ments dans les foyers Sonacotra français”). Quant aux nom- étrangers”) au mouvement des (un chapitre leur est consa- breuses grèves de la faim qui sans-papiers des années quatre- cré)… On y voit comment les ont émaillé ces luttes depuis vingt-dix, en passant par les immigrés ont constamment fait les années soixante-dix, elles “folles de la place Vendôme”, l’objet de tentatives de mise apparaissent, au fil des pages, l’avènement des “Beurs” en sous tutelle (par les syndicats, comme une expression essen- 1983, etc., ce livre retrace une par l’Église, par les États d’ori- tielle et tragique des revendi- histoire peu abordée par gine…). On se souvient qu’ils cations : le corps, ultime pos- ailleurs, celle des luttes de l’im- ont parfois bénéficié d’élans de session de l’individu et dernier migration depuis que celle-ci solidarité populaire (les rap- moyen de pression… est une composante à part ports entre Français et immi- Bien sûr, on pourra regretter entière de la société française. grés font l’objet d’une analyse que certains événements ou Précisons qu’il est tiré d’un tout au long de l’ouvrage). périodes soient abordés un peu article sur le mouvement des Les gouvernements et leurs trop rapidement ; le livre laisse sans-papiers, commandé pour approches diverses de la ques- parfois le lecteur sur sa faim, la campagne “Kein Mensch ist tion de l’immigration sont pas- voire un peu perplexe. Mais il illegal” (aucun homme n’est sés en revue. Les différents s’agit là d’un “rapport d’étape”, illégal) en Allemagne. Le texte mouvements et associations indique l’auteur, qui est en passe premier est paru dans un ouvra- sont exposés avec leurs tensions d’être encore enrichi. D’autre ge collectif européen, Ohne internes et parfois avec un cer- part, le fait qu’il a été écrit par Papiere in Europa (Berlin- tain mordant (SOS Racisme est des gens de convictions, qui ont Hamburg, 2000). La version épinglée en tant qu’émanation participé à certaines actions et française en a été développée et mitterrandienne utilisée pour à certains mouvements, est par- “France des étrangers, France temps l’un des intérêts de ce J’y français”. Un an plus tard, le des libertés. Presse et mémoire” suis, j’y reste ! que de n’être pas Cefisem de Paris (Centre de for- (catalogue édité en 1990 par fait seulement d’informations mation et d’information pour la Mémoire Génériques-Éditions collectées du fond d’un bureau scolarité des enfants de mi- ouvrières, Paris), sur l’histoire et froidement rassemblées. Il a grants), organisme rattaché à des communautés immigrées au le mérite d’être une histoire de l’École normale d’instituteurs, travers de leurs journaux depuis l’immigration du point de vue de organise un stage interne sur le XIXe siècle. L’exposition sera l’intérieur, justement, et non l’histoire des migrations, qui sera reprise en 1990 à l’Arche de la d’un point de vue “objectif” éco- publié dans H&M en 1988 Défense, à Paris. Le mouvement nomique ou social. Et, de par un (n° 1114) sous le titre “L’immigra- est lancé. style journalistique abordable, tion dans l’histoire nationale”. L’année 1990 marque un tour- un format “poche” et un prix Mais l’initiative la plus mar- nant majeur : en Belgique, avec non moins abordable, de mettre quante de ces années-là reste une démarche collective et le cette histoire à la portée d’un l’exposition “Négripub”, présen- lancement du programme “Le public étendu. tée en 1987 à la bibliothèque For- Noir du Blanc”, qui sera pré- ney à Paris (puis l’itinérance qui senté à Bruxelles l’année sui- a suivi), et son incontournable vante et proposera l’ouvrage de catalogue (Négripub. L’image des référence Racisme, continent Noirs dans la publicité, réédité obscur. Clichés, stéréotypes, fan- en 1994 par Somogy, Paris). tasmes à propos des Noirs dans En 1989, Felix de Roy, collec- le royaume de Belgique, (Bru- tionneur plus qu’historien, pré- xelles, CEC-Le Noir du Blanc/Wit ➣ Depuis une quinzaine d’an- sente sa fabuleuse collection à over Zwart, 1991). En France, nées et dans toute l’Europe, ce Amsterdam, “White on Black”. avec la création par un groupe sont généralement des histo- En septembre de la même de jeunes historiens, chercheurs riens qui sont à l’origine des année, le magazine Textes et à l’université Paris-I (Pascal actions pédagogiques d’enver- documents pour la classe Blanchard, Nicolas Bancel, gure, des colloques et exposi- (TDC), destiné aux enseignants Armelle Chatelier, Yann Holo, tions sur les thématiques de l’im- et édité par le Centre migration et de la colonisation. national de documen- On peut citer, sous l’impulsion tation de Jean-Barthélemi Debost à (CNDP), publie un dos- Nanterre en 1984, l’exposition sier intitulé “150 ans “Les Noirs, têtes d’affiches”, d’immigration”. puis, à Bruxelles en 1985, sous 1989 toujours, dans le l’égide de Jean-Pierre Jacque- cadre du bicentenaire min, “Zaïre 1885-1985. Cent ans de la Révolution fran- de regards belges”. En France, çaise, en 1985, la revue Vingtième Génériques monte à siècle publie, dans son n° 7 de Marseille, au Centre juillet-septembre, un dossier Bourse, l’exposition Marie-Pierre Garrigues MÉMOIRE Les migrations “coloniales”, en expositions et en publications N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 155 intitulé “Étrangers, immigrés, LIVRES fois gênant. Mais c’est en même pédagogique En l’association ✒ Éric Deroo organise à Paris l’ex- ces initiatives sont orga- position “Aux Colonies” ; le nisés, en 1994, l’exposi- musée d’Histoire contemporaine tion “L’appel à l’Afrique”, propose, aux Invalides, “La sur l’imaginaire des France en guerre d’Algérie”, de tirailleurs, présentée Laurent Gervereau (catalogue dans toute l’Afrique de édité par la BDIC en 1992), puis, l’Ouest, et le festival-col- six ans plus tard, “Toute la loque du film colonial France. Histoire de l’immigra- “Maghreb et Afrique tion en France au XXe siècle” noire au regard du (catalogue édité par Somogy en cinéma colonial” (Insti- 1998). En lien avec l’Union euro- tut du monde arabe). péenne et la Ligue de l’ensei- Dans la même veine, il gnement, un programme péda- Ghislaine Mathy, Jean-Barthé- faut également signaler les col- gogique, “Images et colonies”, lemi Debost…) de l’Achac loques “Scènes et types” (Mar- basé sur une exposition de vingt (Association pour la connais- seille, 1995) et “De l’indigène panneaux et une mallette pour sance de l’histoire de l’Afrique à l’immigré” (Bruxelles-Lille, les scolaires, est diffusé à plus de contemporaine), pour fédérer 1997). Le premier donnera nais- cent-vingt exemplaires dans le les initiatives concernant la sance à un ouvrage collectif monde entre 1994 et 1999. Il mémoire coloniale et l’histoire (L’Autre et nous. “Scènes et faut aussi signaler Images de de l’immigration à l’échelon types”), publié en 1995 aux édi- l’Afrique et des Africains en européen. C’est sous les auspices tions Syros. Le second inspirera, France, brochure éditée par de l’Achac qu’est organisé, au entre autres, un numéro de H&M Francis Arzalier en 1994 au début de l’année 1993, le pre- (“Imaginaire colonial, figures de Centre national de documenta- mier colloque sur la question, à l’immigré”, n° 1207, mai-juin tion pédagogique (CNDP), ainsi la Bibliothèque nationale, puis 1997) et un volume de la collec- qu’une livraison de Textes et l’exposition “Images et Colo- tion “Découvertes” (De l’indi- documents pour la classe (TDC) nies”, présentée en octobre 1993 gène à l’immigré) chez Galli- consacrée à “L’apogée de l’em- aux Invalides, et dont le cata- mard en 1998. L’année suivante, pire colonial français”, sous la logue éponyme sera la même une nouvelle association, Images direction de Pascal Blanchard année l’objet d’une coédition et mémoire, est créée à l’initiative (1996). En 1995, un kit pédago- BDIC-Achac. “Images et colo- de collectionneurs de cartes pos- gique à destination des ensei- nies” sera présentée dans plus tales et de quelques universi- gnants, “Tous différents, tous de vingt-cinq pays dans le taires dans une perspective plus égaux”, est édité sous l’égide du monde, sans parler des pro- “conservatrice” de la mémoire Conseil de l’Europe. grammes déclinés dans plu- du passé colonial français. De même, on ne peut oublier sieurs pays européens sous Les démarches pédagogiques se les trois ouvrages édités en l’égide de l’association (“Miroirs succèdent au début des années 1997 chez Syros par l’associa- d’Empires” en Belgique, “Ima- quatre-vingt-dix : en 1992, le tion Au nom de la mémoire, sur gini e Coloni” en Italie, “Images musée de l’Homme présente Un siècle d’immigration en et Colonies” au Portugal…). “Tous parents, tous différents” ; France et l’exposition (sur le LIVRES N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 156 Dans le prolongement de contemporaine, bibliothèque gogique réalisé par l’Achac en point qu’il est devenu impos- Forney, Achac, Génériques, Au 1994) diffusée par la suite dans sible de les citer toutes et qu’il nom de la mémoire…) et ont toute la France. Enfin, 1999 a serait injuste de n’en citer que mis en œuvre de vastes projets vu l’aboutissement d’un travail quelques unes. Car en quinze de recherche et des exposi- de longue haleine, sous la ans, depuis l’exposition “Les tions, alors que les institutions forme d’une coédition de l’as- Noirs, têtes d’affiches”, les his- publiques n’y était guère favo- sociation Génériques et des toriens, professionnels ou “du rables. Car même si le Fonds Archives de France : Les étran- dimanche”, pour reprendre l’ex- d’action sociale pour les tra- gers en France. Guide des pression de Philippe Ariès, ont vailleurs immigrés et leurs sources d’archives publiques largement contribué à l’étude familles (Fas) n’a pas manqué et privées ; ce monumental de ces questions. Leur travail de soutenir nombre d’actions répertoire en trois tomes s’est diffusé dans le monde sco- signalées ici, un engagement constitue d’ores et déjà un outil laire, même si l’enseignement volontariste de l’État tout précieux pour les historiens des n’a pas toujours relayé de façon entier continue à faire défaut. migrations, qu’elles soient active ces initiatives. Un seul exemple : il n’y a tou- issues de l’ancien Empire fran- En tout état de cause, il faut jours pas, en France, de musée çais ou d’ailleurs. rappeler que la grande majorité sur l’immigration, ni de musée Au niveau régional ou local, des de ces projets sont d’abord le sur l’histoire de la colonisa- expositions de plus en plus nom- fruit d’historiens qui, à contre- tion… Autant dire que l’État breuses retracent le passé d’une courant des programmes de est à ce niveau très en retard commune ou d’un département recherches officiels et en s’ap- sur les initiatives individuelles à la lumière des vagues migra- puyant sur des structures qui se et citoyennes. toires qui les ont peuplés. En sont engagées (Ligue de l’en- Pascal Blanchard fait, les initiatives se multiplient seignement, musée d’Histoire et Philippe Dewitte Retrouvez Hommes & Migrations sur la toile : www.adri.fr/hm Tout sur l’édition et la rédaction de H&M et sur le Gip (Groupement d’intérêt public) Adri. L’historique de la revue, depuis la création des Cahiers Nord-Africains en 1950 et son changement de nom en 1965. Les sommaires des derniers numéros. Les archives de la revue. Les dessins de Gaüzère. ● ● ● ● ● N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 157 depuis quelques années, au LIVRES même principe que le kit péda- PUB N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 158 La revue est disponible à notre siège : Gip Adri - 4, rue René-Villermé - 75011 Paris - Tél. : 01 40 09 69 19 - Fax : 01 43 48 25 17 et dans les librairies suivantes : PARIS : Fnac Forum – 1-7, rue P. Lescot – 75001 ● Parallèles – 47, rue Saint-Honoré – 75001 ● Les Cahiers de Colette – 12, rue Rambuteau – 75003 ● Flammarion – Centre Georges-Pompidou – 75004 ● La Boutique de l’histoire – 24, rue des Ecoles – 75005 ● Compagnie – 58, rue des Ecoles – 75005 ● Edifra – Institut du Monde arabe – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard – 75005 ● L’Harmattan – 16, rue des Ecoles – 75005 ● Lib. Lusophone – 22, rue du Sommerard – 75005 ● Présence africaine – 25 bis, rue des Ecoles – 75005 ● Presses universitaires de France – 49, bd. Saint-Michel – 75005 ● Tiers Mythe – 21, rue Cujas – 75005 ● Electre – 30, rue Dauphine – 75006 ● La Procure – 3, rue de Mézières – 75006 ● Tschann – 125 bd. du Montparnasse – 75006 ● Carrefour de l’Odéon – 3, carrefour de l’Odéon – 75006 ● Lib. des Sciences politiques – 30, rue Saint-Guillaume – 75007 ● Artisans du Monde – 20, rue Rochechouart – 75009 ● Lib. du Monde libertaire – 145, rue Amelot – 75011 ● Epigramme – 50, rue de la Roquette – 75011 ● Lady Long Solo – 38, rue Keller – 75011 ● La Brèche – 7, rue de Tunis – 75011 ● Adac-Amacahu –29, rue des Cinq-Diamants – 75013 ● Le Chêne et le Baobab – 10, rue des Wallons – 75013 ● Jonas – 14, rue de la Maison-Blanche – 75013 ● Nadim Tarazi – 58 rue Jeanne-d’Arc – 75013 ● Lib. de la Cité – 19, bd. Jourdan – 75014 ● Le Divan – 203, rue de la Convention – 75015 ● Kiosque Belleville – 1, rue de Belleville – 75019 ● Vivre Livre – 84, rue Rébeval – 75019 ● Lib. Papeterie Presse – 58, bd de Ménilmontant – 75020 RÉGION PARISIENNE : La Réserve – 14, rue Henri-Rivière – 78200 Mantes-la-Jolie ● Lib. Paris X – Bât C. – 200 av. de la République – 92000 Nanterre ● La Procure – 263, bd. Jean-Jaurès – 92100 Boulogne-Billancourt ● Les Folies d’Encre – 19, rue Galliéni – 93100 Montreuil ● Zoothèque – 38, av. du Général-de-Gaulle – 94700 Maisons-Alfort PROVINCE : Plein Ciel – 46, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● Relais Fnac Nice – 30, av. Jean-Médecin – 06000 Nice ● A la Sorbonne – 23, rue Hotel des Postes – 06000 Nice ● L'Odeur du Temps – 35, rue des Pavillons – 13000 Marseille ● Le Roi Lire – 5, rue Adolphe-Thiers – 13001 Marseille ● Paul Eluard – 3-5-7, rue d'Aix – 13001 Marseille ● Regards – 2, rue de la Charité – 13002 Marseille ● Librairie des Deux Mondes – 5, cours Julien – 13006 Marseille ● Paidos - 2, rue des Trois-Mages 13006 Marseille ● Lib. de l’Université - 12 A, rue Nazareth - 13100 Aix-en-Provence ● Librairie de Provence – 31, cours Mirabeau – 13100 Aix-en-Provence ● Vents du Sud – 7, rue du Maréchal Foch – 13100 Aix-en-Provence ● Hémisphères – 15, rue des Croisiers – 14000 Caen ● Lib. de l’Université – 17, rue de la Liberté – 21000 Dijon ● La Manufacture – Place Maurice-Faure – 26100 Romans ● La Procure – 21, rue Charles Corbeau – 27000 Evreux ● Castela – 20, place du Capitole – 31000 Toulouse ● Ombres blanches – 50, rue Gambetta – 31000 Toulouse ● Joseph Gibert – 3, rue Taur – 31000 Toulouse ● Siloe Jouanaud – 19, rue de la Trinité – 31000 Toulouse ● Mollat – 83-89, rue Porte Dijeaux - 33000 Bordeaux ● Scrupule – 26, rue St-Sépulcre – 34000 Montpellier ● Sauramps – Allée Jules-Milhaud – 34045 Montpellier ● La Procure matinale – 9, rue de Bertrand – 35000 Rennes ● Librairie de l'Université – 2, place du Docteur-Léon-Martin – 38000 Grenoble ● La Dérive, 10, place Sainte-Claire – 38000 Grenoble ● Vent d’Ouest – 5, place du Bon-Pasteur – 44000 Nantes ● Les Temps Modernes – 57 rue Notre-Dame de Recouvrance – 45000 Orléans ● Le Livre en Fête – 27, rue Orthabadial - 46100 Figeac ● Contact – 3, rue Lenepveu – 49100 Angers ● Les enfants terribles – 22, rue du Jeu de paume – 53000 Laval ● Atlantide – 56, rue St-Dizier – 54000 Nancy ● Le Furet du Nord – 15, place du Général-de-Gaulle – 59002 Lille ● Les Lisières – 33, Grandplace – 59100 Roubaix ● Les volcans d’Auvergne – 80, bd. de Gergovia – 63000 Clermont-Ferrand ● Lib. des Facultés – 212, rue de Rome – 67000 Strasbourg ● Lib. internationale Kléber – 1, rue des Francs-Bourgeois – 67000 Strasbourg ● Alsatia-Union – 4, pl. de la Réunion – 68000 Mulhouse ● Decitre – 6 place Bellecour – 69002 Lyon ● Lib. des Editions Ouvrières - 9 rue Henri-IV - 69002 Lyon ● La Proue – 15, rue Childebert – 69002 Lyon ● Flammarion – 45, rue Voltaire – 69310 Pierre-Bénite ● Siloe Chatelet – 23, rue Chatelet – 71100 Châlons-sur-Saône ● La Vieille Boutique – 29, rue Jean-Pierre-Veyrat – 73000 Chambéry ● L’Armitière – 5, rue des Basnages – 76000 Rouen ● Siloe Sype – 58, rue Joffre – 85000 La-Roche-sur-Yon ● Lib. de l’Université - 70 rue Gambetta - 86000 Poitiers ÉTRANGER : Fnac Bruxelles – 16, rue des Cendres – 1000 Bruxelles – Belgique ● Tropismes – 11, galerie des Princes – 1000 Bruxelles – Belgique ● Lib. A Livre Ouvert - 116 rue Saint-Lambert - 1200 Bruxelles - Belgique ● Oliviéri – 5200 Gatineau MTL – Côte des Neiges – Québec H31-1W9 – Canada ● Lib. du Boulevard - 35 rue de Carouge - 1205 Genève - Suisse. DIFFUSION POUR LES LIBRAIRES FRANCE ET ETRANGER : DIF’ POP – 21 ter, rue Voltaire – 75011 PARIS Tél. : 01 40 24 21 31 – Fax : 01 43 72 15 77 4, rue René-Villermé – 75011 PARIS Tél. : 01 40 09 69 19 Fax : 01 43 48 25 17 ABONNEMENT N° 1228 - Novembre-décembre 2000 - 160 BULLETIN À RETOURNER À (cochez les cases correspondant à votre choix) ❏ ❏ ❏ JE M’ABONNE JE ME RÉABONNE (No abonné : ............................) J'OFFRE UN ABONNEMENT France 370 F (56,40 €) France 320 F (48,70 €) Etranger 495 F (75,40 €) Etranger 445 F (67,80 €) Nom : ............................................................................................ Prénom : .................................................................................... Adresse : .................................................................................................................................................................................................. Code postal : / / / / / / Ville : ............................................................................................ Pays : ............................................................................................. Téléphone : .............................................................................. Profession (facultatif): .................................................................................................................................................................. Vente au numéro Je vous prie de m'adresser : L’HÉRITAGE COLONIAL TARIFS (TTC) Institutions, bibliothèques, entreprises... TARIFS RÉDUITS (TTC) Particuliers et associations ......... 1228 - Nov.-décembre 2000 ......... 1227 - Sept.-octobre 2000 ......... 1226 - Juillet-août 2000 ......... 1225 - Mai-juin 2000 ......... 1224 - Mars-avril 2000 ......... 1223 - Janvier-février 2000 ......... 1222 - Nov.-décembre 1999 ......... 1221 - Sept.-octobre 1999 ......... 1220 - Juillet-août 1999 ......... 1219 - Mai-juin 1999 ......... 1218 - Mars-avril 1999 ......... 1217 - Janv.-février 1999 ......... 1216 - Nov.-décembre 1998 ......... 1215 - Sept.-octobre 1998 ......... 1214 - Juillet-août 1998 ......... 1213 - Mai-juin 1998 ......... 1212 - Mars-avril 1998 ......... 1211 - Janv.-février 1998 ......... 1210 - Nov-décembre 1997 ......... 1209 - Sept.-octobre 1997 ......... 1208 - Juillet-août 1997 ......... 1207 - Mai-juin 1997 ......... 1206 - Mars-avril 1997 ......... 1205 - Janv.-février 1997 ......... 1204 - Décembre 1996 ......... 1203 - Novembre 1996 ......... 1202 - Octobre 1996 ......... 1201 - Septembre 1996 ......... 1200 - Juillet 1996 ......... 1198-99 - Mai-juin 1996 ......... 1197 - Avril 1996 PRIX* port compris L’héritage colonial 77 F Violences, mythes et réalités 77 F Au miroir du sport 77 F Santé, le traitement de la différence 77 F Marseille, carrefour d’Afrique 77 F Regards croisés France-Allemagne 77 F Pays-de-la-Loire, divers et ouverts 77 F Immigration, la dette à l’envers 77 F Islam d’en France + Migrants chinois 77 F Combattre les discriminations 77 F Laïcité mode d’emploi 77 F La ville désintégrée? 77 F Politique migratoire européenne 77 F Les Comoriens de France 77 F Solidarité Nord-Sud 77 F Des Amériques Noires 77 F Immigrés de Turquie 77 F Le Racisme à l’œuvre 77 F Portugais de France 77 F D’Alsace et d’ailleurs 77 F Médiations + Australie 77 F Imaginaire colonial 77 F Citoyennetés sans frontières 77 F Réfugiés et Tsiganes, d'Est en Ouest 77 F Chômage et solidarité 44 F Intégration et politique de la ville 44 F Les foyers dans la tourmente 44 F A l'école de la République 44 F Canada 44 F Réfugiés et demandeurs d'asile 85 F Antiracisme et minorités 44 F 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 11,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 6,70 € 12,90 € 6,70 € PRIX* port compris ......... 1196 - Mars 1996 ......... 1195 - Février 1996 ......... 1194 - Janvier 1996 ......... 1193 - Décembre 1995 ......... 1192 - Novembre 1995 ......... 1191 - Octobre 1995 ......... 1188-89 - Juin-juill. 1995 ......... 1187 - Mai 1995 ......... 1186 - Avril 1995 ......... 1185 - Mars 1995 ......... 1184 - Février 1995 ......... 1183 - Janvier 1995 ......... 1182 - Décembre 1994 ......... 1181 - Novembre 1994 ......... 1178 - Juillet 1994 ......... 1176 - Mai 1994 ......... 1175 - Avril 1994 ......... 1172-73 - Janv.-févr. 1994 ......... 1171 - Décembre 1993 ......... 1170 - Novembre 1993 ......... 1169 - Octobre 1993 ......... 1168 - Septembre 1993 ......... 1167 - Juillet 1993 ......... 1162-63 - Févr.-mars 1993 ......... 1161 - Janvier 1993 ......... 1159 - Novembre 1992 ......... 1158 - Octobre 1992 ......... 1157 - Septembre 1992 ......... 1155 - Juin 1992 ......... 1154 - Mai 1992 ......... 1151-52 - Févr.-mars 1992 Jeunesse et citoyenneté Cités, diversité, disparités L'Italie Détours européens L'intégration locale Musiques des Afriques Tsiganes et voyageurs Après les O. S., le travail des immigrés Rhône-Alpes Histoires de familles D'Espagne en France Passions franco-maghrébines Pour une éthique de l'intégration Sarcelles Les lois Pasqua L'étranger à la campagne La mémoire retrouvée Minorités au Proche-Orient Le bouddhisme en France Arts du Maghreb et de France Le Languedoc-Roussillon Belleville Mariages mixtes Fragments d'Amérique Métissages Europe horizon 2000 Mémoire multiple Le Nord-Pas-de-Calais Migrations Est-Ouest Le poids des mots Une autre Allemagne 44 F 6,70 € 44 F 6,70 € 44 F 6,70 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € 42 F 6,40 € épuisé 42 F 6,40 € 83 F 12,60 € 43 F 6,50 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 39 F 5,90 € 77 F 11,70 € * France seulement. Pour l'étranger, compter 10 F (1,50 €)supplémentaires par numéro pour le port. Je règle la somme de : ...................................................................................... F ❏ ❏ ❏ par chèque bancaire ci-joint à l'ordre de Gip Adri. par versement sur votre compte à la Banque Martin Maurel - Paris 8e : 13369 00006 60 555401015 58 par mandat international Si l'adresse de la facturation est différente de l'adresse ci-dessus nous l'indiquer : ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ ................................................................................................................................................................................................ 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