Extraits de textes et poèmes (PDF 122 Ko)
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Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES La crainte des catastrophes On craint, à l’époque de la Révolution industrielle, de grandes catastrophe causées par les techniques comme devenues folles, échappant au contrôle de l’homme. L’image de l’homme, apprenti-sorcier, victime des débordements des techniques qu’il a créées, est permanente dans la littérature du XIXe siècle. Les premières catastrophes ferroviaires, faisant des dizaines de morts, viennent renforcer cette crainte et la justifier – même si le grand nombre de morts prouve, aussi, la grande capacité de transport des trains!! La scène du déraillement dans La Bête humaine de Zola, avec la locomotive «!Lison!», conduite par le chauffeur Pecqueux et le mécanicien Jacques Lantier, est d’un réalisme poignant. La locomotive renversée prend l’aspect d’un animal mort – presque celui d’un monstre malfaisant, un dragon terrassé que l’on aurait craint jusque là. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir , en se penchant pour s’assurer de la vitesse. Et Jacques, d’une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l’épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aigue qu’il distingua jusqu’au grain des deux pierres, tandis qu’il avait déjà dans les os la secousse de l’écrasement. C’était l’inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein. Il faisait machine arrière, il s’était pendu, d’une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d’avertir, d’écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l’air, la Lison n’obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Elle n’était plus la docile d’autrefois, depuis qu’elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l’entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l’autre restée au sifflet, sans qu’il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu’elle traînait. Alors, à vingt mètres d’eux, du bord de la voie où l’épouvante les clouait, Misard et Cabuche les bras en l’air, Flore, les yeux béants, virent cette chose effrayante le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu’une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitres. Et, surtout, l’on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d’agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue du train, six wagons, encore intacts, s’étaient arrêtés, sans même sortir des rails. Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête. « A moi ! au secours !... Oh ! mon Dieu ! je meurs au secours au secours » On n’entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d’épais tourbillons au ras du sol, pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le Page 1/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre ; à l’endroit où il avait porté, le châssis s’était rompu, faussant les deux longerons ; et, les roues en l’air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l’âme continuait de sortir, avec un fracas d’enragé désespoir. Emile Zola (1840-1902), La Bête humaine (1890). Page 2/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Les immenses voyages désormais permis par les techniques Blaise Cendrars (1887-1961) est l’auteur de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, écrit en 1913. C’est l’évocation d’un voyage que le poète fit réellement en compagnie de la petite Jehanne, et, à travers l’extrait suivant, la présence du chemin de fer et de sa puissance technique sont la dimension forte car il permet, à un rythme hallucinant et fantastique, des voyages immenses dans une toute autre dimension du temps et de l’espace. En ce temps-là j’étais dans mon adolescence J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance J’étais à seize mille lieues du lieu de ma naissance J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours. (…) J’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j’ai fait courir tous les trains derrière moi Bâle-Tombouctou J’ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp Paris-New-York Maintenant, j’ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie Madrid-Stockholm Et j’ai perdu tous mes paris Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J’ai toujours été en route Je suis en route avec la petite Jehanne de France Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues «!Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?!» Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils téléphoniques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un harmonica qu’une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie Page 3/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES S’enfuient Et dans les trous Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd. « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre? » Oui, nous le sommes nous le sommes Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert Entends les mauvaises cloches de ce troupeau galeux Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taichet Verkné-Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune La mort en Mandchourie Est notre débarcadère. (!…) J’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient De l’Extrême-Orient et qui passaient en fantômes. (…) J’ai vu des trains de soixante locomotives qui s’enfuyaient à toute vapeur pourchassées par les horizons... Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font Les trains d’Europe sont à quatre temps tandis que ceux d’Asie sont à cinq ou sept temps D’autres vont en sourdine sont des berceuses Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck J’ai déchiffré tous les textes confus des roues et j’ai rassemblé les éléments d’une violente beauté Que je possède... La Prose du Transsibérien... (1913, Gallimard, éditeur). Page 4/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES La poésie de la Révolution industrielle Né près d’Anvers, Emile Verhaeren (1855-1916) est un des rares grands poètes à trouver que la Révolution industrielle a pris, à travers le monde du travail et plus particulièrement dans les villes industrielles tentaculaires, une réelle dimension poétique et une grande beauté. Verhaeren est un socialiste, avec tout ce que le terme, à l’époque, veut dire de généreux et non de doctrinaire, et il pense que la société de son temps triomphera par le travail, l’industrialisation, les techniques. Ces dernières lui rendent mal sa passion pour elles, puisque Verhaeren meurt accidentellement en gare de Rouen au retour d’une visite sur le front de Belgique. Premier thème!: la beauté des villes industrielles Tous les chemins vont vers la ville. Du fond des brumes Là-bas, avec tous ses étages Et ses grands escaliers, et leurs voyages Jusques au ciel, vers de plus hauts étages Comme d’un rêve, elle s’exhume. Là-bas, Ce sont des ponts tressés en fer Jetés, par bonds, à travers l’air!; Ce sont des blocs et des colonnes Que dominent des faces de gorgonnes!; Ce sont des tours sur des faubourgs Ce sont des toits et des pignons, En vols pliés, sur les maisons C’est la ville tentaculaire Debout Au bout des plaines et des domaines. Des clartés rouges Qui bougent Sur des poteaux et des grands mâts Même à midi, brûlent encor Comme des yeux monstrueux d’or, Page 5/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Le soleil clair ne se voit pas Bouche qu’il est de lumière, fermée Par le charbon et la fumée, Un fleuve de naphte et de poix Bat les môles de pierre et les pontons de bois. Les sifflets crus des navires qui passent Hurlent la peur dans le brouillard Un fanal vert est leur regard Vers l’océan et les espaces. Des quais sonnent aux entrechocs de leurs fourgons Des tombereaux grincent comme des gonds Des balances de fer font choir des cubes d’ombre Et les glissent soudain en des sous-sols de feu Des ponts s’ouvrant par le milieu Entre les mâts touffus dressent un gibet sombre Et des lettres de cuivre inscrivent l’univers, Immensément, par à travers Les toits, les corniches et les murailles Face à face, comme en bataille. Par au-dessus, passent les cabs , filent les roues Roulent les trains, vole l’effort Jusqu’aux gares, dressant, telles des proues Immobiles, de mille en mille, un fronton d’or. Les rails ramifiés rampent sous terre En des tunnels et des cratères Pour reparaître en réseaux clairs d’éclairs Dans le vacarme et la poussière. C’est la ville tentaculaire. La rue — et ses remous comme des câbles Noués autour des monuments Page 6/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Fuit et revient en longs enlacements Et ses foules inextricables Les mains folles, les pas fiévreux, La haine aux yeux Happent des dents le temps qui les devance. A l’aube, au soir, la nuit, Dans le tumulte et la querelle, ou dans l’ennui Elles jettent vers le hasard l’âpre semence De leur labeur que l’heure emporte Et les comptoirs mornes et noirs Et les bureaux louches et faux Et les banques battent des portes Aux coups de vent de leur démence. Dehors, une lumière ouatée Trouble et rouge comme un haillon qui brûle De réverbère en réverbère se recule. La vie, avec des flots d’alcools est fermentée. Les bars ouvrent sur les trottoirs Leurs tabernacles de miroirs Où se mirent l’ivresse et la bataille Une aveugle s’appuie à la muraille Et vend de la lumière, en des boîtes d’un sou; La débauche et la faim s’accouplent en leur trou Et le choc noir des détresses charnelles Danse et bondit à mort dans les ruelles. Et coup sur coup, le rut grandit encore Et la rage devient tempête On s’écrase sans plus se voir, en quête Du plaisir d’or et de phosphore Des femmes s’avancent, pâles idoles Avec, en leurs cheveux, les sexuels symboles. L’atmosphère fuligineuse et rousse Parfois loin du soleil recule et se retrousse Page 7/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Et c’est alors comme un grand cri jeté Du tumulte total vers la clarté Places, hôtels, maisons, marchés Ronflent et s’enflamment si fort de violence Que les mourants cherchent en vain le moment de silence Qu’il faut aux yeux pour se fermer. Telle, le jour — pourtant lorsque les soirs Sculptent le firmament de leurs marteaux d’ébène, La ville au loin s’étale et domine la plaine Comme un nocturne et colossal espoir. Elle surgit désir, splendeur, hantise Sa clarté se projette en lueurs jusqu’aux cieux, Son gaz myriadaire en buissons d’or s’attise Ses rails sont des chemins audacieux Vers le bonheur fallacieux Que la fortune et la force accompagnent; Ses murs se dessinent pareils à une armée Et ce qui vient d’elle encor de brume et de fumée Arrive en appels clairs vers les campagnes. C’est la ville tentaculaire La pieuvre ardente et l’ossuaire Et la carcasse solennelle. Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini. Vers elle. Les Campagnes Hallucinées (1893, Mercure de France, éditeur). Page 8/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Deuxième thème!: la beauté de l’effort et du travail techniques Groupes de travailleurs, fiévreux et haletants, Qui vous dressez et qui passez au long des temps Avec le rêve au front des utiles victoires, Torses carrés et durs, gestes précis et forts, Marches, courses, arrêts, violences, efforts, Quelles lignes fières de vaillance et de gloire Vous inscrivez tragiquement dans ma mémoire!! Je vous aime, gars des pays blonds, beaux conducteurs De hennissants et clairs et pesants attelages, Et vous, bûcherons roux des bois pleins de senteurs, Et toi, paysan fruste et vieux des blancs villages, Qui n’aimes que les champs et leurs humbles chemins Et qui jettes la semence d’une ample main D’abord en l’air, droit devant toi, vers la lumière, Pour qu’elle en vive un peu avant de choir en terre!; Et vous aussi, marins, qui partez sur la mer Avec un simple chant, la nuit, sous les étoiles, Quand se gonflent, aux vents atlantiques, les voiles Et que vibrent les mâts et les cordages clairs Et vous, lourds débardeurs dont les larges épaules Chargent ou déchargent, au long des quais vermeils, Les navires qui vont et vont sous les soleils S’assujettir les flots jusqu’aux confins des pôles; Et vous encor, chercheurs d’hallucinants métaux, En des plaines de gel, sur des grèves de neige, Au fond de pays blancs où le froid vous assiège Et brusquement vous serre en son immense étau Et vous encor, mineurs qui cheminez sous terre, Le corps rampant, avec la lampe entre vos dents Page 9/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Jusqu’à la veine étroite où le charbon branlant Cède sous votre effort obscur et solitaire!; Et vous enfin, batteurs de fer, forgeurs d’airain, Visages d’encre et d’or trouant l’ombre et la brume, Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain, Autour de grands brasiers et d’énormes enclumes, Lamineurs noirs bâtis pour un oeuvre éternel Qui s’étend de siècle en siècle toujours plus vaste, Sur des villes d’effroi, de misère et de faste, Je vous sens en mon coeur, puissants et fraternels! O ce travail farouche, âpre, tenace, austère, Sur les plaines, parmi les mers, au coeur des monts, Serrant ses noeuds partout et rivant ses chaînons De l’un à l’autre bout des pays de la terre! O ces gestes hardis, dans l’ombre ou la clarté, Ces bras toujours ardents et ces mains jamais lasses, Ces bras, ces mains unis à travers les espaces Pour imprimer quand même à l’univers dompté La marque de l’étreinte et de la force humaines Et recréer les monts et les mers et les plaines D’après une autre volonté. La Multiple Splendeur (1906, Mercure de France, éditeur). Page 10/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Giono!: le bonheur perdu par la faute des techniques L’idée nouvelle d’une destruction de la nature par les effets des techniques naîtra après 1914 avec le sentiment (le constat!?) d’un échec de la civilisation, une condamnation du monde industriel et capitaliste, une perte définitive, celle de la vie au contact de la nature, du monde paysan et artisanal définitivement détruites. La Première Guerre mondiale est l’expérience hallucinante de la destruction portée à une dimension quasi industrielle!: la destruction est un produit de masse. Des millions de vies humaines, sans doute, mais aussi des paysages entiers disparaissent au point de rendre méconnaissables des régions dont les points de repère usuels (reliefs, collines, routes, cours d’eau, villages) ont été gommés!: le cataclysme est sans précédent. Jean Giono (1895- ) enseigne ce qu’il appelle Les vraies richesses (titre d’un de ses ouvrages paru en 1937) et qui, pour lui, naissent de la terre seule et du travail de l’homme fait en harmonie avec la terre, la nature. Pour Giono, la civilisation industrielle moderne implique un embrigadement de l’homme, une aliénation dans le monde de la production, une perte d’identité dans les grandes villes industrielles. Très précurseur du «!retour à la terre!» (pour ne pas parler de la mode du biologique) actuel, Giono a fortement marqué la littérature française par son empreinte que l’on n’appelait pas encore «!régionaliste!», celle de la Provence. Ce premier extrait est ce que ressent Giono en se promenant dans Paris!le soir!: Je pense à tout ça en descendant la rue de Belleville. Dans d’autres rues par là derrière et autour circulent encore les derniers autobus. Maintenant, le halètement de la ville se tait parfois; pendant un moment les lumières ont des pulsations silencieuses puis le bruit reprend. C’est un bruit léger comme le chant des courtilières dans les prés. Des alignements de lampes électriques aux flammes claires dessinent en bas dessous l’avenue des Champs-Élysées, l’avenue de la Grande-Armée, le carrefour du boulevard Haussmann, un peu du boulevard de Sébastopol; je peux distinguer le macadam luisant comme la cire d’un disque de phonographe et le passage de quelques taxis. Subitement un silence arrive. J’entends, loin en bas devant moi, le trot d’un cheval, le roulement d’un char aux roues ferrées. Je marche presque sans bruit; j’écoute et je vais lentement, mais je sais qu’un ordre mystérieux a touché mon corps et que j’ai pris ce pas fait pour durer longtemps que toutes mes forces composent au commencement d’une longue étape. La rue me serre dans deux murs noirs. Les magasins sont fermés. Les persiennes des fenêtres sont closes. Je vois les denrées et les objets manufacturés qui dorment dans les boutiques et les entrepôts. Le vin qui dort dans les barriques, le riz dans ses caisses, le sucre dans ses boîtes, le poivre dans les petits sacs, les meubles neufs, les costumes chez le tailleur, les robes, les chapeaux chez la modiste, les bleus de travail marque Lafont de Lyon et les bleus de chauffe venus en contrebande d’Indochine. Je passe près d’une échoppe de cordonnier et je sens l’odeur du cuir sec et l’odeur du cuir qui trempe. Je vois tous ces vêtements vides et neufs, pas encore habitués aux gestes des hommes et qui attendent, prêts à les accompagner au travail, au désir, à la bataille. Je vois tout ce qui se mange et qui attend; les provisions de la ville, ce qui se transformera en sang dans les habitants de la ville et qu’ils useront en travail, en désirs et en batailles. Et les trains noirs qui sifflent, cette nuit, sur les longs ponts de fer, là-bas du côté de Vincennes, et vers le nord, et vers l’est, déchargeront tout à l’heure dans les gares de marchandises les étoffes, les viandes, les poissons, les légumes, les Page 11/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES épices, pour la consommation de demain et des jours suivants. Pour la consommation du travail, du désir et de la bataille. Tout roule ici dans une loi implacable de machine. Et les trains incessants alimentent les foyers. La vie brûle tout le temps dans le corps des habitants de la ville, non plus pour la joie de la flamme mais pour l’utilisation de la flamme. La vie de chacun doit produire, la vie de chacun n’a plus son propriétaire régulier, mais appartient à quelqu’un d’autre, qui appartient à la ville. Une chaîne sans fin d’esclavage où ce qui se produit se détruit sans créer ni joie ni liberté. Alors, à quoi bon? Mais je suis seul à parler dans la rue et personne ne m’entend. Personne ne peut m’entendre car les hommes et les femmes qui habitent cette ville sont devenus le corps même de cette ville et ils n’ont plus de corps animal et divin. Ils sont devenus les boulons, les rivets, les tôles, les bielles, les rouages, les coussinets, les volants, les courroies, les freins, les axes, les pistons, les cylindres de cette vaine machine qui tourne à vide sous Sinus, Aldébaran, Bételgeuse et Cassiopée. Ils sont comme des paillettes de métal dans le corps des pièces principales. Ils ne seront jamais plus alimentés de liberté, jamais plus. Ce deuxième extrait décrit le four à pain d’un village de Haute Provence. C’est, ici, le «!bon!» aspect des techniques, simples, en harmonie avec la nature, à la dimension de l’homme!: Ce qu’ils ont rallumé, c’est le four banal, le four commun. Il est sur la placette du village. Et je me disais: comment le décrire, comment faire comprendre la façon dont est bâti ce four commun. Dans ce petit hameau perdu, je sais, je vois bien. Je sais qu’il a été construit il y a longtemps dans des temps de grande simplicité, où l’on ne cherchait pas. Je vois bien. Il est exactement comme un temple grec. Mais si je dis ça, ça va faire tromper tout le monde. Car il y aura ceux qui diront: ça n’est pas possible, c’est trop beau, il l’invente (et vraiment non, ça n’est pas le moment d’inventer). Et puis, il y aura ceux qui me croiront mais qui se tromperont quand même car on leur a trop parlé de temples grecs, ils ont autour de ce mot-là, cent images toutes prêtes, toutes fausses (fausses en tout cas pour ce four, fausses peut-être pour les vrais temples). Et ils croiront peut-être aussi que je veux dire que ça date des Grecs (ah ce mot-là est terrible). Alors que non, c’est à la fois bien plus récent et bien plus ancien: c’est une construction paysanne. C’est une construction sauvage, âpre et exacte. Pour son utilité, elle n’a pas une pierre de trop. Elle est entièrement d’accord avec le pays et avec tous les temps que le ciel peut faire. Elle a été orientée. Destinée à faire un travail dont dépendent la nourriture et la vie. Orientée pour deux raisons: d’abord, pour que la cheminée tire bien sans que jamais la fumée puisse regonfler dans le four, donc, l’axe du toit sur la ligne nord-est sud-ouest. (Dans ce pays où les vents viennent de partout sauf de l’ouest — mais par exemple le four de Prébois est orienté plein sud car Prébois est sujet des vents qui remontent la vallée de l’Ébron plein nord et protégé des autres vents par les rives abruptes du torrent.) L’autre raison d’orientation étant qu’il faut protéger du froid ceux qui enfournent. Car il ne faut pas croire qu’on va entrer quelque part pour faire du pain. Non. Cette construction c’est un four. Le four occupe toute la place dans les quatre murs. Les humains doivent rester sur le seuil. Ici, il y a hiérarchie entre le travail et l’homme. Il n’y a de place que pour le brasier et pour le pain. La porte, c’est la porte du four; elle donne directement sur les flammes; elle a à peine un demi-mètre carré d’ouverture, elle se ferme d’une pierre de grès arrondie, cannelée, jointant bien, hermétique comme une bonde de bassin; par elle,n’entrent que les fascines, puis, au bout des longues pelles, les miches de pâte froide. Page 12/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES (…) Nous autres, hommes et femmes d’ici — et moi qui vous ressemble — nous ne sommes que des paysans, nous ne brillons pas par l’intelligence ni vous, ni moi, les philosophes perdront leur temps en nous racontant leurs balivernes, nous avons des peaux qui sentent le froid et le chaud de fort loin; restons sous l’auvent du four et faisons le pain. C’est plus agréable. Et c’est plus humainement logique. Ainsi, les hommes et les femmes restent sous l’auvent du four, cet auvent qui, lui aussi, a exigé une soigneuse orientation de tout le temple: c’est là qu’on pose sur des tréteaux les longues mannes pleines de pâtes, c’est de là qu’on enfourne les pains, c’est là qu’on passe le temps en attendant que le pain cuise. Le dos au four, la face vers les champs où dort la buée d’automne; les nuages ont effacé les montagnes et égalisé le pays; pour chaque objet de la terre on peut avoir cent pensées toutes différentes avant de se dire: c’est un arbre, c’est la maison de Jean Laine, c’est le chêne ou c’est l’ormeau car, le chêne, l’ormeau, la maison, l’arbre, tout le pays est dans la brume; on a chaud, on a le temps, on est tranquille, puisqu’un beau travail se fait paisiblement tout seul à cet endroit même: on a le temps de s’occuper de soi-même et de rêver. Joie magnifique des travaux naturels où jamais rien n’est esclavage, où tout est à la mesure de l’homme, lui laissant son temps (ce temps qui est l’habitation de dieu). Page 13/14 Quand la machine inspire l’écrivain EXTRAITS DE TEXTES ET POÈMES Alfred de Vigny (1797-1863) La maison du berger Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante Sur le fer des chemins qui traversent les monts, Qu’un ange soit debout sur sa forge bruyante, Quand elle va sous terre ou fait trembler les ponts Et, de ses dents de feu, dévorant ses chaudières, Transperce les cités et saute les rivières, Plus vite que le cerf dans l’ardeur de ses bonds!! Oui, si l’ange aux yeux bleus ne veille sur sa route, Et le glaive à la main ne plane et la défend, S’il n’a compté les coups du levier, s’il n’écoute Chaque tour de la roue en son cours triomphant, S’il n’a l’œil sur les eaux et la main sur la braise, Pour jeter en éclats la magique fournaise, Il suffira toujours du caillou d’un enfant. Sur le taureau de fer qui fume, souffle et beugle, L’homme a monté trop tôt. Nul ne connaît encor Quels orages en lui porte ce rude aveugle, Et le gai voyageur lui livre son trésor!; Son vieux père et ses fils, il les jette en otage Dans le ventre brûlant du taureau de Carthage, Qui les rejette en cendre aux pieds du dieu de l’or. Page 14/14