DESSINE-MOI UNE OEUVRE FRANCOPHONE

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DESSINE-MOI UNE OEUVRE FRANCOPHONE
DESSINE-MOI UNE OEUVRE FRANCOPHONE
Contrairement au début des années 90, le thème de la francophonie ne semble plus à l’ordre du jour de la
politique française. En fait, le gouvernement de Lionel Jospin a délégué la francophonie au deuxième rang : il
n’y a plus de ministère de la Francophonie, ni un rattachement à celui de la Culture. Cette décision pourrait
avoir des conséquences pour les recherches liées à ce domaine, notamment en littérature ou en études
théâtrales. Cet article pose la question de savoir, si cela ne pourrait pas être une chance de faire réviser certains
concepts surannés. Pour illustrer cette idée, je voudrais donner un exemple concret issu des recherches
théâtrales, celui du théâtre francophone et le point de vue d’un homme de théâtre - Wole Soyinka.1
Le terme de théâtre francophone peut être compris dans un double sens : d’une part un théâtre lié à la langue
française et d’autre part un théâtre lié à la francophonie. Le terme de francophonie est apparu, pour la première
fois, en 1880, sous la plume du géographe français, Onésime Reclus, frère d’Elisée, qui prenait pour critère
l’ensemble des espaces où la langue française est parlée.2 D’après des estimations du Haut Conseil de la
Francophonie en 1989, la communauté linguistique francophone se déploie sur les cinq continents et représente
environ deux pour-cent de la population mondiale.3 C’est grâce à Léopold Sédar Senghor, homme d’Etat et
écrivain sénégalais, que le terme de la francophonie est réintroduit en 1962 dans un article fondamental de la
revue Esprit :
La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des ‘énergies
dormantes’ de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire.4
En effet, cette définition est reprise un peu partout dans les textes traitant de la francophonie. Mais elle est loin
d’être claire, elle est plutôt poétique. Pourquoi ce manque de clarté ? En 1986, Wole Soyinka devint le premier
prix Nobel africain de littérature. Celui que l’on avait surnommé “le tigre“, par son engagement radical contre
les dictatures, est né en 1934 à Abeokuta ( Nigeria ) et n’a jamais cessé de cultiver des utopies. Dans un
entretien publié par Sources UNESCO, n°72, en septembre 1995, il décrit son idéal :
Une utopie égalitaire, sans autoritarisme. Nous savons qu’il n’existera jamais de société sans classes, mais le
simple fait d’en rêver permet de progresser vers la réduction des inégalités, qu’elles soientfondées sur le sexe,
le pouvoir, les circonstances, la naissance ou la race. 5
Ce romancier, poète, musicien et dramaturge du Nigeria, ex-colonie britannique et maintenant membre du
Commonwealth, était invité en automne 1986 à Limoges au Festival International des Francophonies ( FIF). Il
y présenta The Trials of Brother Jero ( La Métamorphose de frère Jero ) en version française. C’est une
“pièce satirique efficace alliant la farce européenne aux traditions nigérianes“6, jouée par le Théâtre de la Soif
Nouvelle de la Martinique et mise en scène par l’auteur.
L’expérience de Wole Soyinka à Limoges est décrite à travers l’article intitulé “Sur la langue française, sur la
francophonie, sur Limoges et sur le théâtre“ , paru dans la revue Notre librairie, numéro hors série portant sur
les créateurs et les créatrices de l’Afrique à Limoges, en septembre 1993. Le point de départ de cet article est
l’observation de Wole Soyinka qui écrit en anglais, mais parle également le yoruba ( langue de Nigeria ),
l’espagnol et le français, à propos des écrivains francophones et anglophones en Afrique :
J’avais alors clairement vu ce que je ne percevais pas bien auparavant, c’est-à-dire que l’attitude des
francophones vis-à-vis de la langue française était très différente de celle des anglophones. Pour les
anglophones, la langue constitue juste un instrument à la manière de tout autre moyen d’expression,tout
comme n’importe quelle langue l’aurait fait, si nous avions été placés dans d’autres circonstances
Pour sa biographie et ses oeuvres, voir Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris :
Bordas,1991, pp. 786-787 ( article de D. Bradby ).
2
Voir La Francophonie de A à Z, publication coproduite par le Ministère des Affaires Etrangères et le
Ministère de la Francophonie, Paris, 1990, p. 29.
3
Voir Haut Conseil de la Francophonie, plaquette de présentation, 1996, p. 12. Le Haut Conseil de la
Francophonie est un organisme public français créé en 1984 par F. Mitterrand qui en a nommé les 32
personnalités membres, françaises et étrangers.
4
Cf., L.S.Senghor, “Le français, langue de culture“, in Esprit, nov. 1962, p. 844. Ce numéro spécial est
consacré à la francophonie.
5
Cf., Sources UNESCO, n°72, sept. 1995, p. 9 ( portrait de l’auteur fait par Sophie Boukhari et Aracely
Morales). Soyinka fut nommé ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO en octobre 1994.
6
Cité d’après D.Bradby, in M. Corvin, op.cit., p. 787.
1
historiques. Et j’ai trouvé auprès de mes collègues de langue française un curieux comportement de
déférence envers le français, ce que je n’arrivais pas à m’expliquer.7
A partir des années 60 et notamment par la fondation de L’Union of Writers of the African Peoples ( L’Union
des écrivains des peuples africains ) , Wole Soyinka s’est donné pour objectif
d’arracher les francophones à leur déférence envers la France métropolitaine et d’essayer de les persuader
que nous sommes avant tout et fondamentalement Africains.8
Cet engagement contre une telle division linguistique de l’Afrique a porté ses fruits, d’après lui :
Nous sommes maintenant capables de mener un débat sur nos problèmes comme des êtres humains, comme
un peuple africain avec une culture pareille à toute autre, de la même manière qu’ils l’avaient toujours fait
auparavant. Cela devait être notre position vis-à-vis de la francophonie.9
Ensuite, ce prix Nobel africain de littérature se prononce clairement contre un concept de littérature
francophone qu’il compare au concept de la British Commonwealth Literature ( littérature britannique du
Commonwealth ). Les deux concepts n’ont pas de sens, à son avis. Il affirme :
Je ne fonctionne pas dans un tel système. C’est le même genre de dispute qui fonde mon jugement envers le
théâtre de Limoges.10
En revanche, il revendique “ Un genre de culture, un genre qui peut être défini. Tout au moins une littérature
identifiable“11, c’est-à-dire des critères plus spécifiques que la langue ou la géographie. Son travail avec le
Théâtre de la Soif Nouvelle de la Martinique l’a justement confronté avec le problème de la langue française :
Pour ces acteurs, la langue constituait un élément prédominant. Leur première initiative au théâtre me
semblait être avant tout le fait de parler français. Je leur répétais souvent que sur la scène, dans le jeu
théâtral, l’acteur ne parle pas anglais, il ne parle pas français, il ne parle pas russe : Vous devez parler
théâtre. Cela veut dire, parlez le personnage que vous jouez.12
Autrement dit, il ne faut pas sacrifier le personnage de la pièce au profit de l’élocution. Pourtant, cela se
produisit exactement à la répétition générale à Fort-de-France et à Limoges et l’auteur en était vraiment
peiné.13
Ses témoignages et réflexions en matière de théâtre francophone peuvent provoquer plusieurs questions
cruciales : Pourquoi le FIF présente-t-il une pièce traduite de l’anglais dans le cadre du théâtre dit francophone
? Est-ce que l’Afrique francophone produit ou ne produit pas d’autres pièces que l’Afrique anglophone ? ( Les
deux Afriques ont subi la colonisation et doivent utiliser une langue imposée. ) Où faut-il situer la création
théâtrale de l’Afrique lusophone issue de la colonisation portugaise ? Sans oublier les créations théâtrales en
langues africaines - pour ne citer que l’exemple du Congo où on parle le lingala, le munukutuba et le kikongo.
Les réponses pourraient nous faire mieux comprendre pourquoi pour Wole Soyinka le critère de la langue n’est
pas pertinent, pourquoi le théâtre francophone n’est pas assez identifiable pour lui. En effet, on ne trouve nulle
part des définitions ou des concepts scientifiques du théâtre francophone. Comment se baser sur des propos tels
que “symbiose des énergies dormantes“ ou “fraternités nouvelles“ ? Néanmoins, il existe des travaux comme
celui de Dany Toubiana qui traite, dans le cadre d’une recherche en vue d’un DEA en études théâtrales datant
de 1989, quatre théâtres francophones ( africain, antillais, maghrébin et québécois ) .14 La base de ces théâtres
est la langue française , “une sorte de pont qui permet à chacun d’exister dans sa sensibilité propre, de s’élargir
tout en se confortant par la connaissance de l’autre“.15
7
Cf., Wole Soyinka, “ Sur la langue française, sur la francophonie, sur Limoges et sur le théâtre“, propos
recueillis par J. Riesz, traduit de l’anglais par Pius Ngandu Nkashama, in Notre librairie , n° hors série, sept.
1993, p. 31.
8
Ibid.
9
Ibid.
10
Ibid., p.32.
11
Ibid.
12
Ibid., p. 33.
13
Notons au passage que l’auteur n’est plus retourné à Limoges depuis sa première visite.
14
Voir Dany Toubiana, Approches des théâtres francophones, DEA, IET, Paris III, 1989.
15
Cf. Dany Toubiana, op.cit., p. 113.
2
Les quatre portraits brossés par Dany Toubiana n’aboutissent pas à un concept concret en matière de théâtres
francophones, mais ils mettent en valeur le bénéfice supposé de la francophonie. Pour en donner deux exemples
frappants :
La francophonie québécoise est une autre façon de vivre l’Amérique et elle dérange dans ce bloc relativement
homogène Nord américain, qui digère ses particularismes, qui les neutralise et les dépouille de toutes
significations en les transformant en exotisme.16
L’espace antillais dessine un chemin vers une autre façon de vivre la francophonie, une façon qui implique le
métissage culturel et véhicule un syncrétisme où l’Afrique apporte ses conditions rituelles de profération et ses
motifs fantastiques, l’Europe livre sa hiérarchie sociale et ses personnages merveilleux ,l’Archipel donne sa
géographie, son nouveau bestiaire et le creuset symbolique nécessaire à l’alchimie narrative.17
Notons qu’ il est étonnant que Dany Toubiana ne mentionne pas, voire nie indirectement le modèle
multiculturaliste, né justement au Canada en 1971 et dont le pluralisme culturel et linguistique est l’essence.18
A part cela, on trouve également des propos tombant dans le piège de l’ethnocentrisme européen :
Le théâtre arabe allait naître d’une part, d’un phénomène d’acculturation vis-à-vis de l’Occident mais,
d’autre part, de la colonisation qui a conduit à la découverte de l’autre.19
Le phénomène historique de la colonisation française et les relations de pouvoir actuelles dues à ce passé ne
peuvent pas être ignorés, dans une recherche lié à la francophonie. L’Américain Kevin Elstob, professeur de
français à l’Université d’Etat de Cleveland, rappelle, à travers son article intitulé “Introduction : Francophone
Theatre Today“20, le contexte spécifique de la colonisation française :
According to official French policy, the education of the indigenous populations was part of a ‘civilizing
mission’ which would show the indigenous populations the benefits of colonization. Ironically, this
assimulationist tactic was de facto elitist, since only an urban upper class could attend the schools.21
Il continue en soulignant que malgré cet inconvénient, la langue française devenait la base du système
d’éducation coloniale, un système monolingue excluant les autres langues. Ensuite Kevin Elstob tire la
conclusion que
France promoted the French language and civilization to the detriment of indigenous languages and sociocultural values.22
Vers la fin de notre siècle, de nombreuses voix critiques dénoncent l’impérialisme culturel de l’Occident,
notamment celui de l’Europe. Il faut forcément citer le livre du célèbre linguiste américain Noam Chomsky sur
la dite découverte de l’Amérique par Christophe Colomb présentant une toute autre et nouvelle interprétation
de la colonisation.23 Certes, c’est une interprétation qui est très loin d’une “mission civilisatrice“.
Pour terminer, l’exemple du théâtre africain dit francophone montre que, seul, le critère linguistique représente
plutôt une contrainte par rapport à l’ensemble du continent et à la création interafricaine. Le manque de
16
Ibid., p. 110.
Ibid., p. 69.
18
Voir Hommes & Migrations, n° 1200, juillet 1996 ( dossier sur le multiculturalisme canadien ).Quant au
multiculturalisme américain, voir Andrea Semprini, Le Multiculturalisme, Paris : Puf, 1997.
19
Ibid., p. 73. On s’imagine mal que les colonisé(e)s considèrent la colonisation comme une “découverte“ de
l’autre.
20
Voir Kevin Elstob, “Introduction : Francophone Theatre Today“, in Theatre Research International, vol. 21,
n° 3, pp. 191-195.
21
Cf. Kevin Elstob, art. cit., p. 191.
Notre traduction : “Selon la politique officielle française, l’éducation des populations indigènes faisait partie
d’une ‘mission civilisatrice’ afin de prouver aux populations indigènes les bienfaits de la colonisation.
Ironiquement, cette démarche assimilatrice était de facto élitiste, parce que seule une classe urbaine supérieure
pouvait venir à l’école“.
22
Ibid.
Notre traduction : “La France promouvait la langue et la civilisation française au détriment des langues
indigènes et de leurs valeurs socioculturelles“.
23
Voir Noam Chomsky, L’An 501. La conquête continue, Montréal / Bruxelles : Ecosociété / EPO, 1995 (
traduit de l’américain par Christian Labarre, le titre original est Year 501. The Conquest Continues, Montréal /
New York : Black Rose Books, 1993 ).
17
3
définitions claires prouve que cette catégorie est à réviser. A mon avis, les nombreuses définitions rencontrées
sont poétiques, voire idéologiques et non pas scientifiques. Tout travail de recherche lié à la francophonie
demande d’abord une révision du concept de la colonisation, en tenant compte d’un changement important de
paradigme politique.
Anne Schmidt
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