Le libre, c`est beaucoup plus que “gratuit ”

Transcription

Le libre, c`est beaucoup plus que “gratuit ”
dOssier
Militantisme
« Le libre, c’est beaucoup
plus que “gratuit” »
Logiciel libre, open data… même combat ? Jean-Christophe Becquet 1,
vice-président de l’April, association pionnière du logiciel libre en France et
dont la Ligue de l’enseignement est adhérente depuis 2007, nous éclaire sur les
enjeux de ces mouvements et fait le point sur son métier de formateur militant.
Jean-Christophe Becquet :
Si
le discours est bien reçu politi­
quement, le transposer en pra­
tique demande un accompagne­
ment dès le départ. Comme dans
tout engagement militant, il faut
faire preuve de persévérance. La
bascule sur des outils libres remet
en cause beaucoup de choses
pour les formateurs, par rapport
à leur investissement en termes de
compétences, de capitalisation de
ressources pédagogiques… Il
existe également des contraintes
opérationnelles où tout nous
échappe. Le fait, par exemple,
d’être attributaire d’un marché
conseil régional en Paca, dont
l’extranet ne fonctionne pas avec
le navigateur Web libre Mozilla
Firefox, contraint les organismes
de formation à conserver un poste
Windows avec Internet Explorer
pour pouvoir remplir leurs obli­
gations légales. Ce qui est un obs­
tacle technique majeur au dé­
ploiement des logiciels libres sur
les postes de travail.
Quels sont les freins auxquels
vous êtes confrontés ?
à sAvoir
Le problème de fond, c’est
celui de la résistance au change­
ment. Les gens ont un environne­
ment de travail et des habitudes.
Trouver d’autres repères est un
effort qu’aujourd’hui encore peu
de personnes consentent à faire.
Un autre obstacle majeur est celui
de la vente liée. Le fait de condi­
tionner l’achat d’un ordinateur à
l’utilisation d’un logiciel réduit
d’autant plus la motivation du
grand public. Il est difficile de
trouver un ordinateur sans logi­
ciel ou équipé avec des logiciels
libres dans une grande surface.
C’est identique pour le monde
professionnel. On forme les futurs
citoyens, chefs d’entreprise, élus
de demain avec des logiciels pro­
priétaires. Et la vente liée entre­
tient cette dépendance.
Il semble y avoir aussi une
confusion entre le gratuit et le
libre…
Cette confusion est notam­
ment entretenue par des géants de
l’informatique comme Google qui
propose des services accessibles
gratuitement et dans lesquels les
gens s’engouffrent sans regard cri­
tique. Ils sont puissants, efficaces
et faciles à utiliser pour une asso­
ciation ou un utilisateur lambda.
Mais le libre, c’est beaucoup plus
que le gratuit. Premièrement, gra­
tuit aujourd’hui ne veut pas dire
gratuit demain. Deuxièmement,
ces systèmes appartiennent à des
entreprises qui ont des mono­
poles sur des données, ce qui
pose des problèmes de liberté, de
pérennité et de partage. Prenons
Googlemap, un projet cartogra­
phique gratuit porté par Google.
C’est la multinationale qui décide
de la gratuité ou de ce qui va de­
venir payant, de la réalisation ou
non des mises à jour, etc. Les
données fabriquées de manière
citoyenne sont d’une toute autre
nature… Dans le cas d’OpenStreet­
Map 2, projet de fabrication colla­
borative d’une base de données
géographique sous licence libre,
n’importe quel citoyen peut des­
siner une rue, la renommer, placer
des points d’intérêt (rampes d’ac­
cès pour les personnes à mobilité
réduite, bornes incendie, etc.). La
carte est le résultat de la somme
de toutes ces contributions, sans
aucune restriction d’usage.
Les enjeux de l’open data et du
logiciel libre se rejoignent. Leur
exploitation par des grosses
entreprises peut-elle poser
problème ?
L’open data est une transposi­
tion des problématiques du libre,
non plus au logiciel mais à la don­
née. L’enjeu du logiciel libre est de
manipuler, traiter et stocker libre­
ment l’information. Celui de
l’open data est d’y accéder libre­
ment. Avec OpenStreetMap, nous
sommes complètement dans les
mécanismes du logiciel libre et les
licences écrites spécifiquement
pour les bases de données re­
prennent les principes du logiciel
libre. Par ailleurs, il n’y a pas de
craintes à avoir concernant l’usage
que pourraient faire des données
les « géants ». Le caractère libre
des logiciels ou des données est
protégé par leur licence. Suppo­
sons que Google veuille soutenir
OpenStreetMap en participant à
sa fabrication ; toutes ses données
seraient réutilisables, et surtout
© April
Les Idées en mouvement : Vous
sensibilisez à l’utilisation des
logiciels libres dans le secteur de
la formation. Quelles sont les
réactions ?
Google deviendrait un utilisateur
certes puissant mais comme tout
le monde. De plus, le libre évite
tout monopole, comme le montre
l’histoire de la suite bureautique
OpenOffice. Cette dernière ap­
partenait à une grosse entreprise
informatique, qui a été rachetée
par Oracle, un mastodonte plutôt
hostile au logiciel libre. Parce
qu’OpenOffice était un logiciel
libre, des personnes en désaccord
avec la politique d’Oracle ont re­
pris le code source libre d’Open­
Office et ont créé une version dé­
rivée : LibreOffice. Aujourd’hui,
nous avons deux logiciels libres
concurrents qui évoluent chacun
de leur côté.
Quels sont les enjeux de l’open
data et du logiciel libre pour le
monde associatif ?
Ils sont avant tout éthiques.
Liberté d’expression, partage des
savoirs… Il existe des enjeux com­
muns et des connexions avec
d’autres causes comme l’accès aux
médicaments ou aux semences tra­
ditionnelles, etc. En matière d’édu­
cation populaire, le libre est un
vecteur d’implication citoyenne.
Avec l’expérience de l’OpenStreet­
Map à Digne-les-Bains, nous
avons une illustration concrète de
comment chacun, de sa petite
place, peut contribuer à un pot
commun qui sera par la suite uti­
lisable à un niveau planétaire. Va­
loriser la dimension collaborative
mais aussi la connaissance des ci­
toyens de leur territoire local, c’est
bien cela l’éducation populaire.
●●Propos recueillis par
Ariane Ioannides
1. Directeur d’Apitux (conseil et
formation en informatique libre), JeanChristophe Becquet exerce par ailleurs
en tant que coordinateur informatique à
la Ligue de l’enseignement des Alpesde-Haute-Provence.
2. OpenStreetMap est un projet
international fondé en 2004 dans le but
de créer une carte libre du monde.
www.openstreetmap.fr
L’April, promouvoir et défendre le logiciel libre
L’April est depuis 1996 un acteur majeur de la démocratisation
et de la diffusion du logiciel libre et des standards ouverts auprès du grand public, des professionnels et des institutions.
Constituée de personnes, d’entreprises, d’associations et
d’organisations, l’association sensibilise l’opinion sur les dangers d’une appropriation exclusive de l’information et du savoir
par des intérêts privés. Parmi les nombreuses actions de sensibilisation, le guide Libre association, des logiciels pour libérer
votre projet associatif, qui a reçu le soutien du Crédit coopératif,
a été massivement diffusé aux dirigeants du monde associatif.
La manifestation « Libre en fait » est une opération nationale
qui se déroule chaque année autour du 21 mars et organisée
par les associations locales souvent membres de l’April.
Autre
type d’opération : celle de défense. « Le logiciel libre est potentiellement menacé par des lois ou des mauvaises pratiques
notamment en matière de marchés publics », résume JeanChristophe Becquet. L’April développe donc des actions de
lobbying à destination des élus et des institutionnels. « Candidats.fr » vise, à chaque élection, à sensibiliser les candidats aux
enjeux du logiciel libre sur les champs qui les concernent (col-
Les idées en mouvement
lèges et missions d’insertion pour les conseillers généraux, lycées, monde associatif et développement économique pour les
conseillers régionaux ou expliquer les lois problématiques aux
députés). « Nous invitons les candidats à signer le Pacte du
logiciel libre. Quand une loi est présentée à l’Assemblée nationale, nous avons plus de chance d’avoir une oreille attentive et
compétente sur nos sujets. »
A.I.
www.april.org
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 208
AVRIL 2013 13.