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Ses yeux en miroirs
Renvoient mon regard
Dans le jardin des leurres
Aux éclatantes couleurs
Elle a disparu
Le cœur en chamade
Je longe l’esplanade
Des petites vertus
Nue, le corps alangui,
Elle me laisse s’admirer.
Je me tourne, aguiché… A l’autre bout de l’allée,
elle se dresse nue, statufiée. Quel chahut. Dans
l’ombre des grands arbres, elle échappe à ma vue.
Sa taille se cambre
Sur mon flanc embrasé
Une joie muette
Me jette à ses trousses
Plus qu’une enjambée
Pour la rattraper
Le Labyrinthe m’ouvre
Sa porte dérobée
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Tourneboulé, je rebrousse chemin. Elle vient vers
moi s’éloignant à grands pas. L’esprit en désordre,
je lui tends les bras.
Sa bouche dessine
Des baisers, des baisers.
Les sons de sa voix dansent des sarabandes si
légères, si lascives, si pressantes. Ils me happent,
me repoussent, aimables fléaux. Le cœur
chaloupe, s’enivre de ses mots. L’espoir l’emporte,
le doute me retient. L’entrée du Labyrinthe me
barre son chemin.
Sa voix chante
La chaleur de l’été
Je suis son prisonnier. Je l’enserre dans mes bras.
« Reculez de trois pas sans vous retourner ! » Elle
saute à cloche-pied et gagne le Paradis en
poussant son galet.
Ma tête sur sa poitrine
Ses cheveux sur mon cou …
Abattu, dégrisé,
A l’envers j’ai refait
Le trajet désolé.
Chacune des allées
Menait à une sortie,
Je me suis enfui.
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2
Deux jours plus tard, le grand parc a revêtu les
couleurs de mon humeur vagabonde. J’avance
d’un pas souple maîtrisé par les exercices de danse
que je m’impose en dépit des rhumatismes qui de
temps en temps me rappellent à l’ordre : on ne
peut impunément demander à son corps dont les
rouages sont fatigués malgré leur entretien
quotidien un travail qui lui coûte une énergie dont
il ne dispose plus. Chaussures de randonnée,
chaussettes en laine blanche tachetée de gris-bleu,
knicker en velours côtelé noir, pull bleu ciel matin
clair à grosses mailles passé sur une chemise noire
en lin, slip en taffetas blanc. Rien dans les mains,
tout dans les poches.
La silhouette si fragile à qui je tends les mains
m’obsède. Ne m’avait-elle pas signifié, par un
geste à peine esquissé et de moi seul perçu, qu’il
fallait que je la rejoigne ? Réalité ou tromperie
d’un imaginaire tourmenté ? L’espoir que l’aube
libère parfois rend ma tâche encore plus délicate :
les désirs de vie affrontent en un combat douteux
l’appel de l’hydre aux tentacules mortelles... Je
m’achemine, sans y porter attention, vers l’entrée
discrète du labyrinthe. Sur une pancarte de
guingois
je
lis
avec
difficulté : « Accès
exclusivement réservé aux invités. »
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Le début du labyrinthe est constitué par deux
haies de thuyas de trois mètres de haut sur trente
de long. Un virage à droite à quatre-vingt-dix
degrés et quelques pas plus loin un bâtiment
prolonge le côté droit de l’allée qui se termine en
entonnoir ne permettant qu’à deux personnes de
passer de front. Sur un panneau est inscrit :
« France. Union Européenne » et en dessous en
caractères cyrilliques « Douanes ». La barrière est
baissée. A mon approche, un homme sort du
bâtiment sans se presser. Je le reconnais pour
avoir déjà bavardé avec lui. Il fait partie du corps
des gardiens du parc, aujourd’hui il porte un
costume de douanier. Il me tend la main, semble
déconcerté et même un peu inquiet.
Douanier, un rien étrange
Bonjour. Comment va ce matin ?…
Moi
Bien, pourquoi ?
Douanier
C’est la première fois que vous venez par ici…
Moi
C’est la première fois, depuis trente ans que je parcours
le parc, que je remarque l’entrée de ce labyrinthe.
Douanier
Vous seriez étonné du nombre de choses que vous
n’avez pas remarquées depuis trente ans et qui pourtant
présentent un intérêt !…
L’estocade qu’il m’a portée me laisse coi,… puis, je
l’interroge sur les progrès en tennis de son jeune
fils. Il me laisse passer sans autre formalité qu’une
poignée de mains et me souhaite un « bon
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voyage ». A ces mots éclate un son de trompette et
une voix de femme entonne : « Bon voyage
monsieur
Dumollet
A
Saint-Malo
débarquez sans naufrage, Bon voyage
monsieur Dumollet Et revenez si le
pays vous plaît. » Je lui souris niaisement
pour cet au revoir si imprévu et me dirige vers
l’autre bâtiment situé à une vingtaine de mètres.
Je franchis la ligne de démarcation qui me sépare
de la France sans bien comprendre ce qui m’arrive.
Sur un muret de briques rouges, en arc de cercle,
sont gravés : « Labyrinthe » et en dessous la
phrase attribuée à Malraux à mauvais
escient, semble-t-il : « Le 21e siècle sera
spirituel ou ne sera pas. » Personne à
l’intérieur de la bâtisse, … personne dans les
environs,… une caméra de surveillance, … non,
deux,… trois !... Une plaque en verre sur laquelle il
FAUT poser sa main droite. Un panier en osier
dans lequel il FAUT piocher une « poche » que
l’on adapte à la poche droite du pantalon…
Tourner les talons est encore possible. Une voix
m’indique que je dois également déposer dans un
sac entonnoir mon portable, ma montre et mes
billets de banque qui me seront restitués dès que
j’aurai franchi le portique placé devant moi. Je
m’immobilise au centre de ce cadre - comme
indiqué -, et je ressens un gratouillis à l’intérieur
du crâne. Mais comme ce n’est pas la première fois
que j’ai ce genre de symptôme… Deux vététistes
me dépassent en prononçant à haute et intelligible
voix, le premier : « C’est gétra ! », le second : « Ca
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prend forme ». Je reprends mes affaires dans
lesquelles s’est glissée une bourse garnie de jetons
portant la mention : Principauté du Labyrinthe. Très
vite le sentier bordé de thuyas s’élargit et devient
une large allée bordée de très hauts marronniers.
Je pousse un peu plus loin et reconnais certains
promeneurs et leur chien qui répondent à mon
salut. Là-bas, le Bassin des Hippocampes que je
contourne presque tous les jours. Ce sentiment
d’inquiétude qui avait accéléré mon rythme
cardiaque au moment où je franchissais cette soidisant frontière a complètement disparu et j’aurais
éclaté de rire de mon incrédulité si j’avais pu
l’extérioriser devant un ami. Je ne comprends pas
comment j’ai pu ne pas remarquer ce chemin alors
qu’il me semblait connaître le moindre sentier qui
débouchait dans cette allée. A moins qu’une
décision très récente de la conservation du
patrimoine ne soit à l’origine de cette farce
consistant à créer cette frontière artificielle pour
conforter les Français et autres Européens dans
l’idée de progrès que représente l’abolition du
système des frontières. Il n’empêche, je suis
content d’être encore en France ! Lorsque j’arrive
au Bassin des Hippocampes un panneau vert
m’indique :
« Labyrinthe
City,
suivez
la
signalisation ».
C’est
bien
un
nouveau
divertissement qui est proposé aux visiteurs du
Parc.
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3
Les hippocampes, pour se désaltérer, ont le choix
entre le « Café du Commerce Equitable » et le
« Bouge des philosophes hypochlorhydriques ».
L’enseigne du Café du Commerce Equitable
représente une caissière avec un chignon bien
coiffé. Elle réjouit le regard alors que celle des
Philosophes du café voisin offre l’image du chaos
universel : une silhouette déjantée verse dans sa
tisane une dose d’un liquide qui s’apparente plus à
de la trinitroglycérine qu’à du sirop d’érable. Je
pousse la porte du premier estaminet et me trouve
dans une sorte de Weinstube confortable made in
Paris où, effectivement, une caissière est
avantageusement installée devant sa caisse
enregistreuse. C’est une femme d’une quarantaine
d’années, avenante, souriante. Une découpe de
Charles Trenet dans une feuille de contreplaqué,
son chapeau de paille dans une main, un micro
dans l’autre, cherche à la distraire : « Elle est belle
elle est mignonne, c’est une bien gentille
personne… » Le bruit est tel que je devine plus les
paroles que je ne les entends. Elle, elle tricote tout
en posant pour un jeune peintre. Son tricot très
coloré, d’une largeur avoisinant les quarante
centimètres, s’étire sur la presque totalité des
allées du café. Trois fillettes d’une dizaine d’années
jouent à la marelle sur un motif qui orne une
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partie du tricot. Trois hippocampes les regardent
sautiller d’un air admiratif tout en sirotant chacun
un thé à la passiflore. Des jeunes, filles et garçons,
de toutes couleurs, de toutes tailles, vêtus ou
dénudés, conversent avec animation. Leurs
« boîtes à idées » posées aux côtés de leurs
consommations tournent à plein régime. L’ardeur
des débats couvre les discours diffusés sans
interruption sur l’écran de la télévision. On
reconnaît
les
temps
forts
du
dernier
rassemblement alter mondialiste qui s’est tenu à
Pôrto Alegre. Épinglés sur les murs, le plus connu
des portraits d’Ernesto Guevara figure parmi les
représentations de Lula et de quelques autres
chefs d’Etat qui se sont déclarés en faveur d’une
mondialisation à visage humain. Un slogan les
abrite
tous : « Soyez
réaliste,
demandez
l’impossible. » Je cherche une place et la trouve au
comptoir à côté de deux octogénaires. Je
commande un café.
Serveur
De quel continent ?
Moi, sans avoir réfléchi
Afrique ! …
Vieux 1
On les aura !
Moi
Qui ça ?
Vieux 1
Les Boches !
Vieux 2 en soupirant
Ça fait longtemps qu’on les a eus…
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Moi
Y a plus besoin de les avoir !
Vieux 2, acquiesce
On les aura !
Malgré la violence des discussions, des
affirmations et des atermoiements, j’entends
distinctement, bien que faiblement, une chanson
qui s’insinue en intruse dans ce brouhaha et prend
l’ascendant sur celle de Trenet. Je distingue par
une fenêtre donnant sur une des allées venant de
l’entrée principale du parc une voiture militaire.
Ce n’est pas une jeep mais un véhicule militaire
équivalent de marque allemande. Elle est occupée
par trois hommes, deux à l’avant, un à l’arrière. Un
haut-parleur, placé contre le montant du parebrise, diffuse un air que maintenant je reconnais
pour l’avoir entendu fredonné par ma mère à
l’époque où il ne faisait pas bon être juif en
France : « Es geht alles vorüber, es geht alles
vorbei ; auf jeden Dezember Folgt wieder ein
Mai… » Paroles du refrain que je traduirais
par : « Tout finit par passer, après le mois de
décembre vient toujours le mois de mai… » En fait,
ce n’est pas une voiture qui déboule mais un
convoi. Les hommes portent tous l’uniforme de la
Wehrmacht. La colonne convoyant un nombre
impressionnant de soldats et d’officiers passe
devant la porte ouverte du café sans affecter le
moins du monde les discussions des jeunes qui,
pour la très grande majorité d’entre eux, ne les
voient pas. Leurs regards s’arrêtent à la barrière de
leurs contradicteurs.
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Combien d’années sont-elles nécessaires pour que
le cauchemar d’une époque ayant perdu toute
raison se dilue en souvenir ?
Énervé je ne sais pourquoi, je me tourne vers la
salle. Je sors de ma poche droite une très jolie
petite boîte carré d’un centimètre de côté sur le
couvercle de laquelle est imprimé : « Boite à
idées ». C’est un ordinateur très performant qui
est ainsi déguisé. J’ouvre la boîte et en retire un
micro que j’accroche aux mailles de mon pull, et
une minuscule oreillette. Par un déclic, je la mets
en marche et la niche dans le pavillon de mon
oreille droite tout en relogeant, plus par gêne que
par discrétion, la boîte dans ma poche. Toutes les
questions débattues passent par le crible de
l’ordinateur qui, par l’intermédiaire d’un grand
nombre de moteurs de recherche, me fournit les
réponses adéquates pour tous les sujets traités. Il
s’ensuit que les débats tournent court faute de
débatteurs, chacun étant d’accord avec les
affirmations des uns et des autres. Parfois, un
moteur de recherche trouve une réponse que les
autres ne possèdent pas. Le désarroi qui
contamine alors les cerveaux rend la discussion
vaine et chacun trouve refuge dans son quant-àsoi. Seuls les deux vieux n’en possèdent pas. Je
prends la parole de manière intrusive. Je dois
d’abord hurler, mais très vite le silence se fait et je
peux m’exprimer en une petite tirade que me
souffle l’ordinateur. J’ai pourtant l’impression que
j’invente les mots et le sens au fur et à mesure que
je les prononce : « La globalisation s’est
accompagnée d’une instabilité crois-
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sante des marchés et d’une montée de
la spéculation. La finance spéculative
parasite la sphère productive.
Il s’agit de reconquérir les espaces
perdus par la démocratie au profit de
la sphère financière et de s’opposer
à tout nouvel abandon de souveraineté
des Etats au prétexte du droit des
investisseurs et des marchands. Il
s’agit
tout
simplement
de
se
réapproprier ensemble l’avenir de
notre monde.»
Les copains sont d’accord avec ce qui vient d’être
dit. Je sors en leur adressant un salut fraternel
sans oublier de laisser dans l’escarcelle les trois
jetons qui paient ma consommation.
Faisant face au Café du Commerce Equitable, deux
grands panneaux sur lesquels des étudiants ont
placardé leurs « dazibaos ». Au pied de l’un d’eux
un seau de colle et un pinceau. De l’une de mes
poches, je sors un bout de papier sur lequel j’ai
griffonné un poème de Milosz que je déplie avec
soin. Je le joins à leurs revendications. Deux
jeunes s’approchent. Un groupe de joggeuses nous
dépasse, parmi elles Tatiana Onéguine qui m’a si
follement épinglé il y a quarante-huit heures. Des
saluts sont échangés. Elles s’engagent dans l’allée
qui conduit au bassin de Neptune à un rythme qui
ne peut plus être le mien et j’abandonne toute idée
de me lancer à leur suite.
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Pour ne pas être en reste de je ne sais quoi,
légèrement engourdi par le soleil printanier qui se
révèle
pour
la
saison
d’une
douceur
exceptionnelle, je m’élance d’un pas de sénateur
vers un sentier qui gravit une colline boisée. Après
quelques pas, un rouleau de papier kraft barre
mon chemin. J’aurais pu aisément l’enjamber,
mais mû par un désir enfantin je lance mon pied
contre le ballot de papier qui se déroule sur une
longueur d’un mètre cinquante environ. Par défi,
je pose mes deux pieds sur la feuille pour la
marquer de mon empreinte. Quelques mots ainsi
qu’un jeu de lettres et des assemblages de lettres
qui pourraient constituer une partie d’un mot pas
encore formulé ornent le papier. Je fais deux pas
de plus et me retourne pour vérifier le
comportement du rouleau. Dans l’espace
parcouru, des mots occupent toute la surface. Ils
se chevauchent, sont tête-bêche, louvoient,
s’attirent, se rétractent, toussent, se détestent.
Certains ont perdu de leur netteté, d’autres sont
presque effacés, des manques indiquent
l’emplacement de syllabes ou de locutions
disparues. Comment les lire pour les rendre
intelligibles ? Peut-être en revenant sur mes pas ?
Impossible de lever le pied ne serait-ce que d’un
millimètre. Je me résigne d’aller de l’avant avec
l’espoir de déjouer les plans imprévisibles du
rouleau. J’avance mon pied d’un pas avec
l’intention de l’enjamber le pas suivant, mais
prévoyant le coup il se déroule de la même
longueur que précédemment pendant que la partie
arrière sur laquelle j’ai marché s’enroule sur elle-
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même dans un grand bruit de succion. Devant ce
manque d’éducation, je décide de l’ignorer et le
quitte par une cabriole de côté. Un gros homme
irrité me demande à quoi je joue. J’aurais bien
envie de lui répondre : « Je ne joue pas, vous voyez
bien que je ne joue pas, c’est ce truc qui se joue de
moi ! » mais me l’interdits de crainte d’être
moqué. « - C’est quoi ce truc ? » continue-t-il. Le
truc s’enroule alors sur lui-même et dévale la
montée comme le ferait un gamin de dix ans. Las
de cette aventure dérisoire je me dirige vers le
Bouge des Philosophes décidé à comprendre
pourquoi l’harmonie n’est pas au rendez-vous en
ce monde. Grosgrangras, sans me consulter,
s’invite sur mon chemin, marche à mes côtés.
Comme je me demande de quelle caverne cet
homme a surgi, il se tourne vers la statue de
Neptune sortie des eaux et me montre le dos de
son polo sur lequel est inscrit : « La conjuration
des imbéciles ». Je pressens sur l’instant que les
emmerdes vont commencer ! ! ! …
Les philosophes ont la réputation d’avoir une
digestion difficile, l’angoisse existentielle ou
métaphysique venant perturber un mécanisme
qui, à l’origine, a été conçu pour fonctionner
imperturbablement. Or, le vivant a surpris son
génie créateur dans son évolution. Pouvait-il
prévoir que ce conglomérat physiologique et
anatomique de molécules, d’acides aminés, de
substances chimiques et de réactions physiques, se
différenciant en tissus cardiaques, nerveux,
pulmonaires, se terminerait en une arborescence
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d’où émergerait une intelligence ? Bien qu’ils aient
passé des millénaires à parcourir le champ des
investigations possibles que met à leur disposition
cet étrange Univers, les philosophes n’ont pas
acquis cette sérénité qui mettrait fin à leurs maux
d’estomac endémiques parasitant leurs pensées
malgré les progrès indéniables de la pharmacopée.
Ils n’en ont pas moins délaissé de longue date les
fontaines d’acide chlorhydrique, ancien apanage
de ces lieux de réflexion, au profit de débits de
boissons alcoolisées et aromatisées venant
contrebalancer par l’euphorie les pouvoirs
médicamenteux.
Devant l’entrée du Bouge des Philosophes une
pancarte indique que les boîtes à idées sont ici
interdites. J’en pousse la porte. Sur un tableau
noir, des noms de grands crus ou ceux de plus
populaires ont remplacé ceux des douceurs
médicinales. Un verre de Château Laffitte
Rothschild 1984 Premier cru classé, Pauillac,
rouge, fera donc l’affaire. Dans les niches des
murs, des bustes en plâtre des philosophes les plus
illustres. Dans des vitrines, des écrits et des photos
de ceux qu’on interroge quand le politique se tait.
La salle est dégarnie. A mon grand dépit, aucune
des figures emblématiques de la philosophie
contemporaine ne se donne à voir à une de ces
tables ordonnancées avec goût. Une femme
pécheresse livre des impressions à son bloc-notes.
Trois tables plus loin, deux hommes s’affrontent
dans une partie d’échecs sous le regard d’un
troisième qui attend son heure, celle de se mesurer
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au vainqueur. Dans le coin le plus sombre de la
salle, un jeune garçon d’une dizaine d’années,
revêtu d’un tablier noir, une paire de galoches aux
pieds, un bonnet d’âne posé sur sa tête en guise de
couronne, s’escrime sur une page d’un cahier
d’écolier à enfiler ligne après ligne cette phrase
wittgensteinnienne :
« Tout
ce
qui
proprement peut être dit peut être
dit clairement et sur ce dont on ne
peut parler, il faut garder le
silence. »* Un « j’emmerde les gendarmes et la maréchaussée » vient, par
intermittence, égayer cette page d’écriture.
Grosgrangras choisit une table et me tend un siège
près d’une estrade à peine surélevée sur laquelle
un guéridon et deux chaises sont installées
occupées par Vieux 1 et Vieux 2 qui se font face.
Sur le plafond, à la verticale de l’emplacement des
deux hommes, des lettres dessinées à la gouache
dans un dégradé de vert donnent le ton : Doute et
questionnement
Je m’assieds.
- Salut, fait Vieux 1
- Salut, je fais de la tête.
Je commande le verre de vin, Grosgrangras
s’octroie un café avec de la chicorée et du lait
chaud. Je remarque que malgré l’interdiction, des
boîtes à idées sont encore repérables sur quelques
tables. Vieux 2 brandit un calicot qui porte
l’inscription :
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« Je
suis
trop
curieux,
trop
incrédule,
trop pétulant pour permettre que l’on
me pose
une question grosse comme le poing.
Dieu est une question grosse comme le
poing,
un manque de délicatesse
à l’égard de nous autres penseurs.
Je dirai même qu’il n’est, en somme,
qu’une interdiction grosse comme le
poing:
Il est défendu de penser ! »*
A la table voisine on s’échine sur Derrida, un peu
plus loin sur l’actualité de « L’Ecclésiaste ».
Grosgrangras exige que je lui donne ma boîte à
idées ce que je rechigne à faire. Sans aucune gêne,
comportement inimaginable, il plonge sa grosse
paluche dans les profondeurs de ma poche me
traitant d’embobelineur lubrique, en extrait la
boîte qu’il ouvre. Il jette l’oreillette, découvre le
fond camouflé d’où il dégage l’ordinateur
miniaturisé. Il déniche un deuxième fond encore
mieux dissimulé tapissé d’écrans de télévision. Des
voix en très grand nombre se chevauchent,
s’entrechoquent, comme elles le feraient dans un
standard téléphonique. Grosgrangras pose
délicatement la boîte sur le sol, m’ordonne de me
taire et de me recueillir. Il fait de même.
Brusquement, il lève le pied droit et le laisse
retomber sur la boîte à idées et ses contenus avec
la force d’un marteau-pilon. Je peux affirmer la
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véracité de mon propos pour avoir réalisé, il y a
des années de cela, un documentaire sur la
fabrication de l’acier et, à l’occasion, filmé les
marteaux-pilons à l’œuvre. A notre grand
étonnement, bien que la boîte soit réduite à un tas
de débris, les mots continuent leur sarabande. Un
japonais qui avait jusque-là participé à un débat
contradictoire sur Deleuze et Michel Foucault,
quitte la table happé, semble t-il, par une
information cannibale qui le déchiquette au fur et
à mesure qu’il en prend connaissance. Il arrive
cependant à se saisir de son portable dans lequel il
déverse une logorrhée qui illustre l’état morbide
dans lequel il s’est précipité. Dans sa langue
maternelle, il prévient ou informe son interlocuteur de l’importance de la chose dont il est le
dépositaire. Certains de ceux qui ont assisté à la
scène mettent hors de portée de l’intrus aux larges
mains leur boîte à idées mal dissimulées. À cet
instant, je me sens nu. Le serveur revient avec un
verre de bordeaux et sert une Dixie 45, une bière
de marque américaine, ainsi qu ‘un Doctor Nut
bien frais à mon vis à vis.
Barman, à Grosgrangras
Je n’avais pas de chicorée, alors je me suis permis de
téléphoner à votre mère qui m’a fait ses
recommandations. *
Puis, m’adressant la parole
Je peux vous céder à vil prix des « Boîtes à idées »
dernier modèle, si cela vous intéresse.
Ignatius, furieux
« Cela vous
dérangerait
de vous
occuper
convenablement de ce bar ? Votre devoir est de nous
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servir en silence quand nous vous appelons. Si nous
avions souhaité vous faire participer à notre
conversation, nous vous l’aurions fait savoir depuis
longtemps… »
Le serveur nous quitte en haussant les épaules.
Moi
Écoutez Grosgrangras. Je ne sais pas écrire comme
Kennedy Toole, je n’ai pas son talent. Le plagier
n’aurait aucun intérêt. Alors, de deux choses l’une : ou
bien après les mots « he pressed it warmly to
his wet moustache » vous quittez le roman,
devenez le personnage de Grosgrangras et choisissez de
vivre une nouvelle aventure en ma compagnie, à vos
risques et périls, ou vous gardez l’identité d’Ignatius
pour le restant de vos jours, regagnez vos pénates et me
laissez en paix !…
Il me tourne le dos, boit une gorgée et entame
goulûment son Doctor Nut. Un présentateur
anglo-saxon annonce dans un franglais impeccable
que la récréation est terminée et que la joute,
quelque temps interrompue, va reprendre dans
une tonalité en fa majeur.
Vieux 1 et Vieux 2 s’éclaircissent la voix, les
conversations dans la salle faiblissent et se
recroquevillent en position « stand by ».
L’animateur, par un signe, délivre les deux
bretteurs. Cinq personnes, la cinquantaine passée,
s’apprêtent à prendre des notes. Vieux 1 fixe le
front de Vieux 2 sur lequel s’inscrivent
successivement les chiffres : 6, 5, 4, 3, 2, 1 …
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Vieux 1
… C’est faux ! Dieu lui avait donné la responsabilité de
cultiver et de garder ce jardin, ainsi que celle de
nommer les animaux qui lui étaient confiés. Il
connaissait aussi l’ennui et la solitude, c’est pour ces
raisons que Dieu créa la femme. Adam avait donc une
identité.
Vieux 2
« Ils étaient nus et ne le savaient pas,… n’en
éprouvaient aucune honte ». Si vous n’avez pas
conscience de votre nudité…
Vieux 1
… Mais peut-on en avoir conscience si tous les êtres
qui vous entourent sont nus ? Non. Ce qui n’empêche
pas Adam de se savoir supérieur aux animaux qu’il doit
surveiller.
Vieux 2
Il est écrit qu’il les dominait, rien de plus. Il les
dominait comme le chien qu’on appelle « Berger des
Pyrénées » de type « dominant » règne sur le troupeau
de moutons dont il a la garde. Cela ne lui donne pas
pour autant le statut « d’être pensant » !
Vieux 1
Il est écrit qu’Adam était un homme…
Vieux 2
… mais les écrits ne précisent pas que l’homme dont il
est fait mention ressemble à l’homme que nous
connaissons aujourd’hui.
Vieux 1
Certains auteurs prétendent qu’Adam était parfait, qu’il
fut créé non pas nouveau-né mais déjà adulte âgé de
vingt-cinq ans…
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Vieux 2
Ce genre d’arguments ne mérite pas qu’on s’y arrête !
Vieux 1
Mais est-il imaginable qu’un Dieu tout puissant,
possédant tous les savoirs se satisfit d’une création
imparfaite, non aboutie ?
Vieux 2
C’était peut-être par calcul !
Vieux 1
C’est-à-dire ?
Vieux 2
En modelant une créature à sa ressemblance Il ne lui
donnait aucune chance d’évoluer différemment de lui.
Pourquoi créer un clone, un Dieu bis, si ce clone ne
possède pas une subtilité plus grande ? Quelle pourrait
être son utilité ?
Vieux 1
Mais Dieu avait-il besoin d’un berger ?
Vieux 2
Non. Alors pourquoi l’a t-il créé ?
Vieux 1
Il est également écrit dans la Bible que Dieu est le
passé, le présent, l’avenir. Si Adam ne devait lui être
d’aucune utilité, Il ne l’aurait pas créé.
Vieux 2
Adam serait le résultat d’un projet ?
Vieux 1
Le fait de penser un Univers, puis de le matérialiser est
en soi un projet.
Vieux 2
Si Dieu connaît le futur, sait-Il qu’Il chassera Adam du
Paradis terrestre ?
21
Vieux1
Oui.
Vieux 2
Dieu avait donc prévu qu’Adam lui désobéirait ?
Vieux 1
Oui, car Adam ne pouvait pas faire autrement.
Vieux 2
Pourquoi ?
Vieux 1
Contrairement à ce qu’il est écrit dans la Bible, Adam
était dans l’incapacité de faire un choix.
Vieux 2
Même un chien apprend à obéir et à faire un choix !
Vieux 1
Vous l’avez dit. Un chien apprend à faire dans le
caniveau et s’il déroge à cette règle, son maître le
réprimande. Personne n’a jamais rien appris à Adam…
Il est une sorte d’hominien bien plus mal dégrossi que
l’homme de Cro-Magnon, et ne sait pas qui il est. De ce
fait, -ceci est écrit dans la Bible- il n’a aucune notion du
bien et du mal. Quand Dieu lui donne l’ordre : tu ne
toucheras pas aux fruits de cet arbre, il ne le comprend
pas !
Vieux 2
Ce que vous dites est faux, archi-faux. Dieu a fait
Adam à son image, il possède une intelligence …
Vieux 1
… qui vous dit que l’australopithèque découvert en
Afrique était dépourvu d’intelligence et qu’il n’a pas
été créé à l’image de Dieu ? A quoi ressemblaient celui
et celle qui, obligés de quitter le « jardin des délices »,
se sont retrouvés quelque part du côté de l’Ethiopie ?
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Vieux 2
Vous trichez, vous passez sans cesse du domaine du
sacré à celui de l’hypothèse scientifique.
Vieux 1
C’est ma manière d’essayer de comprendre le destin de
l’homme, trouver le lien, s’il existe, entre le profane et
le sacré.
Vieux 2
C’est un mariage impossible
Vieux 1
On l’a aussi affirmé de la théorie de la relativité et de la
mécanique quantique… Pour en revenir à Adam, il ne
sait pas que c’est mal de désobéir. Désobéir, c’est
savoir qu’on fait le contraire d’obéir. Si je désobéis, je
sais que je commets une faute dans la mesure ou
désobéir est considéré comme une faute. Mais si
j’ignore ce que sont le Bien et le Mal, je ne sais pas que
désobéir est mal, qu’en désobéissant je fais quelque
chose de mal. Donc, ne le sachant pas, pourquoi ne le
ferai-je pas ?… Si seulement quelqu’un avait
conditionné Adam à obéir comme on le fait avec le
chien ! Mais jamais il n’a reçu de tape sur la main
quand il l’approchait de l’un des fruits qu’il trouvait-là,
à profusion.
(Son d’une sirène dans un « proche-lointain », puis
deux, trois, dix sirènes. Je consulte ma montre, il est
midi. Comme chaque mois, à la même heure, dans
toutes les communes de France, les sirènes sont
actionnées.)
Vieux 2
Et pour cause, ils lui étaient destinés !
23
Vieux 1
Mais comment faire, par la suite, la différence entre
ceux qui lui sont réservés et le fruit défendu ?
Vieux 2
Il est distinct des autres !
Vieux 1
Ils sont tous distincts les uns des autres. Quand un
parent ne souhaite pas que son enfant fasse une bêtise,
il lui interdit de la faire. Bien souvent, l’enfant passe
outre cet interdit et se prend une mornifle. Pour que
l’enfant l’entende, il suffit que l’adulte lui explique
pourquoi il est interdit de jouer avec le feu. Très peu
d’enfants transgressent alors cette défense. Adam n’a
pas reçu cette éducation …
Vieux 2
… et quand Eve lui a tendu le fruit,…
Vieux 1
… il l’a pris sans penser à mal. C’est Dieu qui l’a très
mal pris,…du moins, Il a fait semblant…
Vieux 2
… et quand Il lui a tapé sur les doigts, Adam n’a pas
compris pourquoi.
Vieux 1
Exact. On peut aussi se poser la question de la présence
de cet arbre en ces lieux. Dieu a créé ce jardin
expressément pour Adam afin qu’il y vive heureux.
Pourquoi a t-Il eu l’idée … perverse, de mêler dans la
corbeille aux fruits consommables un fruit défendu ?
Vieux 2
Vous insinuez maintenant que Dieu lui a tendu un
piège?
24
Vieux 1
Adam est tombé dans un guet-apens. Il n’a demandé ni
à naître ni à être mis à l’épreuve. C’est Dieu qui l’a
voulu. Adam est né par la volonté de Dieu,… de même
le serpent ! C’est Lui l’organisateur de ces festivités.
Vieux 2
Avait-Il besoin de ce scénario pour arriver à… à…
Vieux 1
… ses fins ?… virer Adam du Paradis ?
Vieux 2
Oui. Pourquoi ce prétexte ? Il est le sculpteur, il dépose
son œuvre où bon lui semble…
(Un bruit sourd et lancinant s’approche avec
précaution. Il s’agit d’un fredonnement de caractère
vague et monotone produit par les moteurs d’un grand
nombre d’avions.)
Vieux 1
Si Adam et Eve n’avaient pas connu le Paradis,
comment leurs descendants auraient-ils su qu’il existe ?
L’histoire s’est ainsi transmise de génération en
génération…
Vieux 2
Vous galéjez ! Mais si Adam est tel que vous le
décrivez,… il sait à peine parler,… il est inapte à
communiquer…
Vieux 1
… donc incapable de raconter son aventure à ses
enfants, ses petits enfants,…le Paradis terrestre de la
Bible…
Vieux 2
… est un conte pour enfants ! Dans votre version des
faits, Adam, tout comme Eve, n’est pas coupable, ils
25
n’ont pas commis le péché originel,… ce que vous
avancez n’est que blasphème !
Vieux 1
Non, c’est une vérité parmi d’autres.
Le coup de sifflet résonne impératif et sourcilleux.
La séance est terminée, temps libre pour tous.
Je quitte le Bouge. Ignatius s’éloigne sans me
saluer, il va sans doute rejoindre sa mère et son
deux pièces minable dans une banlieue déclarée
insalubre par les autorités compétentes de la ville.
26
4
Un panneau indique la direction « Labyrinthe ».
Cette allée emprunte le parcours de la Brosse qui
mène au Plateau. Sur une longue plaque de bois
fixée sur le poteau est affiché le programme de la
journée.
Aujourd’hui
dans le Parc de Saint-Cloud
à partir de 16 heures
soixante-cinq ans jour pour jour après les faits
vous êtes invités à participer à un spectacle
son et lumière
qui relate la journée du 23 avril 1943.
Avec un peu de chance, je pourrai assister à la plus
grande partie de la représentation car mon
premier patient n’est prévu, exceptionnellement,
que pour dix-sept heures trente. Je m’engage dans
la montée quand la vague d’avions survole le parc.
J’ai du mal à les distinguer car les arbres me
cachent le ciel. Je me hâte autant que je peux. Les
batteries de DCA entrent en action et, chose
extraordinaire, j’entends le sifflement des bombes
larguées par les avions. Des détonations d’une très
grande ampleur bousculent brutalement le calme
de ce lieu. Une deuxième vague d’avions vient
parfaire le travail accompli par les premiers.
Encore quelques coups de canon et c’est à nouveau
le silence. Des spectateurs, en retard comme moi,
m’invitent à accélérer le pas et ont tôt fait de me
27
laisser à la traîne. Les sirènes des ambulances, des
pompiers et des voitures de police mêlées à un
fatras de fanfaronnades grandiloquentes et
braillardes se rapprochent dangereusement, puis
surgissent dans mon dos dans un emballement de
grincement de pneus. Cette mascarade mécanisée
se dirige à très grande allure vers le Plateau, prête
à m’écrabouiller si je ne me jette pas dans le fossé.
Mon pied a cogné un rocher, je m’assieds sur le
bord de la route pour le masser. Revoilà les
joggeuses qui, tout à leur effort, ne peuvent
adresser un regard à ce traînard impénitent. Je
remarque l’absence dans le groupe de Tatiana
Onéguine qui m’a tiré de mon alanguissement
mais me plonge dans la perplexité. Je ne
comprends pas ma démarche quand bien même je
comprends mon émoi. Quelques personnes
redescendent la route en courant. Elles paraissent
effrayées et semblent fuir un danger. D'autres
surgissent d’une pente du bois, gagnées par la
même inquiétude. Une ambulance tous feux
allumés, le gyrophare en érection, zigzague entre
les fuyards. J’interroge un témoin, il ne m’entend
pas. J’imagine que ces gens qui font certainement
partie du spectacle suivent les directives
qu’implique leur rôle. Passe une voiture de
pompiers dans la même urgence. Je prends un
chemin de traverse qui, je le sais, va me hisser en
moins de deux cents mètres sur les lieux de la
représentation. Lui aussi est encombré de
spectateurs-acteurs qui ne demandent pas leur
reste. J’ai du mal à éviter les cratères encore
fumants creusés par les bombes. Une gardienne,
28
dans une guérite caisse enregistreuse, coiffée d’un
cothurne aux armes de la Spiritual Games of
Biotechnology, me réclame mon jeton laisser
passer. Le spectacle que je découvre en haut de la
Brosse
est
titanesque,
capharnaümesque,
apocalyptique.
Pour les besoins de la mise en scène les
décorateurs ont rasé la totalité des arbres du
Plateau et installé des canons anti-aériens, une
batterie de six pièces de 8,8 cm Flak 36, -dont
deux sont détruites-, aux endroits même où les
Allemands les avait positionnées en 1942. Un
véritable désastre écologique ! Un canon est
braqué sur ce qui reste des anciennes usines
Renault. Des dizaines, peut-être même une
centaine de corps sont couchés sur le sol, soit
blessés, soit morts. Mais le sont-il vraiment ? Qui
simule et qui se meurt ? Depuis qu’ils nous
exposent les souffrances des vivants, les reporters
photographes et les cinéastes nous ont enseigné
l’alphabet de la douleur, du supplice, des larmes.
Et cette reconstitution aujourd’hui ne fait que
reprendre des attitudes et mimiques qui
ressemblent, à peu de chose près, à des postures et
des regards qui ne nous étonnent plus. La mort
toujours recommencée nous propose une gestuelle
qui nous est devenue familière.
Tatiana soutient un blessé jusqu’à l’ambulance, le
hisse à côté d’autres blessés qui ont déjà été
entassés là. Elle ferme le hayon derrière elle et la
voiture quitte les lieux. Une tente abritant du
matériel médical est dressée. Médecins, infirmiers,
29
secouristes, bénévoles, Croix Rouge, personnel
d’une ONG, pompiers, s’affairent efficacement,
mais on ne distingue plus les acteurs des
spectateurs. C’est ce qui pose problème aux
journalistes reporters des trois chaînes de
télévision et à ceux des radios qui cherchent
l’interlocuteur valable. Qui est-il ? Qui lui délivre
ce statut ? Les spectateurs épargnés par les
bombes se distraient selon leur tempérament. Soit
ils se contentent de ce que leurs yeux captent du
spectacle, soit ils concentrent leur attention sur les
immenses écrans de télévision qui retransmettent
les scènes en direct, soit ils vaquent à d’autres
occupations tout en écoutant distraitement les
reportages radios qui les infiltrent par le
truchement de leur Boite à Idées. Un haut-parleur
diffuse des messages à l’attention du public
précisant que le spectacle se terminera avec la fin
de l’alerte.
« … Pour ceux que cela intéresse, le match de football
comptant pour les quart de finale de la coupe « Spiritual
Games of Biotechnology » débutera dans une quinzaine
de minutes. »
Quelques personnes se lèvent et se dirigent vers le
stade. D’autres s’arrêtent pour acheter saucisses et
bières chez un des cinq marchands autorisés à
installer étals et barbecues. Le « Restaurant
des Aggiornamentos » avec vue sur les anciennes
usines Renault affiche « complet ». On y sert en
plat du jour une paëlla sévillane parfumée aux
algues marines.
30
Le spectacle est construit de telle façon que le
spectateur ne peut reconnaître le réel de la fiction.
Il est plongé dans une sorte de no man’s land
intellectuel et psychologique où fiction et réalité
coopèrent pour donner à notre vision du monde
un micmac impressionniste qui ne permet pas de
prendre parti. Comment les hommes sont-ils
parvenus à truquer à ce point la réalité pour lui
donner un air de fiction et comment ont-ils réussi
à truquer la fiction pour lui donner cet air de
réalité ?
Nous
sommes
prisonniers
de
prestidigitateurs qui, grâce aux progrès de la
technique, savent aussi bien nous enfermer dans le
monde de l’imaginaire, du féerique, que dans celui
dominé par le sadisme et la démence.
Le haut-parleur annonce qu’une représentation
exceptionnelle aura lieu ce soir à 21 heures au
Théâtre Antique. Mais le speaker oublie de
mentionner le nom de l’auteur, le titre de la pièce
ainsi que les interprètes. Qu’importe, j’irai. Sur les
écrans de télévision passent des interviews :
- Avez-vous eu très peur ?
- Oh, oui,
- Pensiez-vous qu’un bombardement pouvait faire aussi
peur ?
- Je n’avais jamais connu cette expérience et je plains
ceux qui la subissent.
- Auriez-vous eu aussi peur face à la déferlante du tsunami ?
- Je n’en sais rien !
Fondu au noir
31
- Etes-vous satisfaite du spectacle auquel vous avez
assisté malgré le nombre de blessés et de morts ?
- Oui, c’est vraiment très réussi et d’un réalisme
étonnant, mais j’aurais préféré le voir à la télévision.
- Mais ceux qui le souhaitaient pouvaient assister à la
projection du spectacle dans une salle prévue à cet
effet.
- (un spectateur se mêle à la conversation) oui, mais
deux bombes sont tombées dessus…
- (l’autre spectateur) Sont-ils vraiment morts ou ont-ils
fait semblant ?
- L’interviewer : non, ils sont vraiment morts ou bien
blessés…
- On nous avait pourtant affirmé qu’il n’y avait aucun
danger !
- Un accident imprévisible, sans doute…
Fondu au noir
- Le spectacle était-il trop violent à votre goût ?
- Non. Je vis dans une zone à risque et j’ai failli y
passer quand les Hutus ont envahis notre village. Je me
suis jeté dans les feuillées, c’est uniquement pour ça
que j’ai survécu.
- C’est une expérience extraordinaire…
- Pas tant que ça !…
Fondu au noir.
Sur le Plateau, sous le seul arbre resté debout par
ordre du réalisateur, est dressée une chaire à deux
sièges où prennent place un aumônier, un rabbin.
Les morts, mourants, blessés, fidèles, attendent,
regroupés, au pied de la chaire. Les soignants leur
ont apporté le minimum de confort qu’ils
32
pouvaient espérer. De ces deux représentants des
monothéismes, certains espèrent un secours pour
leur âme, d’autres la réalisation d’un miracle : les
bombes ne sont pas tombées, ils participent à un
jeu télévisé, vont apprendre que leurs souffrances
sont fictives et que dans une heure, à la fin de
l’alerte, ils se relèveront tel Lazare en son temps.
La demande est là mais ne se formule pas : elle
reste à l’état de demande. Ni désir ni besoin, pas
même une interrogation, seulement une demande
qui ne sera jamais satisfaite. Ils entonnent alors
des chants qui, sous les apparences de l’espoir, les
ont conduits aux portes de la nuit. Les Allemands
en remontrent aux Anglais :
« … Denn wir fahren hand in hand, nach
England … »
Ce à quoi les Anglais répliquent :
« It’s a long way to Tipperary, it’s a long way to
go… »
Et les Français :
« Nous irons pendre notre linge sur la ligne
Siegfried… »
Loin de prendre l’allure d’une cacophonie
pachydermique, ces chants se placent puis se
répondent. Un chef de chœurs habile, rend à cette
cohorte chantante informe, désorganisée,
la
prestance d’une troupe de gentlemen en partance
pour le détroit du Bosphore. C’est superbe. Sur les
trois écrans géants de télévision sont projetés les
films des trois régiments allemand, anglais et
français qui défilent au son de ces chants. On
reconnaît parmi ces soldats pleins d’allant et de vie
33
quelques-uns de ceux qui sont étendus là, dont
certains vont mourir. J’admire le courage, le
calvaire, l’abnégation, l’hébétude, la résignation, le
fatalisme, la misère, la détresse, la dégradation, la
déchéance, de ces mourants chantant se regardant
défiler en chantant sur les écrans. « Dieu, que la
guerre est jolie » est un film que j’avais bien
apprécié à sa sortie. L’aumônier profite d’un
silence annonçant une reprise pour placer son
homélie. Les soldats continuent de défiler sur les
écrans, mais leurs voix ne nous parviennent plus.
Prêtre
Jésus nous dit :
« Moi, je suis la résurrection et la vie.
Celui qui croit en moi,
Même s’il meurt, vivra ;
Et tout homme qui vit et qui croit en moi
Ne mourra jamais » Amen.
Rabbin, enchaîne
Adonaï meleh Adonaï malah (une fois)
Baroukh chème kévod malkhouto léolam vaèd (trois
fois)
Adonaye hou haélohim (sept fois)
Chéma Israël Adonaye élohénou Adonaye é'had (une
fois)
Prêtre
« Ceux qui pieusement sont morts pour
la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule
vienne et prie… »*
Mais êtes-vous sûrs d’être pieusement morts pour la
patrie ?...
34
demande de sa voix de baryton l’aumônier des
armées coupant court aux velléités de ceux qui
reprendraient bien un couplet de ces marches
militaires qui injectent dans leurs artères une dose
d’atropine à effet antispasmodique.
Une petite troupe de croyants en Krishna, vêtus
d’habits couleur orange, passe non loin de là. Ils
récitent un texte qui vient se mêler à celui de
Prêtre. Puis, ils s’éloignent continuant leur litanie.
Prêtre et chœur Krishna, dans un même élan
Le temps n’est plus aux
belles
embrassades
fiévreuses et galvanisantes
quand vous croyez avec
force en un avenir plus
glorieux que celui de gésir
au milieu de ce champ où
aurait pu se cultiver chouxfleurs et betteraves. Vous
êtes des pis-aller de la horde
guerrière, ses SDF, ceux qui
se
trouvaient
là
par
inadvertance,
que
les
exploits ont épargné, qui
meurent faute d’avoir su
attirer l’attention de leur
destin. Pour vous, « la vie
humaine est semblable à un
chemin dont l’issue est un
précipice affreux ». Répétez
avec moi : « Notre Père qui
êtes aux cieux, que votre
nom soit sanctifié, que votre
Tous les peuples de la Terre
forment une seule famille car
ils sont les enfants d’un seul
père
et
devraient
se
comporter comme des frères
et sœurs. Le fait de nous
imaginer que nous avons
raison et que tous les autres
ont tort est le plus grand de
tous les obstacles dans la
voie de l’unité. L’unité est
nécessaire si nous voulons
parvenir à la vérité car la
vérité est une. Si les hommes
pouvaient apprendre la leçon
de tolérance mutuelle, de
compréhension et d’amour
fraternel l’unité du monde
serait
bientôt
un
fait
accompli. Nous ne pourrons
pas vivre dans l’amour et
l’unité tant que nous
fermerons les yeux aux
35
règne arrive, que votre principes fondamentaux de
volonté soit faîte sur la toutes les religions...
Terre comme au Ciel.
Amen. » J’abrège parce que
la suite ne vous concernera
plus dans peu de temps...
Rabbin (à l’oreille de Prêtre)
Tu n’es pas un peu sadique ?
Prêtre (à l’oreille de Rabbin)
Névrose numéro trois, régression au stade sadiqueanal! !
Blessé 1 (se lève et parle à ses camarades)
Est-il raisonnable de penser qu'un Dieu a en charge la
destinée de l'homme ? Est-il raisonnable de penser qu'il
existe quelque part un Royaume abritant un Dieu qui,
entre autres, aurait la responsabilité de veiller au destin
de l'homme ? L'homme est-il une création si importante
pour qu'un Dieu soit chargé de veiller sur lui ?
Mort 1 (aucun son ne sort de sa bouche, une infirmière
traduit ses paroles)
L'homme, mis devant le fait accompli de son existence,
cherche à comprendre le pourquoi. Devant son
incapacité à répondre à cette question, il s'invente une
filiation, un destin : il sera la création de Dieu, son
vouloir. Et il Lui fait confiance. S'il a mal, c'est qu'Il le
veut. Et s'Il le veut c'est qu'Il sait pourquoi. Et s’Il sait
pourquoi, l’homme n’a pas à se poser ce genre de
question.
Blessé 2 (allongé sur le sol, la tête soutenue par sa
main droite)
Quand l’homme a commencé à s'interroger sur son
avenir, il s'est cherché un destin qui lui soit moins cruel
36
que celui qu’il vit au quotidien, et il a rencontré Dieu.
Création de Dieu, Dieu rappelle l’homme à Lui.
Elaboration intellectuelle astucieuse qui éloigne de
l’espèce humaine la tentation du suicide collectif mais
aussi raisonnement volontairement castrateur, contrerévolutionnaire, qui ferme la voie à toute idée de
rébellion. Contrairement à la dialectique des tenants des
religions qui parlent d’elles comme facteur de liberté il
est possible de soutenir l’idée que la rencontre de
l’homme avec Dieu a rendu l’homme esclave de sa
condition.
Prêtre et Rabbin
C’est d’un primaire !…
Blessé 3
Quand l’homme se regarde dans un miroir, il voit Dieu.
Et quand Dieu se mire dans une glace il voit sa copie,
l’homme. Quelle extravagante idée lui est passée par la
tête le sixième jour de sa Création ?
Mort 2 (sous sa bouche, le sous-titre :)
Qui le premier, de Dieu ou de l’homme, a parlé à
l’autre ?
Silence. Un prélat, vêtu comme un évêque,
s’avance au milieu de ce peuple de gisants. Arrivé
devant la chaire, il s’adresse à Prêtre et à Rabbin
en se tournant de temps en temps vers ceux qu’il
désigne.
Bossuet (parce que c’est lui )
Après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de
bruit les uns que les autres, ils vont tous se confondre
dans ce gouffre infini du néant, où l'on ne trouve plus ni
37
rois, ni princes (...) mais la corruption et les vers, la
cendre et la pourriture qui nous égalent.*
Rabbin étonné (à l’oreille de Prêtre)
Névrose numéro trois ??
Je suis cassé physiquement et moralement. Je
devrais rentrer immédiatement car mon premier
patient ne va pas tarder, mais une indifférence à
mes préoccupations quotidiennes m’incline à
poursuivre cette expérience hors du commun. Je
sors mon téléphone de ma poche pour prévenir
cette personne, mais je ne compose pas son
numéro. Que m’arrive t-il ? Comment est-il
possible que je sois resté insensible devant tant de
souffrances moi qui connais la compassion ?...
J’aurais bien tâté de la cigarette du paquet qui
traîne au fond de ma poche mais le site est interdit
aux fumeurs. Je ne suis pas de ces personnes que
cela insupporte d’être séparées de leur tube de
Témesta ou de Lexomil. La cigarette est devenue
pour moi une source de plaisir dont je n’abuse pas,
le plaisir simplement d’en griller une de temps en
temps. Je ne brave pas l’interdit et secoue ma
torpeur à l’aide d’un effort de persuasion.
Je me dirige vers le raccourci qui rejoint l’Allée des
Bécasses. Des douze-trente ans se sont regroupés
légèrement à l’écart de la carcasse d’un avion de la
Royal Air Force. Le pilote, le mécanicien et le
mitrailleur gisent dans la carlingue, tués sans
doute sur le coup. Un soldat allemand affecté à
l’une des pièces de DCA détruite est suspendu
pieds et poings liés à l’hélice de l’avion. Un
adolescent, de temps en temps, lui fait faire deux
38
ou trois tours de manège. Tous ces jeunes
s’adonnent à un jeu de rôles improvisé.
Homme 17
C’est une marionnette tantôt homme, tantôt femme,
Beaucoup plus souvent homme que femme
Marionnette qui fluctue selon ses sentiments
Du beau fixe à l’orage le plus sanglant
On ne sait jamais de quel côté
La girouette va tourner : c’est selon.
Femme 3
Qu’on lui coupe les couilles et les enfourne dans sa
gueule !
Homme 10, Femme 4, chantent
« C’est si bon de partir n’importe où
Bras dessus bras dessous
En chantant des chansons »*
Homme Septante six, il endosse son pardessus mais
oublie sa serviette
Cet après-midi, les enfants, n’oubliez pas le piano
Papa part travailler, métro, boulot, dodo.
Homme Nonentedeux, il passe
Salut !
Femme Maigre, très affairée
Salut ! ta femme accouche bientôt ? …
Apportez-moi le dossier Cateneau !
Homme Impersonnel
Vous êtes condamné à avoir la main droite tranchée !
Chœur 1
Libérez nos camarades, libérez nos camarades …
Chœur 2
Ducon facho le peuple aura ta peau …
Femme Trèsgauche de Shirleytemple
Au nom du peuple, je vous le dis
39
Nous défendrons la démocratie
Chœur 1 et 2
Sieg Heil, sieg Heil, … sieg Heil
Chorale d’enfants
« Alle vöglein sind schon da,... »
Chœur 1 et 2
Sieg Heil, sieg Heil,…
Chorale d’enfants
… alle vöglein alle… »
La guérite tiroir-caisse s’oppose à ma sortie si je ne
contribue avec l’aide de quelques jetons à
m’associer aux œuvres caritatives de la société qui
gère le parc. Je rejoins l’allée qui longe quelque
cent mètres plus bas le stade de football en
maudissant le garde-frontière qui m’a ouvert la
porte de ce parc de l’absurde. Le dépit provoqué
par la désinvolture juvénile de Tatiana rend ma
démarche encore plus hasardeuse. Deux chômeurs
de longue durée distribuent un tract :
Le jardinier en chef à M. l'Architecte en
chef, conservateur du Domaine de
Saint Cloud
A la date du 23 février 1942, j'ai eu l'honneur de vous
adresser un rapport demandant l'ouverture d'un crédit de 82
750F pour la réfection du massif boisé du Chenal Blanc,
dans le Pare de Saint-Cloud, opération prévue dans le
programme général de la réfection des massifs du Parc,
40
approuvé le 28 avril 1940 par M. le ministre de l’Education
nationale.
Depuis lors les troupes d'occupation allemandes, après une
réquisition adressée au service d’Architecture le 21 avril
1942, ont exigé l'exploitation d'un nombre très important
d’arbres au massif de la Brosse, pour l'installation de
batteries anti-aériennes; cette exploitation qui est un vrai
désastre pour le Domaine suscite avant même d'être terminée
de nombreuses et véhémentes protestations.
Qui plus est, le bombardement par la Royal Air Force a
causé d’importants dégâts dans les massifs forestiers du Parc
de Saint-Cloud :
Bas parc
arbres de ligne
20
2
arbres de carré
Quinconces
arbres de ligne
Allée de Retz
arbres de ligne
Allée de la Grande Gerbe :
arbres de ligne
Carré de la Glacière
arbres de carré
Au total :
arbres
13
26
21
3
85
D’autres bombes sont tombées dans le Domaine creusant des
entonnoirs qui varient entre 8 mètres et 10 mètres.
J’ai donné l’ordre de déblayer la route afin de permettre le
rétablissement immédiat de la circulation.
41
Etant entendu que toutes nouvelles plantations doivent être
effectuées avant le printemps, il serait souhaitable qu’une
intervention intervienne dès maintenant.
Parisiens et clodoaldiens, manifestez pour que le parc
garde son potentiel arboricole.
Aristide de L’Arbresec
Je m’inquiète de l’endroit où éventuellement je
pourrais passer la nuit si je me rends à la
représentation qui aura lieu au Théâtre Antique.
Un grand nombre de voiture sont alignées dans
l’allée qui longe le terrain de football. Quelquesunes sont des hauts de gamme et trois d’entre elles
portent sur leur aile avant droite un fanion
indiquant leur appartenance à une ambassade.
Des spectateurs applaudissent. Ancien amateur du
jeu de football, je soutire un euro du sac et le
dépose dans la paume de la main gauche d’un
ancien joueur de rugby dont la masse osseuse et
musculaire empêchent toute tricherie. Je pénètre
sur le terrain. Les équipes composées de joueurs
amputés d’une jambe ou d’un pied pendant les
guerres civiles en Sierra Leone et au Rwanda
terminent la première mi-temps. Les vainqueurs
affronteront les Bleus lors de l’une des deux demifinales. L’arbitre vient de siffler un penalty en
faveur de l’équipe du Rwanda. Des spectateurs
mécontents de la décision du referee le conspuent.
Le joueur numéro neuf s’élance en lançant ses
deux béquilles le plus vite et le plus loin possible
42
pour venir frapper le ballon avec son pied gauche
valide qu’il détend dans un mouvement d’une
grande ampleur et précision. Le gardien de but
adverse dresse ses deux bouts de bois à la verticale
pour dévier le ballon qui pénètre dans la cage
malgré son spectaculaire effort resté vain.
Applaudissements de quelques supporters.
D’autres, le crâne rasé, habillés de vêtements
achetés dans des surplus, envahissent le terrain.
Des vociférations xénophobes et racistes fusent,
un joueur crache sur l’arbitre. Deux jeunes garçons
d’une dizaine d’années font le coup de feu avec des
Kalachnikovs. L’éducateur essaie de s’interposer, il
est tué sur le coup ainsi que trois joueurs et trentecinq skinheads. Le rugbyman les neutralise en les
plaquant au sol. Deux inspecteurs de la Brigade
anti-corruption profitent de l’inattention générale,
s’approchent discrètement de l’arbitre, lui
présentent un mandat d’arrêt et l’emmènent manu
militari jusqu’à leur Ford Mustang 1964 qui
démarre en trombe pour aller dieu sait où. Je
m’enfuis sans payer ma quote-part dédiée au
perfectionnement du genre humain. Des mafieux
profitant des paris me précèdent. Ils se partagent
des gains, ai-je compris, gagnés grâce à la
complaisance dûment récompensée de l’arbitre,
leur complice. Un grand panneau publicitaire
mobile annonce le prochain concert des YangTseu-Kiang Boys donné en faveur des enfants
africains handicapés.
Un homme vêtu d’une veste de smoking blanche
en alpaga passée sur une chemise rouge pâle tirant
43
vers le rose foncé a bien voulu me faire monter à
l’arrière de son quatre-quatre blanc, une Zaroot de
Nissan à portes papillons. A ses côtés un caniche
nain blanc du nom de « Toutout », et non
« Toutou » comme me l’explique son maître, me
montre les dents sans ostentation. Le sémillant
conducteur ne m’a pas questionné quant à ma
destination et je ne lui ai pas demandé la sienne.
Ballotté dans cette brouette de luxe, je pense que
le Dieu des Juifs a finalement était plus sympa
avec le fils d’Abraham qu’avec le sien. À moins que
ce soit la main d’Abraham qui, au dernier
moment, ait fourché. Peut-être qu’il en a bégayé, le
vieillard, plusieurs jours durant en observant avec
inquiétude et admiration cet appendice qui avait
failli à sa mission. N’avait-il pas fait preuve de plus
de compassion que ne le fera son Dieu pour ce Juif
qui se prenait pour son fils ? La perplexité qui le
gagna, il me l’a communiquée. Que voulait-Il
prouver aux Terriens ce Dieu tout puissant, qui
sait tout, qui peut tout ? Qu’Il était capable de
ressusciter un pauvre hère qui l’implorait? Je
pense encore que Dieu qui laisse venir à lui les
petits enfants autorise qu’on les utilise comme
bombes humaines, comme objets sexuels, comme
machines à faire des profits. Et je me dis que
l’infamie à aussi droit de cité dans l’au-delà.
Après avoir pris au plus court en traçant sa piste
dans les vallons du parc, l’homme au costume en
alpaga blanc stoppe son engin devant « L’Auberge
du Chenal Blanc ». Un voiturier lui ouvre la porte,
un bagagiste s’assure de sa valise. Je descends,
44
encore commotionné par ces émotions qui n’ont
cessé de m’agresser durant cette journée. La
voiture démarre alors que Toutout saute sur le
siège arrière que je viens de quitter. Son maître ne
s’aperçoit de son absence que lorsque la Nissan a
contourné l’hôtel. Je n’assiste pas à l’esclandre,
pressé d’apprendre qu’une chambre est encore
disponible.
45
5
L’Auberge de Chenal Blanc est un chalet à étages,
les deux derniers en bois venant se superposer aux
murs blancs du rez-de-chaussée. Les balcons, aux
balustres finement sculptés, font le tour de la
construction. Des pots de fleurs en grande
quantité ont soigneusement été rangés sur les
tablettes d’appui. Un cheval blanc emblématique,
grandeur nature, a pris place au-dessus du dais de
l’entrée. Dans le voisinage, des vaches blanches
tachetées de noir paissent à loisir. On entend un
yolalaïtou lointain. Je lève les yeux pour me
rassurer tout en m’étonnant : c’est bien L’Auberge
du Chenal Blanc qui m’hébergera cette nuit… Le
concierge m’explique que par une nuit sans lune le
roi Henri IV monté sur son cheval blanc a remonté
à contre-courant l’eau du chenal qui conduisait
des bassins du Château de Versailles à ceux du
Château de Saint-Cloud. Alors que ses invités bien
éméchés hésitaient à le suivre il eut cette phrase
célèbre que tout écolier respectueux de l’histoire
connaît par cœur : « Que ceux qui m’aiment me
suivent »… J’hésite… Et alors ? je demande
finalement. « C’est tout ! »
me répond-il
46
mécontent de tant d’incompréhension. Puis, il
m’inscrit sur son registre sous le nom de Dorian.
Je lui signifie qu’il y a erreur. « Voici votre clé,
monsieur Dorian » me dit-il, puis me tourne le
dos.
La chambre située au dernier étage est
entièrement lambrissée et les poutres apparentes
lui donnent ce cachet qui manque tant à celles qui
en sont dépourvues. La lucarne grand ouverte
laisse entrer un air divinement frais et pur…
néanmoins teinté d’effluves de lisier. Le soir
tombant, je vais la fermer. Et je découvre,
abasourdi, le panorama de la chaîne du Mont
Blanc. La ville de Chamonix ne semble distante
que de quelques encablures et très probablement
l’Auberge du Chenal Blanc est située à l’entrée de
la commune des Houches. L’ameublement me
convient : une armoire peinte, une table, trois
chaises, un lit, une table de nuit, le tout du dixhuitième, style rustique, un réfrigérateur. Je
m’étais inquiété à tort quant à la possibilité de
changer de vêtements pour la soirée à venir. Dans
l’armoire sont rangés deux pulls, deux chemises,
deux pantalons, deux vestes, deux slips, deux
paires de chaussettes, deux paires de chaussures, à
ma taille, un sac à dos baise-en-ville pur cuir de
chez Hermès. Une salle de bain avec jacuzzi, les
objets de toilette de première nécessité, un rasoir
électrique, deux eaux de toilette, deux pyjamas,
deux peignoirs, une paire de lunettes de soleil,
mais pas de miroir ! Un poste de télévision extra
plat et extra long est encastré dans le mur face au
47
lit. Sur la table de nuit, un réveil-thermomètrebaromètre, un poste de radio à galène, un
télégraphe de Morse, mais pas de téléphone, un
bloc-notes dont la page de garde est barrée par cet
aphorisme : « Prendre des notes dissipe les
malentendus », un crayon, un ordinateur de
poche. Sur la table, une bouteille de Bordeaux, un
Saint Julien Château Lagrange 4ème cru classé de
1988, deux verres, un vase en jade couleur blanc
olivâtre au goulot étranglé abrite une rose noire.
Au mur, face au lit, deux lithos : deux portraits de
femme, l’un signé Picasso l’autre Bacon.
Douché et habillé de neuf je descends dîner. Au
premier étage, la porte ouverte d’un bureau
m’apprend qu’un homme lutte contre une pulsion
qu’il ne maîtrise pas ce qui le conduit à proférer
des insanités à l’égard de son … persécuteur ?...
Voix 1
Salut, connard!
Voix 2 (d’un garçon âgé de huit ans, dans un souffle)
Connard toi-même!
Voix 1, estomaquée
C'est quoi cette voix de châtré?
Voix 3, (inspirée)
Le rideau se lève... et qu'est-ce qu'on voit?...
La curiosité vient immédiatement à bout de la
résistance de ma bonne éducation qui ne
m’autoriserait pas à franchir le seuil de cette
porte. Trois personnes me tournent le dos. Elles
sont assises devant un bureau face à la fenêtre et
s’affairent autour d’un écran d’ordinateur sur
lequel sont inscrites les lèvres d’une bouche.
48
Les lèvres
Vingt girls lèvent la jambe et font "youyou".
Voix 1, atterrée
Qu'est-ce qu'il raconte?...
Voix 3, un peu perplexe
Ben... oui, pourquoi pas?... Nous avions bien dit que ce
ne serait pas un spectacle minable! ... Le rideau se lève
et vingt girls lèvent la jambe et font youyou...
Les lèvres, l'interrompent
Vingt girls lèvent la jambe, font "youyou" et basculent
dans un immense aquarium infesté de requins.
Voix 1
On l'arrête comment, ce machin?
Voix 3
Déconne pas, je t'assure, ça va marcher, tu vas voir... (à
l'ordinateur) Tu effaces tout et on recommence…
Voix 4, une jeune femme
N'empêche, ce serait bien de commencer par un
ballet…
Les lèvres
C'est bien ce que je disais: vingt girls lèvent la jambe,
font "youyou", basculent dans un immense aquarium
infesté de requins et bouffent les requins.
Voix 1 appuie sur le bouton "arrêt" de l'ordinateur.
Les lèvres
Aïe!
Voix 3
Alors on fait quoi pour démarrer le spectacle ? …
Le restaurant comporte quelques tables individuelles et une grande table d’hôtes dressée au
49
milieu d’une salle de ferme. Le sol est recouvert
d’un plancher formé d’un assemblage de grandes
lattes de châtaignier. Poutres apparentes côté
plafond. Une cheminée haute et longue a permis
sur son côté gauche l’installation d’un four à pain.
Quelques poules vagabondent entre les tables. Une
porte de saloon à deux battants mène aux cuisines.
Quatre serveurs, chemise blanche, nœud papillon
gris, culotte courte en cuir gris, tablier blanc qui
descend à mi-jambe, se pressent pour satisfaire
une clientèle déjà nombreuse. Dans ma tête tourne
en boucle « Le jardin extraordinaire ». J’hésite sur
la place à choisir, quand une maîtresse d’hôtel en
smoking me propose un siège à la table d’hôtes. Je
regarde discrètement les dîneurs, tous « des gens
comme il faut » aurait dit ma mère. La jeune
femme, jolie eurasienne qui préside à cet instant
ma destinée de consommateur, me tend la carte.
Un seul menu est proposé avec les compliments de
la maison, je suppose qu’il en est de même pour
tous ceux qui partagent cette table. Veste blanche
épaulée en viscose, pantalon taille haute en drap
de laine noire de Balenciaga, chapeau en cuir
huilé, santiags en cuir poudré de Jean-Paul
Gaultier, bracelets en jade, Tatiana et l’homme au
costume blanc immaculé accompagné de Toutout
vont s’asseoir à une table située juste dans mon
dos déjà occupée par deux hommes d’affaires
reconnaissables au fait qu’ils parlent anglo-saxon.
Donc le menu :
Entrée
tartiflette au caviar d’Iran.
50
Plat
Demi homard de Palerme à
l’onguent d’écrevisse
accompagné de pâtes al Dente à
l’étouffée.
Farandole des desserts
Myriade de myrtilles sur fond
d’artichauts nappée d’une mousse
Mennen en forme de cinq.
Ma voisine informe sa copine mais aussi toute la
table que :
Voisine 1, à voisine 2
Tamara Mellon, présidente de Jimmy Choo, a un projet
qui a pour objectif de rassembler des fonds au profit de
la Elton John Aids Foundation afin de venir en aide aux
femmes et aux enfants atteints par le virus du sida. De
grands photographes -Ellen von Unwerth, Pamela
Hanson, Sam Taylor Wood- ont accepté de réaliser des
portraits de personnalités posant nues : Mimi Rogers,
Sophie Dahl, Rosanna Arquette, Emmanuelle Seigner,
Victoria Beckham, seulement revêtues de souliers
Jimmy Choo et de bijoux Cartier. Vingt de ces portraits
seront vendus aux enchères par Christie’s.*
Voisine 2
Cet élan de solidarité pour tous ces malheureux me fait
pleurer de bonheur…
51
Une odeur de naphtaline enrobe cette
conversation. Les deux vététistes font une entrée
peu remarquée par la gentry attablée
Vététiste 1, admirant la salle
C’est gétra, y a pas, c’est gétra !
Vététiste 2
Y a pas d’pétard, c’est tout comme !…
La maîtresse d’hôtel accourt et leur signifie que ce
Haut-lieu n’accueille pas les indigents. Ils
obtempèrent tout en hochant du nez pour bien
marquer leur mécontentement.
Voisine 5, à voisin 6
… Il fut, façon Pearl Jam ou Soundgarden, le casseur
de codes et de la rigueur un brin puritaine made in
USA.
Voisin 6, un jeune qui ne comprend rien à ce truc
C’était qui ? …
Voisine 5, qui ne comprend pas la question
C’est un enfant du rock et de la culture pop, héritier du
punk et de l’esprit seventies. … A l’aube des années
quatre vingt dix son look grunge était d’ores et déjà LA
mode, négligence nécessaire pour vivre sa propre
authenticité et se propulser, une décennie plus tard, vers
d’autres nirvanas du style !…
Voisin 6, imitant Henri Salvador
Moi j’préfère la marche à pied !…
La maîtresse d’hôtel vient prendre ma commande
et quelques instants plus tard un garçon de
restaurant me sert un potage au potiron. Je
m’étonne de la méprise. Il m’explique que la soupe
me sera facturée au prix de la tartiflette au caviar
52
et que le bénéfice tiré de ce méli-mélo servira à
alimenter la caisse de retraite du personnel de
l’hôtel. Puis, il part en me souhaitant « bon
appétit ».
Trois danseuses, reprennent aussitôt en chœur
« Bon voyage monsieur Dumollet
Et revenez si le pays vous plaît. »
Les trois danseuses vont s’asseoir sur un banc de
pierre à côté de deux poules qui couvent leurs
œufs. Les deux gallinacés, fort en colère, attaquent
les trois danseuses qui fuient par la porte des
cuisines. Les danseuses vont se plaindre au chef.
En représailles, les deux poules et leurs poussins
sont servis en digestif à la famille du Roi de la
Belote Basque.
La conversation à laquelle prend part Tatiana
porte sur la prise de contrôle du Parc par le
Consortium d’investissements Immobiliers du
milliardaire néerlandais œcuméniste de type
nationaliste violemment opposé à l'Union
Européenne, l’homme au costume en alpaga blanc.
S’appuyant
sur
la
Directive
européenne
Ravenstein il a pu acheter cette parcelle du
patrimoine à l’Etat français et il va, dans les jours
qui viennent, délocaliser le parc en Birmanie et en
confier la direction au petit-fils d’Errol Flynn.
Quelques kilomètres carrés du territoire français
seront ainsi expédiés du côté de la jungle. Je n’en
reviens pas !
Le serveur me présente une assiette garnie de
bruants, petits passereaux de la taille du moineau
53
nichant à terre ou très près du sol. C’est la jeune
femme assise derrière moi qui m’offre ce plat me
confie le serveur. Je suis pris d’un haut-le-cœur à
l’idée d’avoir à déguster ces oisillons, mais je
m’efforce de trouver à mon goût ce mets si délicat.
C’est le milliardaire qui a eu l’idée d’établir des
postes frontières « surprises » qui refusent l’entrée
à la plupart des visiteurs potentiels. Il veut étendre
ce principe à toutes ses entreprises.
Milliardaire
Seules les firmes ayant acquis un monopole global dans
des domaines non concurrentiels et complémentaires
pourraient supprimer les frontières entre elles. Je
demande d’ouvrir un grand débat national sur ce sujet.
Silence derrière moi, probablement qu’ils se
restaurent. Une dame, me regarde t-elle ? elle
porte des lunettes de soleil « Havana » de Louis
Vuitton à cinq cent cinquante euros pièce,
s’adresse-t-elle à moi ?
Dame
Connaissez-vous Lucia ?
Je fronce les sourcils, mâche, puis avale, - ce qui
dans le cas où elle m’adresserait la parole serait
tout à fait incongru -, une cuisse de l’un de ces
malheureux oiseaux.
Dame,
(toujours la tête fixée dans ma direction, mais peut-être
est-ce à l’autre à ma gauche ou à l’autre à ma droite
qu’elle pose la question.)
Mais si, Lucia Etxebarria…
54
Je ne connais pas, mais je ne suis une référence
dans aucun domaine.
Dame
C’est l’auteur FéTICHE de la post-Movida… Non ?
Déglutition d’une autre cuisse.
Dame
Elle DISSOUT nos ILLUSIONS sur la condition
FéMININE et combat le CULTE bêta de la dépendance
amoureuse dans un recueil de NOUVELLES
extralucide… *
Milliardaire, tout en mastiquant
Les entreprises seraient constitutives des Etats. Il n’y
aurait plus de France, d’Allemagne, d’Italie ou de
Grèce mais Coca Cola, Microsoft, Bouygues,… Les
gouvernements seraient formés par les Conseils
d’administration de ces grands groupes et notre
nationalité nous serait donnée par notre appartenance à
l’un de ces conglomérats. Nous changerions de
nationalité autant de fois que nous quitterions un
groupe pour en intégrer un autre. Interdiction de
binationalité, bien entendu…
Voilà ce qui se tramait dans mon dos. Quelques
instants plus tard, avec un petit hochement de la
tête, les quatre personnages et Toutout nous tirent
leur révérence. Je n’avais su dire le moindre mot à
Tatiana. Un homme de l’ombre, bien mis, leur
emboîte le pas. Il tient une sébile à la main et
chante :
55
“Ah ! Si j'avais un franc cinquante
J'aurais bientôt deux francs
cinquante
Ah ! Si j'avais deux francs cinquante
J'aurais bientôt trois francs
cinquante
Ah ! Si j'avais trois francs
cinquante
J'aurais bientôt quatre francs
cinquante
Ah ! Si j'avais quatre francs
cinquante
Ça m'ferait bientôt cent sous!”*
56
6
La navette s’arrête devant une des entrées d’un
théâtre romain où nous attend une hôtesse. Nous
sommes trois à nous précipiter derrière elle vers
un escalier que je m’efforce de grimper avec une
certaine agilité. La porte ouverte nous laisse libre
l’accès aux gradins en hémicycle, la colline leur
servant de soutènement. Incroyable parfaite
reconstitution. Du mur de scène ne restent que des
ruines, la scène est surélevée d’un mètre au-dessus
du sol, large de vingt, longue de cent. Elle est
placée perpendiculairement par rapport au centre
des gradins et de ce qu’il reste du mur de scène. De
l’orchestre, un homme accompagné d’une femme
en treillis militaire informe le public, -à vue d’œil
près de six mille spectateurs pour dix mille placesqu’un incident technique malencontreux a obligé
la Direction à modifier le programme. Un voisin
m’explique en sous-main qu’en fait d’incident c’est
plutôt un accident qu’il faut évoquer. Il aurait été
provoqué par l’entêtement d’un ordinateur qui,
pendant la mise en place du numéro des
majorettes, a livré l’ensemble de la troupe à la
dévoration de crocodiles. Les deux premiers rangs
des gradins sont occupés par des personnalités du
monde politique, économique, administratif, des
lettres et des arts. J’appose ma main droite sur
une plaque de verre et la machine m’octroie une
57
place à l’autre bout de l’hémicycle. Je n’en tiens
pas compte et trouve un siège en son centre.
La femme, les yeux levés au ciel, les bras dans le
prolongement des yeux, clame d’une voix qui
n’admet aucune contradiction :
« Les voies du seigneur sont impénétrables ! » pièce
en un acte avec entracte. ».
Musique. Pénètre le chœur par deux entrées
placées de chaque côté de la scène. Il entonne
l’Alléluia du « Messie » d’Haendel. L’orchestre est
placé dans une fosse invisible du public.
La pièce commence par un défilé. Ils arrivent de
loin, de la plaine qui s’étend bien au-delà de ce qui
fut un mur de scène. D’abord horde fantomatique,
ils s’avancent maintenant d’un pas vigoureux au
son d’une cornemuse dont l’antienne « Tiens, voilà
du boudin » déloge sans la moindre gêne un
« Alléluia » dépérissant.
Je consulte le programme : ce sont les délégations
de toutes les religions et croyances agrées.
Chacune rangée derrière son oriflamme sur
laquelle est gravée la même devise traduite dans
les langues les plus parlées : « Dieu avec nous »,
« Got mit uns », « Бог с нами », « God
with
us »,
« Dios
con
nosotros »,
« 私達を持つ神 » « Deus com nós », « Gud
med oss » « 上帝与我们 », ….
Je comprends d’après les applaudissements que
les spectateurs ont été placés en fonction de leur
appartenance religieuse : les chrétiens entre eux,
de même pour les juifs, musulmans, hindouistes,
58
bouddhistes, confucéens, taoïstes, mazdéistes, …
Pendant la durée de ce spectacle je serai donc
confucéen. Le décor se construit au fur et à mesure
du passage des délégations ; il est constitué par les
« Maisons de Dieu » : églises, temples, synagogues, mosquées. Remarquable performance du
pays organisateur de ces IIIème olympiades.
Chaque équipe se place devant sa maison. Je
demande à mon voisin pourquoi ces compétions
sportives se déroulent dans les enceintes d’un
théâtre qui … il me coupe Dulce et decorum
est pro patria mori !!, je me le tiens pour
dit.
Les disciplines dans lesquelles vont concourir les
candidats sont les suivantes, je cite en vrac :
- Parties de pétanque –revanche et belle- à boules explosives,
- Voyance : voir Dieu et mourir d’amour,
- Bulles de savon au gaz moutarde,
- Course en sac. (au fond du sac : fourmis rouges, araignées, serpents,…)
- Jouer au clairon « ah il fallait pas, il fallait pas qu’y aille… » et
gonfler en même temps un ballon en baudruche qui sort du pavillon et
éclate en libérant une pluie acide,
- Dire le plus rapidement possible dans la langue de son
adversaire : « plus con que toi, tu meurs ! », et se tuer si les circonstances
l’exigent,
- Ballon prisonnier avec un ballon qui implose et aspire le joueur si celui-ci
le lâche,
- Tournoi avec lances aux pointes enduites de poisons. …

Il est doux et beau de mourir pour la patrie
59
- Pendant les entractes, concours de poésies, musiques, arts dramatiques,
danses, n’ayant aucune influence sur le décompte des points attribués aux
participants de ces Jeux tragi-grotesques.
Les jouteurs ont la possibilité d’inventer de nouvelles épreuves et les
imposer à leurs adversaires. Quand une équipe remporte une épreuve, les
spectateurs qui la soutiennent peuvent prendre à partie les spectateurs qui
ont supporté l’équipe vaincue et les dérouiller. Le défilé se termine par
la Croisade des enfants –1212- conduite par Godefroi de Bouillon
jadis Avoué du Saint-Sépulcre.
Derrière les emplacements des spectateurs,
d’immenses panneaux identiques portent un texte
écrit avec le sang recueilli chez les supporters les
plus acharnés : « Dieu reconnaîtra les siens. » Le
spectacle est réalisé par un metteur en scène de
renom dont je n’ai pas connaissance et retransmis
par cent chaînes de télévision. Pendant que des
participants se mettent en place pour la première
épreuve, Moïse s’apprête à ascensionner le mont
Sinaï situé côté « jardin ». Le buisson-ardent
commence à s’émouvoir. Une alerte à la bombe
nous oblige à quitter les lieux.
Les rues de la vieille ville qui circonscrivent le
Théâtre Antique sont bordées de guinguettes à la
mode. Les choristes échappés aux chausse-trappes
d’une pièce qui les condamne à l’errance répètent
un texte qu’ils modèlent selon leur humeur.
Chœur 1 (huit hommes)
Dieu a dit à Moïse, Il a dit à Jésus, Il a dit à
Mahomet,…
Chœur 2 (huit femmes)
Il a dit à Thérèse, Il a dit à Bernadette, …
60
Homme 1,
A moi, il n’a rien dit ! Je ne sais pas ce qu’Il a dit à
Mahomet, je sais ce que Mahomet me dit que Dieu a
dit…
Homme 2
Il ne lui a rien dit, Il a substitué sa voix à celle de
Mahomet
Homme 1
Mais pourquoi avait-il besoin de Mahomet pour parler
aux hommes, pourquoi n’a t-Il pas chuchoté sa parole
dans toutes les oreilles le même jour, à la même heure,
pour que tous puissent l’entendre en même temps?…
Homme 3
C’est le Dieu de Calvin qui prédestine l’homme…
Femme 1
Pourquoi lui plutôt que moi ?
Homme 4
Parce qu’il ne s’adresse qu’aux Sages !
Chœur 1
Si Dieu s’adressait à moi, dans l’instant je deviendrais
Sage. En quoi Marie-Madeleine était-elle plus digne de
Son amour que moi ?
Chœur 2
Femme, tu causes trop !
Chœur 1
Si Dieu aime les hommes, il ne peut avoir de
préférence. Une femme aime tous ses petits !
Homme 2
Mais jamais de la même manière.
Femme 2
Mais elle n’est pas Dieu ! Saint Augustin a écrit « Car
vous êtes l’être suprême, et vous ne changez jamais. Le
61
jour présent ne se passe point en vous qui êtes toujours
immuable et toujours le même… »*. Son désir pour
l’homme ne peut être qu’un seul et même désir, sa voix
une même voix pour tous…
Homme 5
Un homme comblé désire encore. Le désir semble
n’avoir ni commencement ni fin. Il naît avec la vie
comme si celle-ci était dépendante de lui, comme si la
vie était née du désir de vivre, comme si le désir était
premier, avant le manque. Le désir inassouvissable crée
la béance du manque dans lequel l’homme se défend de
basculer mais vers lequel il court pour s’y annihiler
sans jamais y parvenir. Quand il tombe, c’est toujours
sur le bord de la falaise, jamais au fond du puits. Le
vide l’attire, mais le vide se dérobe, il est à portée de
main, il est à portée de rien. Belle excuse pour ne
jamais s’arrêter, pour chaque jour remonter le rocher
jusqu’à l’extrême fatigue, jusqu’à l’extrême usure du
désir... Peut-on agir sans désir ? Le désir est-il
indispensable à l’action ? Peut-on construire une
maison sans le désir de le faire ? Ou est-ce la nécessité
qui fait loi plutôt que le désir ? Les rigueurs du climat,
la violence des tumultes, ne sont-ils pas des stimulants
qui provoquent l’action ? Quand il y a péril en la
demeure, le désir ne s’efface t-il pas au profil d’un
instinct de survie ? Encore faut-il un désir de survivre.
… On peut supposer que l’Intelligence qui pourrait
avoir commis l’Univers ne l’a pas fait sous la contrainte
d’une nécessité. Quoique... Avait-Elle le désir de sa
création ? Ou était-ce un besoin ? Une Intelligence qui
aurait le besoin de créer comme d’autres ont le besoin
de manger ? Mais peut-on créer un objet, un Univers,
62
peut-on peindre un tableau sans le besoin, la nécessité,
le désir qui pousse à le faire ? Faut-il, pour qu’une
action soit décidée, qu’il y ait une incitation à l’origine?
Une action n’est-elle pas toujours le résultat d’une
décision prise en amont ? Elle est un aboutissement,
elle n’est pas sa cause. Si l’Univers a été créé c’est à la
suite d’une décision. A t-elle été suscitée par un besoin,
une nécessité ou un désir?… Si on suppose que ce qui
est parfait ne peut concevoir que du parfait -car quel
intérêt dans ce cas de créer un objet qui ne le serait
pas?- l’Intelligence qui aurait pu penser l’Univers aurait
créé un Univers parfait. Mais pourquoi l’aurait-elle
fait? Par besoin, nécessité ou désir ? Par ailleurs, une
Intelligence parfaite peut-elle éprouver un besoin, un
désir, qui implique un manque ? Et le manque n’est-il
pas incompatible avec la perfection qui exclut tout
manque, qui ne connaît plus le manque au cas où elle
l’aurait un jour connu alors qu’elle n’était pas encore
perfection ?… Et puis encore, peut-on imaginer un
manque de vie enfantant son désir ? Un manque
d’Univers, prisonnier d’une tête d’épingle, si violent, si
intense, qu’il explose en un désir aussi violent et
intense ?…
Chœur 2
Dans quel but une entité parfaite créerait-elle des objets
qui ne soient pas parfaits ? Pour se distraire, par
perversion, ou pour satisfaire un narcissisme et être
conforté dans l’idée de sa perfection ? Etre parfait c’est
avoir connaissance de tout le savoir que cette perfection
autorise. Mais n’est-ce pas d’un profond ennui ? Plus
rien à découvrir, plus rien d’original à penser, plus rien
63
à désirer ! Car que peut désirer un Tout qui ne connaît
pas le manque ?
Homme 5
L’Univers serait-il alors créé par une Intelligence
encore imparfaite ? Dans la mesure où le
fonctionnement du vivant est critiquable, qu’il est remis
en question par un de ses composants intelligents,
l’homme, ne peut-on en conclure que cette Intelligence
supérieure est critiquable, donc imparfaite ? D’où la
possibilité, pour Elle, d’avoir un désir, des besoins,
d’avoir peut-être à résoudre des problèmes de survie.
La création de l’Univers aurait alors une raison, pour
l’heure peu importe laquelle. Nécessité ? Désir ? Et
pour quel manque ?
Chœur 1
Beaucoup trop longue la tirade !!
Une sonnerie rameute artistes et spectateurs. Que
le spectacle commence !
7
Je prends une douche puis enfile la veste de
pyjama, je ne me sers jamais du pantalon, quand
la voix du garçon d’étage me prévient qu’il glisse
mon passeport sous la porte, je risque d’en avoir
besoin prochainement. Je lui fais remarquer que
64
ce ne peut être le mien qui est rangé dans un des
tiroirs de mon bureau mais je n’obtiens aucune
réponse. Je récupère un passeport posé sur la
moquette. C’est un très vieux document qui date
de 1939 dont je me rappelle maintenant
l’existence. Sur la photo, mes parents m’entourent,
je dois avoir un an. Les cachets indiquent que j’ai
séjourné en Autriche, Allemagne, Roumanie. Qui a
pu se procurer cette pièce dont seuls ma femme et
moi connaissons l’existence ? À quoi un passeport
périmé depuis soixante ans pourrait-il m’être
utile ?... Il est établi au nom de Dorian !, …
prénom que mon père voulait me donner à ma
naissance et que ma tante, à la mairie, avait
confondu avec Dagobert … Je m’assieds sur le
bord du lit et, machinalement, je saisis
l’ordinateur portable, le mets en marche. Malgré
sa petite taille, c’est une machine très
perfectionnée sur laquelle je peux recevoir des
programmes de télévision et de radio, interroger
Internet, m’en servir comme GPS, consulter une
messagerie et envoyer des emails, etc.,… Un signal
sonore m’indique que j’ai reçu un message.
De :
« Gabrielle417 » < Gabrielle417 @hotmail.com>
A:
« Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr>
Envoyé:
le jour même
Votre message est beau mais empreint de tristesse.
Pourquoi ?
Quand je pense au nombre de gens passionnants qui
existe sur notre jolie planète ce serait vraiment
dommage de ne pas en rencontrer quelques-uns. J’ai
déjà eu trois enfants et je suis libre…
65
Rendez-vous sur le site « Un lieu, des rencontres ».
Site qui m’est inconnu mais je m’y rends pour
cause de trouble. Je m’inscris sous le nom
d’Apocryphe, donne l’adresse email figurant sur
l’envoi, tape un mot de passe. Je cherche
Apocryphe, le trouve. Cet homme sur la photo,
c’est moi. Figure ma description et au-dessous
mon annonce :
« Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent »
Cela fait plus d’un mois que ces deux vers du poème d’Aragon
adapté en chanson par Léo Ferré se mêlent de ma vie sans que je
puisse les en dissuader. Le beau ne supporte pas la rengaine. Je
n’ai pas cherché à comprendre le pourquoi de cette obstination
mais sans doute qu’ils me signifient dans cet enchaînement
d’instants. Comme CV j’avoue que c’est un peu court jeune
homme mais n’en disent-ils pas autant sur ma personne que
l’oreille coupée de Van Gogh ?
Qui a écrit ce texte qui pourrait m’être familier ? …
Peut-être me suis-je, un soir de mauvaise donne,
aventuré sur ce site à la recherche d’une flammette
qui rassurerait mon ego languissant ? … Je m’en
rappellerai ou alors mes neurones foutent
vraiment le camp ! … J’écris un email à Viviane
pour lui expliquer les raisons de mon escapade, …
« Envoyer » … le formulaire de l’email revient à
l’écran, le texte a été effacé et n’a pas été envoyé.
Je réécris un message à l’identique, « Envoyer »…
le texte est effacé. Même démarche à l’attention de
mon ami Loris… même refus, le message est
effacé, … Je me couche. L’écran de télévision
encastré dans le mur s’allume automatiquement et
66
une très belle image d’une nuit étoilée se visualise.
Une voix féminine, jeune, légèrement cassée, me
demande aimablement de saisir la télécommande
infra rouge posée sur la table de nuit, … d’appuyer
sur la touche « menu »,… sur la « touche 1 », … de
choisir la prière que je vais adresser à mon Dieu
avant de m’endormir,… Comme je ne connais pas
ce genre de refuge j’essaie furieusement de
changer de programme. En vain. La voix me
précise qu’elle n’a pas compris mon choix et me
presse de… J’appuie avec rage sur la commande
son et son symbole (-) mais rien n’y fait, je me lève
précipitamment pour débrancher cette intrusion
insupportable, mais de prise électrique, point.
Vieux 2 m’interpelle au moment où je vais quitter
la chambre et hurler au scandale.
Vieux 2
Pourquoi aurait-Il créé l’homme si ce n’est pour qu’il
L’honore, le prie ?
Vieux 1
Si Dieu est tout puissant et parfait, est-il imaginable,
pensable, qu’il se complaise dans le rôle du potentat qui
exige de ses « sujets » soumission, sujétion, dévotion,
admiration, adoration, vénération, foi et hommage,
docilité, fidélité, dévouement, prosternation, adulation,
obéissance, déférence ? En quoi cela pourrait-il Le
satisfaire? Cela flatterait-il son ego? Serait-Il encore
sous influence ? Encore imparfait ?…
Je regagne mon lit…
Vieux 1
C’est une logique peu logique ! Va encore pour les
dieux préhistoriques et antiques mais pas pour le Dieu
67
de Moïse. Celui-là ne flirte pas avec la médiocrité, il est
au-dessus de toute mesquinerie, ne se laisse pas prendre
aux flagorneries… N’est-il pas plus sage d’imaginer un
Dieu dépouillé de tout cet attirail d’émotions vaines et
supposer que c’est l’homme qui a inventé les
comportements qu’il attribue à Dieu ? Cela lui fournit
une bonne excuse pour expliquer ses propres conduites.
Si Dieu est coléreux, vindicatif, rancunier, comment
défendre à l’homme de partir en guerre, empêcher que
la moutarde lui monte au nez ? Mais surtout s’Il est le
Dieu unique, le UN, comment concevoir qu’Il puisse
s’en prendre à l’homme, le tristounet roseau pensant, le
seul dans tout l’Univers à qui Il puisse chercher
querelle ? Non, Dieu n’a besoin ni de serfs ni de
serviteurs pas plus que d’interlocuteurs.
Vieux 2
D’accord. Simplement des femmes et des hommes qui
viennent à lui…
L’image du ciel étoilé revient à l’écran. Une voix
fluorescente et évanescente me confie qu’elle me
met en rapport avec « SOS prières » puis s’égare
parmi les constellations. En surimpression
s’inscrit une cloche qui prend sa volée. A minuit
sonné, trois coups très discrets sont frappés à ma
porte. J’hésite. Puis, bêtement : « Entrez ! ».
Tatiana s’arrête devant la table, me tend la
bouteille et le tire-bouchon, se cale contre le
meuble et attend en me souriant. Je glisse mes
jambes et le bas de mon torse recouverts du drap
vers le côté droit du lit et accède ainsi au sol. Je
tiens la bouteille entre mes cuisses, la débouche
victorieusement, la retourne à ma visiteuse qui
68
remplit les deux verres, m’en présente un, les fait
s’entrechoquer, s’assied sur une des chaises et me
fait face, moi dans mon lit les fesses à l’air. Longue
robe en mousseline de soie et cristal. Large
décolleté. Je reste muet. Parlez moi d’amour,
Tatiana. Elle évoque Londres, le Muppet Show, le
Living, les Beatles. Parlez-moi d’amour, Tatiana,
les rues de Londres s’invitent dans mon lit,
bâtissez une forteresse de sable pour contenir mon
désir. Heidegger et Hannah Arendt se sont aimés.
Cela me fait penser au film de Liliana Cavani :
Portier de nuit.
Quel rapport ? (Elle a raison, quel rapport ?)
Pourquoi cette association d’idées ?
Hitler tend la main à Heidegger qui la prend,
Le titan teuton philosophe antisémite met sous
tutelle le complexe neuronique d’Anna Arendt un
certain 7 février 1950.
Ach, Tatiana, quelle konnerie l’amour ! Refrain :
« Je t’aimerai toujours, toujours, vive la vie, vive
l’amour, je t’aimerai toujours, toujours, vive la vie,
vive l’amour. »*…
Réponse inaudible qui ressemble à un reproche.
Je n’ai pas dit : quelle connerie l’amour ! …
Réponse inaudible…
… Non, je n’ai pas mangé les ortolans avec appétit,
plutôt avec réticence, je ne voulais pas vous vexer.
Je suis peinée, jamais je ne l’aurais imaginé,
Je veux bien jouer à « dites-moi mon amant. »
Amour vole.
Gagné !
Je suis der Blaue Reiter, le Freischütz des passions
éphémères. Elle libère son corps du surplus
69
vestimentaire, se glisse dans le lit, s’étire, sourit, se
love, se déplie, me gave de sensualité. J’aimerais
tant. J’aimerais avec. Les escapades. L’étrange
soudaineté de l’éclat. Le gastéropode a fui la
péninsule ibérique, ses traces dessinent les lèvres
de Tatiana. Son rire se déploie jusqu’aux yeux
embrumés. Nos doigts s’effilochent en étreintes
raffinées. Son corps en reptation mue par une
demande languissante, par son mouvement
ondulatoire, la rend plus pressante. Une niche de
désirs secrète sa tension, une autre aussitôt en
écho lui répond. Dans l’intense brasier, les
muscles en extrême tension s’exacerbent en un
souffle qui confine à l’oppression. Ses cuisses
m’enserrent en un fatal hyménée. D’étranges
lueurs épouses nos épidermes. Je m’étourdis dans
ma dépossession. Tatiana a des yeux d’or, dorment
les yeux de Tatiana, rêve Tatiana de chimères et de
Toison d’or.
70
8
Je pleure, j’ai perdu quelque chose. Devant moi,
un homme me regarde attendri. Je mets ma tête
sur sa poitrine et l’appelle deux fois par son
prénom : Aloïs, Aloïs, … Je me réveille en
sursaut…
Me vient à l’esprit le nom de Brunner, … Aloïs
Brunner ! ! Fils de Joseph Brunner et d’Anna
Kruise, petits paysans autrichiens nationalistes et
catholiques bouffis d’antisémitisme… Dans les
bras de qui ?… Quels mots pour définir cette
chose jadis vivante, j’espère morte et pourrie
71
aujourd’hui ? En faire l’énumération ne me donne
aucune réponse si ce n’est la satisfaction de les
prononcer avec horreur, fureur et vomissures à la
commissure des lèvres. Vient un instant d’émotion
à l’évocation de Vladimir Jankélévitch pour qui il
n’y avait pas de pardon. Comment le fantôme de la
chose a t-il pu se glisser dans mon rêve ? Je
panique le temps de trouver papier et crayon sur la
table de nuit :
Prière pour tous les fous qui
nous gouvernent
Ils sont fous
Mais ils nous gouvernent.
Ils séquestrent le pouvoir
Qu’ils ont kidnappé,
Confisqué à leur seul profit.
Ils
sont
les
Maîtres
Malfaisants,
La lie de l’inhumanité.
Ils ont fait croire
À leur peuple
Qu’ils
étaient
là
pour son
bien :
Famines, arrestations, tortures,
Procès
truqués,
déportations,
exécutions.
72
Combien d’hommes, de femmes,
d’enfants
Sont morts sous le joug de ces
tyrans.
Honte à ces assassins
Qui se font appeler :
Petit Père du Peuple,
Grand leader, Cher leader,
Saddam, lumière de nos jours,
Grand Timonier, Führer,
Maréchal nous voilà,
Milosevic ou Pinochet,
Pol Pot, Amin Dada,
Aloïs Brunner,
Etc.,… etc.,…
Ils ont enseigné la haine,
Ils ont récolté la haine,
Ils n’auront jamais notre pardon
Qu’ils crèvent !
Élevons leur un mur, celui de
l’immonde,
De l’infamie.
Inscrivons-y leurs noms
Pour que les hommes
73
D’Afrique, d’Amérique,
D’Europe, d’Asie,
De
l’Antarctique,
de
l’Australie,
Puissent les nommer, les agonir,
Les injurier, les maudire.
Amen.
C’est ma prière du matin. Encore éprouvé et le
souffle court je découvre en bas de page, cette
note : « Merci de bien vouloir déposer votre BlocNote annoté et votre crayon au Secrétariat de
l’hôtel. » Mon rythme cardiaque accélère… Tatiana
n’est plus là et je m’affole… aucune odeur,… aucun
creux dans l’oreiller,… un cheveu… blanc,… rien,…
comme si Rien et non Tatiana m’avait rendu
visite… Chose étrange, j’entends un bruit qui me
fait penser à des rouleaux de vagues…
Effectivement, le massif du Mont Blanc a fait place
à la mer. Sans doute que le réchauffement
climatique y est pour quelque chose.
A la réception de l’hôtel, le préposé ne trouve pas
le nom de Tatiana Onéguine sur la liste des
personnes ayant réservé une chambre à leur nom.
Il reconnaît la jeune femme dans ma description
mais ne se souvient pas l’avoir vue ce matin.
Je petit-déjeune sur la terrasse du chalet face à la
plage. Sur ma droite, dans la brume, j’entrevois
quelques traits de l’entrée du port du Havre. Sur
ma gauche, la plage court sur quatre ou cinq
kilomètres avant de prendre un virage et laisser
74
place à la mer. Devant, un horizon inatteignable.
Poser le pied sur le toit du monde, ils l’ont fait ;
franchir le premier la ligne bleue de l’horizon
restera un mirage pour tous les Schumacher...
Seul, face à la Manche... Et si un raz-de-marée
accourait avec furie parce que l’Angleterre se serait
enfoncée d’un mètre sous les eaux ? … Quelle
serait la hauteur de la vague ? … Vers où courir,
vers où ne pas courir ? … Peut-être que, comme
Moïse, je fendrai les eaux en deux et passerai mon
chemin. Mais rien à l’horizon que la mer qui
ondoie et l’écume qui poudroie. Pourquoi Dieu a til envoyé en colis postal express et recommandé
cette déferlante sur tous ces pauvres gens qui ne
lui avaient rien demandé ? Sur toute cette étendue
de terre n’y avait-il pas dix hommes, dix créatures
humaines méritantes, pour le distraire de ce projet
funeste ? Sans doute pas. Ou bien le Dieu
d’aujourd’hui a t-il oublié sa promesse d’hier. Il est
vrai qu’en vieillissant la mémoire vient parfois à
faire défaut. Une accorte serveuse, les cheveux
blonds nattés, le haut vêtu du haut d’un costume
tyrolien, le bas du bas d’un costume de plage, un
pied chaussé d’un brodequin de randonnée, l’autre
d’une sandale, me tend « L’Alpage Plage » le
quotidien du cru et une enveloppe à mon nom, …
j’imagine reconnaître les caractères de la machine
à écrire de Tatiana,… elle prend ma commande et
me tourne le dos. Sa démarche claudicante
n’indique aucunement l’un des symptômes d’une
détresse non partagée… Non, ce n’est pas un mot
de Tatiana mais un texte de la Direction du Parc
qui me félicite pour ma participation aux
75
différentes activités et m’informe de mon
inscription sur la liste des personnes susceptibles
de gagner un Gros lot Surprise. Pour que ma
participation soit effective … Je déchire la feuille
en petits morceaux, … ne trouve d’autre poubelle
que ma poche. … A la Une de « L’Alpage Plage » la
photo d’un garçon de onze ans porté disparu
depuis vingt-quatre heures.
Le commissaire
Bleuler chargé de l’enquête ne dit mot. … En page
deux, … une fillette de neuf ans, violée et
étranglée, … page trois, … quatre, … cinq, … sont
entièrement consacrée au business et à la
promotion du Consortium d’Investissements
Immobiliers. … Où il est question de construire
une Résidence pour phtisiques nécessiteux à
Berchtesgaden dans l’Obersalzberg sur le terrain
de l’ancien bunker ayant abrité les amours d’Eva et
d’Adolf. Il jouxterait l’hôtel « Bellevue » inauguré
récemment par Jörg Haiderberg. La dernière page
est people.
Je finis mon croissant enrobé de miel - ce qui
m’oblige à certaines contorsions pour rester
présentable -. Ma scripte et mes deux assistants
me rejoignent. C’est notre dernier jour de tournage
et ils me soumettent le plan de travail. Je termine
mon café et nous embarquons dans le minibus qui
emmène toute l’équipe sur le lieu des dernières
prises de vue d’« Une journée à la campagne ».
Assis à l’arrière, un peu à l’écart, je tape ces
quelques lignes à l’attention de Gabrielle 417 :
De :
A:
« Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr>
« Gabrielle417 » < Gabrielle 417 @hotmail.com>
76
L’oreille à l’affût discerne parfois les sons d’une musique, puis
vient le silence du désert. Que faire des choses une fois dites : les
tenir en éveil pour sombrer dans le désespoir ?
Je vous ai écrit je ne sais plus quand, je ne sais plus quoi, un truc
triste parce que parfois ça fait triste même quand c’est gai. A
Dorian vous pouvez préférer Balthazar, Moïse ou Barthélémy.
Comme il vous plaira.
Je ne précise pas que je ne suis pas libre, je ne
comprends pas ce qui me motive.
9
Au premier plan, Tatiana nue. Le temps que mon
œil envoie ce signal à mon cerveau et je me trouve
entre deux. Deux quoi ?, impossible de préciser.
Un entre-deux profond, vacillant, ou pointe de
l’incrédulité et de l’étourdissement. Dans le script,
Tatiana est Jeanne. Gilles son amoureux est à ses
côtés, Fédor leur ami leur fait face. Ils déjeunent
sur l’herbe à l’ombre d’un immense chêne. Le
décor est inspiré d’un tableau de Manet. Le repas
touche à sa fin, ils en sont, pour les deux hommes,
77
aux fromages, pour la jeune femme au pot de
confiture dont l’étiquette porte la mention :
Couilles du Pape,
Variété de figue,
Fruits mijotés au sucre de canne.
L’index de sa main droite est plongé dans le pot,
elle le retire et le porte à sa bouche. Dans sa main
gauche, elle tient un recueil de recettes érotiques.
J’ai du mal à respirer. À l’arrière-plan, Evelyne
trempe ses pieds dans l’eau de la rivière et se
rafraîchit en mouillant sa gorge avec l’une de ses
mains. Deux kayakistes, leurs vélos arrimés de
chaque côté de l’embarcation, profitent d’une
petite anse pour accoster et se mettre à l’abri d’un
soleil devenu venimeux. Gilles et Fedor
entretiennent une conversation des plus sérieuses
à ce qu’ils donnent à voir, Jeanne-Tatiana lit avec
conviction des passages choisis du Kâma Sûtra
traduit par Alain Daniélou :
1.- Au moment de l’acte la femme
biche
doit
ouvrir
son
organe
(Jaghana) pour laisser pénétrer un
gros calibre (Uchcharata)
2.- Par contre, la femme éléphant
contracte son sexe pour recevoir un
petit calibre.
3.- Lorsqu’ils sont de la même
catégorie la pénétration est facile.
78
4.- En
jument.
ce
qui
5.- Elle saisit
avec sa vulve.
concerne
le
sexe
la
du
femme
garçon
6.- Si le garçon est de très petit
calibre, des godemichés (Apadravya)
peuvent être utilisés.
7.- La femme biche contrôle la
largeur
de
sa
vulve
de
trois
manières :
épanouies
(Utphallaka),
grande ouverture (Vijrimbhitaka) et
Reine de Ciel (Indranîka)
et conclut cette lecture par ce vers :
« Cueillez dès aujourd'hui les roses
de la vie. … »
… Gilles et Fedor se questionnent, se moquent, se
taquinent, se tiennent tête, se tendent des pièges,
les évitent ou pataugent dedans, se montrent
versatiles, entêtés, … Je vois la scène sur l’écran de
contrôle d’un petit poste de télévision relié à la
caméra par un système infra rouge. Fédor et
Gilles, de trois quarts face, occupent les deux tiers
droit de l’écran, le sein gauche de Jeanne s’octroie
le troisième tiers.
Fédor, véhément
… Est-il plus honorable d’anéantir une ville sous un
déluge de bombes, de violer les femmes qui ont pu en
réchapper, de fusiller les hommes encore valides, que
79
de fracasser la tête d’une vieille femme avaricieuse
pour lui voler ses économies ?
Gilles, très à son aise
La guerre est un défi à la loi et par conséquent fait fi de
toute déontologie. Je peux tuer trois mille vieilles et
dérober à chacune son pécule sans le moindre état
d’âme et en toute impunité, car Dieu sera avec moi.
Ainsi est-il dit dans le Livre de Josué … (Un assistant
lui tend une Bible à la bonne page. Gilles lit :)
« -Jéricho était fermée et barricadée
devant les enfants d'Israël. Personne
ne sortait, et personne n'entrait.
- L'Éternel dit à Josué : Vois, je
livre entre tes mains Jéricho et son
roi, ses vaillants soldats.
- Faites le tour de la ville, vous
tous les hommes de guerre, faites une
fois le tour de la ville. Tu feras
ainsi pendant six jours.
Sept
sacrificateurs
porteront
devant
l'arche
sept
trompettes
retentissantes; le septième jour,
vous ferez sept fois le tour de la
ville;
et
les
sacrificateurs
sonneront des trompettes.
- Quand ils sonneront de la corne
retentissante, quand vous entendrez
le son de la trompette, tout le
peuple poussera de grands cris. Alors
la muraille de la ville s'écroulera,
et le peuple montera, chacun devant
soi. …
………………………………………
80
- … Ils s'emparèrent de la ville,
- et ils dévouèrent par interdit, au
fil de l'épée, tout ce qui était dans
la ville, hommes et femmes, enfants
et vieillards, jusqu'aux bœufs, aux
brebis et aux ânes. … (Il pose le livre,
s’adresse à Fédor) … »
Dieu aime le sang … Il se donne au plus fort qui
s’arroge tous les droits.
(À ce moment entre droite cadre une farandole
d’enfants, un garçon, une fille, un garçon, une fille, …
Ils chantent)
Voix d’enfants
Marie assise sur un’ pierre,
pierre, sur un’ pierre, ... (bis)
sur
un’
Réalisateur, voix off
Dieu et le Mal sont impliqués dans la même affaire, ils
jouent la même
Voix d’enfants et Réalisateur voix off, se mêlant
partie dans le même équipe contrairement à ce que
pensent le peuple ou nos
V’là son père qui arrive, qui arrive,
qui arrive
métaphysiciens qui les opposent. Et connaissez-vous
leur adversaire ?…
V’là son père qui arrive, qui arrive,
qui arrive.
(Gilles et Fédor sont décontenancés car ni cette
réplique ni l’intervention du réalisateur n’étaient
prévues.)
81
Voix d’enfants
Il lui donn’ un coup d’couteau, coup
d’couteau, coup d’couteau (bis)
(La farandole et ses voix s’éloignent, elle passe dans le
dos d’Evelyne et se dirige vers les kayakistes. Fédor
hésite puis se lance)
Fédor, à Réalisateur
Si je n’étais guidé par la foi je pourrais presque me
ranger à vos arguments. Mais heureusement la pulsion
obscure qui pousse l’homme à briser une vie, détruire
ce qu’il a construit, l’enferme dans une culpabilité qui
réclame son châtiment. Les tourments vrillent son
cœur. L’aveu et l’acceptation d’une sentence le
conduisent à Dieu et non au Mal… (Gilles essuie son
front avec un mouchoir. Il cherche le regard de Jeanne
qui reste fixé sur le livre. Les enfants sont de retour. Ils
viennent vers la caméra et vont sortir gauche cadre.)
Voix d’enfants
V’là son frère qui arrive, qui arrive,
qui arrive (bis)
Il lui donn’ un coup d’couteau, coup
d’couteau, coup d’couteau (bis)
Gilles, à Réalisateur
Je ne me sens pas très bien …(quelques instants
passent et il reprend son texte.) La musique est
d’origine céleste, elle nous distrait du mal, le
circonvient le temps d’une cantate, puis nous laisse y
retourner. Sommes-nous bien dans la même affaire ? …
(Réalisateur fait des grands signes à Gilles qui lui
indique qu’il ne répondra pas. Gilles, tout d’un coup,
hors de lui … Il se tourne vers Fédor) Quand un
sentiment, une sensation, nous tirent vers le bas, cette
pulsion obscure, comme vous dites, demande des
82
gages. Il arrive qu’on lui cède. (Sa fureur tombe aussi
vite qu’elle est montée.)
Fedor
Ni tout à fait noir ni tout à fait blanc …
Gilles
Vous faites erreur. L’homme en noir ne porte pas de
gants blancs. Le gris, c’est la couleur des petites gens
qui osent le péché puis courent le confessionnal. Les
grands criminels assument leur tâche. Ils sont sans
compassion pour leurs victimes. Ils vivent avec
délectation ce Mal qui leur apporte la paix, la
possibilité de vivre. En dernier lieu, certains ont recours
à l’oraison funèbre, la plupart la refusent. Dieu est mort
Réalisateur, au cadreur
Coupez ! … (La farandole des enfants revient.
Réalisateur les laisse passer. Même trajet pour la
farandole que précédemment.)
Voix d’enfants
Vl’à sa sœur qui arrive, qui arrive, qui
arrive (bis)
Elle lui donn’ un coup d’couteau, coup
d’couteau, coup d’couteau (bis)
(Ils passent dans le dos d’Evelyne)
Réalisateur, à Gilles
Votre conclusion, Nietzsche l’a proposée il y a environ
cent vingt ans. Cela dit, il s’est trompé, Dieu n’est pas
mort… On reprend à : « Ces gens-là courent au
suicide. », je passerai par un plan de coupe. Clap, s’il
vous plait … Merci, … Attention, … Moteur …
Fedor
Ces gens-là courent au suicide, ils se condamnent à
mort avant que la société ne les condamne. Drôle de
Dieu que Celui qui donne à voir à sa créature un monde
83
dont celle-ci ne comprend pas le sens !… Dieu
sacrifiant son fils, par exemple ! Mystère que tout
ça !… Et les meurtres d’enfants ? Pas plus tard que ce
matin, j’ai lu …
(Les enfants sont de retour. Gilles est pris d’une
violente quinte de toux. Il se lève et, légèrement plié
vers l’avant, s’éloigne du groupe. Il entre dans l’aire
plein soleil. La caméra a suivi son mouvement et a
serré sur lui en plan pied.)
Voix d’enfants, off
Vl’à sa tante qui arrive, qui arrive,
qui arrive (bis)
Elle lui donn’ un coup d’couteau, coup
d’couteau, coup d’couteau (bis)
Fedor
Cette enfant violée et trucidée affirme la suprématie du
Mal, son triomphe sur le Divin. Seule l’expiation
conduit à l’Espérance.
(Ils sortent. Aux sons joyeux de cette bande de gamins
répond, à peine audible d’abord, une mélopée, voix de
basses soutenues par ce qui ressemblerait au son d’un
schofar, instrument à vent façonné dans une trompe de
bélier. L’objectif de la caméra abandonne la stature
imposante de Gilles pour fouiller la nature
environnante. Un homme sort d’un chemin camouflé
par une frondaison abondante. Il est en habit de
pénitent et porte une grande croix arrimée à son corps
par une large poche en cuir cousue sur le devant de son
ceinturon et par deux chaînes enroulées autour de ses
84
épaules et fixées au deux bouts de la traverse. Il avance
avec peine. Hommes, femmes, enfants, envahissent le
terrain et forment deux haies de curieux. Derrière lui,
un nain souffle dans une trompe, viennent ensuite de
front dix cosaques chanteurs, puis l’évêque de Beauvais
et des gens d’Eglise en grand apparat, l’évêque de
Norwich en Aston Martin décapotable, des chanoines,
prêtres, abbés, nonnes, un homme en haillons entouré
de gendarmes, les fers aux pieds, déjà torturé et qui bat
sa coulpe en criant : « mea culpa », un garde
champêtre, les badauds qui leur font suite. )
Je me tiens au plus près de la caméra, nous
opérons comme si nous tournions un reportage.
Le prélat, en tête du cortège, a chaud. Il fait dire
aux hommes de tête de prendre en direction du
groupe de pique-niqueurs. En passant à notre
hauteur, un gendarme veut se saisir de notre
matériel mais nous réussissons à nous enfuir en
nous mêlant à la foule. L’évêque s’avance vers
Jeanne, Gilles et Fedor. La caméra n’a pas cessé de
tourner. Jeanne continue sa lecture du Kâma
Sûtra. Mais qu’est-ce qui m’a pris d’écrire un
courriel à cette Gabrielle quatre cents je ne sais
plus combien ?
L’évêque, imitant mal l’accent anglais, s’arrête devant
Jeanne.
Vous Jane ?
Jeanne
Non, moi Jeanne. Et vous, Tarzan ?
85
L’évêque
Non, moi Pierre, évêque... (Il la parcourt du regard)
Fait chaud ! (à son premier assesseur) Repos, pour tout
le monde. Apportez-moi mon siège …
Premier assesseur, dans un porte-voix
Repos pour tout le monde … Apportez le siège de
Monseigneur ! …
(Deux portefaix s’exécutent et placent le fauteuil
encastré dans une découpe en bois de merisier de la
province ecclésiastique de Reims, siège de l’évêché de
Beauvais, face à Jeanne. Pierre abandonne d’abord sa
crosse et confie sa mitre au deuxième assesseur ainsi
que sa croix pectorale.)
L’évêque, assis
J’ai souvenir qu’à une époque, le costume porté fort
élégamment par madame était un accoutrement mal
accepté par les gens d’Eglise. Nous sommes toujours
les garants d’un dogme qui a peu changé durant ces
siècles si ce n’est sur des points de détails. Donc, bien
que partisan d’une certaine bienveillance quant aux
choix de vos costumes, je ne peux tolérer que vous
revêtiez la tenue d’Eve qui s’est révélée masque du
pêché. (Il fait signe à l’un des assesseurs, lui tend sa
chasuble de drap d’or) Veuillez revêtir madame de ce
vêtement sacerdotal. J’assume la responsabilité de ce
geste provocateur.
Jeanne, se laisse envelopper dans le vêtement
C’est faire trop d’honneur à la petite-fille d’Eve. (Elle
reprend sa lecture à haute et intelligible voix.)
9.- Ainsi la voie est ouverte.
86
10.- Le bas du corps de la femme qui
soulève ses cuisses est pris de
travers par le garçon qui la pénètre.
C’est ce qu’on appelle la grande
ouverture.
L’évêque
La femme, cité du Diable !… mais aussi cité de Dieu.
Quand elle croqua le fruit de l’Arbre de la connaissance
du Bien et du Mal elle mêla en son sang le divin et une
mixture concoctée par l’Ange déchu. Cité de Dieu, cité
du diable, cécité de l’homme devant cette créature
inattendue, imprévisible, étrange, inquiétante.
Jeanne
L’empalement (Shûlachitaka)
La femme place un pied sur la tête du
garçon et étendant l’autre se laisse
pénétrer. Cela, appelé empalement,
exige de la pratique …
Fedor à l’évêque
Cela n’est-il pas vrai de l’homme comme de la femme ?
Adam s’est lui aussi intéressé à la pomme.
L’évêque, se lève et commence à se déshabiller. Un de
ses assesseurs range ses vêtements sur un valet en bois
d’ébène.
Mais c’est à la femme qu’est dévolu le rôle de
tentatrice. Elle a donné naissance à la concupiscence.
Pascal nous dit que « La concupiscence nous est
devenue naturelle et a fait notre seconde nature. Ainsi il
y a deux natures en nous : l'une bonne, l'autre
mauvaise. » La femme nous guide vers la mauvaise.
87
Elle nous affame, nous nous précipitons avec
délices dans ses rets.
Jeanne
Le crabe (Kârakataka)
Comme un crabe qui replie ses pattes,
la femme couchée replie sur sa partie
vulnérable ses jambes pliées contre
lesquelles
le
garçon
appuie
son
nombril. L’accouplement dans cette
position est appelé le crabe.
L’évêque
(se défait de son slip et enlève ses chaussettes. D’un
point de vue physique, c’est une combinaison de
Johnny Weissmuller et de Marlon Brando.)
La femme possède indéniablement une intelligence,
mais c’est une intelligence bridée par une lubricité
naturelle. Elle est plutôt corps que pensée …
Jeanne
Entourant les flancs de la femme avez
ses deux cuisses, les genoux sur le
côté, il l’élargit. Cette posture qui
exige de la pratique est appelée la
Reine du Ciel.
(L’évêque s’avance lentement vers elle. Jeanne
entrouvre la cape devant son sexe, la rabat aussi vite et
se recule du même nombre de pas que ceux faits par
l’évêque vers elle.
L’évêque
La gloire est promise à ceux qui restent vierges. La
virginité seule, à dit Saint Thomas, permet de jouir
librement de la contemplation de la vérité. Et ma vérité,
c’est que je suis vierge et que je vais jouir librement de
88
la contemplation et de la pénétration de Jeanne ici
présente…
Fedor
Je préfère être avec le Christ qu’avec la vérité …
(Chaque fois que l’évêque s’approche d’elle Jeanne
recule guidée par les deux assesseurs.)
L’évêque
Quelle est la vérité ? là est la question. Vous êtes avec
le Christ, moi aussi. Pour autant, vous a t-il confirmé
que la femme a été créée par Dieu, en même temps que
l’homme, ainsi que nous le révèle le chapitre un de la
Genèse : « mâle et femelle il les créa », ou qu’elle a été
créée après l’homme, comme il est écrit dans le
chapitre deux de cette même Genèse : « Le Seigneur
Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en
une femme qu’il lui amena. » ? …
Jeanne
Quatre formes de pénétration sont
indiquées :
Samputaka (la boîte),
Pîditaka(la
forte
pression),
Veshtitaka (l’enveloppement)
Vâdavaka (la jument),
Samputaka (la boîte)
Lorsque tous deux sont allongés face
à face, ceci est appelé la boîte.
Elle est de deux sortes, sur le côté
ou l’un sur l’autre.
L’évêque
La femme liée au Mal, insatiable sexuellement, coïtant
hic et nunc, doit se soumettre à l’homme pour qu’il la
reconduise à Dieu.
Fedor, en aparté à Gilles
89
La luxure est une offense au divin dont il tire une
volupté…
Gilles, en aparté à Fedor
Le Commandeur n’a pas encore fait son entrée !…
Jeanne
Pîditaka (la forte pression)
En
position
de
« boîte »,
faire
pénétrer l’instrument avec violence
entre les cuisses.
L’évêque
« Notre Père qui êtes aux cieux,
Que votre nom soit sanctifié
Que votre règne arrive
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au
ciel… »
Les dix cosaques, chantent en sourdine
« Pour chanter « vini creator »
Il faut avoir chasuble d’or… »
L’évêque
N’oublie pas, Dieu du ciel, que tu as fait de l’homme la
victime, de la femme la coupable…
Jeanne
Veshtitaka (l’enveloppement)
Pour l’enveloppement, elle croise ses
cuisses en vue d’une pénétration de
l’instrument en position de boîte.
L’évêque
Je suis le maître, la femme est mon esclave, c’est Dieu
qui l’a voulu.
Jeanne
Vâdavaka (la jument)
90
Comme la jument qui se saisit de la
chose sans se mouvoir, une telle
façon est appelée de ce nom.
(Jeanne est maintenant dos contre le tronc d’un chêne.
Les deux assesseurs lâchent ses bras et se retirent.
Jeanne se retourne, se courbe, pose le haut de sa tête
contre l’arbre, l’enlace de ses bras et offre ses fesses à
l’évêque.)
L’évêque, le dard bien en érection s’approche de cette
croupe offerte. Mais avant de lui donner satisfaction, il
se tourne vers l’assistance dispersée de ses
compagnons qui s’autorisent une branlette pauvrette,
lève le bras droit et leur lance :
… Veni,… vidi,… vinci …
(Puis, il se retourne. Son gland en verve le tire à hue
bien décider à s’ébaudir dans cette béance à lui offerte.
Mais Jeanne, dans le même instant, pose le plat de ses
mains au pied de l’arbre, et d’un coup de rein projette
ses jambes en l’air exécutant à la perfection la figure
du poirier. Elle termine son exercice en entourant de
ses cuisses et jambes le tronc du chêne alors que la
chasuble traîne à sa tête. Un frissonnement parcourt
les feuilles de l’arbre. Ses pieds, en se dressant, ont
frôlé le visage de l’homme qui a eu un mouvement de
recul. L’alchimie sur laquelle repose son invulnérabilité est perturbée par une substance anxiogène.
Comme si des cors sonnant l’hallali avaient interrompu
leur chant de mort quelques secondes avant que le dard
n’eût porté son coup fatal, sa quéquette, interloquée,
baisse lentement pavillon le tirant à dia )
91
L’évêque, abasourdi par la désintégration de sa
sexualité
Femme, cité du Diable !…
Jeanne
Mélanger de la racine d’ail avec du
poivre blanc et de la réglisse. Le
boire dans du lait, avec du sucre,
augmente la virilité.
L’évêque, à la cantonade, montrant Jeanne en lui
tournant le dos
Putain « produit d’un os surnuméraire » ! (aux deux
assesseurs) Mes habits ! … (il ramasse avec rage la
chasuble et va vers son siège pendant que les autres,
presto, la remettent dans leur culotte, certains avec
difficulté. L’atmosphère s’est brusquement tendue.)
Jeanne criant très fort à l’évêque
Si l’on est incapable de satisfaire
une femme passionnée il faut utiliser
des techniques.
Au début de la copulation exciter la
vulve avec la main et, quand elle
mouille, pratiquer le rapport sexuel
et parvenir ainsi à la jouissance…
(S’élève tout doucement un chant « Kalinka » interprété
par les cosaques)
Fedor à Gilles
Une monstrueuse vague de colère portée par cet
insupportable sentiment d’humiliation va déferler avant
peu. Je crains le pire.
Gilles
Dans ce cas, le ridicule tue.
Fedor
L’idée seule de tuer me rend coupable.
92
Gilles
Gilles de Rais prétendit qu’il commit ses crimes
« suivant son imagination et sa pensée, sans le conseil
de personne, et selon son sens propre, seulement pour
son plaisir et sa délectation charnelle, et non pour
quelque autre intention ou quelque autre fin. »
Fedor
Mais il finit par plaider coupable !
Gilles
Par jouissance. Ton plaider coupable est aussi une
jouissance alors que tu n’as eu que l’idée du meurtre.
La jouissance s’alimente de toutes sortes de nourritures
confinées dans des râteliers forts différents.
(Jeanne est toujours enlacée au chêne. Des petites
branches, puis des plus grosses, de nouveau les plus
petites semblent s’agiter au rythme du chant russe.
L’évêque rhabillé a rejoint l’évêque de Norwich. Ils se
disent deux mots puis l’évêque sort un sifflet de sa
poche et lance un bref appel. Quelques instants plus
tard, ils sont huit hommes d’église et de lois habillés de
noir qui tiennent conciliabules. Brusquement, dans un
même mouvement, ils se tournent vers Jeanne et le
chêne dont les branches exécutent des mouvements
comme pris maintenant dans un vent tourbillonnant, et
hurlent trois fois : « Vous allez connaître notre
sentence !… » et reprennent leurs chuchoteries. Un
mauvais bougre accourt avec une pancarte qu’il
présente à la caméra : « Délibérations ». Puis, il la
tourne vers les badauds. Le son de la voix de Jeanne se
mêle à celui du bruit créé par le mouvement des
branches. Cette mélopée court en contre-chant des voix
93
des cosaques, s’étend jusqu’aux collines voisines,
prend fin après quelques soubresauts d’une vibrante
intensité. Jeanne se couche au pied de son arbre en
chien de fusil. Les hommes d’église et de lois,
légèrement penchés vers l’avant, forment un cercle en
se tenant par les épaules. Un greffier attablé écrit sous
leur dictée. Evelyne asperge les deux kayakistes qui
rient de ses enfantillages. Fedor et Gilles, qui n’ont
pas changé de place, causent de choses et d’autres.
L’évêque se relève et donne deux brefs coups de sifflet
puis un long. Le garde champêtre se précipite. Le
greffier lui tend une feuille que l'Evêque vient de
signer. Les huit hommes d’église et de lois sont
maintenant en ordre de mêlée et foncent têtes baissées
précédés du garde champêtre vers Jeanne endormie. Ils
s’arrêtent à quelques pas de celle-ci. Le garde
champêtre fait rouler son tambour. Jeanne ouvre un
œil et se dresse sur son coude droit.)
L’évêque, à un collaborateur
Toutmouillé, allez portez la bonne nouvelle à Jeanne…
Mais le Garde champêtre lui vole la vedette.
Garde champêtre, à Jeanne
In nomine domini. Amen. Nous, Pierre, par la
miséricorde divine, humble évêque de Beauvais, et
nous, frère Jean de Maistre, vicaire de l’inquisiteur de
la foi, juges compétents en cette partie. Comme toi,
Jeanne, … (Jeanne l’interrompt en se levant. Mais
Toutmouillé arrive à placer la phrase qui lui était
réservée. Il est tout près de Jeanne)
Toutmouillé, vicelard
… Au nom des lois décrétées par les Saintes Eglises des
Religions de ce Monde, des clans, chapelles,
94
congrégations, coteries, tu es condamnée à être brûlée
vive …
Jeanne
Nous sommes dans un tableau de Manet, nous
appartenons à sa pensée. Vous n’avez rien à faire ici !
L’évêque
Qu’à cela ne tienne ! Qui défie les Eglises s’en
repentira dans le temps présent ou ceux à venir. (à l’un
des assesseurs) Faites venir Antony Serres et Patrois!…
(Les deux peintres se pressent) … (à Serres) Changezmoi tout ça en Tribunal …(à Patrois) … et quand nous
sortirons qu’un chemin nous mène au bûcher …
Jeanne, furieuse
Pas question de changer de décor, nous restons ici.
L’évêque à l’un des assesseurs
Brûlez ce tableau !
(L’assesseur allume une torche et met le feu à l’herbe
sèche. Le décor se consume laissant les personnages se
mouvoir sur un fond blanc. Les deux kayakistes créent
une sorte de pédalo avec leurs vélos et s’échappent par
la rivière qui, seule, résiste aux flammes. Le peintre et
ses élèves sont déjà à l’œuvre. Très vite se dessine une
grande salle du Vieux-Marché de la ville de Rouen. Les
personnages sont revêtus comme ils l’étaient en 1430.
Jeanne, nue, comparaît devant ses juges.)
Jeanne à l’Evêque
Le temps de l’Inquisition est mort, enterré, nous
sommes en deux mille sept et vous vous croyez encore
au Moyen Age ! Disparaissez, fantômes d’une
humanité déchue !
L’évêque
Le temps pour vous est une mesure, pour moi il
n’existe pas : pas de Moyen Age, pas d’époque
95
moderne, deux mille sept, connais pas ! Mon temps
n’est pas daté, n’a ni début ni fin. Votre façon
d’imaginer le temps se situe dans l’ère de la préphysique. Dieu n’est pas une forme ou un concept en
mutation, en évolution constante. Il n’est pas une entité
qui se façonne au gré des civilisations. Il EST et les
civilisations croient se l’approprier en lui octroyant des
pouvoirs, parfois des faiblesses. Mais ce ne sont que
jeux d’esprit. Intuitivement nous pensons en avoir la
perception. Mais ce n’est qu’illusion ! Le temps s’est
une fois arrêté à Eboli, aujourd’hui il s’arrête à Rouen !
« Jeanne, tu as été trouvée par nous rechue en diverses
erreurs et crimes … »
Tout à l’attention de ce mystère, je ne me suis pas
aperçu m’être éloigné de mon équipe. Or, c’est une
séquence très importante du film et il est évident
qu’il sera impossible de la reprendre une deuxième
fois. Très inquiet, je quitte les lieux le plus
discrètement possible par une petite porte en bois
massif qui donne sur une rue pavée. Patrois a fait
du bon travail. De nombreux soldats, sanglés dans
un bustier une croix rouge brodée dans le dos,
hallebardes à la main, contiennent une foule qui se
presse vers la place. Sur un promontoire en terre,
un homme me fait de grands signes : c’est le
cadreur. La scripte et l’assistant sont à ses côtés
ainsi que deux hommes. Je les rejoins et ils
m’expliquent que le temps nous manquait pour
filmer la fin du procès. Un plan de coupe sur le
bâtiment où se déroule celui-ci permettra l’ellipse.
Je donne mon accord. D’ailleurs les protagonistes
quittent le Vieux Marché. Le bailli, en langue
96
anglaise, donne l’ordre de mener la femme au
bûcher. Jeanne rechigne et clame que ce rôle ne lui
convient plus. Mais rien n’y fait. Trois hommes
déchargent d’une charrette les toiles de Manet et
les entassent en amas autour du bûcher. Jeanne
est déjà attachée au poteau. L’assistant me
présente à l’un des deux hommes, Isembard de la
Pierre, un frère Mendiant des couvents de Rouen,
témoin du procès et de la mort de la Pucelle. Il
accepte de répondre à mes questions.
Réalisateur
… ça s’est terminé comment ? …
Martin Ladvenu, dominicain,
Vous ne savez pas ?… L’évêque de Beauvais, avec
plusieurs, la déclara hérétique, récidivée et retournée à
son méfait parce qu’elle avait dedans la prison repris
habit d’Eve, ledit évêque sortant de la prison avisa le
comte de Warwick et grande multitude d’Anglais
autour de lui, auxquels en riant il dit à haute voix
intelligible : « Farewell, farewell, il en est fait, faites
bonne chère » ou paroles semblables...
Isembart, ajoute
« Le juge séculier ne l’a point condamnée à mort, ni à
consomption par le feu. Bien que ledit juge laïc et
séculier ait paru et se soit trouvé au lieu même où elle
fut prêchée à la fin et délaissée à justice séculière,
toutefois, sans jugement ou conclusion dudit juge, elle a
été livrée entre les mains du bourreau et brûlée, en
disant au bourreau tant seulement, sans autre sentence :
« Fais ton devoir. » …
Nous nous approchons du brasier ; un constat : les
tableaux brûlent aussi bien que les livres. Je
97
consulte le scénario : la scène doit rappeler une
peinture d’Evariste Fragonard « Jeanne d’Arc sur
le bûcher ». Je ne connais pas cette œuvre et je
filme Jeanne étreignant une croix.
Gilles s’approche et s’agenouille devant elle.
Gilles
Dieu je t’aime, je t’aime comme je n’ai jamais aimé
personne, mais n’est-ce pas le Diable qui l’emporte
aujourd’hui ? T’aurai t-il séduite ? J’ai peur de lui mais
il me faut lui rendre quelques visites. Pardonne pour ce
qu’il m’ordonnera de faire, pardonne parce que tu es la
Bonté, pardonne ma faiblesse et ma voracité. (à
Jeanne) Je te salue Jeanne, Dieu ne tardera pas à
t’envoyer son Fils. Nous n’en avons fini ni avec nos
contradictions ni avec nos bûchers. Amen…
Il enfourche son cheval et part au galop. Ce qui me
rappelle la phrase de Francis Ponge : « L’homme
sur son bûcher de contradictions… ». Jeanne
murmure dans un sanglot : « Fils, pourquoi m’as-tu
abandonnée ? » … Les hurlements des sirènes de la
police et des pompiers se font de plus en plus
proches. …. Les hommes sautent de leurs véhicules
et commencent à dérouler leurs lances tandis que
deux flics font un ramdam épouvantable dont
n’émerge aucune parole signifiante. L’évêque
survient et d’un geste les arrête.
Flic 1
Il est strictement interdit, d’après le règlement en
vigueur dans ce parc, de mettre le feu à des tableaux et
à des êtres humains, surtout en cette saison de l’année.
Donc, …
L’évêque, lui coupe la parole
98
En France mais pas dans le Labyrinthe. Donc, au nom
de la non-séparation de l’Eglise et de l’Etat en cette
période trouble de notre Histoire, je vous ordonne de
déguerpir avant de vous faire entendre raison par mes
hallebardiers ! …
Flic 2
Si la nouvelle loi n’a pas encore été promulguée, il est
bien entendu que nous ne saurions insister …
Flic 1
Après tout, qu’elle brûle, on y est pour rien ! ! !
Capitaine des pompiers
Oui, mais nous quand il y a un feu, notre devoir est de
l’éteindre…
L’évêque
Sauf quand c’est un feu de paille. D’un prête-nom on
dit qu’il n’est qu’un homme de paille. Or, ce feu n’a de
feu que le nom, c’est un prête-feu, dans quelques
instants il ne sera plus que braises puis cendres et
l’Histoire n’en retiendra pas même la fumée. Allez en
paix et que la Justice Divine soit faite. (Il s’adresse à la
foule) « Qu'est-ce donc que l'homme ?
est-ce un prodige ? est-ce un composé
monstrueux de choses incompatibles ?
ou
bien
est-ce
une
énigme
inexplicable ? »*
Le peuple
Une énigme inexplicable ! …
L’évêque
Peuple, comme dans toute démocratie théocratique
nous allons vous consulter. Votre voix guide mes pas.
Une décision aussi grave que celle que j’ai prise et qui
arrive à sa conclusion ne peut se prendre qu’avec
99
l’assentiment de la majorité de la population. Donc,
ceux qui sont contre iront tenir compagnie à Jeanne.
Que ceux qui sont pour lèvent la main. …..
(Des hallebardiers comptent les mains levées.)
Hallebardier 1
Cent pour cent pour, Monseigneur. …
L’évêque
Je savais mon verdict équitable parce qu’inspiré par
Dieu.
Les voitures repartent avec les mêmes
vrombissements et autres sonorités intempestives.
Ils croisent des touristes qui viennent en courant
se mêler aux figurants : ce n’est pas tous les jours
que Jeanne se consume sur son bûcher.
Réalisateur, à la scripte et au cadreur
Je trouve que nous dépassons le stade de l’exagération
pour passer à celui du non-sens. Il faut revoir cette
dernière partie du scénario dont je n’avais même pas
connaissance. Quelqu’un vous a t-il fait part de ces
modifications de dernière minute ?
Scripte
Non ! …
Je demande au cadreur d’exécuter un
panoramique gauche droite couplé d’un zoom
arrière. Nous découvrons une voie romaine toute
droite le long de laquelle, de chaque côté, se
dressent des croix espacées les unes des autres
d’une dizaine de mètres et qui portent chacune un
homme cloué : six mille selon les derniers
décomptes. Bossuet écrit dans son Discours sur
100
l’Histoire Universelle : « La croix est la
vraie épreuve de la foi, le vrai
fondement de l'espérance, le parfait
épurement de la charité, en un mot le
chemin du ciel; Jésus-Christ est mort
à la croix, il a porté sa croix toute
sa vie; c'est à la croix qu'il veut
qu'on le suive, et il met la vie
éternelle à ce prix (…) »*
Six mille moines reprennent en chœur (un moine à
genoux devant chacune des croix)
Marie, mère de Dieu, priez pour nous...
L’armée des sans-culottes remonte la voie des
Crucifiés. À leur tête, les généraux Dumouriez et
Kellermann qui viennent de remporter la bataille
de Valmy. En queue du défilé, Napoléon sur son
cheval blanc. A ses côtés, un porte-drapeau dont
l’étendard porte la mention « Waterloo ». La
caméra zoom avant sur cette voie de trente deux
kilomètres. Au bout, un arc de cercle aux couleurs
de l’arc en ciel sur lesquels est écrit : « Droits de
l’Homme ». Des enfants inscrivent à la bombe sur
un bandeau qui relie un côté de l’arc de cercle à
l’autre :
Article premier :
Tous
les
êtres
humains
naissent
libres et égaux en dignité et en
droits. Ils sont doués de raison et
de conscience et doivent agir les uns
envers les autres dans un esprit de
fraternité.
101
C’est le dernier plan du film. Je félicite l’équipe
pour son grand professionnalisme. Une petite fille
de quatre ans arrête son vélo et se tourne vers son
père et son petit frère qui, à quelques mètres de là,
pédale avec difficulté. « Alors les garçons, on
s’attarde ! ! » Et elle repart. Une dame
m’apostrophe.
Dame
S’il se passe tant de choses atroces, la réalité du mal
prouve t-elle que Dieu n’existe pas ? Faut-il que tous
nos vœux se réalisent toujours pour dire qu’Il existe ?
N’avez-vous pas de Lui une image faussée ? Pourquoi
ne pas vous demander comment se comporter, avec
l’aide de Dieu, face aux événements de la vie pour
surmonter les épreuves qu’il nous envoie sans porter de
jugement. …
J’acquiesce, mais suis trop fatigué, perturbé, pour
répondre. Je cherche désespérément Tatiana des
yeux dans cette cohue qui se disloque. Elle a été
bouleversante dans ce rôle de Jeanne …
Scripte, rangeant ses affaires à Dame
La réalité du mal est le signe que Dieu n’est pas bon. …
Imaginons qu’Il vous expédie la Peste, acte de terreur
s’il en est, et que nous ayons la preuve qu’Il existe,
qu’est-ce qui le différencierait d’un terroriste ? Cette
image serait-elle exagérée, fausse ? Et je ne devrais pas
porter de jugement sur Lui parce que c’est Dieu ?
Comment surmonter cette épreuve avec son aide
puisque c’est Lui qui me l’envoie ? Comment
expliquez-vous cette contradiction ? Et puis, surtout,
102
pourquoi éprouve t-Il le besoin de nous tourmenter ? …
Votre truc n’est pas mon truc ! ! ! …
Dame,
Pour vous, Dieu n’existe que quand tout va toujours
comme vous voulez ! Mais si cela était le cas, Dieu
n’existerait pas ! ! … (Elle s’éloigne)
J’écris sur un carnet que je porte toujours sur
moi :
Si Dieu est aussi bon, aussi
miséricordieux
que
nous
le
pensons, pourquoi n’est-ce pas
Lui qui souffre à notre place ?
Lui, si fort, si plein de
ressources, tout à sa plénitude,
pourquoi ne récupère t-il pas
toutes
les
maladies,
les
avanies qu’Il nous envoie ? «
Regardez ce qu’est la Peste ! »
nous
préviendrai-il
en
s’exhibant
devant
nous.
Il
s’inoculerait
le
bacille
de
Yersin et devant sa souffrance,
son désespoir, l’homme plein
d’épouvante, d’admi- ration, de
compassion,
opterait
immédiatement pour la Sagesse.
« Regardez
ce
que
je
vous
évite par bonté ! » conclurait103
Il
dans
toutes
les
langues
parlées du monde. Et les hommes,
dodelinant
de
la
tête,
murmureraient
pour
euxmêmes : « Il peut le faire ! »
Je continue par :
Dieu est-il sourd et aveugle ?
Après chaque guerre l'homme se
pose cette même question : que
fait Dieu, à quoi est-Il en
train de penser pour ne pas
entendre nos vociférations et
nos
plaintes?
Les
a-t-il
seulement jamais entendues ? On
dit qu'Il juge nos fautes, nous
condamne,
nous
pardonne,
intervient dans nos bagarres en
donnant
la
victoire
à
l'un
plutôt
qu'à
l'autre.
Est-il
possible de croire à cela ? Estil possible qu'Il ait balancé
avant de donner la victoire aux
Alliés
plutôt
qu'à
Hitler ?
Bilan
de
cette
hésitation :
Cinquante et un millions de
morts ! …
Et je termine par :
104
Quelles raisons Dieu veut-il
faire
entendre
à
l’homme
lorsqu’il lui envoie autant de
plaies ? Si c’est pour son Bien
une erreur s’est glissée quelque
part dans son argumentation. À
la question : qui a appris à
l’homme le Mal ?
Je réponds :
Dieu.
Deux camions viennent se garer non loin d’un car.
La semaine prochaine aura lieu sur cette place,
face à la ville qui prend pied sur la rive droite de la
Seine, le Festival de musique rock des Hauts-deSeine. Un coupé décapotable Mercedes s’arrête. Le
chauffeur en livrée de soie orange, les cheveux
teint en rouge vif coiffés à la crête coquine, botte
en cuir noir laqué, une casquette le dessus
recouvert d’une fine pellicule de poussière de
carbure de tungstène qui la rend réfractaire à une
déformation même à température élevée, de la
main me salue et m’invite à prendre place à
l’arrière de la voiture. Je m’affale comme un
canasson revenant d’un steeple de cinq mille
mètres.
10
105
Comment pourrais-je le croire quand il m’annonce
que sept jours ont passé depuis ma première nuit à
L’Auberge du Chenal Blanc. Le Concierge me
l’apprend en me tendant la clef de ma chambre et
en me glissant la facture que je dois régler à
chaque fin de semaine comme l’exige le
règlement. Cette
grammaire
temporelle
inhabituelle rend ma gymnastique intellectuelle
dérisoire et la folie s’empare d’une partie de mes
neurones. J’insiste : « Ce n’est qu’hier matin que
j’ai passé le poste frontière, ce n’est qu’en fin
d’après-midi que l’homme au costume en alpaga
blanc m’a conduit jusqu’ici ! ! ». « Monsieur
d’Alby » , confirme le concierge. Le coucouclock où
se grave dans le mercure la température, la vitesse
du vent, le temps passé et à venir, indique sans
que je puisse le contredire que sept jours s’en sont
allés sans qu’il ne m’en soit rien révélé. De mes
poches je n’extrais que quelques jetons, pas assez
pour régler ma note. Avec un sourire sans joie ni
aménité il me fait crédit jusqu’au lendemain
matin, puis me tend quelques lettres qu’il avait
gardé sous le coude et que je glisse dans une
poche.
Je rejoins ma chambre, j’ouvre la porte, j’ai dû me
tromper. Dans un écran de télévision un homme
me fait face et me parle :
L’homme
BAROUH ABA ! Soyez béni ! Que le Seigneur vous
protège et vous garde ! Vous êtes, cher Monsieur, le
bienvenu dans notre petite communauté. Nous sommes
si peu nombreux que certains SHABBAT, nous ne
106
pouvons réunir un MINIAN et lire la section
hebdomadaire de la Thora. Votre arrivée est
providentielle, puisque, justement, samedi prochain
nous lirons dans la Genèse les retrouvailles de Joseph et
de ses frères, tout comme votre venue peut être
assimilée à un retour aux sources…Il n’y a pas de
hasard dans le judaïsme ! J’espère que vous voudrez
bien assister à notre office de vendredi soir à l’issue
duquel je suis persuadé que le Président se fera un
plaisir de vous inviter à dîner ; samedi matin, nous
commençons un peu tôt, mais les chants du SHABBAT
sont tellement beaux que vous ne regretterez pas de
vous joindre à nous. Auriez-vous des questions à me
poser ?
Moi
Votre accueil est des plus aimables mais je n’ai aucune
question à vous poser. Merci de me laisser
maintenant… (il quitte l’écran et laisse la place à un
grand point d’interrogation.)
La chambre est un carré de cinq sur cinq
entièrement garni d’étagères bourrées de livres.
Un lit à la dure, recouvert d’un couvre-lit blanc, la
tête du lit encastré dans la bibliothèque. Meubles
en bois, le strict minimum. Mais quand même un
petit tapis de lin tissé couleur sépia. Au sol, des
dalles hexagonales en terre cuite rouge ocre sur
lesquelles sont dessinées, je les reconnais, des
lettres de l’alphabet hébreux, … des mots … Sur
toute la surface du plafond, une mosaïque
représente la vieille ville de Jérusalem. Face au lit,
emboîté dans la bibliothèque, l’écran plat de
télévision. Sur la table, à la place de la bouteille de
107
bordeaux une bouteille de jus d’orange de Jaffa,
un chapeau noir, un châle rectangulaire à franges,
deux fines lanières de cuir sur lesquelles sont
fixées deux petites boîtes, …. La bibliothèque est
consacrée, … au Talmud de Babylone, une
vingtaine de volumes,… des ouvrages de
Midrach,… le Midrach Aggadah,… le Midrach HaGadol,… le Midrach Halakham,… et encore
d’autres,… et les livres de la mystique juive, le
Zohar, la kabbale d’Aboulafia,… de Louria,… les
kabbales et non la kabbale,… les « responsa » des
rabbins décisionnaires,… d’autres, d’autres,…
certains très vieux, peut-être même des œuvres qui
appartiendraient au siècle de Maimonide, … et
Spinoza ?… non, pas de Baruch Spinoza… un
cabinet de toilette avec douche et WC… Bon…
J’appelle le garçon d’étage pour lui signaler
l’erreur, ce n’est pas ma chambre. Il m’explique
qu’elle correspond à la religion de son occupant et
que c’est la raison … Il ne termine pas sa phrase
parce que je suis déjà dans le couloir bien décidé à
mettre fin à cette imbécillité. « Attendez,
attendez ! ! » me crie t–il, le Concierge veut vous
parler, puis il me tend son téléphone mobile. Si je
le désire, il peut m’installer dans une chambre
«shtetl » style Pologne ou Ukraine… Je lui
explique avec inimitié que je suis d’origine juive
mais pas de confession car libre-penseur, que je
me suis libéré du pari de Pascal en excluant de ma
vie tout dogme quel qu’il soit, et que j’exige que
ma chambre me soit rendue. Impossible, me
répond t-il, mais il a compris la teneur de ma
réclamation et va faire le nécessaire pour me
108
contenter. Je redonne son téléphone au garçon
d’étage qui reçoit de nouveaux ordres du
Concierge. Il m’invite, en bouclant la porte, à
réfléchir à la devise figurant au-dessus de celle-ci
et à laquelle je n’avais pas porté attention. Il est
écrit :
Tout individu appartient à une religion.
Au-dessus de la porte de la nouvelle chambre dans
laquelle il est question que j’emménage, des lettres
éclairées au néon s’articulent pour former la
phrase :
L’athée est identique à l’aveugle*
Le garçon d’étage y pénètre. Une chambre trou
noir car aucune lumière n’en sort, bien que
l’homme qui s’y est introduit ait dit qu’il allait
donner de la lumière. Je refuse d’entrer dans ce
cagibi. Perplexe, le garçon d’étage referme la porte
à clef et téléphone à son chef pour l’informer de
mon nouveau refus. Je pose mes fesses
lourdement sur le sol en attendant qu’on me loge
décemment. Puis, comme rien ne vient, je consulte
mes emails. J’en ouvre un.
De :
A:
Envoyé:
« Aleaualeau» < [email protected]>
« Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr>
le jour même
À la croisée des chemins, il y a Narcisse, Oedipe et
tant d’autres qui tirent à hue et à dia. C’est pile,
c’est face, c’est loin l’Amérique ? Je ne parcours pas
le monde en sautant d’un site de rencontres à
l’autre, je vagabonde plutôt en solitaire. Mais quand
109
souffle le vent du large parfois paraît une voile.
Agiter les bras et lancer des « Ho,ho, … » est
dérisoire, l’île est si petite qu’elle ne figure sur
aucun circuit touristique. Il arrive, cependant,
qu’une voix lointaine étonnée se fasse entendre :
« Terre, … Terre, à tribord ! … »
Aleaualeau
De :
A:
Envoyé:
« Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr>
« Aleaualeau» < [email protected]>
le jour même
Je me souviens qu’à dix-huit ans j’ai jeté, à la
sauvette, un appât du côté du Québec.
J’étais à l’époque d’une grande timidité et ce
que j’osais je le faisais toujours dans le
tumulte. Mais je ne…
C’est le Concierge, à nouveau, qui vient se rendre
compte car il est dans l’obligation de me loger, peu
importe la chambre que j’occuperai : toute
personne, dans le Labyrinthe, se doit d’avoir une
adresse. Il me le fait savoir et croit bon
m’expliquer, pour arranger les choses, que je peux
changer de religion, donc de chambre, en
remplissant cette simple formalité : il suffit que
j’en exprime le vœu au Bureau des Religions situé
au deuxième étage. Mon choix sera mentionné sur
mon passeport dans lequel plusieurs pages sont
réservées à cet usage. Que faisons-nous ? me
demande t-il. Je range l’ordinateur dans le sac à
dos et nous descendons au deuxième étage. Je
110
déclare à la préposée que je crois en une
intelligence, un principe créateur, qui n’est ni Dieu
ni Diable. Elle consulte le Catalogue des Religions,
tamponne mon passeport ce qui imprime les
mots suivants:
Qu’il aille se faire foutre
me félicite et me souhaite un bon voyage en
compagnie de mes libres pensées, pas si libres que
cela, a t-elle le culot d’ajouter.
L’ascenseur file dans son conduit, c’est du moins
ma première impression. Mais ma sensation a dû
subir un trouble car la progression de la cabine,
rendue visible par les numéros des étages
s’égrenant sur un écran de contrôle, semble
s’étirer dans le temps. J’en demande la raison au
liftier. Il m’explique que les numéros des étages
ont été remplacés par des chiffres qui indiquent les
minutes et que lorsque le chiffre cinq s’efface
devant le chiffre six cela signifie que nous sommes
passés de la cinquième minute à la sixième. Je
reste muet pour cause d’incompréhension.
L’engin, parfaitement guidé, s’arrête pile, sans le
moindre à-coup, à la septième minute. Face à la
sortie, un couloir et tout au bout, une porte. Et,
comme je m’y attendais, une inscription :
Le Libre Penseur n’a pas de port d’attache, il
est dans une dérive perpétuelle à la recherche
d’une vérité qui le fuit.
Personne ne m’accompagne cette fois. La porte est
fermée par un loquet maintenu par une chevillette
que je tire. Je lève la clenche, ... Devant moi, une
sorte de brouillard grouillant qui, malgré cette
111
activité débordante, ne s’épand pas au-delà des
limites de la porte restée ouverte. J’entre,… on n’y
voit rien ! ... J’avance à l’aveuglette, … je distingue
devant moi quelque chose,… une main le pouce
relevé, l’index déplié dans la direction que je suis,
portant l’inscription écrite avec un feutre : « votre
chambre »,… je continue,… le brouillard s’éclaircit,
… une chambre déguisée en planétarium ! ! ... Elle
est située dans un espace céleste,… aucun mur.
Elle n’est éclairée que par les étoiles, mais « cette
obscure clarté »* est suffisante pour que je
distingue un lit, deux chaises, une table,… une télé,
un téléphone… un jukebox ?… Pas d’horizon ! …
Sensations bizarres, étranges. Je n’ose marcher,
j’ai peur de tomber dans les profondeurs du Vide,
un sol invisible supporte mes pas.… La tête me
tourne, quelque chose ne va pas… L’Univers qui,
au temps de 10-43 seconde était contenu dans la
« bouillie » cosmique, pouvait-il prendre des
formes différentes de celle que nous commençons
à lui connaître? Les conditions n’étaient-elles pas
remplies dès le début de l’expérience, tout n’étaitil pas joué à l’avance, pour que l’Univers soit ce
qu’il est. Il ne semble pas qu’il y ait eu bataille
rangée entre les différents éléments constituant la
bouillie primaire, bataille incertaine qui aurait pu
voir aussi bien la matière que l’antimatière
l’emporter dans cet affrontement. Dès le début, le
nombre des particules de matière était légèrement
supérieur à celui des particules de l’antimatière et
c’était donc cet Univers-là et pas un autre qui
devait se constituer. Peut-on en dire autant de
l’évolution du vivant ? Les premiers éléments
112
vivants constitués contenaient-ils en germe
l’homme que nous sommes aujourd’hui devenus ?
Ce mystérieux accommodement avec cette
nouvelle réalité me laisse perplexe. Comment suisje passé sans protestation, sans contestation, sans
bégaiement, sans urticaire géant, dans cette
possibilité de vivre un quotidien qui n’est pas le
mien et que, malgré ma curiosité, je refuse
viscéralement ? Est-ce Tatiana la cause de mon
acceptation, de mon abdication, de ce laisser-aller
intellectuel qui m’interroge mais dans lequel je me
laisse glisser comme dans un toboggan qui me
guiderait à grande vitesse tout droit vers ma
faillite, l’aliénation de mes sens et de mon pouvoir
de gérer ma pensée ? Tatiana, intouchable,
inatteignable, toujours recommencée et toujours
autre, infiniment autre, a constellé mon chemin de
désirs qui, maintenant je le sais, ne trouveront leur
pâture que dans l’inimaginable.
Aucun repère autre que les étoiles et les objets de
la chambre. De ce planétarium je devrais percevoir
la courbe de la coupole mais c’est l’éther sidéral
par-dessus ma tête, partout, sans fin, comme si
j’étais devenu un objet galactique. Je suis un
personnage vivant confronté à un extraordinaire
trucage, du vivant inclus dans du virtuel, scénario
devenu classique pour les cinéastes de sciencefiction mais totalement nouveau pour moi. …
Je suis H.S., (je crois que je l’ai déjà dit), je
m’allonge sur le lit, je n’en peux plus, mes jambes
113
sont lourdes, je m’assieds pour retirer mes
chaussures,… De l’une de mes poches je retire
mon courrier. … Sans changer de position, j’ouvre
la lettre de Viviane. Elle me demande des
nouvelles de ma santé, me rassure quant à mes
rendez-vous qu’elle a tous annulés en attendant
mon retour, me raconte par le menu les progrès
extraordinaires faits par ma petite fille de trois
mois dans sa prise de poids, son empressement à
grandir, son attention aiguisée par tout ce qui
l’environne, sa très grande capacité à se persuader
que le monde existe tout en proclamant par ses
cris et son minuscule poing serré que notre vision
de la société a besoin d’un sérieux lifting. Et bien
sûr aussi, qu’elle est très belle, que la musique
calme ses ardeurs révolutionnaires, qu’elle
s’ennuie de son grand-père. Qu’est-ce que je fous
ici ? … à devenir fou ! … Comment ma femme a telle appris que je demeurais dans cet hôtel ?…
Dans une autre enveloppe je trouve un chèque du
montant de mon cachet de réalisateur du film
« Une journée à la campagne » … Une convocation
à l’entête de la Commission de l’Ordre Social et
Civique me commande de me présenter vendredi à
dix heures pour répondre à un jury sur des
questions à l’ordre du jour. Je déchire le papelard
et vise la corbeille à papiers… Avec mon mobile
j’appelle Viviane, mais c’est une musique style
l’Ouverture de Guillaume Tell qui occupe la ligne.
Puis, une standardiste m’informe qu’il est
impossible de joindre momentanément la France,
et que de France les communications vers Le
Labyrinthe sont interrompues pour un temps
114
indéterminé. Je veux absolument informer ma
femme de mes étranges aventures et la rassurer
sur mon état, mais la messagerie n’accepte pas les
emails que je lui envoie. Je me déshabille, prends
une douche sous un pommeau suspendu à la voûte
céleste, me sèche avec l’une des deux serviettes de
bain accrochées à rien, pas de vêtement de nuit, je
me glisse tout nu entre les draps, adopte la
position fœtale favorable à l’endormissement,…
m’allonge sur le dos les mains croisées derrière la
nuque,… écoute le silence sidéral, trop fatigué
pour trouver immédiatement le sommeil...
Troublant d’entendre, comme seuls bruits, ceux de
son corps. Les corps célestes qui sillonnent mon
coin sont muets, ils n’ont rien à confier, pas le
moindre décibel, aucune outrance qui m’obligerait
à rechercher frénétiquement les boules Quiès
égarées parmi la multitude d’objets qui se tassent
d’ordinaire dans ma besace, celle de l’Errant. Mais
aujourd’hui, je n’ai pas de besace, à poil dans
l’extrême dénuement d’un homme pris dans ses
propres rets !… Extraordinaire spectacle… Des
étoiles par milliards de milliards… La Grande
Ourse est … là … la Petite Ourse et l’étoile polaire…
après, je ne sais plus… si, Cassiopée ?… Impossible
que tout ça soit le résultat d’un hasard… Sur
l’écran de télévision, un agrandissement du
dernier coin de ciel que mes yeux ont épinglé porte
le nom « Psaumes du roi David », j’ignorais que
cette entité céleste fut ainsi nommée !… non, c’est
Cassiopée, j’en suis sûr, celle qui bien avant
Narcisse… ce W ne trompe pas… là,
Andromède ?…
sur
l’écran,
grossissement
115
d’Andromède… mais ce n’est pas le nom
d’Andromède qui s’inscrit, mais : « Le Château
intérieur »… Soudain des rires de femmes
heureuses, elles dansent la capucine y’a pas de
pain chez nous que je n’en serais pas étonné, puis
une des voix toujours aussi gaie …
Femme 1
Ainsi, te poses-tu la question : Le hasard est-il premier,
avant le Big Bang, avant la « tête d’épingle » ? Est-il un
« maître d’œuvre » ? Le hasard, faiseur de galaxies,
responsable de l’apparition du vivant ? Si c’est le cas,
peut-on le considérer comme le Tout ? Ou se demander
comment s’est-il glissé à cette place, quel effet l’a
conduit-là, lui a t-on donné délégation pour occuper ce
rang ? S’il n’en est rien, est-il une invention de
l’homme ?
Des rires d’hommes maintenant, plus moqueurs,
plus pesants, jamais vulgaires, et la voix d’un
homme …
Homme 1
Le hasard, sans raison. Mais d’où sortent les particules
avec lesquelles le hasard joue aux dés ? Le hasard, sans
quarks, qu’est-ce que c’est ? Rien. La rencontre de
deux particules élémentaires naît du hasard. Sans
rencontre, pas de hasard. Si l’événement « rencontre »
n’existait pas, pourquoi invoquerait-on le hasard pour
expliquer qu’une rencontre n’a pas eu lieu ?...
J’ai l’impression qu’une force d’un ordre non
physique extrait de mon cerveau ces pensées que
je n’ai pas le temps de formuler qu’elles sont déjà
dites. Une étrange stupeur noue mon intellect.
116
« Le beau Danube bleu » interprété par un
bastringue s’insinue dans mes facultés auditives et
sur la gauche du lit s’approche un carrousel
tournant lentement sur lui-même. Il fonctionne
avec l’énergie de la vapeur fournie par une
chaudière à un moteur. Des chevaux sans
cavaliers, divisés en quadrille, exécutent un
manège sur cette scène improvisée. La frise qui
prolonge le chapiteau est ornée de portraits en
relief peints. Une adaptation dérisoire du film de
Kubrick. L’ouvrage semble décrire une ellipse dont
la trajectoire frôle les limites invisibles de ma
chambre.
Portrait peint 1, vague ressemblance avec Nietzsche
Le hasard gouverne t-il le monde, l’Univers ? Il faudrait
alors expliquer comment et pourquoi le hasard est à
l’origine des particules élémentaires. Mais ne serait-il
pas plutôt un lanceur de dés infatigable ? Quand
s’opère une rencontre, peut-il en être autrement ?
Toutes les chances de ne pas se rencontrer sont-elles
épuisées et la rencontre est-elle inévitable ?
Toujours cette sensation d’un flux centrifuge qui
extirpe mes idées pour les livrer à d’autres que
ceux représentés par les portraits. Car jamais
Nietzsche ni Spinoza n’ont abordé ce problème et
ne se sont exprimés dans ce langage qui
m’appartient. Leurs lèvres bougent comme dans
un dessin animé.
Portrait peint 2, vague ressemblance avec Spinoza
Une fois que le hasard a fait se rencontrer deux
particules, celles-ci ont potentiellement les possibilités
de s’attirer et s’associer, ou de se repousser. Mais est-ce
117
un phénomène dû au hasard si ces particules possèdent
les propriétés qui les définissent ? Les électrons,
neutrons, sont-ils une création du hasard ? Le hasard
peut-il être le responsable des lois physiques et
mathématiques qui gouvernent cet Univers ? … Ceux
qui croient que le hasard est responsable de
l’émergence de l’Univers et du vivant sont-ils déistes ?
Portrait peint 3, vague ressemblance avec Einstein
L’homme a la faculté d’imaginer des projets. Certains
chercheurs
qui
observent
et
analysent
le
fonctionnement de l’Univers sont arrivés à la
conclusion que celui-ci, ainsi que toute forme vivante,
sont les résultats de combinaisons dues au hasard et non
de la réalisation d’un projet. Ces mêmes chercheurs
sont néanmoins obligés d’admettre que l’Univers qu’ils
décrivent et mettent en équations se présente comme
s’il résultait d’un projet qu’ils auraient eux-mêmes pu
concevoir s’ils avaient possédé l’intelligence et les
connaissances nécessaires à son élaboration. Le hasard
serait à l’origine d’objets réalisés avec la même rigueur
que ceux dont les conceptions relèvent de projets
parfaitement élaborés. Cette idée de l’intervention du
hasard laisse peu de place au hasard « hasardeux ».
Portrait peint 4, vague ressemblance avec Alain
Finkielkraut
Le hasard est-il le maître d’œuvre d’un système qui, dès
sa mise en route, a fonctionné sans bégaiements
majeurs à l’instar d’une usine réalisée à partir d’un
projet où tout aurait été prévu, donc où rien n’aurait été
laissé au hasard ? Certains soutiennent cette idée. Mais
tout maître d’œuvre est aussi responsable des projets
ratés qui n’ont jamais fonctionné ou mal fonctionné.
118
Ces échecs sont racontés dans les histoires de la
profession. L’Univers a aussi son histoire qui a été en
partie reconstituée grâce aux traces qu’il a laissées
derrière lui. Or, les astrophysiciens ne semblent pas
avoir retrouvé de vestiges signalant un « flop » du
système. Rien, dans les archives de l’Univers, n’indique
que le hasard se serait en rien trompé. Le hasard aurait
été à l’origine d’une expérience immensément risquée
et difficile, d’une très grande sophistication, sans avoir
connaissance que cette expérience était en cours. Il ne
« savait » ni de quoi il s’agissait, ni pourquoi elle avait
débuté, ni ce qui allait en résulter, etc.,... etc.,...
Portrait peint 5, vague ressemblance avec Christine
Boutin
Alors, pourquoi se casser la tête, faire des projets ? Si
l’homme est à l’image du hasard ne devrait-il pas
laisser faire le hasard ?
L’ellipse sur laquelle glisse le manège l’éloigne de
mon aire de repos alors que les portraits ne
s’adressant plus à moi semblent s’en prendre à
eux-mêmes, leur désaccord paraît profond. La
musique du bastringue ajoute à la confusion. Une
queue de comète traîne derrière le manège.
D’abord, je distingue écrit à la craie cette
affirmation : « Dieu distribue ses faveurs quand il
lui plaît, comme il lui plaît, à qui il lui plaît »*,
puis en file indienne des bennes célestes à
ordures : vieux vaisseaux de la dernière guerre,
épaves de camions, de voitures, feuilles de
journaux, emballages plastiques, ordinateurs et
accessoires, téléviseurs, postes de radios, des
spoutniks et autres machines volantes, des
119
essaims de livres, des milliers de milliers de
placards publicitaires dont « La vraie vie.
Auchan », toutes les ordures ménagères,
industrielles, pharmaceutiques et autres dont les
terriens ne savent comment se débarrasser. Et ce
sur des milliers de kilomètres à moins que ce ne
soient des années-lumière. En bout de queue, un
piano et Arturo Benedetti Michelangeli qui
interprète la Ballade numéro 1 en sol mineur opus
23 de Chopin. Beaucoup de monde pour ce
concert. Puis, plus rien, le vide, l’éther, le silence,…
la mort qui traîne sans doute pas loin... J’entends
un bruit qui m’indique qu’un courrier vient
d’arriver par la ligne express. C’est un journal que
je pose sur mon lit.… Les étoiles, les astres et
autres galaxies naissent, se développent, meurent.
Le vivant, et l'homme en particulier, n'échappe pas
à cette dynamique, mais de la poussière d'hommes
ne naissent ni étoiles ni hommes nouveaux. Seule
la vie sait donner naissance à la vie... La mort est
une des défenses essentielles de la vie, elle lui est
d'une absolue nécessité. Si depuis qu’il existe,
environ quatre milliards d’années, le vivant était
éternel en chacun de ses représentants, il se serait
suicidé depuis longtemps, c’est-à-dire qu’il aurait
été dans l’obligation d’inventer la mort. L’éternité
du vivant n’est envisageable qu’associée à la mort.
Sans la mort, pas d’éternité. Paradoxal ? Non, tant
qu’il n’est question que d’éternité et non
d’Eternité...
À la Une du Spiritual Labyrinthe Evening News,
un mémo du chef de l’Etat : « Nous avons
l’obligation morale d’assurer la prospérité des
120
générations futures. Nous y parviendrons si nous
le voulons. Rien de tel qu’une volonté bien
trempée pour atteindre un but. »*… En page deux
une disparition : un garçon de quinze ans reste
introuvable depuis deux jours. Les parents, très
inquiets, n’ont reçu aucune demande de rançon.
Je ferme les yeux et essaie de m’endormir.
11
D’où sort-il celui-là ? Me vient en le voyant cette
chanson de Mac Orlan chantée par Germaine
Montero :
Un rat est venu dans ma chambre
Il a rongé la souricière
Il a arrêté la pendule
Et renversé le pot à bière
Je l'ai pris entre mes bras blancs
121
Il était chaud comme un enfant
Je l'ai bercé bien tendrement
Et je lui chantais doucement :
Dors mon rat, mon flic, dors mon vieux bobby
Ne siffle pas sur les quais endormis
Quand je tiendrai la main de mon chéri.
Un robot est venu dans ma chambre. Il a une tête
d’oursin au crâne rasé. Sa bouche comporte cinq
dents issues de cinq mâchoires mobiles. Le reste
est à l’imitation d’une forme humaine. Il est vêtu
d’une peinture blanche qui recouvre son torse
telle une chemise à col ouvert et d’une peinture
bleu marin qui donne à son pantalon le style jean.
Des babouches en maroquin blanc aux pieds. Il
s’approche du lit et je peux lire sur son badge bleu
en lettres blanches : « Sepulveda junior, Sécurité
Santé ». À l’aide d’un spray il m’asperge d’une
pluie de fines gouttelettes qui paralysent mes
membres en quelques secondes. Il me sourit. « Ça
marche maintenant à cent pour cent ! » Comme je
ne peux bouger je me débats dans ma tête, lui dis
mon indignation, l’illégalité de son intrusion dans
ma chambre.
Sepulveda junior, assis
Etes-vous un homme ou son apparence ?
Ma bouche, restée libre de ses mouvements
C’est vous qui me posez cette question !
Sepulveda junior
Répondez à ma question !
Ma bouche, folle de rage dans son impuissance
Je suis un homme…
122
J’ai l’impression d’être pris dans un mortier dont
seul mon visage aurait échappé à l’étreinte. Je
pense à un décor pour un film de Cocteau.
Sepulveda junior
Avez-vous une âme, ce quelque chose de divin qui rend
la vie si mystérieuse …
Ma bouche
J’ai une psyché qui m’a fait Moi.
Sepulveda junior, se lève et extrait une seringue de sa
trousse à outils.
Faites-vous partie de cet ensemble d’humains
rassemblé auprès de Dieu ?
Ma bouche
Non !
Sepulveda junior, il fixe à l’embout d’une aiguille une
capsule pharmaceutique noire
Souhaitez-vous que le Christ vous accueille dans son
royaume ?
Ma bouche
Non !
Sepulveda junior, soulève mon bras droit
Et pourtant Dieu vous aime !
Ma bouche
Non !
Sepulveda junior, m’enfonce l’aiguille dans le
deltoïde, un muscle de l’épaule.
Nous allons vous apprendre à l’aimer. … (il retire
l’aiguille sans la capsule) … et sauver votre âme …
Ma bouche
123
Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas d’âme !
Sepulveda junior, jette la seringue dans la poubelle
Je suis le serviteur de Dieu, sa créature, sa volonté. Le
défier revient à vous mettre hors la Loi, à vous
légitimer dans un rôle d’opposant qui ressemble à s’y
méprendre à celui de l’enfant en révolte contre le
pouvoir du père. Je vous apporte la peste pour vous
ramener à la raison et à la maison.
Ma bouche, avec un débit plus lent et moins de force
Je hais l’idée de Dieu, s’Il n’existe pas.
Je
hais
Dieu,
s’Il
existe.
Je
me
voudrais
l’assassin
de
Dieu. …
Sepulveda junior, referme sa caisse à outils.
Votre façon de penser est une offense à Dieu… Il n’y a
que Dieu qui peut se prévaloir du titre de Libre
Penseur. Toi tu ne penses que ce que nous voulons bien
te donner à penser et tu ne mouds que le grain qui a
déjà été ensemencé. Ta place dans l’Univers est celle
qui t’a été assignée … maintenant pense à ta femme, …
à tes enfants, … à ton boulot, … très bien,…
Ma bouche, avec une voix de plus en plus grave
Q u i
le
p r e m i e r,
d e
D
i e u
o u d e
l’ h o m me
a
p a r l é
à
l’
au
t
r
e? …
Sepulveda junior, se penche vers moi
Dieu est certitude!... Et maintenant que je te dise
comment ça fonctionne. Ce procédé va te vider le crâne
à l’inverse du bourrage de crâne. … La méthode
consiste à inhiber certains circuits nerveux pour que tes
pensées n’arrivent plus à ta conscience, qu’elles restent
dans le préconscient bloquées par une censure, que tu
124
ne sois plus capable de les exprimer. Dans le même
temps, tes idées sont « captées », elle désertent ta tête et
ne reviendront jamais plus. C’est la copie revue et
corrigée de la maladie d’Alzheimer sans atrophie
cérébrale. Cette censure ne fonctionne que pour les
idées jugées subversives. Les autres, tu pourras les
clamer où bon te semble et ensuite te les foutre où je
pense ! …
De l’une de ses poches il sort un paquet cadeau
dont il défait le nœud, soulève le couvercle et en
sort une oreillette qu’il introduit dans mon oreille
droite, il déplie une petite pochette qu’il noue
autour de ma cuisse nue qu’il a découverte, y glisse
un cube jaune et remet le drap à sa place. Il
conclut son travail par un joyeux « Ecce homo » et
quitte les lieux en ma lançant un « tchao » dont
l’écho me parvient quelques secondes plus tard.
Moi, dans un effort surhumain
I l
n’
y
a
p a s
d’
a m
o u
r
h
e
u r
e
u
x … …
Voix, dans l’oreillette
Qui a dit pareille absurdité ? Un poète peut-être, mais
ne sont-ils pas tous maudits ? Je suis aujourd’hui votre
mieux disant culturel, j’appartiens à la plus ancienne et
la plus écoutée des chaînes de télévision et vous aiderai
de mon mieux dans le choix des réponses que vous
devrez apporter aux questions qui pourraient vous être
posées dans ce domaine, également bien sûr, aux
questions que vous pourriez vous poser…
125
Moi, j’essaie de chanter et j’y arrive sans difficulté.
« J’emmerde les gendarmes, là-haut, là-haut,
J’emmerde les gendarmes
Et la maréchaussée
Et la maréchaussée ! … »
J’en reste médusé ! … Ainsi cet air ne les offusque
pas, je peux donc encore penser. Qu’ai-je dit juste
avant que la speakerine me reprenne ? … Et que
m’a dit l’autre ? … Tchao, … juste avant … ecce
homo, et avant encore ? … Un truc qui commence
par « Dieu est certitude » et cetera, et cetera, … et
j’ai répondu, … j’ai répondu… … j’aurais dû le
tacler par un … un … il m’a dit que mes pensées ne
franchiraient pas la porte du préconscient et
qu’elles seraient effacées à jamais… il ne faut plus
que je pense, il ne faut plus que je pense, il ne faut
plus que je pense, il ne faut plus que je pense, … il
ne faut plus que je pense …
Un bruit me fait sursauter, je crois que je me suis
endormi,… un taxi, jaune Nouvelle-Orléans, s’est
garé à moins d’une petite encablure. Un corps en
sort, se retourne et cherche à en extirper un objet
sans doute volumineux ou encombrant vu les
difficultés qu’il rencontre dans son entreprise. Il
s’arc-boute des pieds et tire avec force. Succédant
au cri déchirant du tissu que l’on étripe, la chose
vient se figer dans le cadre de la porte. Le
chauffeur de taxi, un Noir, hurle une série de mots
d’allure argotique et bondit hors du véhicule. Au
même moment, le truc lâche prise et culbute sur la
panse de … je ne sais plus qui est cet étrange
homme qui s’étale dos au sol. De face, le machin se
126
présente comme une énorme saucisse montée sur
deux roues. Le chauffeur très en colère piétine
avec acharnement la visière de la casquette verte
qui s’est détachée du crâne de l’olibrius, caché à la
vindicte de l’homme par le tissu blanc tâché d’une
très large robe prise à la taille par une ceinture
découvrant les jambes d’un pantalon en tweed de
forme éléphantesque. Je remarque avec délices
que je me suis mis sur mes coudes pour observer
ce chambardement, je suis à nouveau libre de mes
mouvements.
L’étrange Homme, essaie de se dégager
« M’est avis que mon organisme ne pourrait supporter
pareil traumatisme à l’heure actuelle. (au chauffeur)
Oh, fermez votre clapet de mauviette, espèce de
mongolien.
Jones
Les insultes ne sont pas comprises dans l’tarif…
L’étrange Homme, roule sur lui-même, essoufflé
Mon appareil respiratoire est, malheureusement, d’une
qualité inférieure à la moyenne. M’est avis que je suis
le fruit d’un engendrement d’une particulière faiblesse
de la part de mon père. Son sperme fut émis, je le
crains, d’une manière très négligente…(Il examine sa
main gauche) Les os de ma main sont écrasés. J’en ai
sans doute perdu l’usage à tout jamais. (Il se relève
avec peine) O Fortune, Fortune, ribaude dégénérée !
Jones
Mais vous êtes complètement sinoque, mec ! »* (Il
examine avec soin l’outrage subit par la banquette
arrière)
127
L’étrange Homme ramasse sa verte casquette qu’il
réajuste sur son crâne, passe du côté arrière de la
saucisse, empoigne les deux brancards de ce qui
ressemble à une charrette, la pousse dans ma
direction et la positionne parallèlement à mon lit.
Sans mot dire, il me prend le bras gauche,
l’examine, sort d’un mini réfrigérateur caché dans
le ventre de la saucisse une capsule
pharmaceutique identique à celle qui m’a déjà été
injectée mais de couleur bleu indigo, la fixe à
l’embout d’une aiguille déjà emboutée à une
seringue et m’injecte la capsule dans le deltoïde
encore vierge. Puis, il décapsule mon oreille, défait
le lien qui entoure ma cuisse et, comme la
première fois, écrase de tout son poids la boîte
jaune. Une substance verdâtre aux pestilentielles
émanations s’évapore au fur et à mesure de son
écoulement pour former une colonne noirâtre qui
prend l’allure d’un cyclone et qui, en s’élevant, rit
aux éclats en répétant d’une voix de stentor :
« Libre … Libre … Hahaha … Le mieux-disant
culturel est libéré… hahahaha … » Puis, disparaît dans
la nuit éthérée. Du réfrigérateur, L’étrange
Homme sort une gourde en argent massif, deux
gobelets ciselés dans le même métal, les remplit
d’un liquide, me tend l’un des deux, nous buvons,
… c’est un mélange de champagne, … de jaune
d’œuf, … de coriandre, de … difficile d’extraire
toutes les saveurs de cette composition. Il me tend
une notice, jette la seringue dans la poubelle,
referme le réfrigérateur, se saisit des deux
brancards de la voiture à bras et, tel un
128
pachyderme, s’élance en direction de la porte
arrière du taxi. Les hurlements du chauffeur ne
peuvent s’interposer pour faire barrage à cette
charge. Le miracle s’accomplit quand la saucisse
est propulsée à l’intérieur du véhicule, roues,
brancards et L’étrange Homme compris, la porte
se refermant sur eux. Le taxi démarre en faisant
patiner sur le noir céleste ses pneus quelque peu
élimés. L’étrange Homme ne m’a pas adressé la
parole. Inquiet du sort qui m’est réservé, je déplie
la notice qui prend la taille de la moitié d’une page
de France Soir. J’apprends que l’antidote aura la
durée de vie de la capsule d’abord injectée. Ses
effets s’arrêteront automatiquement quand les
molécules contenues dans la première capsule
provoquant les effets pervers auront perdu leur
pouvoir destructeur. Tout le reste a été biffé au
marqueur et rendu illisible. Je ne connaîtrai
aucune des mises en garde et ne saurai jamais si la
folie ou l’infarctus du myocarde ne sont pas
inventoriés dans les effets indésirables de cet
antidote. Abandonnant une étoile filante, les deux
vététistes amorcent une descente vers mon refuge.
Le plus grand positionne les deux vélos arrimés
l’un à l’autre par une barre métallique au rebord
du lit. « Zont, zont, zont, … » dit l’un, « pour sûr »
répond l’autre qui me fait signe de prendre place
dans une petite remorque accrochée à l’arrière des
bicyclettes. « Mais je suis nu !». Ils haussent les
épaules, d’abord le grand puis le petit. « Pose ton
cul là où cht’dis ! », c’est le petit qu’à émis ça.
L’injonction me surprend mais je m’exécute, j’en ai
trop vu depuis tout ce temps. Je m’installe sur le
129
plancher rustique enjolivé de motifs pornographiques dont un sexe en érection placé juste là
où il se doit. Je replie mes deux jambes sous le
menton. Tracté par des muscles puissants, le
véhicule, sans bruit, s’éloigne de ma dernière base,
s’engage dans l’épaisse purée de pois qui me
séparait tout à l’heure du reste du monde. Nous
traversons la porte de ma chambre comme je
l’avais déjà fait auparavant, elle claque dans mon
dos en articulant avec solennité : « Chambre de
désintoxication avec vue sur l’Univers » et ils me
déposent, contre toute attente, devant l’entrée de
l’hôtel. Le plus petit me demande de quitter la
remorque, je la libère prestement, le plus grand
me salue d’un « saperlipopette », le plus petit d’un
« alléluia », puis ils mettent la gomme sur les
pédales et s’éloignent. Passe une petite troupe de
femmes enceintes, riantes, joyeuses. Elles sont
encadrées par trois puéricultrices qui portent des
vestes vertes au dos desquelles figure leur
fonction. Un homme-sandwich les accompagne,
son panneau vante les mérites de la procréation
par insémination artificielle. Il me tend un
prospectus calendrier émanant de la Banque
Nationale du Sperme qui donne les jours, les
horaires et les lieux de stationnement des
véhicules dans lesquels s’effectue la collecte de la
liqueur
séminale.
Les
donneurs
seront
récompensés par une collation à boire sur place,
ceux qui ne seront pas arrivés à leur fin seront
définitivement privés de leur attribut masculin. Je
me rends compte que si certaines de ces femmes
engrossées détournent la tête en constatant ma
130
nudité d’autres rient en m’observant. J’ai même
l’impression que certaines se moquent de moi,
plutôt de mon sexe comme si elles y trouvaient
quelque chose à redire ! A moins qu’elles aient
oublié ce qu’est un pénis et se posent des
questions sur l’objet de leur étonnement.
Le Concierge se précipite, me demande de ne pas
bouger, ce que je fais malgré les protestations de
quelques clients attardés. Une femme se baisse,
ramasse une pierre et me la lance, … suivie d’une
autre, … un homme, dans une langue que je ne
comprends pas m’insulte, je la reconnais à sa
façon de moduler les sons de sa voix, … je me
recule, le Concierge revient avec une robe de
chambre dont il me revêt. « Provocation,
incitation à la débauche, et j’en passe, les flics
devraient déjà être là ! » dit-il en me poussant à
l’intérieur de l’hôtel. Me revient à l’esprit un
incident qui m’avait beaucoup perturbé à l’époque.
Je marchais dans le parc accompagné de mon
chien quand j’aperçus à une dizaine de mètres
venant à ma rencontre, traînant un peu les pieds,
un homme d’une trentaine d’années. Il était vêtu
d’un costume sombre et je crus distinguer son sexe
sorti de la braguette. C’était bien ça, une quéquette
pendouillant, pas bravache pour deux sous. Je
pensais immédiatement aux policiers qui devaient
déjà être alertés … et continuais mon chemin. Les
klaxons m’annoncèrent le dénouement de cette
pauvre histoire. En rentrant, j’éprouvais
brusquement de la honte : je n’avais pas détourné
cet exhibitionniste de son projet alors que je savais
131
qu’il allait finir au poste. J’étais resté impassible comme n’importe quel autre psychanalyste
l’aurait été dans cette situation… Il me prend le
bras et m’annonce qu’on me cherche. Je lui fais
remarquer que c’est lui qui m’a conduit dans la
chambre Univers et qu’il savait donc parfaitement
où me trouver. De son bureau, il me tend un
papier, un dénommé Pierre a essayé de me joindre
ainsi que mon meilleur ami et un journaliste d’un
magazine de télévision. Je demande qu’on rappelle
tout de suite mon ami mais le Concierge, désolé,
me dit que les communications sont à nouveau
interrompues avec la France. Il observe que nous
nous trouvons dans la même situation que la
NASA lorsqu’elle est sur le point d’envoyer un
satellite vers un objectif lointain, il faut qu’elle
profite d’un créneau favorable. Pas de créneau
favorable aujourd’hui pour appeler en France. Je
pense à Fernand Raynaud et je demande s’il est
possible de joindre Loris en passant par Pologne
Télécom ? Aucun créneau n’est actuellement
disponible quelle que soit la destination
envisagée ! Il me donne une clé, celle qui ouvre la
porte de ma première chambre. Au même
moment, un homme et une femme qui
conversaient en toute simplicité dans le hall de
réception se lèvent. L’homme est habillé comme
on peut imaginer qu’un motard s’habille. Il porte
des lunettes très fines, copie d’un modèle dessiné
par un artiste du Bauhaus. La femme, plutôt
mignonne, réajuste son bibi à voilettes. Un
chemisier en taffetas moiré lui descend à micuisses, la taille est prise dans un ceinturon qui
132
retient le holster de son revolver, un portejarretelles tend ses bas résilles. Ils viennent à moi,
me saluent. La femme me demande si je suis bien
moi. J’acquiesce. Ce sont deux agents de la Section
de l’Ordre Social et Civique qui me demandent de
les suivre. Pourquoi ? Parce qu’une convocation
me concernant à été retrouvée dans une poubelle.
Ce geste de mépris à l’égard du document
administratif a été jugé subversif en haut lieu. Il
me faut donc obtempérer sans discuter. Une
Simca cinq décapotée glissant sur un coussin d’air
nous précède, stoppe dans un léger balancement.
Je m’assieds à côté du chauffeur. Le conducteur
avec un air entendu me confie que sa machine est
propulsée par le même moteur que celui qui
équipe la Kawasaki NINJA ZX-10R du motard.
Devant mon air dubitatif il me précise qu’elle
atteint la vitesse réelle de deux cent quatre vingt
dix neuf kilomètres à l’heure et a été élue la
meilleure sportive de l’année. Dans un
vrombissement aux accents de catastrophe
naturelle, nous filons dans un sillon expressément
réservée à la circulation de ce véhicule. Quelques
secondes plus tard, dans un tournant en épingle à
cheveux, la voiture se couche et sort de son
couloir. Nos sièges étant éjectables nous
atterrissons en douceur sur les marches du Palais
de l’Ordre Social et Civique. J’ai le temps
d’apercevoir des dizaines de Simca cinq, couchées
sur le flanc, étant comme la nôtre sorties du
virage. Puis, ils me font descendre l’escalier, le
contourner, et me poussent à l’intérieur du
bâtiment par une porte dérobée.
133
12
Quelques marches recouvertes de peaux de
bananes changées toutes les deux heures nous
conduisent dans un sous-sol. Par l’étroit couloir
qui doit nous mener au bureau du Juge ne passe
qu’une personne à la fois. Si deux individus
viennent à se croiser, le plus faible, le mieux
éduqué, le plus respectueux, le plus galant, le
moins pressé, va trouver refuge dans le
134
renfoncement de l’une des nombreuses portes.
Mais à cette heure précise de la journée, pas âme
qui vive ne vient interrompre notre progression.
Nous entrons dans une pièce aussi haute de
plafond que petite. Un bureau derrière lequel siège
déjà le Juge qui me désigne la chaise placée face à
son fauteuil. Les deux policiers trouvent place à
ses côtés. Sur les quatre murs et le plafond sont
épinglés les nombreux portrais de l’Homme à
l’alpaga. Le plancher est formé de larges lattes de
bois couleur marronnier. Je suis accusé d’un
nombre considérable de maux dont je ne prends
pas connaissance car je ne sais pas faire deux
choses à la fois : lire et écouter. Or, tout en
donnant le change d’une écoute attentive en
baissant les yeux, je parcours une note dans
laquelle figurent des éléments du dernier discours
du Leader du pays. «La France est un pays
fondé sur le mal, un mal qu’il faut
enrayer et qui sera un jour éradiqué.
C’est un Etat débridé, malfaisant,
qui a perdu sa raison d’être, elle
sera anéantie… » Le Président français a jugé
les déclarations du satrape labyrinthen « tout à
fait insensées et irresponsables ». Je
suis incorporé d’office dans la caste des « Infâmes
Renégats Irrécupérables », incapable que j’étais de
trouver mon Chemin de Damas alors que je
séjournais
dans
la
« Chambre
des
désintoxications avec vue sur l’Univers ». Dans le
récépissé qui m’est remis je reconnais avoir
commis un film dont le contenu est attentatoire
135
aux idées reçues par l’ensemble des religions
officiellement reconnues. En conséquence de quoi,
après consultation du Grand Livre, une fatwa est
lancée contre moi qui m’enjoint d’organiser une
exposition avec les blessés et les morts du Plateau
de la Brosse, puis aider à la reconstruction de la
Nouvelle Tour de Babel. Il est ajouté que tout
renégat, à l’égal des femmes qui ont opté pour la
soumission à l’homme, doit revêtir le Vêtement de
la Soumission, la burqa. Si je contrevenais à cette
obligation je serais puni de trente coups de fouet.
La clémence du jury m’autorise le port d’un
Stetson afférent à ma condition de mâle. Dans un
cagibi, je quitte mon peignoir et enfile le costume
d’asservissement. Le Juge m’informe, avant d’aller
rendre la justice dans un autre secteur, qu’un
cortège de grévistes approche et que j’aurai à
choisir parmi eux les hommes et les femmes
susceptibles de m’aider dans ma tâche artistique.
Je n’ai pas eu à prononcer un mot pour ma
défense.
Journée sans nuage
L’opacité éclaire la route ensoleillée
Tout ce qui bouge semble au point mort
La démarche assurée
J’avance à tâtons
Cette divine noirceur
Ne recèle aucun mystère
Le sinistre néant
Exerce son magistère
Un sentiment sans nom
Cherche à s’exprimer
Les larmes ne cèdent pas
136
À l’envie de pleurer
Le regard muet
Ne se charge d’aucun écho
Le cœur et sa rythmique
Sans trêve mais au repos …
Nous nous retrouvons à l’air libre et les deux
agents m’expliquent que le mouvement de
mauvaise humeur des employés du parc est
encouragé et organisé par la Direction, la grève
étant interdite sur le territoire de la Principauté.
Le défilé des mécontents s’étire sur vingt mètres;
deux chiens et un chat les précèdent ainsi qu’un
opérateur de prise de vues et son motard. Ces
insouciants sont opposés au projet du Consortium
d’investissements Immobiliers qui veut, comme
déjà annoncé, délocaliser le parc pour le remonter
en Birmanie. Ils ont réussi à s’emparer du DRH
qu’ils ont enfermé sous une énorme cloche
transparente suspendue à trois mètres du sol,
assemblage porté à dos d’hommes. Elle sonne
toutes les heures grâce à un procédé électronique
et le sponsor de l’opération, les « Boules qui c’esty ? », oblige le malheureux séquestré, chaque fois
que l’heure arrive à son terme, à s’enfoncer les
deux bouchons en cire naturelle au fin fond de ses
oreilles après les avoir malaxés. Le Responsable du
Mécontentement, en tête du défilé, entonne d’une
voix haut perchée : « Quel est votre désir le plus
cher ? » et les mécontents de répondre
parcimonieusement
« Mourir
pour
notre
Président ».
137
Les cadres et les supérieurs hiérarchiques mènent
une contre-manifestation. Comme un essaim de
guêpes qui tournoient autour de la ruche
violentée, ils gesticulent autour de la cloche en
gueulant : « Libérez notr’ camarade, libérez notr’
camarade … ». Les deux policiers font sortir des
rangs les dix personnes que je leur désigne. Elles
m’observent avec mépris mais crainte réelle. La
mascarade passe.
Sur le côté de la bâtisse, une gare miniature.
Quatre wagonnets pouvant transporter chacun
quatre personnes sont reliés entre eux à une
locomotive à vapeur. Nous prenons place dans Le
Grand Véhicule et le convoi s’ébranle en direction
d’un tunnel. … l’obscurité nous absorbe … puis, à
nouveau la lumière, … ce sont des points lumineux
qui attirent notre attention... Nous passons devant
une scène qui représente Abraham sur le point
d’égorger son fils… mais l’Ange de Yahvé veille, il
arrête la main vengeresse paternelle. Au même
instant, un cri nous parvient de l’avant du convoi.
L’un des passagers a reçu le coup de couteau
destiné à Isaac et bascule sur la scène en perdant
son sang. Un voisin me souffle dans l’oreille que
tout Intouchable peut être choisi comme offrande
sacrificielle. Je lui demande si toutes les fois … oui,
oui, toutes les fois, alors il essaie d’éviter de
prendre ce train quand il le peut. Deux Anges sur
patins à roulettes, glissant sur un coussinet d’air
avec une surprenante vélocité, s’agrippent à la
barre située à l’arrière du dernier wagonnet et
profitent de la traction avant de notre train. …
C’est le neveu d’Abraham, Lot, qui nous salue
138
maintenant. Au coup de sifflet de la locomotive
répond aussitôt le tumulte de la chair en rut. Un
arrêt de quelques minutes est prévu à cette station.
Les deux Anges nous quittent mais sont aussitôt
pris en chasse par des Sodomites. Ils trouvent
refuge, pour leur honneur, dans la maison de Lot.
Pendant que les Sodomites font le siège de la
maison, ça fornique dans toutes les positions et
bien plus encore. Lot, dans une grande dévotion,
offre aux assaillants ses deux filles encore vierges.
Ceux-ci
pouffent
de
rire
devant
tant
d’incompréhension, et vont chercher ailleurs leur
lubrique pitance. Lot, accompagné de sa famille,
en profite pour quitter la ville. Une voix, peut-être
bien celle de Johnny, puissante et menaçante,
s’élève de la mêlée.
Voix de Johnny, peut-être. Il chante
Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du
soufre et du feu venant du ciel…
Nous voyons s’élever au loin le nuage de soufre et
de feu. Le train repart le plus vite qu’il peut. Je
trouve dans la poche de la burqa –la poche est
certainement
une
faveur
qui
m’a
été
gracieusement accordée- mon carnet de notes et
un crayon. J’écris :
Est-il
nécessaire,
pour
son
évolution, que l'homme soit en
perpétuel état de confrontation
?
Confrontation
avec
son
139
environnement,
confrontation
avec
ses
semblables,
confrontation
avec
lui-même.
Pourquoi
est-il
contraint
à
pareil
effort?
Pourquoi
le
mettre
dans
l'obligation
de
combattre ?
Sa création ne lui étant pas
imputable, l'homme a été mis
devant le fait accompli : il est
né, coiffé du casque de la
guerre et l'arme à la main.
Comment a t-il pu survivre à
tant d'hécatombes ? Comment se
fait-il que malgré tous ces
morts, il y ait encore autant de
vivants ? La vie est mouvement,
elle
circule,
elle
viole
l'espace qu'elle contamine, elle
affirme
sa
présence
par
effraction : c'est une puissance
belligérante. Et comme le vivant
est
un
rassemblement
de
milliards de vies, il s'ensuit
des
états
de
conflits
permanents.
Pourquoi cette obligation de
violence,
imposée
à
la
vie
140
d'entrée de jeu, doit-elle se
pérenniser ? Au cri de guerre ne
pourrait-il succéder un souffle
de paix ? Le temps d'un répit ?
Mais point trop n'en faut. Un
statut de paix ne génère t-il
pas
la
quiétude,
la
contemplation,
la
béatitude,
alors que la survie dépend de la
vigilance ? Il semblerait que
les capacités d’invention et de
découvertes de l’homme soient
dépendantes de ses aptitudes
pour le combat. Ses relations
avec
la
nature
semblent
confirmer cette hypothèse : à
chacune de ses haltes, à chacun
de ses progrès, de nouveaux
prédateurs,
des
énigmes
scientifiques de plus en plus
complexes,
lui
lancent
de
nouveaux défis.
Le train est reparti pendant que j’écrivais ces
quelques lignes. Un coup d’œil vers l’arrière
m’averti du péril qui s’annonce. Les deux anges
ont repris leurs places à l’arrière du convoi. Une
route court le long de la voie ferrée. Une voiture
bringuebalante, le klaxon plombé dans sa position
141
maximale, veut damer le pion au train. À
l’intérieur, un individu : homme, femme ? cagoulé
nous interpelle : dans une vingtaine de minutes il
va rejoindre vingt vierges qui l’attendent au
Paradis, -c’est donc un homme-. Pour
récompenser son action, sa famille recevra quatre
mille cinq cents euros. Un insolent du troisième
wagonnet lui demande combien de jeunes gens
vierges attendront la femme qui se fera sauter
quelques jours après lui, mais l’insulte est trop
énorme pour recevoir une réponse décente.
Pourtant, la question peut être posée : pourquoi
seuls les mâles exterminateurs accèdent-ils à
l’érotisme suprême alors que les exterminatrices
n’auraient droit qu’à des aimables vœux de
considération ?
Le train, malgré la menace qui s’approche, fait un
arrêt devant le temple de Janakpur, un joyau dans
le domaine de l’architecture qui devrait être inscrit
au patrimoine de l’humanité. Une trentaine
d’hommes et de femmes armés de marteaux et
d’outils pouvant causer des dommages collatéraux
s’acharnent à décapiter les têtes des statues.
Mêmes gestes agressifs, haineux, envers des objets
culturels et de vénération que ceux des
conquistadors, des révolutionnaires dévoyés de
1792 ou de 1917.
Nous avons hâte de voir le convoi reprendre sa
route mais le mécanicien nous apprend que les
rails ont été enlevés par des pauvres qui les ont
revendus à des ferrailleurs. Cinq aveugles
s’agrippent à une corde attachée au pare-choc de
la locomotive et le train, très lentement, s’ébranle.
142
Le paysage prend de nouvelles formes et couleurs.
Nous traversons à vue Le Pays de Cocagne,
sommes conviés à un Repas de noces que nous
négligeons, croisons Les chasseurs dans la neige,
… Notre route se dessine à l’avenant, en rapport
avec l’intuition de l’aveugle qui ouvre la marche.
Pourtant, la fuite s’impose car, devançant
l’ouragan, surgissent les quatre cavaliers de
l’Apocalypse.
« Et voici qu’apparut à mes yeux un
cheval blanc; celui qui le montait
tenait un arc ; on lui donna une
couronne et il partit en vainqueur,
et pour vaincre encore.
Alors surgit un autre cheval, rouge
feu; celui qui le montait, on lui
donna de bannir la paix hors de la
terre,
et
de
faire
que
l’on
s’entr’égorgeât ; on lui donna une
grande épée.
Et voici qu’apparut à mes yeux un
cheval noir; celui qui le montait
tenait à la main une balance, et
j’entendis comme une voix, du milieu
des quatre Vivants, qui disait : « Un
litre de blé pour un denier, trois
litres d’orge pour un denier ! Quant
à l’huile et au vin, ne les gâche
pas! »
Et voici qu’apparut à mes yeux un
cheval
verdâtre;
celui
qui
le
montait, on le nomme : la Mort ; et
l’Hadès le suivait. Alors, on leur
143
donna pouvoir sur le quart de la
terre, pour exterminer par l’épée,
par la faim, par la peste, et par les
fauves de la terre. »
Volant la vedette aux quatre cavaliers, le dieu de la
guerre Ku se met à leur tête. Tous les passagers du
train tombent à genoux et se mettent à prier :
« Que votre main s’appesantisse à tous vos ennemis ;
que votre droite se fasse sentir à ceux qui vous
haïssent »*
De sa ferme du Berkshire, Nathaniel Hawthorne
joint sa voix aux nôtres :
Hawthorne
« Pauvre vieille Terre ! Ce que je regretterai le plus
dans sa destruction sera précisément sa qualité terrestre,
qu’aucune autre sphère, ou mode d’existence, ne peut
recréer ou remplacer. Le parfum des fleurs, et l’odeur
du foin fraîchement coupé ; l’agréable chaleur du soleil,
la beauté de son coucher dans la nue ; le rougeoiement
chaleureux et réconfortant de l’âtre ; la saveur exquise
des fruits, et de tout ce qui réjouit le palais ; la
splendeur des montagnes, et des mers, et des cascades,
et le charme bucolique des scènes pastorales ; même la
neige qui tombe si vite dans une atmosphère de plomb
– tout cela et un nombre infini d’autres choses
plaisantes, devrait périr avec elle. Et les fêtes de
village ; l’humour simple ; les grands éclats de rire à
gorge déployée où le corps et l’âme s’unissent de si bon
cœur ! Je crains qu’aucun autre monde ne puisse nous
offrir des choses comme celles-ci. … »*
144
Une autre voix, quelque part dans l’un des wagonnets
Honore ton Dieu, honore ton seigneur, honore ton
banquier, honore ton patron, honore ton geôlier, honore
celui qui te fait souffrir, honore celui qui te bénit,
honore celui qui te veut du bien, honore celui qui te
martyrise, honore celui qui te viole, honore celui qui
meurt sur la croix, honore celui qui crève en prison,
honore celui que se débat dans l'incertitude, honore,
honore, honore,…
Des voix, en chœur, des wagonnets
Horreur, horreur, horreur,…
Des garçons et des filles, en vêtements d’été, à
flanc de montagne au milieu de la neige, grelottent
et chantent du mieux qu’ils peuvent :
Chœur d’enfants
Alle vöglein sind schon da, alle vöglein, alle,…"
Voix de ténor d’un garçon, de douze ans. Il dit en solo
Honore l'horreur de cette vie qui t’es donnée et
reprise…
La trompe d’une voiture chasse la torpeur,
l’engourdissement, l’abrutissement dépressif dans
lequel nous avions sombré. Un haut parleur, fixé
sur le toit, diffuse une musique de cirque que je
reconnais mais dont je ne me souviens plus du
titre. La Chevrolet se place en tête de notre cortège
et une voix tonitruante pose la question :
Voix tonitruante
Mesdames et messieurs, dans quelques instants, vous
sera donnée la réponse à la question que depuis si
longtemps vous vous posez. Je vous la rappelle :
Si un aveugle guide un aveugle
145
Que va t-il fatalement se passer ? Oui, mesdames et
messieurs, que va-t-il fatalement se passer ? Car, il ne
peut pas ne rien se passer. Si rien ne se passe, ce serait
à ne plus rien y comprendre, du vrai naîtrait le faux, du
désert jaillirait l’eau, de l’absolution le désespoir.
Confortablement installé sous notre chapiteau, vous
verrez la fulgurante réponse s’inscrire dans le ciel en
une fascinante illumination. Pour zéro euro, zéro
centime, sans bourse délier, venez nombreux assister à
ce spectacle inouï et inoubliable. La grande peur du
vingt unième siècle offerte pour des clopinettes …
Musique ! …
Musique. Nous quittons ces lieux en fanfare au
moment où Ku va saisir la queue de cheval de l’un
des anges. Dans un grand fracas une porte blindée
retombe derrière nous écrasant le petit doigt de Ku
et isolant la ville fantôme du reste du monde. En
décélérant, notre petit train pénètre dans une
immense tente-bunker. L’aveugle, premier de
cordée, reprend son souffle. Il lâche, avec lenteur,
l’anneau qui le reliait à la locomotive. Le
bonimenteur nous invite à gagner de confortables
fauteuils installés chacun devant une meurtrière.
Un clown triste, monsieur Loyal, un dompteur
accompagné de son tigre, un nain déjanté, nous
servent de fraîches collations. Tatiana, les seins
prisonniers mais prêts à s’évader à la moindre
incitation d’un maillot de bain deux pièces à larges
mailles noires de La Perla, une gâpette à visière de
vison abrasé posé de façon avantageuse sur ses
cheveux auburn relevés en chignon, tient le bar.
Elle sert les joueurs de foot de l’équipe locale qui
146
vient d’infliger une sévère défaite à ceux des
rangers voisins. Les deux policiers viennent leur
tenir compagnie. Les quatre aveugles, qui ont fait
les frais du dire parabolique de Jésus, n’ont pas été
conviés à la fête. L’armée leur alloue un chien
aveugle ayant à ses actifs quinze ans de bons et
loyaux services pour les ramener à l’endroit où
nous les avons rencontrés pour notre plus grande
chance. Ils nous quittent avec regret par une porte
dérobée on ne sait ni à qui ni par qui au moment
même où les deux vététistes font leur entrée dans
le bunker. Je ne peux goûter aux boissons pour
cause de burqa et, par désœuvrement, me saisis
du journal qui traîne sur un guéridon. J’apprends
la disparition d’un troisième enfant, un jeune
garçon de treize ans, toujours dans le même
périmètre. Bleuler prône le calme, une vigilance
accrue des parents, et diligente l’acheminement
sur
les
lieux
de
quelques
policiers
supplémentaires. Musique de cirque.
Bonimenteur
Mesdames et messieurs, ladies and gentlemen, meine
Damen und Herren, le compte à rebours va commencer,
les secondes vont s’égrener sans que vous puissiez
interrompre leur effrayante progression. Elles vous
mèneront inexorablement vers ce moment de vérité tant
attendu, celui d’une révélation, celui où, enfin, le doute
n’est plus permis parce qu’il n’y a plus de doute
possible, celui où l’esprit, enfin libéré de son poids, va
trouver la suprême illusion, … pardonnez-moi ce
lapsus, va trouver la suprême illumination. Mesdames
et messieurs, ladies and gentlemen, meine damen und
herren, le compte à rebours est lancé …
147
La lumière d’un projecteur éclaire un homme de
grande taille, son costume couvert de médailles. Il
est très perturbé par la quantité d’alcool qui
circule dans ses veines. Il ingurgite avec difficulté
sa dernière goulée de bière et jette la bouteille sur
un tas où s’entassent déjà une cinquantaine de
canettes vides. Son ordonnance fait de son mieux
pour régler son vacillement de manière à le
contenir dans une sphère spatiale englobant un
microphone. Le médaillé sourit à l’assistance et
s’accroche de sa main droite au pied du micro.
Puis, il cligne de l’œil gauche d’une façon amicale à
l’attention d’un adolescent d’une quinzaine
d’années installé devant un ordinateur.
Médaillé, ivre mort dans le micro
Hello, … good boy ! … good boy … Attention, je me
lance… Ten, … eleveen, … twelfe, …
Jeune garçon, au médaillé. Il parle très vite et
doucement
Non, dans l’autre sens !...
Médaillé, dans les bras de son ordonnance,
Qu’est-ce qu’il dit ? …
Ordonnance, le remet droit devant le micro
Que le décompte se fait dans l’autre sens, dans le sens
inverse des aiguilles d’une montre …
Médaillé
Qui a donné un ordre aussi con ? … Bon,
j’recommence … Ten, ... nine, … attention, hein, … vu
mon grade, personne ne peut me forcer à continuer
dans cette voie qui forcément va nous mener à une
impasse. … c’est vrai ça!... Car, qu’est-ce qui va
s’passer quand j’arriverai à zéro, hein, … va falloir que
148
j’reparte dans l’autre sens,… ça tombe sous l’sens,… (il
rit), ché pas si Bevos l’aurait trouvé celle-là…. non pas
Bevos … Devos ! Devos et pas Bedos ! …
Ordonnance
Il va falloir y aller mon Général autrement ils vont vous
démédailler …
Médaillé
Tu crois qu’ils oseraient ? … Me démédailler moi le
plus médaillé de tous ?...
Ordonnance
Ils oseront ! …
Médaillé, (prend son élan)
Ten,… eleven, … pardon, nine, … eight, … seven, …
six, … five, …
Jeune garçon parle très vite et doucement
En français, s’il vous plait, je ne sais plus ou vous en
êtes …
Médaillé, décontenancé
Qu’est-ce qu’il dit ? …
Ordonnance
Il ne comprend pas l’anglais …
Médaillé
Moi non plus !… je ne comprends rien quand un de ces
perfides Albionnais m’adresse la parole ! ... mais où en
étais-je, bon sang ?
Ordonnance
Vous en étiez à cinq, puis il y a eu arrêt du décompte…
Médaillé
Je reprends tout !
Ordonnance
Impossible, vous devez reprendre à cinq.
149
Médaillé
Bon. … Attention, … Cinq, …
Ordonnance, le coupe
Non, vous l’avez déjà dit !
Jeune garçon
J’en ai marre ! … (il manœuvre la manette de sa play
station)
Et il déclenche la divine explosion. Énorme
déflagration. Des coulées de lave en fusion se
répandent sur l’ensemble de la région. Certaines,
d’une couleur plus claire, dessinent des lettres qui
s’associent pour donner :
Si un aveugle guide un aveugle…
Des morceaux de la guimbarde démantibulée
s’enfoncent dans la mélasse en feu entre le U et le I
de « guide » ainsi qu’un œil crevé. Naissance d’un
épais nuage en forme de champignon qui s’élève
au-dessus de ce chaudron devenu en quelques
instants une extraordinaire sculpture de sel. L’un
des vététistes le compare à un bolet cèpe alors que
l’autre pencherait vers bolet Satan. Une colombe
tenant dans son bec un rameau d’olivier se
rapproche du bunker en un vol plané puis pénètre
par l’une des meurtrières dans ce home fortifié. Le
bonimenteur l’attrape et déficelle de l’une de ses
pattes un papier. Il le déplie et lit en articulant à la
manière d’un professeur de diction la phrase
suivante :
Ils vont droit dans le mur !
150
Un silence d’enfer règne dans la salle. Puis, un
premier applaudissement, quelques autres, bientôt
une salve, et une grande joie parcourt nos rangs.
Nous nous congratulons, rions, échangeons les
gestes les plus amicaux, sans bien savoir pourquoi.
Mais y’a d’la joie, à coup sûr. Les deux anges
affichent leur contentement en battant des ailes.
Deux hommes barbus dont l’un portant kipa et
manteau noir et une jeune femme la tête
enveloppée dans un foulard distribuent des
feuilles au format A4. La jeune femme m’en tend
une et me glisse quelques mots dans une langue
que je ne connais pas. Avec ma burqa elle m’a
certainement pris pour une autre. C’est un tract.
Je lis : « Dieu est avec nous, Il ne nous oublie
pas. » C’est signé : … un nom illisible … Un coup
de sifflet sec comme un coup de trique nous
ramène dans nos baskets. C’est la femme flic qui a
pris cette initiative. Les deux policiers ont échangé
leurs hauts contre les maillots de deux joueurs. Ils
se la jouent cool. Tatiana lance un « salue à
tous !», s’installe sur la selle « relax » d’une Harley
Davidson et, me regardant droit dans les yeux me
fait, au vu de toute l’assistance : « Il faut vous
remuer les couilles, mon vieux ! » J’en reste
pantois. Dans une pétarade de décibels, elle fait
s’élancer sa superbe machine droit vers la sortie
dont la lourde porte se lève avec une surprenante
légèreté. Les deux anges, de deux coups d’ailes,
sont dans ses roues. Nous reprenons place dans les
wagonnets et, la locomotive ayant retrouvé ses
rails, nous quittons le bunker et nous engageons
dans l’allée des vertes vallées qui nous mène droit
151
à l’une des extrémités du Plateau de la Brosse. Des
fonctionnaires et le Conservateur nous accueillent.
Le ministre de la Culture vient vers moi, me salue,
me remercie d’avoir accepté de faire de cet ancien
champ de bataille le Musée de l’Espérance. Le
ministre de l’Intérieur est furieux de me voir
affublé de cette burqa, vitupère contre la décision
inique prise par le juge car, n’est-ce pas, l’œuvre
d’art ne doit jamais être soumise à la censure. Il
s’interroge sur la nature de la jouissance des
hommes de pouvoir lorsqu’ils s’autorisent à
bafouer la dignité humaine en lui imposant, par
exemple, ce vêtement-prison. Il ordonne qu’on me
débarrasse de cet accoutrement d’un autre temps
et qu’on me procure des vêtements décents. La
femme flic m’enlève la burqa, je me retrouve une
fois encore à poil car il n’y a aucun vêtement
disponible à dix lieues à la ronde.
« Exténué, mince, étique, nu. Allant
sans raison dans la foule.
L’homme en souci de l’homme, en
terreur de l’homme. »*
Le ministre de l’Intérieur ordonne de fusiller les
deux policiers pour incompétence notoire puis,
pris de court par mon déshabillé offensant, vante
les mérites de l’artiste dans sa nudité créative. Je
dispose de quatre-vingt-dix minutes pour tout
mettre en place. Il incline la tête et s’engouffre
dans sa voiture blindée d’assaut. Des journalistes
m’interrogent, notamment une jeune femme d’une
chaîne de la télévision publique :
152
Femme Journaliste Télé
Croyez-vous que la burqa soit un vêtement plus
difficile à porter pour un homme que pour une femme ?
Moinu
Non, non, pas du tout, ce n’est pas difficile, il suffit de
l’enfiler et elle se met en place toute seule. Au
contraire, moi j’aimais ça, je trouvais ce vêtement très
agréable, personne ne nous voit, je peux jouer à cachecache avec les passants, non, non, c’est un vêtement
parfait, je me demande pourquoi les femmes sont si
réticentes, hostiles, à porter cette robe si seyante. Je
pense que si elles portaient toutes une burqa, elles
seraient bien mieux dans leur peau et dans leur tête et
par conséquent bien plus heureuses que dans leur
minijupes, leurs blouses décolletées qui dénudent aussi
leur dos, ou leurs jeans moulants. D’ailleurs je vous
verrais bien présenter le journal télévisé vêtue d’une
burqa.
Femme Journaliste Magazine de Mode
Pensez-vous qu’une burqa de couleurs redonnerait une
plus grande légitimité aux femmes qui la portent ?
Moinu
Je crois possible de lancer une mode burqa, dessinée
par exemple par Jean-Paul Gaultier ou John Galliano,
une burqa pleine de couleurs chatoyantes. Une burqa
arc-en-ciel, pourquoi pas …
Homme Journaliste Politique
Croyez-vous que pour les travailleurs d’une aciérie,
affectés au poste de travail du marteau-pilon, la burqa
soit le vêtement de travail idéal ?
153
Moinu
Tout à fait, mais coupée dans un cuir très épais. Sans
oublier la plaque en plastique incassable placée devant
l’ouverture destinée aux yeux.
Homme Journaliste International
Et pour un diplomate ?
Moinu
La burqa est le vêtement idéal pour l’homme pressé. À
la ville comme à la campagne habillé de sa burqa …
Le Conservateur du futur musée s’avance vers moi
et m’informe que, conformément à mes instructions il a fait mouler le « Cri » (1893), une toile de
Munch, et en a tiré des masques en carton-pâte
gris souris qui sont à ma disposition. Quant à « La
jeune fille et la mort » (1894), c’est une armature
en fil de fer qui les représente. La Harley Davidson
est en appui contre le tronc d’un arbre.
Le Plateau de la Brosse est resté en l’état tel que je
l’avais quitté au moment de sa dévastation. Ils
sont là, soldats, aumôniers et spectateurs, figés
comme par malédiction dans la posture où je les
avais laissés. J’apprends de mon interlocuteur
qu’ils sont assignés à ce poste jusqu’à leur mort
réelle afin de constituer un tableau vivant de cette
mémorable bataille.
Sur une immense table sont placés les masques du
« cri » dupliqués à l’infini. Ils sont de tailles
différentes et s’ajustent à tout visage. Une heure et
demie plus tard, ils sont cinq cent cinquante-trois
à crier. Au centre du Plateau, « Tatiana et la
Mort » liés l’un à l’autre s’exhibent au son d’une
rythmique africaine. De nombreux invités
154
attendent l’homme à l’alpaga pour l’inauguration
du Musée. Il arrive sans escorte, dans sa Bugatti
Veyron 16,4, d’une valeur d’un million d’euros. Les
ministres se précipitent ainsi que de nombreux
invités. Et tous de s’extasier devant le terrible
engin. Souriant, l’autocrate laisse faire, exige le
silence pour fournir quelques renseignements sur
sa superbe monture : un moteur qui compte pas
moins de 3.500 composants et nécessite une
semaine entière de montage ! Son double V à 16
cylindres est formé de 2 fois 8 cylindres configurés
chaque fois en un V étroit et dont les 16 bielles
tourillonnent sur un seul vilebrequin rendu
ultracourt grâce aux 4 rangées de cylindres en
quinconce. Modèle d’exception dont deux données
suffisent à résumer cette exception : 1.001 CV et
quatre cent sept kilomètres heure. Oui, c’est grâce
à la vente des stock options de l’une des
entreprises dont il est le Président qu’il s’est fait ce
cadeau. Il remet le moteur en marche, salue,
traverse le champ du Musée, me hurle, d’assez
loin, de venir lui rendre visite à son bureau et
quitte les lieux. Les gens, sans prêter la moindre
attention à l’exposition, commencent à se
disperser quand je les interpelle. Je m’étonne de
mon audace.
Moinu, aux autres
Existe t-il une explication au non-suicide de l’homme ?
Pourquoi n’a t-il pas renoncé à la vie depuis qu’il a pris
conscience de sa condition ? Pourquoi la vie a t-elle un
pouvoir sur lui et peut-elle lui enjoindre de s’agripper à
elle? Pourquoi l’homme la protège t-il avec tant
d’acharnement ? … Grâce aux trompe-l’œil, aux
155
trompe-pensées, aux leurres ? … Quel enfer !, mais que
la vie est belle ! Le miroir aux alouettes de la
transcendance. C’est en abusant de ce genre de
subterfuges que la vie piège son homme. … Ou est-ce
l’homme qui, dans sa lente prise de conscience,
ignorant d’abord ses malheurs, a mis en place cette
disposition à être berné pour donner raison à la vie ?
Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Y aurait-il une
connivence entre lui et elle ? Sur quelles bases auraitelle pu s’établir ? Celles du donnant-donnant ? Et
comment pareil accord se serait-il concrétisé ?
L’homme aurait-il confié à la vie que si elle ne lui
offrait aucune monnaie d’échange pas la peine qu’elle
compte sur lui ? …
Ils m’écoutent d’abord attentifs puis, en groupe
dispersés, vont rejoindre leurs voitures. L’un, « il
en fait un peu trop ! », l’autre, « beaucoup,
beaucoup, beaucoup trop ! ». Les vététistes, non
plus, n’en demandent pas tant. Le premier lance,
tout droit sur sa selle après avoir lâché son
guidon et en continuant de pédaler : « La pulsion,
mon bon Môsieur, la pulsion … », le second, dans
une position identique, réplique, « LES pulsions,
mon beau Môsieur, LES pulsions ! … » Je reste
seul, au milieu de tous ces personnages masqués.
La mort, chantonne tout en valsant avec
un brio mécanique
« Je ne suis pas ce que l’on pense
Je ne suis pas ce que l’on dit,
Au cinéma pour qu’on vous lance
Être soi-même est interdit
Alors pour être dans l’ambiance
156
À chaque instant je m’étudie »*
Talitalère
Talilatalitalitalatalitali …
Venant de dessous terre et montant jusqu’à nous
comme un épais brouillard, une voix lointaine, une
autre, une autre encore, beaucoup d’autres,
comme à l’infini, à peine audibles, accompagnées
par des notes tirées d’un guide-chant, essaient de
s’extirper de la gangue qui les étouffe.
(Pendant que les Cris s’expriment, la mort siffle la
suite de l’air)
Cri 228
... De la monnaie de singe, oh ! …
Cri 5
Dans le système universel, une organisation aussi
complexe que la vie peut-elle avoir une non-importance
telle, qu’elle peut s’autoriser le suicide ?
Cri 237
Donc, pas de suicide parce le vivant fait partie d’un
projet qui l’exclut. Si j’ai bien compris, quelqu’un
expérimente un projet qui porte le nom « Univers » et
dans lequel est incluse la possibilité du vivant. Et
comme vivant il y a, le suicide est un artifice imaginé
par l’homme qui ne figure pas dans le projet initial. …
Mais comment se fait-il que le projet « vivant » puisse
s’offrir cette possibilité si le suicide ne figure pas dans
son programme originel ?
Cri 301
Peut-être parce que le développement du cerveau obéit
au cahier des charges primaire mais ON lui a laissé une
liberté aléatoire. Si j’adhère à la théorie de Darwin,
157
j’arrive sans trop de contorsions intellectuelles à la
possible idée du suicide.
Cri 13
Proscrite par toutes les religions !
Cri 64
Quel est le sens de nos actions, par exemple le suicide.
Cet acte traduit une pensée, inconsciente ou pas, qui n'a
su s'exprimer qu'ainsi. Cette action signifie un désir de
dire quelque chose sans passer par l'intermédiaire de la
langue. L'outil du langage a été délaissé au profit d'un
autre outil, sans doute parce qu'il ne convenait pas, qu'il
était mal adapté pour dire cette chose. L’action est aussi
le support d’un langage, comme la parole.
Cri 85
Peu importe qu’un suicide soit un dire. C’est Dieu qui
donne la vie, c’est à Lui seul qu’il appartient de la
reprendre, interdiction est faite à l’homme d’en décider
autrement.
Cri 98
Quel est le destin de l'homme? Vivre ! De même pour
la cellule la plus simple. Notre fonction, c'est vivre. Ce
n'est pas être, mais vivre.
Cri 35
Non, c’est vivre POUR être !
Cri 127
L’homme est là pour vivre, vivre… Le suicide est l’une
des libertés qu’il s’est données. Mais alors, pourquoi
est-il toujours vivant ? On en revient toujours à la
même question !...
Cri 44
Vivre, c'est pousser un pseudopode au bout duquel se
trouve un œil ouvert.
158
Cri 16
Quel serait l’intérêt de la vie si la mort n’existait pas ?
Seuls les fous, les extrémistes et certains exaltés
s’empressent d’embrasser la camarde. C’est elle qui
donne son sens à leurs vies…
Cri 89
On l’appelle La camarde, …
Cri 154
Prophétesse de la fin des temps, …
Cri 228
Encyclopédie universelle des savoirs engloutis,…
Cri 43
Pourvoyeuse du choléra, des pustules malodorantes,
Cri 178
Des cancers, …
Cri 371
Des furoncles buboniques, des chancres nauséabonds…
Cri 18
Elle préside le Tribunal des Calamités, …
Cri 94
Nulle nuit pour l’aveugler, sa besogne lui impose le don
d’ubiquité, …
Cri 252
Elle ne fait que passer, elle est nulle part et partout...
La Mort, toujours valsant, dodeline de la tête et hausse
les épaules
Il, elle, il, elle… (il chantonne, sur l’air de « Je ne suis
pas...)
Je ne suis pas Le Grand Macabre
Ni même la Grande Fossoyeuse,
Talitalitalilalère
Talilalère
159
Ni la Faucheuse, … ( il siffle la suite de l’air)
Cri 22
Elle ne va ni ne vient, le monde vient à elle, sans
exception,
Cri 178
Nulle planque où se blottir, elle franchit les frontières
en ouragan ou alizés,…
Cri 34
Pas besoin qu’on l’implore pour la voir débouler,
jamais elle ne s’égare
Cri 78
N’arrive ni trop tôt ni trop tard, toujours exacte au
rendez-vous avec sa faux,…
Cri 111
Ne prends aucun repos, …
Cri 222
Ne fait pas de quartier, innocents et pêcheurs
pareillement traités…
Cri 333
Pourquoi Dieu l’a-t-il créée ? …
La mort, en aparté à Tatiana,
mais le son de sa voix parcourt tout le Plateau
Mais c’est l’homme qui m’a nommée ! … (il reprend
sur l’air d’O. Straus)
On m’imagine en squelette
Avec une faux sur le dos
Peut-être aussi en vieille coquette
Charmant de jolis jouvenceaux,…
(Elle change de rythme. La Tatiana fil-de-ferisée danse
maintenant un tango avec son compagnon, La
Cumparsita. La mort continue à lui adresser la parole
tout en improvisant les figures les plus folles.)
160
Ma célébrité je la dois
À un autre que moi
Qui m’octroya ce magistère :
Transmuter le vivant
En macchabées.
Je n’y suis pour rien
De sa déconfiture !... (fredonne l’air)
Tantantanta
Talidalitantanta
Talidalitantanta
Talidadala
talidalidala
Me crois-tu capable de ça ? …
Ce n’est pas moi qui donne la mort
Ni les souffrances qui l’accompagnent
Je ne suis que le complice du temps
C’est lui qui sonne l’heure !...
Cri 23
Je sens passer le souffle de la mort
Cri 67
Je la vois venir !...
Cri 368
C’est son spectre qui danse en cadence
Cri 196
N’approche pas la gueuse ! …
Cri 69
Attention, elle frappe sans avertir !...
Cri 245
Que je sois émasculé si elle tente de me trousser !
La mort
Il y a un commencement
Je suis une fin
161
Talitalitala
Olé ! …
Je suis né avec le Temps
Et mourrai de son agonie
Je ne suis d’autre rien
Qu’un danseur mondain !
Tatiana
Non, … rien d’autre, et pas : d’autre rien !...
La mort
Je suis vraiment désolé
I am so sorry! …
Rien qu’un fantasme
Douloureusement vécu
La création bouffonne
D’un esprit farfelu …
Cri 106
Amen, ainsi soit-il ! …
La Mort entraîne Tatiana dans un pas de valse
chaloupé endiablé, puis ils tournent sur euxmêmes comme le ferait une toupie. La terre se
creuse sous leurs pas et ils s’y enfoncent comme le
ferait un foret à la recherche d’une nappe
souterraine d’or noir. Bientôt on ne voit plus que
leurs têtes tourbillonner. Ils disparaissent et la
terre se referme sur eux. J’en reste éberlué. Puis, je
pense au délire quand je vois, cinquante mètres
plus loin Tatiana s’enfuir, les jambes à son cou. La
mort, sur une branche d’arbre perchée, un
perroquet du Gabon en équilibre sur son épaule,
lui fait un grand signe amical du bras et me confie
à voix basse bien qu’étant de moi assez éloignée :
« Maître Youplaoup sur un arbre perché regardait
162
s’enfuir la femme bien-aimée ». Par une action
magique il enfourche la grosse cylindrée, met les
gaz et s’éloigne dans la direction opposée de celle
prise par Tatiana.
Cri 14
La voici qui chevauche sa haridelle,…
Cri 39
Faites gaffe à son baiser mouillé !
Un Cri se lève, s’ébroue, part d’un bon pas. Il est
aussitôt suivi par un autre Cri puis, par tous les
autres. Et ceci en moins d’une minute.
Maintenant, ils courent comme pris de panique,
soulevant un peu de poussière, l’un s’affale sur le
sol après avoir heurté du pied une racine, un autre
bouscule un compagnon moins pressé que lui … Ils
s’évanouissent derrière un mamelon ombragé par
des sycomores.
Pulsion de vie, pulsion de mort. Donner à
quelqu’un la mort ou le meurtrir relèverait de cette
misérable pulsion. Mais vouloir se donner la
mort ?... La pulsion de mort y est-elle pour
quelque chose ? … Une goutte d’eau coule telle une
larme sur ma joue, une autre roule sur ma tonsure,
une autre la rejoint, une nuée menaçante a franchi
le seuil qui la séparait d’une zone atmosphérique
plus clémente et une trombe d’eau se précipite sur
moi comme si elle m’était destinée. Elle est si
dense que je pourrais essayer quelques
mouvements de brasse coulée. Je ne songe pas à
m’abriter...
163
Cent milliards. Cent milliards…
Mais de quoi parles-tu ?
Cent milliards morts depuis …
Depuis quand ?… De qui parles-tu ?
Cent milliards de morts depuis
Qu’il s’est dressé sur ses deux pattes arrière
Et qu’il s’est imaginé
Avoir un avenir.
Dans la Voie lactée
Cent milliards d’étoiles brillent
Pour cent milliards d’hommes.
À chacun son étoile.
Cent milliards d’étoiles éclairent
Les routes des vivants.
À chacun son chemin
Mais gare aux croisements.
Ils se sont redressés
Ont commencé à marcher
Ne se sont plus arrêtés.
Cent milliards depuis
Qui n’ont pas demandé la vie
Pas demandé la mort.
Vie donnée et retirée.
Six milliards aujourd’hui…
Les étoiles naissent et meurent
Tout comme les hommes.
Qu’adviendra t-il de ceux-ci
Quand il n’y aura plus
Dans le ciel autant d’étoiles
Que d’hommes sur Terre ?
164
Quand elles viendront à leur manquer,
À qui confier leur destinée ?
Ils ne savent pas que cette lumière
Si lointaine et si proche
Leur arrive d’un astre
Depuis longtemps déjà mort.
Le nuage est crevé et ses comparses traînent sa
carcasse dans leur sillage le temps d’une ultime
ondée. Une camionnette, laissant les traces de ses
pneus dans la boue, fait halte à ma hauteur. À
l’arrière sont installées les dix personnes que
j’avais recrutées pour m’aider. L’une d’entre elles
me tend des habits, … un uniforme. J’objecte que
je suis condamné à des travaux sur la Nouvelle
Tour de Babel. Mais sur un ordre venant d’EnHaut, le jugement a été révisé et je suis, dans
l’immédiat, affecté au poste de Responsable de
l’Approvisionnement en Matières Premières de la
Standard Yaourt Company. Ce n’est qu’après avoir
accompli cette tâche que je devrai m’acquitter de
l’autre. Nous partons. J’apprends par mes futurs
collègues qu’ils ont signé le papier qui leur signifie
que leur grève a cessé. « Il faut savoir terminer
une grève » m’explique Le Meneur, un homme
d’une quarantaine d’années, aux compétences
professionnelles incontestables ajoute un de ses
voisins. Un autre me traite de chanceux, j’ai
échappé aux trois fois huit heures de consigne
qu’ils accompliront durant leurs trois prochains
jours de congés pour récupérer le temps perdu à
avoir fait la grève. Laville, son nom est inscrit sur
165
un post-it jaune collé et épinglé sur le revers de
son bleu de travail, remarque l’insigne qui me
désigne comme membre de la caste des « Infâmes
Renégats Irrécupérables ». Je le vois qui, en
catimini, essaie d’en informer ses copains. Ils ne
pipent mot. Du coup, il me sourit.
166
13
La camionnette s’arrête contre une plateforme de
déchargement dans une grande cour désolée d’une
mine désaffectée. Pas d’âmes animales ou
végétales à vue d’œil. Bâtiments en ruine,
chaussée défoncée, décor d’un lieu abandonné des
humains depuis déjà de nombreuses années. Un
chevalement en équilibre instable dresse ses vingt
mètres au-dessus d’un puits. Seule, la très haute
cheminée en briques rutilantes lustrées à
l’encaustique du pays a été restaurée, –un
échafaudage sur lequel s’escriment une quinzaine
de cireurs plongeant leurs brosses dans un fût
estampillé « Cire d’abeille Pression à froid » me
permet cette allégation -. Sur le haut de la
cheminée repose un bâtiment en verre pilé du
meilleur effet : cent mètres de long, cinquante de
large sur dix étages. J’en conclus que ce site a
donné lieu à des spéculations financières
importantes. Nous sautons sur le quai éclaté en
nids de poule et autres outrages divers. Quelques
arbres dressent leurs maigrichonnes silhouettes
entre deux édifices. Ils ont dû prendre racine dans
les constituants d’un terril. Le Meneur nous presse
et nous fait pénétrer dans ce lieu que les mineurs
désignaient sous le nom de « salle des pendus ».
Des uniformes de la Compagnie pendent à des
167
crochets hissés à l’aide de cordes à une vingtaine
de centimètres du plafond. Ils se déshabillent sous
la surveillance d’un garde et enfilent leur tenue de
mineur. Déjà revêtu de la mienne, j’accroche mes
vêtements de ville sur le crochet qui m’a été
attribué. Puis, nous passons à la lampisterie. En
échange d’un jeton qui porte mon matricule trouvé
dans l’une des poches du pantalon, j’obtiens un
casque, une lampe et sa batterie. Nous nous
dirigeons ensuite vers la cage. Un contremaître est
à la manette. Une femme toute pimpante, élégante
dans son tailleur Chanel bleu clair aux armes de la
Compagnie, assise sur un strapontin recouvert
d’un tissu indien, nous regarde, indifférente.
J’apprends que c’est elle qui prend les commandes
de l’ascenseur quand les Hauts Placés
l’empruntent. Arrivés à l’étage du premier
« accrochage », nos lampes allumées nous
parcourons quelques mètres dans une galerie
avant que je m’étonne de voir coulisser la roche
qui laisse apparaître une porte vitrée qui coulisse à
son tour. Nous franchissons un sas de
décontamination et pénétrons dans la Garde-robe,
sorte de vaste vestiaire commercial où chacun
dispose d’un casier. À l’étalage d’un magasin de
grande surface, des vêtements pour ceux qui
recevraient commandement de se présenter
devant un hiérarque. Chaque Haut Placé a droit à
un costume payé en jours de congé, les modèles
sont remplacés tous les six mois. Les habits de
mineurs sont échangés contre des hauts et des bas
bariolés afin de mieux identifier ceux qui les
portent. Mais ce méli-mélo de couleurs et de
168
formes ne s’organise nullement en des harmonies
dont chacun pourrait se réclamer. Ces
chamarrures vestimentaires provoquent l’effet
inverse : on ne distingue le fou du sain d’esprit, ils
se confondent en une masse bigarrée. J’hésite
quant à ma façon de me rendre conforme aux
souhaits supposés de la Hiérarchie car aucun habit
de rechange ne m’attend dans mon casier. Par
goût, j’opte pour un costume noir en laine, un pull
col roulé rouge en cachemire et des boots en cuir,
le tout de chez Saint-Laurent. La vendeuse a
demandé l’autorisation à sa chéfesse pour me les
vendre. Il ne m’en a rien coûté, pas même une
demi-journée non travaillée, elle ne m’a pas dit
pourquoi. En me présentant ainsi vêtu aux regards
de mes compagnons ainsi qu’à celui du
contremaître je distingue comme un air de stupeur
d’ailleurs très vite dissipé. J’épingle, sous
l’injonction du chef, le sigle révélant mon infamie,
celle d’appartenir à cette caste maudite, et nous
prenons un ascenseur sur les murs duquel ont été
dupliqués trois volets de l’une des œuvres de Hans
Memling : « Christ bénissant entouré d’anges
musiciens ». Un motet de Palestrina accompagne
notre ascension de quatre-vingt-dix mètres à
l’intérieur de la cheminée pour aboutir dans le hall
d’accueil de l’usine.
Mes compagnons passent dans la Salle du
Vêtement Utilitaire alors que j’en suis dispensé. Ils
se dévêtent à nouveau complètement et enfilent
une combinaison bleu de travail. Le tissu en
plastique ultra souple totalement transparent
permet aux gardes de vérifier qu’aucun ouvrier ne
169
transporte avec lui des objets pouvant nuire à la
bonne marche de l’usine ou n’emporte avec lui, à
la fin de son travail, des yaourts ou tout document
ultrasecret. Pour franchir le sas qui les mène à leur
lieu de travail, ils doivent se soumettre à l’un des
nombreux systèmes d’identification biométriques choisi au hasard grâce à une grande roue
de loterie que chaque collaborateur est prié de
faire tourner : reconnaissance des empreintes
digitales ou de la morphologie des mains,
reconnaissance de la voix ou de l’iris ou de la
rétine. Puis, ils disparaissent de ma vue. Un
troisième ascenseur attend ceux qui travaillent à
d’autres étages.
Je dois passer par le Bureau Inquisitorial où l’on
me vole toutes mes identités biométriques. Puis, le
Bureau des Installations Précaires me fournit une
carte avec empreintes magnétiques me donnant
droit à un coucher, et enfin le Bureau de
l’Intéressement me distribue les stock options qui
me reviennent de droit. Pourquoi toutes ces
précautions ? Le préposé à l’Intéressement m’en
donne les raisons : le Yaourt pané est un produit
dont personne n’a encore réussi à déterminer la
composition, il n’a aucun concurrent.
Je suis fin prêt pour rejoindre mon bureau de
Responsable de l’Approvisionnement en Matières
Premières quand retenti une sonnerie : ouvriers et
ouvrières quittent les lieux car la dernière
commande de yaourts panés vient d’être exécutée,
le dernier yaourt pané mis en boite. On travaille ici
en flux tendu, le produit n’est mis en fabrication
170
qu’après réception de la commande et la caution
d’une banque.
Nous repassons par les lieux déjà empruntés,
changeons trois fois de vêtements, - j’en suis
encore une fois exempté, je garde mon bel habit sortons enfin de la mine. Deux chevaux de trait
tirent d’un pas négligent la charrette sur laquelle
nous nous sommes entassés. Cahin-caha nous
délaissons cette cour grimaçante pour nous
rapprocher d’un grand champ de colza dont les
hautes tiges laissent émerger les toits de
chaumines (j’apprendrai plus tard qu’il s’agit d’un
champ de fleurs de colza en plastic fait pour durer
toute l’année). C’est ici que l’entreprise loge son
personnel, Flowerville, ce qui permet aux
employés d’être devant leurs postes de travail
quelques minutes après l’arrivée d’une commande.
Nous abordons l’« avenue des platanes »
aménagée dans le plant. Elle souligne les
alignements des maisonnettes séparées les unes
des autres par la marée jaune. Quelques
compagnons descendent du chariot en marche et
regagnent rapidement leur logis. Nous arrivons
sur une grande place où sont installées des
boutiques d’alimentation, une banque, une école,
la mairie, un centre culturel, une maison de
retraite et plusieurs lieux de culte. De là partent en
étoile les cinq avenues du coron. Dans celle des
marronniers ma résidence porte le numéro 405.
Un salon kitchenette, une chambre d’enfant ?, une
autre un peu plus grande, WC et cabine de douche
dans le coin lavabos, offrent un confort minimal
171
mais acceptable. Un écran de télévision est
incrusté dans le mur de chacune des chambres.
C’est un mobile home construit façon chaumine
bretonne 1850. Les deux premiers compartiments
du réfrigérateur sont remplis de yaourts panés, les
deux autres garnis de nourritures lyophilisées,
quatre tranches de saumon dans leur emballage,
un pot de confiture d’abricot dans une clayette,
margarine et quart de beurre dans une autre, une
bouteille de lait pasteurisé, une bouteille d’eau.
Une penderie avec des vêtements de femme,
d’enfant et d’homme. Dans un coin du salon, un
petit bureau, quelques fournitures de papeterie,
une pile de journaux encore dans leur enveloppe
d’envoi. Sur la table est posé un ordinateur de
poche, le mien ! et mon téléphone mobile … Bien
que les pièces soient parfaitement rangées, pas
d’objets ou de linge qui ne se trouvent à sa place,
ce chez-moi qui m’est réservé est déjà habité ! J’ai
soif. Peut-être un thé … je cherche la théière …
non, je ne peux me permettre ce genre d’intrusion
dans la vie des gens, ce sera donc de l’eau. Je
m’assieds sur le divan lit en attendant l’arrivée des
occupants pour décider avec eux ce qu’il convient
d’envisager. … mon sac à dos baise-en-ville pur
cuir de chez Hermès est accroché à une patère. …
j’ouvre à nouveau la porte de l’armoire … sont
rangés mes chaussures de randonnée, les
chaussettes en laine blanche tachetée de gris-bleu,
le knicker en velours côtelé noir, le pull bleu ciel
matin clair à grosses mailles, ma chemise noire en
lin, mon slip en taffetas blanc, les deux pulls,
chemises, pantalons, vestes, slips, chaussettes,
172
chaussures, ceux que j’avais trouvés le premier
soir dans ma chambre d’hôtel. … mais aussi la
burqa, … le Stetson, … dans la salle d’eau je
retrouve les objets de toilette dont je me suis déjà
servis … dans le tiroir de la table de nuit le même
bloc-notes et l’aphorisme « Prendre des notes
dissipe les malentendus », sur la table de nuit un
réveil-thermomètre-baromètre … pas de miroir…
le
journal
au-dessus
de
la
pile :
« Aujourd’hui matin». …. En première page il est
expliqué que :
- Le Musée de l’Espérance a fermé ses volets car
les tableaux vivants, tels les moutons de Panurge,
se sont précipités dans le vide du haut de la
falaise. Personne ne s’explique les raisons de ce
suicide collectif. La Cour Suprême a condamné à
mort par contumace l’ensemble du groupe
suicidaire pour non respect de la vie…
- Le directeur des achats pour les équipements
d’intérieurs de voitures d’enfants Vapetitmousse a
touché plus d’un million d’euros de dessous-detable de certains sous-traitants. Il a été condamné
à la pendaison par le pied gauche. …
- Troisième meurtre d’un enfant. Le commissaire
Bleuler connaîtrait le coupable. …
Les chercheurs de la Principauté continueront à
travailler sur l’enrichissement des procédés
bactério- logiques à des fins pacifiques. Il s’agit
pour la nation d’acquérir un savoir qui permettrait
de sauver un grand nombre de vies humaines. …
173
- "La nation labyrinthenne tout entière défend ses
droits et les grandes puissances n'arriveront pas à
priver le Labyrinthe de ses droits inaliénables à
coup de réunions et de brassage de papier. Ceux
qui ont attaqué Hiroshima et Nagasaki avec des
bombes atomiques se veulent aujourd'hui
pacifiques et empêchent le Labyrinthe d'obtenir
son droit à une technologie bactériologique
pacifique", a déclaré ... La porte d’entrée s’ouvre
avec brusquerie. Un garçon d’une dizaine d’années
m’aperçoit et se jette dans mes bras en lançant un
joyeux « papa » ! Il m’embrasse, me murmure à
l’oreille qu’il est très content que je sois enfin
arrivé. Il pose son cartable dans sa chambre, va au
buffet et ramène une boîte de quelque chose pour
enfants, une assiette et un bol qu’il dépose sur la
table puis sort du réfrigérateur deux yaourts
panés.
Moi
Et si tu m’en donnais un, je n’ai pas encore eu
l’occasion d’en goûter …
Giambellino
Tu n’as encore jamais mangé de yaourts panés ?
Moi
Non ! … Peut-être parce que cela ne fait pas longtemps
que je suis ici …
Giambellino, il pose un yaourt et une cuillère sur une
petite assiette
Goûte, c’est délicieux ! …
174
Je m’installe à table, dégoupille le yaourt, il est
saupoudré d’un produit qui ressemble à des grains
de sable. La consistance de la substance que
j’éprouve à l’once de mon palais me fait douter de
sa qualité de yaourt… c’est plutôt genre petit suisse
sur un lit de chapelure ! Tatiana referme la porte
en me gratifiant d’un « hello » pur saké. Elle s’est
fait tirer les yeux, une huppe érectile de la couleur
des rémiges bleues du geai garni le haut de son
crâne alors que des touffes de cheveux velours gris
souris se rassemblent par-derrière serrées par un
catogan. Elle aussi se réjouit de mon retour.
Tatiana, quitte son caban, élément vestimentaire du
costume porté par les cheftaines scoutes du Labyrinthe,
elle l’accroche à la patère.
Tu en as mis du temps pour venir jusqu’ici ! (Elle me
prend par le bras, me pousse jusqu’au canapé)
Moi
Qui t’a prévenu de mon arrivée, comment savais-tu que
je passerais par ici ?
Tatiana,
(elle se blottit contre moi tout en gardant mon bras
serré contre elle.)
Charles m’a appris ta condamnation, il a pris un décret
en ta faveur.
Moi
Charles ?
Tatiana
Le Président, l’Homme à l’alpaga.
Giambellino, a versé du lait dans une casserole qu’il
fait réchauffer
J’ai pas trouvé le chocolat ! …
175
Tatiana
Tu nous a manqué …
Moi
C’est quoi cette histoire, c’est qui ce petit garçon ?
Tatiana
C’est Giambellino, notre enfant.
Moi
Depuis quand ?
Giambellino
Maman, j’ai pas trouvé le chocolat !... (il continue de
chercher)
Tatiana
Depuis ton intrusion dans le monde des lacunes. Nous
l’avons adopté à cette époque…
Moi
Je n’ai pas été consulté !
Tatiana
Charles m’a demandé avec qui je voulais m’installer, je
t’ai choisi !
Moi
Et qu’est ce que Charles a à voir avec nous ?
Giambellino, récriminant
Maman, je te parle !!!
Tatiana, à Giambellino
Il n’y a plus de chocolat, j’irai en chercher dans
quelques minutes, mais avant laisse-moi parler à papa !
Giambellino
Mais j’ai faim !
Tatiana
Il reste une tranche de jambon !
Giambellino, boudeur
176
J’ai pas envie de jambon ! (il regagne sa place au
moment ou le lait bouillant s’échappe de la casserole.
Il se lève précipitamment pour remettre à zéro le
chauffe-plat et retourne à sa place.)
Tatiana
J’ai connu Charles quand j’ai pénétré par inadvertance,
par erreur, dans ce maudit labyrinthe. J’ai eu droit au
même scénario que toi, le robot, l’anesthésie et le reste.
Quand j’ai repris conscience, j’étais nue dans un lit à
baldaquin. J’ai senti une souillure autour de mon sexe.
Je me rhabillais quand un homme est rentré et m’a fait
compliment, en fin connaisseur, sur la beauté de mon
corps et son effet aphrodisaique. C’était sa souillure !…
Moi incrédule et offensé
Et tu as accepté qu’il te baise sans…
Tatiana en colère
J’étais baisée. Il n’y a pas eu d’invite, de petits fours,
seulement mon corps à la portée du premier venu…
Moi jaloux
Mais après, après,… tu aurais pu…
Tatiana, me coupe
Après, c’est mon affaire… En récompense, il m’a
nommée sa Conseillère Préférée me laissant libre
d’aller à ma guise mais réclamant ma présence à ses
côtés quand la situation l’exigerait. J’ai fait HEC,
Sciences Po et l’Ecole du Cirque, il a besoin de mes
compétences…
Moi toujours pas convaincu mains changeant de sujet
Et Giancarlo ?
Giambellino, me reprenant gentiment mais fermement
Giambellino …
Moi
177
Excuse-moi, Giambellino… j’irai chercher le chocolat,
dans moins d’une seconde… … (à Tatiana, mais
toujours en pensant à ce qui précède) Tu as eu droit à
l’injection du sérum de la sérénité, comment t’en es-tu
sortie ?
Tatiana
Baisée et inoculée,… j’ai sans doute essayé, à ce
moment, de me remémorer ce qui c’était passé. L’effet
a été immédiat : si ce à quoi je pensais ne devait pas,
selon leurs critères, avoir accès à mon état conscient,
cette représentation était effacée sur le champ de ma
mémoire… … Je suppose que j’ai été mariée, mais
avec qui ? Je n’ai plus d’image de mes enfants si j’en ai
eu, pas plus que de ma maison. Peut-être suis-je vieille
fille …
Giambellino
Mais c’est moi ton enfant !
Tatiana
Bien sûr, mais tu n’étais peut-être pas le premier …
Giambellino
Chouette alors, est-ce que j’ai un grand frère ?
Tatiana
Un jour peut-être tu le rencontreras … Myrna, une amie
d’enfance et petite amie d’Ignatius, s’est souciée de
mon absence. Ignatius travaille dans un labo qui
fabrique des capsules capables de désinhiber les
inhibés. Un jour, je l’ai vu devant moi sortant d’une
guimbarde. Je ne savais plus, à la seconde suivante, qui
il était, je serais incapable de le reconnaître, mais je sais
qu’il existe et je n’ai pas oublié son nom, ce qui est
étrange… Peut-être que leur inhibiteur ne fonctionne
pas si bien que cela ?...
178
Giambellino
Maman, j’ai faim !
Tatiana, accélère le débit de sa parole
Toujours est-il qu’Ignatius qui connaissait le danger
que je courais à su me trouver. Comment a-t-il appris
l’existence de la Principauté, je l’ignore. Il m’a évité le
pire comme il l’a fait pour toi. Tu le connais ?
Moi surpris par la question, hésitant
Oui, … je l’ai rencontré grâce à John Kennedy Toole.
Tatiana
Connais pas.
Moi
A-t-il sauvé d’autres personnes ?
Tatiana
Je ne sais pas. Les services de renseignements ont
appris à Charles qu’un vendeur de saucisses étranger
cherchait à échanger ses Strasbourg contre des yaourts
panés. Depuis, personne n’a revu Ignatius.
Moi
Tu pourrais ne plus l’appeler Charles ?
Tatiana
Je l’appelle du nom que tu veux !
Moi
Ducon !
Giambellino
Tu as dit que tu irais chercher le chocolat dans moins
d’une seconde et je suis sûr que plus de cinq minutes
sont passées …
Moi en me lèvant
J’y vais, juste encore une seconde …
Tatiana, se lève et se dirige vers la patère
179
Ici, c’est plus fermé que la Birmanie, que la Sibérie
quand l’hiver la serre dans ses bras. Il est à la tête d’une
immense fortune et traite ses affaires à l’extérieur du
territoire, à une ou deux exceptions près. Mais Charles,
pardon Ducon, a parfois besoin de main-d’œuvre, de
matériel humain. Alors, il entrouvre les frontières.
Quelques Français innocents, et des juifs, la passent,
croyant à une plaisanterie : ils se retrouvent bouclés
pour le restant de leurs jours. (elle a enfilé son blouson
et s’apprête à sortir) La capsule fonctionne
convenablement, et comme tous les habitants de la
Principauté sont encapsulés, ou inhibés dès leur
naissance, personne ne se doute que nous échappons à
la règle générale.
Moi
Pourquoi Ignatius n’a pas prévenu la police, le
gouvernement français, de ce qui se trame ici ?
Pourquoi n’a-t-il pas alerté les médias ?
Tatiana
Personne ne le croirait. … Je ne sais pas. …
Moi
Connais-tu la date d’aujourd’hui et sais-tu,
approximativement, depuis quand tu es là ?
Tatiana
Oui, jeudi 17, tu peux vérifier dans le journal. Mais je
ne sais pas quel jour, en quelle année, j’ai franchi la
ligne de démarcation. …
Moi
Mais tu te rappelles quand même le jour où nous nous
sommes vus pour la première fois dans le parc ?
180
Tatiana
Je me rappelle du jour où tu m’as vu dans ton poème,
c’était un dimanche, … ou bien un jour de la semaine.
Moi
« Tous vos souvenirs, toutes vos peines
Se disperseront dans la tempête muette du Temps ».
Milosz
Tatiana
Je reviens dans moins de cinq minutes avec le chocolat.
Quelqu’un veut-il compter jusqu’à 300 ? …
Giambellino
Moi, moi !! … (Il se précipite sur sa mère, l’embrasse
et commence à compter…) Un, deux, trois, quatre, cinq
six, sept, …
Moi
Sais-tu que tu parles à un Infâme Renégat
Irrécupérable ! …
Tatiana
Ça aussi c’est fini ! … (sur le palier de la porte) Ah,
j’oubliais : je suis enceinte de toi ! (elle ferme la porte
derrière elle), …
Giambellino
… douze, treize, quatorze, quinze, …
Je ne me précipite pas derrière elle, mais me
rassois lourdement : j’ai cent vingt ans depuis
quelques secondes… Je fouille et trouve un pot de
confiture, mais Giambellino n’en veut pas et me
fait signe de me taire, ça le dérange pour compter.
Une boîte de thé, … du Ceylan, … une bouilloire
sur la petite table de travail,… je vais peut-être
retrouver mes anciennes habitudes : a cup of tea,
181
tous les jours entre cinq et six. … il ne veut pas de
thé. Je laisse infuser deux minutes, rince le thé,
verse ma ration d’eau, laisse infuser cinq minutes,
remplis la tasse. Giambellino a terminé de
compter et attend, un peu inquiet. « Comment ça
va à l’école ?», je n’ai pas trouvé mieux pour
redémarrer la conversation. Ses notes ne sont pas
mauvaises. Mais encore ? Douze de moyenne. Estce que douze est considéré comme une mauvaise
ou une bonne note dans sa classe ? Comme une
assez bonne note. Alors pourquoi estime t-il que
les siennes « ne sont pas mauvaises » plutôt
qu’assez bonnes ? Il me regarde étonné avec un
léger sourire, puis me demande où est sa mère.
Comme je ne sais quoi lui répondre je le
questionne sur ses matières préférées. Le calcul. Il
a passé un test et il est dans une classe où l’on
enseigne le calcul. À quatorze ans, après avoir
passé le Certificat des Etudes Terminales et
d’Aptitude, il entrera en apprentissage chez
l’économe de son école et exercera ce métier, plus
tard, dans un établissement scolaire. À moins qu’il
rate son certif. C’est ce qu’il espère. Tous ceux qui
le loupent sont envoyés à l’Ecole des Gladiateurs et
des Spectacles, c’est ce qu’il aimerait le plus. Mais
pour l’instant il n’est ni assez grand, ni assez petit,
ni assez costaud, ni assez grosse bite pour
bénéficier de cet enseignement. Grosse bite ? je
fais. Oui, grosse bite … As-tu des copains ? Oui,
mais il n’en a pas de vraiment bons car ils ont des
choses qu’il n’a pas et lui d’autres choses qu’ils
n’ont pas. Comme il est interdit de donner, ce
182
qu’on a reste à soi pour toujours même si tu as
envie de faire un cadeau à un copain.
Giambellino
T’as aimé le yaourt pané ? Ceux qui veulent, peuvent le
faire cuire dans une graisse végétale riche en oméga
3,… On peut le servir avec des pâtes…
Moi
Tu connais le Wiener Schnitzel !… Oui, c’est assez
original,… il a un goût très proche de celui des petits
suisses et l’apport de la chapelure …
Il se précipite vers la porte en m’informant qu’il va
chercher sa mère. … je finis ma dernière tasse de
thé, nettoie et range la vaisselle et, … et, … pars à
leur rencontre. Qui suis-je, où courge, dans quelle
étagère ?... Plusieurs personnes sortent du
cimetière placé juste à la suite de l’église dont les
cloches tintent pour le glas. Derrière chaque
bâtisse représentative d’une religion est accolé un
cimetière. J’accoste un homme qui a l’air affligé et
lui demande s’il connaît la ou le défunt. C’était son
plus vieil ami, il en est tout chamboulé. Au glas se
mêle soudain le son des trompettes qui signalaient
jadis aux spectateurs du théâtre que dirigeait Jean
Vilar que le spectacle allait débuter dans les dix
minutes. Ici, elles annoncent le début de la
production de yaourts panés. Nous pressons le
pas.
Homme
Ce vieux Léon !... le cœur. Peu importe d’ailleurs que
ce soit le cœur ou le poumon … la mort est-elle
vraiment un passage obligé ? …Ce n’est pas une
question raisonnable n’est-ce pas !...
183
Moi
Poser des questions "déraisonnables" est une nécessité
pour avoir accès aux savoirs. Alors, pourquoi ne pas
« déraisonner » quand il s’agit de questions qui
concernent les pourquoi de notre existence ? (Je
remarque qu’il est branché sur sa boîte jaune.)
Homme
Je réponds que sans la mort le système ne
fonctionnerait pas. La mort est une nécessité absolue
pour la survie du vivant.
Moi
Je vais vous surprendre mais je me suis souvent posé la
question si Dieu n’était pas un serial killer ! Il a un
tableau de chasse impressionnant : pas moins de cent
milliards d’individus flingués depuis l’apparition de nos
lointains ancêtres ! Dès sa naissance, l’homme est un
condamné à mort en sursis. En fait, le plus grand
meurtrier de tous les temps est Celui qui a inventé le
vivant !... Son dessein nous réservait une bien curieuse
destinée … Vous croyez en Dieu ?
Homme
Oui !
Moi
Alors, pourquoi la vie plutôt que pas de vie ? L’Univers
semble peu se soucier d’elle, son trip c’est d’aller et
venir au rythme de son horloge universelle. La vie ne
lui est en rien nécessaire. Pourquoi ce feu qui n’éclaire
que lui-même, qui ne sert à rien, du moins nous le
supposons ! …
Homme
184
Mais pourquoi devrait-elle servir à quelque chose ?
L’Univers, sert-il à quelque chose ? La vanité pourrait
nous faire penser qu’il est au service du développement
de la vie. Mais pourquoi un si grand bazar uniquement
pour ça, donner une chance à la vie ? Il doit bien y
avoir une raison …
Le raisonnement de cet homme valait le mien
alors que les réponses lui étaient fournies par un
ordinateur. Je suis consterné. Il est le représentant
humain d’une machine qui pense pour lui. C’est un
robot en chair et en os capable d’entretenir une
conversation … sans doute à tous les niveaux ! Plus
fort que celui qui a battu aux échecs je ne sais plus
quel champion du monde. Je le pince pour être sûr
qu’il est vivant, mais vous me faites mal ! qu’il
dit… Giambellino était-il déjà appareillé ?, je ne
m’en étais pas rendu compte.
Moi, pour être sûr de ce que je viens de penser
Croyez-vous que la foi de Levinas était faite des mêmes
certitudes que celle de Karl Barth *?
Homme
Je crois que nous n’avons plus guère le temps de nous
lancer dans ce genre de dissertation. Vous êtes dans
quel service ? …
Un jeune homme à vélo qui venait vers nous met
pied à terre à notre hauteur. Il regarde une
dernière fois l’écran d’un téléphone portable.
Porteur
185
J’ai un message pour vous … (il me tend un papier plié
sur lequel est écrit « Télégramme »)
Moi, l’air inspiré au porteur
Mes empreintes biométriques n’est-ce pas ?… (Il
acquiesce. Je lis)
Prière de vous rendre sur-le-champ au Centre des Décisions
pour affaire vous concernant.
Moi au porteur
Merci … (à Homme tout en glissant le papier dans une
poche ) Je suis Responsable de l’Approvisionnement en
Matières Premières.
Homme
Je suis à l’embouteillage, dans les deux sens du terme :
la mise en pots et la surveillance de la circulation des
matières premières vers les différents postes. Vous
montez ? …
Moi
Non ! Je suis convoqué au Centre des Décisions …
Homme
Alors peut-être à une prochaine fois…
Moi
Oui, à une prochaine fois !...
Nous étions devant l’entrée de la « salle des
pendus ».
186
14
Installé confortablement dans l’Hémicycle, Dieu
aurait voté pour la peine de mort avec une
minorité de parlementaires et une majorité de
Français, contre l’avis de Badinter. Il n’a pas craint
de condamner cent milliards d’individus depuis la
Création et a laissé périr tous ses copains, Moïse,
Jésus, Bouddha, Mahomet, les papes, popes,
imans, rabbins, bonzes, Thérèse d’Avila, de
Lisieux, Godefroy de Bouillon, lady Godiva,
Savonarole, Scipion l’Africain, Pierre Dac et
Francis Blanche,… Tous ces gens qui le prient et
Lui, sans la moindre émotion, sans aucune pitié, Il
montre avec son pouce droit la terre. Tu n’es que
poussière, crétin !... Les hommes ont peut-être
pris modèle sur lui. … Moi non plus, pas la
moindre émotion à l’annonce que j’étais le père
d’un fœtus,… et aussi le père adoptif de
Giambellino … … bien sûr qu’il y a eu saisissement
et que tout cela doit me turlupiner mais j’ai
l’impression d’être de bois, j’ai mal à la tête … dans
le Labyrinthe la peine de mort est en vigueur, elle
est appliquée selon la loi du talion, œil pour œil, …
Tout meurtrier est exécuté par le procédé qu’il a
employé pour mettre fin aux jours de la victime,
avec la même sauvagerie s’il le faut. … … « Il doit
bien y avoir une raison » a dit l’Homme tout à
l’heure en parlant du vivant. L’homme ne peut pas
penser comme pense le lapin, quand bien même il
187
le souhaiterait. Homme jusqu’à la lie. Il navigue
intellectuellement entre des frontières limitées par
sa condition d’homme. Son intelligence le bride
mais elle évolue. Il souhaiterait s’avancer au-delà,
mais il ne le peut pas, du moins à cette période
précise de son évolution. … Un métal pur, l’or, a
atteint sa limite de pureté. Aller au-delà serait
perdre toute référence, donc inconcevable. L’or ne
peut pas être plus pur qu’il n’est. L’intelligence,
c’est la faculté de comprendre. Cette faculté se
développe grâce aux difficultés que l’intelligence
doit affronter et surmonter. Le jour où elle aura
résolu toutes les énigmes de l’Univers elle brillera
du même éclat que l’or. Comparée à ce métal, elle
est aujourd’hui impure, c’est ce qui lui donne son
incroyable pouvoir. Toutes les scories qui viennent
entraver son action l’obligent à une gymnastique
intellectuelle, sorte de combustion propice aux
mélanges d’où jaillissent les alliages des idées
nouvelles. Ce sont les contradictions dont est pétri
l’esprit humain qui font de lui un astre encore
jeune. Quand il les aura toutes supprimées, il sera
semblable au métal le plus précieux, l’or, devenu
un astre pur, mais mort. … Notre limite pourrait
donc bien être l’état de non-contradiction, état qui
définirait ce Tout, cette Intelligence fixée dans sa
pureté, prisonnière de sa perfection, si elle existe.
Un diamant-pensant incapable d’imaginer autre
chose que sa pureté. … L’être vivant, la matière
vivante, où qu’elle se situe, dans quelque espace
intersidéral, en proie à ses contradictions, à, elle,
ce pouvoir de développer son intelligence. Sa
limite est-elle celle d’un Tout couvert de ramée
188
avec un infini-fini qui lui est propre? Ce cerveau
vivant peut-il un jour posséder une universalité
plus grande que le Tout ? L’intelligence perfectible
de l’être vivant peut-elle parvenir à un parfait plus
parfait que celui du Tout originel, si Tout originel
il y a ? … Peut-on imaginer que l'homme, en raison
de son intelligence, sa perfectibilité,
puisse
concevoir et créer un autre Univers que celui qui
nous contient? Ou le détruire … Il n’est pas donné
au soleil de décider de son autodestruction d’ici
deux mille ans car de par sa constitution il est fait
pour durer un certain nombre de milliards
d’années sans contestation possible. Le rendezvous de la mort avec la vie est peut-être déjà pris,
et comme pour le soleil il a été fixé sans le
consentement de l’une des deux parties. Mais à la
différence du soleil la vie fera ce qui est en son
pouvoir pour ne pas se rendre à ce rendez-vous.
Les successeurs de l’homme auront à cœur
d’empêcher un tel événement de se produire. À
moins que certains parmi eux, ou avant eux, aient
un goût prononcé pour le suicide. Pouvoir
exorbitant, unique. Pourquoi cette exception ?
Revoilà la question déjà posée … … Peut-être
sommes-nous des particules ignorées par le
système, nous développant à son insu ? Parasitant
le Système sans qu'il le sache ? … La vie est là,
mais qui le sait ? Sommes-nous les seuls à nous
savoir en vie ou l'Intelligence, la Chose si elle
existe, le sait-elle aussi ? … À moins que nous
soyons un "bug" que le système n’a pas prévu. …
Comprendre,
comprendre
toujours
plus,
189
l’insupportable nécessité de se demander :
pourquoi? … …
Sans m’en rendre compte, mais néanmoins d’un
pas résolu, je me retrouve devant l’entrée de la
résidence 405, mon chez-moi. … … Cela
m’emmerde, m’emmerde !! Je n’ai aucune envie de
devenir père ... Qu’est-ce que c’est que ces
clowneries ? Mais ce n’en sont pas. Impasse ou
passage, je ne peux le savoir. La réalité du
moment : une fraction de mon temps dont il m’est
interdit de connaître les repères. Et dans cette
impasse ou ce passage, des lois qui me sont
étrangères règlent mes conduites, induisent mon
esprit malgré les défenses mises en place depuis
mon enfance. Il faut que je me casse de là, mais au
lieu de le faire je rentre dans ma case en
chantonnant :
Chevauchons Midas pour qu’il parsème notre route
de nénuphars d’or.
Ophélie dans le torrent d’une onde pure.
Sous le pont Mirabeau mon filet j’ai jeté.
Ai pris dans ses mailles le vieux Roi de Thulé.
Doucement il rendit l’â â me…
… Que me veulent-ils ? D’ailleurs, pourquoi iraije ? Qui peut me forcer à aller là où je ne veux
pas ? … Si je rechigne ils pourraient se douter de
quelque chose… … Non, ils sont trop sûrs d’eux …
Incroyable ce qu’ils ont réussi à faire, transformer
l’homme en robot !... nous craignions que le robot
puisse un jour nous tenir en laisse, mais les robots,
190
c’est nous, ... tenus en laisse par d’autres nous ! …
Sur Terre, rien de nouveau… Peut-on et doit-on
espérer la venue d'un "surhomme" que Nietzsche
appelle de ses vœux ?
« Comment l'homme sera-t-il dépassé? Le Surhumain me tient à cœur, il
est mon premier souci, une chose
unique -et non point l'homme... »
Mais l'homme n’est-il pas déjà l’unique, le seul ?
Que pourrait être un surhomme : un homme
intellectuellement plus que doué, physiquement
proche de Superman ? … Des surdoués, il y en eu à
toutes les époques aussi bien chez les Cro-Magnon
que chez les Carolingiens; ils étaient plus costauds,
ou plus finauds, ou plus sournois, ou plus fous que
le quidam de l'époque. Mais ils n'en étaient pas
moins des hommes, étaient considérés comme
tels, appartenaient toujours à cette espèce. Ainsi
du soldat envoyé par Miltiade annoncer la victoire
aux Athéniens ou de Roland le combattant de
Roncevaux. Ou encore de Galilée, ou d’Einstein.
C’étaient des hommes, non des surhommes.
De surhomme il n’y en eut qu’un, mis à part les
héros des mythologies grecques ou romaines :
Jésus, parce qu’il a été conçu par Dieu et une
femme.
"... Aujourd'hui, les petites gens
deviennent des maîtres : et ils
prêchent
tous
la
résignation
et
l'humilité
et
la
prudence
et
l'application et le respect et le
long et cetera des petites vertus.
191
Ce qui vient de la femme, ce qui
vient du valet, et surtout le micmac
de la populace, tout cela veut
aujourd'hui devenir le maître de la
destinée humaine : ô dégoût, dégoût,
dégoût !"
Effort surhumain de cette populace pour rester
humaine pendant les temps du knout. Baisse la
tête, valet, ne porte pas les yeux sur ton Maître, il
pourrait y lire ta misère lui, le Maître si bon. Le
surhumain? C’est l'effort surhumain de l'homme
dans son combat pour être un homme, l’effort du
"je".
"L'homme.... La personne humaine....
La personne libre.... Le JE.... À la
fois bourreau et victime.... À la
fois chasseur et gibier....
L'homme en souci de l'homme, en
terreur de l'homme....
L'homme
sur
son
bûcher
de
contradictions.
Non
plus
même
crucifié. Grillé....
Ah ! depuis la sculpture grecque, que
dis-je depuis Laurens et Maillol,
l'homme a bien fondu au bûcher!
C'est sans doute que depuis Nietzsche
et Baudelaire, la destruction des
valeurs s'est accélérée.
Elles dégouttent autour de lui, ses
valeurs,
ses
graisses
;
pour
alimenter son bûcher !
192
L'homme non seulement n'a plus rien ;
mais il n'est plus rien ; que ce JE.
Ça
n'a
plus
de
nom....
Qu'un
pronom ! »*
Qu'un pronom, mais quel pronom ! Tant pis pour
Nietzsche et Baudelaire. … Je me demande où
Tatiana et le gosse ont bien pu aller, lui qui
attendait avec impatience son chocolat … Les rues
sont vides, ils sont tous au travail … Je ne me
souviens pas d’avoir aperçu le Centre des
Décisions … J’abandonne le carreau. À une
centaine de mètres de la dernière chaumine et
presque accolée à l’arrière de l’un des bâtiments
désaffectés de la mine, une maison en briques à un
étage abrite au rez-de-chaussée un estaminet « Au
XIXe siècle ». Bien que n’ayant pas soif, je me
permets ce détour, le mot « estaminet » m’a
toujours fait rêver, les autres attendront. Une
borne pour circuit touristique indique que les
trous dans la façade sont les traces laissées par les
balles des fusils Lebel. De chaque côté de la porte,
deux fenêtres et entre ces fenêtres et la porte deux
avis. À celui de gauche :
Considérant qu'un certain nombre
d'ouvriers de la Région, égarés
par quelques meneurs étrangers,
poursuivent la réalisation d'un
Programme qui amènerait à courte
échéance la ruine de l'Industrie
193
du pays (celle des patrons et
aussi
sûrement
celle
des
travailleurs),
Considérant
que
dans
les
Réunions
publiques,
les
excitations
et
les
menaces
CRIMINELLES des agitateurs ont
atteint une limite qui force les
chefs d'établissement à prendre
des mesures défensives,
Considérant encore que nulle
part les ouvriers n'ont été ni
mieux
traités,
ni
mieux
rétribués que dans notre région,
Les
Industriels
soussignés,
abandonnant pour cette grave
circonstance
toutes
les
questions politiques et autres
qui
peuvent
les
diviser,
prennent l'engagement d'honneur
de se défendre collectivement
solidairement et PECUNIAIREMENT
dans la guerre injustifiable et
imméritée
qu'on
veut
leur
déclarer
194
Et, au nom de l'intérêt de tous,
ils font un appel sincère à la
probité et au bon sens des
ouvriers
honnêtes
qui
sont
encore en grande majorité dans
la région, pour les mettre en
garde
contre
les
théories
révolutionnaires
de quelques
meneurs à qui seuls peuvent
profiter
le
trouble
et
le
désordre.
N.Bastien & Cie,
Ch.Belin &
Cie,
Eug.
Berger
&
Cie,
L.Bernier & Cie, Bertaux-Proisy
& Bouret, BONNECHERE, BRIATTE &
Cie, f.BOUSSUS, Eug. BUISSART &
Cie, CAIGNET, Crochelet & Cie,
Jules
Delhaye,
h.Delloue
&
E.Paillet,
P.Demoulin
&
E.Droulers, Divry & Cie, Douvin
& Cie, les fils de Th.Legrand,
Ch.Flament & fils, Francois &
Cie,
Guinotte
&
Cie, Louis
Hubinet, Hubinet, Hiroux & Cie,
Jacquot pere & fils & Cie,
Landousie & Cie, O. Leclercq &
195
Cie, Paul Legros, L.Levasseur &
Cie, Maillard & Cie, Ch.Masse &
Cie, Michel & Cie, Armand Petit
& Cie, Picot & Cie, J.Bte
Poreaux & Cie, V.Prohon & Cie,
Real frères et Menard, Rossette,
Jourdan & Cie, Staincq, Legrand
& Cie.
Fait ce 29 avril
répond celui de droite :
PROGRAMME DE LA JOURNEE DU 1er MAI
A 10 Heures du Matin. - Les Délégués désignés en
Assemblée générale des Travailleurs et réunis au Café
du Cygne, rue des Eliets, se rendront à la Mairie.
Toutes les communes sont invitées à manifester dans
le même sens dans chacune de leur localité.
Les Délégués exposeront comme revendications :
1. La journée de huit heures ;
2. L'application de l'unification de l'heure pour
la rentrée et sortie des fabriques et la
même heure pour toutes, annoncée par la
cloche locale ;
3. Création d'une Bourse du Travail ;
4. Révision générale des tarifs, suppression
des règlements léonins, abrogation des
amendes et des mal façons ;
196
5. Fixation de la paie tous les huit jours, sans
retard laissé dans la caisse des patrons au
détriment de l'ouvrier, et l'obligation
réciproque de prévenir 8 jours à l'avance en
cas de cessation de travail ;
6. Suppression des octrois ;
7. Amélioration hygiénique
à apporter dans
certains ateliers en particulier et dans
Fourmies et région en général.
8. Création
de Caisses de retraites pour les
ouvriers.
Dans la salle aux murs couverts d’un papier peint
bleu ciel avec nuages, deux hommes attablés, l’un
col roulé, salopette, fume la pipe, l’autre tee-shirt
Décathlon, jeans, porte à sa bouche une pinte de
bière. Un échiquier est placé entre eux, la partie
est bien avancée. Une femme aux cheveux blonds,
robe en velours vert clair, un tablier blanc serré
autour de la taille, s’affère au comptoir. Un piano
dans un coin de la salle, une horloge au mur, …
Moi
Bonjour, …
Homme à la pipe, tout en regardant l’échiquier
Bonjour,
Bistrote
Bonjour, …
En entrant dans ce lieu, j’imaginais tomber sur
une gravure de la fin du XIXe, c’est d’ailleurs le
197
nom de l’estaminet qui m’a décidé à y aller voir.
Mais non, ce ne doit plus être pareil même si
j’aperçois un jeu de l’époque, la grenouille, et un
billard Nicolas. Je me tiens devant le comptoir et
commande une bière, alors que le thé commence à
faire son effet.
Bistrote
Une chope ?
Moi
Pression, … (elle me sert)
Je bois une gorgée et demande :
Moi
Les deux affiches ? …
Homme au verre de bière
Oui ? …
Moi, timidement
Elles datent de quand ? …
Homme à la pipe, se tourne vers moi
Ché pas c’que tu veux dire,… c’est pour la venue de
Basly, puis après y aura l’bal ! … (il revient à sa
partie)
Ça me la coupe et je n’ai plus soif. Me voyant
repartir, la patronne –ou l’employée- me
recommande de ne pas manquer la fête qui aura
lieu le 1er mai. Mais comment sait-elle quel jour
portera la date du premier mai ? Elle me répond
dans quatre jours. Sur un banc, à la droite de la
porte d’entrée, je prends un tract de la pile :
FETE FAMILIALE
198
À 2 Heures. - Matinée théâtrale et de
chants offerts gracieusement par des
artistes. Le prix d'entrée n'est pas
fixé et il est laissé à la portée de
la bourse de chacun.
À 7 Heures du Soir. - Seconde
Représentation théâtrale. Les
affiches donneront le programme des
spectacles.
À 11 Heures du Matin. - Pique nique
familial, au Café du Cygne, Chants
par des amateurs, "Deux mots sur la
situation actuelle", Monologue.
À 8 Heures du Soir. - Bal au même
établissement. La permission de
minuit sera demandée.
Le plus grand calme est recommandé ;
pas de tumulte, pas de récriminations
personnelles.
Le Parti Ouvrier veut le droit et la
justice, et en demandant le respect
de lui-même, il compte sur le respect
moral de chacun pour faire aboutir
par la raison, ses justes
revendications.
199
Un taxi passe à proximité, je le hèle. Le Centre des
Décisions est-il loin ? Il se propose de m’y
conduire gratuitement car là-bas, il y a du monde.
En peu de temps nous rejoignons par l’Allée de
Chamillard le Carré du Pré Saint-Jacques où se
dresse l’imposant Centre des Décisions. Au
sommet de la tour de l’aile gauche flotte un
immense drapeau bleu noir avec un diamant de la
taille de la main gauche de Glenn Gould placé au
centre de la séparation verticale des deux couleurs.
Le tiers inférieur porte l’inscription qui définit le
régime politique et économique de la Principauté :
Principauté
populaire républicaine démocratique socialiste tiers-mondiste capitaliste
échangiste
du
Labyrinthe
Au-dessus du fronton de l’édifice, inspiré du
métronome, une étrange mécanique laisse
apparaître, entre deux oscillations du balancier de
près de trois mètres de haut, des lettres en
capitales qui, mises bout à bout, inscrivent dans
l’espace ainsi circonscrit ces trois mots, « Centre
de Décisions ». Au sommet de la tour de l’aile
droite se dresse une gigantesque girouette
actionnée par un système de poulies et de cordes
sur lesquelles s’escriment des lobbyistes de tous
alois qui cherchent à faire triompher leurs causes.
De chaque côté de l’escalier de granit rose les
bureaux de recrutement des différents lobbyings.
Trois hommes et deux femmes se précipitent à ma
200
rencontre un verre de champagne à la main,
chacun me demandant de rejoindre son camp
pour l’aider à faire tourner la girouette du bon
côté. Je trinque à la santé de ce bordel
masturbatoire qui a généré cette fourmilière de
branleurs calamiteux. Puis je pénètre dans le
bâtiment. Herr von Hagen m’explique que tous les
messages destinés aux téléphones mobiles en
fonction sur le territoire de la Principauté sont
acheminés vers un centre de tri qui les dispatche
vers les boîtes vocales attribuées à chaque numéro.
Pour une raison technique indépendante de la
volonté du constructeur, le message qui m’était
destiné est resté coincé à l’intérieur d’une puce de
l’ordinateur ce qui aurait pu fortement
l’endommager si le chef de la maintenance ne
l’avait décoincé pour le diriger vers une boite
vocale située dans ce bureau. Von Hagen me
propose de l’écouter car l’expéditeur attend ma
réponse. Deux haut-parleurs placés à la bonne
distance diffusent une voix féminine que je
reconnais immédiatement comme étant celle de
Fanny.
Fanny
Bonjour Dorian. Maman est morte hier soir, dans le
calme si on peut dire, sans souffrance. Depuis trois
mois, nous pensions qu’elle pouvait s’esquiver à tout
moment, aussi je la veillais pour l’accompagner jusqu’à
son dernier souffle. Mais elle a préféré s’en aller hors
de ma présence. Cela m’a bouleversé d’avoir raté
l’instant de la séparation, mais peut-être l’a-t-elle voulu
ainsi, par dignité, se réservant ce moment pour elle
toute seule, pour ne pas me donner à voir comment la
201
mort l’emporte sur la vie. Je suis KO mais j’ai fort à
faire, donc je tiendrai. L’enterrement aura lieu à La
Brière mardi vers seize heures. Viens dès que tu peux,
tu seras logé chez ma nièce. Préviens-moi de l’heure de
ton arrivée, je t’attendrai à la gare. (Voix neutre) Fin du
message…
Von Hagen
Comme nous ne savions pas où vous joindre
rapidement nous avons répondu que vous arriverez à La
Brière aujourd’hui à dix sept heures trente huit. Voilà
vos billets, vous voyagerez en première. Vous avez
juste le temps de prendre quelques affaires et de filer à
la gare de Lyon …
J’erre dans un espace qui est le reflet, dénaturé par
quelque vice, de celui qui m’est familier. Mais c’est
bien la voix de Fanny qui m’annonce la mort de sa
mère. Un taxi est en faction, c’est le même
chauffeur que celui qui m’a amené. … … De quoi
ai-je besoin pour un voyage de deux jours ? … Je
peux rester habillé tel que je suis, juste ma trousse
de toilette … peut-être quand même une chemise
de rechange, … des chaussettes, un slip, ... Mais
qu’est-ce que cette histoire de partir pour deux
jours ! Tout à coup, je suis très excité. Me croientils assez fou pour revenir ? Ils pensent que je suis
sous la dépendance de leur inhibiteur, c’est
pourquoi ils sont aussi « gentils » avec moi. Ah, les
cons !! Je bois un grand verre d’eau, m’assieds
pour reprendre mon souffle, je suis sûr que mon
cœur bat à cent vingt, je glisse La Conjuration des
Imbéciles dans une poche de mon sac, trouve une
place pour l’ordinateur, serre avec force mon
202
téléphone portable avant de le glisser près du
bouquin, … je suis prêt, … rien oublié ? … non,
juste un mot pour Tatiana … sur une feuille de
papier du carnet …
Salut
Tatiana,
je
pars,
je
quitte ce mirage. Je vais à
l’enterrement d’une très chère
amie et resterai définitivement
chez moi, sur Terre. Car, je me
pose la question : le Labyrinthe
fait-il partie de notre planète
ou vogue t-il dans une autre
galaxie ? Je t’abandonne avec
peine car je crois que je
t’aime. Tu es la fille la plus
extraordinaire
que
j’ai
rencontrée. Si ce que tu m’as
dit concernant ton état est
exact sache que je reconnaîtrai
l’enfant et que je serai heureux
qu’il porte mon nom. Je suis
tout à la joie de quitter ces
lieux, mais l’angoisse m’étreint
à l’idée de te laisser dans
cette pustule infecte. Je ne
t’abandonnerai
pas,
je
reviendrai par le chemin déjà
pris par Ignatius. D’ailleurs,
je me demande pourquoi il ne t’a
203
pas
ramenée
chez
nous,
en
France. Et pourquoi il ne me l’a
pas proposé. Tu vois, je me sens
déjà hors d’ici.
Chauffeur, à la porte
Vous allez rater votre train si vous continuez à
lambiner !...
Moi
J’arrive …
Le chauffeur me presse. Je te
promets de faire le nécessaire
pour te sortir de là. Je le veux
aussi cet enfant. Je te serre
très fort dans mes bras et
embrasse ta si jolie bouche.
Je m’engouffre dans le taxi, au loin le klaxon d’une
voiture de police nous décoche un au revoir
inamical. Nous franchissons sans aucun contrôle
le passage frontalier entre Le Labyrinthe et la
France, quittons le parc par l’entrée de SaintCloud. Douce France. Le cœur bat de nouveau très
vite, j’ai envie de bouger, j’ouvre une fenêtre avec
l’autorisation du chauffeur …
« Revoir Paris
Un petit séjour d'un mois
Revoir Paris
Et me retrouver chez moi … »*
204
Mais oui, j’habite juste à côté, chauffeur
pourrions-nous faire un petit détour, un mini
détour de quelques minutes, j’aimerais revoir … ,
non, ce n’est pas possible, bon, vous avez raison, …
J’habite à côté mais où ?... ça y est, entre SaintCloud et La celle Saint Cloud,… je ne me rappelle
plus où… Vous connaissez le nom de la localité
entre Saint-Cloud et La celle Saint-Cloud ? Garches... Garches ?... j’appelle mon ami Loris …
Moiautéléphone
Salut, quel plaisir d’entendre ta voix… oui, c’est bien
moi, … inquiet ?, pourquoi ?... cela fait si
longtemps ?... j’ai essayé de te donner de mes
nouvelles, mais rien ne fonctionnait, ni mobile ni
Internet … non, je ne suis pas un schmock ! … j’ai
perdu la notion du temps, étrange histoire, ! … cela
veut dire que je lis l’heure ou une date sans en
comprendre la signification, les jours de la semaine ne
s’alignent pas dans leur prolongement, ils se
superposent, … il faudra t’y faire ! Comment va Colette
depuis le temps, puisque du temps est passé ? … ma
femme ? Pourquoi faut-il que je te demande de ses
nouvelles ?… ma femme très inquiète? … (abasourdi)
J’ai un problème de … (de plus en plus inquiet)
Comment dis-tu qu’ils se prénomment ? … mais je ne
déconne pas ! … je ne sais pas de qui tu parles … je ne
connais aucune Viviane si ce n’est une cousine de ma
mère, morte depuis longtemps ! … pas malade, j’ai subi
un lavage de cerveau… … oui, une espèce de lavage de
cerveau… (angoissé) aucun souvenir, rien, aucune trace
dans ma mémoire de ma femme et de mes fils … mon
chien, bien sûr … non, je ne l’ai pas laissé tout seul
205
mais (j’hésite) je ne me souviens plus qui le garde à la
maison ! ma femme, je suppose… Roseline ? oui, ma
belle fille qui est mariée avec ?, … Jessica, je la vois
comme si elle était devant moi, … j’irai consulter un
médecin dès mon retour … Je suis dans un taxi et je
prends le train, je vais à l’enterrement de Heidi, …
impossible et impensable, … elle a alerté la police ? …
je rentrerai directement à la maison, j’imagine sa tête
quand elle me verra la dévisager. J’oubliais, je ne me
rappelle plus où j’habite. Et si tu venais me chercher à
la gare avec sa photo et celles de mes fils ? Ta présence
la rassurerait.... merci. Je suis pétrifié. Sans la mort de
cette femme, je ne serais peut-être jamais revenu ! …
non, je ne me suis pas échappé, on ne s’échappe pas de
ce piège ! Je me rendrai à la police dès mon retour pour
déclarer ces kidnappings, ces enlèvements, parce que je
ne suis pas le seul auquel c’est arrivé … je ne peux pas
y aller maintenant sinon je vais rater le train…
Imagine-toi que j’ai rencontré là-bas Ignatius … oui,
lui-même… je ne suis pas fou, ce n’est pas une
méprise, nous nous sommes même engueulés, … … ce
n’était pas une illusion, j’ai emporté le livre dans ma
promenade et je l’ai encore avec moi. Or, j’ai constaté
que les répliques qu’il m’a lancées pendant nos
conversations ne figuraient plus dans le livre et y
étaient remplacées par des blancs, … achète « La
conjuration », feuillette-le et appelle-moi pour
m’insulter si tu ne constates pas des trous dans le texte.
Si c’est le cas, je suis bon pour l’asile ! A moins que
seul mon exemplaire soit affecté par cette maladie !...
Si ce n’est qu’une amnésie, j’ai peut-être une chance de
m’en sortir, une amnésie étrange dont je n’ai pas pris
206
conscience là-bas. Je vivais normalement, non, je dis
n’importe quoi, j’ai vécu tous ces jours dans le domaine
d’un nouveau Robert-Houdin, aux fabuleux talents mis
à la disposition d’une perversité criminelle. … J’appelle
Olivier et lui demande qu’il m’obtienne un rendez-vous
le plus vite possible avec son patron. … Ne t’inquiète
pas pour ça, j’ai encore des lueurs de lucidité … Oui, je
te rappelle ce soir ou demain pour te donner l’heure de
mon arrivée… Salut ...
Je consulte la liste de mes contacts et trouve le
numéro de Pierre. Si Loris ne m’avait affirmé que
c’était le nom de mon fils, je l’aurais certainement
effacé de ma liste. 06 07 94 11 03 … tonalité
« occupé »… D’accord, j’ai compris. ... Mes fils
sont-ils mariés, ont-ils des enfants, suis-je grandpère … Tatiana m’a dit que je serai le père de son
enfant, fantasme ou illusion ?… Le taxi me dépose
devant une des entrées de la gare. Je remarque
que le chauffeur a un écouteur à l’oreille gauche
relié sans doute à un walkman. Je règle sa course
vingt euros grâce aux mille autres que von Hagen
m’a glissé dans ma poche au moment où je le
quittais : un acompte sur votre prochaine paie, a-til précisé !
L’heure inscrite sur mon billet et celle qui s’affiche
sur l’horloge de la gare m’indiquent qu’il me reste
une vingtaine de minutes avant le départ. J’achète
quatre journaux et deux magazines, au comptoir
d’une cafétéria je m’offre un cappuccino et un
croissant, je souris d’un air béat à ceux qui passent
à mes côtés, je suis euphorique et catastrophé,
207
mais cela reste entre moi et moi, nous apprécions
et haïssons ces instants inoubliables. Que s’est-il
passé ? … Quel nom donner à ce symptôme ? …
Toutes ces femmes différentes rencontrées, que je
nommais chaque fois Tatiana, étaient Tatiana,
c’était elle … et l’évêque de Beauvais, les deux
vététistes, l’hôtel du Chenal blanc, je n’ai pas rêvé,
je n’ai pas dormi tout ce temps ! Ou alors
quelqu’un m’a prescrit une cure de sommeil et
Loris n’en a rien su. Je pourrais appeler des amis,
des neveux et nièces avec lesquels j’entretiens des
relations privilégiées, mais je ne saurai quoi leur
dire, ils ne comprendraient rien, et le Labyrinthe
c’est déjà si loin ! Plus tard, oui, il me sera possible
d’en parler, … Je traîne encore un peu dans ce
bonheur glacé, une chanson a déjà exécuté
quelques rondes dans mon cerveau avant que je
décèle sa présence insolite :
« Et pourtant
Je regrette tant
Je regrette en secret
La petite maisonnette
Que mon père habitait »
Je prends place dans un wagon où le silence est de
rigueur. La joie extrême, au moment de ma liberté
recouvrée, s’est enrhumée. Demeure sous
l’angoisse un zeste de bien-être, une dernière
pincée d’exaltation, que j’alimente artificiellement
de peur qu’ils se dissipent. Je me réchauffe à ce
soleil à nouveau voilé, soudainement surgi du
brouillard. En face de moi s’installe un jeune
homme qui pourrait être âgé de dix-huit ans. Il
sifflote un air que j’ai déjà entendu dans un film.
208
Le TGV est parti à l’heure. … … Le Monde auquel
je suis abonné depuis quarante ans m’a-t-il
manqué dans mon cachot ?... quels termes utiliser
pour définir ce séjour sur cette planète …
insensée ! Oui, une planète insensée … Je ne peux
pas me plaindre d’y avoir été maltraité, j’y ai
même passé des moments étranges, étonnants,
stimulants, … forts agréables,… ça pique du côté
du ventre, j’en ai le frisson, … rien que pour elle je
ne regrette rien !... la nostalgie de promesses
mirobolantes et abracadabrantes, grand-guignolesques et macabres, ubuesques et sadiques,
risibles et meurtrières, la nostalgie des pages d’un
Lewis Carroll né du sarcasme d’un vingt et unième
siècle ayant ouvert toute grande sa boîte de
Pandore,... je vais reprendre ma place que j’ai
laissée vacante depuis, … de cette aventure me
restera un handicap, la perte de la notion du temps
car je récupèrerai le, … j’ai presque sursauté.
Jeune Homme
Vous avez l’heure ?
Moi
Non ! …
Jeune Homme
Il y a longtemps que nous sommes partis ?
Moi, bafouillant
Je ne sais pas …
Ce jeune homme a besoin de compagnie… il
continue de siffler cet air que j’ai entendu pour la
première fois dans le film de Walt Disney
« Fantasia », je devais avoir vingt ans … Enfin !
me voilà redevenu libre, ça c’est une réalité …
209
quand je pense à la somme de travail qui m’attend
… Mais de quel travail s’agit-il ? J’ai beaucoup de
travail, mais qu’est-ce que je sais faire ? J’ai oublié
le métier que j’exerçais !... Malgré ces
interrogations très perturbantes, j’éprouve, à cet
instant, … du bonheur ? Ne serait-ce que du
bonheur de m’en être tiré à si bon compte … « La
SNCF vous souhaite un agréable voyage … »
«..... Le traité de non-prolifération
nucléaire est à l’agonie. » Cet essai
constitue une menace à la paix et à la sécurité
internationale a estimé M. Bush … « Un récit de
l’extrême
violence
ordinaire
au
Darfour a été rendu public par le
Haut Commissariat des Nations unies »
… … « L’environnement sera-t-il l’un
des thèmes majeurs de la campagne
électorale ? » … « Anna Politkovskaïa
a été tuée le 7 octobre. Son sourire
manquera même à ses assassins. » …
« Les sarkozystes accusent Villepin de
disloquer l’unité de l’UMP. » … « Au
cours de l’année 2002, 150 millions
de filles et 73 millions de garçons
ont subi des relations sexuelles
forcées…
Près
de
220
millions
d’enfants
sont
économiquement
exploités à travers le monde dont
plus de la moitié dans des mines, la
fabrication d’explosifs, d’armes, des
manipulations de toxiques,… » … « La
210
Whitechapel Art Gallery a écarté de
l’exposition qu’elle consacre à Hans
Bellmer une dizaine de dessins qui
pouvaient
choquer
la
population
musulmane de ce quartier... Au nom du
principe de précaution, la direction
du Deutsche Oper de Berlin a décidé,
lundi 25 septembre, de déprogrammer
Idoménée. L'annulation de cet opéra
de Mozart ne revient-elle pas à
donner raison aux extrémistes de tous
bords ? » … « Dernière minute 18 heures :
Affaire
des
« bébés
congelés » :
Véronique Courjault a avoué… » … « La
République islamique ne reculera pas
d'un pouce sur ses droits légitimes,
et l'Iran continuera glorieusement
sur la même voie. Le peuple iranien
est le peuple le plus cher et aussi
le plus
puissant au monde », a
déclaré le président iranien Mahmoud
Ahmadinejad » … …
Je mets l’ordinateur en marche… je consulte mes
messages, personne ne m’a écrit, je dois être porté
disparu. Cela commence à m’inquiéter. Comment
se fait-il que je ne me sois pas alarmé plus tôt de la
peine, des tourments, que ma « disparition » a
causé à tous mes proches ? Je téléphone une
nouvelle fois à mon fils, toujours occupé. Je
demande au jeune homme s’il me prêterait son
téléphone, je lui paierai la communication si elle
est établie. Mais il n’en a pas, ce qui m’étonne. …
Je me sens comme hors de moi, à côté de moi…
211
Jeune homme, d’une voix neutre
J’ai tué Giambellino !
Moi, sans comprendre
Excusez-moi, je n’ai pas saisi le sens de votre phrase…
Jeune homme, formule sa phrase plus lentement
J’ai tué Giambellino !
Moi, dans une sorte de torpeur
Merde !... Que s’est-il passé ? …
Il me confie qu’il est originaire du Labyrinthe.
Qu’il a aperçu le taxi venu me chercher. Quand le
chauffeur a quitté son véhicule pour me demander
d’accélérer le mouvement il s’est glissé dans le
coffre avec l’espoir que je n’emporterais aucun
bagage. Il m’a suivi et s’est installé à cette place,
personne n’étant venu l’occuper. Il n’a pas de
billet, il n’a que de l’argent yaourt, pas un centime
d’euro.
Moi
Mais que s’est-il passé ?
Jeune homme
Un accident…
Moi
Avez-vous prévenu sa mère ?
Jeune homme
Je ne la connais pas ! Il m’a parlé de vous.
Moi, dubitatif
Juste avant de mourir ?
Jeune homme
Juste avant de mourir…
Moi
212
Mais que c’est-il passé, vous me parlez d’un accident,
quel accident ?...
Jeune homme, ne peut s’empêcher de sourire
légèrement
Je lui ai fait enlever sa culotte, enduit ses fesses de
cendres et j’ai dit à mon chien de courir après lui pour
lui mordre les fesses. Après, ça était l’accident, une
voiture l’a renversé et écrasé mon chien…
Moi, après un long silence
Et c’est à moi que vous demandez de l’aide …
Jeune homme
Giambellino m’a dit que vous veniez de l’adopter, j’ai
cru que vous n’auriez pas trop de chagrin. C’est pour ça
que lorsque j’ai vu la voiture qui vous attendait …
Moi
Quel est votre nom ?...
Jeune homme
Gilles Schultz…
Moi
Je vais être obligé de demander au contrôleur de
prévenir la police …
Gilles
Je suis recherché par la police, ils allaient m’arrêter
quand je me suis enfui…
Moi
Pour quelle raison allaient-ils vous arrêter ? …
Gilles
Ils savent depuis toujours que c’est moi, puisque c’est
moi qui a tué les trois autres !
Moi
Quels trois autres ?
Gilles
213
Jeudon, Roussin et Edelin … J’étais toujours seul avec
celui que je tue.
Moi
Donc, à part moi, personne ne sait que c’est vous
l’assassin ! …
Gilles
Puisque je vous dis qu’eux le savent !
Moi de plus en plus méfiant
Pourquoi le sauraient-ils ?
Gilles, étonné par ma question
Ben, c’est mon rôle !
Moi qui, une fois de plus, ne comprends rien
C’est votre rôle ? …
Gilles
Quand il y a eu le tirage au sort c’est moi qui a gagné.
Mais personne savait que j’avais la lettre gagnante.
Giambellino je le connais, j’avais pas envie mais en
même temps terriblement envie et je l’ai quand même
fait parce qu’après ça va mieux … Je peux en violer et
tuer autant que je veux quand j’en ai envie avant d’être
pris parce qu’on est toujours pris …
Moi, le prenant pour un mythomane
Et avec moi tu ne vas pas être pris.
Gilles
Non, parce que jamais personne ne quitte son pays et
que je suis chevalier…
Moi
Seuls les chevaliers peuvent quitter le pays, bon … Et
qu’allez-vous faire maintenant ?
Gilles
Je reste avec vous ...
Moi
214
Ce n’est pas possible, je vais à un enterrement et
ensuite je rentre chez moi.
Gilles
Mais vous avez bien adopté Giambellino !
Moi
Pour si peu de temps ! C’est ma femme (je me
surprends par cette confusion) … je veux dire la
femme avec, … la femme qui vivait dans la même
maison que moi l’avait adopté en premier, moi je n’ai
fait qu’approuver du bout des lèvres … tu comprends
pourquoi je ne peux garder auprès de moi un garçon qui
tue d’autres jeunes gens, quelles que soient ses raisons.
Gilles, fataliste
C’est pas grave puisqu’on est toujours pris !
Moi
Puisqu’on est toujours pris ce n’est pas grave de tuer
une personne, un animal ?
Gilles
Non !
Moi
Mais si vous restez avec moi, vous ne serez pas pris,
donc cela devient grave !
Gilles
Non, puisque ce sera une autre vie !... (furieux) C’est
eux qui veulent ça !
Moi
Ils, c’est qui ? …
Gilles
Tous,… les animateurs, … mes parents, …
Moi
Ils veulent quoi ?...
Gilles
215
C’est parce qu’ils le veulent et que j’avais envie de le
faire … J’ai très souvent envie !
Moi
Et tu l’as fait ?
Gilles, moqueur
Mais non, vous avez cru ça ? Je l’ai inventé pour que
vous m’écoutiez !
Moi
C’est réussi !... Alors pourquoi es-tu parti ?
Gilles
Mes parents m’ont parlé de la France, alors j’ai voulu
aller voir…
Moi
Mais ils vont te reprendre ! …
Gilles
Non, si vous me tirez de là…comme vous vous en êtes
tiré…
Moi
Je ne me suis pas tiré je vais à un enterrement ! …
Gilles
Mais si, vous vous êtes tiré ! …
Le train file à vive allure. J’ai besoin d’un café, je
l’invite à me suivre. Nous croisons le contrôleur à
qui j’explique que ce jeune garçon qui m’accompagne n’a pas eu le temps de prendre son billet. Je
paie et nous continuons vers la voiture-bar. Il n’a
jamais vu ni pris un train de sa vie. Tout ce qu’il
voit l’étonne et il me questionne comme le ferait
un enfant de cinq ans. Il rit quand je lui confirme
qu’il ne pourra pas, même s’il le souhaitait,
commander des yaourts panés. Nous prenons
216
place dans la file des voyageurs qui attendent pour
commander un mets ou une boisson.
Je l’interroge et il me raconte :
Gilles
J’ai perdu mes parents quand j’avais six ans, ils sont
morts presqu’en même temps. Mon père m’avait appris
à chanter, il était chantre de l’église de la paroisse. Je
vais tous les dimanches à la messe pour entendre les
chants et prier. Surtout à Noël. Ma mère jouait de la
guitare, souvent on chantait ensemble. Ca me plairait
d’avoir un orgue de barbarie…
Moi
Tu fais quoi ?
Gilles
Rien. Un chevalier ne fait rien… ou la guerre. Le
travail est honteux, c’est bon pour les serfs !
Moi
Vous ne travaillez pas ?
Gilles
Non.
Moi
Vous faites quoi ?
Gilles
La guerre !
Moi
Vous vous êtes engagé dans l’armée ?
Gilles
C’est ce que je voudrais … (Gilles réfléchit, puis dit
très vite comme si l’idée lui était venue subitement) …
Peut-être dans la Légion. C’est pour ça que je suis parti.
Si les Français ne veulent pas de moi j’irai voir les
217
Américains… Ou alors j’irai à Jérusalem me recueillir
sur la tombe de Jésus…
Moi
Ce n’est pas pareil ! et surtout, Jésus n’a pas de
tombe… !
Gilles
C’est vrai puisqu’Il est ressuscité. Je n’sais pas
pourquoi j’ai dit ça… C’est la faute à Satan !
Moi, de plus en plus intrigué
De Satan ?
Gilles
Dieu et Satan se partagent le travail : Dieu crée les
hommes, Satan les gouverne puis, Dieu les récupère,
absout les fautes que Satan leur a fait commettre et leur
ouvre les Portes du Paradis.
Nous commandons, moi un café, lui un coca. Je
veux payer mais il le prend très mal et sort d’une
poche une liasse de billets de cinquante euros. J’en
suis stupéfait. Il me sourit et nous rejoignons une
table.
Moi, mécontent
Vous me racontez n’importe quoi !
Gilles
C’est comme tout à l’heure. Si je t’avais dit que j’avais
de l’argent tu ne m’aurais pas laissé m’asseoir en face
de toi.
Moi
La place était libre, je n’avais aucune raison de m’y
opposer.
218
Il manifeste son contentement devant le coca, je
me satisfais de l’ersatz de café.
Gilles, souriant,
Je n’avais pas eu l’idée de m’enfuir, d’ailleurs ces
minables ne me retrouveront plus. ... Ils ont perdu ma
trace, ils pensent pas que je ferai ça, j’en suis sûr, à
cause de la barrière électrique, personne peut la
franchir, ils croient que je suis toujours là-bas !...
Après notre arrivée à la Part Dieu, je me dirige
vers un escalier et le couloir qui mène au quai où
se trouve le train à destination d’Ambérieux. Gilles
est à mes côtés. Je monte l’escalier qui conduit au
train et, arrivé sur le quai, je me retourne, Gilles
n’est plus là. Je redescends les marches, il y a du
monde dans le couloir, sauf Gilles. Je me dirige
vers la sortie, peut-être s’est-il égaré ?... je ne le
vois nulle part. Cela m’inquiète beaucoup. Ce
jeune homme à des problèmes sérieux et je m’en
veux de ne pas avoir été plus attentif à son
comportement. Il m’a bluffé durant tout le voyage,
mais je ne saisis pas pourquoi. Mythomane,
affabulateur, sans aucun doute, après je ne sais
plus… Et puis, ce n’est plus mon problème, mon
problème immédiat est de ne pas rater mon train
qui part à douze heures treize et ma montre affiche
douze heures dix. Je cours et m’essouffle
rapidement. J’arrive à Meximieux-Pérouges,
Fanny m’attend.
15
219
« Heidi est le prénom d’une
femme que j’ai connue durant
soixante ans. Il n’y a jamais eu
d’autres Heidi dans ma vie. Je
l’ai rencontrée pour la première
fois au château de Meximieux
alors qu’elle dirigeait ce home
d’enfants. Par la suite, elle et
ma mère sont devenues de grandes
amies – sa meilleure amie pour
ma mère-. Deux ou trois fois
l’an,
elle et mes parents se
rencontraient à Pérouges ou à
Paris. Je me joignais parfois à
eux et il m’arrivait de leur
acheter des billets pour un
théâtre ou une exposition. Mais
le plaisir que nous prenions,
Heidi et moi, à ces rencontres
était non seulement réel mais
s’enracinait dans un imaginaire
que ni elle ni moi n’avons
jamais cherché à explorer. Cela
tenait à un « je ne sais quoi »,
« un presque rien » qui, dans
220
une
infime
mesure,
nous
apparentait à Montaigne et La
Boétie :
c’était
parce
que
c’était elle, c’était parce que
c’était moi...
Je me détourne de mon texte attiré par un bruit et
quelques murmures qui viennent sur ma droite.
Poussant devant eux leur vélo, les deux vététistes
se fraient à pas lents un chemin parmi les
personnes rassemblées autour de la tombe. J’ai du
mal à croire ce que voient mes yeux. En passant
derrière mon dos, à me frôler, le premier profère à
la manière du speaker de Radio Londres, pendant
que son copain simule un brouillage des ondes
« La gazelle a retrouvé son petit ». Le deuxième
reprend, en écho, pendant que son copain simule
un brouillage des ondes : « Nous répétons, la
gazelle a retrouvé son petit ». Ils nous dépassent,
enfourchent leurs machines, et en quelques coups
de pédales se retrouvent en bas de l’allée qui mène
à la sortie. Ils saluent Vieux 1 et Vieux 2 assis sur
un banc qui bayent aux corneilles. La perplexité de
l’assistance et la confusion qui règne dans mon
cerveau m’incitent à reprendre la lecture de mon
texte…
Quand
je
lui
chantais : »Alle
vöglein
sind
schon
da… »
je
sentais une
émotion l’entraîner vers des
lieux
qu’elle
seule
pouvait
investir. A ces moments, nous
221
étions
liés
par
une
même
partition comme le sont deux
musiciens interprétant quelque
sonate.
Une
complicité
qui
s’ali- mentait d’un regard ou
parfois
même
d’une
phrase
frôlant le lieu commun. Nous
nous cantonnions dans un no
man’s land où ses mérites ne le
disputaient pas à mes échecs ou
mes réussites. Je ne sais donc
rien de la femme Heidi, encore
moins de la mère de Fanny,
Madeleine, Rebecca, Amalia. Je
sais seulement qu’elle m’a sauvé
la vie à l’âge où la Directrice
tutoie l’enfant et où l’enfant
vouvoie cette dame qu’il craint.
La crainte avec l’âge a fait
place
au
respect.
Mais
la
retenue
implique
t-elle
le
vouvoiement
alors
qu’elle
m’encourageait à la tutoyer ?
Je tutoie nombre de personnes
que je respecte.
Reste la
timidité du petit garçon devant
la femme. Peut-être, qu’en ce
222
qui concerne Heidi, elle ne m’a
jamais quitté.
Je viens de lire ce texte devant la tombe de cette
femme à la morale et au courage exemplaires. Le
trou dans cette terre glaiseuse est béant et le
cercueil en bois mort relève de l’incongru.
Pourquoi un tel objet exposé là ? C’est une
coutume très ancienne que d’enterrer les morts, de
leur bâtir des pyramides, des cathédrales tout
confort, ou de simples trous pour les soustraire à
notre vue. A quel autre effet pourrait servir cette
boîte en bois qui attire mon regard alors que je me
penche légèrement au-dessus de l’abîme ? Car il
eut été terrible pour l’assistance d’avoir à
contempler un corps sans vie dépouillé de tout
apparat. Il nous aurait peut-être rappelé ces
charrettes chargées de corps squelettiques, tirées
ou poussées par des silhouettes faméliques. Ou
encore ces corps mutilés, cramés au lanceflammes, laissés à même le sol de l’église ou du
bunker, dans une posture qui en dit long sur le
degré de souffrance des suppliciés.
La terre libérée de la main de chaque parent, ami,
passant, frappe le cercueil d’un bruit mat qui
sonne le glas du navire chaviré. La déferlante de la
vie agrippe avec force la déferlante de la mort.
Tourmenté par cette cérémonie dont les contenus
liturgiques m’insupportent, je rejoins le prêtre qui
s’apprête à quitter le cimetière. Je lui demande,
d’abord, s’il connaît les deux cyclistes qui sont
venus perturber notre recueillement. C’est non. Je
223
continue en l’interrogeant : comment, homme de
foi mais aussi homme du vingt unième siècle,
pouvait-il encore évoquer avec autant de
conviction la bonté de Dieu, ne rien trouver à
redire à la mise à mort de son fils et soutenir avec
autant d’ingénuité l’idée de la résurrection, et
surtout pourquoi donner la vie pour la reprendre
sitôt donner. Il me regarde pour essayer de
deviner si je lui tends un piège. Je le rassure.
Prêtre, tout en marchant
Il est impossible de répondre à votre question si vous
opposez aux réponses que propose la foi celles que
nous offre la science. Foi et science ne peuvent se
répondre ni s’opposer puisque leurs champs
d’investigation se situent dans des domaines qui ne
peuvent s’agréer de par leurs définitions. Elles
coexistent chez des hommes de bonne volonté mais
sont sources d’anathèmes quand les hommes décident
de s’opposer par leur intermédiaire. Ainsi, de la
résurrection du Christ si je reprends votre avantdernière question : si vous n’y croyez pas, personne n’a
le pouvoir de vous convaincre.
Nous passons devant Vieux 1 et Vieux 2 qui se
lèvent à notre passage, nous saluent et nous
emboîtent le pas. Je m’apprête à répondre au
prêtre quand la voix de Vieux 1 s’immisce dans
notre conversation :
Vieux 1
Pas si simple. La Bible, ancien et nouveau Testament,
le Coran, se lisent à la manière de livres d’Histoire.
Ainsi, tels événements ont eu lieu à telle époque, tels
personnages ont tenu tels rôles. Dieu et tous les
224
protagonistes qui ont à voir avec lui sont inscrits dans
l’histoire de l’humanité. Peu nombreux sont
aujourd’hui ceux qui remettent en cause l’existence, il y
a trois mille trois cents ans, d’un dénommé Moïse.
Vieux 2
Quand les juifs, les chrétiens, les musulmans débattent
sur Moïse, sur Jésus, sur Mahomet, on est surpris de les
entendre évoquer l’Histoire. (Nous faisons une petite
halte sur le chemin pour écouter la réponse.) Bien
qu’elle soit révélée, le clergé a toujours essayé de
montrer qu’il y a une logique non pas seulement
théologique mais bien historique.
Vieux 1
Pendant plus de trois millénaires, la vérité révélée l’a
emporté sur la vérité scientifique car, une fois décrété
l’axiome de départ, en découle un raisonnement d’une
parfaite cohérence.
Vieux 2
Bien que révélée cette vérité est construite selon une
logique. Pourtant, une vérité révélée n’a besoin
d’aucune logique, elle est telle qu’elle s’est révélée,
avec ses cohérences et ses incohérences.
Vieux 1
Pour répondre à la question posée tout à l’heure, si on
admet avec les Evangiles et d’autres auteurs que Jésus
est le fils de Dieu, il semble difficile d’imaginer qu’à
l’image de son père il n’ait quelque pouvoir. D’après
notre expérience et nos savoirs, chaque enfant va
recevoir de ses parents des gènes qui l’apparenteront à
ses ascendants. Il lui manquera les acquis qui
n’appartiennent pas au patrimoine chromosomique. Or,
225
Dieu peut être considéré comme une entité dont tout
l’acquis, si acquisitions il y a eu, a été converti en inné.
Dieu est, il est le Tout infaillible. On peut donc penser,
selon toute probabilité, que le fils d’une telle entité
ayant comme mère une terrienne, devrait avoir un
génome dont vingt trois chromosomes appartiennent à
la lignée du père. Le fils a donc hérité de son père,
peut-être pas de tous les pouvoirs mais obligatoirement
de certains…
(quelques personnes se sont arrêtées pour écouter ce
qui se dit. Nous formons maintenant un bouchon qui
oblige ceux qui nous dépassent de faire un détour
autour de deux tombes).
Vieux 2
Il a aussi hérité de vingt-trois chromosomes qui
appartiennent à la lignée de la mère. Il a donc hérité de
sa mère non pas toutes les faiblesses, mais certaines. Il
ne peut donc prétendre être l’égal d’un dieu ou de Dieu.
Son côté terrien le cantonne à un rôle subalterne dans la
hiérarchie divine. Cela dit, fort de ses connaissances et
pouvoirs il aurait pu échapper aux soldats romains.
Vieux 1
Mais il ne l’a pas fait. D’après vous, fort de ses
connaissances et pouvoirs, il s’est laissé mettre en croix
sans trop se faire de souci. Puis il a déchanté en
apprenant que son corps était une pelure difficile à
porter et que son Père était parti inspecter une autre
partie de l’Univers pendant qu’il marinait sur sa croix.
Porté mort au tombeau, il s’en est éclipsé avec l’aide de
son père puisqu’il n’avait rien à y faire. Cela a été un
jeu d’enfant pour lui d’apparaître ensuite devant Marie
La Magdaléenne, Marie la mère de Jacques, devant
226
Jeanne, par la suite devant les disciples et de rejoindre
Dieu après l’entrevue de Tibériade. J’ai du mal à me
glisser dans cette histoire. Ce fils d’un Dieu et d’une
terrienne me rappelle trop les mythologies grecques et
romaines.
Prêtre
Difficile pour un prêtre de se prêter à ce genre de
débat....
Vieux 1, s’adresse à Vieux 2
Pensez-vous que ce n’est qu’après sa mort qu’il a
hérité de certains attributs qui le prédisposaient à tenir
le rang que vous savez ?... Cela voudrait dire qu’à sa
naissance, Jésus est un enfant que rien ne différencie
des autres enfants de son village, que rien ne prédispose
à un avenir brillant. Pourtant, une étoile qui ne figurait
sur aucune carte du ciel de l’époque, va alerter les Rois
mages et leur indiquer la route qui mène à l’étable.
Bizarre, ne trouvez-vous pas, tous ces personnages qui
viennent faire allégeance à ce bout de chou qui vient de
naître ? N’aurait-il quand même pas quelque pouvoir
particulier que nul autre pareil ne détient ? Si vous
maintenez qu’il n’en a pas, affirmeriez-vous que son
père l’a envoyé sur Terre dans un total dénuement à la
seule fin de lui faire faire un voyage d’études ? A subir
les affres d’une initiation pour qu’il comprenne de quoi
est fait le quotidien de l’homme ? Que la créature
humaine issue des doigts de Dieu et de son imagination
est un être d’une grande complexité difficilement
gouvernable ? Croyez-vous cela ? Croyez-vous que
Dieu a promis à Jésus, s’il passait avec succès ces
examens, qu’Il lui confierait alors des pouvoirs
227
importants et qu’il lui réservait le siège placé à sa
droite ? …
Vieux 2
Mais si ce rôle ne lui avait pas convenu, ne serait-il pas
resté sur Terre ? Il aurait pu épouser Marie la
Magdaléenne ou toute autre brave fille qui lui aurait
donné une multitude d’enfants conformément aux
souhaits de son Père qui voulait que son peuple croisse
et se multiplie. Or, il a choisi l’autre voie, celle de la
Résurrection.
Vieux 1
Vous faites exprès de ne rien comprendre ! (Il s’arrête.
Nous avons déjà franchi le portail du cimetière et nous
nous trouvons sur la chaussée) Lazare, l’ami de Jésus,
souvenez-vous, est mort depuis quatre jours. Il
commence à sentir. Jésus a dit à Marthe, une des sœurs
de Lazare : « Ton frère ressuscitera. … Quiconque vit
et croit en moi ne mourra jamais ; le crois-tu ? » Ce
sont ses paroles ! Jésus est sûr de lui, il connaît ses
pouvoirs, il n’est pas un faiseur de miracle. Aucun
thaumaturge n’a su et ne saura jamais réveiller un mort.
Jésus parle d’abord à son père, c’est très important, puis
s’écrie : « Lazare, viens dehors ! » Celui-ci apparaît
encore enveloppé de son suaire. Jésus ordonne qu’on le
délie et qu’on le laisse aller. Point d’accolade. Jésus a
donc le pouvoir de ressusciter les morts, même quand
leur âme a commencé à prendre du champ.
Vieux 2
Son pouvoir, c’est d’abord celui de son père qui
s’exprime à travers lui. En fait, il demande à son père
de montrer sa grandeur en accomplissant ce miracle par
l’intermédiaire de lui, le fils. Jésus n’a encore, au
228
moment de l’épisode de sa vie que vous venez de citer,
aucun pouvoir si ce n’est celui de relais. Il est dans une
situation voisine de celle de Moïse écrivant sous la
dictée de Dieu ou de celle de Mahomet qui lui prête sa
voix.
Vieux 1
Donc, vous êtes pour le voyage d’études et l’initiation ?
Vieux 2
Pour la Résurrection et la Rédemption.
Vieux 1
La résurrection, voir plus haut. Quant à la rédemption,
pourquoi faire ? Racheter le genre humain alors qu’il a
été créé par Dieu ? … (Vieux 1 va s’asseoir au volant
de la voiture et met le moteur en marche. Vieux 2 le
rejoint)... Adam, berger ignorant, a désobéi à Dieu, sans
comprendre que son insoumission allait le sauver. Sans
le savoir, il a fait le bon choix, celui qui allait porter sa
descendance vers l’intelligence et les connaissances. Il
nous a permis de ne pas vivre éternellement idiot. C’est
une des raisons qui me fait penser que si Jésus a voulu,
par son sacrifice, racheter la faute d’Adam il s’est peutêtre sacrifié pour rien !… (Le conducteur accélère, la
voiture s’éloigne. Le curé à mes côtés, nous nous
approchons de Fanny qui nous attend appuyée contre
la porte avant de sa voiture, ses deux enfants et sa
nièce lui faisant face.)
Fanny au prêtre
Vous connaissez ces gens-là ?
Prêtre
Jamais vu, j’ai cru qu’ils faisaient partie de votre
famille ou de vos amis …
229
Fanny
Non, pas du tout, c’étaient des raisonneurs !
Prêtre
La foi nous garde de ce genre de raisonnements …
Fanny remercie le prêtre pour sa prestation, puis
elle me conduit à la gare. Nous nous serrons dans
les bras chaleureusement.
Les rames de ce train régional sont neuves et
confortables. J’allume mon ordinateur pour
prendre quelques notes.
Si la misère accable un croyant, il ne peut que conclure : j’y suis
pour quelque chose, j’ai commis une faute. Si elle n’est pas
évidente, il s’en invente une. Et s’il est fautif, il mérite une
punition. La culpabilité est lâchée, elle n’est pas prête à regagner
sa tanière d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Comment l’homme a
t-il su dénicher un démon aussi perfide ?
Ils me suivent. Quelle naïveté de ma part ! ... Je
saurai leur échapper.
Changement de train à Lyon. A dix-huit heures
quinze, je suis rendu à Paris.
230
16
Salut Loris, quel plaisir de te revoir,
Le plaisir est réciproque,
Des amis de quarante-cinq ans c’est quand même
mieux que des amis de trente ans,
Surtout lorsque l’un d’eux réapparait après s’être inscrit
aux abonnés absents. Cet enterrement, pas trop dur ?,
Beaucoup de tristesse. L’extinction des feux avait déjà
été ordonnée depuis quelque temps. C’était du rab, mais
un rab de fond de casserole,
Je suis rassuré, je craignais que tu ne me reconnaisses
pas,
Ce qui a été effacé, ce sont les pensées qu’ils ont pu
censurer avant l’injection du contre poison, je
t’expliquerai tout à l’heure.
Si tu m’as reconnu aussi facilement, tu vas à coup sûr
identifier Vivianne sur cette photo, …
Je regarde la photo, … je me raidis et la lui rends,
confus et catastrophé, ... j’ai immédiatement
distingué Colette, mais l’autre femme m’est
totalement inconnue, pas le moindre trait de son
visage ne m’est familier… Nous nous dirigeons en
silence vers le parking. Il paie avec une carte, puis
nous prenons l’ascenseur jusqu’au 3ème sous-sol, la
porte s’ouvre, je sors, d’autres personnes prennent
231
place, je me retourne, Loris me suit, je lui
demande de quel côté est garée sa voiture, il me
montre d’un coup de menton la direction à
prendre …. Je m’étonne qu’il ait changé de voiture
alors que la précédente était presque neuve. Il me
sourit, me montre avec son doigt dirigé sur sa
tempe qu’il est fada, me désigne son larynx. Ne
parlons pas me dit-il, la voix soudain enrouée, je te
ramène chez toi le plus vite possible. A ma grande
surprise, une personne que je distingue mal,
occupe déjà le siège avant de la Mercedes, je
m’installe à l’arrière, nous partons. Le passager se
tourne vers moi :
Van Hagen, me sourit
Je suis vraiment content que tout se soit bien passé pour
vous.
Nous empruntons le chemin habituel, les quais
rive gauche, Issy-les-Moulineaux, Sèvres, … Nous
pénétrons dans le Parc par la Grille d’Honneur,
contournons les bâtiments administratifs et
passons en trombe la barrière douanière levée.
Nous venons de franchir la frontière du
Labyrinthe. Je me retourne, trois hommes replient
avec vélocité le poste de douane que nous venons
de dépasser… Bien que restant muet je m’indigne,
ou l’imagine, puis mon cœur bat la chamade,...
enfin je capitule, la folie l’emporte sur la raison ...
Allée du Fer à Cheval, Allée de Versailles, nous
franchissons un carrefour, une courbe, et devant
nous se dresse le Palais Providentiel, résidence
d’hiver de l’homme fort du pays, mélange de
château fort et de palais de Fée Clochette ... L’allée
232
devient Le Boulevard de la Réviviscence. Nous
roulons au pas tant le trafic est devenu dense. La
route s’enfonce sous le Palais Providentiel, une
signalisation indique
Labyrinthe City
la capitale. Ici le Centre commercial des Labellisés,
les hôtels de grand luxe, casinos, music-halls,
boîtes de nuit, la Place aux Divertissements, les
lumières de la ville. Là, le Centre commercial Le
Touvenant éclairé par des becs de gaz. Je demande
au chauffeur de ralentir pour que je puisse voir
dans leurs fonctions ces deux allumeurs de
réverbères, je baisse ma vitre car ils disent quelque
chose … « Dormez, bonnes gens, … nous pensons
pour vous … Dormez, bonnes gens, ... La voiture
stoppe devant le Centre Civique, une ancienne
chapelle. Un homme coiffé d’un haut-de-forme se
précipite et m’ouvre la portière, je comprends que
je dois quitter la voiture et le suivre. Nous
pénétrons dans une … cathédrale ! Devant nous,
quatre sièges font face à un bureau derrière lequel
est déployée la bannière du Labyrinthe. Un
homme, une veste droite mettant en valeur une
cravate lavallière flottante à pois, me salue de la
tête et reprend la lecture d’un document. L’homme
au chapeau haut-de-forme me demande de
prendre place sur la deuxième chaise en partant de
la gauche et ressort. Des gens visitent la cathédrale
pendant que d’autres prient. La porte s’ouvre,
Tatiana plus ravissante que jamais ! Je me lève,
elle me prend par la main et vient s’asseoir sur ma
droite, l’homme au haut-de-forme à la droite de
Tatiana. Une femme qui, me semble t-il, priait tout
233
à l’heure prend place sur ma gauche. L’homme à la
lavallière a posé le document sur la table et se
place derrière elle, face à nous. Il me demande si je
veux prendre pour épouse Tatiana Onéguine. Je
réponds oui. Tatiana répond elle aussi par oui, elle
me prend pour époux. L’homme à la lavallière me
tend une petite boîte de laquelle j’extrais une
bague que je passe à l’index de Tatiana. Tatiana
prend la deuxième bague et me la passe au doigt.
« Je vous déclare mari et femme devant la loi » dit
l’homme à la lavallière. Musique de Mendelssohn
pendant que nous signons sur le registre et que les
deux témoins en font autant. Tatiana m’ouvre ses
bras, nous nous embrassons, elle me confie que la
loi du pays n’accepte pas les célibataires et elle me
quitte aussitôt car de graves incidents ont eu lieu
et on a besoin d’elle là-bas. L’homme au haut-deforme me raccompagne jusqu’à la voiture et, sans
que le moindre mot soit échangé avec le chauffeur,
nous repartons. La voie remonte à la surface, elle
devient chaotique, la nuit s’est répandue dans le
moindre interstice de cette portion de Terre, seuls
les phares éclairent la route. Le parc s’étend
maintenant sur plusieurs kilomètres. Un panneau
indique Batanic Town. Des lampadaires
électriques éclairent des mobil homes, des
bungalows, des caravanes. Le chauffeur à la tête de
Loris me laisse devant ma nouvelle adresse : 33,
Avenue des Bâtisseurs. Une pancarte à côté de la
boîte aux lettres : Mobil home 4 places, 23m²:
2 chambres : l’une avec 1 lit double, l’autre
avec 2 lits simples - salle de bain avec
234
douche, lavabo et WC - coin cuisine équipée
(feux, frigo, évier, vaisselle) - salon de
jardin + 1 parasol. Dans la boîte, trois lettres,
un journal. La clé est accrochée à un clou doré
planté au milieu de la porte, je rentre. Décor plus
simple que le précédent. La première lettre émane
de la Direction de la Standard Yaourt Company
qui m’annonce mon licenciement. Le prétexte :
mon déplacement à l’étranger. Ne pouvant de ce
fait assumer la responsabilité du service, la
Direction se voit dans l’obligation de me remplacer
sur le champ, car ce poste requiert un travail à
temps plein. Une deuxième lettre à l’en-tête du
Consortium d’investissements Immobiliers me
demande de me rendre dès le lendemain matin,
sept heures, sur le chantier de construction du
BATANIC. Je pose les lettres sur la table, dans
l’armoire sont rangées mes affaires et celles de
Tatiana, je m’assois sur le canapé… … « On ne
connaissait plus les chefs ni le
drapeau. Hier la Grande armée, et
maintenant troupeau* ». Je fais maintenant
partie du troupeau, sans penser, sans réagir, sans
me poser les questions qui me sont essentielles,
sans envie ni désir, chose vivante sans être, plutôt
désertée par son être. … Non, je ne suis pas
extérieur à moi, je suis dans moi, un moi-nuage.
Pas résigné, plutôt affadi, pas dans une absence,
plutôt chose que sujet, pas inactif … je fais ce
qu’on me dit de faire, j’exécute les ordres sans état
d’âme. … je regarde, je suis un regard, j’enregistre
tout ce qu’il voit, je n’en tire rien … mêlé aux
235
événements, sans envie de m’opposer à eux ou de
les approuver, je les subis… « je », je ne dis pas
« il » en parlant de moi, reste encore une parcelle
de mon identité… L’état dont je suis le symptôme
apparaîtrait, vu par un scanner à inventer, comme
la matérialisation d’une absence métaphysique,
sorte de schizophrénie où hallucinations
et
stupeur catatonique ont envahi la place. Aucune
envie de fuir, de tout plaquer, ce n’est pas dans
mes préoccupations. … Je ne me sens responsable
ni de moi ni de personne, de rien. Je ne sais pas ce
que je suis, qui je suis, je ne mesure plus le degré
de mon désespoir… seule Tatiana ensoleille la
route … Deux silhouettes éclairées de dos se
postent devant la fenêtre. D’une main, l’une la
pousse, elle s’ouvre.
Silhouette 1
Faut-il vivre pour être ? Je vis, donc je suis ? Ou peuton vivre sans être ? Je vis mais ne suis pas. Quand on
n’est pas, qu’est-ce qu’on est quand même ? On existe.
On est existant mais on ne sait pas que l’on est. Faut-il
la reconnaissance de l’autre pour être ? Un nouveau-né
abandonné dans le désert, nourri artificiellement par un
procédé encore à découvrir, sans contact avec un être
vivant saura t-il qu’il est ? Non, pas plus qu’il ne saura
jamais qui il est. Je suis celui que je suis parce que
l’autre m’a fait tel, parce que l’autre me fait être. Je sais
que je suis parce que l’autre me le fait savoir. Mais je
suis apte à savoir que je suis. Cela n’est pas donné à
toute individualité vivante. Et l’étant, c’est quoi ? Estce celui qui est, celui qui dit qu’il est, celui qui dit je
suis celui qui est ?
Silhouette 2
236
Je suis étant. L’étant, c’est le je qui a phagocyté les tu,
nous, vous, ils. C’est la phase triomphante de l’étant…
Je suis étant est le stade premier. C’est déjà un état
mais c’est encore une destination, un voyage. C’est un
mouvement incertain. C’est aussi un contenu, un savoir,
des connaissances. C’est un vécu, c’est une conscience.
… L’étant est à l’arrêt. Il a perdu son élan, c’est un être
saturé, replet, qui n’en peut mais. Il est l’aboutissement
du je suis, mais aussi sa métamorphose. Il est le
présent, sans passé ni futur. Aucune mémoire ne
conserve la trace de l’étant, il est sa mémoire. L’étant
est dans l’instant dont la durée peut varier entre le
milliardième de seconde et quinze milliards d’années.
… J’ai été laisse des traces, des empreintes. L’étant est
un trou noir qui ingurgite tout sans laisser trace de son
passage. Je suis est une continuité, l’étant une globalité.
Elles/ils me font un signe d’adieu, et s’éclipsent. Je
me lève pour fermer la fenêtre… Sur le rebord, un
livre « Sein und Zeit » … Je me sens très fatigué,
c’est la seule sensation que j’éprouve, je me couche
et j’allume la télé sans y penser. Aucun programme
si ce n’est un texte : « le 7ème jour, le
Seigneur et l’homme se reposent ».
J’ajoute mentalement : « Les murailles
croulèrent… » … J’éteins la télé, … tiens, je peux
l’éteindre, consulte mes emails, des spams par
dizaines, quatre emails de femmes qui me
proposent de les rencontrer. Je vide le panier,
extinction des feux, ............................................…..
…………………..…………………….. Je suis dans ma
maison entouré par mes deux fils et ma femme
237
dont je ne reconnais pas les visages. Nous fêtons
l’anniversaire de ma fille celle que j’ai eu avec
Tatiana. Mais Tatiana n’est pas présente. Je
m’étonne auprès de ma femme de cette absence
inexpliquée. Je préviens que je vais la chercher
dans une autre pièce. J’ouvre la porte et la referme
derrière moi. Je suis dans l’ascenseur avec des
mineurs et nous descendons vers le fond de la
mine. L’ascenseur prend de plus en plus de vitesse,
et subitement le plancher s’entrouvre, je tombe, je
tombe, je tombe dans le vide et me retrouve
flottant dans l’espace intersidéral. Je dérive,
autour de moi personne, je suis seul, absolument
seul dans le noir de l’Univers. Tout autour de moi,
des milliards d’étoiles, planètes, galaxies qui
illuminent le ciel. Je m’aperçois qu’elles
s’éteignent les unes après les autres, le noir
devient de plus en plus envahissant, et quand la
dernière lumière va s’éteindre, je suis terriblement
angoissé et je me réveille, je suis en sueur. La
chambre est inondée par la lumière de la lune.
J’essaie de me rendormir mais le sommeil m’a
abandonné, je m’habille, je sors. Je n’avais pas
encore eu le temps d’examiner le mobil avec
attention. Sur le côté, il y a la porte d’un garage.
J’y pénètre. En l’absence de voiture, le lieu se
présente comme un petit atelier avec un outillage
suffisant pour bricoler et faire quelques travaux de
jardinage. Tout est parfaitement rangé. Un vélo est
suspendu à un croc. Je le décroche et pars, au
hasard. Aucune lumière aux fenêtres des
bungalows, mais vers l’ouest, par-delà la colline,
une lueur qui s’étend sur une grande hauteur au-
238
dessus de l’horizon, ce ne peut-être que Paris …
personne dans les rues de cette cité dédiée aux
travailleurs du chantier. Aucun arbre, aucun
espace vert … Une station service : deux pompes
devant une baraque, … un self, … un parking ou
stationnent voitures, bus et quelques énormes
camions aux roues d’un diamètre plus grand que
ma taille. Je quitte la cité, suis un chemin qui
traverse une forêt de sapins et débouche sur une
place dont le centre est occupé par un très grand
bassin entouré de statues. Je contourne le bassin
et prend une Allée qui me mène vers le Théâtre
Antique qu’elle contourne par l’arrière. Une petite
place entourée de tilleuls est adossée au mur de
scène. A l’autre bout de la place, faisant face au
mur, se dresse une Porte monumentale éclairée en
contre-plongée par deux faisceaux lumineux. Elle
est surmontée d’un char tiré par deux chevaux au
galop conduit par L’homme au complet en alpaga.
De la main gauche il tient les rênes, de l’autre son
bras tendu vers l’arrière brandit un étendard sur
lequel on peut lire :
De l’Ecole l’enfant sort grandi.
Sur le fronton a été sculpté :
Ecoles de l’Education
Campus
Une pancarte invite les passants à venir visiter les
lieux. Heures d’ouverture : de 0 heure à minuit,
sept jours sur sept. Des jeunes gens, des deux
sexes, forment une longue file d’attente avant de
pouvoir y pénétrer. Qui sont-ils ? Des élèves et
239
étudiants qui fréquentent ces établissements. Pour
quelle raison visitent-ils le Campus à une heure si
tardive alors que tous en sont des familiers ? Parce
qu’ils ont démérité et ont été punis. En quoi cette
visite est-elle une punition ? Ce n’est pas une
punition mais une prise de conscience. Après la
visite, chacun doit rédiger un rapport qui met en
valeur les qualités de l’environnement, de
l’encadrement, des enseignements, dans les
domaines qui le concernent. Les élèves n’ont pas le
droit de redoubler. Ceux qui sont à la traîne sont
pris en main par un « Rattrapeur » et un
psychologue qui leur font rattraper leur retard. Si,
malgré ces aides, l’élève n’y arrive pas, il passera
une nuit en cage avec un fauve. S’il en réchappe, il
sera largué au-dessus de l’Angleterre sans
parachute et dans une région particulièrement
accidentée. …. Je dépose mon vélo dans une
consigne puis, sur une deuxième borne spécialisée
dans la prise des empreintes, pose ma main droite
sur
le
Détecteur.
Une
voix
annonce :
« Veuillez
retirer
votre
main, Merci. » Je passe sous l’arcade de
la Porte. J’aperçois une grande cour carrée d’une
centaine de mètres de côté entièrement pavée.
D’une guérite en plexiglas située sur ma droite la
même
voix
m’indique : « Vous
ne
pouvez
entreprendre
la
visite de ces lieux sans
vous (craaaaachotements) ... munir
obligatoirement
(crachotements)
du casque radio mis à
240
votre
crachote...
disposition.
Veuillez vous en saisir. » Une
fenêtre de la guérite s’abaisse et un casque m’est
tendu par une main dont le bras est recouvert par
la manche d’un costume militaire. Je m’aperçois,
en prenant le casque, que c’est une main articulée
robotisée. Une fois la main rentrée dans son affût,
la voix reprend : « Ce n’est pas une
visite guidée, vous pouvez
aller où bon vous semble.
Prenez
bien
soin
de
toujours
avoir
les
oreillettes
du
casque
collées
à
vos
oreilles.
Pendant votre visite vous
pourrez vous restaurer à
la cantine de l’Ecole. Merci
de
ne
déranger
ni
le
personnel ni les élèves.»
Je fixe le casque sur ma tête et mets en place les
deux oreillettes. C’est une grande cour carrée
pavée, éclairée par des lampadaires également
alignés en carré. Au centre, un kiosque à musique
qui, vu de là où je suis, semble grillagé. Les
bâtiments qui la ceinturent datent du dix-septième
siècle. Des veilleurs montent la garde dans leurs
miradors. Des jeunes vont et viennent. Il n’y a pas
de sens de visite, pas de panneau indiquant les
entrées des différents centres d’enseignement, je
suis libre d’aller là où ma détermination ou mon
indécision confortée par une grande indifférence
me poussent.
241
Voix style dernier avertissement
Il ne faut ni que les jeunes gens s’endorment ni qu’ils
pensent à autre chose que ce à quoi la Direction des
Pensées a décidé qu’ils pensent. Chacun est formé pour
réfléchir uniquement dans les domaines qui lui sont
réservés. Cette école fonctionne d’une façon
démocratique. Tous les diplômés sont assurés de
trouver du travail à la sortie de l’Ecole, dans les
entreprises, les administrations et tous les autres
secteurs de l’Economie. Aucun enseignement de
sciences humaines et de philosophie, disciplines qui ne
conduisent qu’à des prises de tête totalement inutiles au
bon fonctionnement de la société labyrinthenne, n’est
donné ici. Du côté de la recherche scientifique, seules
des recherches appliquées sont mises en œuvre.
Je m’avance vers une petite porte située dans la
ligne médiane de mon champ de vision. Chuchotée
et sucrée : « Ici travaillent des personnes chargées de
veiller sur la qualité, l’état et les détails des tenues
vestimentaires des étudiants des différents établissements
afin que la garde-robe ... » Je referme la porte…
traverse la cour en diagonale en chantonnant
quelques vers de ma composition :
Ils sont passés par l’école de
Prévert
Empruntant
des
chemins
de
traverse
Qu’il vente ou pleuve à verses.
Sur la Route des Cailloux
Ils se sont engagés
242
La plante des pieds saigne
Les chevilles sont gonflées …
Une haute porte est dessinée sur le nu de la pierre.
« La Maison des maisons est le centre de Gouvernance
de la Cité des Enseignements, … » Cette voix précieuse,
saupoudrée de suffisance, qui arrive à mes oreilles
avec un minimum de décibels qui la rendent
quasiment inaudible, m’insupporte. Je déplace les
oreillettes pour avoir la paix, mais des picotements
sur ma peau, semblables à ceux que l’on ressent
lorsque le corps reçoit une faible décharge
électrique, m’obligent à les tordre de manière à
éviter qu’elles entrent en contact avec ma peau…
Une feuille de papier est fixée à la sonnette :
Sonnette. Poussez la porte … La lourde
porte de pierre me laisse un passage et se referme
dans mon dos. … … Un faisceau lumineux
m’éblouit. … Des miroirs, partout, jeux d’ombres
et de lumières… Un cube de glaces… Devant moi,
un escalier en colimaçon de fer forgé grimpe
jusqu’au plafond. Sur le même plan, parallèlement
à lui , un tube, un boyau, en métal brillant. Dans
l’angle droit, un bureau, une chaise dont les bras
supportent une pancarte :
Huissière
(en dérangement)
Une forme indéfinie, se servant du tube comme
d’une perche, cramponnée à elle, se laisse glisser
jusqu’à terre. C’est une femme vêtue de noir, un
châle en tons de pastel passé autour du cou.
243
Cheveux noirs en brosse avec houppette sur le
devant. Une souricière ?,.. oui une souricière dans
un métal semblable à de l’argent, pend
négligemment à son flanc droit.
Femme avec houppette
Je suis Jennifer. Avant de vous donner la clé de l’une
de ces portes, oyez ce que j’ai à vous conter. Au temps
où cette province était encore sous administration
française, elle vivait sous des lois dont l’esprit reflétait
encore les philosophies en cours après les événements
de mil neuf cent soixante-huit. Ainsi, nous assistâmes,
impuissants, à la déliquescence des mœurs, à une
montée vertigineuse du chômage, à une progression
non interrompue de la délinquance, à une baisse
constante du pouvoir d’achat, à l’invasion de la France
par des hordes d’immigrés venus de tous les continents,
à une mise au pas de l’économie française et de ses
patrons, au discrédit de notre politique étrangère d’où
notre déclin sur le plan international. Depuis le rachat
du Parc par le Consortium d’Investissements
Immobilier et son nouveau statut de Principauté nous
avons pu promulguer nos propres lois. Le Labyrinthe
est devenu une affaire familiale prospère citée en
exemple dans le monde entier. La hausse sans faille de
nos actions cotées en Bourse est une preuve ... excusezmoi ...
Là, derrière moi, est-ce … un holster duquel dépasse
la crosse d’un revolver à barillet ?...
... une preuve supplémentaire du bien fondé de nos
politiques économique et sociale.
.... suspendu dans les airs ou maintenu par un élégant
subterfuge sur le mur de glace placé dans mon dos
!!!!!!??????????!!!!!!!!!.............
244
Quelles ont été les mesures prises pour obtenir de tels
résultats ? … Nous nous sommes, tout d’abord, penchés
sur le problème de la famille. La fonction familiale a
toujours été l’une des grandes préoccupations de notre
Guide. Sa première décision a été d’instaurer un climat
de paix dans le couple homme-femme. A cet effet, tout
être humain citoyen du Labyrinthe est désexualisé, son
appétence sexuelle inhibée. Hommes et femmes
peuvent désormais vivre et dormir en paix. Toute
naissance est maintenant programmée, de manière qu’il
y ait toujours un nombre égal de filles et de garçons. De
l’âge de 16 à 32 ans les femmes sont tenues :
- Tous les ans, pendant les quatre premières semaines
du mois de mai, à venir donner leurs ovules,
- A se porter candidate, à trois reprises, à la fonction de
« mère porteuse ». Les enfants qu’elles mettent au
monde sont confiés à des parents désignés pour cette
tâche.
- A élever jusqu’à l’âge de six ans, à trois reprises, les
enfants qui leur sont confiés. Elles pourront ensuite
vivre à leur guise tout en respectant les lois de la
Principauté. … Les ovules collectés sont déversés dans
une centrifugeuse. Du mélange sont extraits un à un les
…………………..Une impatience commence sa lente
ovules qui sont conservés pendant un an dans des
montée le long de mes jambes, .......... file jusqu’à mon
ampoules datées et réfrigérées. Les ovules non utilisés
cerveau, atteint une région où l’impatience le cède à
pendant l’année sont réservées à l’exportation. Une fois
l’insupportable. Je recule en faisant semblant de cher-
la mère porteuse a accouché du nouveau-né, elle quitte
cher appui contre le mur pour reposer mon dos et, tel
la clinique et laisse l’enfant aux soins des infirmières.
245
Jim La Foudre, m’empare du colt. La femme dégaine
Nous sommes des précurseurs en la matière car le minis
la souricière et l’arme. Je la vise en vociférant : « Il
tre de la Guidance d’un pays ami s’est engagé à
conviendrait d’empaler cette ribaude sur le membre
éliminer les manifestations d’immoralité dans la société
d’un étalon de taille particulièrement avantageuse*….
- trop de sexe tue le sexe-, et à purifier le secteur
cuuulllltuuuurrrrellll. …
La balle qui l’a touchée en plein cœur, le traverse,
continue sa course et percute, telle une boule de
billard, l’ensemble des miroirs qui volent en éclats.
Professionnelle en toute circonstance, elle
s’écroule sur elle-même et me tend, dans un geste
simple et jamais mélodramatique, la feuille qu’elle
tenait à la main. …
Cinq portes me sont
proposées : une à ma droite, une à ma gauche,
deux en face et une au plafond. Je nettoie la crosse
du revolver pour ne laisser aucune empreinte, le
remet dans sa gaine et reste indécis : laquelle ?
J’opte pour celle située au plafond. Je grimpe
l’escalier en colimaçon quand la voix de la femme,
agrippée à des bulles qui s’échappent de sa
bouche, essaie de s’accrocher à mes basques. La
porte-trappe s’ouvre et me laisse passer avant de
retomber lourdement. … Je suis un aveugle dans
cette totale obscurité, … La voix de la femme,
comme bâillonnée, cherche toujours à m’atteindre.
« Ainsi, aucun enfant qui naît dans la Principauté ne
connaîtra son ascendance ce qui évitera toute forme de
racisme. Avortement interdit si l’enfant est normal.
Avortement obligatoire si le fœtus présente la moindre
246
anomalie. … » Un bruit étrange accompagné d’une
étincelle me fait sursauter, bruit à nouveau répété,
tout près, … une flamme, … celle d’un
briquet solidement tenu dans un poing fermé. Je
distingue la scène : le poing appartient à Vététiste
1 qui maugrée : « en pleine nuit, on y voit pas
tellement ! » ce qui amène la répartie de vététiste 2
qui présente la mèche d’une bougie à la flamme :
« Encore heureux, qu’il ait fait beau… » et me tend la
bougie allumée. Ils partent sur leurs vélos en
chantant :
« Encore heureux qu’il ait fait beau
Et qu’la Marie-Joseph soit un bon bateau
Encore heureux qu’il ait fait beau
Et
qu’la
Marie-Joseph
soit
un
bon
bateau »*
Cela fait belle lurette, … les Frères Jacques … et
toujours cette voix qui n’en finit pas de mourir,
« La récolte de sperme se fait tous les ans à la même
période, pendant les trois premières semaines du mois
de mai. Le sperme collecté est déversé dans une centrifugeuse.
La potion ainsi obtenu est . … la chandelle à la main,
j’essaie de comprendre où je me trouve, … un
entrepôt pour personnages qui semblent se
chercher querelle, … qui se cherchent querelle, des
gladiateurs dans des scènes illustrant toutes les
formes d’affrontements possibles, long corridor
d’angoisses, de courage et de colères dévoyées, de
peurs et de mises à mort. … le Musée de l’Ecole des
Gladiateurs ! Je fuis ce lieu tout en me
remémorant la phrase que j’ai lancée, tel un
javelot, à la face de la volubile locutrice. Je l’avais
247
piquée à Ignatius ! La voix a perdu ma trace dans
sa course folle, égarée quelque part parmi les râles
muets des combattants. … Je passe la Porte des
Gladiateurs ... Ici, ce ne sont que ronflements et
respirations libérées du joug d’une journée
éreintante. Ils dorment, les futurs belluaires,
rétiaires, mirmillons, andabates, et autres, … Un
rêve ébauché trace son histoire. Le dormeur
esquisse des mouvements des bras et du corps
dont la signification m’échappe, mais la violence
avec laquelle il projette son pied pris dans les
replis des draps et de la couverture laisse supposer
la présence d’un adversaire. Après quelques
gémissements-marmonnements
hostiles,
sa
bouche laisse échapper « C’est la pie qui l’a volé au
corbeau … »… Un peu plus loin, deux filles et un
garçon, des punis, sont arrêtés au pied d’un lit.
Une des filles prend des notes. Je lui demande
pourquoi cet intérêt pour la dormeuse ? … Je lis
sur la plaque d’immatriculation : Isabelle
Pantagruel … L’étudiante lui porte une grande
admiration. Elle m’explique que cette astrophysicienne de formation a décidé, un jour de
grand vent sidéral, de tout plaquer pour se
familiariser, à l’âge de vingt-huit ans, avec les arts
des gladiateurs. Après avoir été instruite par les
plus grands Maîtres aux différentes disciplines des
arts martiaux et des jeux du cirque, en avoir appris
toutes les subtilités et toutes les ficelles, elle avait
inventé une machine infernale, le Trou Noir.
Adepte du « blitz », elle était devenue en peu de
temps aussi célèbre que l’Invincible Armada. Ses
adversaires, malgré leur habileté et leur pouvoir
248
d’anticipation, étaient inévitablement capturés par
la masse d’air tourbillonnante puis happés par le
Trou. Quelques secondes plus tard, tout étourdis,
ils tombaient à ses pieds. Elle les achevait au
poignard, sans peur et sans remords. Puis, elle
saluait la foule toute à son plaisir et gagnait un lieu
dans l’arène qui lui était réservé. Le temps que
d’autres gladiateurs s’affrontent, elle faisait cuire
le cadavre de son adversaire dans un grand
chaudron et se régalait de sa chair au grand dam
des Vertueux qui, depuis sa première victoire,
réclamaient pour les vaincus une mise en terre
décente. Bien que ces jeux fussent interdits par
Constantin Ier, ils avaient été relancés et
réactualisés par l’Ultime Combattant, l’Homme au
costume en alpaga. Elle m’avait raconté tout cela
sans reprendre haleine. J’en suis éclaboussé. Le
garçon ajoute qu’il me reconnaît pour m’avoir vu
aux Olympiades et m’explique qu’il n’y a aucun
surveillant dans ces dortoirs, ce sont des caméras
qui en ont pris la relève. Elles transmettent leurs
images à un Centre des Interventions situé dans
Le Complexe de Surveillance de la Police. Chacune
de ces caméras est équipée d’un faisceau
électromagnétique qui permet, si le besoin s’en
faisait sentir, de paralyser la personne visée. … Je
prends congé en m’ébrouant et me joins à un
groupe qui nous dépasse. Nous quittons le dortoir,
prenons un escalier pour rejoindre le rez-dechaussée et nous nous retrouvons à l’air libre.
D’un pas nonchalant je déambule le long des
bâtiments. J’hésite à poursuivre cette visite quand
une musique provenant du kiosque attire mon
249
regard : des musiciens étirent quelques notes
langoureuses. Un groupe de badauds attend
devant une entrée donnant sous le kiosque. Je
m’enquiers de leur intérêt pour cette porte. Elle
donne accès au pavillon réservé aux gladiateurs de
Lutte Sexuelle. Pour l’instant, c’est complet. La
jeune fille qui tout à l’heure prenait des notes se
retrouve par hasard à mes côtés. Elle m’explique
que dans cette section garçons et filles dorment
dans des dortoirs séparés car leur sexualité n’a pas
été inhibée … la porte s’ouvre,… « en ligne sur un
rang, s’il vous plait » dit la voix, … - votre casque
n’est pas en place !! … vous nous faites perdre du
temps, … je proteste, je n’entends rien,… - donnezmoi votre casque !, je le remets à la main qui se
tend et un autre casque me tombe sur la tête, je le
fixe, je franchis le pas-de-porte, je marche sur une
plaque de verre qui recouvre un immense
aquarium éclairé d’une lumière tamisée. Sa forme
n’est pas courante. Des poissons, plutôt de grande
taille, passent sans nous jeter le moindre regard.
Des lits sont disposés sans ordre … le dortoir des
filles, les lutteuses du sexe. … De quel émoi suis-je
en quête ? Je me sens mal assuré comme si je
commettais une intrusion dans un lieu qui me
serait interdit. Mais il a bien été précisé que tout
est visitable, que je suis le bienvenu même dans le
dortoir de ces jeunes filles…
La voix dans le
casque, celle d’un homme, m’informe que les
Luttes Sexuelles ont un rôle bien précis à jouer
dans la modélisation de la société du Labyrinthe.
Les femmes et les hommes qui s’affrontent, ont
250
reçu une formation spécifique. Les Jeux, dont ils
sont les héros, ont pour seul but d’éclairer le
peuple et lui faire comprendre que les pratiques
sexuelles mènent aux dérèglements des sens,
provoquent chez ceux qui les pratiquent accès de
rage, actes de violence et perte de toute moralité.
Mais n’ayez pas peur, vous ne risquez rien : les
caméras installées dans le dortoir sont toutes
équipées d’un …
Je retire le casque et le glisse dans le cartable d’un
élève. Les images des dormeuses sont projetées
sur leurs têtes de lit : tranquilles, bienveillantes …
Des
graffitis
flemmarde
ornent
les
bite
murs
:
« bite
trouillarde
»,
« Quand dans mon con son braquemart est ferré, il
en ressort tel un citron pressé. », « je vais faire de
sa bite un braquemart en feu, et la lui rendre dans
un état piteux », … mais qu’est-ce que je fous ici ?
… sur ma gauche le grand escalier qui mène vers la
sortie. ... Enfin, la cour. Au moment où je monte
sur mon vélo un fourgon de police tout phares
dehors contourne le bassin et disparaît. Puis,
arrive, venant de la même direction, des hommes à
cheval, ce sont des militaires. Je pédale avec
précipitation et me trouve à leur portée quand
passent les derniers cavaliers. Un jeune crieur de
journaux annonce que le meurtrier des quatre
enfants a été arrêté. J’achète le journal et le coince
251
sur le porte-bagages. Je rentre chez moi et me
couche.
17
Le réveil sonne. Dans une demi-heure je dois me
rendre à mon travail. En buvant le thé, j’apprends
par le journal que le dénommé Gilles S. a été
arrêté et qu’il a avoué être l’auteur de quatre
meurtres. La police a retrouvé dans trois cachettes
différentes les corps affreusement mutilés de
quatre garçons âgés de onze à quinze ans. Dans
une des caches, une grotte dont les anfractuosités
avaient été décorées de fleurs artificielles et dans
lesquelles avaient été placées les effigies de Moïse,
Bouddha, Marie, Jésus, Mahomet...
Les marronniers et les platanes font place à des
palmiers et des cactus géants. La route n’est plus
252
goudronnée et elle monte. J’arrive enfin devant
l’entrée du chantier gardée par la police militaire.
Je montre ma convocation, prise d’empreintes et
laissez-passer. Encore un kilomètre et surgissent
des grues d’une hauteur phénoménale, des
camions mastodontesques, des hommes et des
femmes, casqués, bottés, numérotés, … Comme je
ne connais pas mon affectation, je demande le
bureau du chef de chantier. La première personne
passe son chemin, la deuxième fait mine de ne pas
savoir, la suivante me demande en anglais si je
parle l’anglais. Avec un sourire et les bras ballants,
je réponds « couci-couça ». Elle repart en souriant
et me confie : « I am sorry ! ». En fait, je me rends
très rapidement compte qu’ici, là, partout, ils ne
parlent qu’une langue. Je trouve enfin le bureau de
celui que je cherche et en ressors promu Chef du
Service de l’Embauche Etrangère, poste que je dois
à ma méconnaissance de l’anglais. Les consignes
sont strictes et ne souffrent aucune exception : je
n’embauche que de la main d’œuvre immigrée,
celle qui travaillait déjà sur le chantier précédent.
On m’octroie une jeep et je file jusqu’à mon
bureau. Il est situé tout près d’un immense
amoncellement de briques duquel s’échappe
encore un nuage de poussière. Tout est anéanti.
J’ai l’impression que je vis un événement très
proche de celui du 11 septembre 2001. … Déjà une
longue file d’attente. La secrétaire me souhaite la
bienvenue.
Moi
Que s’est-il passé, pourquoi cette montagne de
décombres ?
253
Elle, comme si cela était évident
Ce sont les restes de la Tour de Babel !
Moi
Quel est votre prénom ?
Elle
Annabelle.
Moi
Moi, c’est Dorian. Je reconnais que vous ne manquez
pas d’humour, mais dites-moi ce qui s’est réellement
passé.
Annabelle
D’accord. Quand le petit-fils d’Errol Flynn a décliné
l’offre de notre Président, celui-ci s’est rappelé
l’épisode biblique et, plutôt que de délocaliser le Parc
du côté de la Birmanie comme prévu, il s’est arrangé
avec les responsables politiques des Shi’ar, d’Iraq, de
Syrie, d’Iran, d’Arabie Saoudite, de Jordanie et du
Koweït. Il a fait transférer le Parc ici, quelque part au
milieu des palmiers, des cactus et du désert. En contrepartie, il nous incombe de reconstruire la Tour sur les
fondements de l’ancienne. Batanic est le nom du projet.
Moi, affolé
Nous ne sommes plus en France ?
Annabelle
Non ! …
Sans dire mot, je m’installe derrière mon bureau.
Le premier demandeur d’emploi porte encore les
vêtements, souillés, de son ancien boulot.
254
Moi
Asseyez-vous et remplissez ce questionnaire …
Il reste de marbre. Je renouvelle ma proposition et
comprends que pas un mot de ceux que je viens de
produire ne fait sens pour lui. J’interroge
Annabelle qui m’explique qu’ils viennent tous de
l’ancien chantier sur lequel ils ont travaillé des
années durant à la construction de la Tour de
Babel. Ils étaient très nombreux mais beaucoup
sont morts. Ceux qui font la queue devant notre
bureau sont les rescapés qui cherchent à retrouver
un travail.
Moi
Comment était conçue la Tour ?
Annabelle
Un escalier grimpait en colimaçon le long du mur, à
l’extérieur. Toutes les cinq cents marches, des débits de
boissons et de très nombreuses boutiques. Toutes les
mille marches, dix hôtels avec des chambres une, deux,
trois, quatre, cinq étoiles. A la cinq millièmes marche,
pile, la catastrophe s’est produite.
Moi
Est-il vrai qu’avant le séisme ils parlaient tous la même
langue ?
Annabelle
Oui,
Moi
Et après ?
L’homme
255
On avait tellement peur qu’on avait peur de se parler.
Et quand on arrivait à dire quelque chose c’était dans la
langue d’avant ...
Moi
Mais comment se fait-il que vous me compreniez ?
L’homme
Avant d’avant, je bossais comme chaudronnier à
Ménilmontant...
Moi
Je suis heureux de pouvoir vous offrir, enfin, un travail
rémunéré même si ce n’est qu’un SMIC. Une nouvelle
ère de prospérité commence pour vous.
L’achèvement de la Tour de Babel aurait-elle
rendu les hommes aussi puissants que Dieu ? Une
Tour unique, synthèse des connaissances et des
savoir-faire, aurait-elle donné à l’homme un
pouvoir égal à celui de Dieu ? C’est ce que les
hommes croyaient. Ils n’étaient pas les seuls. Dieu
l’a cru aussi et ne l’a pas voulu. Il a détruit la Tour
et renvoyé les hommes dans leurs terroirs. Plus de
station orbitale Mir pour être plus près de toi mon
Dieu, plus de communications via le Net, plus de
portables, même plus de télé. Dieu avait eu chaud
et n’était pas près de laisser faire à nouveau.
« Comment se fait-il que l’Image ait songé à
devenir Sujet ? » s’est-Il demandé. Défaut de
fabrication ? Il avait fait l’homme à son image,
mais de là à ce qu’elle se prenne pour Lui ! ... Je lui
propose de signer un contrat d’embauche.
L’homme
Pour quelle durée ?...
Moi
256
La durée de la construction de la Tour.
L’homme
Donc, pour la durée de la construction de la Tour, … et
à quel tarif horaire ? le SMIC ? …
Moi
Le SMIC.
Une sonnerie de téléphone envahit la pièce
Voix forte, indestructible
Un dollar par jour !
Moi
Quoi un dollar par jour ?
La voix
Un dollar par jour.
Bruit terrifiant d’un téléphone qu’on raccroche.
L’ancien de Ménilmontant
C’est quoi cette plaisanterie ? Vous venez de me
proposer le SMIC ...
Annabelle
Nous ne faisons plus partie de la zone euro, donc nous
vous offrons un dollar par jour, point barre...
Deux coups sont frappés à la porte. Gilles Schultz
passe la tête dans l’entrebâillement.
Gilles
C’est le procureur qui m’envoie.
Moi
Attendez-moi au secrétariat !…
L’homme s’est levé furieux et m’annonce qu’il
n’accepte pas ma proposition et va en parler aux
257
autres. Je demande à Annabelle de me suivre,...
Nous nous retrouvons face aux travailleurs et
travailleuses … Je leur fais remarquer que quand
ils trimaient sur le chantier de Babel, qu’ils n’en
pouvaient plus de fatigue, ils auraient embrassé les
pieds de leur employeur s’il les avait payés un
dollar par jour.
Un homme
Oui, c’est vrai, mais aujourd’hui nous ne sommes plus
des esclaves…
Je réfléchis et je me décide, fier de ce que je vais
leur dire
Moi
J’en prends l’entière responsabilité. Je suis d’accord
pour que tout le monde soit payé deux dollars, ...
traduisez, s’il vous plait …
Quelques applaudissements, d’autres crachent par
terre … Annabelle me tance, vous allez être viré, ils
vont vous faire un procès...
Au secrétariat, Gilles m’attend. Je me plante
devant lui.
Moi
C’est quoi ce délire ?
Gilles, ironique
Vous parlez maintenant comme mes copains ?
Moi
Et en plus j’ai droit à tes sarcasmes ! Attends, j’essaie
de
me
rappeler
…
« La
meilleure
philosophie,…
…
relativement
au
258
monde,... c’est ça … est d'allier,… à son
égard,… le sarcasme de la gaieté avec
l'indulgence du mépris. » … Je ne me rappelle
plus qui en est l’auteur. … As-tu tué Giambellino ? …
Gilles
Oui …
Moi
Dans les conditions relatées par les journaux ? …
Gilles
Je ne lis pas les journaux, mais je veux que ce soit vous
qui me défendiez.
Je m’assieds face à Gilles.
Gilles
J’ai le droit de choisir celui qui va me défendre, j’ai
donné votre nom au Procureur et il m’a envoyé vous
prévenir.
Moi
Me prévenir de quoi ?
Gilles
Ben, que c’est vous qui me défendez !
Moi
C’est impossible, je ne suis pas avocat et qui plus est, le
père de la victime !
Gilles
Vous avez dit que vous ne l’aimez pas encore parce que
vous ne le connaissez pas depuis longtemps…
Moi
Mais je ne te connais pas non plus !
Gilles
259
Les avocats connaissent pas leurs clients. Ils font
connaissance. C’est mieux comme ça. On défend mal
un copain qu’on connaît…
Moi
Même si j’acceptais ce serait impossible puisque je suis
nommé ici pour faire un travail très important.
Gilles
Vous allez être viré, j’ai entendu quand elle vous l’a dit.
Et le Procureur a dit que vous ne pouvez pas refuser
parce que c’est la loi.
Moi
J’appelle le Procureur…
Le Procureur me confirme que je ne peux me
soustraire à ce devoir dès lors qu’un citoyen m’a
choisi pour assumer sa défense, même si je ne fais
pas partie du barreau. Le procès débutera le 15
mai, j’aurai juste le temps de prendre
connaissance du dossier. Je congédie Gilles sans
trop de ménagement, furieux d’être dans
l’obligation de m’investir dans une affaire qui me
dépasse complètement. Cela fait deux fois que je
dois renoncer ou abandonner un poste qui vient de
m’être confié. Je m’arrête devant un miroir,
pourquoi un miroir dans mon bureau ? … N’offrir
à notre regard que des corps en bonne santé dans
la plénitude de leur épanouissement et gommer
jusqu’à l’obsession la ridule évocatrice du passage
des saisons. Mal barré mon vieux, mal barré ! …
J’appelle le secrétariat du Palais de Justice pour
savoir où récupérer le dossier.
260
18
Tatiana est maintenant ma femme, je le ressens
dans mon corps, mes pensées. Nous avons pris le
temps de bien dormir après ces mises à l’épreuve.
Congédié et menacé d’un procès, j’ai dû quitter le
mobil home. Charles lui a fait cadeau de ce
pavillon de chasse dans lequel nous nous sommes
installés.
Le premier conseil des ministres auquel elle doit
assister ce matin est prévu pour onze heures. Je
prends une dernière fois Tatiana dans mes bras,
frotte mon ventre contre son ventre qui prend
261
forme, m’imbibe d’elle et la laisse partir dans sa
petite Citroën. Je place mon bureau face à la
fenêtre, devant moi quelques arbres et la plaine de
Combleval.
Comprendre un comportement humain, la
dépendance psychique de ce comportement, est un
exercice intellectuel peut-être aussi difficile que la
compréhension du mécanisme de l’Univers qui
évolue depuis quinze milliards d’années selon un
plan qui semble parfaitement établi. Mais
l’Univers fonctionne selon des lois qui sont
intangibles, fixées une fois pour toutes, l’Univers
n’a pas de sautes d’humeurs, même quand il s’agit
de gigantesques cataclysmes comme la rencontre
de deux galaxies. Les causes de ce choc et les
événements qui s’ensuivent semblent moins
difficiles à interpréter que les causes qui
déterminent nos comportements. Freud a pu
mettre en valeur un certain nombre de concepts
qui permettent de mieux appréhender le pourquoi
de nos faits et gestes. Mais chacun de ceux-ci est
régi par un mécanisme particulier qui lui est
propre, contrairement au fonctionnement du
système Univers. Avec l’homme, nous sommes mis
face à six milliards de comportements, à six
milliards de façons différentes de vivre sa vie, à six
milliards d’identités différentes même si on peut
leur trouver des dénominateurs communs qui
structurent la théorie psychanalytique.
Dieu a mis au point une mécanique céleste qui lui
donne entière satisfaction. Elle se comporte, on
peut l’imaginer, en fonction du projet qu’il a
262
élaboré. Il est difficile de soutenir l’idée que la
mécanique du vivant procède de la mécanique
céleste quand bien même pour les rapprocher on
évoque leurs naissances, leurs vies et leurs morts.
Dieu ne connaît pas le destin de l’homme, Il ne sait
pas comment ce projet, si cela en est un, va finir
parce qu’il ne sait pas lesquelles des combinaisons
génétiques, sensorielles, émotionnelles, psychiques, physiologiques, anatomiques, environnementales, facteurs de l’évolution, vont s’associer
pour donner le spécimen en fin de course. Et moi
qui ne suis ni Dieu, ni Freud, mais Tartempion le
baladé, je dois m’immiscer insidieusement,
subrepticement, dans le crâne, ô crâne, de ce
traîne-malheur déjà condamné par tous ceux qui
ne savent pas, mais croient savoir.
Pour consulter le dossier de Gilles j’allume mon
ordinateur, trouve le site internet de la Chambre
des Dossiers en Instance. La webcam transmet
mon image portrait format identité à un serveur.
Un clic et je suis dans les lieux. Des rayons
partout, à la verticale, à l’horizontale, en oblique,
par-devant, par derrière, un fouillis de rayons en
nombre illimité. Sur ces rayons, des dossiers.
Vous pouvez trouver ici le dossier
de tout humain vivant actuellement sur Terre.
1.- Veuillez inscrire le nom de la personne
concernée :
Gilles Schultz
2.- Nationalité : labyrinthenne.
3.- Date de naissance : ??
263
4.- Son âge : 25 ans
Il n’y a qu’un Gilles SCHULTZ âgé de 25 ans
de nationalité labyrinthenne
Apparaît à l’écran l’icône du dossier numéro :
5.783.629.741. Je clique sur le numéro … Une salle
de conférence plongée dans une semi obscurité.
Un homme holographique entre dans le champ. Il
tient un dossier serré contre sa poitrine, se place
derrière un bureau en matière transparente, ouvre
le dossier …
Responsable du dossier, m’adresse la parole
Bonjour, je suis le Responsable du dossier portant le
numéro 5.783.629.741. Je dépends du Ministre de
l’Education des Affaires Criminelles et Spirituelles, …
quand vous voudrez … (Je lui fais signe de la tête) …
L’Ecole du Crime et de la Délinquance est une
institution officiellement créée par l’Etat, voulu par cet
Etat. De quoi s’agit-il ?
Le jour anniversaire de leur quatrième année, tous les
enfants labyrinthens doivent faire leur « Trois jours »
au Centre des Orientations. C’est durant cette période
où ils sont observés, examinés, testés, qu’il sera décidé
de leur avenir en fonction des besoins de la société en
commerçants, médecins, cultivateurs, commandant de
bord, gladiateurs, voleurs, assassins, … Pas
d’enseignement en sciences humaines et en
philosophie, disciplines qui ne conduisent qu’à des
prises de tête totalement inutiles au bon fonctionnement
264
des entreprises et aux besoins de la société
labyrinthenne. Du côté de la recherche scientifique,
seules des recherches appliquées sont mises en chantier.
Ainsi orientés, les enfants rejoindront leur
établissement à six ans et ne le quitteront plus jusqu’à
l’obtention de leur diplôme de fin d’étude. (il
m’adresse la parole) Ai-je été assez clair ? (je dis oui
de la tête) … Tous les diplômés sont assurés de trouver
du travail dès la sortie de l’Ecole. Ceux qui doivent
redoubler leur année au cours de leurs études ou
échouent à l’examen de dernière année sont parachutés,
(il me regarde et d’un air entendu …) en catimini, audessus de l’Angleterre où ils ont une chance de trouver
un gagne-pain et ne pas mourir de faim. (il lâche ses
papiers et s’avance vers moi jusqu’à être à ma hauteur)
Je me permets de vous rappeler que le Parc a été cédé
au Consortium d’investissements Immobiliers par la
France qui, croulant sous une dette trop importante, a
cru réaliser une excellente affaire en cédant ces
quelques hectares au milliardaire néerlandais pour un
pactole en euros… Pauvres Français ! Mais ceci est une
autre affaire, j’ouvrais juste une parenthèse … (il
retourne à ses papiers)… Les néoconservateurs appelés
à régenter la vie publique de ce nouvel Etat ont très
rapidement mis en place un système de
conditionnement des esprits. (il semble me poser la
question) Car, comment divertir, détourner l’attention
d’une population encore sous le choc d’un
assujettissement non consenti à un pouvoir qui lui a été
imposé ?.... (Il fait un pas vers moi) … En obligeant la
multitude à participer activement ou passivement à une
succession d’événements
aux pouvoirs sidérants,
265
stupéfiants, terrifiants, excitants, … et finalement
émollients. (tout en retournant à son bureau)
Anesthésier ces « braves gens » était leur objectif.
L’Ecole du Crime et de la Délinquance a été créé très
peu de temps après la proclamation de l’indépendance
de la Principauté. … Je vous dis les choses telles
qu’elles sont, sans la moindre censure, puisque vous
faites partie de ceux qui, exceptionnellement, sont
autorisés à consulter ces dossiers. Avez-vous compris la
subtilité de la démarche intellectuelle ?
Moi, bredouillant
Oui, oui, …
Responsable du dossier
Pas de question ? (Je fais non de la tête) … Faire de
l’horreur, du meurtre, métier et marchandise, voilà la
vocation de cette Ecole… (il boit une gorgée d’eau) …
Ces enfants de six ans sont donc confiés à des
psychologues dévoyés, des maîtres pervers, des
éducateurs haineux, qui vont s’employer, en suivant un
programme élaboré à partir des grandes découvertes en
psychologie, en psychanalyse, en sociologie, dans le
domaine des sciences cognitives, à partir des études sur
les comportements, à structurer leurs esprits pour en
faire
d’abord
de
grands
névrosés,
des
psychotiques/psychopathes aux pratiques sexuelles
perverses, à attiser l’agressivité des élèves à l’égard
d’autrui et d’eux-mêmes afin que le jour J ils soient en
mesure d’interpréter les rôles que la société, mise aux
goûts du commanditaire, attend d’eux. (il abandonne sa
266
place tout en gardant dans une main la feuille qu’il a
lue, fait cinq pas vers la gauche puis s’en revient.)
C’est donc à de vrais professionnels auxquels nous
avons à faire. Mais la loi exige que, parallèlement à
cette mise en condition, chaque étudiant/étudiante ait
une deuxième corde à son arc, qu’il/qu’elle puisse
gagner sa vie et, pourquoi pas, fonder une famille dès
sa sortie de l’Ecole quand le Destin en aura décidé
ainsi. Pour ce faire, il doit suivre le cursus normal – en
fonction des décisions prises par le Conseil des
Orientations - des études qui mènent aux métiers de
médecin, boulanger, journaliste, banquier, instituteur,
ecclésiastique, plombier, etc.,... Pour récompenser les
efforts qui leur sont demandés, tous ces étudiants
perçoivent des allocations pendant les trois dernières
années de leurs études,… (il vient vers moi) Nous avons
la meilleure Ecole du monde, le ministère dont je
dépends est le mieux doté budgétairement de tous les
ministères, … Savez-vous que Gilles Schultz a
beaucoup de chance de vous avoir comme défenseur ?
D’habitude, dans ce genre d’affaires, ce sont des
avocats commis d’office qui prennent en charge la
défense de ces sujets, les procès ne traînent pas.
(presque dans le creux de mon oreille) Il y a là comme
du favoritisme !!! … (Il retourne à sa place en
continuant ses explications) Ces professionnels du
crime n’entrent en scène que lorsque le Gouvernement
de la Principauté le décide. Le Directeur de
l’établissement en est informé et il organise dans les
vingt quatre heures un tirage au sort qui désigne ceux
qui vont partir en mission. Les heureux gagnants
perdent
automatiquement
leur
citoyenneté
267
labyrinthenne et prennent une nouvelle nationalité
choisie parmi les vingt-sept de l’Union Européenne car
il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de criminels
originaires de la Principauté. Des faux papiers
parfaitement en règle leur sont remis le jour de leur
départ de l’Ecole. Aucune trace n’est gardée de cette
falsification. (Une jeune femme en tenue de Fantômas
passe par une fenêtre holographique placée derrière le
Responsable du dossier…) Lâchés dans la nature, ces
adultes profondément blessés dans leur être et dans leur
chair vont, dans un premier temps, se fondre dans la
masse, prendre le profil de monsieur ou madame
Tournemine. (Elle tague sur un mur invisible Le
Respo) Soit ils s’installent à leur compte soit trouvent
un travail au noir. (nsable es ) Dès la première
infraction commise, la police attend les ordres pour
intervenir. (t un bra ) Ceux-ci arrivent en fonction de
la conjoncture politique et économique du moment.
Démarre alors l’enquête. (nleur du ) S’il est arrêté
pendant la durée de son contrat, c’est à la machine
judiciaire que le délinquant est livré. (dimanche ) S’il
remplit son contrat sans se faire prendre il peut finir
tranquillement ses jours dans la Principauté. (Fantômas
repasse par la fenêtre en me faisant « au revoir » de la
main. La fenêtre disparaît) Mais comme le plus
souvent c’est la force de la récidive qui l’emporte, il
risque la peine de mort lors de son interpellation. (Tout
en continuant de parler il sort un mouchoir ? … un
chiffon ? de sa poche) Les hommes et femmes de la
Brigade de Surveillance du Territoire prennent en
chasse tout individu qui franchit, sans autorisation
268
préalable, les limites de la Principauté. (Il me tourne le
dos et se dirige vers l’inscription) Ces fuyards ne
savent pas que la puce qui leur a été injectée est activée
à l’instant même où ils franchissent illégalement la
ligne de démarcation entre le Labyrinthe et la France.
(Il commence à l’effacer) J’en conclus que les risquetout du genre Schultz se font pincer à tous les coups
alors qu’ils se croient, enfin, en sécurité. Dans le train,
il savourait une liberté qu’il n’avait jamais connue
auparavant. Son contrat n’étant pas rempli, - il
manquait une victime pour que le compte soit bon – les
policiers lui ont laissé la vie sauve. (Il jette son chiffon.
Une poubelle se dévoile, attire le chiffon et le tout se
délite) Si cela peut vous être utile, voici une dernière
information. La mère porteuse de Gilles exerçait le
métier de gladiatrice. Après sa naissance, il est confié
comme tous les enfants nés en Labyrinthe, à des parents
adoptifs. Le père travaillait aux abattoirs, il était chantre
dans la paroisse de son hameau. La mère,
pharmacienne, jouait tous les week-ends de l’orgue de
barbarie pour le plaisir des chalands. Gilles
l’accompagnait et faisait danser une marionnette. Ses
parents adoptifs furent massacrés au cours d’une rixe
organisée à l’occasion d’une Fête Barbare. Il allait
avoir six ans. Il va être jugé, vous êtes désigné pour
assurer sa défense. Je vous remercie de votre
attention… Je vous laisse le dossier pour le cas où vous
en auriez besoin. (Il vient vers moi, sa main traverse
l’écran de l’ordinateur et pose le dossier sur mon
bureau. Puis, il s’en va comme il est venu).
269
La salle de conférence plongée dans une semi
obscurité, sombre dans le noir. Zoom arrière de
l’icône du dossier numéro : 5.783.629.741 qui
disparaît dans le milieu de l’écran. Puis, le texte :
Vous pouvez trouver ici le dossier
de tout humain vivant actuellement sur Terre.
1.- Veuillez inscrire le nom de la personne
concernée :
Gilles Schultz
2.- Nationalité : labyrinthène.
3.- Date de naissance : ??
4.- Son âge : 25 ans
Il n’y a qu’un Gilles SCHULTZ âgé de 25 ans
de nationalité labyrinthène
est à son tour aspiré dans le néant du virtuel, ainsi
que les dossiers et les rayons. Mon image portrait
format identité devient une icône placée sur mon
bureau avec cette légende : Faites-en ce que
vous voulez. … Dans ma boîte aux lettres, des
spams par dizaines et deux courriels :
- Féline 453 écrit m’avoir rencontré sur le site
Nous Ensemble alors que ma photo ne devrait plus
y figurer. Je lui réponds :
Féline, quelle décontraction pour une dame qui ne fleure plus la
cinquantaine. Montrez-vous que j'admire ce à quoi je n’ai plus
droit. Je ne regarde plus couler la Seine ni mes amours du haut
du pont Mirabeau. Je suis, en esprit, comme le chat qui va, de
Kipling. En esprit, seulement. Le poil a vieilli et les rides, par
érosion, ont creusé des sillons.
Le soir, avant que le sommeil l’emporte, je me mêlais parfois aux
processionnaires de Nous Ensemble. A quel saint se vouent-elles
270
toutes ces dames ? Il y a quelques jolies passantes, mais très vite
vient la lassitude, et je m'en vais ... clopin-clopant, non à cause de
rhumatismes, plutôt à cause de tant de solitudes entrevues.
L'heure a sonné. Dormez bonnes dames, que l'amour vous prenne
en rêvant. Je suis marié et nous attendons un bébé pour dans pas
très longtemps. Merci d’avoir pensé à moi.
De quel bois suis-je fait pour m’investir dans ce
genre de … niaiserie, fadaise, balourdise, alors que
l’horreur submerge mon continent ? Le deuxième
courriel est la réponse à ma question sur l’art et la
« performance » :
- « Pratique intermédiale, la performance est l’art de mettre des
hypothèses au travail, dans la mise en crise de plusieurs
disciplines, dans la double et complexe mise en œuvre d’une
tentative toujours réitérée de dé-subjectiver et de ré-objectiver un
geste, un acte, une situation. »
… Bon, … je vide la corbeille, éteins l’ordinateur,…
Depuis que nous sommes persona grata nous
avons droit à une machine qui fait du café à
l’italienne, … Je demande l’autorisation de
rencontrer Gilles, … droit de visite accordé, merci
mais où ?,… au Zanzi Bar, d’accord, j’y serai dans
dix minutes.
271
19
MoiAvocatDéfenseur
… Je vais le défendre parce qu’innocent, c'est-à-dire
ignorant le Bien et le Mal, innocent comme l’étaient
Adam et Eve avant d’être piégés par Dieu…
Juge, bat la mesure avec sa baguette
Merci, Maître, pour ces précisions qui méritaient d’être
entendues… Gilles Schultz, aujourd’hui âgé de dixneuf ans, …
Sur un signe du chef des chœurs, une clameur
tumultueuse bondit vers nous. Des gens dans le
272
public se sont levés pour m’invectiver, d’autres de
leurs places manifestent leur mécontentement. Le
juge décide une suspension de séance de quinze
minutes. La Justice participative permet ainsi au
public d’exercer son droit de participation. Je
retourne à ma place et suis très vite entouré d’un
petit groupe de personnes en colère toujours
dirigé, de sa place, par le chef des chœurs.
Il donne la mort, il mérite la
Il n’a aucun droit
Si vous défendez cet assas
Exact, les amis de mes amis sont
Cet assassin est votre ami c’est pourquoi
A mort Gilles Schultz
L’avocat n’a pas d’enfant, ça se
A mort
dit-il et, se tournant vers l’accusé, se dirige vers lui
en brandissant … là-bas ils sont nombreux
agrippés aux croisillons en fer qui les séparent de
lui, apeuré, comme prêts à prendre des coups…
On revient,… me fait le dernier en courant après les
autres … et si on le pendait ?... hé, ... et si on …
Le juge, imperturbable, observe. Il rend la justice
confortablement installé dans un fauteuil Louis
XV placé au pied d’un chêne trois fois centenaire.
Châââaarles est Chef des armées et Juge Suprême.
Il ne siège que lorsque la justice doit rendre
justice. Et c’est le cas par ma faute ; j’ai annoncé
que je plaiderai, pour de bon, pas un simulacre,
pas une parodie, un plaidoyer en bonne et due
forme. Tatiana m’a raconté l’irritation des
courtisans qui espéraient ce jour-là chasser le
gibier dans leur superbe tenue labyrinthenne.
273
Châââaarles dispose d’une quinzaine de
casquettes dont il se coiffe selon son humeur et qui
influeront sur sa décision de justice : une de laine
noire, visière noire, avec le double galon d’argent,
une façon général de brigade, une autre proche de
la toque d’un célèbre cuisinier, le bonnet de David
Crockett. Il s’est ceint aujourd’hui de celle,
emblématique, du Juste Courroux. Le prétoire est
à ciel ouvert. Les quatre murs de six mètres de
haut sont dressés sur le sol d’une clairière dont le
gazon est régulièrement tondu tous les trois jours.
Ils sont rétractiles et disparaissent sous terre après
chaque levée d’audience ainsi que l’ensemble du
mobilier. Celui-ci est constitué de deux confessionnaux assujettis au mur du fond à une hauteur
de trois mètres placés de part et d’autre d’une
ligne médiane. Pour y accéder, deux échelles de
meunier. Dans celui de gauche se tient l’accusé.
Dans celui de droite défilent les témoins qui jurent
de dire toute la vérité et prêtent serment à la fois
sur la Bible, le Coran, une statuette du Bouddha.
Faces au Juge, à dix mètres de lui, à gauche la
partie civile, à droite la défense. Les deux
assesseurs disposent chacun d’un bureau d’écolier
et son banc. Tout autour, le public-jury qui
intervient sur un signe de son chef. Il peut arriver
aussi, disons le plus souvent, que des gens
prennent la parole sans qu’elle leur ait été donnée.
C’est le Juge qui rétablit alors le silence, soit avec
sa baguette de chef d’orchestre, soit avec un des
accessoires mis à sa disposition. En fait, nous
sommes dans une salle de concert en plein air
puisque le Juge et les deux assesseurs tournent le
274
dos au public et que c’est nous, témoins, prévenu,
défense et partie civile qui lui faisons face. Le
grand chêne est situé dans le premier tiers de la
salle. Placé dos au Juge, le chef des chœurs.
Voix dans Public, dirigé par Chef des Chœurs
Fils de pute, enfoiré, on va chercher la corde pour te
pendre, les lendemains qui chantent tu ne les entendras
pas, si on te libère on t’enterrera, tel qui rit vendredi
sifflera samedi, pleurera connard, connard toi-même, tu
la veux sur la gueule, et toi dans le cul, lâche-le, Vous
n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine (ils se mettent tous à
chanter) Et, malgré vous, nous resterons Français, Vous
avez pu germaniser la plaine, Mais notre cœur vous ne
l’aurez jamais, mais arrêtez bande de Branquignols,
c’est à cause de lui tout ça, à mort l’assassin, merde il
m’a chié dessus, qui ?, ah la vache, c’est un oiseau, ça
ressemble à de la fiente ça ? c’est pas vrai, ouais ça pue,
je te dis que c’est de la merde, allons par là bas il y a un
point d’eau …
Le Juge fait entendre le bruit de sa baguette,
l’audience va reprendre.
Juge
A la demande de l’Avocat Défenseur nous voulons
entendre monsieur l’Educateur en Chef …
Je quitte la salle en courant et profite du premier
tronc d’arbre pour soulager ma vessie. Je regagne
aussi prestement ma place dans la salle du
Tribunal. Dans le confessionnal, je peux voir la
tête de l’Educateur en chef collée contre le grillage.
Il tient un microphone contre ses lèvres …
Juge
275
En votre absence, Maître, et parce qu’il faut presser le
mouvement, j’ai posé à l’Educateur en Chef la question
que vous vouliez lui poser. On vous écoute …
Educateur Chef, voix amplifiée
Je suis l’Educateur en Chef, c'est-à-dire le responsable
de tous les éducateurs et éducatrices à qui sont confiés
les enfants de l’Ecole du Crime et de la Délinquance.
J’ai donc supervisé l’éducation de Gilles sans en être
réellement le responsable. C’est la mère Petitpas et le
père Taulard qui l’ont pris sous leur aile… La mère
porteuse de Gilles exerçait le métier de gladiatrice.
Comme prévu, elle abandonna le nouveau-né sept jours
après sa naissance. L’enfant séjourna trois mois à
l’hôpital puis fut confié, comme tous les enfants nés en
Labyrinthe, à des parents adoptifs. Le père travaillait
aux abattoirs toute la semaine, dès cinq heures du
matin. Il avait une voix de stentor et le curé lui avait
confié la fonction de chantre de la paroisse. La mère,
pharmacienne et musicienne jouait tous les week-ends
de l’orgue de barbarie pour le plaisir des chalands.
Gilles l’accompagnait et malgré son jeune âge savait
manipuler à la main une marionnette qu’il faisait danser
au son de l’air propulsé dans les tuyaux. Il était gai,
souriant, gentil, intelligent, sa maîtresse et son
entourage lui prédisaient un brillant avenir. Mais, dans
son innocence, il avait tiré la carte « manque de pot » ;
ses parents adoptifs furent massacrés au cours d’une
rixe organisée à l’occasion d’une Fête Barbare. Il allait
avoir six ans.
Juge
Vers quel établissement l’enfant fut alors dirigé ?
Educateur Chef
276
Après délibération du Conseil des Orientations, il fut
décidé que Gilles allait intégrer l’Ecole du Crime et de
la Délinquance. Il aurait pu atterrir à l’horticulture ou
dans l’aviation civile, mais ce jour-là c’est d’un futur
criminel dont la Principauté avait besoin. Le
Programme, à qui il a été confié, stipule que l’enfant
doit d’abord être adoubé « chevalier » par les instances
rectorales puis, pendant deux ans, mener une vie libre
de toute entrave, hors d’un cadre qui lui tracerait des
limites à ne pas franchir. Tout lui était permis, son désir
ne devait être réfréné par aucune discipline, il ne devait
connaître ni sens des responsabilités ni sentiment de
culpabilité. Telles étaient les consignes le concernant.
Une seule contrainte cependant : apprendre à monter à
cheval et affronter, revêtu d’une armure, des gens
d’armes de la soldatesque anglaise qui avaient envahi le
royaume de France, combats non truqués mais dont
l’issue devait toujours être la même : le gamin
triomphait de ses adversaires. Il devait ensuite se retirer
sous sa tente et mettre en marche une Play Station qui
le transportait au cœur de la ville qu’il venait de
soumettre. Il avait ordre d’y commettre les pires
exactions, juste récompense d’un vainqueur. Enfin, et
cette fois-ci pour de vrai, il devait terminer sa cure de
défoulement en exerçant des sévices de son inspiration
sur des adolescents et adolescentes spécialement
éduqués pour la circonstance à l’instar des garçons et
filles des serfs d’une époque révolue...
Vilaine
Il y a un an à la Pentecôte dernière, mon mari et moi
étions allés bêcher un champ pour y semer du chanvre.
On avait laissé le garçon à la maison, il était âgé de huit
277
ans, pour garder notre petite fille mais quand on est
revenu, le garçon n’était plus là. On était très
malheureux. Personne ne l’avait vu ni dans la paroisse
ni dans d’autres lieux et depuis on a plus de nouvelles.
Alors ?
Vilain
J’ai entendu autrefois une femme du village dont je ne
connais pas le nom se plaindre de la perte d’un sien
enfant.
Perrine veuve d’Aimery Roussin, auparavant femme de
Jouhan Thouars
J’avais un garçon de quinze ans, très beau, très gentil,
très intelligent, Il a disparu …
Tous
C’est lui !! Qu’on le zigouille, à mort, qu’on le
tripatouille …
Juge, attrape la kalachnikov et tire en l’air
Silence ou je fais évacuer la salle !!! Qui vous a donné
la parole, oui, qui ? … Personne ! Alors, la ferme !... (il
remarque la main levée d’une ribaude, c’est Tatiana.)
… Vous voudriez ajouter quelque chose, chère
Madame …
Tatiana
« C’étaient des malfaiteurs grandioses, effroyables. Un
tel emportait les petits enfants au fond des bois, leur
faisait peur, les torturait moralement, puis, repu de la
terreur et du tremblement de sa petite victime,
l’égorgeait avec son couteau, lentement, doucement, en
savourant sa jouissance. » Irresponsables monstres,
paisibles transgresseurs, combien ont tué ni par faim ni
par haine –plutôt « comme ça »- pour le plaisir. Je crois
278
important que nous ayons toujours en tête cet aspect de
la condition humaine…
Juge
Je vous remercie pour ce rappel historique et j’en
tiendrai compte dans mon jugement … (il se tourne
vers l’Educateur en Chef)
Continuez, monsieur
l’Educateur en chef...
L’Educateur Chef, se gratte la gorge
Après cette période de liberté totale, Gilles est confié au
père Taulard directeur de l’internat, qui, sans jeu de
mot, porte bien son nom. L’enfant est mis en cage,
d’abord dans une chambre étroite, fenêtre grillagée
donnant sur un mur, lumière artificielle toute la journée.
Une femme, madame Petitpas, devient sa mère. Elle
s’occupe aussi de sept autres gosses. Elle a ses nerfs,
cette dame, plusieurs fois dans la journée et dans ces
moments-là, mieux vaut ne pas se trouver à proximité.
C’est une obsessionnelle de la propreté, tout est lavé,
nettoyé, javellisé, aseptisé, le parquet, les meubles, les
enfants. Et pressée, aussi. Taloches et coups de pieds à
qui se trouve sur son chemin. Et parfois, sitôt après, un
câlin obligatoire. « Viens mon loup, mon caillou, mon
bijou… Bon ça y est, j’ai à faire qu’est-ce que tu crois,
allez, dégage, … » Et de casser un portemanteau sur le
dos de l’enfant… Ne croyez pas que la personne en
question invente son comportement. Elle aussi a été
éduquée pour réagir de la sorte quand bien même
quelques-unes de ses interventions relèvent de sa
propre fantaisie. Ces programmes ont été conçus par
nos spécialistes qui ont étudié deux mille cas de grands
criminels sexuels névropathes et d’assassins en tout
genre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ils ont lu et
279
étudié toutes les publications psychanalytiques qui
traitaient de ces sujets, ont mis toutes les données
ordonnées en mémoire dans un ordinateur et ont pu en
tirer des enseignements qui laissent à penser que des
enfants sains de corps et d’esprit à leur naissance, mâles
ou femelles, élevés dans des contextes bien précis,
présenteraient des pathologies psychiques les
conduisant aux crimes sexuels, ou pas. Comprendre
d’abord de quoi est faite l’étoffe psychique d’un
criminel puis essayer, par l’éducation et la
confrontation à des événements volontairement
provoqués, de créer des structures psychiques qui
conduiront ces individus spécialement choisis pour
cela, à devenir de très grands délinquants à leur tour.
Cela ne marche pas à tous les coups, c'est-à-dire qu’ils
ne deviennent pas tous des criminels, certains sortiront
fous de cet apprentissage, d’autres seront malades à vie,
un petit nombre seront considérés comme normaux.
Pourquoi ? Parce que l’éducation ne peut pas tout.
Parce que, malgré toutes nos précautions, chaque enfant
vit son mal en fonction des scénarii qu’il invente. Et
pour certains, les défenses qu’ils mettent en place sont
les bonnes. Tant pis pour nous. Bien entendu, ces
individus « ratés » n’obtiennent pas leur diplôme. Ils
sont exclus de l’Ecole et munis de faux papiers sont
parachutés au-dessus de l’Angleterre par une nuit sans
lune et d’épais brouillard. …
Juge
Monsieur l’Educateur en Chef, c’est la dernière fois
que je vous accorde pareille digression. Veuillez
reprendre, et abréger si vous en avez la possibilité.
Educateur en chef, apeuré
280
Où en étais-je ? …
Juge, il sort de son holster un pistolet de gros calibre
Qui peut répondre ? … Personne !! … Peut-être
quelqu’un dans la salle ?…
Gilles, la tête face au grillage parle dans le micro
C’est ma mère qui me cassait un portemanteau sur le
dos, c’est là qu’il en était …
Juge, remet l’arme dans son holster
Merci, prévenu, vous avez droit à toute ma
considération. Je vous en prie, monsieur l’Educateur en
chef…
Éducateur en chef
Donc, après les bisous le fouet, … Gilles va maintenant
au collège, il a quitté sa chambre et couche dans un
dortoir, comme les grands. C’est le père Taulard qui
s’occupe de lui et de la ribambelle de garçons admis
dans les classes de cinquième et quatrième. Il n’y a pas
de mixité et les amitiés particulières, entre élèves, sont
interdites car suspectes. Mais parfois la sève monte, le
corps a ses exigences qu’il n’est pas toujours possible
de réfréner. Le Taulard, qui lui non plus n’est pas à
l’abri de la tentation, le sait bien quand il invite les
petits fourbes dans son lit. Gilles en était. Ceux-là
avaient par la suite droit à une confession privée chez
lui. J’abrégerai comme me l’a demandé monsieur le
Juge et passerai sur les punitions, les corvées et autres
châtiments. C’est madame Petitpas, sa mère scolaire,
qui pendant toute la durée de ses études s’occupera du
linge de Gilles et le lavera de la tête au pied, les
adolescents négligeant parfois certaines parties de leur
corps. A quinze ans, il est autorisé à entrer en contact
avec d’autres garçons dans les jardins de l’Ecole. Des
281
portes donnent sur l’extérieur. Cela peut donner des
idées d’envol. Gilles tente l’escapade. Nous le
retrouvons, quelques jours plus tard, quand il longe une
voie ferrée en compagnie d’un autre garçon. Arrive un
train. Gilles bouscule son camarade en le poussant dans
le dos comme s’il avait voulu le faire tomber sur les
rails à l’arrivée de la locomotive. Celui-ci a le réflexe
de résister et de se reculer. Quand nous avons récupéré
notre élève, nous lui avons demandé s’il pouvait se
rappeler ce qui avait motivé son geste…
Juge, l’interrompt
Monsieur Schulz, pouvez-vous raconter à la cour ce
que vous avez ressenti comme émotion à l’instant où
vous avez tenté de jeter votre camarade sous le train ?...
Gilles
Depuis quelques heures nous longions la voie, je
pensais à tout et à rien. Puis, le sifflet d’un train.
Toujours pareil, rien. La locomotive s’approchait et là,
dans un éclair, une idée m’est venue : s’il passe sous le
train, il est mort et je peux le déshabiller. Je n’avais pas
pensé au sexe avant, quand on marchait. C’est venu
subitement, c’était là sans que j’ai à y réfléchir. Plus
tard, on s’est reposé dans une baraque, j’ai essayé
d’ouvrir sa braguette pour le tripoter, mais il s’est
retourné en grognant …
Éducateur en chef
Nous étions comblés, le programme appliqué à la lettre
avait donné les résultats escomptés… Il obtint, à
plusieurs reprises, des jours de congé pendant lesquels
nous le suivions à la trace. Il était fin prêt, l’ordre de le
lâcher dans la nature est venu quelques mois plus
tard…
282
Juge
Merci, monsieur l’Educateur en Chef… (Un
journaliste étranger se lève.)
Journaliste Etranger
Quelles étaient les motivations des responsables
politiques du Labyrinthe qui ont mis en place cette
organisation si coûteuse? …
Juge
Créer un corps d’élite corvéable à merci, pouvant
intervenir à tout moment…
Journaliste Etranger
Des fous de Dieu, des fous de la cachette, de la
machette, de la quéquette, des fous de la bombe A, H,
au napalm, des fous du gaz zyklon, des fous de la
torture, de la découpe au scalpel ou à la hache, vous les
croisez à tous les étages de la maison Terre depuis les
sous-sols de la préhistoire jusqu’au premier étage du
vingt unième siècle. Tuer, faire crever son copain,
voisin, prof de philo, fiancé(e), frère, cousin, parents,
amis, ennemis, n’importe qui, dans les conditions les
plus atroces, a été un passe-temps très prisé par les
Terriens tout au long de leur évolution. Et notre époque
ne déroge pas à la tradition. Vous pouvez, demain,
lever une armée d’hommes et de femmes diagnostiqués
comme normaux, ultra normaux, issus de toutes les
couches socio-culturelles de la société, pour accomplir
ces forfaits gratuitement si vous leur garantissez
l’impunité une fois la besogne accomplie. Certains
seront peut-être rétifs, étouffés sous le joug des lois
morales qui leur interdisent la transgression. Mais si
vous disposez d’un motif qui les dédouane, la récolte
s’avèrera excellente ! Aussi, j’affirme pouvoir recruter,
283
en moins d’une semaine, et à la condition que ces
hommes et femmes relèvent du droit pénal de ce pays,
c’est-à-dire bénéficie de l’impunité totale une fois leur
mission accomplie, autant de pédophiles, d’assassins,
de violeurs, de psychopathes en tout genre, dont vous
auriez besoin à une date donnée et ceci pour un salaire
de misère. Pourquoi, pure aberration, avoir créé cette
Ecole, alors que l’homme bénéficie par hérédité de
dispositions qui l’amènent, naturellement, à commettre
de tels forfaits ? …
Juge
Excellente question à laquelle nous essaierons de
répondre en conclusion à ce procès. Monsieur
l’Educateur en Chef, vous pouvez disposer … (celui-ci
regagne le prétoire et sort) … Je demande à l’accusé,
s’il le juge utile, de fournir éventuellement d’autres
éléments à la Cour. Vous avez la parole, Accusé…
Gilles
Je peux raconter des détails, si ça vous intéresse …
Juge
À la condition de ne pas vous vautrer dans le sordide et
prendre plaisir à ce dont vous allez nous régaler. La
Cour vous écoute…
Gilles
Quand j’étais à l’Ecole, au début, en cours préparatoire,
je ne connaissais personne, j’étais timide et d’autres,
plus grands, sont venus me casser la figure. Presque
tous les jours je prenais une raclée. Je manquais de
courage et il n’y avait personne pour me défendre.
J’enrageais… Si j’avais pu ! ... Ce n’était qu’en
imagination, avec ma play station, que je prenais ma
vengeance. Quelqu’un me cherche ? je demandais plein
284
de rage et de désespoir… Je suis devenu le champion
du jeu « l’enfance d’un guerrier » où je massacrais avec
un … un immense plaisir tous les anglais qui se
trouvaient à portée de ma lance et de mon épée. Après,
je laissais mes compagnons chevaliers dévaster la ville,
j’étais pas intéressé par le sexe à cette époque… A
l’Ecole, je vivais avec la peur au ventre. Si je parlais
avec mon voisin, une dérouillée, si le soir, Taulard
trouvait qu’un soulier était mal brossé, il te casse le
manche d’un balai sur le dos. Si à la chorale il
s’approche de toi pour savoir si tu chantes et que rien
ne vient parce que tu as peur, des grandes baffes sur la
gueule …
Juge, l’interrompt
Nous avons compris, sautez quelques paragraphes
sinon la Cour va s‘assoupir…
Gilles
J’ai l’impression d’être encore à l’Ecole !
Juge énervé
Mais vous y êtes, ne l’oubliez pas. Sans ce sanctuaire,
vous seriez déjà mort ! Continuez, je vous prie, mais
reprenez plus loin dans votre récit …
Gilles
Ben, je peux reprendre quand ma mère a lancé sur moi
un couteau de boucher parce qu’elle avait trouvé que
j’avais mal astiqué le parquet, j’ai évité le couteau,
alors elle m’a craché dessus …
Juge, cassant, l’interrompt
Je vous ai demandé de ne plus revenir sur les mauvais
traitements, passez toutes ces pages mon garçon et
venons-en aux faits …
285
Gilles
Quand j’ai tué ? …
Juge
Quand vous avez tué …
Gilles
Pour faire vite je raconterai le dernier … Je trouve ça
affreux parce que le garçon pleurait, il avait perdu
l’argent que sa mère lui avait donné pour acheter du
chocolat. Je le connaissais. Je lui ai dit que j’en avais
dans une cachette… S’il n’avait pas pleuré, il lui serait
rien arrivé…
Juge
Cette réflexion ne nous intéresse pas. Disons, pour faire
bref, que vous assommiez vos victimes ou les
étrangliez, que vous découpiez ensuite leurs corps, c’est cette partie de votre ouvrage qui vous excitait le
plus, sexuellement-, et ensuite vous enterriez les restes
quelque part dans votre cachette. L’ai-je bien dit,
monsieur Schulz ? … (Gilles ne répond pas.) … Je
vous ai posé une question, monsieur Schulz !
Gilles, dans un filet de voix
Oui, monsieur le Juge, vous l’avez bien dit …
Juge
Merci, monsieur Schulz… Je vais maintenant passer la
parole à l’accusation … C’est à vous Maître
Accusateur…
MaîtreAccusateur, incrédule
Mais nous n’avons encore ni entendu ni interrogé de
témoins, monsieur le Juge …
Juge, surpris
Vous y tenez vraiment ? Vous voulez un vrai procès ?
MaîtreAccusateur
286
Nous étions convenus, au moins un semblant …
Juge
Bon. … Mais vous n’aurez droit, chacun, qu’à un
témoin ! Faites entrer le premier témoin… (C’est une
femme d’une quarantaine d’années)
Quelqu’un, annonce
Madame Justine Aspasie… (Elle s’avance jusqu’au
milieu du prétoire)
Juge
Jurez vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité ? Levez la main droite au-dessus de cette Bible,
du Coran, de ce Bouddha et dites je le jure…
Aspasie
Je le jure …
Juge
Veuillez prendre place … (Elle monte l’escalier qui
mène au confessionnal) … Maître Accusateur, le
témoin est à vous … (il regarde sa montre) Soyez
gentils, je dois présider la finale de la Lutte Sexuelle et
je vais être très, très, en retard si vous vous éternisez
dans l’interrogation des témoins. Merci d’être concis
dans vos questions et, vous témoin, dans vos
réponses…
MaîtreAccusateur
Vous êtes la mère de l’une des victimes, qu’avez-vous à
nous dire ? …
Aspasie
Je suis folle de douleur, que pourrais-je ajouter
d’autre ? … folle ! … folle ! … Parfois, ma fureur est si
grande qu’il me vient l’envie de tuer. La haine creuse
son chemin dans mes entrailles puis se coule dans mes
veines telle une forcenée. A quoi me sert-il cet état
287
lamentable ? Même pas à me défendre contre l’angoisse
qui m’empoisonne et me livre à l’agonie. Je renais
chaque matin malgré moi, un jour nouveau se lève, gris,
terne, sans levain, ça ne prend plus, la vie a laissé ses
charmes aux portes de l’enfer et ma délivrance n’est
que cauchemar. Ceux qui clament leur miséricorde
plutôt que de cracher leur malheur ne sont que des
pauv’es mecs, de pauvres femmes, des désespérés de
pacotille. « J’irai cracher sur vos tombes » a fulminé
Boris Vian, moi aussi…
Juge
Bien, voilà une belle apostrophe, mais je ne comprends
pas à qui elle s’adresse et surtout ce qui la motive. Car,
après tout, vous n’êtes qu’une mère de circonstance,
mais bon, vous nous la jouez comme pour de vrai, cela
nous change un peu … D’autres question maître
Accusateur ? …
MaîtreAccusateur
Non, monsieur le Juge …
Juge
Maître Défenseur ? …
MoiAvocatDéfenseur
Non, monsieur le Juge …
Juge
Faites entrer le deuxième témoin, …non !... attendez
que le premier témoin quitte la barre… (Justine Aspasie
quitte la salle) … Faites entrer le deuxième témoin …
(La lumière baisse comme par un jour d’éclipse du
soleil. Un homme encadré par deux individus entre
dans le prétoire. Il se débat. Sa veste passée par-dessus
sa tête l’empêche de voir où on l’emmène. Le public
288
siffle très doucement quelques notes d’une mélodie
tirée de Peer Gynt de Grieg )
Quelqu’un, annonce
Monsieur M le Maudit … (Pour pallier le manque de
lumière quelques projecteurs sont allumés. On pourrait
se croire dans un film de Fritz Lang.)
M le Maudit
« Ah ! … Laissez-moi ! … Laissez-moi ! …*
Individu
Allez, avance … allez ! (L’homme se débat.)
M le Maudit
Je ne vous ai rien fait ! … Lâchez-moi, salauds ! »*
(On le pousse jusqu’à la table où reposent les livres
sacrés et la statue du Bouddha.)
Juge
Jurez vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité ? Levez votre main droite au-dessus de cette
Bible, du Coran, de ce Bouddha et dites : je le jure…
M le Maudit
Je le jure …
Juge
Veuillez prendre place … (Le témoin est porté jusqu’au
confessionnal, les deux hommes le poussent à
l’intérieur, il s’y installe)
Monsieur le Maudit, j’ai déjà entendu parler de vous
mais je ne sais plus à quelle occasion …
M le Maudit
C’est une très vieille histoire, monsieur le Juge, vous
n’étiez pas encore né et depuis je suis mort !
Juge
Bon …
M le Maudit
289
Je me suis trouvé, en 1931, dans une situation proche
de celle de monsieur Schulz.
Juge
Nous allons donc savoir ce que monsieur le Maudit a à
voir avec notre affaire.
M le Maudit
Non pas le Maudit, monsieur le juge mais M, la lettre
M en majuscule, M le maudit…
Juge
Si vous préférez monsieur le Maudit… Maître
Défenseur, le témoin est à vous …
Je me tourne vers le public et me fige. Les gens qui
nous entourent sont vêtus comme on pouvait l’être
en 1931, comme l’étaient les truands et leurs
femmes, les putains et leurs maquereaux dans le
film de Fritz Lang. Le juge est coiffé d’un chapeau
melon noir et a endossé un manteau de cuir
ceinturé à la taille. Je suis affublé d’un pardessus
gris clair déjà usagé, d’un costume noir, d’une
chemise blanche le col fermé par une cravate.
MoiAvocatDéfenseur
« Eh !..., dites donc ! … A votre place je me tiendrai un
peu tranquille, Monsieur. Il y va de votre tête … au cas
où vous ne l’auriez pas compris.*
M le Maudit
Qui êtes-vous ?
MoiAvocatDéfenseur le saluant
J’ai l’honneur redoutable de vous défendre ici. Mais je
crains que cela ne serve pas à grand-chose…
M le Maudit
290
Mais... mais... Voulez-vous donc me tuer ? (Ahuri.)
Tout bonnement me tuer ?
Juge
Nous voulons te rendre inoffensif. Voilà ce que nous
voulons… Et tu ne le seras d’ailleurs tout à fait que
mort !
M le Maudit
Vous n'avez pas le droit de me traiter comme ça !
Voix
On va te montrer quels droits on a …
M le Maudit, gémissant.
Vous n'avez pas le droit de me retenir ici …
Fille, fanatique.
Droit... ? Un type comme toi n’a aucun droit...
(Rugissant.) Tuez-le !
Un voisin, se levant.
Oui, tuez-le !
Fille
Il faut l'abattre comme un chien enragé …
M le Maudit, implorant
Mais vous allez commettre un crime pur et simple, si
vous me tuez ! (ricanements dans le public) J’exige que
vous me livriez à la police (Les rires augmentent) …
J’exige qu’on me livre à une juridiction de droit
commun. (Rires énormes dans l’assistance)
Juge
Ca t’arrangerait, hein ? … Pour que tu puisses invoquer
le paragraphe 51 ! … Et que tu passes le reste de ta vie
aux frais de l’Etat ! … Et puis tu t’évades … ou bien il
y a une amnistie et te voilà libre comme l’air, muni
d’un laissez-passer, protégé par la loi pour aliénation
291
mentale ! (Rires dans le public) Reparti à la chasse aux
petites filles ! … Non, non … on ne marchera pas !...
Voix, dans le public
Non, … non, … non, …
Juge
Il faut te réduire à l’impuissance ! Il faut que tu
disparaisses !
Voix
Bravo ! … Qu’il disparaisse !
M le Maudit, criant dans son affolement
Mais je n’y suis pour rien… (derrière le grillage il se
cache le visage dans les mains et sanglote tout en
parlant Je n’y peux rien… je n’y peux rien … peux …
peux rien …
Homme, dans le public
On l’connaît ce numéro !
M le Maudit, effondré
Qu'est-ce que tu en sais ?... Mais moi... (Ses mains se
crispent sur sa poitrine.) ... moi, je n'y peux rien... rien.
Cette chose maudite n'est-elle pas en moi ? Ce feu ?
Cette voix ? Cette torture ?...
Juge
Tu veux dire que tu es obligé de tuer ?
M le Maudit
Toujours,... toujours, ça me force à errer dans les rues...
Et je sens que quelqu'un me poursuit..., silencieux...
Pourtant, je l'entends,... oui !... Parfois, je sens que je
me poursuis moi-même… Je veux m'échapper,
m'échapper à moi-même... (un truand semble très
impressionné.) ... mais c'est impossible. Je ne peux pas.
Je ne peux pas m'échapper... Il faut que je lui obéisse. »
Gilles
292
Oui, … Comment dire… il y a ce sentiment qui vous
pousse, qui vous pousse à le faire, le sentiment, le
sentiment que tu dois le faire, à la longue tu ne peux y
résister à ce sentiment… Quand je voyais un garçon, je
réagissais aussitôt. Tout d’un coup j’avais chaud, je me
mettais à transpirer, j’avais les jambes coupées, le cœur
qui battait très vite, parfois j’avais le souffle coupé…
M le Maudit
« Il faut courir... courir ... des rues... des rues sans fin!
je veux m'échapper! je veux me sauver ! … (Une femme
tord son mouchoir nerveusement) Et je suis poursuivi
par des fantômes. Les fantômes des mères ! Et celui des
enfants !... Ils ne me lâchent plus jamais! (Il crie.) Ils
sont là, là, toujours. Toujours! Toujours!... Et celui des
enfants !... Ils ne me lâchent plus jamais! (Il crie.) Ils
sont là, là, toujours. Toujours! Toujours!... Toujours !...
Sauf ... (Il s'affaisse contre le grillage.) ... sauf quand je
le fais,... quand je ... (Ses mains se crispent comme s'il
étranglait une victime, lui même,... puis il les laisse
tomber, inertes, le long du corps.) Alors, je n'en sais
plus rien... Plus tard, je vois une affiche et je lis ce que
j'ai fait ... le lis... et lis... et lis... C'est moi qui ai fait
ça?... Mais je n'en sais rien !... Mais qui me croira ? »
Gilles
Des nuits entières où je ne dormais pas de la nuit et où,
quand je pouvais m’endormir, ces dernières années je
n’ai pu m’endormir qu’avec de la musique en sourdine.
Alors je prenais ma couette, la serrais fort contre moi,
c’étai comme un enfant pour moi, pas sur le plan
sexuel, comme pour réparer le mal. Etait-ce le remords,
c’était toujours un garçon, je discutais vraiment avec
l’enfant, comme si je n’étais pas celui que j’ai été mais
293
un autre qui aime les enfants, joue avec eux, les prend
dans ses bras. Je me suis sincèrement efforcé de me
libérer de tout ça. Dès le premier crime j’ai été presque
libéré de mon instinct. A ce moment-là, j’ai passé
beaucoup de temps, pas à ruminer, au contraire, à faire
des prières, disant : « je ferai ça, je bâtirai des chapelles
si le Bon Dieu me libérait pour toujours de cette
saloperie. » Je me disais : « si tu as des remords, ton
devoir est de te confesser et de confesser ton acte. »
M le Maudit
Qui sait ce qui se passe en moi ?...
Gilles
À d’autres moments, quand l’instinct se manifestait, en
cas d’excitation sexuelle, presque chaque jour, je
pensais autrement, je pensais : « Comment peux-tu
faire mieux, développer ça. Pendant des semaines, j’ai
essayé d’aborder un garçon, j’ai essayé et ce jour-là, ça
a marché. C’était le …
M le Maudit
« Comment je suis forcé. (En extase.) Comment je
dois!... Veux pas! Mais dois ! (Il hurle) Dois ! … Veux
pas ! … Dois ! Et alors … une voix crie … Je ne peux
plus te supporter ! (il se jette contre le grillage) … je ne
peux… je n’en peux plus !... N’en peux plus ! … Ne
peux plus ! … je ne peux plus !...
Juge
L’accusé dit qu’il ne peut pas agir autrement. C’est-àdire : il doit tuer ! (Un temps) … Ce faisant, il a
prononcé sa propre sentence de mort … Un homme qui
dit, de lui-même qu’il est obligé de tuer, cet homme-là
doit être éteint comme un incendie …
294
Voix, dans le public
Cet homme doit être supprimé ! Cet homme doit
disparaître ! … »
Juge, frappe de sa baguette sur son pupitre
… Messieurs les avocats avez-vous d’autres questions à
poser au témoin ?...
MoiAvocatDéfenseur et Accusateur
Non, monsieur le Juge … (La lumière retrouve
l’intensité du début du procès. Chacun, dans le public,
recouvre ses vêtements portés précédemment)
Juge
… Monsieur le Maudit, je vous remercie pour votre
déposition qui ne va pas nous faciliter les choses …
Veuillez aider le témoin à quitter le prétoire en toute
tranquillité … (Deux gendarmes aident le Maudit à
descendre l’escalier. Ils ont tiré sa veste sur sa tête afin
de le cacher aux regards de la foule qui crie son vif
désappointement. M le Maudit quitte la salle
d’audience)
Nous n’avons aucune raison de délibérer indéfiniment.
Vous allez vouloir nous faire avaler des développements que nous connaissons par cœur et, qui plus est,
ne sont pas convaincants. Quels nouveaux arguments
allez-vous avancer pour que nous puissions en débattre
sans qu’un ennui profond absorbe toute notre
attention ? Nous savons que Gilles Schulz est un
malade que l’on ne peut laisser libre dans la nature sans
qu’il ne commette de nouveaux crimes. Donc, à quoi
bon ces joutes oratoires si nous devons aboutir aux
mêmes conclusions et aux mêmes condamnations que
celles qui figurent dans la jurisprudence ?
Asseseur1
295
Nous avons le choix, par exemple le procès de Gilles de
Rais,…
Asseseur2
Nous pouvons nous inspirer des peines infligées à Marc
Dutroux …
Juge, aux avocats
Pas de référence aux jurisprudences autres que les
nôtres. Ainsi, tous les criminels de l’acabit de Gilles
Schulz sont vendus aux enchères à une chaîne de la
télévision américaine qui les font s’évader par la suite
et organise une chasse à l’homme retransmise en direct.
Nous en tirons un bénéfice de … (il feuillette un
dossier) … disons, autour de vingt mille euros … Peuton lever la séance pendant que le jury va délibérer ?...
Gilles du haut de l’isoloir
Souvenez-vous de la juge allemande qui avait évoqué «
l'exercice du droit au châtiment » dans le Coran pour
relaxer un époux qui terrorisait sa femme, la violait,
sous prétexte que dans ce milieu culturel il n’est pas
inhabituel qu’un homme exerce le droit de châtier sa
femme, donc qu’il n’était pas conscient de la bassesse
de son mobile. Ne pourrai-je bénéficier d’un jugement
clément eu égard au milieu culturel dans lequel j’ai été
élevé ? … Par ailleurs, en Chine jusqu’en 1920,
certains condamnés étaient écorchés vivants, puis
dépecés, vivants. Le supplice pouvait durer plusieurs
jours et la foule venait très nombreuse assister au
spectacle. En quoi ma manière de tuer les enfants estelle pire que celle utilisée par les bourreaux pour punir
les criminels chinois ? Œil pour œil, dent pour dent,
pensez-vous ? D’autre part, la foule qui assistait à ce
296
spectacle et s’en régalait était-elle moins coupable que
le meurtrier supplicié ou le bourreau ?
Juge
Ce n’est pas avec le regard que l’on franchit le
Rubicon, c’est par un passage à l’acte. Tu l’as fait ! …
Procureur Général au Juge.
Il s’avance. Il est coiffé d’une toque de laine noire
avec double galon d’argent et un galon d’or pour son
grade de Général…
Nous étions convenus de faire un procès pour de vrai...
Juge (ulcéré)
Si vous aussi vous vous y mettez,… écoutons d’abord
la vox populi, que dit le peuple ?…
Peuple
A mort, pas de pitié pour ce zig, aux chiottes l’arbitre,
c’est celui qui dit qui y est, décalcifiez-le, fais-lui fumer
le dargeot, à poil, …
Juge, autoritaire, tape sur son pupitre avec sa baguette
Vile multitude, fretin du peuple, la ferme !!!... j’ai dit
la ferme !... Bob, non, excusez-moi,… monsieur le
Procureur Général… finalement, et avec beaucoup de
regrets, je vous donne la parole …
Procureur Général
Je me trouve devant un dilemme. Il a été jusqu’à ce jour
décidé par la loi que tel forfait serait puni de telle façon
quelles que soient les raisons qui ont poussé l’agresseur
à commettre son crime. Tout acte menant à tel forfait
est puni par tel châtiment. Donc, je serai de l’avis de
monsieur le Juge de condamner Gilles Schulz selon les
lois qui nous gouvernent. Mais, puisque procès il y a, je
voudrais développer quelques idées qui nous
permettront d’éclairer certaines contradictions dans
297
notre façon d’aborder le cas Gilles Schulz. Gilles
Schulz a commis ces horribles forfaits, poussé par une
force qu’il dit ne pouvoir maîtriser. Il a dit qu’à certains
moments il a essayé de lutter contre cette force, qu’il ne
voulait pas y aller mais qu’il était obligé de le faire. M
le Maudit nous a répété la même chose avec les mêmes
mots. La force qui les poussait l’un et l’autre à
commettre leurs crimes était bien plus forte que la force
de leur volonté à ne pas les commettre. Si maintenant
nous nous référons aux dires du Journaliste Etranger,
les hommes et femmes qui s’engagent dans des actions
violentes qui consistent à tuer, torturer, violer, une
population civile laissée à l’abandon, le font aussi
pousser par une pulsion qu’ils ne maîtrisent plus. Ils ne
sont plus protégés par les lois, c’est-à-dire des interdits,
tout leur est soudainement permis, donc tout est
possible, tout devient possible. C’est ce qui se passe.
Des individus auparavant civilisés mettent leur
imagination au service de leur sadisme, ce qui les
conduit aux pires sévices. Ces gens-là sont laissés en
liberté, souvent félicités pour avoir combattu avec
bravoure. Ce qui n’est pas dit, oublié, effacé, c’est
qu’après le combat, le Haut commandement leur a
laissé carte blanche, ou a fermé les yeux sur les forfaits
qu’ils allaient commettre. Or, ils auraient pu ne pas les
commettre. Ils ne les ont commis que parce que la loi le
leur permettait. Mais cela n’est pas vrai pour Gilles
Schulz ou ses semblables. Eux, ce n’est pas qu’ils le
font alors qu’ils auraient pu ne pas le faire, eux le font
parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Le
nazillon, qui plus tard peut devenir nazi, va rester dans
les limites que lui autorise la loi. Il va défiler en faisant
298
le salut hitlérien, posséder une collection d’insignes
nazis, proférer des insultes antisémites, racistes, mais
en restera-là. Si on l’invite à aller casser du noir, briser
les vitrines des magasins tenus par des juifs ou des
noirs, il n’hésitera pas, il fera son boulot sans état
d’âme. Il n’est pas obligé de le faire, on l’invite à le
faire, on l’encourage, il a la permission de le faire,
quelle aubaine ! Le plus souvent, il a le choix d’abattre
sa besogne ou la refuser. Par contre, les Schulz n’ont
pas cette possibilité, ils ne peuvent pas faire autrement.
Bien sûr, s’ils ne peuvent faire autrement, comme l’a
suggéré monsieur le Juge, ils se condamnent euxmêmes. Le nazi, le soldat, le terroriste, peuvent faire
autrement, les Hutus qui ont massacré les Tutsis
pouvaient ne pas les massacrer, auraient pu ne pas
commettre ces crimes, les troupes pourraient conquérir
un pays sans le mettre à sac, sans se livrer à l’infamie.
Ces gens sont donc tous condamnables, c’est à eux que
la loi doit s’appliquer. Les Schulz sont malades.
Imaginez qu’ils soient les victimes d’un virus inconnu
qui léserait les régions du cerveau et les conduirait à ne
plus pouvoir contrôler leurs pulsions. Ils se trouveraient
dans la situation d’un homme contaminé par le microbe
de la rage et qui se mettrait à mordre les gens. Il
pourrait aussi s’agir de lésions concernant une région
spécifique du cerveau, d’un dégât au niveau neuronal,
qui entraînerait ce dysfonctionnement de l’appareil
psychique. Se trouve t-on avec les Schulz dans ce cas
de figure, peut-on établir un parallèle entre les
dommages causés dans des structures neurologiques du
cerveau de Schulz et ceux observables chez des
malades comme l’homme qui prenait sa femme pour un
299
chapeau ? Non ! Les structures neurologiques du
cerveau des Schulz ne sont pas endommagées, aucune
lésion n’est constatée. Ce sont donc des cas qui ne
s’inscrivent pas dans la même symptomatologie et les
causes de leur dysfonctionnement psychique relèvent
d’une approche scientifique et intellectuelle différente
de celle qui intéresse le corps médical. Les Schulz
présentent des symptômes qui échappent à
l’entendement des neurologues. Il serait souhaitable
que ces troubles s’inscrivent dans une sémiologie
dépendante de la neurologie, mais jusqu’à ce jour, il
n’en est rien. Les psys, c’est-à-dire psychiatres,
psychanalystes et psychologues, se rejoignent pour
affirmer
que
les
troubles
émotionnels,
comportementaux, cognitifs, des Schulz relèvent de
causes spécifiquement psychiques non décelables à
l’imagerie médicale. Les dysfonctionnements de la
psyché ne sont pas photographiables. Ils ont une cause.
Ces dysfonctionnements ont une cause. Si cette cause
première n’est pas de l’ordre anatomique,
physiologique, histologique, elle relève d’un autre
processus. Nous pouvons remercier les éducateurs de
l’Ecole du Crime et de la Délinquance qui grâce à leur
travail, leurs expériences, nous proposent une
hypothèse qui a le mérite d’être construite sur un
nombre de cas très importants observés depuis plus de
cent ans. Les Schulz qui commettent d’immondes
forfaits sont tous responsables de leurs actes au même
titre que ceux qui commettent leurs exactions sous le
couvert de la loi. Ils sont donc responsables, pas
coupables, je déteste ce mot, je souhaite le voir rayé du
vocabulaire. Mais cette responsabilité doit être
300
endossée par tous ceux qui ont contribué à ce que ces
individus sont devenus. J’en dirai autant des gens qui,
après le combat, massacrent, pillent, violent : ils sont
responsables de ce qu’ils ont fait. Mais sont aussi
responsables ceux qui les ont laissé faire. Les soldats
engagés contre les tchétchènes ou contre des terroristes
sont-ils moins responsables des meurtres qu’ils
commettent de sang-froid parce qu’ils sont sous le
commandement d’un Général de Brigade, que
Gilles qui les a commis sous le commandement d’une
pulsion non maîtrisable? Tout individu qui décide que
ses troupes ne sont plus soumises aux lois qui
garantissent la dignité humaine doit être puni aussi
sévèrement que ceux qui franchissent les barrières de la
légalité. Je réclame donc que ceux qui ont permis que
Gilles Schulz devienne ce qu’il est devenu soient
condamnés à la même peine que celle dont Schulz va
écoper. Je pense à l’Educateur en Chef, à monsieur
Taulard et à madame Petitpas.
Juge consterné
Vous voulez dire que vous condamnez monsieur
l’Educateur en Chef, monsieur Taulard et madame
Petitpas à être vendus à une chaîne de la télévision
américaine ? …
Procureur Général, condescendant
C’est cela, monsieur le Juge …
Juge, furieux
Mais tu dis n’importe quoi ! … C’est me faire injure à
moi, moi qui ai décidé de ces lois, qui ai mis en place
cette Ecole, (il s’étrangle) moi qui t’ai nommé à ce
poste… (voix sifflante, vipérine) Bob, fils de pute, tu as
301
usurpé ma confiance, de sous-verge tu es passé à sousminable, … peigne-cul faux-cul, un locdu qui a essayé
de me l’introduire … (au summum de la colère)
Gardes, … qu’on l’embroche, le fasse griller à petit feu
et qu’ensuite on le donne au cochon !! …
Ensemble, chante
Il a très bien parlé, buvons à sa santé, marchons,
marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons … Il a
très bien parlé, buvons …
Juge, hurle
L A F E R M E !!!! … Assesseur1, pouvez-vous
me donner l’heure ...
Assesseur1
Dix-sept heures cinquante-trois minutes vingt-sept
secondes ... monsieur le Juge.
Juge
Moins de dix-sept minutes avant le début de la lutte …
bien, … le jury ayant délibéré nous condamnons … (il
se lève et commence à se dépouiller de ses vêtements de
magistrat) … assesseurs, vous donnerez lecture de mon
verdict, … (il a du mal à se défaire de sa robe) …
qu’on le vende à la télé, … c’est vrai, … Et puis, non,
envoyez-le au Pénitencier !... (à Gilles) Salut, mon
garçon … (Sous ses vêtements de juge il avait gardé
son costume blanc en alpaga) (aux assesseurs)
Heureusement, je suis venu en Y2K2, venez nous
rejoindre dès que vous en aurez fini, … (il quitte sa
place, fait un signe à Tatiana qui se lève et le suit au
2
Y2K, une moto équipée d’une turbine à gaz d'hélicoptère RollsRoyce Allison 25O-C18, refroidie par air ; injection ; 317 ch à 54
000 tr/mn ; 59 mkg à 20 000 tr/mn ; boite à 2 vitesses ;
transmission secondaire par chaine. Vitesse maximum : 435km/h.
302
pas de course, ils sortent. On entend le bruit d’un
moteur de moto …)
Asseseur1
Ecoutez la fin de cette triste histoire
Celle de Gilles, le mauvais écolier
Qui à la nuit tombée
Et cætera,…Et cætera,…
En conclusion :
Il ne faut jamais aller voir
De l’autre côté du miroir.
Assesseur2
En conséquence de quoi déclarons Gilles Schulz par
contumace …
Public
Très bien, Il ne mérite pas moins, S’il le faut pendez-le,
Ou bien donnez-lui à boire, Qui aboie boira, Qui a bu,
Larirette, larirèette, Marinella, elle sent des pieds elle
pue l’tabac, Par Contumace il doit payer, Mais
Contumace est déjà passé, Il repassera par là, Pendant
quarante jours qu’il va pleuvoir, Il a le temps de passer,
Olé !...
Asseseur1
Ladies and gentlemen, it’s time to go out, shut up…
Asseseur2
Et maniez-vous le train.
Asseseur1, se coiffe d’une casquette de chef de gare
A ce propos, le train de dix-sept heures cinquante neuf
entre en gare, veuillez vous éloigner du bord du quai…
Public
Le vent siffle dans la rue du quai, Prochain arrêt
Beaumont Le Vicomte madame, Et j’y danse comme
un ballot, …
303
Asseseur1
Attention, voie Une, le train en provenance de Saint
Nom la Bretèche entre en gare. Les voyageurs à
destination des Arènes sont priés de se regrouper sur la
voie Une …
Asseseur2, aux gardes
Gardes, reconduisez monsieur Schulz dans sa chambre.
Monsieur Schulz, vous recevrez dans quelques jours le
compte-rendu de cette séance. Puis, vous serez déporté
dans une colonie pénitentiaire du Nouveau Continent.
Nous vous souhaitons Bonne Chance …
Fedor, lance dans la foule qui se disperse
«Mettre à mort un meurtrier est une punition sans
commune mesure avec le crime qu’il a commis.»*
Les murs du Tribunal rentrent lentement sous
terre pendant que se mettent en place les rails du
chemin de fer et le quai numéro 1. Une incroyable
pagaille règne en ce lieu. Je m’approche de Gilles.
Gilles, entre deux gardes
Merci, Maître, vous m’avez évité le pire. Au moins,
dans la colonie pénitentiaire, j’apprendrai à lire…
Moi
Mais tu sais lire …
Gilles
La délivrance ne vient que lorsqu’elle s’inscrit dans le
corps. Adieu, Dad !...
Je suis mort.
304
20
Sur la porte de mon vestiaire deux enveloppes à
mon nom, collées sur la paroi métallique par un
morceau de scotch. La première, à entête de la
Télévision pour un Mieux Disant Culturel, signée
305
du Responsable du Planning des Techniciens,
m’enjoint de rejoindre à l’instant, après avoir
revêtu l’habit de ma nouvelle fonction, le staff des
cameramen du Très Gros Plan dans un local situé
sous les Arènes. Dans la deuxième enveloppe, un
morceau de papier journal sur lequel est griffonné:
« Rejoins-moi aux Arènes. Tatiana. ». Les
vététistes s’apprêtent à remonter à vélo. « Quand
c’est l’heure », « « C’est plus l’heure ! » et ils
s’éloignent. Je me défais de ma robe d’avocat, trois
casiers plus loin l’Avocat Accusateur en fait de
même. Il me salue. J’enfile la combinaison ultra
moulante avec cagoule, taillée dans un tissu
spécialement étudié pour ce genre de travail,
parait-il. Un TMDC en paillettes d’argent scintille
sur ma poitrine. Les casiers sont à leur tour
engloutis par la terre. Du Tribunal, il ne reste
qu’une prairie colorée de boutons d’or, de
coquelicots et de marguerites géantes. Envie de
tout plaquer pour la énième fois. … Dormir ? … Je
m’assieds dans l’herbe et regarde la houle
montante des spectateurs se hâter vers les Arènes.
… Si Dieu avait voulu nous faire à son image Il
nous aurait cloné. Or, celui qui a déboulé du
Paradis avait plutôt l'apparence de Frankenstein.
Sa dantesque chute lui a t-elle valu ce faciès
néandertalien ou Dieu ressemblait-Il à cette
époque, lui aussi, à un homme préhistorique ? … …
Chaque vie est unique et close dans son unicité.
Dépourvue de sens elle est fermée en elle-même,
recluse dans sa fonction de Chose vivante. L’être
vivant ne peut prétendre à autre chose qu’à
l’unique. Unique pour lui, unique pour les autres.
306
Jamais, ni physiquement ni émotionnellement ni
intellectuellement, il n’aura accès à l’autre si ce
n’est par des artifices, essentiellement celui du
langage. Ceux que nous approchons au plus près
ne sont que des semblables. Et si « Je est un
autre » qui sommes-nous, qui suis-je ? … L’être se
compose d’ensembles, mais l’ensemble de ces
ensembles nous le ferait-il connaître ? « Cette
obscure clarté qui tombe des étoiles », … On ne
peut avoir que mal à l'homme quand on pense à
ses détresses. On enrage. Il n'y a pas de mots pour
dire la souffrance, pas d'explications qui tiennent
la route pour l’accepter, qu'elle soit physique ou
psychique. Seule la révolte est salutaire,
l'indignation. On a beau médire sur l'homme, le
désigner comme responsable de ses propres maux,
lui faire endosser la responsabilité de l'état de
délabrement de la planète, seul l'homme a pitié de
l'homme, seul l'homme prend soin de son
prochain.
Voix Gaillarde
C’est le concept de vivant qui serait à l’image de Dieu
et non l’homme en tant que tel.
Je me retourne, … la mort fildeferisée, un nœud
papillon blanc passé autour du cou, tient par sa
main droite le guidon d’une trottinette et s’essaie à
sourire, ce me semble, sans y parvenir.
La mort
On nous attend aux Arènes et vous en êtes encore à
vous poser des questions peu pertinentes.
MoiRien
J’avais oublié : « Ce soir à Samarkand » …
307
La mort
Prenez place sur le marchepied droit, un pied devant
l’autre, et tâchez de garder l’équilibre…
La machine prend rapidement de la vitesse,
cinquante au compteur !
La mort
Moteur électrique non polluant… J’aurais voté pour les
Verts si l’occasion m’en avait été donnée …
Nous retrouvons et dépassons les petits groupes
qui se rapprochent des Arènes. Devant les trois
portes ouvertes au public se presse encore une
foule nombreuse bien que le spectacle se joue à
bureaux fermés. La mort range la trottinette dans
le parking réservé aux deux roues et non dans
celui affecté aux Officiels. Elle me quitte pour
rejoindre sa place et me souhaite bonne chance
dans l’exercice de mon nouveau métier. Un agent
de la sécurité m’indique les couloirs à suivre
jusqu’aux bureaux de la télévision. Le Chef
Opérateur me présente, dans la Salle des
Conférences, aux … deux, quatre, six, huit autres
cadreurs présents. Je ne sais pas encore en quoi
consiste ma prestation ! Je m’assieds à côté d’une
cadreuse pendant que le Chef d’Etat major
s’empare d’une longue baguette, déroule un écran
et nous fait face avec un sérieux qui ne présage
rien de bon.
Chef d’état major
(diapo des deux athlètes nus se faisant face au centre
du ring)
308
La finale qui oppose aujourd’hui les deux meilleurs
athlètes en Lutte Sexuelle diffère des autres rencontres
par son enjeu et les qualités des compétiteurs. Dans ce
combat qui se déroule en trois rounds, les finalistes en
ont déjà disputé deux, je résume pour notre nouvel
arrivant. Entre chaque round, un temps de repos de dix
jours. La première manche a consisté, pour les deux
participants, à obtenir un maximum d’orgasmes sans
avoir recours au moindre attouchement. Vincenette a
gagné le premier round. … (diapo de Vincenette les
deux bras levés en signe de victoire). Il fallait, pour
gagner le deuxième round, avoir le moins d’orgasmes
possible alors que les deux pugilistes, uniquement avec
l’aide de leur corps, s’acharnaient à procurer le
maximum d’orgasmes à leur adversaire. Vincenette a
gagné le deuxième round. (diapo de Vincenette qui, les
jambes écartées en grand écart à plus d’un mètre du
sol, fait un superbe bras d’honneur en direction de son
adversaire.) Le score est donc de deux à zéro en faveur
de la jeune femme. Aujourd’hui, c’est simple. C’est
celui des deux qui aura le plus grand nombre
d’orgasmes, obtenus, je précise bien, grâce au corps de
son adversaire, qui emportera les trois points attribués à
ce round et gagnera le match. Votre travail consiste,
avec vos lunettes-caméras, à vous approcher au plus
près de la partie du corps dont vous avez la
responsabilité : sexe, région anale, bouche, seinsventre-cuisses, bras, jambes, tête, corps dans sa totalité.
Vous ne devez, sous aucun prétexte, filmer une autre
partie du corps que celle qui vous est attribuée. Vous,
(il me regarde) vous remplacez Francesco, la caméra 5,
qui a été viré. Votre cadre : la bite de Loïs, rien que sa
309
bite mais toute sa bite s’il le faut. Vous recevrez vos
ordres par les oreillettes dissimulées dans votre
cagoule. Encore un mot : deux minutes avant le début
du combat, votre combinaison vous rendra invisible et
transparent, vous pourrez vous déplacer et vous placer à
votre guise en fonction des impératifs du cadre. (Il
regarde sa montre…) Dix autres caméras sont placées à
l’extérieur du ring. Rejoignez les cadreurs qui sont déjà
en place, vérifiez que votre matériel fonctionne
parfaitement. Vous ne prendrez vos places que lorsque
l’ordre vous en sera donné…
Je me laisse guider par les autres membres de
l’équipe. Personne n’ébauche le moindre geste,
n’émet le plus insignifiant des sons qui laisseraient
s’insinuer dans notre silence le fil d’une possible
communication. Nous foulons maintenant du
sable et pénétrons dans l’arène, percutés par le
brouhaha confiné dans cette enceinte. Au centre,
au sommet d’une pyramide tronquée de dix
mètres, le ring ! Quatre escaliers de pierre y
donnent accès. La foule est là qui remplit les
gradins. Des élèves de l’Ecole du Cirque se livrent
à des exercices périlleux sans attirer une attention
soutenue des adultes qui leur consentent un
regard désintéressé. Les enfants sont sous le
charme. Les oriflammes de la Principauté flottent
sur sept piliers placés à égale distance les uns des
autres. Elles portent sept bustes identiques du
Chef de l’Etat. Les Officiels commencent à se
montrer. Cinq immenses sabliers surplombent de
quatre mètres le centre du ring. Selon les
explications de la cadreuse dont l’extrême habileté
310
devrait avoir comme unique cible le sexe de
Vincenette, ils renferment une quantité de sable
différente et donnent la durée d’un round qui n’est
donc jamais la même. Le combat cesse quand les
cinq sabliers ont déversé, les uns après les autres,
leur dose de sable sur le ring. Entre chaque round,
un temps de repos qui dépend de Jeannot, un
ancien lutteur sexuel aujourd’hui à la retraite, très
dérangé
psychologiquement,
chargé
par
l’Administration Sportive d’actionner les sabliers
en fonction de son feeling. … Aux quatre points
cardinaux retentissent les inflexions éclatantes des
trompettes. … Les enfants du Cirque quittent la
piste, le brouhaha devient rapidement murmure
… Nouvelle sonnerie de trompettes … Paraît
l’Imperator suivit de Tatiana … et des deux
vététistes ! Les gens se lèvent pour applaudir …
L’Homme salue à plusieurs reprises puis,
demande le silence.
Imperator
Chers compatriotes, chers concitoyens de la Principauté
Populaire
Républicano
démocratico
socialo
tiermondialo capitalo échangiste du Labyrinthe, chers
Labyrintens, chères Labyrintennes, cher Moi Imperator
de par la volonté divine. Vous allez avoir le grand
privilège d’assister à la finale de la Lutte Sexuelle qui
verra triompher la configuration vicieuse soit celle de la
Femme soit celle de l’Homme. Le vainqueur ou la
vainqueuse aura droit au titre de champion/championne
du monde toutes catégories de Lutte Sexuelle. Vous
êtes conviés à ce genre de festivité quatre fois l’an et
chaque fois, vous quittez les Arènes convaincus de
l’ignominie de la chose sexuelle et fiers de l’avoir
311
boostée, avec mon aide et celle de nos spécialistes, hors
de vos pensées et de vos désirs. Plus de besoins, donc
… « plus de manques ! » reprend la foule… CQFD. La
représentation bestiale d’une sexualité débridée, laissée
à ses propres fantaisies, nous a conduits tout
naturellement vers la Voie de la Sagesse qui exclut le
choc émotionnel de notre quotidien. Mais l’esprit a
besoin d’être toujours tenu en alerte afin de mieux se
protéger contre l’appel de certaines émotions qui
trouvent leur terreau dans cet inconscient dissimulateur
dont nous ne pouvons prévoir toutes les turpitudes. La
Lutte Sexuelle nous rappelle, chaque fois, la calamité
divine qui s’est abattue sur le genre humain quand
Adam et Eve ont cherché à se connaître et y sont
parvenus. Maudits soient-ils ! Amen ! (répond la foule).
Les deux finalistes qui vont disputer, dans quelques
minutes, le troisième round de ce combat ne vous sont
pas inconnus, ils ont tous les deux participé à de très
nombreux tournois. Mais c’est la première fois que le
tirage au sort les oppose. La femme mène, pour
l’instant, par deux points à zéro. N’oubliez pas : « Dieu
ne nous fait trouver notre salut que dans les
humiliations et les abaissements »* ! La foule : « Mais
priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »* Des
humiliations et des abaissements vous allez vous en
repaître … (Il tire de son fourreau la superbe Durandal
et la plante bien droite entre ses cuisses dans un
coussinet façonné en duvet de poussins) … Faites entrer
nos deux mercenaires … (Il s’assoit dans son fauteuil
impérial, les dignitaires et invités en font autant
pendant que retentit le son des sept trompettes
fabriquées par le plus célèbre orfèvre de Jéricho.)
312
Tatiana est nue sous une veste en mousseline
d’organza de soie, donnant à voir ses seins parfaits
et sa peau brunie par les effets d’un soleil artificiel,
le sexe dissimulé par une culotte en microfibre,
jambes nues, les pieds emprisonnés dans des
sandales en satin de soie et hauts talons. Son bras
gauche est passé sous celui de l’Imperator.
Troisième sonnerie… les spectateurs se sont levés
pour les voir arriver …
Hérault 1 et 2 ensemble
LVoiïnsenette !! (trompettes)
Ils apparaissent dans les lumières du soleil
couchant et des poursuites, lui la tête prise dans le
crâne d’un taureau, le sexe dressé emmailloté dans
un turban tressé dans du fil de fer barbelé, elle la
tête recouverte du masque d’une mante religieuse,
le sexe bouclé par deux élégantes pinces à nourrice
ornées à leur deux bouts de pierres précieuses. Ils
s’avancent vers la tribune officielle d’un pas de
mannequin, s’inclinent ensemble vers leur
suzerain. Eux : « Ceux qui sont esclaves de leur
sexualité te saluent ». « Allez en paix !» Ils
gagnent les marches qui mènent au ring, les
gravissent et, sans ne s’être jamais regardés,
rejoignent leurs soigneurs et entraîneurs installés
chacun dans un coin du ring situé sur une même
diagonale. Ils tiennent à la disposition de leurs
poulains les produits chimiques qui produisent les
effets les plus excitants sur le système sexuel de
l’homme ou de la femme quel que soit l’état de leur
organisme. Car, pendant le combat, ce sont les
313
protagonistes qui choisissent les drogues qui leur
semblent les mieux adaptées à leur condition
physique. … L’arbitre est monté à son tour sur le
ring … les deux lutteurs sont délivrés de leurs
accessoires encombrants, ils sont tout nus, … une
chaîne attachée à leur poignet gauche les empêche
de se précipiter l’un sur l’autre … l’arbitre rappelle
à Vincennette, puis à Loïs, qu’il leur est interdit de
griffer, mordre, … il nous invitent à gagner nos
places, … nous montons sur le ring. Sous l’effet des
revêtements spéciaux, nos costumes et nousmême devenons graduellement invisibles, … les
trois coups sont frappés, … « attention les caméras
de un à huit, cela va être très rapidement à
vous…. » … Jeannot tout là-haut perché, court
d’un sablier à l’autre sans se décider lequel il va
retourner … … « Jeannot, il faut y aller » fait
l’arbitre, … Jeannot s’est arrêté devant le sablier
numéro Cinq … court vers le Trois, … des sifflets
dans le public, les deux guerriers du sexe tirent sur
leur lien tant semble grande leur rage d’en
découdre, … c’est le Un, … ils sont libres ! … ils
restent à leur place ... Loïs fait les premiers pas,
elle ne réagit pas, … « la cinq, nom de dieu, tu le
cadres ce sexe !... » je pensais que je ne devais
fournir mon plan que quand ils allaient se trouver
l’un près de l’autre,… je suis là, presqu’à le
toucher, je cadre en plan large c'est-à-dire le sexe
dans sa totalité, poils et roubignoles compris, …
non, connard, le bout de la queue, … le bout !! …
elle fume, superbe, elle commence à se
consumer… ... on dirait un poisson la gueule
légèrement entr’ouverte, … un peu de liquide
314
séminal, merde, il n’est plus là, … suis, nom de
dieu !!! », je lève la tête pour voir où il est passé, il
a saisi Vincenette, mais elle, par une prise de judo,
le fait passer par-dessus son épaule, le voilà à
genoux dos à elle, … son sexe ? son sexe ?, … « la
cinq, plan général … » … l’homme a plié … je suis à
moins de vingt centimètres, la mise au point se fait
automatiquement, … sa quéquette est raide,
comme à la parade,… j’entends comme une
respiration qui s’accélère et une salve
d’applaudissements, elle doit avoir joui,… par quel
moyen ?? … la main de Vincenette entre dans le
champ, s’empare du bout de la queue et la plie vers
l’arrière !!! … suis, suis, ne la quitte pas … , cela
doit faire très mal ! l’homme bascule vers l’avant et
sa tête vient cogner le sol en me cachant l’objet, je
me recule et ouvre l’autre œil pour comprendre
leurs positions, elle a collé le bas de son ventre
contre les fesses de Loïs … le sable nous tombe
dessus, … ouais !, très beau cadre… … elle se
caresse le clitoris avec ardeur en se servant du
gland de l’autre … en mauvaise posture … une
grande professionnelle, j’aurais jamais pensé à un
truc pareil, … elle a pincé avec le pouce et l’index la
verge au départ du gland, ce qui empêche toute
éjaculation, et le manie avec une très grande
vélocité tantôt vers le haut tantôt vers le bas, …
quel orgasme, … applaudissements,… s’il ne se
dégage pas de cette prise, il est foutu, … nouvel
orgasme, elle tient la forme, … il tente quelque
chose car ça remue,… très gros plan sur la partie
extrême du gland qui entre en contacts successifs
avec le clitoris, superbe,… nouvel orgasme, c’est
315
dingue, … la cloche annonce la fin du round, …
Vincennette lâche sa prise, le pénis, tel un ressort,
retrouve ses marques, … éjaculation qui n’est pas
prise en compte par l’arbitre !... le public
applaudit,… je me relève avec difficulté, la crampe
n’est pas loin, … ils ont regagné leur coin et se
déversent par voies buccale et intraveineuse des
rasades de potions excitant les zones érogènes, …
vibromasseur pour Vincenette, les mains de la
masseuse côté Loïs,… le public, amorphe pendant
ce premier round se rue sur les vendeurs de
friandises et de boissons,… Jeannot demande s’il
peut y aller mais personne ne l’entend, … il
s’approche du sablier numéro Trois, regarde si
quelqu’un lui prête attention, … d’un geste précis
et vigoureux il lance le décompte … le sable qui se
répand sur le ring alerte Loïs qui montre du doigt
Jeannot à son entraîneur, qui alerte l’arbitre qui
regarde le sable tomber, qui se précipite sur
l’arbitre de touche qui regarde le sable tomber… je
me place à la hauteur de Loïs pour le serrer au
plus près … la cloche sonne, le deuxième round
est lancé,… il me surprend par son démarrage
sprinté, je lève les yeux … il se lance en l’air, les
pieds en avant, il est à l’horizontale, elle cherche
l’esquive, il les passe autour du cou de Vincenette
qui tombe à la renverse,… il s’assied sur sa
poitrine, lui pince le nez ce qui l’oblige à ouvrir la
bouche dans laquelle il place, avec une
époustouflante dextérité, une cale !! … et son vit…
je me précipite et … et… réussi à cadrer son pénis
au moment même où il s’envoie en l’air, …
impossible de filmer la suite tant ça bouge, je me
316
relève, elle lance ses jambes en arrière la bouche
toujours obstruée par le sexe de Loïc, je ne trouve
pas mes marques, … « la cinq, tu dégages ! »
hurle la voix,… je glisse ma tête à quelques
centimètres de l’implantation de la verge, elle est
profondément ancrée dans les profondeurs de ….
je reçois en pleine figure un formi …. …… ……………
…………….. …………….. …………………… ……….
…………………
…….. que se passe t-il ? … Je sors du coaltar, j’ai du
mal à suivre la partition,… Où sont-ils ? … qu’estce que j’ai pris ! … un coup de massue, mais pardevant, sur le nez… mon corps reste un solide
déformable malgré sa transparence … merde, c’est
quoi tout ce sable ?... il pleut du sable ! … les
sabliers !! … je me précipite avec difficulté, elle est
sur lui,… « t’es viré, t’es viré, tu m’as privé de tous
les gros plans, t’es viré !! »,… je me redresse, …
« mais qu’est-ce que tu fous, il va crever et je veux
voir sa bite en très gros plan, le plus gros possible,
l’expiration de son sexe tu comprends, son dernier
soupir ! !... »… c’est vrai qu’il a l’air mal en point,
… le score ? … … treize orgasmes pour elle, huit
pour lui, c’est le dernier round, il est fichu, « son
sexe bordel ! », elle se l’enfile avec férocité …
l’étreinte se veut mortelle, sexe pourchassé en
crainte d’agonie, … épouvante de la verge qui ne
peut retenir son flux salvateur mortel, jouissances
fatidiques, … la mort annoncée ne freine pas leurs
ardeurs, l’énergie vitale s’évacue par saccades, les
deux sexes réunis en un suprême défi, s’affrontent
et s’affolent sans le moindre répit. … « connard, je
n’en ai rien à foutre de tes commentaires, là, tu ne
317
bouges plus… » … son sexe et celui de Vincenette
sont si étroitement liés, qu’il est impossible de
cadrer celui de Loïs, … … c’est étrange, leurs corps
sont comme statufiés, une immobilité parfaite,
regard dans regard, … contemplation,… il est très
pâle, elle tremble … le crépuscule perd sa bataille
contre la nuit, mais comme par miracle, personne
n’a songé à brancher de projecteurs. Un chant
s’élève de la tribune des hommes, des voix de
basses et celle, éclatante, d’un jeune garçon … …
Le lundi je baise en levrette
Le mardi je baise en canard
Le mercredi je fais minette
Le jeudi j’me fais sucer le dard
Le vendredi je fais feuille de rose
Le samedi je fais soixante-neuf
Et le dimanche je me repose
En mangeant des couilles de bœuf
Et le dimanche je me repose
En mangeant des couilles de bœuf…
Vincenette se penche lentement sur Loïc, enserre
ses bras autour des épaules de l’homme épuisé,
pose ses lèvres contre les siennes, … ils
s’embrassent ??!! … j’en ai l’impression, …
ensemble ils commencent une ascension sensuelle,
… lentement, … lentement, … elle accélère d’une
façon quasiment imperceptible la cadence, leurs
bouches sont collées l’une à l’autre, le mouvement
de ses reins est maintenant régulier comme
rythmé par un métronome… évènement imprévu,
unique … une seule poursuite, en puissance
318
minimum, éclaire les deux corps,… des voix de
femmes répliquent à celles des hommes :
« Quand il sentit venir la mort
Etendu sur sa froide couche
Pour la porter jusqu’à sa bouche
Sa main fit un suprême effort
La partie inférieure du bas ventre de Loïs
projette contre celle de
Et puis, en l’honneur de sa dame,
Vincenette et garde cette posture, tétanisée…
Et puis, en l’honneur de sa dame,
Il but une dernière fois.
lâche prise et s’affaisse lourdement sur le sol.
La coupe trembla dans ses doigts
Bouches, torses, bras, sexes, jambes, soudés.
Et doucement il rendit l’âme. »*
se
Immobiles, pétrifiés, lapidifiés. Leur peau se
fendille, se fissure, se lézarde, les chairs se
décomposent, les os craquellent, se désagrègent,
s’emmêlent,
se
mélangent,
s’atomisent,
s’ensablent. Sidération du public. Le premier
vététiste se lève, applaudit, il est le seul à le faire,
… baisse les bras. Le deuxième se lève à son tour,
applaudit, s’arrête, regarde le premier. Vététiste 1 :
« La folie est la pire maladie qui court », Vététiste2
« il n’y a que la foi qui sauve... » Ils enfourchent
leurs vélos.
Imperator, il a la tête de l’évêque de Beauvais. Il se
lève en s’adressant d’abord aux vététistes, puis à la
foule
Car tu es poussière … et tu redeviendras poussière …
319
Tatiana s’empare de Durandal. « Souviens-toi du
vase de Soissons », s’écrie t-elle en décapitant
l’Holopherne labyrinthen. Elle brandit la tête
rapace à bout de bras l’exposant aux yeux du
public hurlant et en pleine débandade. De la
bouche ensanglantée se précipite un aquilon qui
balaie en quelques secondes le sable du ring, le
ring, l’arène, tout. Puis, elle s’échappe des mains
de Tatiana, poursuit de son souffle le flot des
spectateurs en déroute et vient se poser, docile, sur
l’avant-bras droit tendu de la mort. Les sept
répliques du portrait de l’Imperator éclatent d’un
fou rire. La mort s’approche et s’incline devant le
corps sans tête : « Ave Caesar ! » puis se mêle aux
fuyards. J’informe Tatiana d’un projet depuis
longtemps conçu : « Je vais tuer Dieu. ». Elle me
tend Durandal, me serre dans ses bras et fuit avec
les autres. Je reste seul.
320
Epilogue
Le Bouge des Philosophes est cerné par une
couche de poussière et de toiles d’araignées qui
témoignent du passage du temps. Avec la paume
d’une main j’ouvre une lucarne dans la poussière
du carreau d’une fenêtre ... le décor semble
inchangé comme s’il avait été déserté il y a
seulement quelques instants. Sans effort grâce à
Durandal, je me fraie un passage jusqu’à la porte
et m’avance en hésitant dans la salle. De la ruche
en émoi ne reste que son silence inaudible sans
aucune aspérité à laquelle se raccrocher ... là, peutêtre,... le calicot brandi par Vieux 2. Je le retourne
en me remémorant quelques mots du texte de
Nietzsche qui y figurait : « Dieu est une question
grosse comme le poing, un manque de délicatesse à
l’égard de nous autres penseurs... ». Il semble que la
discussion soit allée plus en avant car je lis
maintenant : « Cet événement prodigieux n’a pas
encore fait son chemin jusqu’aux oreilles des hommes.
La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière
a besoin de temps, la lumière des étoiles a besoin de
temps, les actions, même une fois posées, ont aussi
besoin de temps avant d’être vues et entendues. ... Ce
vieux saint dans la forêt n’a pas encore entendu dire
que Dieu est mort. »
321
Est-ce possible que ma mission soit déjà
accomplie ? Je n’ai souvenir d’aucune bataille,
d’aucun affrontement. En fermant les yeux, je vois
bien cet immense lac gelé dressé à la verticale face
à moi et que j’ai fendu d’un coup de Durandal.
Mais ce n’était qu’un rêve éveillé, je suppose.
Je vais au bar et me sers un verre de ce délicieux
Pauillac 1984. Un bruit insolite me fait me
retourner. Sur l’estrade le guéridon et sur les deux
chaises Vieux 1 et Vieux 2 qui se font face.
« Salut », dit Vieux 1. « Salut », je fais de la tête.
Vieux 1
… en effet, on peut poser la question : le Vivant était-il
inclus dans le projet Univers. Cela veut dire que s’il
l’était, celui qui a initié ce projet espère en tirer profit.
Vieux 2, incrédule
Dieu voudrait tirer profit du vivant ?
Vieux 1
Si Dieu a conçu le projet Univers en y associant celui
du vivant, est-il imaginable qu’IL l’ait conçu pour n’en
rien faire ? Cela me paraît invraisemblable.
Vieux 2
Vous avez soutenu qu’Il ne nous avait pas créé pour
qu’on le serve, pour qu’on le prie, pour qu’on l’adore.
Alors quelles seraient, d’après vous, ses intentions nous
concernant ?
Vieux 1
Pas NOUS concernant, mais concernant le Vivant.
Pourquoi le Vivant ?... L’Intelligence s’ennuie. Pour se
divertir, Elle crée, non pas un clone, non pas une
Intelligence identique à la sienne, ce qui ne présenterait
aucun intérêt, mais une intelligence autre, différente,
322
qu’Elle puisse affronter intellectuellement, qui lui
apporte des informations qu’Elle ne possède pas. Un
homme se pense, remet en cause sa condition
d’homme, alors que le Tout est sans question puisqu’Il
détient toutes les réponses qui intéressent son tout. S'Il
se pense, Il ne trouve comme objet de réflexion que du
« déjà pensé », ressassé, résolu. La pensée du Tout ne
connaît plus l'erreur, les découvertes, les inventions.
Elle n’a plus de curiosité. Elle possède sa vérité,
devenue LA vérité, qu’elle ne peut remettre en question
puisqu’elle connaît tout, sait tout et qu’Elle n’a pas en
face d’Elle un Autre qui lui apporte la contradiction.
Elle est piégée par sa pensée Unique, combinaison de
tous ses savoirs.
C’est une vérité absolue, figée,
pétrifiée, momifiée, qui se suffit à elle-même. Tout
infini possède ses confins.
Vieux 2
Si j’entends bien, le parfait n'est plus modifiable, il ne
peut devenir plus parfait qu'il n’est déjà, sa nature
parfaite n'est plus perfectible, il ne peut plus évoluer.
D'une certaine façon, il est mort. Mais l'imparfait, c’està- dire le Vivant, peut-il en se perfectionnant devenir
parfait ? Ou le parfait est-il parfait par essence ?
Inversement, du parfait pourrait-il naître de l'imparfait ?
C’est-à-dire, Dieu au contact d’une autre intelligence
possédant de nouveaux savoirs deviendrait-il imparfait
et pourrait-Il, du même coup, briser la sphère dans
laquelle Il s’est enfermé, volontairement ou pas ?
Vieux 1
Je suis assez d’accord avec l’idée de sphère, car je
n’envisage pas un contenu sans contenant, et avec
l’idée d’un parfait qui, au contact d’une autre
323
intelligence, redeviendrait imparfait. Si Dieu, le
Créateur, le Grand Architecte, -je préfère à ces
appellations le mot Intelligence-, donc si l’Intelligence
à donnée une chance au Vivant, c’est avec l’espoir que
celui-ci va se développer. Nous constatons ce
phénomène depuis l’apparition de la vie sur Terre.
L’imparfait se perfectionne. Qui plus est, le Vivant se
trouve dans une position qui n’est pas sans rapport avec
ce qui vient d’être dit sur le projet mis en place par
l’Intelligence.
Vieux 2
C’est-à-dire que les hommes, êtres imparfaits, auraient
un projet proche de celui que vous attribuez à Dieu ?
Vieux 1
Nous nous sommes engagés sur un projet très
ambitieux dans le domaine de l’informatique. Grâce à
nos compétences, nous avons conçu un programme
capable de battre le champion du monde au jeu
d’échecs. En 1968, Stanley Kubrick et C. Clarke
imaginaient une fiction. Ils créaient Hal, un ordinateur
très puissant embarqué sur un vaisseau spatial. Hal
tenait de « vraies » conversations avec les humains
jusqu’au jour où il rompit, après réflexion ?, tout
rapport avec eux. « Dave, cette conversation est
désormais sans objet. Adieu. » À partir de ce moment,
il s’est voulu seul maître à bord. Ceci n’est qu’une
fiction, mais il arrive que la réalité…
Vieux 2, le coupe
… dépasse la fiction. Nous, créateurs de robots,
pourrions un jour, si nous n’y prenions garde, tomber
sous la dépendance de ces androïdes comme Dieu
pourrait se voir damer le pion par sa création, le Vivant.
324
Mais Dieu n’acceptera jamais, pas plus que nous, de se
voir confisquer son pouvoir au profit de sa création.
Vieux 1
Un père accepte, malgré ce qui lui en coûte, de laisser
un jour la place à celui qu’il estime être le mieux à
même de lui succéder.
Vieux 2
Nous devrons donc nous résoudre à confier la direction
de nos affaires aux robots que nous aurons créés à cet
effet ?
Vieux 1
Plutôt à des humains que nous aurons génétiquement
modifiés.
Vieux 2
Le surhomme si cher à Nietzsche.
Vieux 1, rêveur
On pourrait même songer à connecter entre elles les
intelligences éparpillées sur Terre, pour générer une
Intelligence suprême, la somme de toutes les
intelligences. Je ne peux imaginer le mécanisme qui
amènerait le Vivant à ce degré d’intelligence, mais je
crois que l’intelligence du Vivant est le destin de
l’Intelligence qui nous a créé.
Vieux 2
Vous en revenez à ce Tout que vous redoutez !
Vieux 1
Mais à un Tout différent de celui de l’Intelligence à qui
nous sommes redevables de nous trouver ici-bas. Nous
prendrions alors, de gré ou contre notre gré, langue
avec Elle. Pour lui apporter un peu d’air frais.
325
Vieux 2
Mais notre expérience nous enseigne que deux
puissances de cette envergure ne peuvent cohabiter.
L’une des deux cédera immanquablement sa place à
l’autre…
Vieux 1
Ce n’est pas avéré. De nombreuses galaxies
poursuivent leur chemin sans entrer en collision. …
Des astrophysiciens prétendent que d’autres Univers
côtoient le nôtre.
Vieux 2
Si je suis votre raisonnement, ce serait des Univers
différents créés par des Intelligences suprêmes ayant
suivi chaque fois des parcours distincts ?
Vieux 1
C’est presque ça. Mais il nous faut distinguer l’Univers
du Tout. Mettons-nous bien d’accord : Tout,
Intelligence, Dieu, sont trois mots qui signifient la
même idée, qui sont définis par le même concept. Dieu
a créé l’Univers, nous l’admettons vous et moi. Mais,
selon moi, l’Univers est un laboratoire, source de
nouveaux savoirs. Quand le savoir du Vivant, différent
de celui de Dieu, aura atteint sa limite, il sera confronté
à celui de Dieu. De la synthèse des deux savoirs naîtra
une nouvelle Intelligence. Ce sont les savoirs qui sont
infinis, pas Dieu.
Vieux 2
Vous mettez une limite au savoir de Dieu ?
Vieux 1
Et aucune limite aux savoirs. Sinon, pourquoi aurait-il
besoin du nôtre ? Pourquoi devrions-nous passer notre
temps à réfléchir, to be or not to be, si son seul désir
326
était que nous le contemplions et le remercions pour
son manque de générosité ?
Vieux 2
C’est pourquoi vous soutenez que c’est Dieu qui a
besoin des hommes, pardon du Vivant, et non pas
l’inverse.
Vieux 1
Oui, c’est ce que je crois.
Vieux 2
Les autres Univers, -s’il y en a-, qui diffèrent du nôtre,
seraient des laboratoires de recherches ?
Vieux 1
Oui.
Vieux 2
Et chaque fois, du Vivant serait à la tâche ?
Vieux 1
Il semblerait que seul le Vivant puisse prétendre à
l’intelligence.
Vieux 2
À supposer que votre scénario recèle une infime
parcelle de vérité, estimez-vous, de notre point de vue
de vivant, que le désir de Dieu de toujours en savoir
plus, justifie les moyens qu’Il a mis en place pour y
parvenir ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? ...
Vieux 1
Une question grosse comme le point ! ……………….
Ils se tournent vers moi,
Vieux 1 et Vieux 2
Avec nos sentiments distingués.
327
et descendent de l’estrade en s’aidant
mutuellement. Ils quittent le Bouge sans se
retourner. J’hésite, je flâne entre les tables,... tire
la porte derrière moi. Un « ça va, grand-père ? »
déclenche mon sourire. J’ai beaucoup d’affection
pour mon petit-fils qui m’attend en sautillant. Je
lui tends Durandal et en quelques rapides
enjambées il rejoint le groupe de joggeurs,
joggeuses, qui se dirige vers le bassin de Neptune.
Je selle Rossinante et quitte le territoire de la
Principauté en saluant le douanier.
Citations
___________
Page : 21
« Tout ce qui proprement peut être dit
peut être dit clairement et sur ce dont
on ne peut parler, il faut garder le
silence. »
Wittgensrein : « Tractatus philosiphico-logicus »
328
Page : 22
« Je suis trop curieux, trop incrédule,
………………………….
Il est défendu de penser ! »
« Ecce homo » Nietzsche
page : 23
« Cela vous dérangerait de vous occuper
convenablement de ce bar ? Votre devoir
est de nous servir en silence quand nous
vous appelons. Si nous avions souhaitez
vous
faire
participer
à
notre
conversation, nous vous l’aurions fait
savoir depuis longtemps…. »
Extrait de « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole.
Page : 39
« Ceux qui pieusement sont morts pour la
patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule
vienne et prie… »
Voir Victor Hugo : « Hymne » Les chants du crépuscule
Page : 42
« Après
avoir
fait,
ainsi
que
des
fleuves, un peu plus de bruit les uns
que les autres (...) mais la corruption
et les vers, la cendre et la pourriture
qui nous égalent. »
BOSSUET, Oraison funèbre de H. de Gornay.
Page : 44
« C’est si bon de partir n’importe où
Bras dessus bras dessous
En chantant des chansons »
« C’est si bon », paroles André Hornez. Musique Henri Betti
329
Page : 56
« Tamara Mellon, présidente de Jimmy
Choo, a un projet …. Vingt de ces
portraits seront vendus aux enchères par
Christie’s. »
Agenda de Vogue mai 2005
Page : 60
« Elle DISSOUT nos ILLUSIONS sur la
condition FéMININE et combat le CULTE
bêta de la dépendance amoureuse dans un
recueil de NOUVELLES extralucide… »
Vogue Mai 2005
Page : 60
Ah ! Si j'avais un franc cinquante
……......
Ça m'ferait bientôt cent sous!
Ah ! Si j'avais un franc cinquante
Paroles: Fr : Boris Vian. Musique: John Schonberger 1947
Page : 67
« Car vous êtes l’être suprême, et vous
ne changez jamais. Le jour présent ne se
passe point en vous qui êtes toujours
immuable et toujours le même…
Saint Augustin « Les confessions », livre premier.
Page : 75
« Je t’aimerai toujours, toujours, vive
la vie, …»
« L’Auberge du cheval blanc » Livret Erik Charell. Musique Ralph
Benatzy
Page : 105
330
« Qu'est-ce donc que l'homme ? est-ce un
prodige ? est-ce un composé monstrueux
de choses incompatibles ? ou bien est-ce
une énigme inexplicable? »
Bossuet, Sermon pour la profession de Mme de La Vallière.
Page : 106
« La croix est la vraie épreuve de la
foi, le vrai fondement de l'espérance..»
Bossuet, Disc. sur l'Hist. universelle, II, 19.
Page : 114
« L’athée est identique à l’aveugle »
Hugo : « Post-Scriptum de ma vie, p 62
Page : 117
« Cette obscure
étoiles … »
clarté
qui
tombe
des
Corneille, Le Cid
Page : 125
« Dieu distribue ses faveurs quand il
lui plaît, comme il lui plaît, à qui il
lui plaît »
Thérèse d’Avila « Le Château intérieur ».
Page : 126
« Nous
avons
l’obligation
morale
d’assurer la prospérité des générations
futures…. »
Jacques Chirac « La France pour tous » op.cit. p 101-102
Page : 23/24, 132/133, 249
331
- « M’est avis que mon organisme ne
pourrait supporter pareil traumatisme à
l’heure actuelle…..
- Mais vous êtes complètement sinoque,
mec ! »
« La conjuration des imbéciles » JK Toole pages 179, 177, 96, 357,
110, 411,
Page : 149
« Que votre main s'appesantisse à tous
vos ennemis; que votre droite se fasse
sentir à ceux qui vous haïssent. »
Bible (Sacy), PsaumesXX, 8
Page : 149
« Pauvre vieille Terre ! Ce que je
regretterai
le
plus
dans
sa
destruction... Je crains qu’aucun autre
monde ne puisse nous offrir des choses
comme celles-ci. »
Hawthorne. Traduction Alexandra Lefebvre.
Page : 157
« Exténué, mince, étique, nu. Allant sans
raison dans la foule.
L’homme en souci de l’homme, en terreur
de l’homme. »
Réflexions sur les statuettes figures et peintures d’Alberto
Giacometti. Francis Ponge
Page : 161
Je ne suis pas ce que l’on pense ….
A chaque instant je m’étudie
Extrait des »Trois valses d’Oscar Straus, livret de Léopold
Marchand
332
Page : 190
Karl Barth
Théologien calviniste suisse (1886-1968.) Transcendance de Dieu et
salut humain en la personne de Jésus.
Page : 197
"L'homme.... La personne humaine..... La
personne libre…………
Ça n'a plus de nom..... Qu'un pronom ! »
Francis Ponge « L'Atelier contemporain »
Page : 209
« Revoir Paris… »
« Retour à Paris » Charles Trenet
Page : 239
On ne connaissait plus les chefs ni le
drapeau.
Hier
la
grande
armée,
et
maintenant troupeau »
Les châtiments, « L’expiation » Victor Hugo
Page : 249
« Il
conviendrait
d’empaler
cette
ribaude sur le membre d’un étalon de
taille particulièrement avantageuse… »
« La Conjuration des imbéciles » John Kennedy Toole. Page 259
Page : 251
« Encore heureux qu’il ait fait beau »
Paroles et musique de Stéphane Golman
Page : 292
« - Ah ! … Laissez-moi ! … Laissez-moi !
333
- Allez, avance … allez ! (L’homme se
débat.)
- Je ne vous ai rien fait ! … Lâchezmoi, salauds ! »
« M le Maudit » de Fritz Lang
pages : 294 à 298
« Eh !..., dites donc ! … A votre place
je
me
tiendrai
un
peu
tranquille,
Monsieur. Il y va de votre tête …, au
cas où vous ne l’auriez pas compris …………
N’en peux plus ! … Ne peux plus ! … je
ne peux plus !.... »
« M le Maudit » de Fritz Lang
Page : 307
«Mettre à mort un meurtrier
punition sans commune mesure
crime qu’il a commis.»
est une
avec le
[ Fiodor Dostoïevski ] - Extrait de L’Idiot
Page : 315
« Dieu ne nous fait trouver notre salut
que
dans
les
humiliations
et
les
abaissements »
Massillon.
Page : 315
« Mais priez Dieu que tous nous veuille
absoudre ! »
Villon « La ballade des pendus »
Page : 322
334
« Quand il sentit venir la mort
Etendu sur sa froide couche
………………
Et doucement il rendit l’âme »
Faust, opéra de Gounod, livret Jules Barbier et Michel Carré
d’après Goethe
335
Couverture : Raphaële CARILL
Impression : DEUX-PONTS Bresson France
Achevé d’imprimer : avril 2011
Dépôt légal : avril 2011
336