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1 Ses yeux en miroirs Renvoient mon regard Dans le jardin des leurres Aux éclatantes couleurs Elle a disparu Le cœur en chamade Je longe l’esplanade Des petites vertus Nue, le corps alangui, Elle me laisse s’admirer. Je me tourne, aguiché… A l’autre bout de l’allée, elle se dresse nue, statufiée. Quel chahut. Dans l’ombre des grands arbres, elle échappe à ma vue. Sa taille se cambre Sur mon flanc embrasé Une joie muette Me jette à ses trousses Plus qu’une enjambée Pour la rattraper Le Labyrinthe m’ouvre Sa porte dérobée 2 Tourneboulé, je rebrousse chemin. Elle vient vers moi s’éloignant à grands pas. L’esprit en désordre, je lui tends les bras. Sa bouche dessine Des baisers, des baisers. Les sons de sa voix dansent des sarabandes si légères, si lascives, si pressantes. Ils me happent, me repoussent, aimables fléaux. Le cœur chaloupe, s’enivre de ses mots. L’espoir l’emporte, le doute me retient. L’entrée du Labyrinthe me barre son chemin. Sa voix chante La chaleur de l’été Je suis son prisonnier. Je l’enserre dans mes bras. « Reculez de trois pas sans vous retourner ! » Elle saute à cloche-pied et gagne le Paradis en poussant son galet. Ma tête sur sa poitrine Ses cheveux sur mon cou … Abattu, dégrisé, A l’envers j’ai refait Le trajet désolé. Chacune des allées Menait à une sortie, Je me suis enfui. 3 2 Deux jours plus tard, le grand parc a revêtu les couleurs de mon humeur vagabonde. J’avance d’un pas souple maîtrisé par les exercices de danse que je m’impose en dépit des rhumatismes qui de temps en temps me rappellent à l’ordre : on ne peut impunément demander à son corps dont les rouages sont fatigués malgré leur entretien quotidien un travail qui lui coûte une énergie dont il ne dispose plus. Chaussures de randonnée, chaussettes en laine blanche tachetée de gris-bleu, knicker en velours côtelé noir, pull bleu ciel matin clair à grosses mailles passé sur une chemise noire en lin, slip en taffetas blanc. Rien dans les mains, tout dans les poches. La silhouette si fragile à qui je tends les mains m’obsède. Ne m’avait-elle pas signifié, par un geste à peine esquissé et de moi seul perçu, qu’il fallait que je la rejoigne ? Réalité ou tromperie d’un imaginaire tourmenté ? L’espoir que l’aube libère parfois rend ma tâche encore plus délicate : les désirs de vie affrontent en un combat douteux l’appel de l’hydre aux tentacules mortelles... Je m’achemine, sans y porter attention, vers l’entrée discrète du labyrinthe. Sur une pancarte de guingois je lis avec difficulté : « Accès exclusivement réservé aux invités. » 4 Le début du labyrinthe est constitué par deux haies de thuyas de trois mètres de haut sur trente de long. Un virage à droite à quatre-vingt-dix degrés et quelques pas plus loin un bâtiment prolonge le côté droit de l’allée qui se termine en entonnoir ne permettant qu’à deux personnes de passer de front. Sur un panneau est inscrit : « France. Union Européenne » et en dessous en caractères cyrilliques « Douanes ». La barrière est baissée. A mon approche, un homme sort du bâtiment sans se presser. Je le reconnais pour avoir déjà bavardé avec lui. Il fait partie du corps des gardiens du parc, aujourd’hui il porte un costume de douanier. Il me tend la main, semble déconcerté et même un peu inquiet. Douanier, un rien étrange Bonjour. Comment va ce matin ?… Moi Bien, pourquoi ? Douanier C’est la première fois que vous venez par ici… Moi C’est la première fois, depuis trente ans que je parcours le parc, que je remarque l’entrée de ce labyrinthe. Douanier Vous seriez étonné du nombre de choses que vous n’avez pas remarquées depuis trente ans et qui pourtant présentent un intérêt !… L’estocade qu’il m’a portée me laisse coi,… puis, je l’interroge sur les progrès en tennis de son jeune fils. Il me laisse passer sans autre formalité qu’une poignée de mains et me souhaite un « bon 5 voyage ». A ces mots éclate un son de trompette et une voix de femme entonne : « Bon voyage monsieur Dumollet A Saint-Malo débarquez sans naufrage, Bon voyage monsieur Dumollet Et revenez si le pays vous plaît. » Je lui souris niaisement pour cet au revoir si imprévu et me dirige vers l’autre bâtiment situé à une vingtaine de mètres. Je franchis la ligne de démarcation qui me sépare de la France sans bien comprendre ce qui m’arrive. Sur un muret de briques rouges, en arc de cercle, sont gravés : « Labyrinthe » et en dessous la phrase attribuée à Malraux à mauvais escient, semble-t-il : « Le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Personne à l’intérieur de la bâtisse, … personne dans les environs,… une caméra de surveillance, … non, deux,… trois !... Une plaque en verre sur laquelle il FAUT poser sa main droite. Un panier en osier dans lequel il FAUT piocher une « poche » que l’on adapte à la poche droite du pantalon… Tourner les talons est encore possible. Une voix m’indique que je dois également déposer dans un sac entonnoir mon portable, ma montre et mes billets de banque qui me seront restitués dès que j’aurai franchi le portique placé devant moi. Je m’immobilise au centre de ce cadre - comme indiqué -, et je ressens un gratouillis à l’intérieur du crâne. Mais comme ce n’est pas la première fois que j’ai ce genre de symptôme… Deux vététistes me dépassent en prononçant à haute et intelligible voix, le premier : « C’est gétra ! », le second : « Ca 6 prend forme ». Je reprends mes affaires dans lesquelles s’est glissée une bourse garnie de jetons portant la mention : Principauté du Labyrinthe. Très vite le sentier bordé de thuyas s’élargit et devient une large allée bordée de très hauts marronniers. Je pousse un peu plus loin et reconnais certains promeneurs et leur chien qui répondent à mon salut. Là-bas, le Bassin des Hippocampes que je contourne presque tous les jours. Ce sentiment d’inquiétude qui avait accéléré mon rythme cardiaque au moment où je franchissais cette soidisant frontière a complètement disparu et j’aurais éclaté de rire de mon incrédulité si j’avais pu l’extérioriser devant un ami. Je ne comprends pas comment j’ai pu ne pas remarquer ce chemin alors qu’il me semblait connaître le moindre sentier qui débouchait dans cette allée. A moins qu’une décision très récente de la conservation du patrimoine ne soit à l’origine de cette farce consistant à créer cette frontière artificielle pour conforter les Français et autres Européens dans l’idée de progrès que représente l’abolition du système des frontières. Il n’empêche, je suis content d’être encore en France ! Lorsque j’arrive au Bassin des Hippocampes un panneau vert m’indique : « Labyrinthe City, suivez la signalisation ». C’est bien un nouveau divertissement qui est proposé aux visiteurs du Parc. 7 3 Les hippocampes, pour se désaltérer, ont le choix entre le « Café du Commerce Equitable » et le « Bouge des philosophes hypochlorhydriques ». L’enseigne du Café du Commerce Equitable représente une caissière avec un chignon bien coiffé. Elle réjouit le regard alors que celle des Philosophes du café voisin offre l’image du chaos universel : une silhouette déjantée verse dans sa tisane une dose d’un liquide qui s’apparente plus à de la trinitroglycérine qu’à du sirop d’érable. Je pousse la porte du premier estaminet et me trouve dans une sorte de Weinstube confortable made in Paris où, effectivement, une caissière est avantageusement installée devant sa caisse enregistreuse. C’est une femme d’une quarantaine d’années, avenante, souriante. Une découpe de Charles Trenet dans une feuille de contreplaqué, son chapeau de paille dans une main, un micro dans l’autre, cherche à la distraire : « Elle est belle elle est mignonne, c’est une bien gentille personne… » Le bruit est tel que je devine plus les paroles que je ne les entends. Elle, elle tricote tout en posant pour un jeune peintre. Son tricot très coloré, d’une largeur avoisinant les quarante centimètres, s’étire sur la presque totalité des allées du café. Trois fillettes d’une dizaine d’années jouent à la marelle sur un motif qui orne une 8 partie du tricot. Trois hippocampes les regardent sautiller d’un air admiratif tout en sirotant chacun un thé à la passiflore. Des jeunes, filles et garçons, de toutes couleurs, de toutes tailles, vêtus ou dénudés, conversent avec animation. Leurs « boîtes à idées » posées aux côtés de leurs consommations tournent à plein régime. L’ardeur des débats couvre les discours diffusés sans interruption sur l’écran de la télévision. On reconnaît les temps forts du dernier rassemblement alter mondialiste qui s’est tenu à Pôrto Alegre. Épinglés sur les murs, le plus connu des portraits d’Ernesto Guevara figure parmi les représentations de Lula et de quelques autres chefs d’Etat qui se sont déclarés en faveur d’une mondialisation à visage humain. Un slogan les abrite tous : « Soyez réaliste, demandez l’impossible. » Je cherche une place et la trouve au comptoir à côté de deux octogénaires. Je commande un café. Serveur De quel continent ? Moi, sans avoir réfléchi Afrique ! … Vieux 1 On les aura ! Moi Qui ça ? Vieux 1 Les Boches ! Vieux 2 en soupirant Ça fait longtemps qu’on les a eus… 9 Moi Y a plus besoin de les avoir ! Vieux 2, acquiesce On les aura ! Malgré la violence des discussions, des affirmations et des atermoiements, j’entends distinctement, bien que faiblement, une chanson qui s’insinue en intruse dans ce brouhaha et prend l’ascendant sur celle de Trenet. Je distingue par une fenêtre donnant sur une des allées venant de l’entrée principale du parc une voiture militaire. Ce n’est pas une jeep mais un véhicule militaire équivalent de marque allemande. Elle est occupée par trois hommes, deux à l’avant, un à l’arrière. Un haut-parleur, placé contre le montant du parebrise, diffuse un air que maintenant je reconnais pour l’avoir entendu fredonné par ma mère à l’époque où il ne faisait pas bon être juif en France : « Es geht alles vorüber, es geht alles vorbei ; auf jeden Dezember Folgt wieder ein Mai… » Paroles du refrain que je traduirais par : « Tout finit par passer, après le mois de décembre vient toujours le mois de mai… » En fait, ce n’est pas une voiture qui déboule mais un convoi. Les hommes portent tous l’uniforme de la Wehrmacht. La colonne convoyant un nombre impressionnant de soldats et d’officiers passe devant la porte ouverte du café sans affecter le moins du monde les discussions des jeunes qui, pour la très grande majorité d’entre eux, ne les voient pas. Leurs regards s’arrêtent à la barrière de leurs contradicteurs. 10 Combien d’années sont-elles nécessaires pour que le cauchemar d’une époque ayant perdu toute raison se dilue en souvenir ? Énervé je ne sais pourquoi, je me tourne vers la salle. Je sors de ma poche droite une très jolie petite boîte carré d’un centimètre de côté sur le couvercle de laquelle est imprimé : « Boite à idées ». C’est un ordinateur très performant qui est ainsi déguisé. J’ouvre la boîte et en retire un micro que j’accroche aux mailles de mon pull, et une minuscule oreillette. Par un déclic, je la mets en marche et la niche dans le pavillon de mon oreille droite tout en relogeant, plus par gêne que par discrétion, la boîte dans ma poche. Toutes les questions débattues passent par le crible de l’ordinateur qui, par l’intermédiaire d’un grand nombre de moteurs de recherche, me fournit les réponses adéquates pour tous les sujets traités. Il s’ensuit que les débats tournent court faute de débatteurs, chacun étant d’accord avec les affirmations des uns et des autres. Parfois, un moteur de recherche trouve une réponse que les autres ne possèdent pas. Le désarroi qui contamine alors les cerveaux rend la discussion vaine et chacun trouve refuge dans son quant-àsoi. Seuls les deux vieux n’en possèdent pas. Je prends la parole de manière intrusive. Je dois d’abord hurler, mais très vite le silence se fait et je peux m’exprimer en une petite tirade que me souffle l’ordinateur. J’ai pourtant l’impression que j’invente les mots et le sens au fur et à mesure que je les prononce : « La globalisation s’est accompagnée d’une instabilité crois- 11 sante des marchés et d’une montée de la spéculation. La finance spéculative parasite la sphère productive. Il s’agit de reconquérir les espaces perdus par la démocratie au profit de la sphère financière et de s’opposer à tout nouvel abandon de souveraineté des Etats au prétexte du droit des investisseurs et des marchands. Il s’agit tout simplement de se réapproprier ensemble l’avenir de notre monde.» Les copains sont d’accord avec ce qui vient d’être dit. Je sors en leur adressant un salut fraternel sans oublier de laisser dans l’escarcelle les trois jetons qui paient ma consommation. Faisant face au Café du Commerce Equitable, deux grands panneaux sur lesquels des étudiants ont placardé leurs « dazibaos ». Au pied de l’un d’eux un seau de colle et un pinceau. De l’une de mes poches, je sors un bout de papier sur lequel j’ai griffonné un poème de Milosz que je déplie avec soin. Je le joins à leurs revendications. Deux jeunes s’approchent. Un groupe de joggeuses nous dépasse, parmi elles Tatiana Onéguine qui m’a si follement épinglé il y a quarante-huit heures. Des saluts sont échangés. Elles s’engagent dans l’allée qui conduit au bassin de Neptune à un rythme qui ne peut plus être le mien et j’abandonne toute idée de me lancer à leur suite. 12 Pour ne pas être en reste de je ne sais quoi, légèrement engourdi par le soleil printanier qui se révèle pour la saison d’une douceur exceptionnelle, je m’élance d’un pas de sénateur vers un sentier qui gravit une colline boisée. Après quelques pas, un rouleau de papier kraft barre mon chemin. J’aurais pu aisément l’enjamber, mais mû par un désir enfantin je lance mon pied contre le ballot de papier qui se déroule sur une longueur d’un mètre cinquante environ. Par défi, je pose mes deux pieds sur la feuille pour la marquer de mon empreinte. Quelques mots ainsi qu’un jeu de lettres et des assemblages de lettres qui pourraient constituer une partie d’un mot pas encore formulé ornent le papier. Je fais deux pas de plus et me retourne pour vérifier le comportement du rouleau. Dans l’espace parcouru, des mots occupent toute la surface. Ils se chevauchent, sont tête-bêche, louvoient, s’attirent, se rétractent, toussent, se détestent. Certains ont perdu de leur netteté, d’autres sont presque effacés, des manques indiquent l’emplacement de syllabes ou de locutions disparues. Comment les lire pour les rendre intelligibles ? Peut-être en revenant sur mes pas ? Impossible de lever le pied ne serait-ce que d’un millimètre. Je me résigne d’aller de l’avant avec l’espoir de déjouer les plans imprévisibles du rouleau. J’avance mon pied d’un pas avec l’intention de l’enjamber le pas suivant, mais prévoyant le coup il se déroule de la même longueur que précédemment pendant que la partie arrière sur laquelle j’ai marché s’enroule sur elle- 13 même dans un grand bruit de succion. Devant ce manque d’éducation, je décide de l’ignorer et le quitte par une cabriole de côté. Un gros homme irrité me demande à quoi je joue. J’aurais bien envie de lui répondre : « Je ne joue pas, vous voyez bien que je ne joue pas, c’est ce truc qui se joue de moi ! » mais me l’interdits de crainte d’être moqué. « - C’est quoi ce truc ? » continue-t-il. Le truc s’enroule alors sur lui-même et dévale la montée comme le ferait un gamin de dix ans. Las de cette aventure dérisoire je me dirige vers le Bouge des Philosophes décidé à comprendre pourquoi l’harmonie n’est pas au rendez-vous en ce monde. Grosgrangras, sans me consulter, s’invite sur mon chemin, marche à mes côtés. Comme je me demande de quelle caverne cet homme a surgi, il se tourne vers la statue de Neptune sortie des eaux et me montre le dos de son polo sur lequel est inscrit : « La conjuration des imbéciles ». Je pressens sur l’instant que les emmerdes vont commencer ! ! ! … Les philosophes ont la réputation d’avoir une digestion difficile, l’angoisse existentielle ou métaphysique venant perturber un mécanisme qui, à l’origine, a été conçu pour fonctionner imperturbablement. Or, le vivant a surpris son génie créateur dans son évolution. Pouvait-il prévoir que ce conglomérat physiologique et anatomique de molécules, d’acides aminés, de substances chimiques et de réactions physiques, se différenciant en tissus cardiaques, nerveux, pulmonaires, se terminerait en une arborescence 14 d’où émergerait une intelligence ? Bien qu’ils aient passé des millénaires à parcourir le champ des investigations possibles que met à leur disposition cet étrange Univers, les philosophes n’ont pas acquis cette sérénité qui mettrait fin à leurs maux d’estomac endémiques parasitant leurs pensées malgré les progrès indéniables de la pharmacopée. Ils n’en ont pas moins délaissé de longue date les fontaines d’acide chlorhydrique, ancien apanage de ces lieux de réflexion, au profit de débits de boissons alcoolisées et aromatisées venant contrebalancer par l’euphorie les pouvoirs médicamenteux. Devant l’entrée du Bouge des Philosophes une pancarte indique que les boîtes à idées sont ici interdites. J’en pousse la porte. Sur un tableau noir, des noms de grands crus ou ceux de plus populaires ont remplacé ceux des douceurs médicinales. Un verre de Château Laffitte Rothschild 1984 Premier cru classé, Pauillac, rouge, fera donc l’affaire. Dans les niches des murs, des bustes en plâtre des philosophes les plus illustres. Dans des vitrines, des écrits et des photos de ceux qu’on interroge quand le politique se tait. La salle est dégarnie. A mon grand dépit, aucune des figures emblématiques de la philosophie contemporaine ne se donne à voir à une de ces tables ordonnancées avec goût. Une femme pécheresse livre des impressions à son bloc-notes. Trois tables plus loin, deux hommes s’affrontent dans une partie d’échecs sous le regard d’un troisième qui attend son heure, celle de se mesurer 15 au vainqueur. Dans le coin le plus sombre de la salle, un jeune garçon d’une dizaine d’années, revêtu d’un tablier noir, une paire de galoches aux pieds, un bonnet d’âne posé sur sa tête en guise de couronne, s’escrime sur une page d’un cahier d’écolier à enfiler ligne après ligne cette phrase wittgensteinnienne : « Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »* Un « j’emmerde les gendarmes et la maréchaussée » vient, par intermittence, égayer cette page d’écriture. Grosgrangras choisit une table et me tend un siège près d’une estrade à peine surélevée sur laquelle un guéridon et deux chaises sont installées occupées par Vieux 1 et Vieux 2 qui se font face. Sur le plafond, à la verticale de l’emplacement des deux hommes, des lettres dessinées à la gouache dans un dégradé de vert donnent le ton : Doute et questionnement Je m’assieds. - Salut, fait Vieux 1 - Salut, je fais de la tête. Je commande le verre de vin, Grosgrangras s’octroie un café avec de la chicorée et du lait chaud. Je remarque que malgré l’interdiction, des boîtes à idées sont encore repérables sur quelques tables. Vieux 2 brandit un calicot qui porte l’inscription : 16 « Je suis trop curieux, trop incrédule, trop pétulant pour permettre que l’on me pose une question grosse comme le poing. Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs. Je dirai même qu’il n’est, en somme, qu’une interdiction grosse comme le poing: Il est défendu de penser ! »* A la table voisine on s’échine sur Derrida, un peu plus loin sur l’actualité de « L’Ecclésiaste ». Grosgrangras exige que je lui donne ma boîte à idées ce que je rechigne à faire. Sans aucune gêne, comportement inimaginable, il plonge sa grosse paluche dans les profondeurs de ma poche me traitant d’embobelineur lubrique, en extrait la boîte qu’il ouvre. Il jette l’oreillette, découvre le fond camouflé d’où il dégage l’ordinateur miniaturisé. Il déniche un deuxième fond encore mieux dissimulé tapissé d’écrans de télévision. Des voix en très grand nombre se chevauchent, s’entrechoquent, comme elles le feraient dans un standard téléphonique. Grosgrangras pose délicatement la boîte sur le sol, m’ordonne de me taire et de me recueillir. Il fait de même. Brusquement, il lève le pied droit et le laisse retomber sur la boîte à idées et ses contenus avec la force d’un marteau-pilon. Je peux affirmer la 17 véracité de mon propos pour avoir réalisé, il y a des années de cela, un documentaire sur la fabrication de l’acier et, à l’occasion, filmé les marteaux-pilons à l’œuvre. A notre grand étonnement, bien que la boîte soit réduite à un tas de débris, les mots continuent leur sarabande. Un japonais qui avait jusque-là participé à un débat contradictoire sur Deleuze et Michel Foucault, quitte la table happé, semble t-il, par une information cannibale qui le déchiquette au fur et à mesure qu’il en prend connaissance. Il arrive cependant à se saisir de son portable dans lequel il déverse une logorrhée qui illustre l’état morbide dans lequel il s’est précipité. Dans sa langue maternelle, il prévient ou informe son interlocuteur de l’importance de la chose dont il est le dépositaire. Certains de ceux qui ont assisté à la scène mettent hors de portée de l’intrus aux larges mains leur boîte à idées mal dissimulées. À cet instant, je me sens nu. Le serveur revient avec un verre de bordeaux et sert une Dixie 45, une bière de marque américaine, ainsi qu ‘un Doctor Nut bien frais à mon vis à vis. Barman, à Grosgrangras Je n’avais pas de chicorée, alors je me suis permis de téléphoner à votre mère qui m’a fait ses recommandations. * Puis, m’adressant la parole Je peux vous céder à vil prix des « Boîtes à idées » dernier modèle, si cela vous intéresse. Ignatius, furieux « Cela vous dérangerait de vous occuper convenablement de ce bar ? Votre devoir est de nous 18 servir en silence quand nous vous appelons. Si nous avions souhaité vous faire participer à notre conversation, nous vous l’aurions fait savoir depuis longtemps… » Le serveur nous quitte en haussant les épaules. Moi Écoutez Grosgrangras. Je ne sais pas écrire comme Kennedy Toole, je n’ai pas son talent. Le plagier n’aurait aucun intérêt. Alors, de deux choses l’une : ou bien après les mots « he pressed it warmly to his wet moustache » vous quittez le roman, devenez le personnage de Grosgrangras et choisissez de vivre une nouvelle aventure en ma compagnie, à vos risques et périls, ou vous gardez l’identité d’Ignatius pour le restant de vos jours, regagnez vos pénates et me laissez en paix !… Il me tourne le dos, boit une gorgée et entame goulûment son Doctor Nut. Un présentateur anglo-saxon annonce dans un franglais impeccable que la récréation est terminée et que la joute, quelque temps interrompue, va reprendre dans une tonalité en fa majeur. Vieux 1 et Vieux 2 s’éclaircissent la voix, les conversations dans la salle faiblissent et se recroquevillent en position « stand by ». L’animateur, par un signe, délivre les deux bretteurs. Cinq personnes, la cinquantaine passée, s’apprêtent à prendre des notes. Vieux 1 fixe le front de Vieux 2 sur lequel s’inscrivent successivement les chiffres : 6, 5, 4, 3, 2, 1 … 19 Vieux 1 … C’est faux ! Dieu lui avait donné la responsabilité de cultiver et de garder ce jardin, ainsi que celle de nommer les animaux qui lui étaient confiés. Il connaissait aussi l’ennui et la solitude, c’est pour ces raisons que Dieu créa la femme. Adam avait donc une identité. Vieux 2 « Ils étaient nus et ne le savaient pas,… n’en éprouvaient aucune honte ». Si vous n’avez pas conscience de votre nudité… Vieux 1 … Mais peut-on en avoir conscience si tous les êtres qui vous entourent sont nus ? Non. Ce qui n’empêche pas Adam de se savoir supérieur aux animaux qu’il doit surveiller. Vieux 2 Il est écrit qu’il les dominait, rien de plus. Il les dominait comme le chien qu’on appelle « Berger des Pyrénées » de type « dominant » règne sur le troupeau de moutons dont il a la garde. Cela ne lui donne pas pour autant le statut « d’être pensant » ! Vieux 1 Il est écrit qu’Adam était un homme… Vieux 2 … mais les écrits ne précisent pas que l’homme dont il est fait mention ressemble à l’homme que nous connaissons aujourd’hui. Vieux 1 Certains auteurs prétendent qu’Adam était parfait, qu’il fut créé non pas nouveau-né mais déjà adulte âgé de vingt-cinq ans… 20 Vieux 2 Ce genre d’arguments ne mérite pas qu’on s’y arrête ! Vieux 1 Mais est-il imaginable qu’un Dieu tout puissant, possédant tous les savoirs se satisfit d’une création imparfaite, non aboutie ? Vieux 2 C’était peut-être par calcul ! Vieux 1 C’est-à-dire ? Vieux 2 En modelant une créature à sa ressemblance Il ne lui donnait aucune chance d’évoluer différemment de lui. Pourquoi créer un clone, un Dieu bis, si ce clone ne possède pas une subtilité plus grande ? Quelle pourrait être son utilité ? Vieux 1 Mais Dieu avait-il besoin d’un berger ? Vieux 2 Non. Alors pourquoi l’a t-il créé ? Vieux 1 Il est également écrit dans la Bible que Dieu est le passé, le présent, l’avenir. Si Adam ne devait lui être d’aucune utilité, Il ne l’aurait pas créé. Vieux 2 Adam serait le résultat d’un projet ? Vieux 1 Le fait de penser un Univers, puis de le matérialiser est en soi un projet. Vieux 2 Si Dieu connaît le futur, sait-Il qu’Il chassera Adam du Paradis terrestre ? 21 Vieux1 Oui. Vieux 2 Dieu avait donc prévu qu’Adam lui désobéirait ? Vieux 1 Oui, car Adam ne pouvait pas faire autrement. Vieux 2 Pourquoi ? Vieux 1 Contrairement à ce qu’il est écrit dans la Bible, Adam était dans l’incapacité de faire un choix. Vieux 2 Même un chien apprend à obéir et à faire un choix ! Vieux 1 Vous l’avez dit. Un chien apprend à faire dans le caniveau et s’il déroge à cette règle, son maître le réprimande. Personne n’a jamais rien appris à Adam… Il est une sorte d’hominien bien plus mal dégrossi que l’homme de Cro-Magnon, et ne sait pas qui il est. De ce fait, -ceci est écrit dans la Bible- il n’a aucune notion du bien et du mal. Quand Dieu lui donne l’ordre : tu ne toucheras pas aux fruits de cet arbre, il ne le comprend pas ! Vieux 2 Ce que vous dites est faux, archi-faux. Dieu a fait Adam à son image, il possède une intelligence … Vieux 1 … qui vous dit que l’australopithèque découvert en Afrique était dépourvu d’intelligence et qu’il n’a pas été créé à l’image de Dieu ? A quoi ressemblaient celui et celle qui, obligés de quitter le « jardin des délices », se sont retrouvés quelque part du côté de l’Ethiopie ? 22 Vieux 2 Vous trichez, vous passez sans cesse du domaine du sacré à celui de l’hypothèse scientifique. Vieux 1 C’est ma manière d’essayer de comprendre le destin de l’homme, trouver le lien, s’il existe, entre le profane et le sacré. Vieux 2 C’est un mariage impossible Vieux 1 On l’a aussi affirmé de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique… Pour en revenir à Adam, il ne sait pas que c’est mal de désobéir. Désobéir, c’est savoir qu’on fait le contraire d’obéir. Si je désobéis, je sais que je commets une faute dans la mesure ou désobéir est considéré comme une faute. Mais si j’ignore ce que sont le Bien et le Mal, je ne sais pas que désobéir est mal, qu’en désobéissant je fais quelque chose de mal. Donc, ne le sachant pas, pourquoi ne le ferai-je pas ?… Si seulement quelqu’un avait conditionné Adam à obéir comme on le fait avec le chien ! Mais jamais il n’a reçu de tape sur la main quand il l’approchait de l’un des fruits qu’il trouvait-là, à profusion. (Son d’une sirène dans un « proche-lointain », puis deux, trois, dix sirènes. Je consulte ma montre, il est midi. Comme chaque mois, à la même heure, dans toutes les communes de France, les sirènes sont actionnées.) Vieux 2 Et pour cause, ils lui étaient destinés ! 23 Vieux 1 Mais comment faire, par la suite, la différence entre ceux qui lui sont réservés et le fruit défendu ? Vieux 2 Il est distinct des autres ! Vieux 1 Ils sont tous distincts les uns des autres. Quand un parent ne souhaite pas que son enfant fasse une bêtise, il lui interdit de la faire. Bien souvent, l’enfant passe outre cet interdit et se prend une mornifle. Pour que l’enfant l’entende, il suffit que l’adulte lui explique pourquoi il est interdit de jouer avec le feu. Très peu d’enfants transgressent alors cette défense. Adam n’a pas reçu cette éducation … Vieux 2 … et quand Eve lui a tendu le fruit,… Vieux 1 … il l’a pris sans penser à mal. C’est Dieu qui l’a très mal pris,…du moins, Il a fait semblant… Vieux 2 … et quand Il lui a tapé sur les doigts, Adam n’a pas compris pourquoi. Vieux 1 Exact. On peut aussi se poser la question de la présence de cet arbre en ces lieux. Dieu a créé ce jardin expressément pour Adam afin qu’il y vive heureux. Pourquoi a t-Il eu l’idée … perverse, de mêler dans la corbeille aux fruits consommables un fruit défendu ? Vieux 2 Vous insinuez maintenant que Dieu lui a tendu un piège? 24 Vieux 1 Adam est tombé dans un guet-apens. Il n’a demandé ni à naître ni à être mis à l’épreuve. C’est Dieu qui l’a voulu. Adam est né par la volonté de Dieu,… de même le serpent ! C’est Lui l’organisateur de ces festivités. Vieux 2 Avait-Il besoin de ce scénario pour arriver à… à… Vieux 1 … ses fins ?… virer Adam du Paradis ? Vieux 2 Oui. Pourquoi ce prétexte ? Il est le sculpteur, il dépose son œuvre où bon lui semble… (Un bruit sourd et lancinant s’approche avec précaution. Il s’agit d’un fredonnement de caractère vague et monotone produit par les moteurs d’un grand nombre d’avions.) Vieux 1 Si Adam et Eve n’avaient pas connu le Paradis, comment leurs descendants auraient-ils su qu’il existe ? L’histoire s’est ainsi transmise de génération en génération… Vieux 2 Vous galéjez ! Mais si Adam est tel que vous le décrivez,… il sait à peine parler,… il est inapte à communiquer… Vieux 1 … donc incapable de raconter son aventure à ses enfants, ses petits enfants,…le Paradis terrestre de la Bible… Vieux 2 … est un conte pour enfants ! Dans votre version des faits, Adam, tout comme Eve, n’est pas coupable, ils 25 n’ont pas commis le péché originel,… ce que vous avancez n’est que blasphème ! Vieux 1 Non, c’est une vérité parmi d’autres. Le coup de sifflet résonne impératif et sourcilleux. La séance est terminée, temps libre pour tous. Je quitte le Bouge. Ignatius s’éloigne sans me saluer, il va sans doute rejoindre sa mère et son deux pièces minable dans une banlieue déclarée insalubre par les autorités compétentes de la ville. 26 4 Un panneau indique la direction « Labyrinthe ». Cette allée emprunte le parcours de la Brosse qui mène au Plateau. Sur une longue plaque de bois fixée sur le poteau est affiché le programme de la journée. Aujourd’hui dans le Parc de Saint-Cloud à partir de 16 heures soixante-cinq ans jour pour jour après les faits vous êtes invités à participer à un spectacle son et lumière qui relate la journée du 23 avril 1943. Avec un peu de chance, je pourrai assister à la plus grande partie de la représentation car mon premier patient n’est prévu, exceptionnellement, que pour dix-sept heures trente. Je m’engage dans la montée quand la vague d’avions survole le parc. J’ai du mal à les distinguer car les arbres me cachent le ciel. Je me hâte autant que je peux. Les batteries de DCA entrent en action et, chose extraordinaire, j’entends le sifflement des bombes larguées par les avions. Des détonations d’une très grande ampleur bousculent brutalement le calme de ce lieu. Une deuxième vague d’avions vient parfaire le travail accompli par les premiers. Encore quelques coups de canon et c’est à nouveau le silence. Des spectateurs, en retard comme moi, m’invitent à accélérer le pas et ont tôt fait de me 27 laisser à la traîne. Les sirènes des ambulances, des pompiers et des voitures de police mêlées à un fatras de fanfaronnades grandiloquentes et braillardes se rapprochent dangereusement, puis surgissent dans mon dos dans un emballement de grincement de pneus. Cette mascarade mécanisée se dirige à très grande allure vers le Plateau, prête à m’écrabouiller si je ne me jette pas dans le fossé. Mon pied a cogné un rocher, je m’assieds sur le bord de la route pour le masser. Revoilà les joggeuses qui, tout à leur effort, ne peuvent adresser un regard à ce traînard impénitent. Je remarque l’absence dans le groupe de Tatiana Onéguine qui m’a tiré de mon alanguissement mais me plonge dans la perplexité. Je ne comprends pas ma démarche quand bien même je comprends mon émoi. Quelques personnes redescendent la route en courant. Elles paraissent effrayées et semblent fuir un danger. D'autres surgissent d’une pente du bois, gagnées par la même inquiétude. Une ambulance tous feux allumés, le gyrophare en érection, zigzague entre les fuyards. J’interroge un témoin, il ne m’entend pas. J’imagine que ces gens qui font certainement partie du spectacle suivent les directives qu’implique leur rôle. Passe une voiture de pompiers dans la même urgence. Je prends un chemin de traverse qui, je le sais, va me hisser en moins de deux cents mètres sur les lieux de la représentation. Lui aussi est encombré de spectateurs-acteurs qui ne demandent pas leur reste. J’ai du mal à éviter les cratères encore fumants creusés par les bombes. Une gardienne, 28 dans une guérite caisse enregistreuse, coiffée d’un cothurne aux armes de la Spiritual Games of Biotechnology, me réclame mon jeton laisser passer. Le spectacle que je découvre en haut de la Brosse est titanesque, capharnaümesque, apocalyptique. Pour les besoins de la mise en scène les décorateurs ont rasé la totalité des arbres du Plateau et installé des canons anti-aériens, une batterie de six pièces de 8,8 cm Flak 36, -dont deux sont détruites-, aux endroits même où les Allemands les avait positionnées en 1942. Un véritable désastre écologique ! Un canon est braqué sur ce qui reste des anciennes usines Renault. Des dizaines, peut-être même une centaine de corps sont couchés sur le sol, soit blessés, soit morts. Mais le sont-il vraiment ? Qui simule et qui se meurt ? Depuis qu’ils nous exposent les souffrances des vivants, les reporters photographes et les cinéastes nous ont enseigné l’alphabet de la douleur, du supplice, des larmes. Et cette reconstitution aujourd’hui ne fait que reprendre des attitudes et mimiques qui ressemblent, à peu de chose près, à des postures et des regards qui ne nous étonnent plus. La mort toujours recommencée nous propose une gestuelle qui nous est devenue familière. Tatiana soutient un blessé jusqu’à l’ambulance, le hisse à côté d’autres blessés qui ont déjà été entassés là. Elle ferme le hayon derrière elle et la voiture quitte les lieux. Une tente abritant du matériel médical est dressée. Médecins, infirmiers, 29 secouristes, bénévoles, Croix Rouge, personnel d’une ONG, pompiers, s’affairent efficacement, mais on ne distingue plus les acteurs des spectateurs. C’est ce qui pose problème aux journalistes reporters des trois chaînes de télévision et à ceux des radios qui cherchent l’interlocuteur valable. Qui est-il ? Qui lui délivre ce statut ? Les spectateurs épargnés par les bombes se distraient selon leur tempérament. Soit ils se contentent de ce que leurs yeux captent du spectacle, soit ils concentrent leur attention sur les immenses écrans de télévision qui retransmettent les scènes en direct, soit ils vaquent à d’autres occupations tout en écoutant distraitement les reportages radios qui les infiltrent par le truchement de leur Boite à Idées. Un haut-parleur diffuse des messages à l’attention du public précisant que le spectacle se terminera avec la fin de l’alerte. « … Pour ceux que cela intéresse, le match de football comptant pour les quart de finale de la coupe « Spiritual Games of Biotechnology » débutera dans une quinzaine de minutes. » Quelques personnes se lèvent et se dirigent vers le stade. D’autres s’arrêtent pour acheter saucisses et bières chez un des cinq marchands autorisés à installer étals et barbecues. Le « Restaurant des Aggiornamentos » avec vue sur les anciennes usines Renault affiche « complet ». On y sert en plat du jour une paëlla sévillane parfumée aux algues marines. 30 Le spectacle est construit de telle façon que le spectateur ne peut reconnaître le réel de la fiction. Il est plongé dans une sorte de no man’s land intellectuel et psychologique où fiction et réalité coopèrent pour donner à notre vision du monde un micmac impressionniste qui ne permet pas de prendre parti. Comment les hommes sont-ils parvenus à truquer à ce point la réalité pour lui donner un air de fiction et comment ont-ils réussi à truquer la fiction pour lui donner cet air de réalité ? Nous sommes prisonniers de prestidigitateurs qui, grâce aux progrès de la technique, savent aussi bien nous enfermer dans le monde de l’imaginaire, du féerique, que dans celui dominé par le sadisme et la démence. Le haut-parleur annonce qu’une représentation exceptionnelle aura lieu ce soir à 21 heures au Théâtre Antique. Mais le speaker oublie de mentionner le nom de l’auteur, le titre de la pièce ainsi que les interprètes. Qu’importe, j’irai. Sur les écrans de télévision passent des interviews : - Avez-vous eu très peur ? - Oh, oui, - Pensiez-vous qu’un bombardement pouvait faire aussi peur ? - Je n’avais jamais connu cette expérience et je plains ceux qui la subissent. - Auriez-vous eu aussi peur face à la déferlante du tsunami ? - Je n’en sais rien ! Fondu au noir 31 - Etes-vous satisfaite du spectacle auquel vous avez assisté malgré le nombre de blessés et de morts ? - Oui, c’est vraiment très réussi et d’un réalisme étonnant, mais j’aurais préféré le voir à la télévision. - Mais ceux qui le souhaitaient pouvaient assister à la projection du spectacle dans une salle prévue à cet effet. - (un spectateur se mêle à la conversation) oui, mais deux bombes sont tombées dessus… - (l’autre spectateur) Sont-ils vraiment morts ou ont-ils fait semblant ? - L’interviewer : non, ils sont vraiment morts ou bien blessés… - On nous avait pourtant affirmé qu’il n’y avait aucun danger ! - Un accident imprévisible, sans doute… Fondu au noir - Le spectacle était-il trop violent à votre goût ? - Non. Je vis dans une zone à risque et j’ai failli y passer quand les Hutus ont envahis notre village. Je me suis jeté dans les feuillées, c’est uniquement pour ça que j’ai survécu. - C’est une expérience extraordinaire… - Pas tant que ça !… Fondu au noir. Sur le Plateau, sous le seul arbre resté debout par ordre du réalisateur, est dressée une chaire à deux sièges où prennent place un aumônier, un rabbin. Les morts, mourants, blessés, fidèles, attendent, regroupés, au pied de la chaire. Les soignants leur ont apporté le minimum de confort qu’ils 32 pouvaient espérer. De ces deux représentants des monothéismes, certains espèrent un secours pour leur âme, d’autres la réalisation d’un miracle : les bombes ne sont pas tombées, ils participent à un jeu télévisé, vont apprendre que leurs souffrances sont fictives et que dans une heure, à la fin de l’alerte, ils se relèveront tel Lazare en son temps. La demande est là mais ne se formule pas : elle reste à l’état de demande. Ni désir ni besoin, pas même une interrogation, seulement une demande qui ne sera jamais satisfaite. Ils entonnent alors des chants qui, sous les apparences de l’espoir, les ont conduits aux portes de la nuit. Les Allemands en remontrent aux Anglais : « … Denn wir fahren hand in hand, nach England … » Ce à quoi les Anglais répliquent : « It’s a long way to Tipperary, it’s a long way to go… » Et les Français : « Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried… » Loin de prendre l’allure d’une cacophonie pachydermique, ces chants se placent puis se répondent. Un chef de chœurs habile, rend à cette cohorte chantante informe, désorganisée, la prestance d’une troupe de gentlemen en partance pour le détroit du Bosphore. C’est superbe. Sur les trois écrans géants de télévision sont projetés les films des trois régiments allemand, anglais et français qui défilent au son de ces chants. On reconnaît parmi ces soldats pleins d’allant et de vie 33 quelques-uns de ceux qui sont étendus là, dont certains vont mourir. J’admire le courage, le calvaire, l’abnégation, l’hébétude, la résignation, le fatalisme, la misère, la détresse, la dégradation, la déchéance, de ces mourants chantant se regardant défiler en chantant sur les écrans. « Dieu, que la guerre est jolie » est un film que j’avais bien apprécié à sa sortie. L’aumônier profite d’un silence annonçant une reprise pour placer son homélie. Les soldats continuent de défiler sur les écrans, mais leurs voix ne nous parviennent plus. Prêtre Jésus nous dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, Même s’il meurt, vivra ; Et tout homme qui vit et qui croit en moi Ne mourra jamais » Amen. Rabbin, enchaîne Adonaï meleh Adonaï malah (une fois) Baroukh chème kévod malkhouto léolam vaèd (trois fois) Adonaye hou haélohim (sept fois) Chéma Israël Adonaye élohénou Adonaye é'had (une fois) Prêtre « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie… »* Mais êtes-vous sûrs d’être pieusement morts pour la patrie ?... 34 demande de sa voix de baryton l’aumônier des armées coupant court aux velléités de ceux qui reprendraient bien un couplet de ces marches militaires qui injectent dans leurs artères une dose d’atropine à effet antispasmodique. Une petite troupe de croyants en Krishna, vêtus d’habits couleur orange, passe non loin de là. Ils récitent un texte qui vient se mêler à celui de Prêtre. Puis, ils s’éloignent continuant leur litanie. Prêtre et chœur Krishna, dans un même élan Le temps n’est plus aux belles embrassades fiévreuses et galvanisantes quand vous croyez avec force en un avenir plus glorieux que celui de gésir au milieu de ce champ où aurait pu se cultiver chouxfleurs et betteraves. Vous êtes des pis-aller de la horde guerrière, ses SDF, ceux qui se trouvaient là par inadvertance, que les exploits ont épargné, qui meurent faute d’avoir su attirer l’attention de leur destin. Pour vous, « la vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux ». Répétez avec moi : « Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre Tous les peuples de la Terre forment une seule famille car ils sont les enfants d’un seul père et devraient se comporter comme des frères et sœurs. Le fait de nous imaginer que nous avons raison et que tous les autres ont tort est le plus grand de tous les obstacles dans la voie de l’unité. L’unité est nécessaire si nous voulons parvenir à la vérité car la vérité est une. Si les hommes pouvaient apprendre la leçon de tolérance mutuelle, de compréhension et d’amour fraternel l’unité du monde serait bientôt un fait accompli. Nous ne pourrons pas vivre dans l’amour et l’unité tant que nous fermerons les yeux aux 35 règne arrive, que votre principes fondamentaux de volonté soit faîte sur la toutes les religions... Terre comme au Ciel. Amen. » J’abrège parce que la suite ne vous concernera plus dans peu de temps... Rabbin (à l’oreille de Prêtre) Tu n’es pas un peu sadique ? Prêtre (à l’oreille de Rabbin) Névrose numéro trois, régression au stade sadiqueanal! ! Blessé 1 (se lève et parle à ses camarades) Est-il raisonnable de penser qu'un Dieu a en charge la destinée de l'homme ? Est-il raisonnable de penser qu'il existe quelque part un Royaume abritant un Dieu qui, entre autres, aurait la responsabilité de veiller au destin de l'homme ? L'homme est-il une création si importante pour qu'un Dieu soit chargé de veiller sur lui ? Mort 1 (aucun son ne sort de sa bouche, une infirmière traduit ses paroles) L'homme, mis devant le fait accompli de son existence, cherche à comprendre le pourquoi. Devant son incapacité à répondre à cette question, il s'invente une filiation, un destin : il sera la création de Dieu, son vouloir. Et il Lui fait confiance. S'il a mal, c'est qu'Il le veut. Et s'Il le veut c'est qu'Il sait pourquoi. Et s’Il sait pourquoi, l’homme n’a pas à se poser ce genre de question. Blessé 2 (allongé sur le sol, la tête soutenue par sa main droite) Quand l’homme a commencé à s'interroger sur son avenir, il s'est cherché un destin qui lui soit moins cruel 36 que celui qu’il vit au quotidien, et il a rencontré Dieu. Création de Dieu, Dieu rappelle l’homme à Lui. Elaboration intellectuelle astucieuse qui éloigne de l’espèce humaine la tentation du suicide collectif mais aussi raisonnement volontairement castrateur, contrerévolutionnaire, qui ferme la voie à toute idée de rébellion. Contrairement à la dialectique des tenants des religions qui parlent d’elles comme facteur de liberté il est possible de soutenir l’idée que la rencontre de l’homme avec Dieu a rendu l’homme esclave de sa condition. Prêtre et Rabbin C’est d’un primaire !… Blessé 3 Quand l’homme se regarde dans un miroir, il voit Dieu. Et quand Dieu se mire dans une glace il voit sa copie, l’homme. Quelle extravagante idée lui est passée par la tête le sixième jour de sa Création ? Mort 2 (sous sa bouche, le sous-titre :) Qui le premier, de Dieu ou de l’homme, a parlé à l’autre ? Silence. Un prélat, vêtu comme un évêque, s’avance au milieu de ce peuple de gisants. Arrivé devant la chaire, il s’adresse à Prêtre et à Rabbin en se tournant de temps en temps vers ceux qu’il désigne. Bossuet (parce que c’est lui ) Après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres, ils vont tous se confondre dans ce gouffre infini du néant, où l'on ne trouve plus ni 37 rois, ni princes (...) mais la corruption et les vers, la cendre et la pourriture qui nous égalent.* Rabbin étonné (à l’oreille de Prêtre) Névrose numéro trois ?? Je suis cassé physiquement et moralement. Je devrais rentrer immédiatement car mon premier patient ne va pas tarder, mais une indifférence à mes préoccupations quotidiennes m’incline à poursuivre cette expérience hors du commun. Je sors mon téléphone de ma poche pour prévenir cette personne, mais je ne compose pas son numéro. Que m’arrive t-il ? Comment est-il possible que je sois resté insensible devant tant de souffrances moi qui connais la compassion ?... J’aurais bien tâté de la cigarette du paquet qui traîne au fond de ma poche mais le site est interdit aux fumeurs. Je ne suis pas de ces personnes que cela insupporte d’être séparées de leur tube de Témesta ou de Lexomil. La cigarette est devenue pour moi une source de plaisir dont je n’abuse pas, le plaisir simplement d’en griller une de temps en temps. Je ne brave pas l’interdit et secoue ma torpeur à l’aide d’un effort de persuasion. Je me dirige vers le raccourci qui rejoint l’Allée des Bécasses. Des douze-trente ans se sont regroupés légèrement à l’écart de la carcasse d’un avion de la Royal Air Force. Le pilote, le mécanicien et le mitrailleur gisent dans la carlingue, tués sans doute sur le coup. Un soldat allemand affecté à l’une des pièces de DCA détruite est suspendu pieds et poings liés à l’hélice de l’avion. Un adolescent, de temps en temps, lui fait faire deux 38 ou trois tours de manège. Tous ces jeunes s’adonnent à un jeu de rôles improvisé. Homme 17 C’est une marionnette tantôt homme, tantôt femme, Beaucoup plus souvent homme que femme Marionnette qui fluctue selon ses sentiments Du beau fixe à l’orage le plus sanglant On ne sait jamais de quel côté La girouette va tourner : c’est selon. Femme 3 Qu’on lui coupe les couilles et les enfourne dans sa gueule ! Homme 10, Femme 4, chantent « C’est si bon de partir n’importe où Bras dessus bras dessous En chantant des chansons »* Homme Septante six, il endosse son pardessus mais oublie sa serviette Cet après-midi, les enfants, n’oubliez pas le piano Papa part travailler, métro, boulot, dodo. Homme Nonentedeux, il passe Salut ! Femme Maigre, très affairée Salut ! ta femme accouche bientôt ? … Apportez-moi le dossier Cateneau ! Homme Impersonnel Vous êtes condamné à avoir la main droite tranchée ! Chœur 1 Libérez nos camarades, libérez nos camarades … Chœur 2 Ducon facho le peuple aura ta peau … Femme Trèsgauche de Shirleytemple Au nom du peuple, je vous le dis 39 Nous défendrons la démocratie Chœur 1 et 2 Sieg Heil, sieg Heil, … sieg Heil Chorale d’enfants « Alle vöglein sind schon da,... » Chœur 1 et 2 Sieg Heil, sieg Heil,… Chorale d’enfants … alle vöglein alle… » La guérite tiroir-caisse s’oppose à ma sortie si je ne contribue avec l’aide de quelques jetons à m’associer aux œuvres caritatives de la société qui gère le parc. Je rejoins l’allée qui longe quelque cent mètres plus bas le stade de football en maudissant le garde-frontière qui m’a ouvert la porte de ce parc de l’absurde. Le dépit provoqué par la désinvolture juvénile de Tatiana rend ma démarche encore plus hasardeuse. Deux chômeurs de longue durée distribuent un tract : Le jardinier en chef à M. l'Architecte en chef, conservateur du Domaine de Saint Cloud A la date du 23 février 1942, j'ai eu l'honneur de vous adresser un rapport demandant l'ouverture d'un crédit de 82 750F pour la réfection du massif boisé du Chenal Blanc, dans le Pare de Saint-Cloud, opération prévue dans le programme général de la réfection des massifs du Parc, 40 approuvé le 28 avril 1940 par M. le ministre de l’Education nationale. Depuis lors les troupes d'occupation allemandes, après une réquisition adressée au service d’Architecture le 21 avril 1942, ont exigé l'exploitation d'un nombre très important d’arbres au massif de la Brosse, pour l'installation de batteries anti-aériennes; cette exploitation qui est un vrai désastre pour le Domaine suscite avant même d'être terminée de nombreuses et véhémentes protestations. Qui plus est, le bombardement par la Royal Air Force a causé d’importants dégâts dans les massifs forestiers du Parc de Saint-Cloud : Bas parc arbres de ligne 20 2 arbres de carré Quinconces arbres de ligne Allée de Retz arbres de ligne Allée de la Grande Gerbe : arbres de ligne Carré de la Glacière arbres de carré Au total : arbres 13 26 21 3 85 D’autres bombes sont tombées dans le Domaine creusant des entonnoirs qui varient entre 8 mètres et 10 mètres. J’ai donné l’ordre de déblayer la route afin de permettre le rétablissement immédiat de la circulation. 41 Etant entendu que toutes nouvelles plantations doivent être effectuées avant le printemps, il serait souhaitable qu’une intervention intervienne dès maintenant. Parisiens et clodoaldiens, manifestez pour que le parc garde son potentiel arboricole. Aristide de L’Arbresec Je m’inquiète de l’endroit où éventuellement je pourrais passer la nuit si je me rends à la représentation qui aura lieu au Théâtre Antique. Un grand nombre de voiture sont alignées dans l’allée qui longe le terrain de football. Quelquesunes sont des hauts de gamme et trois d’entre elles portent sur leur aile avant droite un fanion indiquant leur appartenance à une ambassade. Des spectateurs applaudissent. Ancien amateur du jeu de football, je soutire un euro du sac et le dépose dans la paume de la main gauche d’un ancien joueur de rugby dont la masse osseuse et musculaire empêchent toute tricherie. Je pénètre sur le terrain. Les équipes composées de joueurs amputés d’une jambe ou d’un pied pendant les guerres civiles en Sierra Leone et au Rwanda terminent la première mi-temps. Les vainqueurs affronteront les Bleus lors de l’une des deux demifinales. L’arbitre vient de siffler un penalty en faveur de l’équipe du Rwanda. Des spectateurs mécontents de la décision du referee le conspuent. Le joueur numéro neuf s’élance en lançant ses deux béquilles le plus vite et le plus loin possible 42 pour venir frapper le ballon avec son pied gauche valide qu’il détend dans un mouvement d’une grande ampleur et précision. Le gardien de but adverse dresse ses deux bouts de bois à la verticale pour dévier le ballon qui pénètre dans la cage malgré son spectaculaire effort resté vain. Applaudissements de quelques supporters. D’autres, le crâne rasé, habillés de vêtements achetés dans des surplus, envahissent le terrain. Des vociférations xénophobes et racistes fusent, un joueur crache sur l’arbitre. Deux jeunes garçons d’une dizaine d’années font le coup de feu avec des Kalachnikovs. L’éducateur essaie de s’interposer, il est tué sur le coup ainsi que trois joueurs et trentecinq skinheads. Le rugbyman les neutralise en les plaquant au sol. Deux inspecteurs de la Brigade anti-corruption profitent de l’inattention générale, s’approchent discrètement de l’arbitre, lui présentent un mandat d’arrêt et l’emmènent manu militari jusqu’à leur Ford Mustang 1964 qui démarre en trombe pour aller dieu sait où. Je m’enfuis sans payer ma quote-part dédiée au perfectionnement du genre humain. Des mafieux profitant des paris me précèdent. Ils se partagent des gains, ai-je compris, gagnés grâce à la complaisance dûment récompensée de l’arbitre, leur complice. Un grand panneau publicitaire mobile annonce le prochain concert des YangTseu-Kiang Boys donné en faveur des enfants africains handicapés. Un homme vêtu d’une veste de smoking blanche en alpaga passée sur une chemise rouge pâle tirant 43 vers le rose foncé a bien voulu me faire monter à l’arrière de son quatre-quatre blanc, une Zaroot de Nissan à portes papillons. A ses côtés un caniche nain blanc du nom de « Toutout », et non « Toutou » comme me l’explique son maître, me montre les dents sans ostentation. Le sémillant conducteur ne m’a pas questionné quant à ma destination et je ne lui ai pas demandé la sienne. Ballotté dans cette brouette de luxe, je pense que le Dieu des Juifs a finalement était plus sympa avec le fils d’Abraham qu’avec le sien. À moins que ce soit la main d’Abraham qui, au dernier moment, ait fourché. Peut-être qu’il en a bégayé, le vieillard, plusieurs jours durant en observant avec inquiétude et admiration cet appendice qui avait failli à sa mission. N’avait-il pas fait preuve de plus de compassion que ne le fera son Dieu pour ce Juif qui se prenait pour son fils ? La perplexité qui le gagna, il me l’a communiquée. Que voulait-Il prouver aux Terriens ce Dieu tout puissant, qui sait tout, qui peut tout ? Qu’Il était capable de ressusciter un pauvre hère qui l’implorait? Je pense encore que Dieu qui laisse venir à lui les petits enfants autorise qu’on les utilise comme bombes humaines, comme objets sexuels, comme machines à faire des profits. Et je me dis que l’infamie à aussi droit de cité dans l’au-delà. Après avoir pris au plus court en traçant sa piste dans les vallons du parc, l’homme au costume en alpaga blanc stoppe son engin devant « L’Auberge du Chenal Blanc ». Un voiturier lui ouvre la porte, un bagagiste s’assure de sa valise. Je descends, 44 encore commotionné par ces émotions qui n’ont cessé de m’agresser durant cette journée. La voiture démarre alors que Toutout saute sur le siège arrière que je viens de quitter. Son maître ne s’aperçoit de son absence que lorsque la Nissan a contourné l’hôtel. Je n’assiste pas à l’esclandre, pressé d’apprendre qu’une chambre est encore disponible. 45 5 L’Auberge de Chenal Blanc est un chalet à étages, les deux derniers en bois venant se superposer aux murs blancs du rez-de-chaussée. Les balcons, aux balustres finement sculptés, font le tour de la construction. Des pots de fleurs en grande quantité ont soigneusement été rangés sur les tablettes d’appui. Un cheval blanc emblématique, grandeur nature, a pris place au-dessus du dais de l’entrée. Dans le voisinage, des vaches blanches tachetées de noir paissent à loisir. On entend un yolalaïtou lointain. Je lève les yeux pour me rassurer tout en m’étonnant : c’est bien L’Auberge du Chenal Blanc qui m’hébergera cette nuit… Le concierge m’explique que par une nuit sans lune le roi Henri IV monté sur son cheval blanc a remonté à contre-courant l’eau du chenal qui conduisait des bassins du Château de Versailles à ceux du Château de Saint-Cloud. Alors que ses invités bien éméchés hésitaient à le suivre il eut cette phrase célèbre que tout écolier respectueux de l’histoire connaît par cœur : « Que ceux qui m’aiment me suivent »… J’hésite… Et alors ? je demande finalement. « C’est tout ! » me répond-il 46 mécontent de tant d’incompréhension. Puis, il m’inscrit sur son registre sous le nom de Dorian. Je lui signifie qu’il y a erreur. « Voici votre clé, monsieur Dorian » me dit-il, puis me tourne le dos. La chambre située au dernier étage est entièrement lambrissée et les poutres apparentes lui donnent ce cachet qui manque tant à celles qui en sont dépourvues. La lucarne grand ouverte laisse entrer un air divinement frais et pur… néanmoins teinté d’effluves de lisier. Le soir tombant, je vais la fermer. Et je découvre, abasourdi, le panorama de la chaîne du Mont Blanc. La ville de Chamonix ne semble distante que de quelques encablures et très probablement l’Auberge du Chenal Blanc est située à l’entrée de la commune des Houches. L’ameublement me convient : une armoire peinte, une table, trois chaises, un lit, une table de nuit, le tout du dixhuitième, style rustique, un réfrigérateur. Je m’étais inquiété à tort quant à la possibilité de changer de vêtements pour la soirée à venir. Dans l’armoire sont rangés deux pulls, deux chemises, deux pantalons, deux vestes, deux slips, deux paires de chaussettes, deux paires de chaussures, à ma taille, un sac à dos baise-en-ville pur cuir de chez Hermès. Une salle de bain avec jacuzzi, les objets de toilette de première nécessité, un rasoir électrique, deux eaux de toilette, deux pyjamas, deux peignoirs, une paire de lunettes de soleil, mais pas de miroir ! Un poste de télévision extra plat et extra long est encastré dans le mur face au 47 lit. Sur la table de nuit, un réveil-thermomètrebaromètre, un poste de radio à galène, un télégraphe de Morse, mais pas de téléphone, un bloc-notes dont la page de garde est barrée par cet aphorisme : « Prendre des notes dissipe les malentendus », un crayon, un ordinateur de poche. Sur la table, une bouteille de Bordeaux, un Saint Julien Château Lagrange 4ème cru classé de 1988, deux verres, un vase en jade couleur blanc olivâtre au goulot étranglé abrite une rose noire. Au mur, face au lit, deux lithos : deux portraits de femme, l’un signé Picasso l’autre Bacon. Douché et habillé de neuf je descends dîner. Au premier étage, la porte ouverte d’un bureau m’apprend qu’un homme lutte contre une pulsion qu’il ne maîtrise pas ce qui le conduit à proférer des insanités à l’égard de son … persécuteur ?... Voix 1 Salut, connard! Voix 2 (d’un garçon âgé de huit ans, dans un souffle) Connard toi-même! Voix 1, estomaquée C'est quoi cette voix de châtré? Voix 3, (inspirée) Le rideau se lève... et qu'est-ce qu'on voit?... La curiosité vient immédiatement à bout de la résistance de ma bonne éducation qui ne m’autoriserait pas à franchir le seuil de cette porte. Trois personnes me tournent le dos. Elles sont assises devant un bureau face à la fenêtre et s’affairent autour d’un écran d’ordinateur sur lequel sont inscrites les lèvres d’une bouche. 48 Les lèvres Vingt girls lèvent la jambe et font "youyou". Voix 1, atterrée Qu'est-ce qu'il raconte?... Voix 3, un peu perplexe Ben... oui, pourquoi pas?... Nous avions bien dit que ce ne serait pas un spectacle minable! ... Le rideau se lève et vingt girls lèvent la jambe et font youyou... Les lèvres, l'interrompent Vingt girls lèvent la jambe, font "youyou" et basculent dans un immense aquarium infesté de requins. Voix 1 On l'arrête comment, ce machin? Voix 3 Déconne pas, je t'assure, ça va marcher, tu vas voir... (à l'ordinateur) Tu effaces tout et on recommence… Voix 4, une jeune femme N'empêche, ce serait bien de commencer par un ballet… Les lèvres C'est bien ce que je disais: vingt girls lèvent la jambe, font "youyou", basculent dans un immense aquarium infesté de requins et bouffent les requins. Voix 1 appuie sur le bouton "arrêt" de l'ordinateur. Les lèvres Aïe! Voix 3 Alors on fait quoi pour démarrer le spectacle ? … Le restaurant comporte quelques tables individuelles et une grande table d’hôtes dressée au 49 milieu d’une salle de ferme. Le sol est recouvert d’un plancher formé d’un assemblage de grandes lattes de châtaignier. Poutres apparentes côté plafond. Une cheminée haute et longue a permis sur son côté gauche l’installation d’un four à pain. Quelques poules vagabondent entre les tables. Une porte de saloon à deux battants mène aux cuisines. Quatre serveurs, chemise blanche, nœud papillon gris, culotte courte en cuir gris, tablier blanc qui descend à mi-jambe, se pressent pour satisfaire une clientèle déjà nombreuse. Dans ma tête tourne en boucle « Le jardin extraordinaire ». J’hésite sur la place à choisir, quand une maîtresse d’hôtel en smoking me propose un siège à la table d’hôtes. Je regarde discrètement les dîneurs, tous « des gens comme il faut » aurait dit ma mère. La jeune femme, jolie eurasienne qui préside à cet instant ma destinée de consommateur, me tend la carte. Un seul menu est proposé avec les compliments de la maison, je suppose qu’il en est de même pour tous ceux qui partagent cette table. Veste blanche épaulée en viscose, pantalon taille haute en drap de laine noire de Balenciaga, chapeau en cuir huilé, santiags en cuir poudré de Jean-Paul Gaultier, bracelets en jade, Tatiana et l’homme au costume blanc immaculé accompagné de Toutout vont s’asseoir à une table située juste dans mon dos déjà occupée par deux hommes d’affaires reconnaissables au fait qu’ils parlent anglo-saxon. Donc le menu : Entrée tartiflette au caviar d’Iran. 50 Plat Demi homard de Palerme à l’onguent d’écrevisse accompagné de pâtes al Dente à l’étouffée. Farandole des desserts Myriade de myrtilles sur fond d’artichauts nappée d’une mousse Mennen en forme de cinq. Ma voisine informe sa copine mais aussi toute la table que : Voisine 1, à voisine 2 Tamara Mellon, présidente de Jimmy Choo, a un projet qui a pour objectif de rassembler des fonds au profit de la Elton John Aids Foundation afin de venir en aide aux femmes et aux enfants atteints par le virus du sida. De grands photographes -Ellen von Unwerth, Pamela Hanson, Sam Taylor Wood- ont accepté de réaliser des portraits de personnalités posant nues : Mimi Rogers, Sophie Dahl, Rosanna Arquette, Emmanuelle Seigner, Victoria Beckham, seulement revêtues de souliers Jimmy Choo et de bijoux Cartier. Vingt de ces portraits seront vendus aux enchères par Christie’s.* Voisine 2 Cet élan de solidarité pour tous ces malheureux me fait pleurer de bonheur… 51 Une odeur de naphtaline enrobe cette conversation. Les deux vététistes font une entrée peu remarquée par la gentry attablée Vététiste 1, admirant la salle C’est gétra, y a pas, c’est gétra ! Vététiste 2 Y a pas d’pétard, c’est tout comme !… La maîtresse d’hôtel accourt et leur signifie que ce Haut-lieu n’accueille pas les indigents. Ils obtempèrent tout en hochant du nez pour bien marquer leur mécontentement. Voisine 5, à voisin 6 … Il fut, façon Pearl Jam ou Soundgarden, le casseur de codes et de la rigueur un brin puritaine made in USA. Voisin 6, un jeune qui ne comprend rien à ce truc C’était qui ? … Voisine 5, qui ne comprend pas la question C’est un enfant du rock et de la culture pop, héritier du punk et de l’esprit seventies. … A l’aube des années quatre vingt dix son look grunge était d’ores et déjà LA mode, négligence nécessaire pour vivre sa propre authenticité et se propulser, une décennie plus tard, vers d’autres nirvanas du style !… Voisin 6, imitant Henri Salvador Moi j’préfère la marche à pied !… La maîtresse d’hôtel vient prendre ma commande et quelques instants plus tard un garçon de restaurant me sert un potage au potiron. Je m’étonne de la méprise. Il m’explique que la soupe me sera facturée au prix de la tartiflette au caviar 52 et que le bénéfice tiré de ce méli-mélo servira à alimenter la caisse de retraite du personnel de l’hôtel. Puis, il part en me souhaitant « bon appétit ». Trois danseuses, reprennent aussitôt en chœur « Bon voyage monsieur Dumollet Et revenez si le pays vous plaît. » Les trois danseuses vont s’asseoir sur un banc de pierre à côté de deux poules qui couvent leurs œufs. Les deux gallinacés, fort en colère, attaquent les trois danseuses qui fuient par la porte des cuisines. Les danseuses vont se plaindre au chef. En représailles, les deux poules et leurs poussins sont servis en digestif à la famille du Roi de la Belote Basque. La conversation à laquelle prend part Tatiana porte sur la prise de contrôle du Parc par le Consortium d’investissements Immobiliers du milliardaire néerlandais œcuméniste de type nationaliste violemment opposé à l'Union Européenne, l’homme au costume en alpaga blanc. S’appuyant sur la Directive européenne Ravenstein il a pu acheter cette parcelle du patrimoine à l’Etat français et il va, dans les jours qui viennent, délocaliser le parc en Birmanie et en confier la direction au petit-fils d’Errol Flynn. Quelques kilomètres carrés du territoire français seront ainsi expédiés du côté de la jungle. Je n’en reviens pas ! Le serveur me présente une assiette garnie de bruants, petits passereaux de la taille du moineau 53 nichant à terre ou très près du sol. C’est la jeune femme assise derrière moi qui m’offre ce plat me confie le serveur. Je suis pris d’un haut-le-cœur à l’idée d’avoir à déguster ces oisillons, mais je m’efforce de trouver à mon goût ce mets si délicat. C’est le milliardaire qui a eu l’idée d’établir des postes frontières « surprises » qui refusent l’entrée à la plupart des visiteurs potentiels. Il veut étendre ce principe à toutes ses entreprises. Milliardaire Seules les firmes ayant acquis un monopole global dans des domaines non concurrentiels et complémentaires pourraient supprimer les frontières entre elles. Je demande d’ouvrir un grand débat national sur ce sujet. Silence derrière moi, probablement qu’ils se restaurent. Une dame, me regarde t-elle ? elle porte des lunettes de soleil « Havana » de Louis Vuitton à cinq cent cinquante euros pièce, s’adresse-t-elle à moi ? Dame Connaissez-vous Lucia ? Je fronce les sourcils, mâche, puis avale, - ce qui dans le cas où elle m’adresserait la parole serait tout à fait incongru -, une cuisse de l’un de ces malheureux oiseaux. Dame, (toujours la tête fixée dans ma direction, mais peut-être est-ce à l’autre à ma gauche ou à l’autre à ma droite qu’elle pose la question.) Mais si, Lucia Etxebarria… 54 Je ne connais pas, mais je ne suis une référence dans aucun domaine. Dame C’est l’auteur FéTICHE de la post-Movida… Non ? Déglutition d’une autre cuisse. Dame Elle DISSOUT nos ILLUSIONS sur la condition FéMININE et combat le CULTE bêta de la dépendance amoureuse dans un recueil de NOUVELLES extralucide… * Milliardaire, tout en mastiquant Les entreprises seraient constitutives des Etats. Il n’y aurait plus de France, d’Allemagne, d’Italie ou de Grèce mais Coca Cola, Microsoft, Bouygues,… Les gouvernements seraient formés par les Conseils d’administration de ces grands groupes et notre nationalité nous serait donnée par notre appartenance à l’un de ces conglomérats. Nous changerions de nationalité autant de fois que nous quitterions un groupe pour en intégrer un autre. Interdiction de binationalité, bien entendu… Voilà ce qui se tramait dans mon dos. Quelques instants plus tard, avec un petit hochement de la tête, les quatre personnages et Toutout nous tirent leur révérence. Je n’avais su dire le moindre mot à Tatiana. Un homme de l’ombre, bien mis, leur emboîte le pas. Il tient une sébile à la main et chante : 55 “Ah ! Si j'avais un franc cinquante J'aurais bientôt deux francs cinquante Ah ! Si j'avais deux francs cinquante J'aurais bientôt trois francs cinquante Ah ! Si j'avais trois francs cinquante J'aurais bientôt quatre francs cinquante Ah ! Si j'avais quatre francs cinquante Ça m'ferait bientôt cent sous!”* 56 6 La navette s’arrête devant une des entrées d’un théâtre romain où nous attend une hôtesse. Nous sommes trois à nous précipiter derrière elle vers un escalier que je m’efforce de grimper avec une certaine agilité. La porte ouverte nous laisse libre l’accès aux gradins en hémicycle, la colline leur servant de soutènement. Incroyable parfaite reconstitution. Du mur de scène ne restent que des ruines, la scène est surélevée d’un mètre au-dessus du sol, large de vingt, longue de cent. Elle est placée perpendiculairement par rapport au centre des gradins et de ce qu’il reste du mur de scène. De l’orchestre, un homme accompagné d’une femme en treillis militaire informe le public, -à vue d’œil près de six mille spectateurs pour dix mille placesqu’un incident technique malencontreux a obligé la Direction à modifier le programme. Un voisin m’explique en sous-main qu’en fait d’incident c’est plutôt un accident qu’il faut évoquer. Il aurait été provoqué par l’entêtement d’un ordinateur qui, pendant la mise en place du numéro des majorettes, a livré l’ensemble de la troupe à la dévoration de crocodiles. Les deux premiers rangs des gradins sont occupés par des personnalités du monde politique, économique, administratif, des lettres et des arts. J’appose ma main droite sur une plaque de verre et la machine m’octroie une 57 place à l’autre bout de l’hémicycle. Je n’en tiens pas compte et trouve un siège en son centre. La femme, les yeux levés au ciel, les bras dans le prolongement des yeux, clame d’une voix qui n’admet aucune contradiction : « Les voies du seigneur sont impénétrables ! » pièce en un acte avec entracte. ». Musique. Pénètre le chœur par deux entrées placées de chaque côté de la scène. Il entonne l’Alléluia du « Messie » d’Haendel. L’orchestre est placé dans une fosse invisible du public. La pièce commence par un défilé. Ils arrivent de loin, de la plaine qui s’étend bien au-delà de ce qui fut un mur de scène. D’abord horde fantomatique, ils s’avancent maintenant d’un pas vigoureux au son d’une cornemuse dont l’antienne « Tiens, voilà du boudin » déloge sans la moindre gêne un « Alléluia » dépérissant. Je consulte le programme : ce sont les délégations de toutes les religions et croyances agrées. Chacune rangée derrière son oriflamme sur laquelle est gravée la même devise traduite dans les langues les plus parlées : « Dieu avec nous », « Got mit uns », « Бог с нами », « God with us », « Dios con nosotros », « 私達を持つ神 » « Deus com nós », « Gud med oss » « 上帝与我们 », …. Je comprends d’après les applaudissements que les spectateurs ont été placés en fonction de leur appartenance religieuse : les chrétiens entre eux, de même pour les juifs, musulmans, hindouistes, 58 bouddhistes, confucéens, taoïstes, mazdéistes, … Pendant la durée de ce spectacle je serai donc confucéen. Le décor se construit au fur et à mesure du passage des délégations ; il est constitué par les « Maisons de Dieu » : églises, temples, synagogues, mosquées. Remarquable performance du pays organisateur de ces IIIème olympiades. Chaque équipe se place devant sa maison. Je demande à mon voisin pourquoi ces compétions sportives se déroulent dans les enceintes d’un théâtre qui … il me coupe Dulce et decorum est pro patria mori !!, je me le tiens pour dit. Les disciplines dans lesquelles vont concourir les candidats sont les suivantes, je cite en vrac : - Parties de pétanque –revanche et belle- à boules explosives, - Voyance : voir Dieu et mourir d’amour, - Bulles de savon au gaz moutarde, - Course en sac. (au fond du sac : fourmis rouges, araignées, serpents,…) - Jouer au clairon « ah il fallait pas, il fallait pas qu’y aille… » et gonfler en même temps un ballon en baudruche qui sort du pavillon et éclate en libérant une pluie acide, - Dire le plus rapidement possible dans la langue de son adversaire : « plus con que toi, tu meurs ! », et se tuer si les circonstances l’exigent, - Ballon prisonnier avec un ballon qui implose et aspire le joueur si celui-ci le lâche, - Tournoi avec lances aux pointes enduites de poisons. … Il est doux et beau de mourir pour la patrie 59 - Pendant les entractes, concours de poésies, musiques, arts dramatiques, danses, n’ayant aucune influence sur le décompte des points attribués aux participants de ces Jeux tragi-grotesques. Les jouteurs ont la possibilité d’inventer de nouvelles épreuves et les imposer à leurs adversaires. Quand une équipe remporte une épreuve, les spectateurs qui la soutiennent peuvent prendre à partie les spectateurs qui ont supporté l’équipe vaincue et les dérouiller. Le défilé se termine par la Croisade des enfants –1212- conduite par Godefroi de Bouillon jadis Avoué du Saint-Sépulcre. Derrière les emplacements des spectateurs, d’immenses panneaux identiques portent un texte écrit avec le sang recueilli chez les supporters les plus acharnés : « Dieu reconnaîtra les siens. » Le spectacle est réalisé par un metteur en scène de renom dont je n’ai pas connaissance et retransmis par cent chaînes de télévision. Pendant que des participants se mettent en place pour la première épreuve, Moïse s’apprête à ascensionner le mont Sinaï situé côté « jardin ». Le buisson-ardent commence à s’émouvoir. Une alerte à la bombe nous oblige à quitter les lieux. Les rues de la vieille ville qui circonscrivent le Théâtre Antique sont bordées de guinguettes à la mode. Les choristes échappés aux chausse-trappes d’une pièce qui les condamne à l’errance répètent un texte qu’ils modèlent selon leur humeur. Chœur 1 (huit hommes) Dieu a dit à Moïse, Il a dit à Jésus, Il a dit à Mahomet,… Chœur 2 (huit femmes) Il a dit à Thérèse, Il a dit à Bernadette, … 60 Homme 1, A moi, il n’a rien dit ! Je ne sais pas ce qu’Il a dit à Mahomet, je sais ce que Mahomet me dit que Dieu a dit… Homme 2 Il ne lui a rien dit, Il a substitué sa voix à celle de Mahomet Homme 1 Mais pourquoi avait-il besoin de Mahomet pour parler aux hommes, pourquoi n’a t-Il pas chuchoté sa parole dans toutes les oreilles le même jour, à la même heure, pour que tous puissent l’entendre en même temps?… Homme 3 C’est le Dieu de Calvin qui prédestine l’homme… Femme 1 Pourquoi lui plutôt que moi ? Homme 4 Parce qu’il ne s’adresse qu’aux Sages ! Chœur 1 Si Dieu s’adressait à moi, dans l’instant je deviendrais Sage. En quoi Marie-Madeleine était-elle plus digne de Son amour que moi ? Chœur 2 Femme, tu causes trop ! Chœur 1 Si Dieu aime les hommes, il ne peut avoir de préférence. Une femme aime tous ses petits ! Homme 2 Mais jamais de la même manière. Femme 2 Mais elle n’est pas Dieu ! Saint Augustin a écrit « Car vous êtes l’être suprême, et vous ne changez jamais. Le 61 jour présent ne se passe point en vous qui êtes toujours immuable et toujours le même… »*. Son désir pour l’homme ne peut être qu’un seul et même désir, sa voix une même voix pour tous… Homme 5 Un homme comblé désire encore. Le désir semble n’avoir ni commencement ni fin. Il naît avec la vie comme si celle-ci était dépendante de lui, comme si la vie était née du désir de vivre, comme si le désir était premier, avant le manque. Le désir inassouvissable crée la béance du manque dans lequel l’homme se défend de basculer mais vers lequel il court pour s’y annihiler sans jamais y parvenir. Quand il tombe, c’est toujours sur le bord de la falaise, jamais au fond du puits. Le vide l’attire, mais le vide se dérobe, il est à portée de main, il est à portée de rien. Belle excuse pour ne jamais s’arrêter, pour chaque jour remonter le rocher jusqu’à l’extrême fatigue, jusqu’à l’extrême usure du désir... Peut-on agir sans désir ? Le désir est-il indispensable à l’action ? Peut-on construire une maison sans le désir de le faire ? Ou est-ce la nécessité qui fait loi plutôt que le désir ? Les rigueurs du climat, la violence des tumultes, ne sont-ils pas des stimulants qui provoquent l’action ? Quand il y a péril en la demeure, le désir ne s’efface t-il pas au profil d’un instinct de survie ? Encore faut-il un désir de survivre. … On peut supposer que l’Intelligence qui pourrait avoir commis l’Univers ne l’a pas fait sous la contrainte d’une nécessité. Quoique... Avait-Elle le désir de sa création ? Ou était-ce un besoin ? Une Intelligence qui aurait le besoin de créer comme d’autres ont le besoin de manger ? Mais peut-on créer un objet, un Univers, 62 peut-on peindre un tableau sans le besoin, la nécessité, le désir qui pousse à le faire ? Faut-il, pour qu’une action soit décidée, qu’il y ait une incitation à l’origine? Une action n’est-elle pas toujours le résultat d’une décision prise en amont ? Elle est un aboutissement, elle n’est pas sa cause. Si l’Univers a été créé c’est à la suite d’une décision. A t-elle été suscitée par un besoin, une nécessité ou un désir?… Si on suppose que ce qui est parfait ne peut concevoir que du parfait -car quel intérêt dans ce cas de créer un objet qui ne le serait pas?- l’Intelligence qui aurait pu penser l’Univers aurait créé un Univers parfait. Mais pourquoi l’aurait-elle fait? Par besoin, nécessité ou désir ? Par ailleurs, une Intelligence parfaite peut-elle éprouver un besoin, un désir, qui implique un manque ? Et le manque n’est-il pas incompatible avec la perfection qui exclut tout manque, qui ne connaît plus le manque au cas où elle l’aurait un jour connu alors qu’elle n’était pas encore perfection ?… Et puis encore, peut-on imaginer un manque de vie enfantant son désir ? Un manque d’Univers, prisonnier d’une tête d’épingle, si violent, si intense, qu’il explose en un désir aussi violent et intense ?… Chœur 2 Dans quel but une entité parfaite créerait-elle des objets qui ne soient pas parfaits ? Pour se distraire, par perversion, ou pour satisfaire un narcissisme et être conforté dans l’idée de sa perfection ? Etre parfait c’est avoir connaissance de tout le savoir que cette perfection autorise. Mais n’est-ce pas d’un profond ennui ? Plus rien à découvrir, plus rien d’original à penser, plus rien 63 à désirer ! Car que peut désirer un Tout qui ne connaît pas le manque ? Homme 5 L’Univers serait-il alors créé par une Intelligence encore imparfaite ? Dans la mesure où le fonctionnement du vivant est critiquable, qu’il est remis en question par un de ses composants intelligents, l’homme, ne peut-on en conclure que cette Intelligence supérieure est critiquable, donc imparfaite ? D’où la possibilité, pour Elle, d’avoir un désir, des besoins, d’avoir peut-être à résoudre des problèmes de survie. La création de l’Univers aurait alors une raison, pour l’heure peu importe laquelle. Nécessité ? Désir ? Et pour quel manque ? Chœur 1 Beaucoup trop longue la tirade !! Une sonnerie rameute artistes et spectateurs. Que le spectacle commence ! 7 Je prends une douche puis enfile la veste de pyjama, je ne me sers jamais du pantalon, quand la voix du garçon d’étage me prévient qu’il glisse mon passeport sous la porte, je risque d’en avoir besoin prochainement. Je lui fais remarquer que 64 ce ne peut être le mien qui est rangé dans un des tiroirs de mon bureau mais je n’obtiens aucune réponse. Je récupère un passeport posé sur la moquette. C’est un très vieux document qui date de 1939 dont je me rappelle maintenant l’existence. Sur la photo, mes parents m’entourent, je dois avoir un an. Les cachets indiquent que j’ai séjourné en Autriche, Allemagne, Roumanie. Qui a pu se procurer cette pièce dont seuls ma femme et moi connaissons l’existence ? À quoi un passeport périmé depuis soixante ans pourrait-il m’être utile ?... Il est établi au nom de Dorian !, … prénom que mon père voulait me donner à ma naissance et que ma tante, à la mairie, avait confondu avec Dagobert … Je m’assieds sur le bord du lit et, machinalement, je saisis l’ordinateur portable, le mets en marche. Malgré sa petite taille, c’est une machine très perfectionnée sur laquelle je peux recevoir des programmes de télévision et de radio, interroger Internet, m’en servir comme GPS, consulter une messagerie et envoyer des emails, etc.,… Un signal sonore m’indique que j’ai reçu un message. De : « Gabrielle417 » < Gabrielle417 @hotmail.com> A: « Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr> Envoyé: le jour même Votre message est beau mais empreint de tristesse. Pourquoi ? Quand je pense au nombre de gens passionnants qui existe sur notre jolie planète ce serait vraiment dommage de ne pas en rencontrer quelques-uns. J’ai déjà eu trois enfants et je suis libre… 65 Rendez-vous sur le site « Un lieu, des rencontres ». Site qui m’est inconnu mais je m’y rends pour cause de trouble. Je m’inscris sous le nom d’Apocryphe, donne l’adresse email figurant sur l’envoi, tape un mot de passe. Je cherche Apocryphe, le trouve. Cet homme sur la photo, c’est moi. Figure ma description et au-dessous mon annonce : « Est-ce ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent » Cela fait plus d’un mois que ces deux vers du poème d’Aragon adapté en chanson par Léo Ferré se mêlent de ma vie sans que je puisse les en dissuader. Le beau ne supporte pas la rengaine. Je n’ai pas cherché à comprendre le pourquoi de cette obstination mais sans doute qu’ils me signifient dans cet enchaînement d’instants. Comme CV j’avoue que c’est un peu court jeune homme mais n’en disent-ils pas autant sur ma personne que l’oreille coupée de Van Gogh ? Qui a écrit ce texte qui pourrait m’être familier ? … Peut-être me suis-je, un soir de mauvaise donne, aventuré sur ce site à la recherche d’une flammette qui rassurerait mon ego languissant ? … Je m’en rappellerai ou alors mes neurones foutent vraiment le camp ! … J’écris un email à Viviane pour lui expliquer les raisons de mon escapade, … « Envoyer » … le formulaire de l’email revient à l’écran, le texte a été effacé et n’a pas été envoyé. Je réécris un message à l’identique, « Envoyer »… le texte est effacé. Même démarche à l’attention de mon ami Loris… même refus, le message est effacé, … Je me couche. L’écran de télévision encastré dans le mur s’allume automatiquement et 66 une très belle image d’une nuit étoilée se visualise. Une voix féminine, jeune, légèrement cassée, me demande aimablement de saisir la télécommande infra rouge posée sur la table de nuit, … d’appuyer sur la touche « menu »,… sur la « touche 1 », … de choisir la prière que je vais adresser à mon Dieu avant de m’endormir,… Comme je ne connais pas ce genre de refuge j’essaie furieusement de changer de programme. En vain. La voix me précise qu’elle n’a pas compris mon choix et me presse de… J’appuie avec rage sur la commande son et son symbole (-) mais rien n’y fait, je me lève précipitamment pour débrancher cette intrusion insupportable, mais de prise électrique, point. Vieux 2 m’interpelle au moment où je vais quitter la chambre et hurler au scandale. Vieux 2 Pourquoi aurait-Il créé l’homme si ce n’est pour qu’il L’honore, le prie ? Vieux 1 Si Dieu est tout puissant et parfait, est-il imaginable, pensable, qu’il se complaise dans le rôle du potentat qui exige de ses « sujets » soumission, sujétion, dévotion, admiration, adoration, vénération, foi et hommage, docilité, fidélité, dévouement, prosternation, adulation, obéissance, déférence ? En quoi cela pourrait-il Le satisfaire? Cela flatterait-il son ego? Serait-Il encore sous influence ? Encore imparfait ?… Je regagne mon lit… Vieux 1 C’est une logique peu logique ! Va encore pour les dieux préhistoriques et antiques mais pas pour le Dieu 67 de Moïse. Celui-là ne flirte pas avec la médiocrité, il est au-dessus de toute mesquinerie, ne se laisse pas prendre aux flagorneries… N’est-il pas plus sage d’imaginer un Dieu dépouillé de tout cet attirail d’émotions vaines et supposer que c’est l’homme qui a inventé les comportements qu’il attribue à Dieu ? Cela lui fournit une bonne excuse pour expliquer ses propres conduites. Si Dieu est coléreux, vindicatif, rancunier, comment défendre à l’homme de partir en guerre, empêcher que la moutarde lui monte au nez ? Mais surtout s’Il est le Dieu unique, le UN, comment concevoir qu’Il puisse s’en prendre à l’homme, le tristounet roseau pensant, le seul dans tout l’Univers à qui Il puisse chercher querelle ? Non, Dieu n’a besoin ni de serfs ni de serviteurs pas plus que d’interlocuteurs. Vieux 2 D’accord. Simplement des femmes et des hommes qui viennent à lui… L’image du ciel étoilé revient à l’écran. Une voix fluorescente et évanescente me confie qu’elle me met en rapport avec « SOS prières » puis s’égare parmi les constellations. En surimpression s’inscrit une cloche qui prend sa volée. A minuit sonné, trois coups très discrets sont frappés à ma porte. J’hésite. Puis, bêtement : « Entrez ! ». Tatiana s’arrête devant la table, me tend la bouteille et le tire-bouchon, se cale contre le meuble et attend en me souriant. Je glisse mes jambes et le bas de mon torse recouverts du drap vers le côté droit du lit et accède ainsi au sol. Je tiens la bouteille entre mes cuisses, la débouche victorieusement, la retourne à ma visiteuse qui 68 remplit les deux verres, m’en présente un, les fait s’entrechoquer, s’assied sur une des chaises et me fait face, moi dans mon lit les fesses à l’air. Longue robe en mousseline de soie et cristal. Large décolleté. Je reste muet. Parlez moi d’amour, Tatiana. Elle évoque Londres, le Muppet Show, le Living, les Beatles. Parlez-moi d’amour, Tatiana, les rues de Londres s’invitent dans mon lit, bâtissez une forteresse de sable pour contenir mon désir. Heidegger et Hannah Arendt se sont aimés. Cela me fait penser au film de Liliana Cavani : Portier de nuit. Quel rapport ? (Elle a raison, quel rapport ?) Pourquoi cette association d’idées ? Hitler tend la main à Heidegger qui la prend, Le titan teuton philosophe antisémite met sous tutelle le complexe neuronique d’Anna Arendt un certain 7 février 1950. Ach, Tatiana, quelle konnerie l’amour ! Refrain : « Je t’aimerai toujours, toujours, vive la vie, vive l’amour, je t’aimerai toujours, toujours, vive la vie, vive l’amour. »*… Réponse inaudible qui ressemble à un reproche. Je n’ai pas dit : quelle connerie l’amour ! … Réponse inaudible… … Non, je n’ai pas mangé les ortolans avec appétit, plutôt avec réticence, je ne voulais pas vous vexer. Je suis peinée, jamais je ne l’aurais imaginé, Je veux bien jouer à « dites-moi mon amant. » Amour vole. Gagné ! Je suis der Blaue Reiter, le Freischütz des passions éphémères. Elle libère son corps du surplus 69 vestimentaire, se glisse dans le lit, s’étire, sourit, se love, se déplie, me gave de sensualité. J’aimerais tant. J’aimerais avec. Les escapades. L’étrange soudaineté de l’éclat. Le gastéropode a fui la péninsule ibérique, ses traces dessinent les lèvres de Tatiana. Son rire se déploie jusqu’aux yeux embrumés. Nos doigts s’effilochent en étreintes raffinées. Son corps en reptation mue par une demande languissante, par son mouvement ondulatoire, la rend plus pressante. Une niche de désirs secrète sa tension, une autre aussitôt en écho lui répond. Dans l’intense brasier, les muscles en extrême tension s’exacerbent en un souffle qui confine à l’oppression. Ses cuisses m’enserrent en un fatal hyménée. D’étranges lueurs épouses nos épidermes. Je m’étourdis dans ma dépossession. Tatiana a des yeux d’or, dorment les yeux de Tatiana, rêve Tatiana de chimères et de Toison d’or. 70 8 Je pleure, j’ai perdu quelque chose. Devant moi, un homme me regarde attendri. Je mets ma tête sur sa poitrine et l’appelle deux fois par son prénom : Aloïs, Aloïs, … Je me réveille en sursaut… Me vient à l’esprit le nom de Brunner, … Aloïs Brunner ! ! Fils de Joseph Brunner et d’Anna Kruise, petits paysans autrichiens nationalistes et catholiques bouffis d’antisémitisme… Dans les bras de qui ?… Quels mots pour définir cette chose jadis vivante, j’espère morte et pourrie 71 aujourd’hui ? En faire l’énumération ne me donne aucune réponse si ce n’est la satisfaction de les prononcer avec horreur, fureur et vomissures à la commissure des lèvres. Vient un instant d’émotion à l’évocation de Vladimir Jankélévitch pour qui il n’y avait pas de pardon. Comment le fantôme de la chose a t-il pu se glisser dans mon rêve ? Je panique le temps de trouver papier et crayon sur la table de nuit : Prière pour tous les fous qui nous gouvernent Ils sont fous Mais ils nous gouvernent. Ils séquestrent le pouvoir Qu’ils ont kidnappé, Confisqué à leur seul profit. Ils sont les Maîtres Malfaisants, La lie de l’inhumanité. Ils ont fait croire À leur peuple Qu’ils étaient là pour son bien : Famines, arrestations, tortures, Procès truqués, déportations, exécutions. 72 Combien d’hommes, de femmes, d’enfants Sont morts sous le joug de ces tyrans. Honte à ces assassins Qui se font appeler : Petit Père du Peuple, Grand leader, Cher leader, Saddam, lumière de nos jours, Grand Timonier, Führer, Maréchal nous voilà, Milosevic ou Pinochet, Pol Pot, Amin Dada, Aloïs Brunner, Etc.,… etc.,… Ils ont enseigné la haine, Ils ont récolté la haine, Ils n’auront jamais notre pardon Qu’ils crèvent ! Élevons leur un mur, celui de l’immonde, De l’infamie. Inscrivons-y leurs noms Pour que les hommes 73 D’Afrique, d’Amérique, D’Europe, d’Asie, De l’Antarctique, de l’Australie, Puissent les nommer, les agonir, Les injurier, les maudire. Amen. C’est ma prière du matin. Encore éprouvé et le souffle court je découvre en bas de page, cette note : « Merci de bien vouloir déposer votre BlocNote annoté et votre crayon au Secrétariat de l’hôtel. » Mon rythme cardiaque accélère… Tatiana n’est plus là et je m’affole… aucune odeur,… aucun creux dans l’oreiller,… un cheveu… blanc,… rien,… comme si Rien et non Tatiana m’avait rendu visite… Chose étrange, j’entends un bruit qui me fait penser à des rouleaux de vagues… Effectivement, le massif du Mont Blanc a fait place à la mer. Sans doute que le réchauffement climatique y est pour quelque chose. A la réception de l’hôtel, le préposé ne trouve pas le nom de Tatiana Onéguine sur la liste des personnes ayant réservé une chambre à leur nom. Il reconnaît la jeune femme dans ma description mais ne se souvient pas l’avoir vue ce matin. Je petit-déjeune sur la terrasse du chalet face à la plage. Sur ma droite, dans la brume, j’entrevois quelques traits de l’entrée du port du Havre. Sur ma gauche, la plage court sur quatre ou cinq kilomètres avant de prendre un virage et laisser 74 place à la mer. Devant, un horizon inatteignable. Poser le pied sur le toit du monde, ils l’ont fait ; franchir le premier la ligne bleue de l’horizon restera un mirage pour tous les Schumacher... Seul, face à la Manche... Et si un raz-de-marée accourait avec furie parce que l’Angleterre se serait enfoncée d’un mètre sous les eaux ? … Quelle serait la hauteur de la vague ? … Vers où courir, vers où ne pas courir ? … Peut-être que, comme Moïse, je fendrai les eaux en deux et passerai mon chemin. Mais rien à l’horizon que la mer qui ondoie et l’écume qui poudroie. Pourquoi Dieu a til envoyé en colis postal express et recommandé cette déferlante sur tous ces pauvres gens qui ne lui avaient rien demandé ? Sur toute cette étendue de terre n’y avait-il pas dix hommes, dix créatures humaines méritantes, pour le distraire de ce projet funeste ? Sans doute pas. Ou bien le Dieu d’aujourd’hui a t-il oublié sa promesse d’hier. Il est vrai qu’en vieillissant la mémoire vient parfois à faire défaut. Une accorte serveuse, les cheveux blonds nattés, le haut vêtu du haut d’un costume tyrolien, le bas du bas d’un costume de plage, un pied chaussé d’un brodequin de randonnée, l’autre d’une sandale, me tend « L’Alpage Plage » le quotidien du cru et une enveloppe à mon nom, … j’imagine reconnaître les caractères de la machine à écrire de Tatiana,… elle prend ma commande et me tourne le dos. Sa démarche claudicante n’indique aucunement l’un des symptômes d’une détresse non partagée… Non, ce n’est pas un mot de Tatiana mais un texte de la Direction du Parc qui me félicite pour ma participation aux 75 différentes activités et m’informe de mon inscription sur la liste des personnes susceptibles de gagner un Gros lot Surprise. Pour que ma participation soit effective … Je déchire la feuille en petits morceaux, … ne trouve d’autre poubelle que ma poche. … A la Une de « L’Alpage Plage » la photo d’un garçon de onze ans porté disparu depuis vingt-quatre heures. Le commissaire Bleuler chargé de l’enquête ne dit mot. … En page deux, … une fillette de neuf ans, violée et étranglée, … page trois, … quatre, … cinq, … sont entièrement consacrée au business et à la promotion du Consortium d’Investissements Immobiliers. … Où il est question de construire une Résidence pour phtisiques nécessiteux à Berchtesgaden dans l’Obersalzberg sur le terrain de l’ancien bunker ayant abrité les amours d’Eva et d’Adolf. Il jouxterait l’hôtel « Bellevue » inauguré récemment par Jörg Haiderberg. La dernière page est people. Je finis mon croissant enrobé de miel - ce qui m’oblige à certaines contorsions pour rester présentable -. Ma scripte et mes deux assistants me rejoignent. C’est notre dernier jour de tournage et ils me soumettent le plan de travail. Je termine mon café et nous embarquons dans le minibus qui emmène toute l’équipe sur le lieu des dernières prises de vue d’« Une journée à la campagne ». Assis à l’arrière, un peu à l’écart, je tape ces quelques lignes à l’attention de Gabrielle 417 : De : A: « Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr> « Gabrielle417 » < Gabrielle 417 @hotmail.com> 76 L’oreille à l’affût discerne parfois les sons d’une musique, puis vient le silence du désert. Que faire des choses une fois dites : les tenir en éveil pour sombrer dans le désespoir ? Je vous ai écrit je ne sais plus quand, je ne sais plus quoi, un truc triste parce que parfois ça fait triste même quand c’est gai. A Dorian vous pouvez préférer Balthazar, Moïse ou Barthélémy. Comme il vous plaira. Je ne précise pas que je ne suis pas libre, je ne comprends pas ce qui me motive. 9 Au premier plan, Tatiana nue. Le temps que mon œil envoie ce signal à mon cerveau et je me trouve entre deux. Deux quoi ?, impossible de préciser. Un entre-deux profond, vacillant, ou pointe de l’incrédulité et de l’étourdissement. Dans le script, Tatiana est Jeanne. Gilles son amoureux est à ses côtés, Fédor leur ami leur fait face. Ils déjeunent sur l’herbe à l’ombre d’un immense chêne. Le décor est inspiré d’un tableau de Manet. Le repas touche à sa fin, ils en sont, pour les deux hommes, 77 aux fromages, pour la jeune femme au pot de confiture dont l’étiquette porte la mention : Couilles du Pape, Variété de figue, Fruits mijotés au sucre de canne. L’index de sa main droite est plongé dans le pot, elle le retire et le porte à sa bouche. Dans sa main gauche, elle tient un recueil de recettes érotiques. J’ai du mal à respirer. À l’arrière-plan, Evelyne trempe ses pieds dans l’eau de la rivière et se rafraîchit en mouillant sa gorge avec l’une de ses mains. Deux kayakistes, leurs vélos arrimés de chaque côté de l’embarcation, profitent d’une petite anse pour accoster et se mettre à l’abri d’un soleil devenu venimeux. Gilles et Fedor entretiennent une conversation des plus sérieuses à ce qu’ils donnent à voir, Jeanne-Tatiana lit avec conviction des passages choisis du Kâma Sûtra traduit par Alain Daniélou : 1.- Au moment de l’acte la femme biche doit ouvrir son organe (Jaghana) pour laisser pénétrer un gros calibre (Uchcharata) 2.- Par contre, la femme éléphant contracte son sexe pour recevoir un petit calibre. 3.- Lorsqu’ils sont de la même catégorie la pénétration est facile. 78 4.- En jument. ce qui 5.- Elle saisit avec sa vulve. concerne le sexe la du femme garçon 6.- Si le garçon est de très petit calibre, des godemichés (Apadravya) peuvent être utilisés. 7.- La femme biche contrôle la largeur de sa vulve de trois manières : épanouies (Utphallaka), grande ouverture (Vijrimbhitaka) et Reine de Ciel (Indranîka) et conclut cette lecture par ce vers : « Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. … » … Gilles et Fedor se questionnent, se moquent, se taquinent, se tiennent tête, se tendent des pièges, les évitent ou pataugent dedans, se montrent versatiles, entêtés, … Je vois la scène sur l’écran de contrôle d’un petit poste de télévision relié à la caméra par un système infra rouge. Fédor et Gilles, de trois quarts face, occupent les deux tiers droit de l’écran, le sein gauche de Jeanne s’octroie le troisième tiers. Fédor, véhément … Est-il plus honorable d’anéantir une ville sous un déluge de bombes, de violer les femmes qui ont pu en réchapper, de fusiller les hommes encore valides, que 79 de fracasser la tête d’une vieille femme avaricieuse pour lui voler ses économies ? Gilles, très à son aise La guerre est un défi à la loi et par conséquent fait fi de toute déontologie. Je peux tuer trois mille vieilles et dérober à chacune son pécule sans le moindre état d’âme et en toute impunité, car Dieu sera avec moi. Ainsi est-il dit dans le Livre de Josué … (Un assistant lui tend une Bible à la bonne page. Gilles lit :) « -Jéricho était fermée et barricadée devant les enfants d'Israël. Personne ne sortait, et personne n'entrait. - L'Éternel dit à Josué : Vois, je livre entre tes mains Jéricho et son roi, ses vaillants soldats. - Faites le tour de la ville, vous tous les hommes de guerre, faites une fois le tour de la ville. Tu feras ainsi pendant six jours. Sept sacrificateurs porteront devant l'arche sept trompettes retentissantes; le septième jour, vous ferez sept fois le tour de la ville; et les sacrificateurs sonneront des trompettes. - Quand ils sonneront de la corne retentissante, quand vous entendrez le son de la trompette, tout le peuple poussera de grands cris. Alors la muraille de la ville s'écroulera, et le peuple montera, chacun devant soi. … ……………………………………… 80 - … Ils s'emparèrent de la ville, - et ils dévouèrent par interdit, au fil de l'épée, tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, jusqu'aux bœufs, aux brebis et aux ânes. … (Il pose le livre, s’adresse à Fédor) … » Dieu aime le sang … Il se donne au plus fort qui s’arroge tous les droits. (À ce moment entre droite cadre une farandole d’enfants, un garçon, une fille, un garçon, une fille, … Ils chantent) Voix d’enfants Marie assise sur un’ pierre, pierre, sur un’ pierre, ... (bis) sur un’ Réalisateur, voix off Dieu et le Mal sont impliqués dans la même affaire, ils jouent la même Voix d’enfants et Réalisateur voix off, se mêlant partie dans le même équipe contrairement à ce que pensent le peuple ou nos V’là son père qui arrive, qui arrive, qui arrive métaphysiciens qui les opposent. Et connaissez-vous leur adversaire ?… V’là son père qui arrive, qui arrive, qui arrive. (Gilles et Fédor sont décontenancés car ni cette réplique ni l’intervention du réalisateur n’étaient prévues.) 81 Voix d’enfants Il lui donn’ un coup d’couteau, coup d’couteau, coup d’couteau (bis) (La farandole et ses voix s’éloignent, elle passe dans le dos d’Evelyne et se dirige vers les kayakistes. Fédor hésite puis se lance) Fédor, à Réalisateur Si je n’étais guidé par la foi je pourrais presque me ranger à vos arguments. Mais heureusement la pulsion obscure qui pousse l’homme à briser une vie, détruire ce qu’il a construit, l’enferme dans une culpabilité qui réclame son châtiment. Les tourments vrillent son cœur. L’aveu et l’acceptation d’une sentence le conduisent à Dieu et non au Mal… (Gilles essuie son front avec un mouchoir. Il cherche le regard de Jeanne qui reste fixé sur le livre. Les enfants sont de retour. Ils viennent vers la caméra et vont sortir gauche cadre.) Voix d’enfants V’là son frère qui arrive, qui arrive, qui arrive (bis) Il lui donn’ un coup d’couteau, coup d’couteau, coup d’couteau (bis) Gilles, à Réalisateur Je ne me sens pas très bien …(quelques instants passent et il reprend son texte.) La musique est d’origine céleste, elle nous distrait du mal, le circonvient le temps d’une cantate, puis nous laisse y retourner. Sommes-nous bien dans la même affaire ? … (Réalisateur fait des grands signes à Gilles qui lui indique qu’il ne répondra pas. Gilles, tout d’un coup, hors de lui … Il se tourne vers Fédor) Quand un sentiment, une sensation, nous tirent vers le bas, cette pulsion obscure, comme vous dites, demande des 82 gages. Il arrive qu’on lui cède. (Sa fureur tombe aussi vite qu’elle est montée.) Fedor Ni tout à fait noir ni tout à fait blanc … Gilles Vous faites erreur. L’homme en noir ne porte pas de gants blancs. Le gris, c’est la couleur des petites gens qui osent le péché puis courent le confessionnal. Les grands criminels assument leur tâche. Ils sont sans compassion pour leurs victimes. Ils vivent avec délectation ce Mal qui leur apporte la paix, la possibilité de vivre. En dernier lieu, certains ont recours à l’oraison funèbre, la plupart la refusent. Dieu est mort Réalisateur, au cadreur Coupez ! … (La farandole des enfants revient. Réalisateur les laisse passer. Même trajet pour la farandole que précédemment.) Voix d’enfants Vl’à sa sœur qui arrive, qui arrive, qui arrive (bis) Elle lui donn’ un coup d’couteau, coup d’couteau, coup d’couteau (bis) (Ils passent dans le dos d’Evelyne) Réalisateur, à Gilles Votre conclusion, Nietzsche l’a proposée il y a environ cent vingt ans. Cela dit, il s’est trompé, Dieu n’est pas mort… On reprend à : « Ces gens-là courent au suicide. », je passerai par un plan de coupe. Clap, s’il vous plait … Merci, … Attention, … Moteur … Fedor Ces gens-là courent au suicide, ils se condamnent à mort avant que la société ne les condamne. Drôle de Dieu que Celui qui donne à voir à sa créature un monde 83 dont celle-ci ne comprend pas le sens !… Dieu sacrifiant son fils, par exemple ! Mystère que tout ça !… Et les meurtres d’enfants ? Pas plus tard que ce matin, j’ai lu … (Les enfants sont de retour. Gilles est pris d’une violente quinte de toux. Il se lève et, légèrement plié vers l’avant, s’éloigne du groupe. Il entre dans l’aire plein soleil. La caméra a suivi son mouvement et a serré sur lui en plan pied.) Voix d’enfants, off Vl’à sa tante qui arrive, qui arrive, qui arrive (bis) Elle lui donn’ un coup d’couteau, coup d’couteau, coup d’couteau (bis) Fedor Cette enfant violée et trucidée affirme la suprématie du Mal, son triomphe sur le Divin. Seule l’expiation conduit à l’Espérance. (Ils sortent. Aux sons joyeux de cette bande de gamins répond, à peine audible d’abord, une mélopée, voix de basses soutenues par ce qui ressemblerait au son d’un schofar, instrument à vent façonné dans une trompe de bélier. L’objectif de la caméra abandonne la stature imposante de Gilles pour fouiller la nature environnante. Un homme sort d’un chemin camouflé par une frondaison abondante. Il est en habit de pénitent et porte une grande croix arrimée à son corps par une large poche en cuir cousue sur le devant de son ceinturon et par deux chaînes enroulées autour de ses 84 épaules et fixées au deux bouts de la traverse. Il avance avec peine. Hommes, femmes, enfants, envahissent le terrain et forment deux haies de curieux. Derrière lui, un nain souffle dans une trompe, viennent ensuite de front dix cosaques chanteurs, puis l’évêque de Beauvais et des gens d’Eglise en grand apparat, l’évêque de Norwich en Aston Martin décapotable, des chanoines, prêtres, abbés, nonnes, un homme en haillons entouré de gendarmes, les fers aux pieds, déjà torturé et qui bat sa coulpe en criant : « mea culpa », un garde champêtre, les badauds qui leur font suite. ) Je me tiens au plus près de la caméra, nous opérons comme si nous tournions un reportage. Le prélat, en tête du cortège, a chaud. Il fait dire aux hommes de tête de prendre en direction du groupe de pique-niqueurs. En passant à notre hauteur, un gendarme veut se saisir de notre matériel mais nous réussissons à nous enfuir en nous mêlant à la foule. L’évêque s’avance vers Jeanne, Gilles et Fedor. La caméra n’a pas cessé de tourner. Jeanne continue sa lecture du Kâma Sûtra. Mais qu’est-ce qui m’a pris d’écrire un courriel à cette Gabrielle quatre cents je ne sais plus combien ? L’évêque, imitant mal l’accent anglais, s’arrête devant Jeanne. Vous Jane ? Jeanne Non, moi Jeanne. Et vous, Tarzan ? 85 L’évêque Non, moi Pierre, évêque... (Il la parcourt du regard) Fait chaud ! (à son premier assesseur) Repos, pour tout le monde. Apportez-moi mon siège … Premier assesseur, dans un porte-voix Repos pour tout le monde … Apportez le siège de Monseigneur ! … (Deux portefaix s’exécutent et placent le fauteuil encastré dans une découpe en bois de merisier de la province ecclésiastique de Reims, siège de l’évêché de Beauvais, face à Jeanne. Pierre abandonne d’abord sa crosse et confie sa mitre au deuxième assesseur ainsi que sa croix pectorale.) L’évêque, assis J’ai souvenir qu’à une époque, le costume porté fort élégamment par madame était un accoutrement mal accepté par les gens d’Eglise. Nous sommes toujours les garants d’un dogme qui a peu changé durant ces siècles si ce n’est sur des points de détails. Donc, bien que partisan d’une certaine bienveillance quant aux choix de vos costumes, je ne peux tolérer que vous revêtiez la tenue d’Eve qui s’est révélée masque du pêché. (Il fait signe à l’un des assesseurs, lui tend sa chasuble de drap d’or) Veuillez revêtir madame de ce vêtement sacerdotal. J’assume la responsabilité de ce geste provocateur. Jeanne, se laisse envelopper dans le vêtement C’est faire trop d’honneur à la petite-fille d’Eve. (Elle reprend sa lecture à haute et intelligible voix.) 9.- Ainsi la voie est ouverte. 86 10.- Le bas du corps de la femme qui soulève ses cuisses est pris de travers par le garçon qui la pénètre. C’est ce qu’on appelle la grande ouverture. L’évêque La femme, cité du Diable !… mais aussi cité de Dieu. Quand elle croqua le fruit de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal elle mêla en son sang le divin et une mixture concoctée par l’Ange déchu. Cité de Dieu, cité du diable, cécité de l’homme devant cette créature inattendue, imprévisible, étrange, inquiétante. Jeanne L’empalement (Shûlachitaka) La femme place un pied sur la tête du garçon et étendant l’autre se laisse pénétrer. Cela, appelé empalement, exige de la pratique … Fedor à l’évêque Cela n’est-il pas vrai de l’homme comme de la femme ? Adam s’est lui aussi intéressé à la pomme. L’évêque, se lève et commence à se déshabiller. Un de ses assesseurs range ses vêtements sur un valet en bois d’ébène. Mais c’est à la femme qu’est dévolu le rôle de tentatrice. Elle a donné naissance à la concupiscence. Pascal nous dit que « La concupiscence nous est devenue naturelle et a fait notre seconde nature. Ainsi il y a deux natures en nous : l'une bonne, l'autre mauvaise. » La femme nous guide vers la mauvaise. 87 Elle nous affame, nous nous précipitons avec délices dans ses rets. Jeanne Le crabe (Kârakataka) Comme un crabe qui replie ses pattes, la femme couchée replie sur sa partie vulnérable ses jambes pliées contre lesquelles le garçon appuie son nombril. L’accouplement dans cette position est appelé le crabe. L’évêque (se défait de son slip et enlève ses chaussettes. D’un point de vue physique, c’est une combinaison de Johnny Weissmuller et de Marlon Brando.) La femme possède indéniablement une intelligence, mais c’est une intelligence bridée par une lubricité naturelle. Elle est plutôt corps que pensée … Jeanne Entourant les flancs de la femme avez ses deux cuisses, les genoux sur le côté, il l’élargit. Cette posture qui exige de la pratique est appelée la Reine du Ciel. (L’évêque s’avance lentement vers elle. Jeanne entrouvre la cape devant son sexe, la rabat aussi vite et se recule du même nombre de pas que ceux faits par l’évêque vers elle. L’évêque La gloire est promise à ceux qui restent vierges. La virginité seule, à dit Saint Thomas, permet de jouir librement de la contemplation de la vérité. Et ma vérité, c’est que je suis vierge et que je vais jouir librement de 88 la contemplation et de la pénétration de Jeanne ici présente… Fedor Je préfère être avec le Christ qu’avec la vérité … (Chaque fois que l’évêque s’approche d’elle Jeanne recule guidée par les deux assesseurs.) L’évêque Quelle est la vérité ? là est la question. Vous êtes avec le Christ, moi aussi. Pour autant, vous a t-il confirmé que la femme a été créée par Dieu, en même temps que l’homme, ainsi que nous le révèle le chapitre un de la Genèse : « mâle et femelle il les créa », ou qu’elle a été créée après l’homme, comme il est écrit dans le chapitre deux de cette même Genèse : « Le Seigneur Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. » ? … Jeanne Quatre formes de pénétration sont indiquées : Samputaka (la boîte), Pîditaka(la forte pression), Veshtitaka (l’enveloppement) Vâdavaka (la jument), Samputaka (la boîte) Lorsque tous deux sont allongés face à face, ceci est appelé la boîte. Elle est de deux sortes, sur le côté ou l’un sur l’autre. L’évêque La femme liée au Mal, insatiable sexuellement, coïtant hic et nunc, doit se soumettre à l’homme pour qu’il la reconduise à Dieu. Fedor, en aparté à Gilles 89 La luxure est une offense au divin dont il tire une volupté… Gilles, en aparté à Fedor Le Commandeur n’a pas encore fait son entrée !… Jeanne Pîditaka (la forte pression) En position de « boîte », faire pénétrer l’instrument avec violence entre les cuisses. L’évêque « Notre Père qui êtes aux cieux, Que votre nom soit sanctifié Que votre règne arrive Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel… » Les dix cosaques, chantent en sourdine « Pour chanter « vini creator » Il faut avoir chasuble d’or… » L’évêque N’oublie pas, Dieu du ciel, que tu as fait de l’homme la victime, de la femme la coupable… Jeanne Veshtitaka (l’enveloppement) Pour l’enveloppement, elle croise ses cuisses en vue d’une pénétration de l’instrument en position de boîte. L’évêque Je suis le maître, la femme est mon esclave, c’est Dieu qui l’a voulu. Jeanne Vâdavaka (la jument) 90 Comme la jument qui se saisit de la chose sans se mouvoir, une telle façon est appelée de ce nom. (Jeanne est maintenant dos contre le tronc d’un chêne. Les deux assesseurs lâchent ses bras et se retirent. Jeanne se retourne, se courbe, pose le haut de sa tête contre l’arbre, l’enlace de ses bras et offre ses fesses à l’évêque.) L’évêque, le dard bien en érection s’approche de cette croupe offerte. Mais avant de lui donner satisfaction, il se tourne vers l’assistance dispersée de ses compagnons qui s’autorisent une branlette pauvrette, lève le bras droit et leur lance : … Veni,… vidi,… vinci … (Puis, il se retourne. Son gland en verve le tire à hue bien décider à s’ébaudir dans cette béance à lui offerte. Mais Jeanne, dans le même instant, pose le plat de ses mains au pied de l’arbre, et d’un coup de rein projette ses jambes en l’air exécutant à la perfection la figure du poirier. Elle termine son exercice en entourant de ses cuisses et jambes le tronc du chêne alors que la chasuble traîne à sa tête. Un frissonnement parcourt les feuilles de l’arbre. Ses pieds, en se dressant, ont frôlé le visage de l’homme qui a eu un mouvement de recul. L’alchimie sur laquelle repose son invulnérabilité est perturbée par une substance anxiogène. Comme si des cors sonnant l’hallali avaient interrompu leur chant de mort quelques secondes avant que le dard n’eût porté son coup fatal, sa quéquette, interloquée, baisse lentement pavillon le tirant à dia ) 91 L’évêque, abasourdi par la désintégration de sa sexualité Femme, cité du Diable !… Jeanne Mélanger de la racine d’ail avec du poivre blanc et de la réglisse. Le boire dans du lait, avec du sucre, augmente la virilité. L’évêque, à la cantonade, montrant Jeanne en lui tournant le dos Putain « produit d’un os surnuméraire » ! (aux deux assesseurs) Mes habits ! … (il ramasse avec rage la chasuble et va vers son siège pendant que les autres, presto, la remettent dans leur culotte, certains avec difficulté. L’atmosphère s’est brusquement tendue.) Jeanne criant très fort à l’évêque Si l’on est incapable de satisfaire une femme passionnée il faut utiliser des techniques. Au début de la copulation exciter la vulve avec la main et, quand elle mouille, pratiquer le rapport sexuel et parvenir ainsi à la jouissance… (S’élève tout doucement un chant « Kalinka » interprété par les cosaques) Fedor à Gilles Une monstrueuse vague de colère portée par cet insupportable sentiment d’humiliation va déferler avant peu. Je crains le pire. Gilles Dans ce cas, le ridicule tue. Fedor L’idée seule de tuer me rend coupable. 92 Gilles Gilles de Rais prétendit qu’il commit ses crimes « suivant son imagination et sa pensée, sans le conseil de personne, et selon son sens propre, seulement pour son plaisir et sa délectation charnelle, et non pour quelque autre intention ou quelque autre fin. » Fedor Mais il finit par plaider coupable ! Gilles Par jouissance. Ton plaider coupable est aussi une jouissance alors que tu n’as eu que l’idée du meurtre. La jouissance s’alimente de toutes sortes de nourritures confinées dans des râteliers forts différents. (Jeanne est toujours enlacée au chêne. Des petites branches, puis des plus grosses, de nouveau les plus petites semblent s’agiter au rythme du chant russe. L’évêque rhabillé a rejoint l’évêque de Norwich. Ils se disent deux mots puis l’évêque sort un sifflet de sa poche et lance un bref appel. Quelques instants plus tard, ils sont huit hommes d’église et de lois habillés de noir qui tiennent conciliabules. Brusquement, dans un même mouvement, ils se tournent vers Jeanne et le chêne dont les branches exécutent des mouvements comme pris maintenant dans un vent tourbillonnant, et hurlent trois fois : « Vous allez connaître notre sentence !… » et reprennent leurs chuchoteries. Un mauvais bougre accourt avec une pancarte qu’il présente à la caméra : « Délibérations ». Puis, il la tourne vers les badauds. Le son de la voix de Jeanne se mêle à celui du bruit créé par le mouvement des branches. Cette mélopée court en contre-chant des voix 93 des cosaques, s’étend jusqu’aux collines voisines, prend fin après quelques soubresauts d’une vibrante intensité. Jeanne se couche au pied de son arbre en chien de fusil. Les hommes d’église et de lois, légèrement penchés vers l’avant, forment un cercle en se tenant par les épaules. Un greffier attablé écrit sous leur dictée. Evelyne asperge les deux kayakistes qui rient de ses enfantillages. Fedor et Gilles, qui n’ont pas changé de place, causent de choses et d’autres. L’évêque se relève et donne deux brefs coups de sifflet puis un long. Le garde champêtre se précipite. Le greffier lui tend une feuille que l'Evêque vient de signer. Les huit hommes d’église et de lois sont maintenant en ordre de mêlée et foncent têtes baissées précédés du garde champêtre vers Jeanne endormie. Ils s’arrêtent à quelques pas de celle-ci. Le garde champêtre fait rouler son tambour. Jeanne ouvre un œil et se dresse sur son coude droit.) L’évêque, à un collaborateur Toutmouillé, allez portez la bonne nouvelle à Jeanne… Mais le Garde champêtre lui vole la vedette. Garde champêtre, à Jeanne In nomine domini. Amen. Nous, Pierre, par la miséricorde divine, humble évêque de Beauvais, et nous, frère Jean de Maistre, vicaire de l’inquisiteur de la foi, juges compétents en cette partie. Comme toi, Jeanne, … (Jeanne l’interrompt en se levant. Mais Toutmouillé arrive à placer la phrase qui lui était réservée. Il est tout près de Jeanne) Toutmouillé, vicelard … Au nom des lois décrétées par les Saintes Eglises des Religions de ce Monde, des clans, chapelles, 94 congrégations, coteries, tu es condamnée à être brûlée vive … Jeanne Nous sommes dans un tableau de Manet, nous appartenons à sa pensée. Vous n’avez rien à faire ici ! L’évêque Qu’à cela ne tienne ! Qui défie les Eglises s’en repentira dans le temps présent ou ceux à venir. (à l’un des assesseurs) Faites venir Antony Serres et Patrois!… (Les deux peintres se pressent) … (à Serres) Changezmoi tout ça en Tribunal …(à Patrois) … et quand nous sortirons qu’un chemin nous mène au bûcher … Jeanne, furieuse Pas question de changer de décor, nous restons ici. L’évêque à l’un des assesseurs Brûlez ce tableau ! (L’assesseur allume une torche et met le feu à l’herbe sèche. Le décor se consume laissant les personnages se mouvoir sur un fond blanc. Les deux kayakistes créent une sorte de pédalo avec leurs vélos et s’échappent par la rivière qui, seule, résiste aux flammes. Le peintre et ses élèves sont déjà à l’œuvre. Très vite se dessine une grande salle du Vieux-Marché de la ville de Rouen. Les personnages sont revêtus comme ils l’étaient en 1430. Jeanne, nue, comparaît devant ses juges.) Jeanne à l’Evêque Le temps de l’Inquisition est mort, enterré, nous sommes en deux mille sept et vous vous croyez encore au Moyen Age ! Disparaissez, fantômes d’une humanité déchue ! L’évêque Le temps pour vous est une mesure, pour moi il n’existe pas : pas de Moyen Age, pas d’époque 95 moderne, deux mille sept, connais pas ! Mon temps n’est pas daté, n’a ni début ni fin. Votre façon d’imaginer le temps se situe dans l’ère de la préphysique. Dieu n’est pas une forme ou un concept en mutation, en évolution constante. Il n’est pas une entité qui se façonne au gré des civilisations. Il EST et les civilisations croient se l’approprier en lui octroyant des pouvoirs, parfois des faiblesses. Mais ce ne sont que jeux d’esprit. Intuitivement nous pensons en avoir la perception. Mais ce n’est qu’illusion ! Le temps s’est une fois arrêté à Eboli, aujourd’hui il s’arrête à Rouen ! « Jeanne, tu as été trouvée par nous rechue en diverses erreurs et crimes … » Tout à l’attention de ce mystère, je ne me suis pas aperçu m’être éloigné de mon équipe. Or, c’est une séquence très importante du film et il est évident qu’il sera impossible de la reprendre une deuxième fois. Très inquiet, je quitte les lieux le plus discrètement possible par une petite porte en bois massif qui donne sur une rue pavée. Patrois a fait du bon travail. De nombreux soldats, sanglés dans un bustier une croix rouge brodée dans le dos, hallebardes à la main, contiennent une foule qui se presse vers la place. Sur un promontoire en terre, un homme me fait de grands signes : c’est le cadreur. La scripte et l’assistant sont à ses côtés ainsi que deux hommes. Je les rejoins et ils m’expliquent que le temps nous manquait pour filmer la fin du procès. Un plan de coupe sur le bâtiment où se déroule celui-ci permettra l’ellipse. Je donne mon accord. D’ailleurs les protagonistes quittent le Vieux Marché. Le bailli, en langue 96 anglaise, donne l’ordre de mener la femme au bûcher. Jeanne rechigne et clame que ce rôle ne lui convient plus. Mais rien n’y fait. Trois hommes déchargent d’une charrette les toiles de Manet et les entassent en amas autour du bûcher. Jeanne est déjà attachée au poteau. L’assistant me présente à l’un des deux hommes, Isembard de la Pierre, un frère Mendiant des couvents de Rouen, témoin du procès et de la mort de la Pucelle. Il accepte de répondre à mes questions. Réalisateur … ça s’est terminé comment ? … Martin Ladvenu, dominicain, Vous ne savez pas ?… L’évêque de Beauvais, avec plusieurs, la déclara hérétique, récidivée et retournée à son méfait parce qu’elle avait dedans la prison repris habit d’Eve, ledit évêque sortant de la prison avisa le comte de Warwick et grande multitude d’Anglais autour de lui, auxquels en riant il dit à haute voix intelligible : « Farewell, farewell, il en est fait, faites bonne chère » ou paroles semblables... Isembart, ajoute « Le juge séculier ne l’a point condamnée à mort, ni à consomption par le feu. Bien que ledit juge laïc et séculier ait paru et se soit trouvé au lieu même où elle fut prêchée à la fin et délaissée à justice séculière, toutefois, sans jugement ou conclusion dudit juge, elle a été livrée entre les mains du bourreau et brûlée, en disant au bourreau tant seulement, sans autre sentence : « Fais ton devoir. » … Nous nous approchons du brasier ; un constat : les tableaux brûlent aussi bien que les livres. Je 97 consulte le scénario : la scène doit rappeler une peinture d’Evariste Fragonard « Jeanne d’Arc sur le bûcher ». Je ne connais pas cette œuvre et je filme Jeanne étreignant une croix. Gilles s’approche et s’agenouille devant elle. Gilles Dieu je t’aime, je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne, mais n’est-ce pas le Diable qui l’emporte aujourd’hui ? T’aurai t-il séduite ? J’ai peur de lui mais il me faut lui rendre quelques visites. Pardonne pour ce qu’il m’ordonnera de faire, pardonne parce que tu es la Bonté, pardonne ma faiblesse et ma voracité. (à Jeanne) Je te salue Jeanne, Dieu ne tardera pas à t’envoyer son Fils. Nous n’en avons fini ni avec nos contradictions ni avec nos bûchers. Amen… Il enfourche son cheval et part au galop. Ce qui me rappelle la phrase de Francis Ponge : « L’homme sur son bûcher de contradictions… ». Jeanne murmure dans un sanglot : « Fils, pourquoi m’as-tu abandonnée ? » … Les hurlements des sirènes de la police et des pompiers se font de plus en plus proches. …. Les hommes sautent de leurs véhicules et commencent à dérouler leurs lances tandis que deux flics font un ramdam épouvantable dont n’émerge aucune parole signifiante. L’évêque survient et d’un geste les arrête. Flic 1 Il est strictement interdit, d’après le règlement en vigueur dans ce parc, de mettre le feu à des tableaux et à des êtres humains, surtout en cette saison de l’année. Donc, … L’évêque, lui coupe la parole 98 En France mais pas dans le Labyrinthe. Donc, au nom de la non-séparation de l’Eglise et de l’Etat en cette période trouble de notre Histoire, je vous ordonne de déguerpir avant de vous faire entendre raison par mes hallebardiers ! … Flic 2 Si la nouvelle loi n’a pas encore été promulguée, il est bien entendu que nous ne saurions insister … Flic 1 Après tout, qu’elle brûle, on y est pour rien ! ! ! Capitaine des pompiers Oui, mais nous quand il y a un feu, notre devoir est de l’éteindre… L’évêque Sauf quand c’est un feu de paille. D’un prête-nom on dit qu’il n’est qu’un homme de paille. Or, ce feu n’a de feu que le nom, c’est un prête-feu, dans quelques instants il ne sera plus que braises puis cendres et l’Histoire n’en retiendra pas même la fumée. Allez en paix et que la Justice Divine soit faite. (Il s’adresse à la foule) « Qu'est-ce donc que l'homme ? est-ce un prodige ? est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles ? ou bien est-ce une énigme inexplicable ? »* Le peuple Une énigme inexplicable ! … L’évêque Peuple, comme dans toute démocratie théocratique nous allons vous consulter. Votre voix guide mes pas. Une décision aussi grave que celle que j’ai prise et qui arrive à sa conclusion ne peut se prendre qu’avec 99 l’assentiment de la majorité de la population. Donc, ceux qui sont contre iront tenir compagnie à Jeanne. Que ceux qui sont pour lèvent la main. ….. (Des hallebardiers comptent les mains levées.) Hallebardier 1 Cent pour cent pour, Monseigneur. … L’évêque Je savais mon verdict équitable parce qu’inspiré par Dieu. Les voitures repartent avec les mêmes vrombissements et autres sonorités intempestives. Ils croisent des touristes qui viennent en courant se mêler aux figurants : ce n’est pas tous les jours que Jeanne se consume sur son bûcher. Réalisateur, à la scripte et au cadreur Je trouve que nous dépassons le stade de l’exagération pour passer à celui du non-sens. Il faut revoir cette dernière partie du scénario dont je n’avais même pas connaissance. Quelqu’un vous a t-il fait part de ces modifications de dernière minute ? Scripte Non ! … Je demande au cadreur d’exécuter un panoramique gauche droite couplé d’un zoom arrière. Nous découvrons une voie romaine toute droite le long de laquelle, de chaque côté, se dressent des croix espacées les unes des autres d’une dizaine de mètres et qui portent chacune un homme cloué : six mille selon les derniers décomptes. Bossuet écrit dans son Discours sur 100 l’Histoire Universelle : « La croix est la vraie épreuve de la foi, le vrai fondement de l'espérance, le parfait épurement de la charité, en un mot le chemin du ciel; Jésus-Christ est mort à la croix, il a porté sa croix toute sa vie; c'est à la croix qu'il veut qu'on le suive, et il met la vie éternelle à ce prix (…) »* Six mille moines reprennent en chœur (un moine à genoux devant chacune des croix) Marie, mère de Dieu, priez pour nous... L’armée des sans-culottes remonte la voie des Crucifiés. À leur tête, les généraux Dumouriez et Kellermann qui viennent de remporter la bataille de Valmy. En queue du défilé, Napoléon sur son cheval blanc. A ses côtés, un porte-drapeau dont l’étendard porte la mention « Waterloo ». La caméra zoom avant sur cette voie de trente deux kilomètres. Au bout, un arc de cercle aux couleurs de l’arc en ciel sur lesquels est écrit : « Droits de l’Homme ». Des enfants inscrivent à la bombe sur un bandeau qui relie un côté de l’arc de cercle à l’autre : Article premier : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. 101 C’est le dernier plan du film. Je félicite l’équipe pour son grand professionnalisme. Une petite fille de quatre ans arrête son vélo et se tourne vers son père et son petit frère qui, à quelques mètres de là, pédale avec difficulté. « Alors les garçons, on s’attarde ! ! » Et elle repart. Une dame m’apostrophe. Dame S’il se passe tant de choses atroces, la réalité du mal prouve t-elle que Dieu n’existe pas ? Faut-il que tous nos vœux se réalisent toujours pour dire qu’Il existe ? N’avez-vous pas de Lui une image faussée ? Pourquoi ne pas vous demander comment se comporter, avec l’aide de Dieu, face aux événements de la vie pour surmonter les épreuves qu’il nous envoie sans porter de jugement. … J’acquiesce, mais suis trop fatigué, perturbé, pour répondre. Je cherche désespérément Tatiana des yeux dans cette cohue qui se disloque. Elle a été bouleversante dans ce rôle de Jeanne … Scripte, rangeant ses affaires à Dame La réalité du mal est le signe que Dieu n’est pas bon. … Imaginons qu’Il vous expédie la Peste, acte de terreur s’il en est, et que nous ayons la preuve qu’Il existe, qu’est-ce qui le différencierait d’un terroriste ? Cette image serait-elle exagérée, fausse ? Et je ne devrais pas porter de jugement sur Lui parce que c’est Dieu ? Comment surmonter cette épreuve avec son aide puisque c’est Lui qui me l’envoie ? Comment expliquez-vous cette contradiction ? Et puis, surtout, 102 pourquoi éprouve t-Il le besoin de nous tourmenter ? … Votre truc n’est pas mon truc ! ! ! … Dame, Pour vous, Dieu n’existe que quand tout va toujours comme vous voulez ! Mais si cela était le cas, Dieu n’existerait pas ! ! … (Elle s’éloigne) J’écris sur un carnet que je porte toujours sur moi : Si Dieu est aussi bon, aussi miséricordieux que nous le pensons, pourquoi n’est-ce pas Lui qui souffre à notre place ? Lui, si fort, si plein de ressources, tout à sa plénitude, pourquoi ne récupère t-il pas toutes les maladies, les avanies qu’Il nous envoie ? « Regardez ce qu’est la Peste ! » nous préviendrai-il en s’exhibant devant nous. Il s’inoculerait le bacille de Yersin et devant sa souffrance, son désespoir, l’homme plein d’épouvante, d’admi- ration, de compassion, opterait immédiatement pour la Sagesse. « Regardez ce que je vous évite par bonté ! » conclurait103 Il dans toutes les langues parlées du monde. Et les hommes, dodelinant de la tête, murmureraient pour euxmêmes : « Il peut le faire ! » Je continue par : Dieu est-il sourd et aveugle ? Après chaque guerre l'homme se pose cette même question : que fait Dieu, à quoi est-Il en train de penser pour ne pas entendre nos vociférations et nos plaintes? Les a-t-il seulement jamais entendues ? On dit qu'Il juge nos fautes, nous condamne, nous pardonne, intervient dans nos bagarres en donnant la victoire à l'un plutôt qu'à l'autre. Est-il possible de croire à cela ? Estil possible qu'Il ait balancé avant de donner la victoire aux Alliés plutôt qu'à Hitler ? Bilan de cette hésitation : Cinquante et un millions de morts ! … Et je termine par : 104 Quelles raisons Dieu veut-il faire entendre à l’homme lorsqu’il lui envoie autant de plaies ? Si c’est pour son Bien une erreur s’est glissée quelque part dans son argumentation. À la question : qui a appris à l’homme le Mal ? Je réponds : Dieu. Deux camions viennent se garer non loin d’un car. La semaine prochaine aura lieu sur cette place, face à la ville qui prend pied sur la rive droite de la Seine, le Festival de musique rock des Hauts-deSeine. Un coupé décapotable Mercedes s’arrête. Le chauffeur en livrée de soie orange, les cheveux teint en rouge vif coiffés à la crête coquine, botte en cuir noir laqué, une casquette le dessus recouvert d’une fine pellicule de poussière de carbure de tungstène qui la rend réfractaire à une déformation même à température élevée, de la main me salue et m’invite à prendre place à l’arrière de la voiture. Je m’affale comme un canasson revenant d’un steeple de cinq mille mètres. 10 105 Comment pourrais-je le croire quand il m’annonce que sept jours ont passé depuis ma première nuit à L’Auberge du Chenal Blanc. Le Concierge me l’apprend en me tendant la clef de ma chambre et en me glissant la facture que je dois régler à chaque fin de semaine comme l’exige le règlement. Cette grammaire temporelle inhabituelle rend ma gymnastique intellectuelle dérisoire et la folie s’empare d’une partie de mes neurones. J’insiste : « Ce n’est qu’hier matin que j’ai passé le poste frontière, ce n’est qu’en fin d’après-midi que l’homme au costume en alpaga blanc m’a conduit jusqu’ici ! ! ». « Monsieur d’Alby » , confirme le concierge. Le coucouclock où se grave dans le mercure la température, la vitesse du vent, le temps passé et à venir, indique sans que je puisse le contredire que sept jours s’en sont allés sans qu’il ne m’en soit rien révélé. De mes poches je n’extrais que quelques jetons, pas assez pour régler ma note. Avec un sourire sans joie ni aménité il me fait crédit jusqu’au lendemain matin, puis me tend quelques lettres qu’il avait gardé sous le coude et que je glisse dans une poche. Je rejoins ma chambre, j’ouvre la porte, j’ai dû me tromper. Dans un écran de télévision un homme me fait face et me parle : L’homme BAROUH ABA ! Soyez béni ! Que le Seigneur vous protège et vous garde ! Vous êtes, cher Monsieur, le bienvenu dans notre petite communauté. Nous sommes si peu nombreux que certains SHABBAT, nous ne 106 pouvons réunir un MINIAN et lire la section hebdomadaire de la Thora. Votre arrivée est providentielle, puisque, justement, samedi prochain nous lirons dans la Genèse les retrouvailles de Joseph et de ses frères, tout comme votre venue peut être assimilée à un retour aux sources…Il n’y a pas de hasard dans le judaïsme ! J’espère que vous voudrez bien assister à notre office de vendredi soir à l’issue duquel je suis persuadé que le Président se fera un plaisir de vous inviter à dîner ; samedi matin, nous commençons un peu tôt, mais les chants du SHABBAT sont tellement beaux que vous ne regretterez pas de vous joindre à nous. Auriez-vous des questions à me poser ? Moi Votre accueil est des plus aimables mais je n’ai aucune question à vous poser. Merci de me laisser maintenant… (il quitte l’écran et laisse la place à un grand point d’interrogation.) La chambre est un carré de cinq sur cinq entièrement garni d’étagères bourrées de livres. Un lit à la dure, recouvert d’un couvre-lit blanc, la tête du lit encastré dans la bibliothèque. Meubles en bois, le strict minimum. Mais quand même un petit tapis de lin tissé couleur sépia. Au sol, des dalles hexagonales en terre cuite rouge ocre sur lesquelles sont dessinées, je les reconnais, des lettres de l’alphabet hébreux, … des mots … Sur toute la surface du plafond, une mosaïque représente la vieille ville de Jérusalem. Face au lit, emboîté dans la bibliothèque, l’écran plat de télévision. Sur la table, à la place de la bouteille de 107 bordeaux une bouteille de jus d’orange de Jaffa, un chapeau noir, un châle rectangulaire à franges, deux fines lanières de cuir sur lesquelles sont fixées deux petites boîtes, …. La bibliothèque est consacrée, … au Talmud de Babylone, une vingtaine de volumes,… des ouvrages de Midrach,… le Midrach Aggadah,… le Midrach HaGadol,… le Midrach Halakham,… et encore d’autres,… et les livres de la mystique juive, le Zohar, la kabbale d’Aboulafia,… de Louria,… les kabbales et non la kabbale,… les « responsa » des rabbins décisionnaires,… d’autres, d’autres,… certains très vieux, peut-être même des œuvres qui appartiendraient au siècle de Maimonide, … et Spinoza ?… non, pas de Baruch Spinoza… un cabinet de toilette avec douche et WC… Bon… J’appelle le garçon d’étage pour lui signaler l’erreur, ce n’est pas ma chambre. Il m’explique qu’elle correspond à la religion de son occupant et que c’est la raison … Il ne termine pas sa phrase parce que je suis déjà dans le couloir bien décidé à mettre fin à cette imbécillité. « Attendez, attendez ! ! » me crie t–il, le Concierge veut vous parler, puis il me tend son téléphone mobile. Si je le désire, il peut m’installer dans une chambre «shtetl » style Pologne ou Ukraine… Je lui explique avec inimitié que je suis d’origine juive mais pas de confession car libre-penseur, que je me suis libéré du pari de Pascal en excluant de ma vie tout dogme quel qu’il soit, et que j’exige que ma chambre me soit rendue. Impossible, me répond t-il, mais il a compris la teneur de ma réclamation et va faire le nécessaire pour me 108 contenter. Je redonne son téléphone au garçon d’étage qui reçoit de nouveaux ordres du Concierge. Il m’invite, en bouclant la porte, à réfléchir à la devise figurant au-dessus de celle-ci et à laquelle je n’avais pas porté attention. Il est écrit : Tout individu appartient à une religion. Au-dessus de la porte de la nouvelle chambre dans laquelle il est question que j’emménage, des lettres éclairées au néon s’articulent pour former la phrase : L’athée est identique à l’aveugle* Le garçon d’étage y pénètre. Une chambre trou noir car aucune lumière n’en sort, bien que l’homme qui s’y est introduit ait dit qu’il allait donner de la lumière. Je refuse d’entrer dans ce cagibi. Perplexe, le garçon d’étage referme la porte à clef et téléphone à son chef pour l’informer de mon nouveau refus. Je pose mes fesses lourdement sur le sol en attendant qu’on me loge décemment. Puis, comme rien ne vient, je consulte mes emails. J’en ouvre un. De : A: Envoyé: « Aleaualeau» < [email protected]> « Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr> le jour même À la croisée des chemins, il y a Narcisse, Oedipe et tant d’autres qui tirent à hue et à dia. C’est pile, c’est face, c’est loin l’Amérique ? Je ne parcours pas le monde en sautant d’un site de rencontres à l’autre, je vagabonde plutôt en solitaire. Mais quand 109 souffle le vent du large parfois paraît une voile. Agiter les bras et lancer des « Ho,ho, … » est dérisoire, l’île est si petite qu’elle ne figure sur aucun circuit touristique. Il arrive, cependant, qu’une voix lointaine étonnée se fasse entendre : « Terre, … Terre, à tribord ! … » Aleaualeau De : A: Envoyé: « Apocryphe » <Apocryphe @wanadoo.fr> « Aleaualeau» < [email protected]> le jour même Je me souviens qu’à dix-huit ans j’ai jeté, à la sauvette, un appât du côté du Québec. J’étais à l’époque d’une grande timidité et ce que j’osais je le faisais toujours dans le tumulte. Mais je ne… C’est le Concierge, à nouveau, qui vient se rendre compte car il est dans l’obligation de me loger, peu importe la chambre que j’occuperai : toute personne, dans le Labyrinthe, se doit d’avoir une adresse. Il me le fait savoir et croit bon m’expliquer, pour arranger les choses, que je peux changer de religion, donc de chambre, en remplissant cette simple formalité : il suffit que j’en exprime le vœu au Bureau des Religions situé au deuxième étage. Mon choix sera mentionné sur mon passeport dans lequel plusieurs pages sont réservées à cet usage. Que faisons-nous ? me demande t-il. Je range l’ordinateur dans le sac à dos et nous descendons au deuxième étage. Je 110 déclare à la préposée que je crois en une intelligence, un principe créateur, qui n’est ni Dieu ni Diable. Elle consulte le Catalogue des Religions, tamponne mon passeport ce qui imprime les mots suivants: Qu’il aille se faire foutre me félicite et me souhaite un bon voyage en compagnie de mes libres pensées, pas si libres que cela, a t-elle le culot d’ajouter. L’ascenseur file dans son conduit, c’est du moins ma première impression. Mais ma sensation a dû subir un trouble car la progression de la cabine, rendue visible par les numéros des étages s’égrenant sur un écran de contrôle, semble s’étirer dans le temps. J’en demande la raison au liftier. Il m’explique que les numéros des étages ont été remplacés par des chiffres qui indiquent les minutes et que lorsque le chiffre cinq s’efface devant le chiffre six cela signifie que nous sommes passés de la cinquième minute à la sixième. Je reste muet pour cause d’incompréhension. L’engin, parfaitement guidé, s’arrête pile, sans le moindre à-coup, à la septième minute. Face à la sortie, un couloir et tout au bout, une porte. Et, comme je m’y attendais, une inscription : Le Libre Penseur n’a pas de port d’attache, il est dans une dérive perpétuelle à la recherche d’une vérité qui le fuit. Personne ne m’accompagne cette fois. La porte est fermée par un loquet maintenu par une chevillette que je tire. Je lève la clenche, ... Devant moi, une sorte de brouillard grouillant qui, malgré cette 111 activité débordante, ne s’épand pas au-delà des limites de la porte restée ouverte. J’entre,… on n’y voit rien ! ... J’avance à l’aveuglette, … je distingue devant moi quelque chose,… une main le pouce relevé, l’index déplié dans la direction que je suis, portant l’inscription écrite avec un feutre : « votre chambre »,… je continue,… le brouillard s’éclaircit, … une chambre déguisée en planétarium ! ! ... Elle est située dans un espace céleste,… aucun mur. Elle n’est éclairée que par les étoiles, mais « cette obscure clarté »* est suffisante pour que je distingue un lit, deux chaises, une table,… une télé, un téléphone… un jukebox ?… Pas d’horizon ! … Sensations bizarres, étranges. Je n’ose marcher, j’ai peur de tomber dans les profondeurs du Vide, un sol invisible supporte mes pas.… La tête me tourne, quelque chose ne va pas… L’Univers qui, au temps de 10-43 seconde était contenu dans la « bouillie » cosmique, pouvait-il prendre des formes différentes de celle que nous commençons à lui connaître? Les conditions n’étaient-elles pas remplies dès le début de l’expérience, tout n’étaitil pas joué à l’avance, pour que l’Univers soit ce qu’il est. Il ne semble pas qu’il y ait eu bataille rangée entre les différents éléments constituant la bouillie primaire, bataille incertaine qui aurait pu voir aussi bien la matière que l’antimatière l’emporter dans cet affrontement. Dès le début, le nombre des particules de matière était légèrement supérieur à celui des particules de l’antimatière et c’était donc cet Univers-là et pas un autre qui devait se constituer. Peut-on en dire autant de l’évolution du vivant ? Les premiers éléments 112 vivants constitués contenaient-ils en germe l’homme que nous sommes aujourd’hui devenus ? Ce mystérieux accommodement avec cette nouvelle réalité me laisse perplexe. Comment suisje passé sans protestation, sans contestation, sans bégaiement, sans urticaire géant, dans cette possibilité de vivre un quotidien qui n’est pas le mien et que, malgré ma curiosité, je refuse viscéralement ? Est-ce Tatiana la cause de mon acceptation, de mon abdication, de ce laisser-aller intellectuel qui m’interroge mais dans lequel je me laisse glisser comme dans un toboggan qui me guiderait à grande vitesse tout droit vers ma faillite, l’aliénation de mes sens et de mon pouvoir de gérer ma pensée ? Tatiana, intouchable, inatteignable, toujours recommencée et toujours autre, infiniment autre, a constellé mon chemin de désirs qui, maintenant je le sais, ne trouveront leur pâture que dans l’inimaginable. Aucun repère autre que les étoiles et les objets de la chambre. De ce planétarium je devrais percevoir la courbe de la coupole mais c’est l’éther sidéral par-dessus ma tête, partout, sans fin, comme si j’étais devenu un objet galactique. Je suis un personnage vivant confronté à un extraordinaire trucage, du vivant inclus dans du virtuel, scénario devenu classique pour les cinéastes de sciencefiction mais totalement nouveau pour moi. … Je suis H.S., (je crois que je l’ai déjà dit), je m’allonge sur le lit, je n’en peux plus, mes jambes 113 sont lourdes, je m’assieds pour retirer mes chaussures,… De l’une de mes poches je retire mon courrier. … Sans changer de position, j’ouvre la lettre de Viviane. Elle me demande des nouvelles de ma santé, me rassure quant à mes rendez-vous qu’elle a tous annulés en attendant mon retour, me raconte par le menu les progrès extraordinaires faits par ma petite fille de trois mois dans sa prise de poids, son empressement à grandir, son attention aiguisée par tout ce qui l’environne, sa très grande capacité à se persuader que le monde existe tout en proclamant par ses cris et son minuscule poing serré que notre vision de la société a besoin d’un sérieux lifting. Et bien sûr aussi, qu’elle est très belle, que la musique calme ses ardeurs révolutionnaires, qu’elle s’ennuie de son grand-père. Qu’est-ce que je fous ici ? … à devenir fou ! … Comment ma femme a telle appris que je demeurais dans cet hôtel ?… Dans une autre enveloppe je trouve un chèque du montant de mon cachet de réalisateur du film « Une journée à la campagne » … Une convocation à l’entête de la Commission de l’Ordre Social et Civique me commande de me présenter vendredi à dix heures pour répondre à un jury sur des questions à l’ordre du jour. Je déchire le papelard et vise la corbeille à papiers… Avec mon mobile j’appelle Viviane, mais c’est une musique style l’Ouverture de Guillaume Tell qui occupe la ligne. Puis, une standardiste m’informe qu’il est impossible de joindre momentanément la France, et que de France les communications vers Le Labyrinthe sont interrompues pour un temps 114 indéterminé. Je veux absolument informer ma femme de mes étranges aventures et la rassurer sur mon état, mais la messagerie n’accepte pas les emails que je lui envoie. Je me déshabille, prends une douche sous un pommeau suspendu à la voûte céleste, me sèche avec l’une des deux serviettes de bain accrochées à rien, pas de vêtement de nuit, je me glisse tout nu entre les draps, adopte la position fœtale favorable à l’endormissement,… m’allonge sur le dos les mains croisées derrière la nuque,… écoute le silence sidéral, trop fatigué pour trouver immédiatement le sommeil... Troublant d’entendre, comme seuls bruits, ceux de son corps. Les corps célestes qui sillonnent mon coin sont muets, ils n’ont rien à confier, pas le moindre décibel, aucune outrance qui m’obligerait à rechercher frénétiquement les boules Quiès égarées parmi la multitude d’objets qui se tassent d’ordinaire dans ma besace, celle de l’Errant. Mais aujourd’hui, je n’ai pas de besace, à poil dans l’extrême dénuement d’un homme pris dans ses propres rets !… Extraordinaire spectacle… Des étoiles par milliards de milliards… La Grande Ourse est … là … la Petite Ourse et l’étoile polaire… après, je ne sais plus… si, Cassiopée ?… Impossible que tout ça soit le résultat d’un hasard… Sur l’écran de télévision, un agrandissement du dernier coin de ciel que mes yeux ont épinglé porte le nom « Psaumes du roi David », j’ignorais que cette entité céleste fut ainsi nommée !… non, c’est Cassiopée, j’en suis sûr, celle qui bien avant Narcisse… ce W ne trompe pas… là, Andromède ?… sur l’écran, grossissement 115 d’Andromède… mais ce n’est pas le nom d’Andromède qui s’inscrit, mais : « Le Château intérieur »… Soudain des rires de femmes heureuses, elles dansent la capucine y’a pas de pain chez nous que je n’en serais pas étonné, puis une des voix toujours aussi gaie … Femme 1 Ainsi, te poses-tu la question : Le hasard est-il premier, avant le Big Bang, avant la « tête d’épingle » ? Est-il un « maître d’œuvre » ? Le hasard, faiseur de galaxies, responsable de l’apparition du vivant ? Si c’est le cas, peut-on le considérer comme le Tout ? Ou se demander comment s’est-il glissé à cette place, quel effet l’a conduit-là, lui a t-on donné délégation pour occuper ce rang ? S’il n’en est rien, est-il une invention de l’homme ? Des rires d’hommes maintenant, plus moqueurs, plus pesants, jamais vulgaires, et la voix d’un homme … Homme 1 Le hasard, sans raison. Mais d’où sortent les particules avec lesquelles le hasard joue aux dés ? Le hasard, sans quarks, qu’est-ce que c’est ? Rien. La rencontre de deux particules élémentaires naît du hasard. Sans rencontre, pas de hasard. Si l’événement « rencontre » n’existait pas, pourquoi invoquerait-on le hasard pour expliquer qu’une rencontre n’a pas eu lieu ?... J’ai l’impression qu’une force d’un ordre non physique extrait de mon cerveau ces pensées que je n’ai pas le temps de formuler qu’elles sont déjà dites. Une étrange stupeur noue mon intellect. 116 « Le beau Danube bleu » interprété par un bastringue s’insinue dans mes facultés auditives et sur la gauche du lit s’approche un carrousel tournant lentement sur lui-même. Il fonctionne avec l’énergie de la vapeur fournie par une chaudière à un moteur. Des chevaux sans cavaliers, divisés en quadrille, exécutent un manège sur cette scène improvisée. La frise qui prolonge le chapiteau est ornée de portraits en relief peints. Une adaptation dérisoire du film de Kubrick. L’ouvrage semble décrire une ellipse dont la trajectoire frôle les limites invisibles de ma chambre. Portrait peint 1, vague ressemblance avec Nietzsche Le hasard gouverne t-il le monde, l’Univers ? Il faudrait alors expliquer comment et pourquoi le hasard est à l’origine des particules élémentaires. Mais ne serait-il pas plutôt un lanceur de dés infatigable ? Quand s’opère une rencontre, peut-il en être autrement ? Toutes les chances de ne pas se rencontrer sont-elles épuisées et la rencontre est-elle inévitable ? Toujours cette sensation d’un flux centrifuge qui extirpe mes idées pour les livrer à d’autres que ceux représentés par les portraits. Car jamais Nietzsche ni Spinoza n’ont abordé ce problème et ne se sont exprimés dans ce langage qui m’appartient. Leurs lèvres bougent comme dans un dessin animé. Portrait peint 2, vague ressemblance avec Spinoza Une fois que le hasard a fait se rencontrer deux particules, celles-ci ont potentiellement les possibilités de s’attirer et s’associer, ou de se repousser. Mais est-ce 117 un phénomène dû au hasard si ces particules possèdent les propriétés qui les définissent ? Les électrons, neutrons, sont-ils une création du hasard ? Le hasard peut-il être le responsable des lois physiques et mathématiques qui gouvernent cet Univers ? … Ceux qui croient que le hasard est responsable de l’émergence de l’Univers et du vivant sont-ils déistes ? Portrait peint 3, vague ressemblance avec Einstein L’homme a la faculté d’imaginer des projets. Certains chercheurs qui observent et analysent le fonctionnement de l’Univers sont arrivés à la conclusion que celui-ci, ainsi que toute forme vivante, sont les résultats de combinaisons dues au hasard et non de la réalisation d’un projet. Ces mêmes chercheurs sont néanmoins obligés d’admettre que l’Univers qu’ils décrivent et mettent en équations se présente comme s’il résultait d’un projet qu’ils auraient eux-mêmes pu concevoir s’ils avaient possédé l’intelligence et les connaissances nécessaires à son élaboration. Le hasard serait à l’origine d’objets réalisés avec la même rigueur que ceux dont les conceptions relèvent de projets parfaitement élaborés. Cette idée de l’intervention du hasard laisse peu de place au hasard « hasardeux ». Portrait peint 4, vague ressemblance avec Alain Finkielkraut Le hasard est-il le maître d’œuvre d’un système qui, dès sa mise en route, a fonctionné sans bégaiements majeurs à l’instar d’une usine réalisée à partir d’un projet où tout aurait été prévu, donc où rien n’aurait été laissé au hasard ? Certains soutiennent cette idée. Mais tout maître d’œuvre est aussi responsable des projets ratés qui n’ont jamais fonctionné ou mal fonctionné. 118 Ces échecs sont racontés dans les histoires de la profession. L’Univers a aussi son histoire qui a été en partie reconstituée grâce aux traces qu’il a laissées derrière lui. Or, les astrophysiciens ne semblent pas avoir retrouvé de vestiges signalant un « flop » du système. Rien, dans les archives de l’Univers, n’indique que le hasard se serait en rien trompé. Le hasard aurait été à l’origine d’une expérience immensément risquée et difficile, d’une très grande sophistication, sans avoir connaissance que cette expérience était en cours. Il ne « savait » ni de quoi il s’agissait, ni pourquoi elle avait débuté, ni ce qui allait en résulter, etc.,... etc.,... Portrait peint 5, vague ressemblance avec Christine Boutin Alors, pourquoi se casser la tête, faire des projets ? Si l’homme est à l’image du hasard ne devrait-il pas laisser faire le hasard ? L’ellipse sur laquelle glisse le manège l’éloigne de mon aire de repos alors que les portraits ne s’adressant plus à moi semblent s’en prendre à eux-mêmes, leur désaccord paraît profond. La musique du bastringue ajoute à la confusion. Une queue de comète traîne derrière le manège. D’abord, je distingue écrit à la craie cette affirmation : « Dieu distribue ses faveurs quand il lui plaît, comme il lui plaît, à qui il lui plaît »*, puis en file indienne des bennes célestes à ordures : vieux vaisseaux de la dernière guerre, épaves de camions, de voitures, feuilles de journaux, emballages plastiques, ordinateurs et accessoires, téléviseurs, postes de radios, des spoutniks et autres machines volantes, des 119 essaims de livres, des milliers de milliers de placards publicitaires dont « La vraie vie. Auchan », toutes les ordures ménagères, industrielles, pharmaceutiques et autres dont les terriens ne savent comment se débarrasser. Et ce sur des milliers de kilomètres à moins que ce ne soient des années-lumière. En bout de queue, un piano et Arturo Benedetti Michelangeli qui interprète la Ballade numéro 1 en sol mineur opus 23 de Chopin. Beaucoup de monde pour ce concert. Puis, plus rien, le vide, l’éther, le silence,… la mort qui traîne sans doute pas loin... J’entends un bruit qui m’indique qu’un courrier vient d’arriver par la ligne express. C’est un journal que je pose sur mon lit.… Les étoiles, les astres et autres galaxies naissent, se développent, meurent. Le vivant, et l'homme en particulier, n'échappe pas à cette dynamique, mais de la poussière d'hommes ne naissent ni étoiles ni hommes nouveaux. Seule la vie sait donner naissance à la vie... La mort est une des défenses essentielles de la vie, elle lui est d'une absolue nécessité. Si depuis qu’il existe, environ quatre milliards d’années, le vivant était éternel en chacun de ses représentants, il se serait suicidé depuis longtemps, c’est-à-dire qu’il aurait été dans l’obligation d’inventer la mort. L’éternité du vivant n’est envisageable qu’associée à la mort. Sans la mort, pas d’éternité. Paradoxal ? Non, tant qu’il n’est question que d’éternité et non d’Eternité... À la Une du Spiritual Labyrinthe Evening News, un mémo du chef de l’Etat : « Nous avons l’obligation morale d’assurer la prospérité des 120 générations futures. Nous y parviendrons si nous le voulons. Rien de tel qu’une volonté bien trempée pour atteindre un but. »*… En page deux une disparition : un garçon de quinze ans reste introuvable depuis deux jours. Les parents, très inquiets, n’ont reçu aucune demande de rançon. Je ferme les yeux et essaie de m’endormir. 11 D’où sort-il celui-là ? Me vient en le voyant cette chanson de Mac Orlan chantée par Germaine Montero : Un rat est venu dans ma chambre Il a rongé la souricière Il a arrêté la pendule Et renversé le pot à bière Je l'ai pris entre mes bras blancs 121 Il était chaud comme un enfant Je l'ai bercé bien tendrement Et je lui chantais doucement : Dors mon rat, mon flic, dors mon vieux bobby Ne siffle pas sur les quais endormis Quand je tiendrai la main de mon chéri. Un robot est venu dans ma chambre. Il a une tête d’oursin au crâne rasé. Sa bouche comporte cinq dents issues de cinq mâchoires mobiles. Le reste est à l’imitation d’une forme humaine. Il est vêtu d’une peinture blanche qui recouvre son torse telle une chemise à col ouvert et d’une peinture bleu marin qui donne à son pantalon le style jean. Des babouches en maroquin blanc aux pieds. Il s’approche du lit et je peux lire sur son badge bleu en lettres blanches : « Sepulveda junior, Sécurité Santé ». À l’aide d’un spray il m’asperge d’une pluie de fines gouttelettes qui paralysent mes membres en quelques secondes. Il me sourit. « Ça marche maintenant à cent pour cent ! » Comme je ne peux bouger je me débats dans ma tête, lui dis mon indignation, l’illégalité de son intrusion dans ma chambre. Sepulveda junior, assis Etes-vous un homme ou son apparence ? Ma bouche, restée libre de ses mouvements C’est vous qui me posez cette question ! Sepulveda junior Répondez à ma question ! Ma bouche, folle de rage dans son impuissance Je suis un homme… 122 J’ai l’impression d’être pris dans un mortier dont seul mon visage aurait échappé à l’étreinte. Je pense à un décor pour un film de Cocteau. Sepulveda junior Avez-vous une âme, ce quelque chose de divin qui rend la vie si mystérieuse … Ma bouche J’ai une psyché qui m’a fait Moi. Sepulveda junior, se lève et extrait une seringue de sa trousse à outils. Faites-vous partie de cet ensemble d’humains rassemblé auprès de Dieu ? Ma bouche Non ! Sepulveda junior, il fixe à l’embout d’une aiguille une capsule pharmaceutique noire Souhaitez-vous que le Christ vous accueille dans son royaume ? Ma bouche Non ! Sepulveda junior, soulève mon bras droit Et pourtant Dieu vous aime ! Ma bouche Non ! Sepulveda junior, m’enfonce l’aiguille dans le deltoïde, un muscle de l’épaule. Nous allons vous apprendre à l’aimer. … (il retire l’aiguille sans la capsule) … et sauver votre âme … Ma bouche 123 Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas d’âme ! Sepulveda junior, jette la seringue dans la poubelle Je suis le serviteur de Dieu, sa créature, sa volonté. Le défier revient à vous mettre hors la Loi, à vous légitimer dans un rôle d’opposant qui ressemble à s’y méprendre à celui de l’enfant en révolte contre le pouvoir du père. Je vous apporte la peste pour vous ramener à la raison et à la maison. Ma bouche, avec un débit plus lent et moins de force Je hais l’idée de Dieu, s’Il n’existe pas. Je hais Dieu, s’Il existe. Je me voudrais l’assassin de Dieu. … Sepulveda junior, referme sa caisse à outils. Votre façon de penser est une offense à Dieu… Il n’y a que Dieu qui peut se prévaloir du titre de Libre Penseur. Toi tu ne penses que ce que nous voulons bien te donner à penser et tu ne mouds que le grain qui a déjà été ensemencé. Ta place dans l’Univers est celle qui t’a été assignée … maintenant pense à ta femme, … à tes enfants, … à ton boulot, … très bien,… Ma bouche, avec une voix de plus en plus grave Q u i le p r e m i e r, d e D i e u o u d e l’ h o m me a p a r l é à l’ au t r e? … Sepulveda junior, se penche vers moi Dieu est certitude!... Et maintenant que je te dise comment ça fonctionne. Ce procédé va te vider le crâne à l’inverse du bourrage de crâne. … La méthode consiste à inhiber certains circuits nerveux pour que tes pensées n’arrivent plus à ta conscience, qu’elles restent dans le préconscient bloquées par une censure, que tu 124 ne sois plus capable de les exprimer. Dans le même temps, tes idées sont « captées », elle désertent ta tête et ne reviendront jamais plus. C’est la copie revue et corrigée de la maladie d’Alzheimer sans atrophie cérébrale. Cette censure ne fonctionne que pour les idées jugées subversives. Les autres, tu pourras les clamer où bon te semble et ensuite te les foutre où je pense ! … De l’une de ses poches il sort un paquet cadeau dont il défait le nœud, soulève le couvercle et en sort une oreillette qu’il introduit dans mon oreille droite, il déplie une petite pochette qu’il noue autour de ma cuisse nue qu’il a découverte, y glisse un cube jaune et remet le drap à sa place. Il conclut son travail par un joyeux « Ecce homo » et quitte les lieux en ma lançant un « tchao » dont l’écho me parvient quelques secondes plus tard. Moi, dans un effort surhumain I l n’ y a p a s d’ a m o u r h e u r e u x … … Voix, dans l’oreillette Qui a dit pareille absurdité ? Un poète peut-être, mais ne sont-ils pas tous maudits ? Je suis aujourd’hui votre mieux disant culturel, j’appartiens à la plus ancienne et la plus écoutée des chaînes de télévision et vous aiderai de mon mieux dans le choix des réponses que vous devrez apporter aux questions qui pourraient vous être posées dans ce domaine, également bien sûr, aux questions que vous pourriez vous poser… 125 Moi, j’essaie de chanter et j’y arrive sans difficulté. « J’emmerde les gendarmes, là-haut, là-haut, J’emmerde les gendarmes Et la maréchaussée Et la maréchaussée ! … » J’en reste médusé ! … Ainsi cet air ne les offusque pas, je peux donc encore penser. Qu’ai-je dit juste avant que la speakerine me reprenne ? … Et que m’a dit l’autre ? … Tchao, … juste avant … ecce homo, et avant encore ? … Un truc qui commence par « Dieu est certitude » et cetera, et cetera, … et j’ai répondu, … j’ai répondu… … j’aurais dû le tacler par un … un … il m’a dit que mes pensées ne franchiraient pas la porte du préconscient et qu’elles seraient effacées à jamais… il ne faut plus que je pense, il ne faut plus que je pense, il ne faut plus que je pense, il ne faut plus que je pense, … il ne faut plus que je pense … Un bruit me fait sursauter, je crois que je me suis endormi,… un taxi, jaune Nouvelle-Orléans, s’est garé à moins d’une petite encablure. Un corps en sort, se retourne et cherche à en extirper un objet sans doute volumineux ou encombrant vu les difficultés qu’il rencontre dans son entreprise. Il s’arc-boute des pieds et tire avec force. Succédant au cri déchirant du tissu que l’on étripe, la chose vient se figer dans le cadre de la porte. Le chauffeur de taxi, un Noir, hurle une série de mots d’allure argotique et bondit hors du véhicule. Au même moment, le truc lâche prise et culbute sur la panse de … je ne sais plus qui est cet étrange homme qui s’étale dos au sol. De face, le machin se 126 présente comme une énorme saucisse montée sur deux roues. Le chauffeur très en colère piétine avec acharnement la visière de la casquette verte qui s’est détachée du crâne de l’olibrius, caché à la vindicte de l’homme par le tissu blanc tâché d’une très large robe prise à la taille par une ceinture découvrant les jambes d’un pantalon en tweed de forme éléphantesque. Je remarque avec délices que je me suis mis sur mes coudes pour observer ce chambardement, je suis à nouveau libre de mes mouvements. L’étrange Homme, essaie de se dégager « M’est avis que mon organisme ne pourrait supporter pareil traumatisme à l’heure actuelle. (au chauffeur) Oh, fermez votre clapet de mauviette, espèce de mongolien. Jones Les insultes ne sont pas comprises dans l’tarif… L’étrange Homme, roule sur lui-même, essoufflé Mon appareil respiratoire est, malheureusement, d’une qualité inférieure à la moyenne. M’est avis que je suis le fruit d’un engendrement d’une particulière faiblesse de la part de mon père. Son sperme fut émis, je le crains, d’une manière très négligente…(Il examine sa main gauche) Les os de ma main sont écrasés. J’en ai sans doute perdu l’usage à tout jamais. (Il se relève avec peine) O Fortune, Fortune, ribaude dégénérée ! Jones Mais vous êtes complètement sinoque, mec ! »* (Il examine avec soin l’outrage subit par la banquette arrière) 127 L’étrange Homme ramasse sa verte casquette qu’il réajuste sur son crâne, passe du côté arrière de la saucisse, empoigne les deux brancards de ce qui ressemble à une charrette, la pousse dans ma direction et la positionne parallèlement à mon lit. Sans mot dire, il me prend le bras gauche, l’examine, sort d’un mini réfrigérateur caché dans le ventre de la saucisse une capsule pharmaceutique identique à celle qui m’a déjà été injectée mais de couleur bleu indigo, la fixe à l’embout d’une aiguille déjà emboutée à une seringue et m’injecte la capsule dans le deltoïde encore vierge. Puis, il décapsule mon oreille, défait le lien qui entoure ma cuisse et, comme la première fois, écrase de tout son poids la boîte jaune. Une substance verdâtre aux pestilentielles émanations s’évapore au fur et à mesure de son écoulement pour former une colonne noirâtre qui prend l’allure d’un cyclone et qui, en s’élevant, rit aux éclats en répétant d’une voix de stentor : « Libre … Libre … Hahaha … Le mieux-disant culturel est libéré… hahahaha … » Puis, disparaît dans la nuit éthérée. Du réfrigérateur, L’étrange Homme sort une gourde en argent massif, deux gobelets ciselés dans le même métal, les remplit d’un liquide, me tend l’un des deux, nous buvons, … c’est un mélange de champagne, … de jaune d’œuf, … de coriandre, de … difficile d’extraire toutes les saveurs de cette composition. Il me tend une notice, jette la seringue dans la poubelle, referme le réfrigérateur, se saisit des deux brancards de la voiture à bras et, tel un 128 pachyderme, s’élance en direction de la porte arrière du taxi. Les hurlements du chauffeur ne peuvent s’interposer pour faire barrage à cette charge. Le miracle s’accomplit quand la saucisse est propulsée à l’intérieur du véhicule, roues, brancards et L’étrange Homme compris, la porte se refermant sur eux. Le taxi démarre en faisant patiner sur le noir céleste ses pneus quelque peu élimés. L’étrange Homme ne m’a pas adressé la parole. Inquiet du sort qui m’est réservé, je déplie la notice qui prend la taille de la moitié d’une page de France Soir. J’apprends que l’antidote aura la durée de vie de la capsule d’abord injectée. Ses effets s’arrêteront automatiquement quand les molécules contenues dans la première capsule provoquant les effets pervers auront perdu leur pouvoir destructeur. Tout le reste a été biffé au marqueur et rendu illisible. Je ne connaîtrai aucune des mises en garde et ne saurai jamais si la folie ou l’infarctus du myocarde ne sont pas inventoriés dans les effets indésirables de cet antidote. Abandonnant une étoile filante, les deux vététistes amorcent une descente vers mon refuge. Le plus grand positionne les deux vélos arrimés l’un à l’autre par une barre métallique au rebord du lit. « Zont, zont, zont, … » dit l’un, « pour sûr » répond l’autre qui me fait signe de prendre place dans une petite remorque accrochée à l’arrière des bicyclettes. « Mais je suis nu !». Ils haussent les épaules, d’abord le grand puis le petit. « Pose ton cul là où cht’dis ! », c’est le petit qu’à émis ça. L’injonction me surprend mais je m’exécute, j’en ai trop vu depuis tout ce temps. Je m’installe sur le 129 plancher rustique enjolivé de motifs pornographiques dont un sexe en érection placé juste là où il se doit. Je replie mes deux jambes sous le menton. Tracté par des muscles puissants, le véhicule, sans bruit, s’éloigne de ma dernière base, s’engage dans l’épaisse purée de pois qui me séparait tout à l’heure du reste du monde. Nous traversons la porte de ma chambre comme je l’avais déjà fait auparavant, elle claque dans mon dos en articulant avec solennité : « Chambre de désintoxication avec vue sur l’Univers » et ils me déposent, contre toute attente, devant l’entrée de l’hôtel. Le plus petit me demande de quitter la remorque, je la libère prestement, le plus grand me salue d’un « saperlipopette », le plus petit d’un « alléluia », puis ils mettent la gomme sur les pédales et s’éloignent. Passe une petite troupe de femmes enceintes, riantes, joyeuses. Elles sont encadrées par trois puéricultrices qui portent des vestes vertes au dos desquelles figure leur fonction. Un homme-sandwich les accompagne, son panneau vante les mérites de la procréation par insémination artificielle. Il me tend un prospectus calendrier émanant de la Banque Nationale du Sperme qui donne les jours, les horaires et les lieux de stationnement des véhicules dans lesquels s’effectue la collecte de la liqueur séminale. Les donneurs seront récompensés par une collation à boire sur place, ceux qui ne seront pas arrivés à leur fin seront définitivement privés de leur attribut masculin. Je me rends compte que si certaines de ces femmes engrossées détournent la tête en constatant ma 130 nudité d’autres rient en m’observant. J’ai même l’impression que certaines se moquent de moi, plutôt de mon sexe comme si elles y trouvaient quelque chose à redire ! A moins qu’elles aient oublié ce qu’est un pénis et se posent des questions sur l’objet de leur étonnement. Le Concierge se précipite, me demande de ne pas bouger, ce que je fais malgré les protestations de quelques clients attardés. Une femme se baisse, ramasse une pierre et me la lance, … suivie d’une autre, … un homme, dans une langue que je ne comprends pas m’insulte, je la reconnais à sa façon de moduler les sons de sa voix, … je me recule, le Concierge revient avec une robe de chambre dont il me revêt. « Provocation, incitation à la débauche, et j’en passe, les flics devraient déjà être là ! » dit-il en me poussant à l’intérieur de l’hôtel. Me revient à l’esprit un incident qui m’avait beaucoup perturbé à l’époque. Je marchais dans le parc accompagné de mon chien quand j’aperçus à une dizaine de mètres venant à ma rencontre, traînant un peu les pieds, un homme d’une trentaine d’années. Il était vêtu d’un costume sombre et je crus distinguer son sexe sorti de la braguette. C’était bien ça, une quéquette pendouillant, pas bravache pour deux sous. Je pensais immédiatement aux policiers qui devaient déjà être alertés … et continuais mon chemin. Les klaxons m’annoncèrent le dénouement de cette pauvre histoire. En rentrant, j’éprouvais brusquement de la honte : je n’avais pas détourné cet exhibitionniste de son projet alors que je savais 131 qu’il allait finir au poste. J’étais resté impassible comme n’importe quel autre psychanalyste l’aurait été dans cette situation… Il me prend le bras et m’annonce qu’on me cherche. Je lui fais remarquer que c’est lui qui m’a conduit dans la chambre Univers et qu’il savait donc parfaitement où me trouver. De son bureau, il me tend un papier, un dénommé Pierre a essayé de me joindre ainsi que mon meilleur ami et un journaliste d’un magazine de télévision. Je demande qu’on rappelle tout de suite mon ami mais le Concierge, désolé, me dit que les communications sont à nouveau interrompues avec la France. Il observe que nous nous trouvons dans la même situation que la NASA lorsqu’elle est sur le point d’envoyer un satellite vers un objectif lointain, il faut qu’elle profite d’un créneau favorable. Pas de créneau favorable aujourd’hui pour appeler en France. Je pense à Fernand Raynaud et je demande s’il est possible de joindre Loris en passant par Pologne Télécom ? Aucun créneau n’est actuellement disponible quelle que soit la destination envisagée ! Il me donne une clé, celle qui ouvre la porte de ma première chambre. Au même moment, un homme et une femme qui conversaient en toute simplicité dans le hall de réception se lèvent. L’homme est habillé comme on peut imaginer qu’un motard s’habille. Il porte des lunettes très fines, copie d’un modèle dessiné par un artiste du Bauhaus. La femme, plutôt mignonne, réajuste son bibi à voilettes. Un chemisier en taffetas moiré lui descend à micuisses, la taille est prise dans un ceinturon qui 132 retient le holster de son revolver, un portejarretelles tend ses bas résilles. Ils viennent à moi, me saluent. La femme me demande si je suis bien moi. J’acquiesce. Ce sont deux agents de la Section de l’Ordre Social et Civique qui me demandent de les suivre. Pourquoi ? Parce qu’une convocation me concernant à été retrouvée dans une poubelle. Ce geste de mépris à l’égard du document administratif a été jugé subversif en haut lieu. Il me faut donc obtempérer sans discuter. Une Simca cinq décapotée glissant sur un coussin d’air nous précède, stoppe dans un léger balancement. Je m’assieds à côté du chauffeur. Le conducteur avec un air entendu me confie que sa machine est propulsée par le même moteur que celui qui équipe la Kawasaki NINJA ZX-10R du motard. Devant mon air dubitatif il me précise qu’elle atteint la vitesse réelle de deux cent quatre vingt dix neuf kilomètres à l’heure et a été élue la meilleure sportive de l’année. Dans un vrombissement aux accents de catastrophe naturelle, nous filons dans un sillon expressément réservée à la circulation de ce véhicule. Quelques secondes plus tard, dans un tournant en épingle à cheveux, la voiture se couche et sort de son couloir. Nos sièges étant éjectables nous atterrissons en douceur sur les marches du Palais de l’Ordre Social et Civique. J’ai le temps d’apercevoir des dizaines de Simca cinq, couchées sur le flanc, étant comme la nôtre sorties du virage. Puis, ils me font descendre l’escalier, le contourner, et me poussent à l’intérieur du bâtiment par une porte dérobée. 133 12 Quelques marches recouvertes de peaux de bananes changées toutes les deux heures nous conduisent dans un sous-sol. Par l’étroit couloir qui doit nous mener au bureau du Juge ne passe qu’une personne à la fois. Si deux individus viennent à se croiser, le plus faible, le mieux éduqué, le plus respectueux, le plus galant, le moins pressé, va trouver refuge dans le 134 renfoncement de l’une des nombreuses portes. Mais à cette heure précise de la journée, pas âme qui vive ne vient interrompre notre progression. Nous entrons dans une pièce aussi haute de plafond que petite. Un bureau derrière lequel siège déjà le Juge qui me désigne la chaise placée face à son fauteuil. Les deux policiers trouvent place à ses côtés. Sur les quatre murs et le plafond sont épinglés les nombreux portrais de l’Homme à l’alpaga. Le plancher est formé de larges lattes de bois couleur marronnier. Je suis accusé d’un nombre considérable de maux dont je ne prends pas connaissance car je ne sais pas faire deux choses à la fois : lire et écouter. Or, tout en donnant le change d’une écoute attentive en baissant les yeux, je parcours une note dans laquelle figurent des éléments du dernier discours du Leader du pays. «La France est un pays fondé sur le mal, un mal qu’il faut enrayer et qui sera un jour éradiqué. C’est un Etat débridé, malfaisant, qui a perdu sa raison d’être, elle sera anéantie… » Le Président français a jugé les déclarations du satrape labyrinthen « tout à fait insensées et irresponsables ». Je suis incorporé d’office dans la caste des « Infâmes Renégats Irrécupérables », incapable que j’étais de trouver mon Chemin de Damas alors que je séjournais dans la « Chambre des désintoxications avec vue sur l’Univers ». Dans le récépissé qui m’est remis je reconnais avoir commis un film dont le contenu est attentatoire 135 aux idées reçues par l’ensemble des religions officiellement reconnues. En conséquence de quoi, après consultation du Grand Livre, une fatwa est lancée contre moi qui m’enjoint d’organiser une exposition avec les blessés et les morts du Plateau de la Brosse, puis aider à la reconstruction de la Nouvelle Tour de Babel. Il est ajouté que tout renégat, à l’égal des femmes qui ont opté pour la soumission à l’homme, doit revêtir le Vêtement de la Soumission, la burqa. Si je contrevenais à cette obligation je serais puni de trente coups de fouet. La clémence du jury m’autorise le port d’un Stetson afférent à ma condition de mâle. Dans un cagibi, je quitte mon peignoir et enfile le costume d’asservissement. Le Juge m’informe, avant d’aller rendre la justice dans un autre secteur, qu’un cortège de grévistes approche et que j’aurai à choisir parmi eux les hommes et les femmes susceptibles de m’aider dans ma tâche artistique. Je n’ai pas eu à prononcer un mot pour ma défense. Journée sans nuage L’opacité éclaire la route ensoleillée Tout ce qui bouge semble au point mort La démarche assurée J’avance à tâtons Cette divine noirceur Ne recèle aucun mystère Le sinistre néant Exerce son magistère Un sentiment sans nom Cherche à s’exprimer Les larmes ne cèdent pas 136 À l’envie de pleurer Le regard muet Ne se charge d’aucun écho Le cœur et sa rythmique Sans trêve mais au repos … Nous nous retrouvons à l’air libre et les deux agents m’expliquent que le mouvement de mauvaise humeur des employés du parc est encouragé et organisé par la Direction, la grève étant interdite sur le territoire de la Principauté. Le défilé des mécontents s’étire sur vingt mètres; deux chiens et un chat les précèdent ainsi qu’un opérateur de prise de vues et son motard. Ces insouciants sont opposés au projet du Consortium d’investissements Immobiliers qui veut, comme déjà annoncé, délocaliser le parc pour le remonter en Birmanie. Ils ont réussi à s’emparer du DRH qu’ils ont enfermé sous une énorme cloche transparente suspendue à trois mètres du sol, assemblage porté à dos d’hommes. Elle sonne toutes les heures grâce à un procédé électronique et le sponsor de l’opération, les « Boules qui c’esty ? », oblige le malheureux séquestré, chaque fois que l’heure arrive à son terme, à s’enfoncer les deux bouchons en cire naturelle au fin fond de ses oreilles après les avoir malaxés. Le Responsable du Mécontentement, en tête du défilé, entonne d’une voix haut perchée : « Quel est votre désir le plus cher ? » et les mécontents de répondre parcimonieusement « Mourir pour notre Président ». 137 Les cadres et les supérieurs hiérarchiques mènent une contre-manifestation. Comme un essaim de guêpes qui tournoient autour de la ruche violentée, ils gesticulent autour de la cloche en gueulant : « Libérez notr’ camarade, libérez notr’ camarade … ». Les deux policiers font sortir des rangs les dix personnes que je leur désigne. Elles m’observent avec mépris mais crainte réelle. La mascarade passe. Sur le côté de la bâtisse, une gare miniature. Quatre wagonnets pouvant transporter chacun quatre personnes sont reliés entre eux à une locomotive à vapeur. Nous prenons place dans Le Grand Véhicule et le convoi s’ébranle en direction d’un tunnel. … l’obscurité nous absorbe … puis, à nouveau la lumière, … ce sont des points lumineux qui attirent notre attention... Nous passons devant une scène qui représente Abraham sur le point d’égorger son fils… mais l’Ange de Yahvé veille, il arrête la main vengeresse paternelle. Au même instant, un cri nous parvient de l’avant du convoi. L’un des passagers a reçu le coup de couteau destiné à Isaac et bascule sur la scène en perdant son sang. Un voisin me souffle dans l’oreille que tout Intouchable peut être choisi comme offrande sacrificielle. Je lui demande si toutes les fois … oui, oui, toutes les fois, alors il essaie d’éviter de prendre ce train quand il le peut. Deux Anges sur patins à roulettes, glissant sur un coussinet d’air avec une surprenante vélocité, s’agrippent à la barre située à l’arrière du dernier wagonnet et profitent de la traction avant de notre train. … C’est le neveu d’Abraham, Lot, qui nous salue 138 maintenant. Au coup de sifflet de la locomotive répond aussitôt le tumulte de la chair en rut. Un arrêt de quelques minutes est prévu à cette station. Les deux Anges nous quittent mais sont aussitôt pris en chasse par des Sodomites. Ils trouvent refuge, pour leur honneur, dans la maison de Lot. Pendant que les Sodomites font le siège de la maison, ça fornique dans toutes les positions et bien plus encore. Lot, dans une grande dévotion, offre aux assaillants ses deux filles encore vierges. Ceux-ci pouffent de rire devant tant d’incompréhension, et vont chercher ailleurs leur lubrique pitance. Lot, accompagné de sa famille, en profite pour quitter la ville. Une voix, peut-être bien celle de Johnny, puissante et menaçante, s’élève de la mêlée. Voix de Johnny, peut-être. Il chante Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant du ciel… Nous voyons s’élever au loin le nuage de soufre et de feu. Le train repart le plus vite qu’il peut. Je trouve dans la poche de la burqa –la poche est certainement une faveur qui m’a été gracieusement accordée- mon carnet de notes et un crayon. J’écris : Est-il nécessaire, pour son évolution, que l'homme soit en perpétuel état de confrontation ? Confrontation avec son 139 environnement, confrontation avec ses semblables, confrontation avec lui-même. Pourquoi est-il contraint à pareil effort? Pourquoi le mettre dans l'obligation de combattre ? Sa création ne lui étant pas imputable, l'homme a été mis devant le fait accompli : il est né, coiffé du casque de la guerre et l'arme à la main. Comment a t-il pu survivre à tant d'hécatombes ? Comment se fait-il que malgré tous ces morts, il y ait encore autant de vivants ? La vie est mouvement, elle circule, elle viole l'espace qu'elle contamine, elle affirme sa présence par effraction : c'est une puissance belligérante. Et comme le vivant est un rassemblement de milliards de vies, il s'ensuit des états de conflits permanents. Pourquoi cette obligation de violence, imposée à la vie 140 d'entrée de jeu, doit-elle se pérenniser ? Au cri de guerre ne pourrait-il succéder un souffle de paix ? Le temps d'un répit ? Mais point trop n'en faut. Un statut de paix ne génère t-il pas la quiétude, la contemplation, la béatitude, alors que la survie dépend de la vigilance ? Il semblerait que les capacités d’invention et de découvertes de l’homme soient dépendantes de ses aptitudes pour le combat. Ses relations avec la nature semblent confirmer cette hypothèse : à chacune de ses haltes, à chacun de ses progrès, de nouveaux prédateurs, des énigmes scientifiques de plus en plus complexes, lui lancent de nouveaux défis. Le train est reparti pendant que j’écrivais ces quelques lignes. Un coup d’œil vers l’arrière m’averti du péril qui s’annonce. Les deux anges ont repris leurs places à l’arrière du convoi. Une route court le long de la voie ferrée. Une voiture bringuebalante, le klaxon plombé dans sa position 141 maximale, veut damer le pion au train. À l’intérieur, un individu : homme, femme ? cagoulé nous interpelle : dans une vingtaine de minutes il va rejoindre vingt vierges qui l’attendent au Paradis, -c’est donc un homme-. Pour récompenser son action, sa famille recevra quatre mille cinq cents euros. Un insolent du troisième wagonnet lui demande combien de jeunes gens vierges attendront la femme qui se fera sauter quelques jours après lui, mais l’insulte est trop énorme pour recevoir une réponse décente. Pourtant, la question peut être posée : pourquoi seuls les mâles exterminateurs accèdent-ils à l’érotisme suprême alors que les exterminatrices n’auraient droit qu’à des aimables vœux de considération ? Le train, malgré la menace qui s’approche, fait un arrêt devant le temple de Janakpur, un joyau dans le domaine de l’architecture qui devrait être inscrit au patrimoine de l’humanité. Une trentaine d’hommes et de femmes armés de marteaux et d’outils pouvant causer des dommages collatéraux s’acharnent à décapiter les têtes des statues. Mêmes gestes agressifs, haineux, envers des objets culturels et de vénération que ceux des conquistadors, des révolutionnaires dévoyés de 1792 ou de 1917. Nous avons hâte de voir le convoi reprendre sa route mais le mécanicien nous apprend que les rails ont été enlevés par des pauvres qui les ont revendus à des ferrailleurs. Cinq aveugles s’agrippent à une corde attachée au pare-choc de la locomotive et le train, très lentement, s’ébranle. 142 Le paysage prend de nouvelles formes et couleurs. Nous traversons à vue Le Pays de Cocagne, sommes conviés à un Repas de noces que nous négligeons, croisons Les chasseurs dans la neige, … Notre route se dessine à l’avenant, en rapport avec l’intuition de l’aveugle qui ouvre la marche. Pourtant, la fuite s’impose car, devançant l’ouragan, surgissent les quatre cavaliers de l’Apocalypse. « Et voici qu’apparut à mes yeux un cheval blanc; celui qui le montait tenait un arc ; on lui donna une couronne et il partit en vainqueur, et pour vaincre encore. Alors surgit un autre cheval, rouge feu; celui qui le montait, on lui donna de bannir la paix hors de la terre, et de faire que l’on s’entr’égorgeât ; on lui donna une grande épée. Et voici qu’apparut à mes yeux un cheval noir; celui qui le montait tenait à la main une balance, et j’entendis comme une voix, du milieu des quatre Vivants, qui disait : « Un litre de blé pour un denier, trois litres d’orge pour un denier ! Quant à l’huile et au vin, ne les gâche pas! » Et voici qu’apparut à mes yeux un cheval verdâtre; celui qui le montait, on le nomme : la Mort ; et l’Hadès le suivait. Alors, on leur 143 donna pouvoir sur le quart de la terre, pour exterminer par l’épée, par la faim, par la peste, et par les fauves de la terre. » Volant la vedette aux quatre cavaliers, le dieu de la guerre Ku se met à leur tête. Tous les passagers du train tombent à genoux et se mettent à prier : « Que votre main s’appesantisse à tous vos ennemis ; que votre droite se fasse sentir à ceux qui vous haïssent »* De sa ferme du Berkshire, Nathaniel Hawthorne joint sa voix aux nôtres : Hawthorne « Pauvre vieille Terre ! Ce que je regretterai le plus dans sa destruction sera précisément sa qualité terrestre, qu’aucune autre sphère, ou mode d’existence, ne peut recréer ou remplacer. Le parfum des fleurs, et l’odeur du foin fraîchement coupé ; l’agréable chaleur du soleil, la beauté de son coucher dans la nue ; le rougeoiement chaleureux et réconfortant de l’âtre ; la saveur exquise des fruits, et de tout ce qui réjouit le palais ; la splendeur des montagnes, et des mers, et des cascades, et le charme bucolique des scènes pastorales ; même la neige qui tombe si vite dans une atmosphère de plomb – tout cela et un nombre infini d’autres choses plaisantes, devrait périr avec elle. Et les fêtes de village ; l’humour simple ; les grands éclats de rire à gorge déployée où le corps et l’âme s’unissent de si bon cœur ! Je crains qu’aucun autre monde ne puisse nous offrir des choses comme celles-ci. … »* 144 Une autre voix, quelque part dans l’un des wagonnets Honore ton Dieu, honore ton seigneur, honore ton banquier, honore ton patron, honore ton geôlier, honore celui qui te fait souffrir, honore celui qui te bénit, honore celui qui te veut du bien, honore celui qui te martyrise, honore celui qui te viole, honore celui qui meurt sur la croix, honore celui qui crève en prison, honore celui que se débat dans l'incertitude, honore, honore, honore,… Des voix, en chœur, des wagonnets Horreur, horreur, horreur,… Des garçons et des filles, en vêtements d’été, à flanc de montagne au milieu de la neige, grelottent et chantent du mieux qu’ils peuvent : Chœur d’enfants Alle vöglein sind schon da, alle vöglein, alle,…" Voix de ténor d’un garçon, de douze ans. Il dit en solo Honore l'horreur de cette vie qui t’es donnée et reprise… La trompe d’une voiture chasse la torpeur, l’engourdissement, l’abrutissement dépressif dans lequel nous avions sombré. Un haut parleur, fixé sur le toit, diffuse une musique de cirque que je reconnais mais dont je ne me souviens plus du titre. La Chevrolet se place en tête de notre cortège et une voix tonitruante pose la question : Voix tonitruante Mesdames et messieurs, dans quelques instants, vous sera donnée la réponse à la question que depuis si longtemps vous vous posez. Je vous la rappelle : Si un aveugle guide un aveugle 145 Que va t-il fatalement se passer ? Oui, mesdames et messieurs, que va-t-il fatalement se passer ? Car, il ne peut pas ne rien se passer. Si rien ne se passe, ce serait à ne plus rien y comprendre, du vrai naîtrait le faux, du désert jaillirait l’eau, de l’absolution le désespoir. Confortablement installé sous notre chapiteau, vous verrez la fulgurante réponse s’inscrire dans le ciel en une fascinante illumination. Pour zéro euro, zéro centime, sans bourse délier, venez nombreux assister à ce spectacle inouï et inoubliable. La grande peur du vingt unième siècle offerte pour des clopinettes … Musique ! … Musique. Nous quittons ces lieux en fanfare au moment où Ku va saisir la queue de cheval de l’un des anges. Dans un grand fracas une porte blindée retombe derrière nous écrasant le petit doigt de Ku et isolant la ville fantôme du reste du monde. En décélérant, notre petit train pénètre dans une immense tente-bunker. L’aveugle, premier de cordée, reprend son souffle. Il lâche, avec lenteur, l’anneau qui le reliait à la locomotive. Le bonimenteur nous invite à gagner de confortables fauteuils installés chacun devant une meurtrière. Un clown triste, monsieur Loyal, un dompteur accompagné de son tigre, un nain déjanté, nous servent de fraîches collations. Tatiana, les seins prisonniers mais prêts à s’évader à la moindre incitation d’un maillot de bain deux pièces à larges mailles noires de La Perla, une gâpette à visière de vison abrasé posé de façon avantageuse sur ses cheveux auburn relevés en chignon, tient le bar. Elle sert les joueurs de foot de l’équipe locale qui 146 vient d’infliger une sévère défaite à ceux des rangers voisins. Les deux policiers viennent leur tenir compagnie. Les quatre aveugles, qui ont fait les frais du dire parabolique de Jésus, n’ont pas été conviés à la fête. L’armée leur alloue un chien aveugle ayant à ses actifs quinze ans de bons et loyaux services pour les ramener à l’endroit où nous les avons rencontrés pour notre plus grande chance. Ils nous quittent avec regret par une porte dérobée on ne sait ni à qui ni par qui au moment même où les deux vététistes font leur entrée dans le bunker. Je ne peux goûter aux boissons pour cause de burqa et, par désœuvrement, me saisis du journal qui traîne sur un guéridon. J’apprends la disparition d’un troisième enfant, un jeune garçon de treize ans, toujours dans le même périmètre. Bleuler prône le calme, une vigilance accrue des parents, et diligente l’acheminement sur les lieux de quelques policiers supplémentaires. Musique de cirque. Bonimenteur Mesdames et messieurs, ladies and gentlemen, meine Damen und Herren, le compte à rebours va commencer, les secondes vont s’égrener sans que vous puissiez interrompre leur effrayante progression. Elles vous mèneront inexorablement vers ce moment de vérité tant attendu, celui d’une révélation, celui où, enfin, le doute n’est plus permis parce qu’il n’y a plus de doute possible, celui où l’esprit, enfin libéré de son poids, va trouver la suprême illusion, … pardonnez-moi ce lapsus, va trouver la suprême illumination. Mesdames et messieurs, ladies and gentlemen, meine damen und herren, le compte à rebours est lancé … 147 La lumière d’un projecteur éclaire un homme de grande taille, son costume couvert de médailles. Il est très perturbé par la quantité d’alcool qui circule dans ses veines. Il ingurgite avec difficulté sa dernière goulée de bière et jette la bouteille sur un tas où s’entassent déjà une cinquantaine de canettes vides. Son ordonnance fait de son mieux pour régler son vacillement de manière à le contenir dans une sphère spatiale englobant un microphone. Le médaillé sourit à l’assistance et s’accroche de sa main droite au pied du micro. Puis, il cligne de l’œil gauche d’une façon amicale à l’attention d’un adolescent d’une quinzaine d’années installé devant un ordinateur. Médaillé, ivre mort dans le micro Hello, … good boy ! … good boy … Attention, je me lance… Ten, … eleveen, … twelfe, … Jeune garçon, au médaillé. Il parle très vite et doucement Non, dans l’autre sens !... Médaillé, dans les bras de son ordonnance, Qu’est-ce qu’il dit ? … Ordonnance, le remet droit devant le micro Que le décompte se fait dans l’autre sens, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre … Médaillé Qui a donné un ordre aussi con ? … Bon, j’recommence … Ten, ... nine, … attention, hein, … vu mon grade, personne ne peut me forcer à continuer dans cette voie qui forcément va nous mener à une impasse. … c’est vrai ça!... Car, qu’est-ce qui va s’passer quand j’arriverai à zéro, hein, … va falloir que 148 j’reparte dans l’autre sens,… ça tombe sous l’sens,… (il rit), ché pas si Bevos l’aurait trouvé celle-là…. non pas Bevos … Devos ! Devos et pas Bedos ! … Ordonnance Il va falloir y aller mon Général autrement ils vont vous démédailler … Médaillé Tu crois qu’ils oseraient ? … Me démédailler moi le plus médaillé de tous ?... Ordonnance Ils oseront ! … Médaillé, (prend son élan) Ten,… eleven, … pardon, nine, … eight, … seven, … six, … five, … Jeune garçon parle très vite et doucement En français, s’il vous plait, je ne sais plus ou vous en êtes … Médaillé, décontenancé Qu’est-ce qu’il dit ? … Ordonnance Il ne comprend pas l’anglais … Médaillé Moi non plus !… je ne comprends rien quand un de ces perfides Albionnais m’adresse la parole ! ... mais où en étais-je, bon sang ? Ordonnance Vous en étiez à cinq, puis il y a eu arrêt du décompte… Médaillé Je reprends tout ! Ordonnance Impossible, vous devez reprendre à cinq. 149 Médaillé Bon. … Attention, … Cinq, … Ordonnance, le coupe Non, vous l’avez déjà dit ! Jeune garçon J’en ai marre ! … (il manœuvre la manette de sa play station) Et il déclenche la divine explosion. Énorme déflagration. Des coulées de lave en fusion se répandent sur l’ensemble de la région. Certaines, d’une couleur plus claire, dessinent des lettres qui s’associent pour donner : Si un aveugle guide un aveugle… Des morceaux de la guimbarde démantibulée s’enfoncent dans la mélasse en feu entre le U et le I de « guide » ainsi qu’un œil crevé. Naissance d’un épais nuage en forme de champignon qui s’élève au-dessus de ce chaudron devenu en quelques instants une extraordinaire sculpture de sel. L’un des vététistes le compare à un bolet cèpe alors que l’autre pencherait vers bolet Satan. Une colombe tenant dans son bec un rameau d’olivier se rapproche du bunker en un vol plané puis pénètre par l’une des meurtrières dans ce home fortifié. Le bonimenteur l’attrape et déficelle de l’une de ses pattes un papier. Il le déplie et lit en articulant à la manière d’un professeur de diction la phrase suivante : Ils vont droit dans le mur ! 150 Un silence d’enfer règne dans la salle. Puis, un premier applaudissement, quelques autres, bientôt une salve, et une grande joie parcourt nos rangs. Nous nous congratulons, rions, échangeons les gestes les plus amicaux, sans bien savoir pourquoi. Mais y’a d’la joie, à coup sûr. Les deux anges affichent leur contentement en battant des ailes. Deux hommes barbus dont l’un portant kipa et manteau noir et une jeune femme la tête enveloppée dans un foulard distribuent des feuilles au format A4. La jeune femme m’en tend une et me glisse quelques mots dans une langue que je ne connais pas. Avec ma burqa elle m’a certainement pris pour une autre. C’est un tract. Je lis : « Dieu est avec nous, Il ne nous oublie pas. » C’est signé : … un nom illisible … Un coup de sifflet sec comme un coup de trique nous ramène dans nos baskets. C’est la femme flic qui a pris cette initiative. Les deux policiers ont échangé leurs hauts contre les maillots de deux joueurs. Ils se la jouent cool. Tatiana lance un « salue à tous !», s’installe sur la selle « relax » d’une Harley Davidson et, me regardant droit dans les yeux me fait, au vu de toute l’assistance : « Il faut vous remuer les couilles, mon vieux ! » J’en reste pantois. Dans une pétarade de décibels, elle fait s’élancer sa superbe machine droit vers la sortie dont la lourde porte se lève avec une surprenante légèreté. Les deux anges, de deux coups d’ailes, sont dans ses roues. Nous reprenons place dans les wagonnets et, la locomotive ayant retrouvé ses rails, nous quittons le bunker et nous engageons dans l’allée des vertes vallées qui nous mène droit 151 à l’une des extrémités du Plateau de la Brosse. Des fonctionnaires et le Conservateur nous accueillent. Le ministre de la Culture vient vers moi, me salue, me remercie d’avoir accepté de faire de cet ancien champ de bataille le Musée de l’Espérance. Le ministre de l’Intérieur est furieux de me voir affublé de cette burqa, vitupère contre la décision inique prise par le juge car, n’est-ce pas, l’œuvre d’art ne doit jamais être soumise à la censure. Il s’interroge sur la nature de la jouissance des hommes de pouvoir lorsqu’ils s’autorisent à bafouer la dignité humaine en lui imposant, par exemple, ce vêtement-prison. Il ordonne qu’on me débarrasse de cet accoutrement d’un autre temps et qu’on me procure des vêtements décents. La femme flic m’enlève la burqa, je me retrouve une fois encore à poil car il n’y a aucun vêtement disponible à dix lieues à la ronde. « Exténué, mince, étique, nu. Allant sans raison dans la foule. L’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme. »* Le ministre de l’Intérieur ordonne de fusiller les deux policiers pour incompétence notoire puis, pris de court par mon déshabillé offensant, vante les mérites de l’artiste dans sa nudité créative. Je dispose de quatre-vingt-dix minutes pour tout mettre en place. Il incline la tête et s’engouffre dans sa voiture blindée d’assaut. Des journalistes m’interrogent, notamment une jeune femme d’une chaîne de la télévision publique : 152 Femme Journaliste Télé Croyez-vous que la burqa soit un vêtement plus difficile à porter pour un homme que pour une femme ? Moinu Non, non, pas du tout, ce n’est pas difficile, il suffit de l’enfiler et elle se met en place toute seule. Au contraire, moi j’aimais ça, je trouvais ce vêtement très agréable, personne ne nous voit, je peux jouer à cachecache avec les passants, non, non, c’est un vêtement parfait, je me demande pourquoi les femmes sont si réticentes, hostiles, à porter cette robe si seyante. Je pense que si elles portaient toutes une burqa, elles seraient bien mieux dans leur peau et dans leur tête et par conséquent bien plus heureuses que dans leur minijupes, leurs blouses décolletées qui dénudent aussi leur dos, ou leurs jeans moulants. D’ailleurs je vous verrais bien présenter le journal télévisé vêtue d’une burqa. Femme Journaliste Magazine de Mode Pensez-vous qu’une burqa de couleurs redonnerait une plus grande légitimité aux femmes qui la portent ? Moinu Je crois possible de lancer une mode burqa, dessinée par exemple par Jean-Paul Gaultier ou John Galliano, une burqa pleine de couleurs chatoyantes. Une burqa arc-en-ciel, pourquoi pas … Homme Journaliste Politique Croyez-vous que pour les travailleurs d’une aciérie, affectés au poste de travail du marteau-pilon, la burqa soit le vêtement de travail idéal ? 153 Moinu Tout à fait, mais coupée dans un cuir très épais. Sans oublier la plaque en plastique incassable placée devant l’ouverture destinée aux yeux. Homme Journaliste International Et pour un diplomate ? Moinu La burqa est le vêtement idéal pour l’homme pressé. À la ville comme à la campagne habillé de sa burqa … Le Conservateur du futur musée s’avance vers moi et m’informe que, conformément à mes instructions il a fait mouler le « Cri » (1893), une toile de Munch, et en a tiré des masques en carton-pâte gris souris qui sont à ma disposition. Quant à « La jeune fille et la mort » (1894), c’est une armature en fil de fer qui les représente. La Harley Davidson est en appui contre le tronc d’un arbre. Le Plateau de la Brosse est resté en l’état tel que je l’avais quitté au moment de sa dévastation. Ils sont là, soldats, aumôniers et spectateurs, figés comme par malédiction dans la posture où je les avais laissés. J’apprends de mon interlocuteur qu’ils sont assignés à ce poste jusqu’à leur mort réelle afin de constituer un tableau vivant de cette mémorable bataille. Sur une immense table sont placés les masques du « cri » dupliqués à l’infini. Ils sont de tailles différentes et s’ajustent à tout visage. Une heure et demie plus tard, ils sont cinq cent cinquante-trois à crier. Au centre du Plateau, « Tatiana et la Mort » liés l’un à l’autre s’exhibent au son d’une rythmique africaine. De nombreux invités 154 attendent l’homme à l’alpaga pour l’inauguration du Musée. Il arrive sans escorte, dans sa Bugatti Veyron 16,4, d’une valeur d’un million d’euros. Les ministres se précipitent ainsi que de nombreux invités. Et tous de s’extasier devant le terrible engin. Souriant, l’autocrate laisse faire, exige le silence pour fournir quelques renseignements sur sa superbe monture : un moteur qui compte pas moins de 3.500 composants et nécessite une semaine entière de montage ! Son double V à 16 cylindres est formé de 2 fois 8 cylindres configurés chaque fois en un V étroit et dont les 16 bielles tourillonnent sur un seul vilebrequin rendu ultracourt grâce aux 4 rangées de cylindres en quinconce. Modèle d’exception dont deux données suffisent à résumer cette exception : 1.001 CV et quatre cent sept kilomètres heure. Oui, c’est grâce à la vente des stock options de l’une des entreprises dont il est le Président qu’il s’est fait ce cadeau. Il remet le moteur en marche, salue, traverse le champ du Musée, me hurle, d’assez loin, de venir lui rendre visite à son bureau et quitte les lieux. Les gens, sans prêter la moindre attention à l’exposition, commencent à se disperser quand je les interpelle. Je m’étonne de mon audace. Moinu, aux autres Existe t-il une explication au non-suicide de l’homme ? Pourquoi n’a t-il pas renoncé à la vie depuis qu’il a pris conscience de sa condition ? Pourquoi la vie a t-elle un pouvoir sur lui et peut-elle lui enjoindre de s’agripper à elle? Pourquoi l’homme la protège t-il avec tant d’acharnement ? … Grâce aux trompe-l’œil, aux 155 trompe-pensées, aux leurres ? … Quel enfer !, mais que la vie est belle ! Le miroir aux alouettes de la transcendance. C’est en abusant de ce genre de subterfuges que la vie piège son homme. … Ou est-ce l’homme qui, dans sa lente prise de conscience, ignorant d’abord ses malheurs, a mis en place cette disposition à être berné pour donner raison à la vie ? Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Y aurait-il une connivence entre lui et elle ? Sur quelles bases auraitelle pu s’établir ? Celles du donnant-donnant ? Et comment pareil accord se serait-il concrétisé ? L’homme aurait-il confié à la vie que si elle ne lui offrait aucune monnaie d’échange pas la peine qu’elle compte sur lui ? … Ils m’écoutent d’abord attentifs puis, en groupe dispersés, vont rejoindre leurs voitures. L’un, « il en fait un peu trop ! », l’autre, « beaucoup, beaucoup, beaucoup trop ! ». Les vététistes, non plus, n’en demandent pas tant. Le premier lance, tout droit sur sa selle après avoir lâché son guidon et en continuant de pédaler : « La pulsion, mon bon Môsieur, la pulsion … », le second, dans une position identique, réplique, « LES pulsions, mon beau Môsieur, LES pulsions ! … » Je reste seul, au milieu de tous ces personnages masqués. La mort, chantonne tout en valsant avec un brio mécanique « Je ne suis pas ce que l’on pense Je ne suis pas ce que l’on dit, Au cinéma pour qu’on vous lance Être soi-même est interdit Alors pour être dans l’ambiance 156 À chaque instant je m’étudie »* Talitalère Talilatalitalitalatalitali … Venant de dessous terre et montant jusqu’à nous comme un épais brouillard, une voix lointaine, une autre, une autre encore, beaucoup d’autres, comme à l’infini, à peine audibles, accompagnées par des notes tirées d’un guide-chant, essaient de s’extirper de la gangue qui les étouffe. (Pendant que les Cris s’expriment, la mort siffle la suite de l’air) Cri 228 ... De la monnaie de singe, oh ! … Cri 5 Dans le système universel, une organisation aussi complexe que la vie peut-elle avoir une non-importance telle, qu’elle peut s’autoriser le suicide ? Cri 237 Donc, pas de suicide parce le vivant fait partie d’un projet qui l’exclut. Si j’ai bien compris, quelqu’un expérimente un projet qui porte le nom « Univers » et dans lequel est incluse la possibilité du vivant. Et comme vivant il y a, le suicide est un artifice imaginé par l’homme qui ne figure pas dans le projet initial. … Mais comment se fait-il que le projet « vivant » puisse s’offrir cette possibilité si le suicide ne figure pas dans son programme originel ? Cri 301 Peut-être parce que le développement du cerveau obéit au cahier des charges primaire mais ON lui a laissé une liberté aléatoire. Si j’adhère à la théorie de Darwin, 157 j’arrive sans trop de contorsions intellectuelles à la possible idée du suicide. Cri 13 Proscrite par toutes les religions ! Cri 64 Quel est le sens de nos actions, par exemple le suicide. Cet acte traduit une pensée, inconsciente ou pas, qui n'a su s'exprimer qu'ainsi. Cette action signifie un désir de dire quelque chose sans passer par l'intermédiaire de la langue. L'outil du langage a été délaissé au profit d'un autre outil, sans doute parce qu'il ne convenait pas, qu'il était mal adapté pour dire cette chose. L’action est aussi le support d’un langage, comme la parole. Cri 85 Peu importe qu’un suicide soit un dire. C’est Dieu qui donne la vie, c’est à Lui seul qu’il appartient de la reprendre, interdiction est faite à l’homme d’en décider autrement. Cri 98 Quel est le destin de l'homme? Vivre ! De même pour la cellule la plus simple. Notre fonction, c'est vivre. Ce n'est pas être, mais vivre. Cri 35 Non, c’est vivre POUR être ! Cri 127 L’homme est là pour vivre, vivre… Le suicide est l’une des libertés qu’il s’est données. Mais alors, pourquoi est-il toujours vivant ? On en revient toujours à la même question !... Cri 44 Vivre, c'est pousser un pseudopode au bout duquel se trouve un œil ouvert. 158 Cri 16 Quel serait l’intérêt de la vie si la mort n’existait pas ? Seuls les fous, les extrémistes et certains exaltés s’empressent d’embrasser la camarde. C’est elle qui donne son sens à leurs vies… Cri 89 On l’appelle La camarde, … Cri 154 Prophétesse de la fin des temps, … Cri 228 Encyclopédie universelle des savoirs engloutis,… Cri 43 Pourvoyeuse du choléra, des pustules malodorantes, Cri 178 Des cancers, … Cri 371 Des furoncles buboniques, des chancres nauséabonds… Cri 18 Elle préside le Tribunal des Calamités, … Cri 94 Nulle nuit pour l’aveugler, sa besogne lui impose le don d’ubiquité, … Cri 252 Elle ne fait que passer, elle est nulle part et partout... La Mort, toujours valsant, dodeline de la tête et hausse les épaules Il, elle, il, elle… (il chantonne, sur l’air de « Je ne suis pas...) Je ne suis pas Le Grand Macabre Ni même la Grande Fossoyeuse, Talitalitalilalère Talilalère 159 Ni la Faucheuse, … ( il siffle la suite de l’air) Cri 22 Elle ne va ni ne vient, le monde vient à elle, sans exception, Cri 178 Nulle planque où se blottir, elle franchit les frontières en ouragan ou alizés,… Cri 34 Pas besoin qu’on l’implore pour la voir débouler, jamais elle ne s’égare Cri 78 N’arrive ni trop tôt ni trop tard, toujours exacte au rendez-vous avec sa faux,… Cri 111 Ne prends aucun repos, … Cri 222 Ne fait pas de quartier, innocents et pêcheurs pareillement traités… Cri 333 Pourquoi Dieu l’a-t-il créée ? … La mort, en aparté à Tatiana, mais le son de sa voix parcourt tout le Plateau Mais c’est l’homme qui m’a nommée ! … (il reprend sur l’air d’O. Straus) On m’imagine en squelette Avec une faux sur le dos Peut-être aussi en vieille coquette Charmant de jolis jouvenceaux,… (Elle change de rythme. La Tatiana fil-de-ferisée danse maintenant un tango avec son compagnon, La Cumparsita. La mort continue à lui adresser la parole tout en improvisant les figures les plus folles.) 160 Ma célébrité je la dois À un autre que moi Qui m’octroya ce magistère : Transmuter le vivant En macchabées. Je n’y suis pour rien De sa déconfiture !... (fredonne l’air) Tantantanta Talidalitantanta Talidalitantanta Talidadala talidalidala Me crois-tu capable de ça ? … Ce n’est pas moi qui donne la mort Ni les souffrances qui l’accompagnent Je ne suis que le complice du temps C’est lui qui sonne l’heure !... Cri 23 Je sens passer le souffle de la mort Cri 67 Je la vois venir !... Cri 368 C’est son spectre qui danse en cadence Cri 196 N’approche pas la gueuse ! … Cri 69 Attention, elle frappe sans avertir !... Cri 245 Que je sois émasculé si elle tente de me trousser ! La mort Il y a un commencement Je suis une fin 161 Talitalitala Olé ! … Je suis né avec le Temps Et mourrai de son agonie Je ne suis d’autre rien Qu’un danseur mondain ! Tatiana Non, … rien d’autre, et pas : d’autre rien !... La mort Je suis vraiment désolé I am so sorry! … Rien qu’un fantasme Douloureusement vécu La création bouffonne D’un esprit farfelu … Cri 106 Amen, ainsi soit-il ! … La Mort entraîne Tatiana dans un pas de valse chaloupé endiablé, puis ils tournent sur euxmêmes comme le ferait une toupie. La terre se creuse sous leurs pas et ils s’y enfoncent comme le ferait un foret à la recherche d’une nappe souterraine d’or noir. Bientôt on ne voit plus que leurs têtes tourbillonner. Ils disparaissent et la terre se referme sur eux. J’en reste éberlué. Puis, je pense au délire quand je vois, cinquante mètres plus loin Tatiana s’enfuir, les jambes à son cou. La mort, sur une branche d’arbre perchée, un perroquet du Gabon en équilibre sur son épaule, lui fait un grand signe amical du bras et me confie à voix basse bien qu’étant de moi assez éloignée : « Maître Youplaoup sur un arbre perché regardait 162 s’enfuir la femme bien-aimée ». Par une action magique il enfourche la grosse cylindrée, met les gaz et s’éloigne dans la direction opposée de celle prise par Tatiana. Cri 14 La voici qui chevauche sa haridelle,… Cri 39 Faites gaffe à son baiser mouillé ! Un Cri se lève, s’ébroue, part d’un bon pas. Il est aussitôt suivi par un autre Cri puis, par tous les autres. Et ceci en moins d’une minute. Maintenant, ils courent comme pris de panique, soulevant un peu de poussière, l’un s’affale sur le sol après avoir heurté du pied une racine, un autre bouscule un compagnon moins pressé que lui … Ils s’évanouissent derrière un mamelon ombragé par des sycomores. Pulsion de vie, pulsion de mort. Donner à quelqu’un la mort ou le meurtrir relèverait de cette misérable pulsion. Mais vouloir se donner la mort ?... La pulsion de mort y est-elle pour quelque chose ? … Une goutte d’eau coule telle une larme sur ma joue, une autre roule sur ma tonsure, une autre la rejoint, une nuée menaçante a franchi le seuil qui la séparait d’une zone atmosphérique plus clémente et une trombe d’eau se précipite sur moi comme si elle m’était destinée. Elle est si dense que je pourrais essayer quelques mouvements de brasse coulée. Je ne songe pas à m’abriter... 163 Cent milliards. Cent milliards… Mais de quoi parles-tu ? Cent milliards morts depuis … Depuis quand ?… De qui parles-tu ? Cent milliards de morts depuis Qu’il s’est dressé sur ses deux pattes arrière Et qu’il s’est imaginé Avoir un avenir. Dans la Voie lactée Cent milliards d’étoiles brillent Pour cent milliards d’hommes. À chacun son étoile. Cent milliards d’étoiles éclairent Les routes des vivants. À chacun son chemin Mais gare aux croisements. Ils se sont redressés Ont commencé à marcher Ne se sont plus arrêtés. Cent milliards depuis Qui n’ont pas demandé la vie Pas demandé la mort. Vie donnée et retirée. Six milliards aujourd’hui… Les étoiles naissent et meurent Tout comme les hommes. Qu’adviendra t-il de ceux-ci Quand il n’y aura plus Dans le ciel autant d’étoiles Que d’hommes sur Terre ? 164 Quand elles viendront à leur manquer, À qui confier leur destinée ? Ils ne savent pas que cette lumière Si lointaine et si proche Leur arrive d’un astre Depuis longtemps déjà mort. Le nuage est crevé et ses comparses traînent sa carcasse dans leur sillage le temps d’une ultime ondée. Une camionnette, laissant les traces de ses pneus dans la boue, fait halte à ma hauteur. À l’arrière sont installées les dix personnes que j’avais recrutées pour m’aider. L’une d’entre elles me tend des habits, … un uniforme. J’objecte que je suis condamné à des travaux sur la Nouvelle Tour de Babel. Mais sur un ordre venant d’EnHaut, le jugement a été révisé et je suis, dans l’immédiat, affecté au poste de Responsable de l’Approvisionnement en Matières Premières de la Standard Yaourt Company. Ce n’est qu’après avoir accompli cette tâche que je devrai m’acquitter de l’autre. Nous partons. J’apprends par mes futurs collègues qu’ils ont signé le papier qui leur signifie que leur grève a cessé. « Il faut savoir terminer une grève » m’explique Le Meneur, un homme d’une quarantaine d’années, aux compétences professionnelles incontestables ajoute un de ses voisins. Un autre me traite de chanceux, j’ai échappé aux trois fois huit heures de consigne qu’ils accompliront durant leurs trois prochains jours de congés pour récupérer le temps perdu à avoir fait la grève. Laville, son nom est inscrit sur 165 un post-it jaune collé et épinglé sur le revers de son bleu de travail, remarque l’insigne qui me désigne comme membre de la caste des « Infâmes Renégats Irrécupérables ». Je le vois qui, en catimini, essaie d’en informer ses copains. Ils ne pipent mot. Du coup, il me sourit. 166 13 La camionnette s’arrête contre une plateforme de déchargement dans une grande cour désolée d’une mine désaffectée. Pas d’âmes animales ou végétales à vue d’œil. Bâtiments en ruine, chaussée défoncée, décor d’un lieu abandonné des humains depuis déjà de nombreuses années. Un chevalement en équilibre instable dresse ses vingt mètres au-dessus d’un puits. Seule, la très haute cheminée en briques rutilantes lustrées à l’encaustique du pays a été restaurée, –un échafaudage sur lequel s’escriment une quinzaine de cireurs plongeant leurs brosses dans un fût estampillé « Cire d’abeille Pression à froid » me permet cette allégation -. Sur le haut de la cheminée repose un bâtiment en verre pilé du meilleur effet : cent mètres de long, cinquante de large sur dix étages. J’en conclus que ce site a donné lieu à des spéculations financières importantes. Nous sautons sur le quai éclaté en nids de poule et autres outrages divers. Quelques arbres dressent leurs maigrichonnes silhouettes entre deux édifices. Ils ont dû prendre racine dans les constituants d’un terril. Le Meneur nous presse et nous fait pénétrer dans ce lieu que les mineurs désignaient sous le nom de « salle des pendus ». Des uniformes de la Compagnie pendent à des 167 crochets hissés à l’aide de cordes à une vingtaine de centimètres du plafond. Ils se déshabillent sous la surveillance d’un garde et enfilent leur tenue de mineur. Déjà revêtu de la mienne, j’accroche mes vêtements de ville sur le crochet qui m’a été attribué. Puis, nous passons à la lampisterie. En échange d’un jeton qui porte mon matricule trouvé dans l’une des poches du pantalon, j’obtiens un casque, une lampe et sa batterie. Nous nous dirigeons ensuite vers la cage. Un contremaître est à la manette. Une femme toute pimpante, élégante dans son tailleur Chanel bleu clair aux armes de la Compagnie, assise sur un strapontin recouvert d’un tissu indien, nous regarde, indifférente. J’apprends que c’est elle qui prend les commandes de l’ascenseur quand les Hauts Placés l’empruntent. Arrivés à l’étage du premier « accrochage », nos lampes allumées nous parcourons quelques mètres dans une galerie avant que je m’étonne de voir coulisser la roche qui laisse apparaître une porte vitrée qui coulisse à son tour. Nous franchissons un sas de décontamination et pénétrons dans la Garde-robe, sorte de vaste vestiaire commercial où chacun dispose d’un casier. À l’étalage d’un magasin de grande surface, des vêtements pour ceux qui recevraient commandement de se présenter devant un hiérarque. Chaque Haut Placé a droit à un costume payé en jours de congé, les modèles sont remplacés tous les six mois. Les habits de mineurs sont échangés contre des hauts et des bas bariolés afin de mieux identifier ceux qui les portent. Mais ce méli-mélo de couleurs et de 168 formes ne s’organise nullement en des harmonies dont chacun pourrait se réclamer. Ces chamarrures vestimentaires provoquent l’effet inverse : on ne distingue le fou du sain d’esprit, ils se confondent en une masse bigarrée. J’hésite quant à ma façon de me rendre conforme aux souhaits supposés de la Hiérarchie car aucun habit de rechange ne m’attend dans mon casier. Par goût, j’opte pour un costume noir en laine, un pull col roulé rouge en cachemire et des boots en cuir, le tout de chez Saint-Laurent. La vendeuse a demandé l’autorisation à sa chéfesse pour me les vendre. Il ne m’en a rien coûté, pas même une demi-journée non travaillée, elle ne m’a pas dit pourquoi. En me présentant ainsi vêtu aux regards de mes compagnons ainsi qu’à celui du contremaître je distingue comme un air de stupeur d’ailleurs très vite dissipé. J’épingle, sous l’injonction du chef, le sigle révélant mon infamie, celle d’appartenir à cette caste maudite, et nous prenons un ascenseur sur les murs duquel ont été dupliqués trois volets de l’une des œuvres de Hans Memling : « Christ bénissant entouré d’anges musiciens ». Un motet de Palestrina accompagne notre ascension de quatre-vingt-dix mètres à l’intérieur de la cheminée pour aboutir dans le hall d’accueil de l’usine. Mes compagnons passent dans la Salle du Vêtement Utilitaire alors que j’en suis dispensé. Ils se dévêtent à nouveau complètement et enfilent une combinaison bleu de travail. Le tissu en plastique ultra souple totalement transparent permet aux gardes de vérifier qu’aucun ouvrier ne 169 transporte avec lui des objets pouvant nuire à la bonne marche de l’usine ou n’emporte avec lui, à la fin de son travail, des yaourts ou tout document ultrasecret. Pour franchir le sas qui les mène à leur lieu de travail, ils doivent se soumettre à l’un des nombreux systèmes d’identification biométriques choisi au hasard grâce à une grande roue de loterie que chaque collaborateur est prié de faire tourner : reconnaissance des empreintes digitales ou de la morphologie des mains, reconnaissance de la voix ou de l’iris ou de la rétine. Puis, ils disparaissent de ma vue. Un troisième ascenseur attend ceux qui travaillent à d’autres étages. Je dois passer par le Bureau Inquisitorial où l’on me vole toutes mes identités biométriques. Puis, le Bureau des Installations Précaires me fournit une carte avec empreintes magnétiques me donnant droit à un coucher, et enfin le Bureau de l’Intéressement me distribue les stock options qui me reviennent de droit. Pourquoi toutes ces précautions ? Le préposé à l’Intéressement m’en donne les raisons : le Yaourt pané est un produit dont personne n’a encore réussi à déterminer la composition, il n’a aucun concurrent. Je suis fin prêt pour rejoindre mon bureau de Responsable de l’Approvisionnement en Matières Premières quand retenti une sonnerie : ouvriers et ouvrières quittent les lieux car la dernière commande de yaourts panés vient d’être exécutée, le dernier yaourt pané mis en boite. On travaille ici en flux tendu, le produit n’est mis en fabrication 170 qu’après réception de la commande et la caution d’une banque. Nous repassons par les lieux déjà empruntés, changeons trois fois de vêtements, - j’en suis encore une fois exempté, je garde mon bel habit sortons enfin de la mine. Deux chevaux de trait tirent d’un pas négligent la charrette sur laquelle nous nous sommes entassés. Cahin-caha nous délaissons cette cour grimaçante pour nous rapprocher d’un grand champ de colza dont les hautes tiges laissent émerger les toits de chaumines (j’apprendrai plus tard qu’il s’agit d’un champ de fleurs de colza en plastic fait pour durer toute l’année). C’est ici que l’entreprise loge son personnel, Flowerville, ce qui permet aux employés d’être devant leurs postes de travail quelques minutes après l’arrivée d’une commande. Nous abordons l’« avenue des platanes » aménagée dans le plant. Elle souligne les alignements des maisonnettes séparées les unes des autres par la marée jaune. Quelques compagnons descendent du chariot en marche et regagnent rapidement leur logis. Nous arrivons sur une grande place où sont installées des boutiques d’alimentation, une banque, une école, la mairie, un centre culturel, une maison de retraite et plusieurs lieux de culte. De là partent en étoile les cinq avenues du coron. Dans celle des marronniers ma résidence porte le numéro 405. Un salon kitchenette, une chambre d’enfant ?, une autre un peu plus grande, WC et cabine de douche dans le coin lavabos, offrent un confort minimal 171 mais acceptable. Un écran de télévision est incrusté dans le mur de chacune des chambres. C’est un mobile home construit façon chaumine bretonne 1850. Les deux premiers compartiments du réfrigérateur sont remplis de yaourts panés, les deux autres garnis de nourritures lyophilisées, quatre tranches de saumon dans leur emballage, un pot de confiture d’abricot dans une clayette, margarine et quart de beurre dans une autre, une bouteille de lait pasteurisé, une bouteille d’eau. Une penderie avec des vêtements de femme, d’enfant et d’homme. Dans un coin du salon, un petit bureau, quelques fournitures de papeterie, une pile de journaux encore dans leur enveloppe d’envoi. Sur la table est posé un ordinateur de poche, le mien ! et mon téléphone mobile … Bien que les pièces soient parfaitement rangées, pas d’objets ou de linge qui ne se trouvent à sa place, ce chez-moi qui m’est réservé est déjà habité ! J’ai soif. Peut-être un thé … je cherche la théière … non, je ne peux me permettre ce genre d’intrusion dans la vie des gens, ce sera donc de l’eau. Je m’assieds sur le divan lit en attendant l’arrivée des occupants pour décider avec eux ce qu’il convient d’envisager. … mon sac à dos baise-en-ville pur cuir de chez Hermès est accroché à une patère. … j’ouvre à nouveau la porte de l’armoire … sont rangés mes chaussures de randonnée, les chaussettes en laine blanche tachetée de gris-bleu, le knicker en velours côtelé noir, le pull bleu ciel matin clair à grosses mailles, ma chemise noire en lin, mon slip en taffetas blanc, les deux pulls, chemises, pantalons, vestes, slips, chaussettes, 172 chaussures, ceux que j’avais trouvés le premier soir dans ma chambre d’hôtel. … mais aussi la burqa, … le Stetson, … dans la salle d’eau je retrouve les objets de toilette dont je me suis déjà servis … dans le tiroir de la table de nuit le même bloc-notes et l’aphorisme « Prendre des notes dissipe les malentendus », sur la table de nuit un réveil-thermomètre-baromètre … pas de miroir… le journal au-dessus de la pile : « Aujourd’hui matin». …. En première page il est expliqué que : - Le Musée de l’Espérance a fermé ses volets car les tableaux vivants, tels les moutons de Panurge, se sont précipités dans le vide du haut de la falaise. Personne ne s’explique les raisons de ce suicide collectif. La Cour Suprême a condamné à mort par contumace l’ensemble du groupe suicidaire pour non respect de la vie… - Le directeur des achats pour les équipements d’intérieurs de voitures d’enfants Vapetitmousse a touché plus d’un million d’euros de dessous-detable de certains sous-traitants. Il a été condamné à la pendaison par le pied gauche. … - Troisième meurtre d’un enfant. Le commissaire Bleuler connaîtrait le coupable. … Les chercheurs de la Principauté continueront à travailler sur l’enrichissement des procédés bactério- logiques à des fins pacifiques. Il s’agit pour la nation d’acquérir un savoir qui permettrait de sauver un grand nombre de vies humaines. … 173 - "La nation labyrinthenne tout entière défend ses droits et les grandes puissances n'arriveront pas à priver le Labyrinthe de ses droits inaliénables à coup de réunions et de brassage de papier. Ceux qui ont attaqué Hiroshima et Nagasaki avec des bombes atomiques se veulent aujourd'hui pacifiques et empêchent le Labyrinthe d'obtenir son droit à une technologie bactériologique pacifique", a déclaré ... La porte d’entrée s’ouvre avec brusquerie. Un garçon d’une dizaine d’années m’aperçoit et se jette dans mes bras en lançant un joyeux « papa » ! Il m’embrasse, me murmure à l’oreille qu’il est très content que je sois enfin arrivé. Il pose son cartable dans sa chambre, va au buffet et ramène une boîte de quelque chose pour enfants, une assiette et un bol qu’il dépose sur la table puis sort du réfrigérateur deux yaourts panés. Moi Et si tu m’en donnais un, je n’ai pas encore eu l’occasion d’en goûter … Giambellino Tu n’as encore jamais mangé de yaourts panés ? Moi Non ! … Peut-être parce que cela ne fait pas longtemps que je suis ici … Giambellino, il pose un yaourt et une cuillère sur une petite assiette Goûte, c’est délicieux ! … 174 Je m’installe à table, dégoupille le yaourt, il est saupoudré d’un produit qui ressemble à des grains de sable. La consistance de la substance que j’éprouve à l’once de mon palais me fait douter de sa qualité de yaourt… c’est plutôt genre petit suisse sur un lit de chapelure ! Tatiana referme la porte en me gratifiant d’un « hello » pur saké. Elle s’est fait tirer les yeux, une huppe érectile de la couleur des rémiges bleues du geai garni le haut de son crâne alors que des touffes de cheveux velours gris souris se rassemblent par-derrière serrées par un catogan. Elle aussi se réjouit de mon retour. Tatiana, quitte son caban, élément vestimentaire du costume porté par les cheftaines scoutes du Labyrinthe, elle l’accroche à la patère. Tu en as mis du temps pour venir jusqu’ici ! (Elle me prend par le bras, me pousse jusqu’au canapé) Moi Qui t’a prévenu de mon arrivée, comment savais-tu que je passerais par ici ? Tatiana, (elle se blottit contre moi tout en gardant mon bras serré contre elle.) Charles m’a appris ta condamnation, il a pris un décret en ta faveur. Moi Charles ? Tatiana Le Président, l’Homme à l’alpaga. Giambellino, a versé du lait dans une casserole qu’il fait réchauffer J’ai pas trouvé le chocolat ! … 175 Tatiana Tu nous a manqué … Moi C’est quoi cette histoire, c’est qui ce petit garçon ? Tatiana C’est Giambellino, notre enfant. Moi Depuis quand ? Giambellino Maman, j’ai pas trouvé le chocolat !... (il continue de chercher) Tatiana Depuis ton intrusion dans le monde des lacunes. Nous l’avons adopté à cette époque… Moi Je n’ai pas été consulté ! Tatiana Charles m’a demandé avec qui je voulais m’installer, je t’ai choisi ! Moi Et qu’est ce que Charles a à voir avec nous ? Giambellino, récriminant Maman, je te parle !!! Tatiana, à Giambellino Il n’y a plus de chocolat, j’irai en chercher dans quelques minutes, mais avant laisse-moi parler à papa ! Giambellino Mais j’ai faim ! Tatiana Il reste une tranche de jambon ! Giambellino, boudeur 176 J’ai pas envie de jambon ! (il regagne sa place au moment ou le lait bouillant s’échappe de la casserole. Il se lève précipitamment pour remettre à zéro le chauffe-plat et retourne à sa place.) Tatiana J’ai connu Charles quand j’ai pénétré par inadvertance, par erreur, dans ce maudit labyrinthe. J’ai eu droit au même scénario que toi, le robot, l’anesthésie et le reste. Quand j’ai repris conscience, j’étais nue dans un lit à baldaquin. J’ai senti une souillure autour de mon sexe. Je me rhabillais quand un homme est rentré et m’a fait compliment, en fin connaisseur, sur la beauté de mon corps et son effet aphrodisaique. C’était sa souillure !… Moi incrédule et offensé Et tu as accepté qu’il te baise sans… Tatiana en colère J’étais baisée. Il n’y a pas eu d’invite, de petits fours, seulement mon corps à la portée du premier venu… Moi jaloux Mais après, après,… tu aurais pu… Tatiana, me coupe Après, c’est mon affaire… En récompense, il m’a nommée sa Conseillère Préférée me laissant libre d’aller à ma guise mais réclamant ma présence à ses côtés quand la situation l’exigerait. J’ai fait HEC, Sciences Po et l’Ecole du Cirque, il a besoin de mes compétences… Moi toujours pas convaincu mains changeant de sujet Et Giancarlo ? Giambellino, me reprenant gentiment mais fermement Giambellino … Moi 177 Excuse-moi, Giambellino… j’irai chercher le chocolat, dans moins d’une seconde… … (à Tatiana, mais toujours en pensant à ce qui précède) Tu as eu droit à l’injection du sérum de la sérénité, comment t’en es-tu sortie ? Tatiana Baisée et inoculée,… j’ai sans doute essayé, à ce moment, de me remémorer ce qui c’était passé. L’effet a été immédiat : si ce à quoi je pensais ne devait pas, selon leurs critères, avoir accès à mon état conscient, cette représentation était effacée sur le champ de ma mémoire… … Je suppose que j’ai été mariée, mais avec qui ? Je n’ai plus d’image de mes enfants si j’en ai eu, pas plus que de ma maison. Peut-être suis-je vieille fille … Giambellino Mais c’est moi ton enfant ! Tatiana Bien sûr, mais tu n’étais peut-être pas le premier … Giambellino Chouette alors, est-ce que j’ai un grand frère ? Tatiana Un jour peut-être tu le rencontreras … Myrna, une amie d’enfance et petite amie d’Ignatius, s’est souciée de mon absence. Ignatius travaille dans un labo qui fabrique des capsules capables de désinhiber les inhibés. Un jour, je l’ai vu devant moi sortant d’une guimbarde. Je ne savais plus, à la seconde suivante, qui il était, je serais incapable de le reconnaître, mais je sais qu’il existe et je n’ai pas oublié son nom, ce qui est étrange… Peut-être que leur inhibiteur ne fonctionne pas si bien que cela ?... 178 Giambellino Maman, j’ai faim ! Tatiana, accélère le débit de sa parole Toujours est-il qu’Ignatius qui connaissait le danger que je courais à su me trouver. Comment a-t-il appris l’existence de la Principauté, je l’ignore. Il m’a évité le pire comme il l’a fait pour toi. Tu le connais ? Moi surpris par la question, hésitant Oui, … je l’ai rencontré grâce à John Kennedy Toole. Tatiana Connais pas. Moi A-t-il sauvé d’autres personnes ? Tatiana Je ne sais pas. Les services de renseignements ont appris à Charles qu’un vendeur de saucisses étranger cherchait à échanger ses Strasbourg contre des yaourts panés. Depuis, personne n’a revu Ignatius. Moi Tu pourrais ne plus l’appeler Charles ? Tatiana Je l’appelle du nom que tu veux ! Moi Ducon ! Giambellino Tu as dit que tu irais chercher le chocolat dans moins d’une seconde et je suis sûr que plus de cinq minutes sont passées … Moi en me lèvant J’y vais, juste encore une seconde … Tatiana, se lève et se dirige vers la patère 179 Ici, c’est plus fermé que la Birmanie, que la Sibérie quand l’hiver la serre dans ses bras. Il est à la tête d’une immense fortune et traite ses affaires à l’extérieur du territoire, à une ou deux exceptions près. Mais Charles, pardon Ducon, a parfois besoin de main-d’œuvre, de matériel humain. Alors, il entrouvre les frontières. Quelques Français innocents, et des juifs, la passent, croyant à une plaisanterie : ils se retrouvent bouclés pour le restant de leurs jours. (elle a enfilé son blouson et s’apprête à sortir) La capsule fonctionne convenablement, et comme tous les habitants de la Principauté sont encapsulés, ou inhibés dès leur naissance, personne ne se doute que nous échappons à la règle générale. Moi Pourquoi Ignatius n’a pas prévenu la police, le gouvernement français, de ce qui se trame ici ? Pourquoi n’a-t-il pas alerté les médias ? Tatiana Personne ne le croirait. … Je ne sais pas. … Moi Connais-tu la date d’aujourd’hui et sais-tu, approximativement, depuis quand tu es là ? Tatiana Oui, jeudi 17, tu peux vérifier dans le journal. Mais je ne sais pas quel jour, en quelle année, j’ai franchi la ligne de démarcation. … Moi Mais tu te rappelles quand même le jour où nous nous sommes vus pour la première fois dans le parc ? 180 Tatiana Je me rappelle du jour où tu m’as vu dans ton poème, c’était un dimanche, … ou bien un jour de la semaine. Moi « Tous vos souvenirs, toutes vos peines Se disperseront dans la tempête muette du Temps ». Milosz Tatiana Je reviens dans moins de cinq minutes avec le chocolat. Quelqu’un veut-il compter jusqu’à 300 ? … Giambellino Moi, moi !! … (Il se précipite sur sa mère, l’embrasse et commence à compter…) Un, deux, trois, quatre, cinq six, sept, … Moi Sais-tu que tu parles à un Infâme Renégat Irrécupérable ! … Tatiana Ça aussi c’est fini ! … (sur le palier de la porte) Ah, j’oubliais : je suis enceinte de toi ! (elle ferme la porte derrière elle), … Giambellino … douze, treize, quatorze, quinze, … Je ne me précipite pas derrière elle, mais me rassois lourdement : j’ai cent vingt ans depuis quelques secondes… Je fouille et trouve un pot de confiture, mais Giambellino n’en veut pas et me fait signe de me taire, ça le dérange pour compter. Une boîte de thé, … du Ceylan, … une bouilloire sur la petite table de travail,… je vais peut-être retrouver mes anciennes habitudes : a cup of tea, 181 tous les jours entre cinq et six. … il ne veut pas de thé. Je laisse infuser deux minutes, rince le thé, verse ma ration d’eau, laisse infuser cinq minutes, remplis la tasse. Giambellino a terminé de compter et attend, un peu inquiet. « Comment ça va à l’école ?», je n’ai pas trouvé mieux pour redémarrer la conversation. Ses notes ne sont pas mauvaises. Mais encore ? Douze de moyenne. Estce que douze est considéré comme une mauvaise ou une bonne note dans sa classe ? Comme une assez bonne note. Alors pourquoi estime t-il que les siennes « ne sont pas mauvaises » plutôt qu’assez bonnes ? Il me regarde étonné avec un léger sourire, puis me demande où est sa mère. Comme je ne sais quoi lui répondre je le questionne sur ses matières préférées. Le calcul. Il a passé un test et il est dans une classe où l’on enseigne le calcul. À quatorze ans, après avoir passé le Certificat des Etudes Terminales et d’Aptitude, il entrera en apprentissage chez l’économe de son école et exercera ce métier, plus tard, dans un établissement scolaire. À moins qu’il rate son certif. C’est ce qu’il espère. Tous ceux qui le loupent sont envoyés à l’Ecole des Gladiateurs et des Spectacles, c’est ce qu’il aimerait le plus. Mais pour l’instant il n’est ni assez grand, ni assez petit, ni assez costaud, ni assez grosse bite pour bénéficier de cet enseignement. Grosse bite ? je fais. Oui, grosse bite … As-tu des copains ? Oui, mais il n’en a pas de vraiment bons car ils ont des choses qu’il n’a pas et lui d’autres choses qu’ils n’ont pas. Comme il est interdit de donner, ce 182 qu’on a reste à soi pour toujours même si tu as envie de faire un cadeau à un copain. Giambellino T’as aimé le yaourt pané ? Ceux qui veulent, peuvent le faire cuire dans une graisse végétale riche en oméga 3,… On peut le servir avec des pâtes… Moi Tu connais le Wiener Schnitzel !… Oui, c’est assez original,… il a un goût très proche de celui des petits suisses et l’apport de la chapelure … Il se précipite vers la porte en m’informant qu’il va chercher sa mère. … je finis ma dernière tasse de thé, nettoie et range la vaisselle et, … et, … pars à leur rencontre. Qui suis-je, où courge, dans quelle étagère ?... Plusieurs personnes sortent du cimetière placé juste à la suite de l’église dont les cloches tintent pour le glas. Derrière chaque bâtisse représentative d’une religion est accolé un cimetière. J’accoste un homme qui a l’air affligé et lui demande s’il connaît la ou le défunt. C’était son plus vieil ami, il en est tout chamboulé. Au glas se mêle soudain le son des trompettes qui signalaient jadis aux spectateurs du théâtre que dirigeait Jean Vilar que le spectacle allait débuter dans les dix minutes. Ici, elles annoncent le début de la production de yaourts panés. Nous pressons le pas. Homme Ce vieux Léon !... le cœur. Peu importe d’ailleurs que ce soit le cœur ou le poumon … la mort est-elle vraiment un passage obligé ? …Ce n’est pas une question raisonnable n’est-ce pas !... 183 Moi Poser des questions "déraisonnables" est une nécessité pour avoir accès aux savoirs. Alors, pourquoi ne pas « déraisonner » quand il s’agit de questions qui concernent les pourquoi de notre existence ? (Je remarque qu’il est branché sur sa boîte jaune.) Homme Je réponds que sans la mort le système ne fonctionnerait pas. La mort est une nécessité absolue pour la survie du vivant. Moi Je vais vous surprendre mais je me suis souvent posé la question si Dieu n’était pas un serial killer ! Il a un tableau de chasse impressionnant : pas moins de cent milliards d’individus flingués depuis l’apparition de nos lointains ancêtres ! Dès sa naissance, l’homme est un condamné à mort en sursis. En fait, le plus grand meurtrier de tous les temps est Celui qui a inventé le vivant !... Son dessein nous réservait une bien curieuse destinée … Vous croyez en Dieu ? Homme Oui ! Moi Alors, pourquoi la vie plutôt que pas de vie ? L’Univers semble peu se soucier d’elle, son trip c’est d’aller et venir au rythme de son horloge universelle. La vie ne lui est en rien nécessaire. Pourquoi ce feu qui n’éclaire que lui-même, qui ne sert à rien, du moins nous le supposons ! … Homme 184 Mais pourquoi devrait-elle servir à quelque chose ? L’Univers, sert-il à quelque chose ? La vanité pourrait nous faire penser qu’il est au service du développement de la vie. Mais pourquoi un si grand bazar uniquement pour ça, donner une chance à la vie ? Il doit bien y avoir une raison … Le raisonnement de cet homme valait le mien alors que les réponses lui étaient fournies par un ordinateur. Je suis consterné. Il est le représentant humain d’une machine qui pense pour lui. C’est un robot en chair et en os capable d’entretenir une conversation … sans doute à tous les niveaux ! Plus fort que celui qui a battu aux échecs je ne sais plus quel champion du monde. Je le pince pour être sûr qu’il est vivant, mais vous me faites mal ! qu’il dit… Giambellino était-il déjà appareillé ?, je ne m’en étais pas rendu compte. Moi, pour être sûr de ce que je viens de penser Croyez-vous que la foi de Levinas était faite des mêmes certitudes que celle de Karl Barth *? Homme Je crois que nous n’avons plus guère le temps de nous lancer dans ce genre de dissertation. Vous êtes dans quel service ? … Un jeune homme à vélo qui venait vers nous met pied à terre à notre hauteur. Il regarde une dernière fois l’écran d’un téléphone portable. Porteur 185 J’ai un message pour vous … (il me tend un papier plié sur lequel est écrit « Télégramme ») Moi, l’air inspiré au porteur Mes empreintes biométriques n’est-ce pas ?… (Il acquiesce. Je lis) Prière de vous rendre sur-le-champ au Centre des Décisions pour affaire vous concernant. Moi au porteur Merci … (à Homme tout en glissant le papier dans une poche ) Je suis Responsable de l’Approvisionnement en Matières Premières. Homme Je suis à l’embouteillage, dans les deux sens du terme : la mise en pots et la surveillance de la circulation des matières premières vers les différents postes. Vous montez ? … Moi Non ! Je suis convoqué au Centre des Décisions … Homme Alors peut-être à une prochaine fois… Moi Oui, à une prochaine fois !... Nous étions devant l’entrée de la « salle des pendus ». 186 14 Installé confortablement dans l’Hémicycle, Dieu aurait voté pour la peine de mort avec une minorité de parlementaires et une majorité de Français, contre l’avis de Badinter. Il n’a pas craint de condamner cent milliards d’individus depuis la Création et a laissé périr tous ses copains, Moïse, Jésus, Bouddha, Mahomet, les papes, popes, imans, rabbins, bonzes, Thérèse d’Avila, de Lisieux, Godefroy de Bouillon, lady Godiva, Savonarole, Scipion l’Africain, Pierre Dac et Francis Blanche,… Tous ces gens qui le prient et Lui, sans la moindre émotion, sans aucune pitié, Il montre avec son pouce droit la terre. Tu n’es que poussière, crétin !... Les hommes ont peut-être pris modèle sur lui. … Moi non plus, pas la moindre émotion à l’annonce que j’étais le père d’un fœtus,… et aussi le père adoptif de Giambellino … … bien sûr qu’il y a eu saisissement et que tout cela doit me turlupiner mais j’ai l’impression d’être de bois, j’ai mal à la tête … dans le Labyrinthe la peine de mort est en vigueur, elle est appliquée selon la loi du talion, œil pour œil, … Tout meurtrier est exécuté par le procédé qu’il a employé pour mettre fin aux jours de la victime, avec la même sauvagerie s’il le faut. … … « Il doit bien y avoir une raison » a dit l’Homme tout à l’heure en parlant du vivant. L’homme ne peut pas penser comme pense le lapin, quand bien même il 187 le souhaiterait. Homme jusqu’à la lie. Il navigue intellectuellement entre des frontières limitées par sa condition d’homme. Son intelligence le bride mais elle évolue. Il souhaiterait s’avancer au-delà, mais il ne le peut pas, du moins à cette période précise de son évolution. … Un métal pur, l’or, a atteint sa limite de pureté. Aller au-delà serait perdre toute référence, donc inconcevable. L’or ne peut pas être plus pur qu’il n’est. L’intelligence, c’est la faculté de comprendre. Cette faculté se développe grâce aux difficultés que l’intelligence doit affronter et surmonter. Le jour où elle aura résolu toutes les énigmes de l’Univers elle brillera du même éclat que l’or. Comparée à ce métal, elle est aujourd’hui impure, c’est ce qui lui donne son incroyable pouvoir. Toutes les scories qui viennent entraver son action l’obligent à une gymnastique intellectuelle, sorte de combustion propice aux mélanges d’où jaillissent les alliages des idées nouvelles. Ce sont les contradictions dont est pétri l’esprit humain qui font de lui un astre encore jeune. Quand il les aura toutes supprimées, il sera semblable au métal le plus précieux, l’or, devenu un astre pur, mais mort. … Notre limite pourrait donc bien être l’état de non-contradiction, état qui définirait ce Tout, cette Intelligence fixée dans sa pureté, prisonnière de sa perfection, si elle existe. Un diamant-pensant incapable d’imaginer autre chose que sa pureté. … L’être vivant, la matière vivante, où qu’elle se situe, dans quelque espace intersidéral, en proie à ses contradictions, à, elle, ce pouvoir de développer son intelligence. Sa limite est-elle celle d’un Tout couvert de ramée 188 avec un infini-fini qui lui est propre? Ce cerveau vivant peut-il un jour posséder une universalité plus grande que le Tout ? L’intelligence perfectible de l’être vivant peut-elle parvenir à un parfait plus parfait que celui du Tout originel, si Tout originel il y a ? … Peut-on imaginer que l'homme, en raison de son intelligence, sa perfectibilité, puisse concevoir et créer un autre Univers que celui qui nous contient? Ou le détruire … Il n’est pas donné au soleil de décider de son autodestruction d’ici deux mille ans car de par sa constitution il est fait pour durer un certain nombre de milliards d’années sans contestation possible. Le rendezvous de la mort avec la vie est peut-être déjà pris, et comme pour le soleil il a été fixé sans le consentement de l’une des deux parties. Mais à la différence du soleil la vie fera ce qui est en son pouvoir pour ne pas se rendre à ce rendez-vous. Les successeurs de l’homme auront à cœur d’empêcher un tel événement de se produire. À moins que certains parmi eux, ou avant eux, aient un goût prononcé pour le suicide. Pouvoir exorbitant, unique. Pourquoi cette exception ? Revoilà la question déjà posée … … Peut-être sommes-nous des particules ignorées par le système, nous développant à son insu ? Parasitant le Système sans qu'il le sache ? … La vie est là, mais qui le sait ? Sommes-nous les seuls à nous savoir en vie ou l'Intelligence, la Chose si elle existe, le sait-elle aussi ? … À moins que nous soyons un "bug" que le système n’a pas prévu. … Comprendre, comprendre toujours plus, 189 l’insupportable nécessité de se demander : pourquoi? … … Sans m’en rendre compte, mais néanmoins d’un pas résolu, je me retrouve devant l’entrée de la résidence 405, mon chez-moi. … … Cela m’emmerde, m’emmerde !! Je n’ai aucune envie de devenir père ... Qu’est-ce que c’est que ces clowneries ? Mais ce n’en sont pas. Impasse ou passage, je ne peux le savoir. La réalité du moment : une fraction de mon temps dont il m’est interdit de connaître les repères. Et dans cette impasse ou ce passage, des lois qui me sont étrangères règlent mes conduites, induisent mon esprit malgré les défenses mises en place depuis mon enfance. Il faut que je me casse de là, mais au lieu de le faire je rentre dans ma case en chantonnant : Chevauchons Midas pour qu’il parsème notre route de nénuphars d’or. Ophélie dans le torrent d’une onde pure. Sous le pont Mirabeau mon filet j’ai jeté. Ai pris dans ses mailles le vieux Roi de Thulé. Doucement il rendit l’â â me… … Que me veulent-ils ? D’ailleurs, pourquoi iraije ? Qui peut me forcer à aller là où je ne veux pas ? … Si je rechigne ils pourraient se douter de quelque chose… … Non, ils sont trop sûrs d’eux … Incroyable ce qu’ils ont réussi à faire, transformer l’homme en robot !... nous craignions que le robot puisse un jour nous tenir en laisse, mais les robots, 190 c’est nous, ... tenus en laisse par d’autres nous ! … Sur Terre, rien de nouveau… Peut-on et doit-on espérer la venue d'un "surhomme" que Nietzsche appelle de ses vœux ? « Comment l'homme sera-t-il dépassé? Le Surhumain me tient à cœur, il est mon premier souci, une chose unique -et non point l'homme... » Mais l'homme n’est-il pas déjà l’unique, le seul ? Que pourrait être un surhomme : un homme intellectuellement plus que doué, physiquement proche de Superman ? … Des surdoués, il y en eu à toutes les époques aussi bien chez les Cro-Magnon que chez les Carolingiens; ils étaient plus costauds, ou plus finauds, ou plus sournois, ou plus fous que le quidam de l'époque. Mais ils n'en étaient pas moins des hommes, étaient considérés comme tels, appartenaient toujours à cette espèce. Ainsi du soldat envoyé par Miltiade annoncer la victoire aux Athéniens ou de Roland le combattant de Roncevaux. Ou encore de Galilée, ou d’Einstein. C’étaient des hommes, non des surhommes. De surhomme il n’y en eut qu’un, mis à part les héros des mythologies grecques ou romaines : Jésus, parce qu’il a été conçu par Dieu et une femme. "... Aujourd'hui, les petites gens deviennent des maîtres : et ils prêchent tous la résignation et l'humilité et la prudence et l'application et le respect et le long et cetera des petites vertus. 191 Ce qui vient de la femme, ce qui vient du valet, et surtout le micmac de la populace, tout cela veut aujourd'hui devenir le maître de la destinée humaine : ô dégoût, dégoût, dégoût !" Effort surhumain de cette populace pour rester humaine pendant les temps du knout. Baisse la tête, valet, ne porte pas les yeux sur ton Maître, il pourrait y lire ta misère lui, le Maître si bon. Le surhumain? C’est l'effort surhumain de l'homme dans son combat pour être un homme, l’effort du "je". "L'homme.... La personne humaine.... La personne libre.... Le JE.... À la fois bourreau et victime.... À la fois chasseur et gibier.... L'homme en souci de l'homme, en terreur de l'homme.... L'homme sur son bûcher de contradictions. Non plus même crucifié. Grillé.... Ah ! depuis la sculpture grecque, que dis-je depuis Laurens et Maillol, l'homme a bien fondu au bûcher! C'est sans doute que depuis Nietzsche et Baudelaire, la destruction des valeurs s'est accélérée. Elles dégouttent autour de lui, ses valeurs, ses graisses ; pour alimenter son bûcher ! 192 L'homme non seulement n'a plus rien ; mais il n'est plus rien ; que ce JE. Ça n'a plus de nom.... Qu'un pronom ! »* Qu'un pronom, mais quel pronom ! Tant pis pour Nietzsche et Baudelaire. … Je me demande où Tatiana et le gosse ont bien pu aller, lui qui attendait avec impatience son chocolat … Les rues sont vides, ils sont tous au travail … Je ne me souviens pas d’avoir aperçu le Centre des Décisions … J’abandonne le carreau. À une centaine de mètres de la dernière chaumine et presque accolée à l’arrière de l’un des bâtiments désaffectés de la mine, une maison en briques à un étage abrite au rez-de-chaussée un estaminet « Au XIXe siècle ». Bien que n’ayant pas soif, je me permets ce détour, le mot « estaminet » m’a toujours fait rêver, les autres attendront. Une borne pour circuit touristique indique que les trous dans la façade sont les traces laissées par les balles des fusils Lebel. De chaque côté de la porte, deux fenêtres et entre ces fenêtres et la porte deux avis. À celui de gauche : Considérant qu'un certain nombre d'ouvriers de la Région, égarés par quelques meneurs étrangers, poursuivent la réalisation d'un Programme qui amènerait à courte échéance la ruine de l'Industrie 193 du pays (celle des patrons et aussi sûrement celle des travailleurs), Considérant que dans les Réunions publiques, les excitations et les menaces CRIMINELLES des agitateurs ont atteint une limite qui force les chefs d'établissement à prendre des mesures défensives, Considérant encore que nulle part les ouvriers n'ont été ni mieux traités, ni mieux rétribués que dans notre région, Les Industriels soussignés, abandonnant pour cette grave circonstance toutes les questions politiques et autres qui peuvent les diviser, prennent l'engagement d'honneur de se défendre collectivement solidairement et PECUNIAIREMENT dans la guerre injustifiable et imméritée qu'on veut leur déclarer 194 Et, au nom de l'intérêt de tous, ils font un appel sincère à la probité et au bon sens des ouvriers honnêtes qui sont encore en grande majorité dans la région, pour les mettre en garde contre les théories révolutionnaires de quelques meneurs à qui seuls peuvent profiter le trouble et le désordre. N.Bastien & Cie, Ch.Belin & Cie, Eug. Berger & Cie, L.Bernier & Cie, Bertaux-Proisy & Bouret, BONNECHERE, BRIATTE & Cie, f.BOUSSUS, Eug. BUISSART & Cie, CAIGNET, Crochelet & Cie, Jules Delhaye, h.Delloue & E.Paillet, P.Demoulin & E.Droulers, Divry & Cie, Douvin & Cie, les fils de Th.Legrand, Ch.Flament & fils, Francois & Cie, Guinotte & Cie, Louis Hubinet, Hubinet, Hiroux & Cie, Jacquot pere & fils & Cie, Landousie & Cie, O. Leclercq & 195 Cie, Paul Legros, L.Levasseur & Cie, Maillard & Cie, Ch.Masse & Cie, Michel & Cie, Armand Petit & Cie, Picot & Cie, J.Bte Poreaux & Cie, V.Prohon & Cie, Real frères et Menard, Rossette, Jourdan & Cie, Staincq, Legrand & Cie. Fait ce 29 avril répond celui de droite : PROGRAMME DE LA JOURNEE DU 1er MAI A 10 Heures du Matin. - Les Délégués désignés en Assemblée générale des Travailleurs et réunis au Café du Cygne, rue des Eliets, se rendront à la Mairie. Toutes les communes sont invitées à manifester dans le même sens dans chacune de leur localité. Les Délégués exposeront comme revendications : 1. La journée de huit heures ; 2. L'application de l'unification de l'heure pour la rentrée et sortie des fabriques et la même heure pour toutes, annoncée par la cloche locale ; 3. Création d'une Bourse du Travail ; 4. Révision générale des tarifs, suppression des règlements léonins, abrogation des amendes et des mal façons ; 196 5. Fixation de la paie tous les huit jours, sans retard laissé dans la caisse des patrons au détriment de l'ouvrier, et l'obligation réciproque de prévenir 8 jours à l'avance en cas de cessation de travail ; 6. Suppression des octrois ; 7. Amélioration hygiénique à apporter dans certains ateliers en particulier et dans Fourmies et région en général. 8. Création de Caisses de retraites pour les ouvriers. Dans la salle aux murs couverts d’un papier peint bleu ciel avec nuages, deux hommes attablés, l’un col roulé, salopette, fume la pipe, l’autre tee-shirt Décathlon, jeans, porte à sa bouche une pinte de bière. Un échiquier est placé entre eux, la partie est bien avancée. Une femme aux cheveux blonds, robe en velours vert clair, un tablier blanc serré autour de la taille, s’affère au comptoir. Un piano dans un coin de la salle, une horloge au mur, … Moi Bonjour, … Homme à la pipe, tout en regardant l’échiquier Bonjour, Bistrote Bonjour, … En entrant dans ce lieu, j’imaginais tomber sur une gravure de la fin du XIXe, c’est d’ailleurs le 197 nom de l’estaminet qui m’a décidé à y aller voir. Mais non, ce ne doit plus être pareil même si j’aperçois un jeu de l’époque, la grenouille, et un billard Nicolas. Je me tiens devant le comptoir et commande une bière, alors que le thé commence à faire son effet. Bistrote Une chope ? Moi Pression, … (elle me sert) Je bois une gorgée et demande : Moi Les deux affiches ? … Homme au verre de bière Oui ? … Moi, timidement Elles datent de quand ? … Homme à la pipe, se tourne vers moi Ché pas c’que tu veux dire,… c’est pour la venue de Basly, puis après y aura l’bal ! … (il revient à sa partie) Ça me la coupe et je n’ai plus soif. Me voyant repartir, la patronne –ou l’employée- me recommande de ne pas manquer la fête qui aura lieu le 1er mai. Mais comment sait-elle quel jour portera la date du premier mai ? Elle me répond dans quatre jours. Sur un banc, à la droite de la porte d’entrée, je prends un tract de la pile : FETE FAMILIALE 198 À 2 Heures. - Matinée théâtrale et de chants offerts gracieusement par des artistes. Le prix d'entrée n'est pas fixé et il est laissé à la portée de la bourse de chacun. À 7 Heures du Soir. - Seconde Représentation théâtrale. Les affiches donneront le programme des spectacles. À 11 Heures du Matin. - Pique nique familial, au Café du Cygne, Chants par des amateurs, "Deux mots sur la situation actuelle", Monologue. À 8 Heures du Soir. - Bal au même établissement. La permission de minuit sera demandée. Le plus grand calme est recommandé ; pas de tumulte, pas de récriminations personnelles. Le Parti Ouvrier veut le droit et la justice, et en demandant le respect de lui-même, il compte sur le respect moral de chacun pour faire aboutir par la raison, ses justes revendications. 199 Un taxi passe à proximité, je le hèle. Le Centre des Décisions est-il loin ? Il se propose de m’y conduire gratuitement car là-bas, il y a du monde. En peu de temps nous rejoignons par l’Allée de Chamillard le Carré du Pré Saint-Jacques où se dresse l’imposant Centre des Décisions. Au sommet de la tour de l’aile gauche flotte un immense drapeau bleu noir avec un diamant de la taille de la main gauche de Glenn Gould placé au centre de la séparation verticale des deux couleurs. Le tiers inférieur porte l’inscription qui définit le régime politique et économique de la Principauté : Principauté populaire républicaine démocratique socialiste tiers-mondiste capitaliste échangiste du Labyrinthe Au-dessus du fronton de l’édifice, inspiré du métronome, une étrange mécanique laisse apparaître, entre deux oscillations du balancier de près de trois mètres de haut, des lettres en capitales qui, mises bout à bout, inscrivent dans l’espace ainsi circonscrit ces trois mots, « Centre de Décisions ». Au sommet de la tour de l’aile droite se dresse une gigantesque girouette actionnée par un système de poulies et de cordes sur lesquelles s’escriment des lobbyistes de tous alois qui cherchent à faire triompher leurs causes. De chaque côté de l’escalier de granit rose les bureaux de recrutement des différents lobbyings. Trois hommes et deux femmes se précipitent à ma 200 rencontre un verre de champagne à la main, chacun me demandant de rejoindre son camp pour l’aider à faire tourner la girouette du bon côté. Je trinque à la santé de ce bordel masturbatoire qui a généré cette fourmilière de branleurs calamiteux. Puis je pénètre dans le bâtiment. Herr von Hagen m’explique que tous les messages destinés aux téléphones mobiles en fonction sur le territoire de la Principauté sont acheminés vers un centre de tri qui les dispatche vers les boîtes vocales attribuées à chaque numéro. Pour une raison technique indépendante de la volonté du constructeur, le message qui m’était destiné est resté coincé à l’intérieur d’une puce de l’ordinateur ce qui aurait pu fortement l’endommager si le chef de la maintenance ne l’avait décoincé pour le diriger vers une boite vocale située dans ce bureau. Von Hagen me propose de l’écouter car l’expéditeur attend ma réponse. Deux haut-parleurs placés à la bonne distance diffusent une voix féminine que je reconnais immédiatement comme étant celle de Fanny. Fanny Bonjour Dorian. Maman est morte hier soir, dans le calme si on peut dire, sans souffrance. Depuis trois mois, nous pensions qu’elle pouvait s’esquiver à tout moment, aussi je la veillais pour l’accompagner jusqu’à son dernier souffle. Mais elle a préféré s’en aller hors de ma présence. Cela m’a bouleversé d’avoir raté l’instant de la séparation, mais peut-être l’a-t-elle voulu ainsi, par dignité, se réservant ce moment pour elle toute seule, pour ne pas me donner à voir comment la 201 mort l’emporte sur la vie. Je suis KO mais j’ai fort à faire, donc je tiendrai. L’enterrement aura lieu à La Brière mardi vers seize heures. Viens dès que tu peux, tu seras logé chez ma nièce. Préviens-moi de l’heure de ton arrivée, je t’attendrai à la gare. (Voix neutre) Fin du message… Von Hagen Comme nous ne savions pas où vous joindre rapidement nous avons répondu que vous arriverez à La Brière aujourd’hui à dix sept heures trente huit. Voilà vos billets, vous voyagerez en première. Vous avez juste le temps de prendre quelques affaires et de filer à la gare de Lyon … J’erre dans un espace qui est le reflet, dénaturé par quelque vice, de celui qui m’est familier. Mais c’est bien la voix de Fanny qui m’annonce la mort de sa mère. Un taxi est en faction, c’est le même chauffeur que celui qui m’a amené. … … De quoi ai-je besoin pour un voyage de deux jours ? … Je peux rester habillé tel que je suis, juste ma trousse de toilette … peut-être quand même une chemise de rechange, … des chaussettes, un slip, ... Mais qu’est-ce que cette histoire de partir pour deux jours ! Tout à coup, je suis très excité. Me croientils assez fou pour revenir ? Ils pensent que je suis sous la dépendance de leur inhibiteur, c’est pourquoi ils sont aussi « gentils » avec moi. Ah, les cons !! Je bois un grand verre d’eau, m’assieds pour reprendre mon souffle, je suis sûr que mon cœur bat à cent vingt, je glisse La Conjuration des Imbéciles dans une poche de mon sac, trouve une place pour l’ordinateur, serre avec force mon 202 téléphone portable avant de le glisser près du bouquin, … je suis prêt, … rien oublié ? … non, juste un mot pour Tatiana … sur une feuille de papier du carnet … Salut Tatiana, je pars, je quitte ce mirage. Je vais à l’enterrement d’une très chère amie et resterai définitivement chez moi, sur Terre. Car, je me pose la question : le Labyrinthe fait-il partie de notre planète ou vogue t-il dans une autre galaxie ? Je t’abandonne avec peine car je crois que je t’aime. Tu es la fille la plus extraordinaire que j’ai rencontrée. Si ce que tu m’as dit concernant ton état est exact sache que je reconnaîtrai l’enfant et que je serai heureux qu’il porte mon nom. Je suis tout à la joie de quitter ces lieux, mais l’angoisse m’étreint à l’idée de te laisser dans cette pustule infecte. Je ne t’abandonnerai pas, je reviendrai par le chemin déjà pris par Ignatius. D’ailleurs, je me demande pourquoi il ne t’a 203 pas ramenée chez nous, en France. Et pourquoi il ne me l’a pas proposé. Tu vois, je me sens déjà hors d’ici. Chauffeur, à la porte Vous allez rater votre train si vous continuez à lambiner !... Moi J’arrive … Le chauffeur me presse. Je te promets de faire le nécessaire pour te sortir de là. Je le veux aussi cet enfant. Je te serre très fort dans mes bras et embrasse ta si jolie bouche. Je m’engouffre dans le taxi, au loin le klaxon d’une voiture de police nous décoche un au revoir inamical. Nous franchissons sans aucun contrôle le passage frontalier entre Le Labyrinthe et la France, quittons le parc par l’entrée de SaintCloud. Douce France. Le cœur bat de nouveau très vite, j’ai envie de bouger, j’ouvre une fenêtre avec l’autorisation du chauffeur … « Revoir Paris Un petit séjour d'un mois Revoir Paris Et me retrouver chez moi … »* 204 Mais oui, j’habite juste à côté, chauffeur pourrions-nous faire un petit détour, un mini détour de quelques minutes, j’aimerais revoir … , non, ce n’est pas possible, bon, vous avez raison, … J’habite à côté mais où ?... ça y est, entre SaintCloud et La celle Saint Cloud,… je ne me rappelle plus où… Vous connaissez le nom de la localité entre Saint-Cloud et La celle Saint-Cloud ? Garches... Garches ?... j’appelle mon ami Loris … Moiautéléphone Salut, quel plaisir d’entendre ta voix… oui, c’est bien moi, … inquiet ?, pourquoi ?... cela fait si longtemps ?... j’ai essayé de te donner de mes nouvelles, mais rien ne fonctionnait, ni mobile ni Internet … non, je ne suis pas un schmock ! … j’ai perdu la notion du temps, étrange histoire, ! … cela veut dire que je lis l’heure ou une date sans en comprendre la signification, les jours de la semaine ne s’alignent pas dans leur prolongement, ils se superposent, … il faudra t’y faire ! Comment va Colette depuis le temps, puisque du temps est passé ? … ma femme ? Pourquoi faut-il que je te demande de ses nouvelles ?… ma femme très inquiète? … (abasourdi) J’ai un problème de … (de plus en plus inquiet) Comment dis-tu qu’ils se prénomment ? … mais je ne déconne pas ! … je ne sais pas de qui tu parles … je ne connais aucune Viviane si ce n’est une cousine de ma mère, morte depuis longtemps ! … pas malade, j’ai subi un lavage de cerveau… … oui, une espèce de lavage de cerveau… (angoissé) aucun souvenir, rien, aucune trace dans ma mémoire de ma femme et de mes fils … mon chien, bien sûr … non, je ne l’ai pas laissé tout seul 205 mais (j’hésite) je ne me souviens plus qui le garde à la maison ! ma femme, je suppose… Roseline ? oui, ma belle fille qui est mariée avec ?, … Jessica, je la vois comme si elle était devant moi, … j’irai consulter un médecin dès mon retour … Je suis dans un taxi et je prends le train, je vais à l’enterrement de Heidi, … impossible et impensable, … elle a alerté la police ? … je rentrerai directement à la maison, j’imagine sa tête quand elle me verra la dévisager. J’oubliais, je ne me rappelle plus où j’habite. Et si tu venais me chercher à la gare avec sa photo et celles de mes fils ? Ta présence la rassurerait.... merci. Je suis pétrifié. Sans la mort de cette femme, je ne serais peut-être jamais revenu ! … non, je ne me suis pas échappé, on ne s’échappe pas de ce piège ! Je me rendrai à la police dès mon retour pour déclarer ces kidnappings, ces enlèvements, parce que je ne suis pas le seul auquel c’est arrivé … je ne peux pas y aller maintenant sinon je vais rater le train… Imagine-toi que j’ai rencontré là-bas Ignatius … oui, lui-même… je ne suis pas fou, ce n’est pas une méprise, nous nous sommes même engueulés, … … ce n’était pas une illusion, j’ai emporté le livre dans ma promenade et je l’ai encore avec moi. Or, j’ai constaté que les répliques qu’il m’a lancées pendant nos conversations ne figuraient plus dans le livre et y étaient remplacées par des blancs, … achète « La conjuration », feuillette-le et appelle-moi pour m’insulter si tu ne constates pas des trous dans le texte. Si c’est le cas, je suis bon pour l’asile ! A moins que seul mon exemplaire soit affecté par cette maladie !... Si ce n’est qu’une amnésie, j’ai peut-être une chance de m’en sortir, une amnésie étrange dont je n’ai pas pris 206 conscience là-bas. Je vivais normalement, non, je dis n’importe quoi, j’ai vécu tous ces jours dans le domaine d’un nouveau Robert-Houdin, aux fabuleux talents mis à la disposition d’une perversité criminelle. … J’appelle Olivier et lui demande qu’il m’obtienne un rendez-vous le plus vite possible avec son patron. … Ne t’inquiète pas pour ça, j’ai encore des lueurs de lucidité … Oui, je te rappelle ce soir ou demain pour te donner l’heure de mon arrivée… Salut ... Je consulte la liste de mes contacts et trouve le numéro de Pierre. Si Loris ne m’avait affirmé que c’était le nom de mon fils, je l’aurais certainement effacé de ma liste. 06 07 94 11 03 … tonalité « occupé »… D’accord, j’ai compris. ... Mes fils sont-ils mariés, ont-ils des enfants, suis-je grandpère … Tatiana m’a dit que je serai le père de son enfant, fantasme ou illusion ?… Le taxi me dépose devant une des entrées de la gare. Je remarque que le chauffeur a un écouteur à l’oreille gauche relié sans doute à un walkman. Je règle sa course vingt euros grâce aux mille autres que von Hagen m’a glissé dans ma poche au moment où je le quittais : un acompte sur votre prochaine paie, a-til précisé ! L’heure inscrite sur mon billet et celle qui s’affiche sur l’horloge de la gare m’indiquent qu’il me reste une vingtaine de minutes avant le départ. J’achète quatre journaux et deux magazines, au comptoir d’une cafétéria je m’offre un cappuccino et un croissant, je souris d’un air béat à ceux qui passent à mes côtés, je suis euphorique et catastrophé, 207 mais cela reste entre moi et moi, nous apprécions et haïssons ces instants inoubliables. Que s’est-il passé ? … Quel nom donner à ce symptôme ? … Toutes ces femmes différentes rencontrées, que je nommais chaque fois Tatiana, étaient Tatiana, c’était elle … et l’évêque de Beauvais, les deux vététistes, l’hôtel du Chenal blanc, je n’ai pas rêvé, je n’ai pas dormi tout ce temps ! Ou alors quelqu’un m’a prescrit une cure de sommeil et Loris n’en a rien su. Je pourrais appeler des amis, des neveux et nièces avec lesquels j’entretiens des relations privilégiées, mais je ne saurai quoi leur dire, ils ne comprendraient rien, et le Labyrinthe c’est déjà si loin ! Plus tard, oui, il me sera possible d’en parler, … Je traîne encore un peu dans ce bonheur glacé, une chanson a déjà exécuté quelques rondes dans mon cerveau avant que je décèle sa présence insolite : « Et pourtant Je regrette tant Je regrette en secret La petite maisonnette Que mon père habitait » Je prends place dans un wagon où le silence est de rigueur. La joie extrême, au moment de ma liberté recouvrée, s’est enrhumée. Demeure sous l’angoisse un zeste de bien-être, une dernière pincée d’exaltation, que j’alimente artificiellement de peur qu’ils se dissipent. Je me réchauffe à ce soleil à nouveau voilé, soudainement surgi du brouillard. En face de moi s’installe un jeune homme qui pourrait être âgé de dix-huit ans. Il sifflote un air que j’ai déjà entendu dans un film. 208 Le TGV est parti à l’heure. … … Le Monde auquel je suis abonné depuis quarante ans m’a-t-il manqué dans mon cachot ?... quels termes utiliser pour définir ce séjour sur cette planète … insensée ! Oui, une planète insensée … Je ne peux pas me plaindre d’y avoir été maltraité, j’y ai même passé des moments étranges, étonnants, stimulants, … forts agréables,… ça pique du côté du ventre, j’en ai le frisson, … rien que pour elle je ne regrette rien !... la nostalgie de promesses mirobolantes et abracadabrantes, grand-guignolesques et macabres, ubuesques et sadiques, risibles et meurtrières, la nostalgie des pages d’un Lewis Carroll né du sarcasme d’un vingt et unième siècle ayant ouvert toute grande sa boîte de Pandore,... je vais reprendre ma place que j’ai laissée vacante depuis, … de cette aventure me restera un handicap, la perte de la notion du temps car je récupèrerai le, … j’ai presque sursauté. Jeune Homme Vous avez l’heure ? Moi Non ! … Jeune Homme Il y a longtemps que nous sommes partis ? Moi, bafouillant Je ne sais pas … Ce jeune homme a besoin de compagnie… il continue de siffler cet air que j’ai entendu pour la première fois dans le film de Walt Disney « Fantasia », je devais avoir vingt ans … Enfin ! me voilà redevenu libre, ça c’est une réalité … 209 quand je pense à la somme de travail qui m’attend … Mais de quel travail s’agit-il ? J’ai beaucoup de travail, mais qu’est-ce que je sais faire ? J’ai oublié le métier que j’exerçais !... Malgré ces interrogations très perturbantes, j’éprouve, à cet instant, … du bonheur ? Ne serait-ce que du bonheur de m’en être tiré à si bon compte … « La SNCF vous souhaite un agréable voyage … » «..... Le traité de non-prolifération nucléaire est à l’agonie. » Cet essai constitue une menace à la paix et à la sécurité internationale a estimé M. Bush … « Un récit de l’extrême violence ordinaire au Darfour a été rendu public par le Haut Commissariat des Nations unies » … … « L’environnement sera-t-il l’un des thèmes majeurs de la campagne électorale ? » … « Anna Politkovskaïa a été tuée le 7 octobre. Son sourire manquera même à ses assassins. » … « Les sarkozystes accusent Villepin de disloquer l’unité de l’UMP. » … « Au cours de l’année 2002, 150 millions de filles et 73 millions de garçons ont subi des relations sexuelles forcées… Près de 220 millions d’enfants sont économiquement exploités à travers le monde dont plus de la moitié dans des mines, la fabrication d’explosifs, d’armes, des manipulations de toxiques,… » … « La 210 Whitechapel Art Gallery a écarté de l’exposition qu’elle consacre à Hans Bellmer une dizaine de dessins qui pouvaient choquer la population musulmane de ce quartier... Au nom du principe de précaution, la direction du Deutsche Oper de Berlin a décidé, lundi 25 septembre, de déprogrammer Idoménée. L'annulation de cet opéra de Mozart ne revient-elle pas à donner raison aux extrémistes de tous bords ? » … « Dernière minute 18 heures : Affaire des « bébés congelés » : Véronique Courjault a avoué… » … « La République islamique ne reculera pas d'un pouce sur ses droits légitimes, et l'Iran continuera glorieusement sur la même voie. Le peuple iranien est le peuple le plus cher et aussi le plus puissant au monde », a déclaré le président iranien Mahmoud Ahmadinejad » … … Je mets l’ordinateur en marche… je consulte mes messages, personne ne m’a écrit, je dois être porté disparu. Cela commence à m’inquiéter. Comment se fait-il que je ne me sois pas alarmé plus tôt de la peine, des tourments, que ma « disparition » a causé à tous mes proches ? Je téléphone une nouvelle fois à mon fils, toujours occupé. Je demande au jeune homme s’il me prêterait son téléphone, je lui paierai la communication si elle est établie. Mais il n’en a pas, ce qui m’étonne. … Je me sens comme hors de moi, à côté de moi… 211 Jeune homme, d’une voix neutre J’ai tué Giambellino ! Moi, sans comprendre Excusez-moi, je n’ai pas saisi le sens de votre phrase… Jeune homme, formule sa phrase plus lentement J’ai tué Giambellino ! Moi, dans une sorte de torpeur Merde !... Que s’est-il passé ? … Il me confie qu’il est originaire du Labyrinthe. Qu’il a aperçu le taxi venu me chercher. Quand le chauffeur a quitté son véhicule pour me demander d’accélérer le mouvement il s’est glissé dans le coffre avec l’espoir que je n’emporterais aucun bagage. Il m’a suivi et s’est installé à cette place, personne n’étant venu l’occuper. Il n’a pas de billet, il n’a que de l’argent yaourt, pas un centime d’euro. Moi Mais que s’est-il passé ? Jeune homme Un accident… Moi Avez-vous prévenu sa mère ? Jeune homme Je ne la connais pas ! Il m’a parlé de vous. Moi, dubitatif Juste avant de mourir ? Jeune homme Juste avant de mourir… Moi 212 Mais que c’est-il passé, vous me parlez d’un accident, quel accident ?... Jeune homme, ne peut s’empêcher de sourire légèrement Je lui ai fait enlever sa culotte, enduit ses fesses de cendres et j’ai dit à mon chien de courir après lui pour lui mordre les fesses. Après, ça était l’accident, une voiture l’a renversé et écrasé mon chien… Moi, après un long silence Et c’est à moi que vous demandez de l’aide … Jeune homme Giambellino m’a dit que vous veniez de l’adopter, j’ai cru que vous n’auriez pas trop de chagrin. C’est pour ça que lorsque j’ai vu la voiture qui vous attendait … Moi Quel est votre nom ?... Jeune homme Gilles Schultz… Moi Je vais être obligé de demander au contrôleur de prévenir la police … Gilles Je suis recherché par la police, ils allaient m’arrêter quand je me suis enfui… Moi Pour quelle raison allaient-ils vous arrêter ? … Gilles Ils savent depuis toujours que c’est moi, puisque c’est moi qui a tué les trois autres ! Moi Quels trois autres ? Gilles 213 Jeudon, Roussin et Edelin … J’étais toujours seul avec celui que je tue. Moi Donc, à part moi, personne ne sait que c’est vous l’assassin ! … Gilles Puisque je vous dis qu’eux le savent ! Moi de plus en plus méfiant Pourquoi le sauraient-ils ? Gilles, étonné par ma question Ben, c’est mon rôle ! Moi qui, une fois de plus, ne comprends rien C’est votre rôle ? … Gilles Quand il y a eu le tirage au sort c’est moi qui a gagné. Mais personne savait que j’avais la lettre gagnante. Giambellino je le connais, j’avais pas envie mais en même temps terriblement envie et je l’ai quand même fait parce qu’après ça va mieux … Je peux en violer et tuer autant que je veux quand j’en ai envie avant d’être pris parce qu’on est toujours pris … Moi, le prenant pour un mythomane Et avec moi tu ne vas pas être pris. Gilles Non, parce que jamais personne ne quitte son pays et que je suis chevalier… Moi Seuls les chevaliers peuvent quitter le pays, bon … Et qu’allez-vous faire maintenant ? Gilles Je reste avec vous ... Moi 214 Ce n’est pas possible, je vais à un enterrement et ensuite je rentre chez moi. Gilles Mais vous avez bien adopté Giambellino ! Moi Pour si peu de temps ! C’est ma femme (je me surprends par cette confusion) … je veux dire la femme avec, … la femme qui vivait dans la même maison que moi l’avait adopté en premier, moi je n’ai fait qu’approuver du bout des lèvres … tu comprends pourquoi je ne peux garder auprès de moi un garçon qui tue d’autres jeunes gens, quelles que soient ses raisons. Gilles, fataliste C’est pas grave puisqu’on est toujours pris ! Moi Puisqu’on est toujours pris ce n’est pas grave de tuer une personne, un animal ? Gilles Non ! Moi Mais si vous restez avec moi, vous ne serez pas pris, donc cela devient grave ! Gilles Non, puisque ce sera une autre vie !... (furieux) C’est eux qui veulent ça ! Moi Ils, c’est qui ? … Gilles Tous,… les animateurs, … mes parents, … Moi Ils veulent quoi ?... Gilles 215 C’est parce qu’ils le veulent et que j’avais envie de le faire … J’ai très souvent envie ! Moi Et tu l’as fait ? Gilles, moqueur Mais non, vous avez cru ça ? Je l’ai inventé pour que vous m’écoutiez ! Moi C’est réussi !... Alors pourquoi es-tu parti ? Gilles Mes parents m’ont parlé de la France, alors j’ai voulu aller voir… Moi Mais ils vont te reprendre ! … Gilles Non, si vous me tirez de là…comme vous vous en êtes tiré… Moi Je ne me suis pas tiré je vais à un enterrement ! … Gilles Mais si, vous vous êtes tiré ! … Le train file à vive allure. J’ai besoin d’un café, je l’invite à me suivre. Nous croisons le contrôleur à qui j’explique que ce jeune garçon qui m’accompagne n’a pas eu le temps de prendre son billet. Je paie et nous continuons vers la voiture-bar. Il n’a jamais vu ni pris un train de sa vie. Tout ce qu’il voit l’étonne et il me questionne comme le ferait un enfant de cinq ans. Il rit quand je lui confirme qu’il ne pourra pas, même s’il le souhaitait, commander des yaourts panés. Nous prenons 216 place dans la file des voyageurs qui attendent pour commander un mets ou une boisson. Je l’interroge et il me raconte : Gilles J’ai perdu mes parents quand j’avais six ans, ils sont morts presqu’en même temps. Mon père m’avait appris à chanter, il était chantre de l’église de la paroisse. Je vais tous les dimanches à la messe pour entendre les chants et prier. Surtout à Noël. Ma mère jouait de la guitare, souvent on chantait ensemble. Ca me plairait d’avoir un orgue de barbarie… Moi Tu fais quoi ? Gilles Rien. Un chevalier ne fait rien… ou la guerre. Le travail est honteux, c’est bon pour les serfs ! Moi Vous ne travaillez pas ? Gilles Non. Moi Vous faites quoi ? Gilles La guerre ! Moi Vous vous êtes engagé dans l’armée ? Gilles C’est ce que je voudrais … (Gilles réfléchit, puis dit très vite comme si l’idée lui était venue subitement) … Peut-être dans la Légion. C’est pour ça que je suis parti. Si les Français ne veulent pas de moi j’irai voir les 217 Américains… Ou alors j’irai à Jérusalem me recueillir sur la tombe de Jésus… Moi Ce n’est pas pareil ! et surtout, Jésus n’a pas de tombe… ! Gilles C’est vrai puisqu’Il est ressuscité. Je n’sais pas pourquoi j’ai dit ça… C’est la faute à Satan ! Moi, de plus en plus intrigué De Satan ? Gilles Dieu et Satan se partagent le travail : Dieu crée les hommes, Satan les gouverne puis, Dieu les récupère, absout les fautes que Satan leur a fait commettre et leur ouvre les Portes du Paradis. Nous commandons, moi un café, lui un coca. Je veux payer mais il le prend très mal et sort d’une poche une liasse de billets de cinquante euros. J’en suis stupéfait. Il me sourit et nous rejoignons une table. Moi, mécontent Vous me racontez n’importe quoi ! Gilles C’est comme tout à l’heure. Si je t’avais dit que j’avais de l’argent tu ne m’aurais pas laissé m’asseoir en face de toi. Moi La place était libre, je n’avais aucune raison de m’y opposer. 218 Il manifeste son contentement devant le coca, je me satisfais de l’ersatz de café. Gilles, souriant, Je n’avais pas eu l’idée de m’enfuir, d’ailleurs ces minables ne me retrouveront plus. ... Ils ont perdu ma trace, ils pensent pas que je ferai ça, j’en suis sûr, à cause de la barrière électrique, personne peut la franchir, ils croient que je suis toujours là-bas !... Après notre arrivée à la Part Dieu, je me dirige vers un escalier et le couloir qui mène au quai où se trouve le train à destination d’Ambérieux. Gilles est à mes côtés. Je monte l’escalier qui conduit au train et, arrivé sur le quai, je me retourne, Gilles n’est plus là. Je redescends les marches, il y a du monde dans le couloir, sauf Gilles. Je me dirige vers la sortie, peut-être s’est-il égaré ?... je ne le vois nulle part. Cela m’inquiète beaucoup. Ce jeune homme à des problèmes sérieux et je m’en veux de ne pas avoir été plus attentif à son comportement. Il m’a bluffé durant tout le voyage, mais je ne saisis pas pourquoi. Mythomane, affabulateur, sans aucun doute, après je ne sais plus… Et puis, ce n’est plus mon problème, mon problème immédiat est de ne pas rater mon train qui part à douze heures treize et ma montre affiche douze heures dix. Je cours et m’essouffle rapidement. J’arrive à Meximieux-Pérouges, Fanny m’attend. 15 219 « Heidi est le prénom d’une femme que j’ai connue durant soixante ans. Il n’y a jamais eu d’autres Heidi dans ma vie. Je l’ai rencontrée pour la première fois au château de Meximieux alors qu’elle dirigeait ce home d’enfants. Par la suite, elle et ma mère sont devenues de grandes amies – sa meilleure amie pour ma mère-. Deux ou trois fois l’an, elle et mes parents se rencontraient à Pérouges ou à Paris. Je me joignais parfois à eux et il m’arrivait de leur acheter des billets pour un théâtre ou une exposition. Mais le plaisir que nous prenions, Heidi et moi, à ces rencontres était non seulement réel mais s’enracinait dans un imaginaire que ni elle ni moi n’avons jamais cherché à explorer. Cela tenait à un « je ne sais quoi », « un presque rien » qui, dans 220 une infime mesure, nous apparentait à Montaigne et La Boétie : c’était parce que c’était elle, c’était parce que c’était moi... Je me détourne de mon texte attiré par un bruit et quelques murmures qui viennent sur ma droite. Poussant devant eux leur vélo, les deux vététistes se fraient à pas lents un chemin parmi les personnes rassemblées autour de la tombe. J’ai du mal à croire ce que voient mes yeux. En passant derrière mon dos, à me frôler, le premier profère à la manière du speaker de Radio Londres, pendant que son copain simule un brouillage des ondes « La gazelle a retrouvé son petit ». Le deuxième reprend, en écho, pendant que son copain simule un brouillage des ondes : « Nous répétons, la gazelle a retrouvé son petit ». Ils nous dépassent, enfourchent leurs machines, et en quelques coups de pédales se retrouvent en bas de l’allée qui mène à la sortie. Ils saluent Vieux 1 et Vieux 2 assis sur un banc qui bayent aux corneilles. La perplexité de l’assistance et la confusion qui règne dans mon cerveau m’incitent à reprendre la lecture de mon texte… Quand je lui chantais : »Alle vöglein sind schon da… » je sentais une émotion l’entraîner vers des lieux qu’elle seule pouvait investir. A ces moments, nous 221 étions liés par une même partition comme le sont deux musiciens interprétant quelque sonate. Une complicité qui s’ali- mentait d’un regard ou parfois même d’une phrase frôlant le lieu commun. Nous nous cantonnions dans un no man’s land où ses mérites ne le disputaient pas à mes échecs ou mes réussites. Je ne sais donc rien de la femme Heidi, encore moins de la mère de Fanny, Madeleine, Rebecca, Amalia. Je sais seulement qu’elle m’a sauvé la vie à l’âge où la Directrice tutoie l’enfant et où l’enfant vouvoie cette dame qu’il craint. La crainte avec l’âge a fait place au respect. Mais la retenue implique t-elle le vouvoiement alors qu’elle m’encourageait à la tutoyer ? Je tutoie nombre de personnes que je respecte. Reste la timidité du petit garçon devant la femme. Peut-être, qu’en ce 222 qui concerne Heidi, elle ne m’a jamais quitté. Je viens de lire ce texte devant la tombe de cette femme à la morale et au courage exemplaires. Le trou dans cette terre glaiseuse est béant et le cercueil en bois mort relève de l’incongru. Pourquoi un tel objet exposé là ? C’est une coutume très ancienne que d’enterrer les morts, de leur bâtir des pyramides, des cathédrales tout confort, ou de simples trous pour les soustraire à notre vue. A quel autre effet pourrait servir cette boîte en bois qui attire mon regard alors que je me penche légèrement au-dessus de l’abîme ? Car il eut été terrible pour l’assistance d’avoir à contempler un corps sans vie dépouillé de tout apparat. Il nous aurait peut-être rappelé ces charrettes chargées de corps squelettiques, tirées ou poussées par des silhouettes faméliques. Ou encore ces corps mutilés, cramés au lanceflammes, laissés à même le sol de l’église ou du bunker, dans une posture qui en dit long sur le degré de souffrance des suppliciés. La terre libérée de la main de chaque parent, ami, passant, frappe le cercueil d’un bruit mat qui sonne le glas du navire chaviré. La déferlante de la vie agrippe avec force la déferlante de la mort. Tourmenté par cette cérémonie dont les contenus liturgiques m’insupportent, je rejoins le prêtre qui s’apprête à quitter le cimetière. Je lui demande, d’abord, s’il connaît les deux cyclistes qui sont venus perturber notre recueillement. C’est non. Je 223 continue en l’interrogeant : comment, homme de foi mais aussi homme du vingt unième siècle, pouvait-il encore évoquer avec autant de conviction la bonté de Dieu, ne rien trouver à redire à la mise à mort de son fils et soutenir avec autant d’ingénuité l’idée de la résurrection, et surtout pourquoi donner la vie pour la reprendre sitôt donner. Il me regarde pour essayer de deviner si je lui tends un piège. Je le rassure. Prêtre, tout en marchant Il est impossible de répondre à votre question si vous opposez aux réponses que propose la foi celles que nous offre la science. Foi et science ne peuvent se répondre ni s’opposer puisque leurs champs d’investigation se situent dans des domaines qui ne peuvent s’agréer de par leurs définitions. Elles coexistent chez des hommes de bonne volonté mais sont sources d’anathèmes quand les hommes décident de s’opposer par leur intermédiaire. Ainsi, de la résurrection du Christ si je reprends votre avantdernière question : si vous n’y croyez pas, personne n’a le pouvoir de vous convaincre. Nous passons devant Vieux 1 et Vieux 2 qui se lèvent à notre passage, nous saluent et nous emboîtent le pas. Je m’apprête à répondre au prêtre quand la voix de Vieux 1 s’immisce dans notre conversation : Vieux 1 Pas si simple. La Bible, ancien et nouveau Testament, le Coran, se lisent à la manière de livres d’Histoire. Ainsi, tels événements ont eu lieu à telle époque, tels personnages ont tenu tels rôles. Dieu et tous les 224 protagonistes qui ont à voir avec lui sont inscrits dans l’histoire de l’humanité. Peu nombreux sont aujourd’hui ceux qui remettent en cause l’existence, il y a trois mille trois cents ans, d’un dénommé Moïse. Vieux 2 Quand les juifs, les chrétiens, les musulmans débattent sur Moïse, sur Jésus, sur Mahomet, on est surpris de les entendre évoquer l’Histoire. (Nous faisons une petite halte sur le chemin pour écouter la réponse.) Bien qu’elle soit révélée, le clergé a toujours essayé de montrer qu’il y a une logique non pas seulement théologique mais bien historique. Vieux 1 Pendant plus de trois millénaires, la vérité révélée l’a emporté sur la vérité scientifique car, une fois décrété l’axiome de départ, en découle un raisonnement d’une parfaite cohérence. Vieux 2 Bien que révélée cette vérité est construite selon une logique. Pourtant, une vérité révélée n’a besoin d’aucune logique, elle est telle qu’elle s’est révélée, avec ses cohérences et ses incohérences. Vieux 1 Pour répondre à la question posée tout à l’heure, si on admet avec les Evangiles et d’autres auteurs que Jésus est le fils de Dieu, il semble difficile d’imaginer qu’à l’image de son père il n’ait quelque pouvoir. D’après notre expérience et nos savoirs, chaque enfant va recevoir de ses parents des gènes qui l’apparenteront à ses ascendants. Il lui manquera les acquis qui n’appartiennent pas au patrimoine chromosomique. Or, 225 Dieu peut être considéré comme une entité dont tout l’acquis, si acquisitions il y a eu, a été converti en inné. Dieu est, il est le Tout infaillible. On peut donc penser, selon toute probabilité, que le fils d’une telle entité ayant comme mère une terrienne, devrait avoir un génome dont vingt trois chromosomes appartiennent à la lignée du père. Le fils a donc hérité de son père, peut-être pas de tous les pouvoirs mais obligatoirement de certains… (quelques personnes se sont arrêtées pour écouter ce qui se dit. Nous formons maintenant un bouchon qui oblige ceux qui nous dépassent de faire un détour autour de deux tombes). Vieux 2 Il a aussi hérité de vingt-trois chromosomes qui appartiennent à la lignée de la mère. Il a donc hérité de sa mère non pas toutes les faiblesses, mais certaines. Il ne peut donc prétendre être l’égal d’un dieu ou de Dieu. Son côté terrien le cantonne à un rôle subalterne dans la hiérarchie divine. Cela dit, fort de ses connaissances et pouvoirs il aurait pu échapper aux soldats romains. Vieux 1 Mais il ne l’a pas fait. D’après vous, fort de ses connaissances et pouvoirs, il s’est laissé mettre en croix sans trop se faire de souci. Puis il a déchanté en apprenant que son corps était une pelure difficile à porter et que son Père était parti inspecter une autre partie de l’Univers pendant qu’il marinait sur sa croix. Porté mort au tombeau, il s’en est éclipsé avec l’aide de son père puisqu’il n’avait rien à y faire. Cela a été un jeu d’enfant pour lui d’apparaître ensuite devant Marie La Magdaléenne, Marie la mère de Jacques, devant 226 Jeanne, par la suite devant les disciples et de rejoindre Dieu après l’entrevue de Tibériade. J’ai du mal à me glisser dans cette histoire. Ce fils d’un Dieu et d’une terrienne me rappelle trop les mythologies grecques et romaines. Prêtre Difficile pour un prêtre de se prêter à ce genre de débat.... Vieux 1, s’adresse à Vieux 2 Pensez-vous que ce n’est qu’après sa mort qu’il a hérité de certains attributs qui le prédisposaient à tenir le rang que vous savez ?... Cela voudrait dire qu’à sa naissance, Jésus est un enfant que rien ne différencie des autres enfants de son village, que rien ne prédispose à un avenir brillant. Pourtant, une étoile qui ne figurait sur aucune carte du ciel de l’époque, va alerter les Rois mages et leur indiquer la route qui mène à l’étable. Bizarre, ne trouvez-vous pas, tous ces personnages qui viennent faire allégeance à ce bout de chou qui vient de naître ? N’aurait-il quand même pas quelque pouvoir particulier que nul autre pareil ne détient ? Si vous maintenez qu’il n’en a pas, affirmeriez-vous que son père l’a envoyé sur Terre dans un total dénuement à la seule fin de lui faire faire un voyage d’études ? A subir les affres d’une initiation pour qu’il comprenne de quoi est fait le quotidien de l’homme ? Que la créature humaine issue des doigts de Dieu et de son imagination est un être d’une grande complexité difficilement gouvernable ? Croyez-vous cela ? Croyez-vous que Dieu a promis à Jésus, s’il passait avec succès ces examens, qu’Il lui confierait alors des pouvoirs 227 importants et qu’il lui réservait le siège placé à sa droite ? … Vieux 2 Mais si ce rôle ne lui avait pas convenu, ne serait-il pas resté sur Terre ? Il aurait pu épouser Marie la Magdaléenne ou toute autre brave fille qui lui aurait donné une multitude d’enfants conformément aux souhaits de son Père qui voulait que son peuple croisse et se multiplie. Or, il a choisi l’autre voie, celle de la Résurrection. Vieux 1 Vous faites exprès de ne rien comprendre ! (Il s’arrête. Nous avons déjà franchi le portail du cimetière et nous nous trouvons sur la chaussée) Lazare, l’ami de Jésus, souvenez-vous, est mort depuis quatre jours. Il commence à sentir. Jésus a dit à Marthe, une des sœurs de Lazare : « Ton frère ressuscitera. … Quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais ; le crois-tu ? » Ce sont ses paroles ! Jésus est sûr de lui, il connaît ses pouvoirs, il n’est pas un faiseur de miracle. Aucun thaumaturge n’a su et ne saura jamais réveiller un mort. Jésus parle d’abord à son père, c’est très important, puis s’écrie : « Lazare, viens dehors ! » Celui-ci apparaît encore enveloppé de son suaire. Jésus ordonne qu’on le délie et qu’on le laisse aller. Point d’accolade. Jésus a donc le pouvoir de ressusciter les morts, même quand leur âme a commencé à prendre du champ. Vieux 2 Son pouvoir, c’est d’abord celui de son père qui s’exprime à travers lui. En fait, il demande à son père de montrer sa grandeur en accomplissant ce miracle par l’intermédiaire de lui, le fils. Jésus n’a encore, au 228 moment de l’épisode de sa vie que vous venez de citer, aucun pouvoir si ce n’est celui de relais. Il est dans une situation voisine de celle de Moïse écrivant sous la dictée de Dieu ou de celle de Mahomet qui lui prête sa voix. Vieux 1 Donc, vous êtes pour le voyage d’études et l’initiation ? Vieux 2 Pour la Résurrection et la Rédemption. Vieux 1 La résurrection, voir plus haut. Quant à la rédemption, pourquoi faire ? Racheter le genre humain alors qu’il a été créé par Dieu ? … (Vieux 1 va s’asseoir au volant de la voiture et met le moteur en marche. Vieux 2 le rejoint)... Adam, berger ignorant, a désobéi à Dieu, sans comprendre que son insoumission allait le sauver. Sans le savoir, il a fait le bon choix, celui qui allait porter sa descendance vers l’intelligence et les connaissances. Il nous a permis de ne pas vivre éternellement idiot. C’est une des raisons qui me fait penser que si Jésus a voulu, par son sacrifice, racheter la faute d’Adam il s’est peutêtre sacrifié pour rien !… (Le conducteur accélère, la voiture s’éloigne. Le curé à mes côtés, nous nous approchons de Fanny qui nous attend appuyée contre la porte avant de sa voiture, ses deux enfants et sa nièce lui faisant face.) Fanny au prêtre Vous connaissez ces gens-là ? Prêtre Jamais vu, j’ai cru qu’ils faisaient partie de votre famille ou de vos amis … 229 Fanny Non, pas du tout, c’étaient des raisonneurs ! Prêtre La foi nous garde de ce genre de raisonnements … Fanny remercie le prêtre pour sa prestation, puis elle me conduit à la gare. Nous nous serrons dans les bras chaleureusement. Les rames de ce train régional sont neuves et confortables. J’allume mon ordinateur pour prendre quelques notes. Si la misère accable un croyant, il ne peut que conclure : j’y suis pour quelque chose, j’ai commis une faute. Si elle n’est pas évidente, il s’en invente une. Et s’il est fautif, il mérite une punition. La culpabilité est lâchée, elle n’est pas prête à regagner sa tanière d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Comment l’homme a t-il su dénicher un démon aussi perfide ? Ils me suivent. Quelle naïveté de ma part ! ... Je saurai leur échapper. Changement de train à Lyon. A dix-huit heures quinze, je suis rendu à Paris. 230 16 Salut Loris, quel plaisir de te revoir, Le plaisir est réciproque, Des amis de quarante-cinq ans c’est quand même mieux que des amis de trente ans, Surtout lorsque l’un d’eux réapparait après s’être inscrit aux abonnés absents. Cet enterrement, pas trop dur ?, Beaucoup de tristesse. L’extinction des feux avait déjà été ordonnée depuis quelque temps. C’était du rab, mais un rab de fond de casserole, Je suis rassuré, je craignais que tu ne me reconnaisses pas, Ce qui a été effacé, ce sont les pensées qu’ils ont pu censurer avant l’injection du contre poison, je t’expliquerai tout à l’heure. Si tu m’as reconnu aussi facilement, tu vas à coup sûr identifier Vivianne sur cette photo, … Je regarde la photo, … je me raidis et la lui rends, confus et catastrophé, ... j’ai immédiatement distingué Colette, mais l’autre femme m’est totalement inconnue, pas le moindre trait de son visage ne m’est familier… Nous nous dirigeons en silence vers le parking. Il paie avec une carte, puis nous prenons l’ascenseur jusqu’au 3ème sous-sol, la porte s’ouvre, je sors, d’autres personnes prennent 231 place, je me retourne, Loris me suit, je lui demande de quel côté est garée sa voiture, il me montre d’un coup de menton la direction à prendre …. Je m’étonne qu’il ait changé de voiture alors que la précédente était presque neuve. Il me sourit, me montre avec son doigt dirigé sur sa tempe qu’il est fada, me désigne son larynx. Ne parlons pas me dit-il, la voix soudain enrouée, je te ramène chez toi le plus vite possible. A ma grande surprise, une personne que je distingue mal, occupe déjà le siège avant de la Mercedes, je m’installe à l’arrière, nous partons. Le passager se tourne vers moi : Van Hagen, me sourit Je suis vraiment content que tout se soit bien passé pour vous. Nous empruntons le chemin habituel, les quais rive gauche, Issy-les-Moulineaux, Sèvres, … Nous pénétrons dans le Parc par la Grille d’Honneur, contournons les bâtiments administratifs et passons en trombe la barrière douanière levée. Nous venons de franchir la frontière du Labyrinthe. Je me retourne, trois hommes replient avec vélocité le poste de douane que nous venons de dépasser… Bien que restant muet je m’indigne, ou l’imagine, puis mon cœur bat la chamade,... enfin je capitule, la folie l’emporte sur la raison ... Allée du Fer à Cheval, Allée de Versailles, nous franchissons un carrefour, une courbe, et devant nous se dresse le Palais Providentiel, résidence d’hiver de l’homme fort du pays, mélange de château fort et de palais de Fée Clochette ... L’allée 232 devient Le Boulevard de la Réviviscence. Nous roulons au pas tant le trafic est devenu dense. La route s’enfonce sous le Palais Providentiel, une signalisation indique Labyrinthe City la capitale. Ici le Centre commercial des Labellisés, les hôtels de grand luxe, casinos, music-halls, boîtes de nuit, la Place aux Divertissements, les lumières de la ville. Là, le Centre commercial Le Touvenant éclairé par des becs de gaz. Je demande au chauffeur de ralentir pour que je puisse voir dans leurs fonctions ces deux allumeurs de réverbères, je baisse ma vitre car ils disent quelque chose … « Dormez, bonnes gens, … nous pensons pour vous … Dormez, bonnes gens, ... La voiture stoppe devant le Centre Civique, une ancienne chapelle. Un homme coiffé d’un haut-de-forme se précipite et m’ouvre la portière, je comprends que je dois quitter la voiture et le suivre. Nous pénétrons dans une … cathédrale ! Devant nous, quatre sièges font face à un bureau derrière lequel est déployée la bannière du Labyrinthe. Un homme, une veste droite mettant en valeur une cravate lavallière flottante à pois, me salue de la tête et reprend la lecture d’un document. L’homme au chapeau haut-de-forme me demande de prendre place sur la deuxième chaise en partant de la gauche et ressort. Des gens visitent la cathédrale pendant que d’autres prient. La porte s’ouvre, Tatiana plus ravissante que jamais ! Je me lève, elle me prend par la main et vient s’asseoir sur ma droite, l’homme au haut-de-forme à la droite de Tatiana. Une femme qui, me semble t-il, priait tout 233 à l’heure prend place sur ma gauche. L’homme à la lavallière a posé le document sur la table et se place derrière elle, face à nous. Il me demande si je veux prendre pour épouse Tatiana Onéguine. Je réponds oui. Tatiana répond elle aussi par oui, elle me prend pour époux. L’homme à la lavallière me tend une petite boîte de laquelle j’extrais une bague que je passe à l’index de Tatiana. Tatiana prend la deuxième bague et me la passe au doigt. « Je vous déclare mari et femme devant la loi » dit l’homme à la lavallière. Musique de Mendelssohn pendant que nous signons sur le registre et que les deux témoins en font autant. Tatiana m’ouvre ses bras, nous nous embrassons, elle me confie que la loi du pays n’accepte pas les célibataires et elle me quitte aussitôt car de graves incidents ont eu lieu et on a besoin d’elle là-bas. L’homme au haut-deforme me raccompagne jusqu’à la voiture et, sans que le moindre mot soit échangé avec le chauffeur, nous repartons. La voie remonte à la surface, elle devient chaotique, la nuit s’est répandue dans le moindre interstice de cette portion de Terre, seuls les phares éclairent la route. Le parc s’étend maintenant sur plusieurs kilomètres. Un panneau indique Batanic Town. Des lampadaires électriques éclairent des mobil homes, des bungalows, des caravanes. Le chauffeur à la tête de Loris me laisse devant ma nouvelle adresse : 33, Avenue des Bâtisseurs. Une pancarte à côté de la boîte aux lettres : Mobil home 4 places, 23m²: 2 chambres : l’une avec 1 lit double, l’autre avec 2 lits simples - salle de bain avec 234 douche, lavabo et WC - coin cuisine équipée (feux, frigo, évier, vaisselle) - salon de jardin + 1 parasol. Dans la boîte, trois lettres, un journal. La clé est accrochée à un clou doré planté au milieu de la porte, je rentre. Décor plus simple que le précédent. La première lettre émane de la Direction de la Standard Yaourt Company qui m’annonce mon licenciement. Le prétexte : mon déplacement à l’étranger. Ne pouvant de ce fait assumer la responsabilité du service, la Direction se voit dans l’obligation de me remplacer sur le champ, car ce poste requiert un travail à temps plein. Une deuxième lettre à l’en-tête du Consortium d’investissements Immobiliers me demande de me rendre dès le lendemain matin, sept heures, sur le chantier de construction du BATANIC. Je pose les lettres sur la table, dans l’armoire sont rangées mes affaires et celles de Tatiana, je m’assois sur le canapé… … « On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Hier la Grande armée, et maintenant troupeau* ». Je fais maintenant partie du troupeau, sans penser, sans réagir, sans me poser les questions qui me sont essentielles, sans envie ni désir, chose vivante sans être, plutôt désertée par son être. … Non, je ne suis pas extérieur à moi, je suis dans moi, un moi-nuage. Pas résigné, plutôt affadi, pas dans une absence, plutôt chose que sujet, pas inactif … je fais ce qu’on me dit de faire, j’exécute les ordres sans état d’âme. … je regarde, je suis un regard, j’enregistre tout ce qu’il voit, je n’en tire rien … mêlé aux 235 événements, sans envie de m’opposer à eux ou de les approuver, je les subis… « je », je ne dis pas « il » en parlant de moi, reste encore une parcelle de mon identité… L’état dont je suis le symptôme apparaîtrait, vu par un scanner à inventer, comme la matérialisation d’une absence métaphysique, sorte de schizophrénie où hallucinations et stupeur catatonique ont envahi la place. Aucune envie de fuir, de tout plaquer, ce n’est pas dans mes préoccupations. … Je ne me sens responsable ni de moi ni de personne, de rien. Je ne sais pas ce que je suis, qui je suis, je ne mesure plus le degré de mon désespoir… seule Tatiana ensoleille la route … Deux silhouettes éclairées de dos se postent devant la fenêtre. D’une main, l’une la pousse, elle s’ouvre. Silhouette 1 Faut-il vivre pour être ? Je vis, donc je suis ? Ou peuton vivre sans être ? Je vis mais ne suis pas. Quand on n’est pas, qu’est-ce qu’on est quand même ? On existe. On est existant mais on ne sait pas que l’on est. Faut-il la reconnaissance de l’autre pour être ? Un nouveau-né abandonné dans le désert, nourri artificiellement par un procédé encore à découvrir, sans contact avec un être vivant saura t-il qu’il est ? Non, pas plus qu’il ne saura jamais qui il est. Je suis celui que je suis parce que l’autre m’a fait tel, parce que l’autre me fait être. Je sais que je suis parce que l’autre me le fait savoir. Mais je suis apte à savoir que je suis. Cela n’est pas donné à toute individualité vivante. Et l’étant, c’est quoi ? Estce celui qui est, celui qui dit qu’il est, celui qui dit je suis celui qui est ? Silhouette 2 236 Je suis étant. L’étant, c’est le je qui a phagocyté les tu, nous, vous, ils. C’est la phase triomphante de l’étant… Je suis étant est le stade premier. C’est déjà un état mais c’est encore une destination, un voyage. C’est un mouvement incertain. C’est aussi un contenu, un savoir, des connaissances. C’est un vécu, c’est une conscience. … L’étant est à l’arrêt. Il a perdu son élan, c’est un être saturé, replet, qui n’en peut mais. Il est l’aboutissement du je suis, mais aussi sa métamorphose. Il est le présent, sans passé ni futur. Aucune mémoire ne conserve la trace de l’étant, il est sa mémoire. L’étant est dans l’instant dont la durée peut varier entre le milliardième de seconde et quinze milliards d’années. … J’ai été laisse des traces, des empreintes. L’étant est un trou noir qui ingurgite tout sans laisser trace de son passage. Je suis est une continuité, l’étant une globalité. Elles/ils me font un signe d’adieu, et s’éclipsent. Je me lève pour fermer la fenêtre… Sur le rebord, un livre « Sein und Zeit » … Je me sens très fatigué, c’est la seule sensation que j’éprouve, je me couche et j’allume la télé sans y penser. Aucun programme si ce n’est un texte : « le 7ème jour, le Seigneur et l’homme se reposent ». J’ajoute mentalement : « Les murailles croulèrent… » … J’éteins la télé, … tiens, je peux l’éteindre, consulte mes emails, des spams par dizaines, quatre emails de femmes qui me proposent de les rencontrer. Je vide le panier, extinction des feux, ............................................….. …………………..…………………….. Je suis dans ma maison entouré par mes deux fils et ma femme 237 dont je ne reconnais pas les visages. Nous fêtons l’anniversaire de ma fille celle que j’ai eu avec Tatiana. Mais Tatiana n’est pas présente. Je m’étonne auprès de ma femme de cette absence inexpliquée. Je préviens que je vais la chercher dans une autre pièce. J’ouvre la porte et la referme derrière moi. Je suis dans l’ascenseur avec des mineurs et nous descendons vers le fond de la mine. L’ascenseur prend de plus en plus de vitesse, et subitement le plancher s’entrouvre, je tombe, je tombe, je tombe dans le vide et me retrouve flottant dans l’espace intersidéral. Je dérive, autour de moi personne, je suis seul, absolument seul dans le noir de l’Univers. Tout autour de moi, des milliards d’étoiles, planètes, galaxies qui illuminent le ciel. Je m’aperçois qu’elles s’éteignent les unes après les autres, le noir devient de plus en plus envahissant, et quand la dernière lumière va s’éteindre, je suis terriblement angoissé et je me réveille, je suis en sueur. La chambre est inondée par la lumière de la lune. J’essaie de me rendormir mais le sommeil m’a abandonné, je m’habille, je sors. Je n’avais pas encore eu le temps d’examiner le mobil avec attention. Sur le côté, il y a la porte d’un garage. J’y pénètre. En l’absence de voiture, le lieu se présente comme un petit atelier avec un outillage suffisant pour bricoler et faire quelques travaux de jardinage. Tout est parfaitement rangé. Un vélo est suspendu à un croc. Je le décroche et pars, au hasard. Aucune lumière aux fenêtres des bungalows, mais vers l’ouest, par-delà la colline, une lueur qui s’étend sur une grande hauteur au- 238 dessus de l’horizon, ce ne peut-être que Paris … personne dans les rues de cette cité dédiée aux travailleurs du chantier. Aucun arbre, aucun espace vert … Une station service : deux pompes devant une baraque, … un self, … un parking ou stationnent voitures, bus et quelques énormes camions aux roues d’un diamètre plus grand que ma taille. Je quitte la cité, suis un chemin qui traverse une forêt de sapins et débouche sur une place dont le centre est occupé par un très grand bassin entouré de statues. Je contourne le bassin et prend une Allée qui me mène vers le Théâtre Antique qu’elle contourne par l’arrière. Une petite place entourée de tilleuls est adossée au mur de scène. A l’autre bout de la place, faisant face au mur, se dresse une Porte monumentale éclairée en contre-plongée par deux faisceaux lumineux. Elle est surmontée d’un char tiré par deux chevaux au galop conduit par L’homme au complet en alpaga. De la main gauche il tient les rênes, de l’autre son bras tendu vers l’arrière brandit un étendard sur lequel on peut lire : De l’Ecole l’enfant sort grandi. Sur le fronton a été sculpté : Ecoles de l’Education Campus Une pancarte invite les passants à venir visiter les lieux. Heures d’ouverture : de 0 heure à minuit, sept jours sur sept. Des jeunes gens, des deux sexes, forment une longue file d’attente avant de pouvoir y pénétrer. Qui sont-ils ? Des élèves et 239 étudiants qui fréquentent ces établissements. Pour quelle raison visitent-ils le Campus à une heure si tardive alors que tous en sont des familiers ? Parce qu’ils ont démérité et ont été punis. En quoi cette visite est-elle une punition ? Ce n’est pas une punition mais une prise de conscience. Après la visite, chacun doit rédiger un rapport qui met en valeur les qualités de l’environnement, de l’encadrement, des enseignements, dans les domaines qui le concernent. Les élèves n’ont pas le droit de redoubler. Ceux qui sont à la traîne sont pris en main par un « Rattrapeur » et un psychologue qui leur font rattraper leur retard. Si, malgré ces aides, l’élève n’y arrive pas, il passera une nuit en cage avec un fauve. S’il en réchappe, il sera largué au-dessus de l’Angleterre sans parachute et dans une région particulièrement accidentée. …. Je dépose mon vélo dans une consigne puis, sur une deuxième borne spécialisée dans la prise des empreintes, pose ma main droite sur le Détecteur. Une voix annonce : « Veuillez retirer votre main, Merci. » Je passe sous l’arcade de la Porte. J’aperçois une grande cour carrée d’une centaine de mètres de côté entièrement pavée. D’une guérite en plexiglas située sur ma droite la même voix m’indique : « Vous ne pouvez entreprendre la visite de ces lieux sans vous (craaaaachotements) ... munir obligatoirement (crachotements) du casque radio mis à 240 votre crachote... disposition. Veuillez vous en saisir. » Une fenêtre de la guérite s’abaisse et un casque m’est tendu par une main dont le bras est recouvert par la manche d’un costume militaire. Je m’aperçois, en prenant le casque, que c’est une main articulée robotisée. Une fois la main rentrée dans son affût, la voix reprend : « Ce n’est pas une visite guidée, vous pouvez aller où bon vous semble. Prenez bien soin de toujours avoir les oreillettes du casque collées à vos oreilles. Pendant votre visite vous pourrez vous restaurer à la cantine de l’Ecole. Merci de ne déranger ni le personnel ni les élèves.» Je fixe le casque sur ma tête et mets en place les deux oreillettes. C’est une grande cour carrée pavée, éclairée par des lampadaires également alignés en carré. Au centre, un kiosque à musique qui, vu de là où je suis, semble grillagé. Les bâtiments qui la ceinturent datent du dix-septième siècle. Des veilleurs montent la garde dans leurs miradors. Des jeunes vont et viennent. Il n’y a pas de sens de visite, pas de panneau indiquant les entrées des différents centres d’enseignement, je suis libre d’aller là où ma détermination ou mon indécision confortée par une grande indifférence me poussent. 241 Voix style dernier avertissement Il ne faut ni que les jeunes gens s’endorment ni qu’ils pensent à autre chose que ce à quoi la Direction des Pensées a décidé qu’ils pensent. Chacun est formé pour réfléchir uniquement dans les domaines qui lui sont réservés. Cette école fonctionne d’une façon démocratique. Tous les diplômés sont assurés de trouver du travail à la sortie de l’Ecole, dans les entreprises, les administrations et tous les autres secteurs de l’Economie. Aucun enseignement de sciences humaines et de philosophie, disciplines qui ne conduisent qu’à des prises de tête totalement inutiles au bon fonctionnement de la société labyrinthenne, n’est donné ici. Du côté de la recherche scientifique, seules des recherches appliquées sont mises en œuvre. Je m’avance vers une petite porte située dans la ligne médiane de mon champ de vision. Chuchotée et sucrée : « Ici travaillent des personnes chargées de veiller sur la qualité, l’état et les détails des tenues vestimentaires des étudiants des différents établissements afin que la garde-robe ... » Je referme la porte… traverse la cour en diagonale en chantonnant quelques vers de ma composition : Ils sont passés par l’école de Prévert Empruntant des chemins de traverse Qu’il vente ou pleuve à verses. Sur la Route des Cailloux Ils se sont engagés 242 La plante des pieds saigne Les chevilles sont gonflées … Une haute porte est dessinée sur le nu de la pierre. « La Maison des maisons est le centre de Gouvernance de la Cité des Enseignements, … » Cette voix précieuse, saupoudrée de suffisance, qui arrive à mes oreilles avec un minimum de décibels qui la rendent quasiment inaudible, m’insupporte. Je déplace les oreillettes pour avoir la paix, mais des picotements sur ma peau, semblables à ceux que l’on ressent lorsque le corps reçoit une faible décharge électrique, m’obligent à les tordre de manière à éviter qu’elles entrent en contact avec ma peau… Une feuille de papier est fixée à la sonnette : Sonnette. Poussez la porte … La lourde porte de pierre me laisse un passage et se referme dans mon dos. … … Un faisceau lumineux m’éblouit. … Des miroirs, partout, jeux d’ombres et de lumières… Un cube de glaces… Devant moi, un escalier en colimaçon de fer forgé grimpe jusqu’au plafond. Sur le même plan, parallèlement à lui , un tube, un boyau, en métal brillant. Dans l’angle droit, un bureau, une chaise dont les bras supportent une pancarte : Huissière (en dérangement) Une forme indéfinie, se servant du tube comme d’une perche, cramponnée à elle, se laisse glisser jusqu’à terre. C’est une femme vêtue de noir, un châle en tons de pastel passé autour du cou. 243 Cheveux noirs en brosse avec houppette sur le devant. Une souricière ?,.. oui une souricière dans un métal semblable à de l’argent, pend négligemment à son flanc droit. Femme avec houppette Je suis Jennifer. Avant de vous donner la clé de l’une de ces portes, oyez ce que j’ai à vous conter. Au temps où cette province était encore sous administration française, elle vivait sous des lois dont l’esprit reflétait encore les philosophies en cours après les événements de mil neuf cent soixante-huit. Ainsi, nous assistâmes, impuissants, à la déliquescence des mœurs, à une montée vertigineuse du chômage, à une progression non interrompue de la délinquance, à une baisse constante du pouvoir d’achat, à l’invasion de la France par des hordes d’immigrés venus de tous les continents, à une mise au pas de l’économie française et de ses patrons, au discrédit de notre politique étrangère d’où notre déclin sur le plan international. Depuis le rachat du Parc par le Consortium d’Investissements Immobilier et son nouveau statut de Principauté nous avons pu promulguer nos propres lois. Le Labyrinthe est devenu une affaire familiale prospère citée en exemple dans le monde entier. La hausse sans faille de nos actions cotées en Bourse est une preuve ... excusezmoi ... Là, derrière moi, est-ce … un holster duquel dépasse la crosse d’un revolver à barillet ?... ... une preuve supplémentaire du bien fondé de nos politiques économique et sociale. .... suspendu dans les airs ou maintenu par un élégant subterfuge sur le mur de glace placé dans mon dos !!!!!!??????????!!!!!!!!!............. 244 Quelles ont été les mesures prises pour obtenir de tels résultats ? … Nous nous sommes, tout d’abord, penchés sur le problème de la famille. La fonction familiale a toujours été l’une des grandes préoccupations de notre Guide. Sa première décision a été d’instaurer un climat de paix dans le couple homme-femme. A cet effet, tout être humain citoyen du Labyrinthe est désexualisé, son appétence sexuelle inhibée. Hommes et femmes peuvent désormais vivre et dormir en paix. Toute naissance est maintenant programmée, de manière qu’il y ait toujours un nombre égal de filles et de garçons. De l’âge de 16 à 32 ans les femmes sont tenues : - Tous les ans, pendant les quatre premières semaines du mois de mai, à venir donner leurs ovules, - A se porter candidate, à trois reprises, à la fonction de « mère porteuse ». Les enfants qu’elles mettent au monde sont confiés à des parents désignés pour cette tâche. - A élever jusqu’à l’âge de six ans, à trois reprises, les enfants qui leur sont confiés. Elles pourront ensuite vivre à leur guise tout en respectant les lois de la Principauté. … Les ovules collectés sont déversés dans une centrifugeuse. Du mélange sont extraits un à un les …………………..Une impatience commence sa lente ovules qui sont conservés pendant un an dans des montée le long de mes jambes, .......... file jusqu’à mon ampoules datées et réfrigérées. Les ovules non utilisés cerveau, atteint une région où l’impatience le cède à pendant l’année sont réservées à l’exportation. Une fois l’insupportable. Je recule en faisant semblant de cher- la mère porteuse a accouché du nouveau-né, elle quitte cher appui contre le mur pour reposer mon dos et, tel la clinique et laisse l’enfant aux soins des infirmières. 245 Jim La Foudre, m’empare du colt. La femme dégaine Nous sommes des précurseurs en la matière car le minis la souricière et l’arme. Je la vise en vociférant : « Il tre de la Guidance d’un pays ami s’est engagé à conviendrait d’empaler cette ribaude sur le membre éliminer les manifestations d’immoralité dans la société d’un étalon de taille particulièrement avantageuse*…. - trop de sexe tue le sexe-, et à purifier le secteur cuuulllltuuuurrrrellll. … La balle qui l’a touchée en plein cœur, le traverse, continue sa course et percute, telle une boule de billard, l’ensemble des miroirs qui volent en éclats. Professionnelle en toute circonstance, elle s’écroule sur elle-même et me tend, dans un geste simple et jamais mélodramatique, la feuille qu’elle tenait à la main. … Cinq portes me sont proposées : une à ma droite, une à ma gauche, deux en face et une au plafond. Je nettoie la crosse du revolver pour ne laisser aucune empreinte, le remet dans sa gaine et reste indécis : laquelle ? J’opte pour celle située au plafond. Je grimpe l’escalier en colimaçon quand la voix de la femme, agrippée à des bulles qui s’échappent de sa bouche, essaie de s’accrocher à mes basques. La porte-trappe s’ouvre et me laisse passer avant de retomber lourdement. … Je suis un aveugle dans cette totale obscurité, … La voix de la femme, comme bâillonnée, cherche toujours à m’atteindre. « Ainsi, aucun enfant qui naît dans la Principauté ne connaîtra son ascendance ce qui évitera toute forme de racisme. Avortement interdit si l’enfant est normal. Avortement obligatoire si le fœtus présente la moindre 246 anomalie. … » Un bruit étrange accompagné d’une étincelle me fait sursauter, bruit à nouveau répété, tout près, … une flamme, … celle d’un briquet solidement tenu dans un poing fermé. Je distingue la scène : le poing appartient à Vététiste 1 qui maugrée : « en pleine nuit, on y voit pas tellement ! » ce qui amène la répartie de vététiste 2 qui présente la mèche d’une bougie à la flamme : « Encore heureux, qu’il ait fait beau… » et me tend la bougie allumée. Ils partent sur leurs vélos en chantant : « Encore heureux qu’il ait fait beau Et qu’la Marie-Joseph soit un bon bateau Encore heureux qu’il ait fait beau Et qu’la Marie-Joseph soit un bon bateau »* Cela fait belle lurette, … les Frères Jacques … et toujours cette voix qui n’en finit pas de mourir, « La récolte de sperme se fait tous les ans à la même période, pendant les trois premières semaines du mois de mai. Le sperme collecté est déversé dans une centrifugeuse. La potion ainsi obtenu est . … la chandelle à la main, j’essaie de comprendre où je me trouve, … un entrepôt pour personnages qui semblent se chercher querelle, … qui se cherchent querelle, des gladiateurs dans des scènes illustrant toutes les formes d’affrontements possibles, long corridor d’angoisses, de courage et de colères dévoyées, de peurs et de mises à mort. … le Musée de l’Ecole des Gladiateurs ! Je fuis ce lieu tout en me remémorant la phrase que j’ai lancée, tel un javelot, à la face de la volubile locutrice. Je l’avais 247 piquée à Ignatius ! La voix a perdu ma trace dans sa course folle, égarée quelque part parmi les râles muets des combattants. … Je passe la Porte des Gladiateurs ... Ici, ce ne sont que ronflements et respirations libérées du joug d’une journée éreintante. Ils dorment, les futurs belluaires, rétiaires, mirmillons, andabates, et autres, … Un rêve ébauché trace son histoire. Le dormeur esquisse des mouvements des bras et du corps dont la signification m’échappe, mais la violence avec laquelle il projette son pied pris dans les replis des draps et de la couverture laisse supposer la présence d’un adversaire. Après quelques gémissements-marmonnements hostiles, sa bouche laisse échapper « C’est la pie qui l’a volé au corbeau … »… Un peu plus loin, deux filles et un garçon, des punis, sont arrêtés au pied d’un lit. Une des filles prend des notes. Je lui demande pourquoi cet intérêt pour la dormeuse ? … Je lis sur la plaque d’immatriculation : Isabelle Pantagruel … L’étudiante lui porte une grande admiration. Elle m’explique que cette astrophysicienne de formation a décidé, un jour de grand vent sidéral, de tout plaquer pour se familiariser, à l’âge de vingt-huit ans, avec les arts des gladiateurs. Après avoir été instruite par les plus grands Maîtres aux différentes disciplines des arts martiaux et des jeux du cirque, en avoir appris toutes les subtilités et toutes les ficelles, elle avait inventé une machine infernale, le Trou Noir. Adepte du « blitz », elle était devenue en peu de temps aussi célèbre que l’Invincible Armada. Ses adversaires, malgré leur habileté et leur pouvoir 248 d’anticipation, étaient inévitablement capturés par la masse d’air tourbillonnante puis happés par le Trou. Quelques secondes plus tard, tout étourdis, ils tombaient à ses pieds. Elle les achevait au poignard, sans peur et sans remords. Puis, elle saluait la foule toute à son plaisir et gagnait un lieu dans l’arène qui lui était réservé. Le temps que d’autres gladiateurs s’affrontent, elle faisait cuire le cadavre de son adversaire dans un grand chaudron et se régalait de sa chair au grand dam des Vertueux qui, depuis sa première victoire, réclamaient pour les vaincus une mise en terre décente. Bien que ces jeux fussent interdits par Constantin Ier, ils avaient été relancés et réactualisés par l’Ultime Combattant, l’Homme au costume en alpaga. Elle m’avait raconté tout cela sans reprendre haleine. J’en suis éclaboussé. Le garçon ajoute qu’il me reconnaît pour m’avoir vu aux Olympiades et m’explique qu’il n’y a aucun surveillant dans ces dortoirs, ce sont des caméras qui en ont pris la relève. Elles transmettent leurs images à un Centre des Interventions situé dans Le Complexe de Surveillance de la Police. Chacune de ces caméras est équipée d’un faisceau électromagnétique qui permet, si le besoin s’en faisait sentir, de paralyser la personne visée. … Je prends congé en m’ébrouant et me joins à un groupe qui nous dépasse. Nous quittons le dortoir, prenons un escalier pour rejoindre le rez-dechaussée et nous nous retrouvons à l’air libre. D’un pas nonchalant je déambule le long des bâtiments. J’hésite à poursuivre cette visite quand une musique provenant du kiosque attire mon 249 regard : des musiciens étirent quelques notes langoureuses. Un groupe de badauds attend devant une entrée donnant sous le kiosque. Je m’enquiers de leur intérêt pour cette porte. Elle donne accès au pavillon réservé aux gladiateurs de Lutte Sexuelle. Pour l’instant, c’est complet. La jeune fille qui tout à l’heure prenait des notes se retrouve par hasard à mes côtés. Elle m’explique que dans cette section garçons et filles dorment dans des dortoirs séparés car leur sexualité n’a pas été inhibée … la porte s’ouvre,… « en ligne sur un rang, s’il vous plait » dit la voix, … - votre casque n’est pas en place !! … vous nous faites perdre du temps, … je proteste, je n’entends rien,… - donnezmoi votre casque !, je le remets à la main qui se tend et un autre casque me tombe sur la tête, je le fixe, je franchis le pas-de-porte, je marche sur une plaque de verre qui recouvre un immense aquarium éclairé d’une lumière tamisée. Sa forme n’est pas courante. Des poissons, plutôt de grande taille, passent sans nous jeter le moindre regard. Des lits sont disposés sans ordre … le dortoir des filles, les lutteuses du sexe. … De quel émoi suis-je en quête ? Je me sens mal assuré comme si je commettais une intrusion dans un lieu qui me serait interdit. Mais il a bien été précisé que tout est visitable, que je suis le bienvenu même dans le dortoir de ces jeunes filles… La voix dans le casque, celle d’un homme, m’informe que les Luttes Sexuelles ont un rôle bien précis à jouer dans la modélisation de la société du Labyrinthe. Les femmes et les hommes qui s’affrontent, ont 250 reçu une formation spécifique. Les Jeux, dont ils sont les héros, ont pour seul but d’éclairer le peuple et lui faire comprendre que les pratiques sexuelles mènent aux dérèglements des sens, provoquent chez ceux qui les pratiquent accès de rage, actes de violence et perte de toute moralité. Mais n’ayez pas peur, vous ne risquez rien : les caméras installées dans le dortoir sont toutes équipées d’un … Je retire le casque et le glisse dans le cartable d’un élève. Les images des dormeuses sont projetées sur leurs têtes de lit : tranquilles, bienveillantes … Des graffitis flemmarde ornent les bite murs : « bite trouillarde », « Quand dans mon con son braquemart est ferré, il en ressort tel un citron pressé. », « je vais faire de sa bite un braquemart en feu, et la lui rendre dans un état piteux », … mais qu’est-ce que je fous ici ? … sur ma gauche le grand escalier qui mène vers la sortie. ... Enfin, la cour. Au moment où je monte sur mon vélo un fourgon de police tout phares dehors contourne le bassin et disparaît. Puis, arrive, venant de la même direction, des hommes à cheval, ce sont des militaires. Je pédale avec précipitation et me trouve à leur portée quand passent les derniers cavaliers. Un jeune crieur de journaux annonce que le meurtrier des quatre enfants a été arrêté. J’achète le journal et le coince 251 sur le porte-bagages. Je rentre chez moi et me couche. 17 Le réveil sonne. Dans une demi-heure je dois me rendre à mon travail. En buvant le thé, j’apprends par le journal que le dénommé Gilles S. a été arrêté et qu’il a avoué être l’auteur de quatre meurtres. La police a retrouvé dans trois cachettes différentes les corps affreusement mutilés de quatre garçons âgés de onze à quinze ans. Dans une des caches, une grotte dont les anfractuosités avaient été décorées de fleurs artificielles et dans lesquelles avaient été placées les effigies de Moïse, Bouddha, Marie, Jésus, Mahomet... Les marronniers et les platanes font place à des palmiers et des cactus géants. La route n’est plus 252 goudronnée et elle monte. J’arrive enfin devant l’entrée du chantier gardée par la police militaire. Je montre ma convocation, prise d’empreintes et laissez-passer. Encore un kilomètre et surgissent des grues d’une hauteur phénoménale, des camions mastodontesques, des hommes et des femmes, casqués, bottés, numérotés, … Comme je ne connais pas mon affectation, je demande le bureau du chef de chantier. La première personne passe son chemin, la deuxième fait mine de ne pas savoir, la suivante me demande en anglais si je parle l’anglais. Avec un sourire et les bras ballants, je réponds « couci-couça ». Elle repart en souriant et me confie : « I am sorry ! ». En fait, je me rends très rapidement compte qu’ici, là, partout, ils ne parlent qu’une langue. Je trouve enfin le bureau de celui que je cherche et en ressors promu Chef du Service de l’Embauche Etrangère, poste que je dois à ma méconnaissance de l’anglais. Les consignes sont strictes et ne souffrent aucune exception : je n’embauche que de la main d’œuvre immigrée, celle qui travaillait déjà sur le chantier précédent. On m’octroie une jeep et je file jusqu’à mon bureau. Il est situé tout près d’un immense amoncellement de briques duquel s’échappe encore un nuage de poussière. Tout est anéanti. J’ai l’impression que je vis un événement très proche de celui du 11 septembre 2001. … Déjà une longue file d’attente. La secrétaire me souhaite la bienvenue. Moi Que s’est-il passé, pourquoi cette montagne de décombres ? 253 Elle, comme si cela était évident Ce sont les restes de la Tour de Babel ! Moi Quel est votre prénom ? Elle Annabelle. Moi Moi, c’est Dorian. Je reconnais que vous ne manquez pas d’humour, mais dites-moi ce qui s’est réellement passé. Annabelle D’accord. Quand le petit-fils d’Errol Flynn a décliné l’offre de notre Président, celui-ci s’est rappelé l’épisode biblique et, plutôt que de délocaliser le Parc du côté de la Birmanie comme prévu, il s’est arrangé avec les responsables politiques des Shi’ar, d’Iraq, de Syrie, d’Iran, d’Arabie Saoudite, de Jordanie et du Koweït. Il a fait transférer le Parc ici, quelque part au milieu des palmiers, des cactus et du désert. En contrepartie, il nous incombe de reconstruire la Tour sur les fondements de l’ancienne. Batanic est le nom du projet. Moi, affolé Nous ne sommes plus en France ? Annabelle Non ! … Sans dire mot, je m’installe derrière mon bureau. Le premier demandeur d’emploi porte encore les vêtements, souillés, de son ancien boulot. 254 Moi Asseyez-vous et remplissez ce questionnaire … Il reste de marbre. Je renouvelle ma proposition et comprends que pas un mot de ceux que je viens de produire ne fait sens pour lui. J’interroge Annabelle qui m’explique qu’ils viennent tous de l’ancien chantier sur lequel ils ont travaillé des années durant à la construction de la Tour de Babel. Ils étaient très nombreux mais beaucoup sont morts. Ceux qui font la queue devant notre bureau sont les rescapés qui cherchent à retrouver un travail. Moi Comment était conçue la Tour ? Annabelle Un escalier grimpait en colimaçon le long du mur, à l’extérieur. Toutes les cinq cents marches, des débits de boissons et de très nombreuses boutiques. Toutes les mille marches, dix hôtels avec des chambres une, deux, trois, quatre, cinq étoiles. A la cinq millièmes marche, pile, la catastrophe s’est produite. Moi Est-il vrai qu’avant le séisme ils parlaient tous la même langue ? Annabelle Oui, Moi Et après ? L’homme 255 On avait tellement peur qu’on avait peur de se parler. Et quand on arrivait à dire quelque chose c’était dans la langue d’avant ... Moi Mais comment se fait-il que vous me compreniez ? L’homme Avant d’avant, je bossais comme chaudronnier à Ménilmontant... Moi Je suis heureux de pouvoir vous offrir, enfin, un travail rémunéré même si ce n’est qu’un SMIC. Une nouvelle ère de prospérité commence pour vous. L’achèvement de la Tour de Babel aurait-elle rendu les hommes aussi puissants que Dieu ? Une Tour unique, synthèse des connaissances et des savoir-faire, aurait-elle donné à l’homme un pouvoir égal à celui de Dieu ? C’est ce que les hommes croyaient. Ils n’étaient pas les seuls. Dieu l’a cru aussi et ne l’a pas voulu. Il a détruit la Tour et renvoyé les hommes dans leurs terroirs. Plus de station orbitale Mir pour être plus près de toi mon Dieu, plus de communications via le Net, plus de portables, même plus de télé. Dieu avait eu chaud et n’était pas près de laisser faire à nouveau. « Comment se fait-il que l’Image ait songé à devenir Sujet ? » s’est-Il demandé. Défaut de fabrication ? Il avait fait l’homme à son image, mais de là à ce qu’elle se prenne pour Lui ! ... Je lui propose de signer un contrat d’embauche. L’homme Pour quelle durée ?... Moi 256 La durée de la construction de la Tour. L’homme Donc, pour la durée de la construction de la Tour, … et à quel tarif horaire ? le SMIC ? … Moi Le SMIC. Une sonnerie de téléphone envahit la pièce Voix forte, indestructible Un dollar par jour ! Moi Quoi un dollar par jour ? La voix Un dollar par jour. Bruit terrifiant d’un téléphone qu’on raccroche. L’ancien de Ménilmontant C’est quoi cette plaisanterie ? Vous venez de me proposer le SMIC ... Annabelle Nous ne faisons plus partie de la zone euro, donc nous vous offrons un dollar par jour, point barre... Deux coups sont frappés à la porte. Gilles Schultz passe la tête dans l’entrebâillement. Gilles C’est le procureur qui m’envoie. Moi Attendez-moi au secrétariat !… L’homme s’est levé furieux et m’annonce qu’il n’accepte pas ma proposition et va en parler aux 257 autres. Je demande à Annabelle de me suivre,... Nous nous retrouvons face aux travailleurs et travailleuses … Je leur fais remarquer que quand ils trimaient sur le chantier de Babel, qu’ils n’en pouvaient plus de fatigue, ils auraient embrassé les pieds de leur employeur s’il les avait payés un dollar par jour. Un homme Oui, c’est vrai, mais aujourd’hui nous ne sommes plus des esclaves… Je réfléchis et je me décide, fier de ce que je vais leur dire Moi J’en prends l’entière responsabilité. Je suis d’accord pour que tout le monde soit payé deux dollars, ... traduisez, s’il vous plait … Quelques applaudissements, d’autres crachent par terre … Annabelle me tance, vous allez être viré, ils vont vous faire un procès... Au secrétariat, Gilles m’attend. Je me plante devant lui. Moi C’est quoi ce délire ? Gilles, ironique Vous parlez maintenant comme mes copains ? Moi Et en plus j’ai droit à tes sarcasmes ! Attends, j’essaie de me rappeler … « La meilleure philosophie,… … relativement au 258 monde,... c’est ça … est d'allier,… à son égard,… le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris. » … Je ne me rappelle plus qui en est l’auteur. … As-tu tué Giambellino ? … Gilles Oui … Moi Dans les conditions relatées par les journaux ? … Gilles Je ne lis pas les journaux, mais je veux que ce soit vous qui me défendiez. Je m’assieds face à Gilles. Gilles J’ai le droit de choisir celui qui va me défendre, j’ai donné votre nom au Procureur et il m’a envoyé vous prévenir. Moi Me prévenir de quoi ? Gilles Ben, que c’est vous qui me défendez ! Moi C’est impossible, je ne suis pas avocat et qui plus est, le père de la victime ! Gilles Vous avez dit que vous ne l’aimez pas encore parce que vous ne le connaissez pas depuis longtemps… Moi Mais je ne te connais pas non plus ! Gilles 259 Les avocats connaissent pas leurs clients. Ils font connaissance. C’est mieux comme ça. On défend mal un copain qu’on connaît… Moi Même si j’acceptais ce serait impossible puisque je suis nommé ici pour faire un travail très important. Gilles Vous allez être viré, j’ai entendu quand elle vous l’a dit. Et le Procureur a dit que vous ne pouvez pas refuser parce que c’est la loi. Moi J’appelle le Procureur… Le Procureur me confirme que je ne peux me soustraire à ce devoir dès lors qu’un citoyen m’a choisi pour assumer sa défense, même si je ne fais pas partie du barreau. Le procès débutera le 15 mai, j’aurai juste le temps de prendre connaissance du dossier. Je congédie Gilles sans trop de ménagement, furieux d’être dans l’obligation de m’investir dans une affaire qui me dépasse complètement. Cela fait deux fois que je dois renoncer ou abandonner un poste qui vient de m’être confié. Je m’arrête devant un miroir, pourquoi un miroir dans mon bureau ? … N’offrir à notre regard que des corps en bonne santé dans la plénitude de leur épanouissement et gommer jusqu’à l’obsession la ridule évocatrice du passage des saisons. Mal barré mon vieux, mal barré ! … J’appelle le secrétariat du Palais de Justice pour savoir où récupérer le dossier. 260 18 Tatiana est maintenant ma femme, je le ressens dans mon corps, mes pensées. Nous avons pris le temps de bien dormir après ces mises à l’épreuve. Congédié et menacé d’un procès, j’ai dû quitter le mobil home. Charles lui a fait cadeau de ce pavillon de chasse dans lequel nous nous sommes installés. Le premier conseil des ministres auquel elle doit assister ce matin est prévu pour onze heures. Je prends une dernière fois Tatiana dans mes bras, frotte mon ventre contre son ventre qui prend 261 forme, m’imbibe d’elle et la laisse partir dans sa petite Citroën. Je place mon bureau face à la fenêtre, devant moi quelques arbres et la plaine de Combleval. Comprendre un comportement humain, la dépendance psychique de ce comportement, est un exercice intellectuel peut-être aussi difficile que la compréhension du mécanisme de l’Univers qui évolue depuis quinze milliards d’années selon un plan qui semble parfaitement établi. Mais l’Univers fonctionne selon des lois qui sont intangibles, fixées une fois pour toutes, l’Univers n’a pas de sautes d’humeurs, même quand il s’agit de gigantesques cataclysmes comme la rencontre de deux galaxies. Les causes de ce choc et les événements qui s’ensuivent semblent moins difficiles à interpréter que les causes qui déterminent nos comportements. Freud a pu mettre en valeur un certain nombre de concepts qui permettent de mieux appréhender le pourquoi de nos faits et gestes. Mais chacun de ceux-ci est régi par un mécanisme particulier qui lui est propre, contrairement au fonctionnement du système Univers. Avec l’homme, nous sommes mis face à six milliards de comportements, à six milliards de façons différentes de vivre sa vie, à six milliards d’identités différentes même si on peut leur trouver des dénominateurs communs qui structurent la théorie psychanalytique. Dieu a mis au point une mécanique céleste qui lui donne entière satisfaction. Elle se comporte, on peut l’imaginer, en fonction du projet qu’il a 262 élaboré. Il est difficile de soutenir l’idée que la mécanique du vivant procède de la mécanique céleste quand bien même pour les rapprocher on évoque leurs naissances, leurs vies et leurs morts. Dieu ne connaît pas le destin de l’homme, Il ne sait pas comment ce projet, si cela en est un, va finir parce qu’il ne sait pas lesquelles des combinaisons génétiques, sensorielles, émotionnelles, psychiques, physiologiques, anatomiques, environnementales, facteurs de l’évolution, vont s’associer pour donner le spécimen en fin de course. Et moi qui ne suis ni Dieu, ni Freud, mais Tartempion le baladé, je dois m’immiscer insidieusement, subrepticement, dans le crâne, ô crâne, de ce traîne-malheur déjà condamné par tous ceux qui ne savent pas, mais croient savoir. Pour consulter le dossier de Gilles j’allume mon ordinateur, trouve le site internet de la Chambre des Dossiers en Instance. La webcam transmet mon image portrait format identité à un serveur. Un clic et je suis dans les lieux. Des rayons partout, à la verticale, à l’horizontale, en oblique, par-devant, par derrière, un fouillis de rayons en nombre illimité. Sur ces rayons, des dossiers. Vous pouvez trouver ici le dossier de tout humain vivant actuellement sur Terre. 1.- Veuillez inscrire le nom de la personne concernée : Gilles Schultz 2.- Nationalité : labyrinthenne. 3.- Date de naissance : ?? 263 4.- Son âge : 25 ans Il n’y a qu’un Gilles SCHULTZ âgé de 25 ans de nationalité labyrinthenne Apparaît à l’écran l’icône du dossier numéro : 5.783.629.741. Je clique sur le numéro … Une salle de conférence plongée dans une semi obscurité. Un homme holographique entre dans le champ. Il tient un dossier serré contre sa poitrine, se place derrière un bureau en matière transparente, ouvre le dossier … Responsable du dossier, m’adresse la parole Bonjour, je suis le Responsable du dossier portant le numéro 5.783.629.741. Je dépends du Ministre de l’Education des Affaires Criminelles et Spirituelles, … quand vous voudrez … (Je lui fais signe de la tête) … L’Ecole du Crime et de la Délinquance est une institution officiellement créée par l’Etat, voulu par cet Etat. De quoi s’agit-il ? Le jour anniversaire de leur quatrième année, tous les enfants labyrinthens doivent faire leur « Trois jours » au Centre des Orientations. C’est durant cette période où ils sont observés, examinés, testés, qu’il sera décidé de leur avenir en fonction des besoins de la société en commerçants, médecins, cultivateurs, commandant de bord, gladiateurs, voleurs, assassins, … Pas d’enseignement en sciences humaines et en philosophie, disciplines qui ne conduisent qu’à des prises de tête totalement inutiles au bon fonctionnement 264 des entreprises et aux besoins de la société labyrinthenne. Du côté de la recherche scientifique, seules des recherches appliquées sont mises en chantier. Ainsi orientés, les enfants rejoindront leur établissement à six ans et ne le quitteront plus jusqu’à l’obtention de leur diplôme de fin d’étude. (il m’adresse la parole) Ai-je été assez clair ? (je dis oui de la tête) … Tous les diplômés sont assurés de trouver du travail dès la sortie de l’Ecole. Ceux qui doivent redoubler leur année au cours de leurs études ou échouent à l’examen de dernière année sont parachutés, (il me regarde et d’un air entendu …) en catimini, audessus de l’Angleterre où ils ont une chance de trouver un gagne-pain et ne pas mourir de faim. (il lâche ses papiers et s’avance vers moi jusqu’à être à ma hauteur) Je me permets de vous rappeler que le Parc a été cédé au Consortium d’investissements Immobiliers par la France qui, croulant sous une dette trop importante, a cru réaliser une excellente affaire en cédant ces quelques hectares au milliardaire néerlandais pour un pactole en euros… Pauvres Français ! Mais ceci est une autre affaire, j’ouvrais juste une parenthèse … (il retourne à ses papiers)… Les néoconservateurs appelés à régenter la vie publique de ce nouvel Etat ont très rapidement mis en place un système de conditionnement des esprits. (il semble me poser la question) Car, comment divertir, détourner l’attention d’une population encore sous le choc d’un assujettissement non consenti à un pouvoir qui lui a été imposé ?.... (Il fait un pas vers moi) … En obligeant la multitude à participer activement ou passivement à une succession d’événements aux pouvoirs sidérants, 265 stupéfiants, terrifiants, excitants, … et finalement émollients. (tout en retournant à son bureau) Anesthésier ces « braves gens » était leur objectif. L’Ecole du Crime et de la Délinquance a été créé très peu de temps après la proclamation de l’indépendance de la Principauté. … Je vous dis les choses telles qu’elles sont, sans la moindre censure, puisque vous faites partie de ceux qui, exceptionnellement, sont autorisés à consulter ces dossiers. Avez-vous compris la subtilité de la démarche intellectuelle ? Moi, bredouillant Oui, oui, … Responsable du dossier Pas de question ? (Je fais non de la tête) … Faire de l’horreur, du meurtre, métier et marchandise, voilà la vocation de cette Ecole… (il boit une gorgée d’eau) … Ces enfants de six ans sont donc confiés à des psychologues dévoyés, des maîtres pervers, des éducateurs haineux, qui vont s’employer, en suivant un programme élaboré à partir des grandes découvertes en psychologie, en psychanalyse, en sociologie, dans le domaine des sciences cognitives, à partir des études sur les comportements, à structurer leurs esprits pour en faire d’abord de grands névrosés, des psychotiques/psychopathes aux pratiques sexuelles perverses, à attiser l’agressivité des élèves à l’égard d’autrui et d’eux-mêmes afin que le jour J ils soient en mesure d’interpréter les rôles que la société, mise aux goûts du commanditaire, attend d’eux. (il abandonne sa 266 place tout en gardant dans une main la feuille qu’il a lue, fait cinq pas vers la gauche puis s’en revient.) C’est donc à de vrais professionnels auxquels nous avons à faire. Mais la loi exige que, parallèlement à cette mise en condition, chaque étudiant/étudiante ait une deuxième corde à son arc, qu’il/qu’elle puisse gagner sa vie et, pourquoi pas, fonder une famille dès sa sortie de l’Ecole quand le Destin en aura décidé ainsi. Pour ce faire, il doit suivre le cursus normal – en fonction des décisions prises par le Conseil des Orientations - des études qui mènent aux métiers de médecin, boulanger, journaliste, banquier, instituteur, ecclésiastique, plombier, etc.,... Pour récompenser les efforts qui leur sont demandés, tous ces étudiants perçoivent des allocations pendant les trois dernières années de leurs études,… (il vient vers moi) Nous avons la meilleure Ecole du monde, le ministère dont je dépends est le mieux doté budgétairement de tous les ministères, … Savez-vous que Gilles Schultz a beaucoup de chance de vous avoir comme défenseur ? D’habitude, dans ce genre d’affaires, ce sont des avocats commis d’office qui prennent en charge la défense de ces sujets, les procès ne traînent pas. (presque dans le creux de mon oreille) Il y a là comme du favoritisme !!! … (Il retourne à sa place en continuant ses explications) Ces professionnels du crime n’entrent en scène que lorsque le Gouvernement de la Principauté le décide. Le Directeur de l’établissement en est informé et il organise dans les vingt quatre heures un tirage au sort qui désigne ceux qui vont partir en mission. Les heureux gagnants perdent automatiquement leur citoyenneté 267 labyrinthenne et prennent une nouvelle nationalité choisie parmi les vingt-sept de l’Union Européenne car il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de criminels originaires de la Principauté. Des faux papiers parfaitement en règle leur sont remis le jour de leur départ de l’Ecole. Aucune trace n’est gardée de cette falsification. (Une jeune femme en tenue de Fantômas passe par une fenêtre holographique placée derrière le Responsable du dossier…) Lâchés dans la nature, ces adultes profondément blessés dans leur être et dans leur chair vont, dans un premier temps, se fondre dans la masse, prendre le profil de monsieur ou madame Tournemine. (Elle tague sur un mur invisible Le Respo) Soit ils s’installent à leur compte soit trouvent un travail au noir. (nsable es ) Dès la première infraction commise, la police attend les ordres pour intervenir. (t un bra ) Ceux-ci arrivent en fonction de la conjoncture politique et économique du moment. Démarre alors l’enquête. (nleur du ) S’il est arrêté pendant la durée de son contrat, c’est à la machine judiciaire que le délinquant est livré. (dimanche ) S’il remplit son contrat sans se faire prendre il peut finir tranquillement ses jours dans la Principauté. (Fantômas repasse par la fenêtre en me faisant « au revoir » de la main. La fenêtre disparaît) Mais comme le plus souvent c’est la force de la récidive qui l’emporte, il risque la peine de mort lors de son interpellation. (Tout en continuant de parler il sort un mouchoir ? … un chiffon ? de sa poche) Les hommes et femmes de la Brigade de Surveillance du Territoire prennent en chasse tout individu qui franchit, sans autorisation 268 préalable, les limites de la Principauté. (Il me tourne le dos et se dirige vers l’inscription) Ces fuyards ne savent pas que la puce qui leur a été injectée est activée à l’instant même où ils franchissent illégalement la ligne de démarcation entre le Labyrinthe et la France. (Il commence à l’effacer) J’en conclus que les risquetout du genre Schultz se font pincer à tous les coups alors qu’ils se croient, enfin, en sécurité. Dans le train, il savourait une liberté qu’il n’avait jamais connue auparavant. Son contrat n’étant pas rempli, - il manquait une victime pour que le compte soit bon – les policiers lui ont laissé la vie sauve. (Il jette son chiffon. Une poubelle se dévoile, attire le chiffon et le tout se délite) Si cela peut vous être utile, voici une dernière information. La mère porteuse de Gilles exerçait le métier de gladiatrice. Après sa naissance, il est confié comme tous les enfants nés en Labyrinthe, à des parents adoptifs. Le père travaillait aux abattoirs, il était chantre dans la paroisse de son hameau. La mère, pharmacienne, jouait tous les week-ends de l’orgue de barbarie pour le plaisir des chalands. Gilles l’accompagnait et faisait danser une marionnette. Ses parents adoptifs furent massacrés au cours d’une rixe organisée à l’occasion d’une Fête Barbare. Il allait avoir six ans. Il va être jugé, vous êtes désigné pour assurer sa défense. Je vous remercie de votre attention… Je vous laisse le dossier pour le cas où vous en auriez besoin. (Il vient vers moi, sa main traverse l’écran de l’ordinateur et pose le dossier sur mon bureau. Puis, il s’en va comme il est venu). 269 La salle de conférence plongée dans une semi obscurité, sombre dans le noir. Zoom arrière de l’icône du dossier numéro : 5.783.629.741 qui disparaît dans le milieu de l’écran. Puis, le texte : Vous pouvez trouver ici le dossier de tout humain vivant actuellement sur Terre. 1.- Veuillez inscrire le nom de la personne concernée : Gilles Schultz 2.- Nationalité : labyrinthène. 3.- Date de naissance : ?? 4.- Son âge : 25 ans Il n’y a qu’un Gilles SCHULTZ âgé de 25 ans de nationalité labyrinthène est à son tour aspiré dans le néant du virtuel, ainsi que les dossiers et les rayons. Mon image portrait format identité devient une icône placée sur mon bureau avec cette légende : Faites-en ce que vous voulez. … Dans ma boîte aux lettres, des spams par dizaines et deux courriels : - Féline 453 écrit m’avoir rencontré sur le site Nous Ensemble alors que ma photo ne devrait plus y figurer. Je lui réponds : Féline, quelle décontraction pour une dame qui ne fleure plus la cinquantaine. Montrez-vous que j'admire ce à quoi je n’ai plus droit. Je ne regarde plus couler la Seine ni mes amours du haut du pont Mirabeau. Je suis, en esprit, comme le chat qui va, de Kipling. En esprit, seulement. Le poil a vieilli et les rides, par érosion, ont creusé des sillons. Le soir, avant que le sommeil l’emporte, je me mêlais parfois aux processionnaires de Nous Ensemble. A quel saint se vouent-elles 270 toutes ces dames ? Il y a quelques jolies passantes, mais très vite vient la lassitude, et je m'en vais ... clopin-clopant, non à cause de rhumatismes, plutôt à cause de tant de solitudes entrevues. L'heure a sonné. Dormez bonnes dames, que l'amour vous prenne en rêvant. Je suis marié et nous attendons un bébé pour dans pas très longtemps. Merci d’avoir pensé à moi. De quel bois suis-je fait pour m’investir dans ce genre de … niaiserie, fadaise, balourdise, alors que l’horreur submerge mon continent ? Le deuxième courriel est la réponse à ma question sur l’art et la « performance » : - « Pratique intermédiale, la performance est l’art de mettre des hypothèses au travail, dans la mise en crise de plusieurs disciplines, dans la double et complexe mise en œuvre d’une tentative toujours réitérée de dé-subjectiver et de ré-objectiver un geste, un acte, une situation. » … Bon, … je vide la corbeille, éteins l’ordinateur,… Depuis que nous sommes persona grata nous avons droit à une machine qui fait du café à l’italienne, … Je demande l’autorisation de rencontrer Gilles, … droit de visite accordé, merci mais où ?,… au Zanzi Bar, d’accord, j’y serai dans dix minutes. 271 19 MoiAvocatDéfenseur … Je vais le défendre parce qu’innocent, c'est-à-dire ignorant le Bien et le Mal, innocent comme l’étaient Adam et Eve avant d’être piégés par Dieu… Juge, bat la mesure avec sa baguette Merci, Maître, pour ces précisions qui méritaient d’être entendues… Gilles Schultz, aujourd’hui âgé de dixneuf ans, … Sur un signe du chef des chœurs, une clameur tumultueuse bondit vers nous. Des gens dans le 272 public se sont levés pour m’invectiver, d’autres de leurs places manifestent leur mécontentement. Le juge décide une suspension de séance de quinze minutes. La Justice participative permet ainsi au public d’exercer son droit de participation. Je retourne à ma place et suis très vite entouré d’un petit groupe de personnes en colère toujours dirigé, de sa place, par le chef des chœurs. Il donne la mort, il mérite la Il n’a aucun droit Si vous défendez cet assas Exact, les amis de mes amis sont Cet assassin est votre ami c’est pourquoi A mort Gilles Schultz L’avocat n’a pas d’enfant, ça se A mort dit-il et, se tournant vers l’accusé, se dirige vers lui en brandissant … là-bas ils sont nombreux agrippés aux croisillons en fer qui les séparent de lui, apeuré, comme prêts à prendre des coups… On revient,… me fait le dernier en courant après les autres … et si on le pendait ?... hé, ... et si on … Le juge, imperturbable, observe. Il rend la justice confortablement installé dans un fauteuil Louis XV placé au pied d’un chêne trois fois centenaire. Châââaarles est Chef des armées et Juge Suprême. Il ne siège que lorsque la justice doit rendre justice. Et c’est le cas par ma faute ; j’ai annoncé que je plaiderai, pour de bon, pas un simulacre, pas une parodie, un plaidoyer en bonne et due forme. Tatiana m’a raconté l’irritation des courtisans qui espéraient ce jour-là chasser le gibier dans leur superbe tenue labyrinthenne. 273 Châââaarles dispose d’une quinzaine de casquettes dont il se coiffe selon son humeur et qui influeront sur sa décision de justice : une de laine noire, visière noire, avec le double galon d’argent, une façon général de brigade, une autre proche de la toque d’un célèbre cuisinier, le bonnet de David Crockett. Il s’est ceint aujourd’hui de celle, emblématique, du Juste Courroux. Le prétoire est à ciel ouvert. Les quatre murs de six mètres de haut sont dressés sur le sol d’une clairière dont le gazon est régulièrement tondu tous les trois jours. Ils sont rétractiles et disparaissent sous terre après chaque levée d’audience ainsi que l’ensemble du mobilier. Celui-ci est constitué de deux confessionnaux assujettis au mur du fond à une hauteur de trois mètres placés de part et d’autre d’une ligne médiane. Pour y accéder, deux échelles de meunier. Dans celui de gauche se tient l’accusé. Dans celui de droite défilent les témoins qui jurent de dire toute la vérité et prêtent serment à la fois sur la Bible, le Coran, une statuette du Bouddha. Faces au Juge, à dix mètres de lui, à gauche la partie civile, à droite la défense. Les deux assesseurs disposent chacun d’un bureau d’écolier et son banc. Tout autour, le public-jury qui intervient sur un signe de son chef. Il peut arriver aussi, disons le plus souvent, que des gens prennent la parole sans qu’elle leur ait été donnée. C’est le Juge qui rétablit alors le silence, soit avec sa baguette de chef d’orchestre, soit avec un des accessoires mis à sa disposition. En fait, nous sommes dans une salle de concert en plein air puisque le Juge et les deux assesseurs tournent le 274 dos au public et que c’est nous, témoins, prévenu, défense et partie civile qui lui faisons face. Le grand chêne est situé dans le premier tiers de la salle. Placé dos au Juge, le chef des chœurs. Voix dans Public, dirigé par Chef des Chœurs Fils de pute, enfoiré, on va chercher la corde pour te pendre, les lendemains qui chantent tu ne les entendras pas, si on te libère on t’enterrera, tel qui rit vendredi sifflera samedi, pleurera connard, connard toi-même, tu la veux sur la gueule, et toi dans le cul, lâche-le, Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine (ils se mettent tous à chanter) Et, malgré vous, nous resterons Français, Vous avez pu germaniser la plaine, Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais, mais arrêtez bande de Branquignols, c’est à cause de lui tout ça, à mort l’assassin, merde il m’a chié dessus, qui ?, ah la vache, c’est un oiseau, ça ressemble à de la fiente ça ? c’est pas vrai, ouais ça pue, je te dis que c’est de la merde, allons par là bas il y a un point d’eau … Le Juge fait entendre le bruit de sa baguette, l’audience va reprendre. Juge A la demande de l’Avocat Défenseur nous voulons entendre monsieur l’Educateur en Chef … Je quitte la salle en courant et profite du premier tronc d’arbre pour soulager ma vessie. Je regagne aussi prestement ma place dans la salle du Tribunal. Dans le confessionnal, je peux voir la tête de l’Educateur en chef collée contre le grillage. Il tient un microphone contre ses lèvres … Juge 275 En votre absence, Maître, et parce qu’il faut presser le mouvement, j’ai posé à l’Educateur en Chef la question que vous vouliez lui poser. On vous écoute … Educateur Chef, voix amplifiée Je suis l’Educateur en Chef, c'est-à-dire le responsable de tous les éducateurs et éducatrices à qui sont confiés les enfants de l’Ecole du Crime et de la Délinquance. J’ai donc supervisé l’éducation de Gilles sans en être réellement le responsable. C’est la mère Petitpas et le père Taulard qui l’ont pris sous leur aile… La mère porteuse de Gilles exerçait le métier de gladiatrice. Comme prévu, elle abandonna le nouveau-né sept jours après sa naissance. L’enfant séjourna trois mois à l’hôpital puis fut confié, comme tous les enfants nés en Labyrinthe, à des parents adoptifs. Le père travaillait aux abattoirs toute la semaine, dès cinq heures du matin. Il avait une voix de stentor et le curé lui avait confié la fonction de chantre de la paroisse. La mère, pharmacienne et musicienne jouait tous les week-ends de l’orgue de barbarie pour le plaisir des chalands. Gilles l’accompagnait et malgré son jeune âge savait manipuler à la main une marionnette qu’il faisait danser au son de l’air propulsé dans les tuyaux. Il était gai, souriant, gentil, intelligent, sa maîtresse et son entourage lui prédisaient un brillant avenir. Mais, dans son innocence, il avait tiré la carte « manque de pot » ; ses parents adoptifs furent massacrés au cours d’une rixe organisée à l’occasion d’une Fête Barbare. Il allait avoir six ans. Juge Vers quel établissement l’enfant fut alors dirigé ? Educateur Chef 276 Après délibération du Conseil des Orientations, il fut décidé que Gilles allait intégrer l’Ecole du Crime et de la Délinquance. Il aurait pu atterrir à l’horticulture ou dans l’aviation civile, mais ce jour-là c’est d’un futur criminel dont la Principauté avait besoin. Le Programme, à qui il a été confié, stipule que l’enfant doit d’abord être adoubé « chevalier » par les instances rectorales puis, pendant deux ans, mener une vie libre de toute entrave, hors d’un cadre qui lui tracerait des limites à ne pas franchir. Tout lui était permis, son désir ne devait être réfréné par aucune discipline, il ne devait connaître ni sens des responsabilités ni sentiment de culpabilité. Telles étaient les consignes le concernant. Une seule contrainte cependant : apprendre à monter à cheval et affronter, revêtu d’une armure, des gens d’armes de la soldatesque anglaise qui avaient envahi le royaume de France, combats non truqués mais dont l’issue devait toujours être la même : le gamin triomphait de ses adversaires. Il devait ensuite se retirer sous sa tente et mettre en marche une Play Station qui le transportait au cœur de la ville qu’il venait de soumettre. Il avait ordre d’y commettre les pires exactions, juste récompense d’un vainqueur. Enfin, et cette fois-ci pour de vrai, il devait terminer sa cure de défoulement en exerçant des sévices de son inspiration sur des adolescents et adolescentes spécialement éduqués pour la circonstance à l’instar des garçons et filles des serfs d’une époque révolue... Vilaine Il y a un an à la Pentecôte dernière, mon mari et moi étions allés bêcher un champ pour y semer du chanvre. On avait laissé le garçon à la maison, il était âgé de huit 277 ans, pour garder notre petite fille mais quand on est revenu, le garçon n’était plus là. On était très malheureux. Personne ne l’avait vu ni dans la paroisse ni dans d’autres lieux et depuis on a plus de nouvelles. Alors ? Vilain J’ai entendu autrefois une femme du village dont je ne connais pas le nom se plaindre de la perte d’un sien enfant. Perrine veuve d’Aimery Roussin, auparavant femme de Jouhan Thouars J’avais un garçon de quinze ans, très beau, très gentil, très intelligent, Il a disparu … Tous C’est lui !! Qu’on le zigouille, à mort, qu’on le tripatouille … Juge, attrape la kalachnikov et tire en l’air Silence ou je fais évacuer la salle !!! Qui vous a donné la parole, oui, qui ? … Personne ! Alors, la ferme !... (il remarque la main levée d’une ribaude, c’est Tatiana.) … Vous voudriez ajouter quelque chose, chère Madame … Tatiana « C’étaient des malfaiteurs grandioses, effroyables. Un tel emportait les petits enfants au fond des bois, leur faisait peur, les torturait moralement, puis, repu de la terreur et du tremblement de sa petite victime, l’égorgeait avec son couteau, lentement, doucement, en savourant sa jouissance. » Irresponsables monstres, paisibles transgresseurs, combien ont tué ni par faim ni par haine –plutôt « comme ça »- pour le plaisir. Je crois 278 important que nous ayons toujours en tête cet aspect de la condition humaine… Juge Je vous remercie pour ce rappel historique et j’en tiendrai compte dans mon jugement … (il se tourne vers l’Educateur en Chef) Continuez, monsieur l’Educateur en chef... L’Educateur Chef, se gratte la gorge Après cette période de liberté totale, Gilles est confié au père Taulard directeur de l’internat, qui, sans jeu de mot, porte bien son nom. L’enfant est mis en cage, d’abord dans une chambre étroite, fenêtre grillagée donnant sur un mur, lumière artificielle toute la journée. Une femme, madame Petitpas, devient sa mère. Elle s’occupe aussi de sept autres gosses. Elle a ses nerfs, cette dame, plusieurs fois dans la journée et dans ces moments-là, mieux vaut ne pas se trouver à proximité. C’est une obsessionnelle de la propreté, tout est lavé, nettoyé, javellisé, aseptisé, le parquet, les meubles, les enfants. Et pressée, aussi. Taloches et coups de pieds à qui se trouve sur son chemin. Et parfois, sitôt après, un câlin obligatoire. « Viens mon loup, mon caillou, mon bijou… Bon ça y est, j’ai à faire qu’est-ce que tu crois, allez, dégage, … » Et de casser un portemanteau sur le dos de l’enfant… Ne croyez pas que la personne en question invente son comportement. Elle aussi a été éduquée pour réagir de la sorte quand bien même quelques-unes de ses interventions relèvent de sa propre fantaisie. Ces programmes ont été conçus par nos spécialistes qui ont étudié deux mille cas de grands criminels sexuels névropathes et d’assassins en tout genre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ils ont lu et 279 étudié toutes les publications psychanalytiques qui traitaient de ces sujets, ont mis toutes les données ordonnées en mémoire dans un ordinateur et ont pu en tirer des enseignements qui laissent à penser que des enfants sains de corps et d’esprit à leur naissance, mâles ou femelles, élevés dans des contextes bien précis, présenteraient des pathologies psychiques les conduisant aux crimes sexuels, ou pas. Comprendre d’abord de quoi est faite l’étoffe psychique d’un criminel puis essayer, par l’éducation et la confrontation à des événements volontairement provoqués, de créer des structures psychiques qui conduiront ces individus spécialement choisis pour cela, à devenir de très grands délinquants à leur tour. Cela ne marche pas à tous les coups, c'est-à-dire qu’ils ne deviennent pas tous des criminels, certains sortiront fous de cet apprentissage, d’autres seront malades à vie, un petit nombre seront considérés comme normaux. Pourquoi ? Parce que l’éducation ne peut pas tout. Parce que, malgré toutes nos précautions, chaque enfant vit son mal en fonction des scénarii qu’il invente. Et pour certains, les défenses qu’ils mettent en place sont les bonnes. Tant pis pour nous. Bien entendu, ces individus « ratés » n’obtiennent pas leur diplôme. Ils sont exclus de l’Ecole et munis de faux papiers sont parachutés au-dessus de l’Angleterre par une nuit sans lune et d’épais brouillard. … Juge Monsieur l’Educateur en Chef, c’est la dernière fois que je vous accorde pareille digression. Veuillez reprendre, et abréger si vous en avez la possibilité. Educateur en chef, apeuré 280 Où en étais-je ? … Juge, il sort de son holster un pistolet de gros calibre Qui peut répondre ? … Personne !! … Peut-être quelqu’un dans la salle ?… Gilles, la tête face au grillage parle dans le micro C’est ma mère qui me cassait un portemanteau sur le dos, c’est là qu’il en était … Juge, remet l’arme dans son holster Merci, prévenu, vous avez droit à toute ma considération. Je vous en prie, monsieur l’Educateur en chef… Éducateur en chef Donc, après les bisous le fouet, … Gilles va maintenant au collège, il a quitté sa chambre et couche dans un dortoir, comme les grands. C’est le père Taulard qui s’occupe de lui et de la ribambelle de garçons admis dans les classes de cinquième et quatrième. Il n’y a pas de mixité et les amitiés particulières, entre élèves, sont interdites car suspectes. Mais parfois la sève monte, le corps a ses exigences qu’il n’est pas toujours possible de réfréner. Le Taulard, qui lui non plus n’est pas à l’abri de la tentation, le sait bien quand il invite les petits fourbes dans son lit. Gilles en était. Ceux-là avaient par la suite droit à une confession privée chez lui. J’abrégerai comme me l’a demandé monsieur le Juge et passerai sur les punitions, les corvées et autres châtiments. C’est madame Petitpas, sa mère scolaire, qui pendant toute la durée de ses études s’occupera du linge de Gilles et le lavera de la tête au pied, les adolescents négligeant parfois certaines parties de leur corps. A quinze ans, il est autorisé à entrer en contact avec d’autres garçons dans les jardins de l’Ecole. Des 281 portes donnent sur l’extérieur. Cela peut donner des idées d’envol. Gilles tente l’escapade. Nous le retrouvons, quelques jours plus tard, quand il longe une voie ferrée en compagnie d’un autre garçon. Arrive un train. Gilles bouscule son camarade en le poussant dans le dos comme s’il avait voulu le faire tomber sur les rails à l’arrivée de la locomotive. Celui-ci a le réflexe de résister et de se reculer. Quand nous avons récupéré notre élève, nous lui avons demandé s’il pouvait se rappeler ce qui avait motivé son geste… Juge, l’interrompt Monsieur Schulz, pouvez-vous raconter à la cour ce que vous avez ressenti comme émotion à l’instant où vous avez tenté de jeter votre camarade sous le train ?... Gilles Depuis quelques heures nous longions la voie, je pensais à tout et à rien. Puis, le sifflet d’un train. Toujours pareil, rien. La locomotive s’approchait et là, dans un éclair, une idée m’est venue : s’il passe sous le train, il est mort et je peux le déshabiller. Je n’avais pas pensé au sexe avant, quand on marchait. C’est venu subitement, c’était là sans que j’ai à y réfléchir. Plus tard, on s’est reposé dans une baraque, j’ai essayé d’ouvrir sa braguette pour le tripoter, mais il s’est retourné en grognant … Éducateur en chef Nous étions comblés, le programme appliqué à la lettre avait donné les résultats escomptés… Il obtint, à plusieurs reprises, des jours de congé pendant lesquels nous le suivions à la trace. Il était fin prêt, l’ordre de le lâcher dans la nature est venu quelques mois plus tard… 282 Juge Merci, monsieur l’Educateur en Chef… (Un journaliste étranger se lève.) Journaliste Etranger Quelles étaient les motivations des responsables politiques du Labyrinthe qui ont mis en place cette organisation si coûteuse? … Juge Créer un corps d’élite corvéable à merci, pouvant intervenir à tout moment… Journaliste Etranger Des fous de Dieu, des fous de la cachette, de la machette, de la quéquette, des fous de la bombe A, H, au napalm, des fous du gaz zyklon, des fous de la torture, de la découpe au scalpel ou à la hache, vous les croisez à tous les étages de la maison Terre depuis les sous-sols de la préhistoire jusqu’au premier étage du vingt unième siècle. Tuer, faire crever son copain, voisin, prof de philo, fiancé(e), frère, cousin, parents, amis, ennemis, n’importe qui, dans les conditions les plus atroces, a été un passe-temps très prisé par les Terriens tout au long de leur évolution. Et notre époque ne déroge pas à la tradition. Vous pouvez, demain, lever une armée d’hommes et de femmes diagnostiqués comme normaux, ultra normaux, issus de toutes les couches socio-culturelles de la société, pour accomplir ces forfaits gratuitement si vous leur garantissez l’impunité une fois la besogne accomplie. Certains seront peut-être rétifs, étouffés sous le joug des lois morales qui leur interdisent la transgression. Mais si vous disposez d’un motif qui les dédouane, la récolte s’avèrera excellente ! Aussi, j’affirme pouvoir recruter, 283 en moins d’une semaine, et à la condition que ces hommes et femmes relèvent du droit pénal de ce pays, c’est-à-dire bénéficie de l’impunité totale une fois leur mission accomplie, autant de pédophiles, d’assassins, de violeurs, de psychopathes en tout genre, dont vous auriez besoin à une date donnée et ceci pour un salaire de misère. Pourquoi, pure aberration, avoir créé cette Ecole, alors que l’homme bénéficie par hérédité de dispositions qui l’amènent, naturellement, à commettre de tels forfaits ? … Juge Excellente question à laquelle nous essaierons de répondre en conclusion à ce procès. Monsieur l’Educateur en Chef, vous pouvez disposer … (celui-ci regagne le prétoire et sort) … Je demande à l’accusé, s’il le juge utile, de fournir éventuellement d’autres éléments à la Cour. Vous avez la parole, Accusé… Gilles Je peux raconter des détails, si ça vous intéresse … Juge À la condition de ne pas vous vautrer dans le sordide et prendre plaisir à ce dont vous allez nous régaler. La Cour vous écoute… Gilles Quand j’étais à l’Ecole, au début, en cours préparatoire, je ne connaissais personne, j’étais timide et d’autres, plus grands, sont venus me casser la figure. Presque tous les jours je prenais une raclée. Je manquais de courage et il n’y avait personne pour me défendre. J’enrageais… Si j’avais pu ! ... Ce n’était qu’en imagination, avec ma play station, que je prenais ma vengeance. Quelqu’un me cherche ? je demandais plein 284 de rage et de désespoir… Je suis devenu le champion du jeu « l’enfance d’un guerrier » où je massacrais avec un … un immense plaisir tous les anglais qui se trouvaient à portée de ma lance et de mon épée. Après, je laissais mes compagnons chevaliers dévaster la ville, j’étais pas intéressé par le sexe à cette époque… A l’Ecole, je vivais avec la peur au ventre. Si je parlais avec mon voisin, une dérouillée, si le soir, Taulard trouvait qu’un soulier était mal brossé, il te casse le manche d’un balai sur le dos. Si à la chorale il s’approche de toi pour savoir si tu chantes et que rien ne vient parce que tu as peur, des grandes baffes sur la gueule … Juge, l’interrompt Nous avons compris, sautez quelques paragraphes sinon la Cour va s‘assoupir… Gilles J’ai l’impression d’être encore à l’Ecole ! Juge énervé Mais vous y êtes, ne l’oubliez pas. Sans ce sanctuaire, vous seriez déjà mort ! Continuez, je vous prie, mais reprenez plus loin dans votre récit … Gilles Ben, je peux reprendre quand ma mère a lancé sur moi un couteau de boucher parce qu’elle avait trouvé que j’avais mal astiqué le parquet, j’ai évité le couteau, alors elle m’a craché dessus … Juge, cassant, l’interrompt Je vous ai demandé de ne plus revenir sur les mauvais traitements, passez toutes ces pages mon garçon et venons-en aux faits … 285 Gilles Quand j’ai tué ? … Juge Quand vous avez tué … Gilles Pour faire vite je raconterai le dernier … Je trouve ça affreux parce que le garçon pleurait, il avait perdu l’argent que sa mère lui avait donné pour acheter du chocolat. Je le connaissais. Je lui ai dit que j’en avais dans une cachette… S’il n’avait pas pleuré, il lui serait rien arrivé… Juge Cette réflexion ne nous intéresse pas. Disons, pour faire bref, que vous assommiez vos victimes ou les étrangliez, que vous découpiez ensuite leurs corps, c’est cette partie de votre ouvrage qui vous excitait le plus, sexuellement-, et ensuite vous enterriez les restes quelque part dans votre cachette. L’ai-je bien dit, monsieur Schulz ? … (Gilles ne répond pas.) … Je vous ai posé une question, monsieur Schulz ! Gilles, dans un filet de voix Oui, monsieur le Juge, vous l’avez bien dit … Juge Merci, monsieur Schulz… Je vais maintenant passer la parole à l’accusation … C’est à vous Maître Accusateur… MaîtreAccusateur, incrédule Mais nous n’avons encore ni entendu ni interrogé de témoins, monsieur le Juge … Juge, surpris Vous y tenez vraiment ? Vous voulez un vrai procès ? MaîtreAccusateur 286 Nous étions convenus, au moins un semblant … Juge Bon. … Mais vous n’aurez droit, chacun, qu’à un témoin ! Faites entrer le premier témoin… (C’est une femme d’une quarantaine d’années) Quelqu’un, annonce Madame Justine Aspasie… (Elle s’avance jusqu’au milieu du prétoire) Juge Jurez vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite au-dessus de cette Bible, du Coran, de ce Bouddha et dites je le jure… Aspasie Je le jure … Juge Veuillez prendre place … (Elle monte l’escalier qui mène au confessionnal) … Maître Accusateur, le témoin est à vous … (il regarde sa montre) Soyez gentils, je dois présider la finale de la Lutte Sexuelle et je vais être très, très, en retard si vous vous éternisez dans l’interrogation des témoins. Merci d’être concis dans vos questions et, vous témoin, dans vos réponses… MaîtreAccusateur Vous êtes la mère de l’une des victimes, qu’avez-vous à nous dire ? … Aspasie Je suis folle de douleur, que pourrais-je ajouter d’autre ? … folle ! … folle ! … Parfois, ma fureur est si grande qu’il me vient l’envie de tuer. La haine creuse son chemin dans mes entrailles puis se coule dans mes veines telle une forcenée. A quoi me sert-il cet état 287 lamentable ? Même pas à me défendre contre l’angoisse qui m’empoisonne et me livre à l’agonie. Je renais chaque matin malgré moi, un jour nouveau se lève, gris, terne, sans levain, ça ne prend plus, la vie a laissé ses charmes aux portes de l’enfer et ma délivrance n’est que cauchemar. Ceux qui clament leur miséricorde plutôt que de cracher leur malheur ne sont que des pauv’es mecs, de pauvres femmes, des désespérés de pacotille. « J’irai cracher sur vos tombes » a fulminé Boris Vian, moi aussi… Juge Bien, voilà une belle apostrophe, mais je ne comprends pas à qui elle s’adresse et surtout ce qui la motive. Car, après tout, vous n’êtes qu’une mère de circonstance, mais bon, vous nous la jouez comme pour de vrai, cela nous change un peu … D’autres question maître Accusateur ? … MaîtreAccusateur Non, monsieur le Juge … Juge Maître Défenseur ? … MoiAvocatDéfenseur Non, monsieur le Juge … Juge Faites entrer le deuxième témoin, …non !... attendez que le premier témoin quitte la barre… (Justine Aspasie quitte la salle) … Faites entrer le deuxième témoin … (La lumière baisse comme par un jour d’éclipse du soleil. Un homme encadré par deux individus entre dans le prétoire. Il se débat. Sa veste passée par-dessus sa tête l’empêche de voir où on l’emmène. Le public 288 siffle très doucement quelques notes d’une mélodie tirée de Peer Gynt de Grieg ) Quelqu’un, annonce Monsieur M le Maudit … (Pour pallier le manque de lumière quelques projecteurs sont allumés. On pourrait se croire dans un film de Fritz Lang.) M le Maudit « Ah ! … Laissez-moi ! … Laissez-moi ! …* Individu Allez, avance … allez ! (L’homme se débat.) M le Maudit Je ne vous ai rien fait ! … Lâchez-moi, salauds ! »* (On le pousse jusqu’à la table où reposent les livres sacrés et la statue du Bouddha.) Juge Jurez vous de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Levez votre main droite au-dessus de cette Bible, du Coran, de ce Bouddha et dites : je le jure… M le Maudit Je le jure … Juge Veuillez prendre place … (Le témoin est porté jusqu’au confessionnal, les deux hommes le poussent à l’intérieur, il s’y installe) Monsieur le Maudit, j’ai déjà entendu parler de vous mais je ne sais plus à quelle occasion … M le Maudit C’est une très vieille histoire, monsieur le Juge, vous n’étiez pas encore né et depuis je suis mort ! Juge Bon … M le Maudit 289 Je me suis trouvé, en 1931, dans une situation proche de celle de monsieur Schulz. Juge Nous allons donc savoir ce que monsieur le Maudit a à voir avec notre affaire. M le Maudit Non pas le Maudit, monsieur le juge mais M, la lettre M en majuscule, M le maudit… Juge Si vous préférez monsieur le Maudit… Maître Défenseur, le témoin est à vous … Je me tourne vers le public et me fige. Les gens qui nous entourent sont vêtus comme on pouvait l’être en 1931, comme l’étaient les truands et leurs femmes, les putains et leurs maquereaux dans le film de Fritz Lang. Le juge est coiffé d’un chapeau melon noir et a endossé un manteau de cuir ceinturé à la taille. Je suis affublé d’un pardessus gris clair déjà usagé, d’un costume noir, d’une chemise blanche le col fermé par une cravate. MoiAvocatDéfenseur « Eh !..., dites donc ! … A votre place je me tiendrai un peu tranquille, Monsieur. Il y va de votre tête … au cas où vous ne l’auriez pas compris.* M le Maudit Qui êtes-vous ? MoiAvocatDéfenseur le saluant J’ai l’honneur redoutable de vous défendre ici. Mais je crains que cela ne serve pas à grand-chose… M le Maudit 290 Mais... mais... Voulez-vous donc me tuer ? (Ahuri.) Tout bonnement me tuer ? Juge Nous voulons te rendre inoffensif. Voilà ce que nous voulons… Et tu ne le seras d’ailleurs tout à fait que mort ! M le Maudit Vous n'avez pas le droit de me traiter comme ça ! Voix On va te montrer quels droits on a … M le Maudit, gémissant. Vous n'avez pas le droit de me retenir ici … Fille, fanatique. Droit... ? Un type comme toi n’a aucun droit... (Rugissant.) Tuez-le ! Un voisin, se levant. Oui, tuez-le ! Fille Il faut l'abattre comme un chien enragé … M le Maudit, implorant Mais vous allez commettre un crime pur et simple, si vous me tuez ! (ricanements dans le public) J’exige que vous me livriez à la police (Les rires augmentent) … J’exige qu’on me livre à une juridiction de droit commun. (Rires énormes dans l’assistance) Juge Ca t’arrangerait, hein ? … Pour que tu puisses invoquer le paragraphe 51 ! … Et que tu passes le reste de ta vie aux frais de l’Etat ! … Et puis tu t’évades … ou bien il y a une amnistie et te voilà libre comme l’air, muni d’un laissez-passer, protégé par la loi pour aliénation 291 mentale ! (Rires dans le public) Reparti à la chasse aux petites filles ! … Non, non … on ne marchera pas !... Voix, dans le public Non, … non, … non, … Juge Il faut te réduire à l’impuissance ! Il faut que tu disparaisses ! Voix Bravo ! … Qu’il disparaisse ! M le Maudit, criant dans son affolement Mais je n’y suis pour rien… (derrière le grillage il se cache le visage dans les mains et sanglote tout en parlant Je n’y peux rien… je n’y peux rien … peux … peux rien … Homme, dans le public On l’connaît ce numéro ! M le Maudit, effondré Qu'est-ce que tu en sais ?... Mais moi... (Ses mains se crispent sur sa poitrine.) ... moi, je n'y peux rien... rien. Cette chose maudite n'est-elle pas en moi ? Ce feu ? Cette voix ? Cette torture ?... Juge Tu veux dire que tu es obligé de tuer ? M le Maudit Toujours,... toujours, ça me force à errer dans les rues... Et je sens que quelqu'un me poursuit..., silencieux... Pourtant, je l'entends,... oui !... Parfois, je sens que je me poursuis moi-même… Je veux m'échapper, m'échapper à moi-même... (un truand semble très impressionné.) ... mais c'est impossible. Je ne peux pas. Je ne peux pas m'échapper... Il faut que je lui obéisse. » Gilles 292 Oui, … Comment dire… il y a ce sentiment qui vous pousse, qui vous pousse à le faire, le sentiment, le sentiment que tu dois le faire, à la longue tu ne peux y résister à ce sentiment… Quand je voyais un garçon, je réagissais aussitôt. Tout d’un coup j’avais chaud, je me mettais à transpirer, j’avais les jambes coupées, le cœur qui battait très vite, parfois j’avais le souffle coupé… M le Maudit « Il faut courir... courir ... des rues... des rues sans fin! je veux m'échapper! je veux me sauver ! … (Une femme tord son mouchoir nerveusement) Et je suis poursuivi par des fantômes. Les fantômes des mères ! Et celui des enfants !... Ils ne me lâchent plus jamais! (Il crie.) Ils sont là, là, toujours. Toujours! Toujours!... Et celui des enfants !... Ils ne me lâchent plus jamais! (Il crie.) Ils sont là, là, toujours. Toujours! Toujours!... Toujours !... Sauf ... (Il s'affaisse contre le grillage.) ... sauf quand je le fais,... quand je ... (Ses mains se crispent comme s'il étranglait une victime, lui même,... puis il les laisse tomber, inertes, le long du corps.) Alors, je n'en sais plus rien... Plus tard, je vois une affiche et je lis ce que j'ai fait ... le lis... et lis... et lis... C'est moi qui ai fait ça?... Mais je n'en sais rien !... Mais qui me croira ? » Gilles Des nuits entières où je ne dormais pas de la nuit et où, quand je pouvais m’endormir, ces dernières années je n’ai pu m’endormir qu’avec de la musique en sourdine. Alors je prenais ma couette, la serrais fort contre moi, c’étai comme un enfant pour moi, pas sur le plan sexuel, comme pour réparer le mal. Etait-ce le remords, c’était toujours un garçon, je discutais vraiment avec l’enfant, comme si je n’étais pas celui que j’ai été mais 293 un autre qui aime les enfants, joue avec eux, les prend dans ses bras. Je me suis sincèrement efforcé de me libérer de tout ça. Dès le premier crime j’ai été presque libéré de mon instinct. A ce moment-là, j’ai passé beaucoup de temps, pas à ruminer, au contraire, à faire des prières, disant : « je ferai ça, je bâtirai des chapelles si le Bon Dieu me libérait pour toujours de cette saloperie. » Je me disais : « si tu as des remords, ton devoir est de te confesser et de confesser ton acte. » M le Maudit Qui sait ce qui se passe en moi ?... Gilles À d’autres moments, quand l’instinct se manifestait, en cas d’excitation sexuelle, presque chaque jour, je pensais autrement, je pensais : « Comment peux-tu faire mieux, développer ça. Pendant des semaines, j’ai essayé d’aborder un garçon, j’ai essayé et ce jour-là, ça a marché. C’était le … M le Maudit « Comment je suis forcé. (En extase.) Comment je dois!... Veux pas! Mais dois ! (Il hurle) Dois ! … Veux pas ! … Dois ! Et alors … une voix crie … Je ne peux plus te supporter ! (il se jette contre le grillage) … je ne peux… je n’en peux plus !... N’en peux plus ! … Ne peux plus ! … je ne peux plus !... Juge L’accusé dit qu’il ne peut pas agir autrement. C’est-àdire : il doit tuer ! (Un temps) … Ce faisant, il a prononcé sa propre sentence de mort … Un homme qui dit, de lui-même qu’il est obligé de tuer, cet homme-là doit être éteint comme un incendie … 294 Voix, dans le public Cet homme doit être supprimé ! Cet homme doit disparaître ! … » Juge, frappe de sa baguette sur son pupitre … Messieurs les avocats avez-vous d’autres questions à poser au témoin ?... MoiAvocatDéfenseur et Accusateur Non, monsieur le Juge … (La lumière retrouve l’intensité du début du procès. Chacun, dans le public, recouvre ses vêtements portés précédemment) Juge … Monsieur le Maudit, je vous remercie pour votre déposition qui ne va pas nous faciliter les choses … Veuillez aider le témoin à quitter le prétoire en toute tranquillité … (Deux gendarmes aident le Maudit à descendre l’escalier. Ils ont tiré sa veste sur sa tête afin de le cacher aux regards de la foule qui crie son vif désappointement. M le Maudit quitte la salle d’audience) Nous n’avons aucune raison de délibérer indéfiniment. Vous allez vouloir nous faire avaler des développements que nous connaissons par cœur et, qui plus est, ne sont pas convaincants. Quels nouveaux arguments allez-vous avancer pour que nous puissions en débattre sans qu’un ennui profond absorbe toute notre attention ? Nous savons que Gilles Schulz est un malade que l’on ne peut laisser libre dans la nature sans qu’il ne commette de nouveaux crimes. Donc, à quoi bon ces joutes oratoires si nous devons aboutir aux mêmes conclusions et aux mêmes condamnations que celles qui figurent dans la jurisprudence ? Asseseur1 295 Nous avons le choix, par exemple le procès de Gilles de Rais,… Asseseur2 Nous pouvons nous inspirer des peines infligées à Marc Dutroux … Juge, aux avocats Pas de référence aux jurisprudences autres que les nôtres. Ainsi, tous les criminels de l’acabit de Gilles Schulz sont vendus aux enchères à une chaîne de la télévision américaine qui les font s’évader par la suite et organise une chasse à l’homme retransmise en direct. Nous en tirons un bénéfice de … (il feuillette un dossier) … disons, autour de vingt mille euros … Peuton lever la séance pendant que le jury va délibérer ?... Gilles du haut de l’isoloir Souvenez-vous de la juge allemande qui avait évoqué « l'exercice du droit au châtiment » dans le Coran pour relaxer un époux qui terrorisait sa femme, la violait, sous prétexte que dans ce milieu culturel il n’est pas inhabituel qu’un homme exerce le droit de châtier sa femme, donc qu’il n’était pas conscient de la bassesse de son mobile. Ne pourrai-je bénéficier d’un jugement clément eu égard au milieu culturel dans lequel j’ai été élevé ? … Par ailleurs, en Chine jusqu’en 1920, certains condamnés étaient écorchés vivants, puis dépecés, vivants. Le supplice pouvait durer plusieurs jours et la foule venait très nombreuse assister au spectacle. En quoi ma manière de tuer les enfants estelle pire que celle utilisée par les bourreaux pour punir les criminels chinois ? Œil pour œil, dent pour dent, pensez-vous ? D’autre part, la foule qui assistait à ce 296 spectacle et s’en régalait était-elle moins coupable que le meurtrier supplicié ou le bourreau ? Juge Ce n’est pas avec le regard que l’on franchit le Rubicon, c’est par un passage à l’acte. Tu l’as fait ! … Procureur Général au Juge. Il s’avance. Il est coiffé d’une toque de laine noire avec double galon d’argent et un galon d’or pour son grade de Général… Nous étions convenus de faire un procès pour de vrai... Juge (ulcéré) Si vous aussi vous vous y mettez,… écoutons d’abord la vox populi, que dit le peuple ?… Peuple A mort, pas de pitié pour ce zig, aux chiottes l’arbitre, c’est celui qui dit qui y est, décalcifiez-le, fais-lui fumer le dargeot, à poil, … Juge, autoritaire, tape sur son pupitre avec sa baguette Vile multitude, fretin du peuple, la ferme !!!... j’ai dit la ferme !... Bob, non, excusez-moi,… monsieur le Procureur Général… finalement, et avec beaucoup de regrets, je vous donne la parole … Procureur Général Je me trouve devant un dilemme. Il a été jusqu’à ce jour décidé par la loi que tel forfait serait puni de telle façon quelles que soient les raisons qui ont poussé l’agresseur à commettre son crime. Tout acte menant à tel forfait est puni par tel châtiment. Donc, je serai de l’avis de monsieur le Juge de condamner Gilles Schulz selon les lois qui nous gouvernent. Mais, puisque procès il y a, je voudrais développer quelques idées qui nous permettront d’éclairer certaines contradictions dans 297 notre façon d’aborder le cas Gilles Schulz. Gilles Schulz a commis ces horribles forfaits, poussé par une force qu’il dit ne pouvoir maîtriser. Il a dit qu’à certains moments il a essayé de lutter contre cette force, qu’il ne voulait pas y aller mais qu’il était obligé de le faire. M le Maudit nous a répété la même chose avec les mêmes mots. La force qui les poussait l’un et l’autre à commettre leurs crimes était bien plus forte que la force de leur volonté à ne pas les commettre. Si maintenant nous nous référons aux dires du Journaliste Etranger, les hommes et femmes qui s’engagent dans des actions violentes qui consistent à tuer, torturer, violer, une population civile laissée à l’abandon, le font aussi pousser par une pulsion qu’ils ne maîtrisent plus. Ils ne sont plus protégés par les lois, c’est-à-dire des interdits, tout leur est soudainement permis, donc tout est possible, tout devient possible. C’est ce qui se passe. Des individus auparavant civilisés mettent leur imagination au service de leur sadisme, ce qui les conduit aux pires sévices. Ces gens-là sont laissés en liberté, souvent félicités pour avoir combattu avec bravoure. Ce qui n’est pas dit, oublié, effacé, c’est qu’après le combat, le Haut commandement leur a laissé carte blanche, ou a fermé les yeux sur les forfaits qu’ils allaient commettre. Or, ils auraient pu ne pas les commettre. Ils ne les ont commis que parce que la loi le leur permettait. Mais cela n’est pas vrai pour Gilles Schulz ou ses semblables. Eux, ce n’est pas qu’ils le font alors qu’ils auraient pu ne pas le faire, eux le font parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Le nazillon, qui plus tard peut devenir nazi, va rester dans les limites que lui autorise la loi. Il va défiler en faisant 298 le salut hitlérien, posséder une collection d’insignes nazis, proférer des insultes antisémites, racistes, mais en restera-là. Si on l’invite à aller casser du noir, briser les vitrines des magasins tenus par des juifs ou des noirs, il n’hésitera pas, il fera son boulot sans état d’âme. Il n’est pas obligé de le faire, on l’invite à le faire, on l’encourage, il a la permission de le faire, quelle aubaine ! Le plus souvent, il a le choix d’abattre sa besogne ou la refuser. Par contre, les Schulz n’ont pas cette possibilité, ils ne peuvent pas faire autrement. Bien sûr, s’ils ne peuvent faire autrement, comme l’a suggéré monsieur le Juge, ils se condamnent euxmêmes. Le nazi, le soldat, le terroriste, peuvent faire autrement, les Hutus qui ont massacré les Tutsis pouvaient ne pas les massacrer, auraient pu ne pas commettre ces crimes, les troupes pourraient conquérir un pays sans le mettre à sac, sans se livrer à l’infamie. Ces gens sont donc tous condamnables, c’est à eux que la loi doit s’appliquer. Les Schulz sont malades. Imaginez qu’ils soient les victimes d’un virus inconnu qui léserait les régions du cerveau et les conduirait à ne plus pouvoir contrôler leurs pulsions. Ils se trouveraient dans la situation d’un homme contaminé par le microbe de la rage et qui se mettrait à mordre les gens. Il pourrait aussi s’agir de lésions concernant une région spécifique du cerveau, d’un dégât au niveau neuronal, qui entraînerait ce dysfonctionnement de l’appareil psychique. Se trouve t-on avec les Schulz dans ce cas de figure, peut-on établir un parallèle entre les dommages causés dans des structures neurologiques du cerveau de Schulz et ceux observables chez des malades comme l’homme qui prenait sa femme pour un 299 chapeau ? Non ! Les structures neurologiques du cerveau des Schulz ne sont pas endommagées, aucune lésion n’est constatée. Ce sont donc des cas qui ne s’inscrivent pas dans la même symptomatologie et les causes de leur dysfonctionnement psychique relèvent d’une approche scientifique et intellectuelle différente de celle qui intéresse le corps médical. Les Schulz présentent des symptômes qui échappent à l’entendement des neurologues. Il serait souhaitable que ces troubles s’inscrivent dans une sémiologie dépendante de la neurologie, mais jusqu’à ce jour, il n’en est rien. Les psys, c’est-à-dire psychiatres, psychanalystes et psychologues, se rejoignent pour affirmer que les troubles émotionnels, comportementaux, cognitifs, des Schulz relèvent de causes spécifiquement psychiques non décelables à l’imagerie médicale. Les dysfonctionnements de la psyché ne sont pas photographiables. Ils ont une cause. Ces dysfonctionnements ont une cause. Si cette cause première n’est pas de l’ordre anatomique, physiologique, histologique, elle relève d’un autre processus. Nous pouvons remercier les éducateurs de l’Ecole du Crime et de la Délinquance qui grâce à leur travail, leurs expériences, nous proposent une hypothèse qui a le mérite d’être construite sur un nombre de cas très importants observés depuis plus de cent ans. Les Schulz qui commettent d’immondes forfaits sont tous responsables de leurs actes au même titre que ceux qui commettent leurs exactions sous le couvert de la loi. Ils sont donc responsables, pas coupables, je déteste ce mot, je souhaite le voir rayé du vocabulaire. Mais cette responsabilité doit être 300 endossée par tous ceux qui ont contribué à ce que ces individus sont devenus. J’en dirai autant des gens qui, après le combat, massacrent, pillent, violent : ils sont responsables de ce qu’ils ont fait. Mais sont aussi responsables ceux qui les ont laissé faire. Les soldats engagés contre les tchétchènes ou contre des terroristes sont-ils moins responsables des meurtres qu’ils commettent de sang-froid parce qu’ils sont sous le commandement d’un Général de Brigade, que Gilles qui les a commis sous le commandement d’une pulsion non maîtrisable? Tout individu qui décide que ses troupes ne sont plus soumises aux lois qui garantissent la dignité humaine doit être puni aussi sévèrement que ceux qui franchissent les barrières de la légalité. Je réclame donc que ceux qui ont permis que Gilles Schulz devienne ce qu’il est devenu soient condamnés à la même peine que celle dont Schulz va écoper. Je pense à l’Educateur en Chef, à monsieur Taulard et à madame Petitpas. Juge consterné Vous voulez dire que vous condamnez monsieur l’Educateur en Chef, monsieur Taulard et madame Petitpas à être vendus à une chaîne de la télévision américaine ? … Procureur Général, condescendant C’est cela, monsieur le Juge … Juge, furieux Mais tu dis n’importe quoi ! … C’est me faire injure à moi, moi qui ai décidé de ces lois, qui ai mis en place cette Ecole, (il s’étrangle) moi qui t’ai nommé à ce poste… (voix sifflante, vipérine) Bob, fils de pute, tu as 301 usurpé ma confiance, de sous-verge tu es passé à sousminable, … peigne-cul faux-cul, un locdu qui a essayé de me l’introduire … (au summum de la colère) Gardes, … qu’on l’embroche, le fasse griller à petit feu et qu’ensuite on le donne au cochon !! … Ensemble, chante Il a très bien parlé, buvons à sa santé, marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos sillons … Il a très bien parlé, buvons … Juge, hurle L A F E R M E !!!! … Assesseur1, pouvez-vous me donner l’heure ... Assesseur1 Dix-sept heures cinquante-trois minutes vingt-sept secondes ... monsieur le Juge. Juge Moins de dix-sept minutes avant le début de la lutte … bien, … le jury ayant délibéré nous condamnons … (il se lève et commence à se dépouiller de ses vêtements de magistrat) … assesseurs, vous donnerez lecture de mon verdict, … (il a du mal à se défaire de sa robe) … qu’on le vende à la télé, … c’est vrai, … Et puis, non, envoyez-le au Pénitencier !... (à Gilles) Salut, mon garçon … (Sous ses vêtements de juge il avait gardé son costume blanc en alpaga) (aux assesseurs) Heureusement, je suis venu en Y2K2, venez nous rejoindre dès que vous en aurez fini, … (il quitte sa place, fait un signe à Tatiana qui se lève et le suit au 2 Y2K, une moto équipée d’une turbine à gaz d'hélicoptère RollsRoyce Allison 25O-C18, refroidie par air ; injection ; 317 ch à 54 000 tr/mn ; 59 mkg à 20 000 tr/mn ; boite à 2 vitesses ; transmission secondaire par chaine. Vitesse maximum : 435km/h. 302 pas de course, ils sortent. On entend le bruit d’un moteur de moto …) Asseseur1 Ecoutez la fin de cette triste histoire Celle de Gilles, le mauvais écolier Qui à la nuit tombée Et cætera,…Et cætera,… En conclusion : Il ne faut jamais aller voir De l’autre côté du miroir. Assesseur2 En conséquence de quoi déclarons Gilles Schulz par contumace … Public Très bien, Il ne mérite pas moins, S’il le faut pendez-le, Ou bien donnez-lui à boire, Qui aboie boira, Qui a bu, Larirette, larirèette, Marinella, elle sent des pieds elle pue l’tabac, Par Contumace il doit payer, Mais Contumace est déjà passé, Il repassera par là, Pendant quarante jours qu’il va pleuvoir, Il a le temps de passer, Olé !... Asseseur1 Ladies and gentlemen, it’s time to go out, shut up… Asseseur2 Et maniez-vous le train. Asseseur1, se coiffe d’une casquette de chef de gare A ce propos, le train de dix-sept heures cinquante neuf entre en gare, veuillez vous éloigner du bord du quai… Public Le vent siffle dans la rue du quai, Prochain arrêt Beaumont Le Vicomte madame, Et j’y danse comme un ballot, … 303 Asseseur1 Attention, voie Une, le train en provenance de Saint Nom la Bretèche entre en gare. Les voyageurs à destination des Arènes sont priés de se regrouper sur la voie Une … Asseseur2, aux gardes Gardes, reconduisez monsieur Schulz dans sa chambre. Monsieur Schulz, vous recevrez dans quelques jours le compte-rendu de cette séance. Puis, vous serez déporté dans une colonie pénitentiaire du Nouveau Continent. Nous vous souhaitons Bonne Chance … Fedor, lance dans la foule qui se disperse «Mettre à mort un meurtrier est une punition sans commune mesure avec le crime qu’il a commis.»* Les murs du Tribunal rentrent lentement sous terre pendant que se mettent en place les rails du chemin de fer et le quai numéro 1. Une incroyable pagaille règne en ce lieu. Je m’approche de Gilles. Gilles, entre deux gardes Merci, Maître, vous m’avez évité le pire. Au moins, dans la colonie pénitentiaire, j’apprendrai à lire… Moi Mais tu sais lire … Gilles La délivrance ne vient que lorsqu’elle s’inscrit dans le corps. Adieu, Dad !... Je suis mort. 304 20 Sur la porte de mon vestiaire deux enveloppes à mon nom, collées sur la paroi métallique par un morceau de scotch. La première, à entête de la Télévision pour un Mieux Disant Culturel, signée 305 du Responsable du Planning des Techniciens, m’enjoint de rejoindre à l’instant, après avoir revêtu l’habit de ma nouvelle fonction, le staff des cameramen du Très Gros Plan dans un local situé sous les Arènes. Dans la deuxième enveloppe, un morceau de papier journal sur lequel est griffonné: « Rejoins-moi aux Arènes. Tatiana. ». Les vététistes s’apprêtent à remonter à vélo. « Quand c’est l’heure », « « C’est plus l’heure ! » et ils s’éloignent. Je me défais de ma robe d’avocat, trois casiers plus loin l’Avocat Accusateur en fait de même. Il me salue. J’enfile la combinaison ultra moulante avec cagoule, taillée dans un tissu spécialement étudié pour ce genre de travail, parait-il. Un TMDC en paillettes d’argent scintille sur ma poitrine. Les casiers sont à leur tour engloutis par la terre. Du Tribunal, il ne reste qu’une prairie colorée de boutons d’or, de coquelicots et de marguerites géantes. Envie de tout plaquer pour la énième fois. … Dormir ? … Je m’assieds dans l’herbe et regarde la houle montante des spectateurs se hâter vers les Arènes. … Si Dieu avait voulu nous faire à son image Il nous aurait cloné. Or, celui qui a déboulé du Paradis avait plutôt l'apparence de Frankenstein. Sa dantesque chute lui a t-elle valu ce faciès néandertalien ou Dieu ressemblait-Il à cette époque, lui aussi, à un homme préhistorique ? … … Chaque vie est unique et close dans son unicité. Dépourvue de sens elle est fermée en elle-même, recluse dans sa fonction de Chose vivante. L’être vivant ne peut prétendre à autre chose qu’à l’unique. Unique pour lui, unique pour les autres. 306 Jamais, ni physiquement ni émotionnellement ni intellectuellement, il n’aura accès à l’autre si ce n’est par des artifices, essentiellement celui du langage. Ceux que nous approchons au plus près ne sont que des semblables. Et si « Je est un autre » qui sommes-nous, qui suis-je ? … L’être se compose d’ensembles, mais l’ensemble de ces ensembles nous le ferait-il connaître ? « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles », … On ne peut avoir que mal à l'homme quand on pense à ses détresses. On enrage. Il n'y a pas de mots pour dire la souffrance, pas d'explications qui tiennent la route pour l’accepter, qu'elle soit physique ou psychique. Seule la révolte est salutaire, l'indignation. On a beau médire sur l'homme, le désigner comme responsable de ses propres maux, lui faire endosser la responsabilité de l'état de délabrement de la planète, seul l'homme a pitié de l'homme, seul l'homme prend soin de son prochain. Voix Gaillarde C’est le concept de vivant qui serait à l’image de Dieu et non l’homme en tant que tel. Je me retourne, … la mort fildeferisée, un nœud papillon blanc passé autour du cou, tient par sa main droite le guidon d’une trottinette et s’essaie à sourire, ce me semble, sans y parvenir. La mort On nous attend aux Arènes et vous en êtes encore à vous poser des questions peu pertinentes. MoiRien J’avais oublié : « Ce soir à Samarkand » … 307 La mort Prenez place sur le marchepied droit, un pied devant l’autre, et tâchez de garder l’équilibre… La machine prend rapidement de la vitesse, cinquante au compteur ! La mort Moteur électrique non polluant… J’aurais voté pour les Verts si l’occasion m’en avait été donnée … Nous retrouvons et dépassons les petits groupes qui se rapprochent des Arènes. Devant les trois portes ouvertes au public se presse encore une foule nombreuse bien que le spectacle se joue à bureaux fermés. La mort range la trottinette dans le parking réservé aux deux roues et non dans celui affecté aux Officiels. Elle me quitte pour rejoindre sa place et me souhaite bonne chance dans l’exercice de mon nouveau métier. Un agent de la sécurité m’indique les couloirs à suivre jusqu’aux bureaux de la télévision. Le Chef Opérateur me présente, dans la Salle des Conférences, aux … deux, quatre, six, huit autres cadreurs présents. Je ne sais pas encore en quoi consiste ma prestation ! Je m’assieds à côté d’une cadreuse pendant que le Chef d’Etat major s’empare d’une longue baguette, déroule un écran et nous fait face avec un sérieux qui ne présage rien de bon. Chef d’état major (diapo des deux athlètes nus se faisant face au centre du ring) 308 La finale qui oppose aujourd’hui les deux meilleurs athlètes en Lutte Sexuelle diffère des autres rencontres par son enjeu et les qualités des compétiteurs. Dans ce combat qui se déroule en trois rounds, les finalistes en ont déjà disputé deux, je résume pour notre nouvel arrivant. Entre chaque round, un temps de repos de dix jours. La première manche a consisté, pour les deux participants, à obtenir un maximum d’orgasmes sans avoir recours au moindre attouchement. Vincenette a gagné le premier round. … (diapo de Vincenette les deux bras levés en signe de victoire). Il fallait, pour gagner le deuxième round, avoir le moins d’orgasmes possible alors que les deux pugilistes, uniquement avec l’aide de leur corps, s’acharnaient à procurer le maximum d’orgasmes à leur adversaire. Vincenette a gagné le deuxième round. (diapo de Vincenette qui, les jambes écartées en grand écart à plus d’un mètre du sol, fait un superbe bras d’honneur en direction de son adversaire.) Le score est donc de deux à zéro en faveur de la jeune femme. Aujourd’hui, c’est simple. C’est celui des deux qui aura le plus grand nombre d’orgasmes, obtenus, je précise bien, grâce au corps de son adversaire, qui emportera les trois points attribués à ce round et gagnera le match. Votre travail consiste, avec vos lunettes-caméras, à vous approcher au plus près de la partie du corps dont vous avez la responsabilité : sexe, région anale, bouche, seinsventre-cuisses, bras, jambes, tête, corps dans sa totalité. Vous ne devez, sous aucun prétexte, filmer une autre partie du corps que celle qui vous est attribuée. Vous, (il me regarde) vous remplacez Francesco, la caméra 5, qui a été viré. Votre cadre : la bite de Loïs, rien que sa 309 bite mais toute sa bite s’il le faut. Vous recevrez vos ordres par les oreillettes dissimulées dans votre cagoule. Encore un mot : deux minutes avant le début du combat, votre combinaison vous rendra invisible et transparent, vous pourrez vous déplacer et vous placer à votre guise en fonction des impératifs du cadre. (Il regarde sa montre…) Dix autres caméras sont placées à l’extérieur du ring. Rejoignez les cadreurs qui sont déjà en place, vérifiez que votre matériel fonctionne parfaitement. Vous ne prendrez vos places que lorsque l’ordre vous en sera donné… Je me laisse guider par les autres membres de l’équipe. Personne n’ébauche le moindre geste, n’émet le plus insignifiant des sons qui laisseraient s’insinuer dans notre silence le fil d’une possible communication. Nous foulons maintenant du sable et pénétrons dans l’arène, percutés par le brouhaha confiné dans cette enceinte. Au centre, au sommet d’une pyramide tronquée de dix mètres, le ring ! Quatre escaliers de pierre y donnent accès. La foule est là qui remplit les gradins. Des élèves de l’Ecole du Cirque se livrent à des exercices périlleux sans attirer une attention soutenue des adultes qui leur consentent un regard désintéressé. Les enfants sont sous le charme. Les oriflammes de la Principauté flottent sur sept piliers placés à égale distance les uns des autres. Elles portent sept bustes identiques du Chef de l’Etat. Les Officiels commencent à se montrer. Cinq immenses sabliers surplombent de quatre mètres le centre du ring. Selon les explications de la cadreuse dont l’extrême habileté 310 devrait avoir comme unique cible le sexe de Vincenette, ils renferment une quantité de sable différente et donnent la durée d’un round qui n’est donc jamais la même. Le combat cesse quand les cinq sabliers ont déversé, les uns après les autres, leur dose de sable sur le ring. Entre chaque round, un temps de repos qui dépend de Jeannot, un ancien lutteur sexuel aujourd’hui à la retraite, très dérangé psychologiquement, chargé par l’Administration Sportive d’actionner les sabliers en fonction de son feeling. … Aux quatre points cardinaux retentissent les inflexions éclatantes des trompettes. … Les enfants du Cirque quittent la piste, le brouhaha devient rapidement murmure … Nouvelle sonnerie de trompettes … Paraît l’Imperator suivit de Tatiana … et des deux vététistes ! Les gens se lèvent pour applaudir … L’Homme salue à plusieurs reprises puis, demande le silence. Imperator Chers compatriotes, chers concitoyens de la Principauté Populaire Républicano démocratico socialo tiermondialo capitalo échangiste du Labyrinthe, chers Labyrintens, chères Labyrintennes, cher Moi Imperator de par la volonté divine. Vous allez avoir le grand privilège d’assister à la finale de la Lutte Sexuelle qui verra triompher la configuration vicieuse soit celle de la Femme soit celle de l’Homme. Le vainqueur ou la vainqueuse aura droit au titre de champion/championne du monde toutes catégories de Lutte Sexuelle. Vous êtes conviés à ce genre de festivité quatre fois l’an et chaque fois, vous quittez les Arènes convaincus de l’ignominie de la chose sexuelle et fiers de l’avoir 311 boostée, avec mon aide et celle de nos spécialistes, hors de vos pensées et de vos désirs. Plus de besoins, donc … « plus de manques ! » reprend la foule… CQFD. La représentation bestiale d’une sexualité débridée, laissée à ses propres fantaisies, nous a conduits tout naturellement vers la Voie de la Sagesse qui exclut le choc émotionnel de notre quotidien. Mais l’esprit a besoin d’être toujours tenu en alerte afin de mieux se protéger contre l’appel de certaines émotions qui trouvent leur terreau dans cet inconscient dissimulateur dont nous ne pouvons prévoir toutes les turpitudes. La Lutte Sexuelle nous rappelle, chaque fois, la calamité divine qui s’est abattue sur le genre humain quand Adam et Eve ont cherché à se connaître et y sont parvenus. Maudits soient-ils ! Amen ! (répond la foule). Les deux finalistes qui vont disputer, dans quelques minutes, le troisième round de ce combat ne vous sont pas inconnus, ils ont tous les deux participé à de très nombreux tournois. Mais c’est la première fois que le tirage au sort les oppose. La femme mène, pour l’instant, par deux points à zéro. N’oubliez pas : « Dieu ne nous fait trouver notre salut que dans les humiliations et les abaissements »* ! La foule : « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »* Des humiliations et des abaissements vous allez vous en repaître … (Il tire de son fourreau la superbe Durandal et la plante bien droite entre ses cuisses dans un coussinet façonné en duvet de poussins) … Faites entrer nos deux mercenaires … (Il s’assoit dans son fauteuil impérial, les dignitaires et invités en font autant pendant que retentit le son des sept trompettes fabriquées par le plus célèbre orfèvre de Jéricho.) 312 Tatiana est nue sous une veste en mousseline d’organza de soie, donnant à voir ses seins parfaits et sa peau brunie par les effets d’un soleil artificiel, le sexe dissimulé par une culotte en microfibre, jambes nues, les pieds emprisonnés dans des sandales en satin de soie et hauts talons. Son bras gauche est passé sous celui de l’Imperator. Troisième sonnerie… les spectateurs se sont levés pour les voir arriver … Hérault 1 et 2 ensemble LVoiïnsenette !! (trompettes) Ils apparaissent dans les lumières du soleil couchant et des poursuites, lui la tête prise dans le crâne d’un taureau, le sexe dressé emmailloté dans un turban tressé dans du fil de fer barbelé, elle la tête recouverte du masque d’une mante religieuse, le sexe bouclé par deux élégantes pinces à nourrice ornées à leur deux bouts de pierres précieuses. Ils s’avancent vers la tribune officielle d’un pas de mannequin, s’inclinent ensemble vers leur suzerain. Eux : « Ceux qui sont esclaves de leur sexualité te saluent ». « Allez en paix !» Ils gagnent les marches qui mènent au ring, les gravissent et, sans ne s’être jamais regardés, rejoignent leurs soigneurs et entraîneurs installés chacun dans un coin du ring situé sur une même diagonale. Ils tiennent à la disposition de leurs poulains les produits chimiques qui produisent les effets les plus excitants sur le système sexuel de l’homme ou de la femme quel que soit l’état de leur organisme. Car, pendant le combat, ce sont les 313 protagonistes qui choisissent les drogues qui leur semblent les mieux adaptées à leur condition physique. … L’arbitre est monté à son tour sur le ring … les deux lutteurs sont délivrés de leurs accessoires encombrants, ils sont tout nus, … une chaîne attachée à leur poignet gauche les empêche de se précipiter l’un sur l’autre … l’arbitre rappelle à Vincennette, puis à Loïs, qu’il leur est interdit de griffer, mordre, … il nous invitent à gagner nos places, … nous montons sur le ring. Sous l’effet des revêtements spéciaux, nos costumes et nousmême devenons graduellement invisibles, … les trois coups sont frappés, … « attention les caméras de un à huit, cela va être très rapidement à vous…. » … Jeannot tout là-haut perché, court d’un sablier à l’autre sans se décider lequel il va retourner … … « Jeannot, il faut y aller » fait l’arbitre, … Jeannot s’est arrêté devant le sablier numéro Cinq … court vers le Trois, … des sifflets dans le public, les deux guerriers du sexe tirent sur leur lien tant semble grande leur rage d’en découdre, … c’est le Un, … ils sont libres ! … ils restent à leur place ... Loïs fait les premiers pas, elle ne réagit pas, … « la cinq, nom de dieu, tu le cadres ce sexe !... » je pensais que je ne devais fournir mon plan que quand ils allaient se trouver l’un près de l’autre,… je suis là, presqu’à le toucher, je cadre en plan large c'est-à-dire le sexe dans sa totalité, poils et roubignoles compris, … non, connard, le bout de la queue, … le bout !! … elle fume, superbe, elle commence à se consumer… ... on dirait un poisson la gueule légèrement entr’ouverte, … un peu de liquide 314 séminal, merde, il n’est plus là, … suis, nom de dieu !!! », je lève la tête pour voir où il est passé, il a saisi Vincenette, mais elle, par une prise de judo, le fait passer par-dessus son épaule, le voilà à genoux dos à elle, … son sexe ? son sexe ?, … « la cinq, plan général … » … l’homme a plié … je suis à moins de vingt centimètres, la mise au point se fait automatiquement, … sa quéquette est raide, comme à la parade,… j’entends comme une respiration qui s’accélère et une salve d’applaudissements, elle doit avoir joui,… par quel moyen ?? … la main de Vincenette entre dans le champ, s’empare du bout de la queue et la plie vers l’arrière !!! … suis, suis, ne la quitte pas … , cela doit faire très mal ! l’homme bascule vers l’avant et sa tête vient cogner le sol en me cachant l’objet, je me recule et ouvre l’autre œil pour comprendre leurs positions, elle a collé le bas de son ventre contre les fesses de Loïs … le sable nous tombe dessus, … ouais !, très beau cadre… … elle se caresse le clitoris avec ardeur en se servant du gland de l’autre … en mauvaise posture … une grande professionnelle, j’aurais jamais pensé à un truc pareil, … elle a pincé avec le pouce et l’index la verge au départ du gland, ce qui empêche toute éjaculation, et le manie avec une très grande vélocité tantôt vers le haut tantôt vers le bas, … quel orgasme, … applaudissements,… s’il ne se dégage pas de cette prise, il est foutu, … nouvel orgasme, elle tient la forme, … il tente quelque chose car ça remue,… très gros plan sur la partie extrême du gland qui entre en contacts successifs avec le clitoris, superbe,… nouvel orgasme, c’est 315 dingue, … la cloche annonce la fin du round, … Vincennette lâche sa prise, le pénis, tel un ressort, retrouve ses marques, … éjaculation qui n’est pas prise en compte par l’arbitre !... le public applaudit,… je me relève avec difficulté, la crampe n’est pas loin, … ils ont regagné leur coin et se déversent par voies buccale et intraveineuse des rasades de potions excitant les zones érogènes, … vibromasseur pour Vincenette, les mains de la masseuse côté Loïs,… le public, amorphe pendant ce premier round se rue sur les vendeurs de friandises et de boissons,… Jeannot demande s’il peut y aller mais personne ne l’entend, … il s’approche du sablier numéro Trois, regarde si quelqu’un lui prête attention, … d’un geste précis et vigoureux il lance le décompte … le sable qui se répand sur le ring alerte Loïs qui montre du doigt Jeannot à son entraîneur, qui alerte l’arbitre qui regarde le sable tomber, qui se précipite sur l’arbitre de touche qui regarde le sable tomber… je me place à la hauteur de Loïs pour le serrer au plus près … la cloche sonne, le deuxième round est lancé,… il me surprend par son démarrage sprinté, je lève les yeux … il se lance en l’air, les pieds en avant, il est à l’horizontale, elle cherche l’esquive, il les passe autour du cou de Vincenette qui tombe à la renverse,… il s’assied sur sa poitrine, lui pince le nez ce qui l’oblige à ouvrir la bouche dans laquelle il place, avec une époustouflante dextérité, une cale !! … et son vit… je me précipite et … et… réussi à cadrer son pénis au moment même où il s’envoie en l’air, … impossible de filmer la suite tant ça bouge, je me 316 relève, elle lance ses jambes en arrière la bouche toujours obstruée par le sexe de Loïc, je ne trouve pas mes marques, … « la cinq, tu dégages ! » hurle la voix,… je glisse ma tête à quelques centimètres de l’implantation de la verge, elle est profondément ancrée dans les profondeurs de …. je reçois en pleine figure un formi …. …… …………… …………….. …………….. …………………… ………. ………………… …….. que se passe t-il ? … Je sors du coaltar, j’ai du mal à suivre la partition,… Où sont-ils ? … qu’estce que j’ai pris ! … un coup de massue, mais pardevant, sur le nez… mon corps reste un solide déformable malgré sa transparence … merde, c’est quoi tout ce sable ?... il pleut du sable ! … les sabliers !! … je me précipite avec difficulté, elle est sur lui,… « t’es viré, t’es viré, tu m’as privé de tous les gros plans, t’es viré !! »,… je me redresse, … « mais qu’est-ce que tu fous, il va crever et je veux voir sa bite en très gros plan, le plus gros possible, l’expiration de son sexe tu comprends, son dernier soupir ! !... »… c’est vrai qu’il a l’air mal en point, … le score ? … … treize orgasmes pour elle, huit pour lui, c’est le dernier round, il est fichu, « son sexe bordel ! », elle se l’enfile avec férocité … l’étreinte se veut mortelle, sexe pourchassé en crainte d’agonie, … épouvante de la verge qui ne peut retenir son flux salvateur mortel, jouissances fatidiques, … la mort annoncée ne freine pas leurs ardeurs, l’énergie vitale s’évacue par saccades, les deux sexes réunis en un suprême défi, s’affrontent et s’affolent sans le moindre répit. … « connard, je n’en ai rien à foutre de tes commentaires, là, tu ne 317 bouges plus… » … son sexe et celui de Vincenette sont si étroitement liés, qu’il est impossible de cadrer celui de Loïs, … … c’est étrange, leurs corps sont comme statufiés, une immobilité parfaite, regard dans regard, … contemplation,… il est très pâle, elle tremble … le crépuscule perd sa bataille contre la nuit, mais comme par miracle, personne n’a songé à brancher de projecteurs. Un chant s’élève de la tribune des hommes, des voix de basses et celle, éclatante, d’un jeune garçon … … Le lundi je baise en levrette Le mardi je baise en canard Le mercredi je fais minette Le jeudi j’me fais sucer le dard Le vendredi je fais feuille de rose Le samedi je fais soixante-neuf Et le dimanche je me repose En mangeant des couilles de bœuf Et le dimanche je me repose En mangeant des couilles de bœuf… Vincenette se penche lentement sur Loïc, enserre ses bras autour des épaules de l’homme épuisé, pose ses lèvres contre les siennes, … ils s’embrassent ??!! … j’en ai l’impression, … ensemble ils commencent une ascension sensuelle, … lentement, … lentement, … elle accélère d’une façon quasiment imperceptible la cadence, leurs bouches sont collées l’une à l’autre, le mouvement de ses reins est maintenant régulier comme rythmé par un métronome… évènement imprévu, unique … une seule poursuite, en puissance 318 minimum, éclaire les deux corps,… des voix de femmes répliquent à celles des hommes : « Quand il sentit venir la mort Etendu sur sa froide couche Pour la porter jusqu’à sa bouche Sa main fit un suprême effort La partie inférieure du bas ventre de Loïs projette contre celle de Et puis, en l’honneur de sa dame, Vincenette et garde cette posture, tétanisée… Et puis, en l’honneur de sa dame, Il but une dernière fois. lâche prise et s’affaisse lourdement sur le sol. La coupe trembla dans ses doigts Bouches, torses, bras, sexes, jambes, soudés. Et doucement il rendit l’âme. »* se Immobiles, pétrifiés, lapidifiés. Leur peau se fendille, se fissure, se lézarde, les chairs se décomposent, les os craquellent, se désagrègent, s’emmêlent, se mélangent, s’atomisent, s’ensablent. Sidération du public. Le premier vététiste se lève, applaudit, il est le seul à le faire, … baisse les bras. Le deuxième se lève à son tour, applaudit, s’arrête, regarde le premier. Vététiste 1 : « La folie est la pire maladie qui court », Vététiste2 « il n’y a que la foi qui sauve... » Ils enfourchent leurs vélos. Imperator, il a la tête de l’évêque de Beauvais. Il se lève en s’adressant d’abord aux vététistes, puis à la foule Car tu es poussière … et tu redeviendras poussière … 319 Tatiana s’empare de Durandal. « Souviens-toi du vase de Soissons », s’écrie t-elle en décapitant l’Holopherne labyrinthen. Elle brandit la tête rapace à bout de bras l’exposant aux yeux du public hurlant et en pleine débandade. De la bouche ensanglantée se précipite un aquilon qui balaie en quelques secondes le sable du ring, le ring, l’arène, tout. Puis, elle s’échappe des mains de Tatiana, poursuit de son souffle le flot des spectateurs en déroute et vient se poser, docile, sur l’avant-bras droit tendu de la mort. Les sept répliques du portrait de l’Imperator éclatent d’un fou rire. La mort s’approche et s’incline devant le corps sans tête : « Ave Caesar ! » puis se mêle aux fuyards. J’informe Tatiana d’un projet depuis longtemps conçu : « Je vais tuer Dieu. ». Elle me tend Durandal, me serre dans ses bras et fuit avec les autres. Je reste seul. 320 Epilogue Le Bouge des Philosophes est cerné par une couche de poussière et de toiles d’araignées qui témoignent du passage du temps. Avec la paume d’une main j’ouvre une lucarne dans la poussière du carreau d’une fenêtre ... le décor semble inchangé comme s’il avait été déserté il y a seulement quelques instants. Sans effort grâce à Durandal, je me fraie un passage jusqu’à la porte et m’avance en hésitant dans la salle. De la ruche en émoi ne reste que son silence inaudible sans aucune aspérité à laquelle se raccrocher ... là, peutêtre,... le calicot brandi par Vieux 2. Je le retourne en me remémorant quelques mots du texte de Nietzsche qui y figurait : « Dieu est une question grosse comme le poing, un manque de délicatesse à l’égard de nous autres penseurs... ». Il semble que la discussion soit allée plus en avant car je lis maintenant : « Cet événement prodigieux n’a pas encore fait son chemin jusqu’aux oreilles des hommes. La foudre et le tonnerre ont besoin de temps, la lumière a besoin de temps, la lumière des étoiles a besoin de temps, les actions, même une fois posées, ont aussi besoin de temps avant d’être vues et entendues. ... Ce vieux saint dans la forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort. » 321 Est-ce possible que ma mission soit déjà accomplie ? Je n’ai souvenir d’aucune bataille, d’aucun affrontement. En fermant les yeux, je vois bien cet immense lac gelé dressé à la verticale face à moi et que j’ai fendu d’un coup de Durandal. Mais ce n’était qu’un rêve éveillé, je suppose. Je vais au bar et me sers un verre de ce délicieux Pauillac 1984. Un bruit insolite me fait me retourner. Sur l’estrade le guéridon et sur les deux chaises Vieux 1 et Vieux 2 qui se font face. « Salut », dit Vieux 1. « Salut », je fais de la tête. Vieux 1 … en effet, on peut poser la question : le Vivant était-il inclus dans le projet Univers. Cela veut dire que s’il l’était, celui qui a initié ce projet espère en tirer profit. Vieux 2, incrédule Dieu voudrait tirer profit du vivant ? Vieux 1 Si Dieu a conçu le projet Univers en y associant celui du vivant, est-il imaginable qu’IL l’ait conçu pour n’en rien faire ? Cela me paraît invraisemblable. Vieux 2 Vous avez soutenu qu’Il ne nous avait pas créé pour qu’on le serve, pour qu’on le prie, pour qu’on l’adore. Alors quelles seraient, d’après vous, ses intentions nous concernant ? Vieux 1 Pas NOUS concernant, mais concernant le Vivant. Pourquoi le Vivant ?... L’Intelligence s’ennuie. Pour se divertir, Elle crée, non pas un clone, non pas une Intelligence identique à la sienne, ce qui ne présenterait aucun intérêt, mais une intelligence autre, différente, 322 qu’Elle puisse affronter intellectuellement, qui lui apporte des informations qu’Elle ne possède pas. Un homme se pense, remet en cause sa condition d’homme, alors que le Tout est sans question puisqu’Il détient toutes les réponses qui intéressent son tout. S'Il se pense, Il ne trouve comme objet de réflexion que du « déjà pensé », ressassé, résolu. La pensée du Tout ne connaît plus l'erreur, les découvertes, les inventions. Elle n’a plus de curiosité. Elle possède sa vérité, devenue LA vérité, qu’elle ne peut remettre en question puisqu’elle connaît tout, sait tout et qu’Elle n’a pas en face d’Elle un Autre qui lui apporte la contradiction. Elle est piégée par sa pensée Unique, combinaison de tous ses savoirs. C’est une vérité absolue, figée, pétrifiée, momifiée, qui se suffit à elle-même. Tout infini possède ses confins. Vieux 2 Si j’entends bien, le parfait n'est plus modifiable, il ne peut devenir plus parfait qu'il n’est déjà, sa nature parfaite n'est plus perfectible, il ne peut plus évoluer. D'une certaine façon, il est mort. Mais l'imparfait, c’està- dire le Vivant, peut-il en se perfectionnant devenir parfait ? Ou le parfait est-il parfait par essence ? Inversement, du parfait pourrait-il naître de l'imparfait ? C’est-à-dire, Dieu au contact d’une autre intelligence possédant de nouveaux savoirs deviendrait-il imparfait et pourrait-Il, du même coup, briser la sphère dans laquelle Il s’est enfermé, volontairement ou pas ? Vieux 1 Je suis assez d’accord avec l’idée de sphère, car je n’envisage pas un contenu sans contenant, et avec l’idée d’un parfait qui, au contact d’une autre 323 intelligence, redeviendrait imparfait. Si Dieu, le Créateur, le Grand Architecte, -je préfère à ces appellations le mot Intelligence-, donc si l’Intelligence à donnée une chance au Vivant, c’est avec l’espoir que celui-ci va se développer. Nous constatons ce phénomène depuis l’apparition de la vie sur Terre. L’imparfait se perfectionne. Qui plus est, le Vivant se trouve dans une position qui n’est pas sans rapport avec ce qui vient d’être dit sur le projet mis en place par l’Intelligence. Vieux 2 C’est-à-dire que les hommes, êtres imparfaits, auraient un projet proche de celui que vous attribuez à Dieu ? Vieux 1 Nous nous sommes engagés sur un projet très ambitieux dans le domaine de l’informatique. Grâce à nos compétences, nous avons conçu un programme capable de battre le champion du monde au jeu d’échecs. En 1968, Stanley Kubrick et C. Clarke imaginaient une fiction. Ils créaient Hal, un ordinateur très puissant embarqué sur un vaisseau spatial. Hal tenait de « vraies » conversations avec les humains jusqu’au jour où il rompit, après réflexion ?, tout rapport avec eux. « Dave, cette conversation est désormais sans objet. Adieu. » À partir de ce moment, il s’est voulu seul maître à bord. Ceci n’est qu’une fiction, mais il arrive que la réalité… Vieux 2, le coupe … dépasse la fiction. Nous, créateurs de robots, pourrions un jour, si nous n’y prenions garde, tomber sous la dépendance de ces androïdes comme Dieu pourrait se voir damer le pion par sa création, le Vivant. 324 Mais Dieu n’acceptera jamais, pas plus que nous, de se voir confisquer son pouvoir au profit de sa création. Vieux 1 Un père accepte, malgré ce qui lui en coûte, de laisser un jour la place à celui qu’il estime être le mieux à même de lui succéder. Vieux 2 Nous devrons donc nous résoudre à confier la direction de nos affaires aux robots que nous aurons créés à cet effet ? Vieux 1 Plutôt à des humains que nous aurons génétiquement modifiés. Vieux 2 Le surhomme si cher à Nietzsche. Vieux 1, rêveur On pourrait même songer à connecter entre elles les intelligences éparpillées sur Terre, pour générer une Intelligence suprême, la somme de toutes les intelligences. Je ne peux imaginer le mécanisme qui amènerait le Vivant à ce degré d’intelligence, mais je crois que l’intelligence du Vivant est le destin de l’Intelligence qui nous a créé. Vieux 2 Vous en revenez à ce Tout que vous redoutez ! Vieux 1 Mais à un Tout différent de celui de l’Intelligence à qui nous sommes redevables de nous trouver ici-bas. Nous prendrions alors, de gré ou contre notre gré, langue avec Elle. Pour lui apporter un peu d’air frais. 325 Vieux 2 Mais notre expérience nous enseigne que deux puissances de cette envergure ne peuvent cohabiter. L’une des deux cédera immanquablement sa place à l’autre… Vieux 1 Ce n’est pas avéré. De nombreuses galaxies poursuivent leur chemin sans entrer en collision. … Des astrophysiciens prétendent que d’autres Univers côtoient le nôtre. Vieux 2 Si je suis votre raisonnement, ce serait des Univers différents créés par des Intelligences suprêmes ayant suivi chaque fois des parcours distincts ? Vieux 1 C’est presque ça. Mais il nous faut distinguer l’Univers du Tout. Mettons-nous bien d’accord : Tout, Intelligence, Dieu, sont trois mots qui signifient la même idée, qui sont définis par le même concept. Dieu a créé l’Univers, nous l’admettons vous et moi. Mais, selon moi, l’Univers est un laboratoire, source de nouveaux savoirs. Quand le savoir du Vivant, différent de celui de Dieu, aura atteint sa limite, il sera confronté à celui de Dieu. De la synthèse des deux savoirs naîtra une nouvelle Intelligence. Ce sont les savoirs qui sont infinis, pas Dieu. Vieux 2 Vous mettez une limite au savoir de Dieu ? Vieux 1 Et aucune limite aux savoirs. Sinon, pourquoi aurait-il besoin du nôtre ? Pourquoi devrions-nous passer notre temps à réfléchir, to be or not to be, si son seul désir 326 était que nous le contemplions et le remercions pour son manque de générosité ? Vieux 2 C’est pourquoi vous soutenez que c’est Dieu qui a besoin des hommes, pardon du Vivant, et non pas l’inverse. Vieux 1 Oui, c’est ce que je crois. Vieux 2 Les autres Univers, -s’il y en a-, qui diffèrent du nôtre, seraient des laboratoires de recherches ? Vieux 1 Oui. Vieux 2 Et chaque fois, du Vivant serait à la tâche ? Vieux 1 Il semblerait que seul le Vivant puisse prétendre à l’intelligence. Vieux 2 À supposer que votre scénario recèle une infime parcelle de vérité, estimez-vous, de notre point de vue de vivant, que le désir de Dieu de toujours en savoir plus, justifie les moyens qu’Il a mis en place pour y parvenir ? Le jeu en vaut-il la chandelle ? ... Vieux 1 Une question grosse comme le point ! ………………. Ils se tournent vers moi, Vieux 1 et Vieux 2 Avec nos sentiments distingués. 327 et descendent de l’estrade en s’aidant mutuellement. Ils quittent le Bouge sans se retourner. J’hésite, je flâne entre les tables,... tire la porte derrière moi. Un « ça va, grand-père ? » déclenche mon sourire. J’ai beaucoup d’affection pour mon petit-fils qui m’attend en sautillant. Je lui tends Durandal et en quelques rapides enjambées il rejoint le groupe de joggeurs, joggeuses, qui se dirige vers le bassin de Neptune. Je selle Rossinante et quitte le territoire de la Principauté en saluant le douanier. Citations ___________ Page : 21 « Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » Wittgensrein : « Tractatus philosiphico-logicus » 328 Page : 22 « Je suis trop curieux, trop incrédule, …………………………. Il est défendu de penser ! » « Ecce homo » Nietzsche page : 23 « Cela vous dérangerait de vous occuper convenablement de ce bar ? Votre devoir est de nous servir en silence quand nous vous appelons. Si nous avions souhaitez vous faire participer à notre conversation, nous vous l’aurions fait savoir depuis longtemps…. » Extrait de « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole. Page : 39 « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie… » Voir Victor Hugo : « Hymne » Les chants du crépuscule Page : 42 « Après avoir fait, ainsi que des fleuves, un peu plus de bruit les uns que les autres (...) mais la corruption et les vers, la cendre et la pourriture qui nous égalent. » BOSSUET, Oraison funèbre de H. de Gornay. Page : 44 « C’est si bon de partir n’importe où Bras dessus bras dessous En chantant des chansons » « C’est si bon », paroles André Hornez. Musique Henri Betti 329 Page : 56 « Tamara Mellon, présidente de Jimmy Choo, a un projet …. Vingt de ces portraits seront vendus aux enchères par Christie’s. » Agenda de Vogue mai 2005 Page : 60 « Elle DISSOUT nos ILLUSIONS sur la condition FéMININE et combat le CULTE bêta de la dépendance amoureuse dans un recueil de NOUVELLES extralucide… » Vogue Mai 2005 Page : 60 Ah ! Si j'avais un franc cinquante ……...... Ça m'ferait bientôt cent sous! Ah ! Si j'avais un franc cinquante Paroles: Fr : Boris Vian. Musique: John Schonberger 1947 Page : 67 « Car vous êtes l’être suprême, et vous ne changez jamais. Le jour présent ne se passe point en vous qui êtes toujours immuable et toujours le même… Saint Augustin « Les confessions », livre premier. Page : 75 « Je t’aimerai toujours, toujours, vive la vie, …» « L’Auberge du cheval blanc » Livret Erik Charell. Musique Ralph Benatzy Page : 105 330 « Qu'est-ce donc que l'homme ? est-ce un prodige ? est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles ? ou bien est-ce une énigme inexplicable? » Bossuet, Sermon pour la profession de Mme de La Vallière. Page : 106 « La croix est la vraie épreuve de la foi, le vrai fondement de l'espérance..» Bossuet, Disc. sur l'Hist. universelle, II, 19. Page : 114 « L’athée est identique à l’aveugle » Hugo : « Post-Scriptum de ma vie, p 62 Page : 117 « Cette obscure étoiles … » clarté qui tombe des Corneille, Le Cid Page : 125 « Dieu distribue ses faveurs quand il lui plaît, comme il lui plaît, à qui il lui plaît » Thérèse d’Avila « Le Château intérieur ». Page : 126 « Nous avons l’obligation morale d’assurer la prospérité des générations futures…. » Jacques Chirac « La France pour tous » op.cit. p 101-102 Page : 23/24, 132/133, 249 331 - « M’est avis que mon organisme ne pourrait supporter pareil traumatisme à l’heure actuelle….. - Mais vous êtes complètement sinoque, mec ! » « La conjuration des imbéciles » JK Toole pages 179, 177, 96, 357, 110, 411, Page : 149 « Que votre main s'appesantisse à tous vos ennemis; que votre droite se fasse sentir à ceux qui vous haïssent. » Bible (Sacy), PsaumesXX, 8 Page : 149 « Pauvre vieille Terre ! Ce que je regretterai le plus dans sa destruction... Je crains qu’aucun autre monde ne puisse nous offrir des choses comme celles-ci. » Hawthorne. Traduction Alexandra Lefebvre. Page : 157 « Exténué, mince, étique, nu. Allant sans raison dans la foule. L’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme. » Réflexions sur les statuettes figures et peintures d’Alberto Giacometti. Francis Ponge Page : 161 Je ne suis pas ce que l’on pense …. A chaque instant je m’étudie Extrait des »Trois valses d’Oscar Straus, livret de Léopold Marchand 332 Page : 190 Karl Barth Théologien calviniste suisse (1886-1968.) Transcendance de Dieu et salut humain en la personne de Jésus. Page : 197 "L'homme.... La personne humaine..... La personne libre………… Ça n'a plus de nom..... Qu'un pronom ! » Francis Ponge « L'Atelier contemporain » Page : 209 « Revoir Paris… » « Retour à Paris » Charles Trenet Page : 239 On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau. Hier la grande armée, et maintenant troupeau » Les châtiments, « L’expiation » Victor Hugo Page : 249 « Il conviendrait d’empaler cette ribaude sur le membre d’un étalon de taille particulièrement avantageuse… » « La Conjuration des imbéciles » John Kennedy Toole. Page 259 Page : 251 « Encore heureux qu’il ait fait beau » Paroles et musique de Stéphane Golman Page : 292 « - Ah ! … Laissez-moi ! … Laissez-moi ! 333 - Allez, avance … allez ! (L’homme se débat.) - Je ne vous ai rien fait ! … Lâchezmoi, salauds ! » « M le Maudit » de Fritz Lang pages : 294 à 298 « Eh !..., dites donc ! … A votre place je me tiendrai un peu tranquille, Monsieur. Il y va de votre tête …, au cas où vous ne l’auriez pas compris ………… N’en peux plus ! … Ne peux plus ! … je ne peux plus !.... » « M le Maudit » de Fritz Lang Page : 307 «Mettre à mort un meurtrier punition sans commune mesure crime qu’il a commis.» est une avec le [ Fiodor Dostoïevski ] - Extrait de L’Idiot Page : 315 « Dieu ne nous fait trouver notre salut que dans les humiliations et les abaissements » Massillon. Page : 315 « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » Villon « La ballade des pendus » Page : 322 334 « Quand il sentit venir la mort Etendu sur sa froide couche ……………… Et doucement il rendit l’âme » Faust, opéra de Gounod, livret Jules Barbier et Michel Carré d’après Goethe 335 Couverture : Raphaële CARILL Impression : DEUX-PONTS Bresson France Achevé d’imprimer : avril 2011 Dépôt légal : avril 2011 336