Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvre

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Patrick Grainville - Le baiser de la pieuvre
Le baiser de la pieuvre, Patrick Grainville – Editions du Seuil
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 24, mai/juin 2010
Du mou dans la gâchette
Par Marc Villemain
Je me souviens encore du jour où je lus L’orgie, la neige. Le livre,
comme bien des livres de Patrick Grainville, s’enfouissait dans les
arcanes de l’adolescence, où je vivais encore. Je crois qu’il fut mon
premier livre de chair lyrique ; du moins est-ce l’impression que je
conserve par devers-moi de cette prose comme coulée dans le
marbre d’un classicisme que j’enviais, mais qui le corrodait en tous
points par l’esprit, la luxuriance, la sensualité si peu académiques.
Et quoique l’Académie, précisément, eût déjà gratifié ses
Flamboyants du Goncourt. S’il est de coutume, et en grande partie
très juste, de considérer que les grands, les vrais écrivains, ne sont
jamais les écrivains que d’un seul livre mille fois réécrit, alors il
est peu de dire que Patrick Grainville en fait partie. Et si le
tropisme nippon le conduit ici à tempérer son transport – mais si peu, si peu… –, ce prosateur
hors pair n’a rien perdu ni de sa formidable poésie, tout à la fois descriptive et suggestive, ni
de cette étrange énergie qui le conduit aux confins du romantisme. Je connais peu d’écrivains,
de nos jours, capables de combiner de manière aussi viscérale le classicisme romantique et la
fusion des chairs. Ce dont on retrouve ici l’expression, baroque, talentueuse et peu commune,
donc, dans ce merveilleux récit, à mi-chemin entre le fantasme et l’humide concrétude des
choses, entre la plus onirique légende et son incarnation la plus exaltée.
Les éditions du Seuil ont eu la bonne idée de reproduire en ouverture de ce roman Le rêve de
la femme du pêcheur, la célèbre estampe d’Hokusai, ce vieux fou né il y a plus de deux siècles
et qui doit rendre vert de jalousie le plus érudit des amateurs de mangas. Le dessin montre
ladite femme qui, enserrée entre de longues et pernicieuses tentacules, s’exalte des caresses
qu’une petite pieuvre embrassante prodigue à ses seins, tandis qu’une autre, plus grosse,
profite de son privilège pour lui faire minette. Le baiser de la pieuvre part de cette vision
sauvage, délicieuse autant que licencieuse, pour en faire entendre tous les échos possibles
chez l’humain : il s’agit de sonder les cœurs autant que les reins, les tréfonds de l’âme autant
que la liqueur des humeurs. Car si Grainville apparaît toujours comme l’un de nos plus grands
producteurs d’impressions érotiques, aucun de ses livres ne saurait, à proprement parler,
figurer dans ce seul et très exclusif registre. Ce qui se lit chez Grainville, c’est toujours au
moins autant le rêve d’une vie rêvée que le fantasme d’une chair en attente.
Haruo est un bel adolescent : on imagine la charpente délicate et musculeuse, le torse glabre,
les yeux et la chevelure d’ébène. Il est amoureux de Tô, la jeune veuve, qu’il vient épier, la
nuit, dans son sommeil nu. Rien ne le fascine, rien ne l’étrangle davantage que « l’empreinte
de Tô immaculée, immobilisée d’effroi, son signe nu, le vaisseau de sa chair tatouée de
noirceur. » Dans ce petit village d’une petite île du Japon, là où les hommes vivent du labeur
de la terre et de leur nature communiante, Haruo ne vivait pour que pour ça, que pour elle,
que pour ce temps volé à la bienséance, à l’usage, à la communauté même, et « se tenait
indéfiniment au bord d’un paradis impossible : c’était la définition même de l’adolescence. »
De rage impuissant, pourtant, face à cet insaisissable et monstrueux rival tentaculaire. Ne
pouvant « plus distinguer le corps lunaire de la veuve de la fleur vorace et tentaculaire qui
l’envahissait », entendant jusqu’à ce « chant qui monta de la couche, celui de la jeune veuve
Tô tordue de délices », tandis que sur l’île souvent le volcan gronde, cet « ogre gonflé de
festons fantasques, constellé d’un caviar de pierres noires comme des excréments séchés. »
Le baiser de la pieuvre est le récit de cet érotisme larvé, menaçant, endémique, qui contamine
la terre et les hommes. Car il y a toujours eu un peu d’animisme chez Grainville, la moindre
odeur de terre, le moindre bosquet de fleurs ou le plus petit animal est toujours l’excitateur
possible de la sensation. Ce qui explique aussi pourquoi chacun de ses livres conserve
toujours quelque chose du roman d’initiation. Ici, les initiateurs s’appellent Satô, l’amie
lascive, et Allan, mystérieux chercheur aux goûts d’aventurier, qui tous deux trouveront en
Haruo une source renouvelée de fantasmes et de félicités, quand lui ne peut oublier la beauté
de Tô et de ses enlacements monstrueux. Ces deux-là s’en donnent à cœur joie : « Ils
confondaient appendices et orifices, retournant l’homme en femme et cette dernière en
cosaque carnivore. Et peut-être que les porcs domestiques qui pullulaient dans le village de
Kô leur répondaient, verrats lubriques et truies tendres croyant reconnaître l’hymne de leur
espèce. » Car notre animalité ne nous condamne pas : elle nous rapproche de nous-mêmes.
Les meilleurs amis de Tô et Haruo, au fond, ce sont peut-être ces animaux que l’on dit si
laids, et qui ici recouvrent quelque chose d’une dignité ou d’une élégance. Cette scène où tous
deux sont surpris dans leur bonheur alangui par une ribambelle de pourceaux joueurs : « et les
cochons déferlèrent sur Tô qui pouffait de rire. Haruo était écrasé sous la tendresse
boulimique de la coche poilue dont les tétons gigotaient. » Cette autre scène, quand « ils
avaient sorti la bufflonne de l’étable pour la traire dans la lumière », laissant Haruo
« envoûté par la scène qui englobait la bête et la jeune femme dans cette promiscuité
organique », bien obligé de voir que « la pléthore de la mamelle fleurie de tétines roses, les
spasmes de lait blanc, leur éclat contrastaient avec cet entrecuisse pollué. Haruo bandait
dans ce mélange de chair délicate, de suint, de toison douce et dilatée, parcourue d’artères de
velours, de souillures fauves et parfumées où les doigts de Tô se glissaient. »
Ce qui frappe à chaque lecture de chaque roman de Patrick Grainville, c’est, disons, cette
espèce de hauteur d’âme, d’allant vers ce qui à certains égards pourraient procéder d’une
quête spirituelle, et qui l’éloigne à jamais de toute tentation obscène ou gouailleuse. Tô,
Haruo, sont des être infiniment humains, touchants, sensibles, et le désir qui les entraîne est
d’une pureté toute romantique. Leurs corps sont comme une préfiguration de leur âme, et
c’est bien Tô dans toute sa splendeur idéelle qu’admire Haruo, quand « à l’intime luit un
ruisseau de corail. » Et la découverte du corps de l’autre en dit autant sur son plaisir que sur
son amour, quand « la rosace écarquillée du sexe semble affluer vers lui » et qu’enfin il
pénètre « le fin jardin des chairs mouillées de l’amante. »
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