Viatique - les decouvreurs

Transcription

Viatique - les decouvreurs
Viatique
Le monde est mon lieu, dit le poème.
J'apprends devant l'étonnante architecture des montagnes
L'extrême opacité des choses.
Même l'émotion est devenue chose parmi les choses.
Quant à la hauteur ou la profondeur, elle est dans les mots
Plus profonde et plus haute que toute réalité.
Je demeure dit enfin le poème
Au plus fort du silence.
Chaque fois que le vide est franchi,
Quand le soleil en moi se lève
Ou que la terre s'assombrit,
Dans le souffle et la mesure,
Dans le sacre et l'accident.
En moi, dit encore le poème,
Il n'y a nulle différence entre l'amour et la mort,
Entre une clé et un geste d'adieu,
Entre le don et l'apparence,
Entre la menace et l'acacia,
Entre un quartier de lune et le chuchotis des racines,
Entre une chaise de jardin et notre petite épiphanie quotidienne.
Et la rivière passe avec les mots, toujours autre
et toujours
la même.
Lionel Ray
De ciel et d'ombre, Al Manar, 2014
AUTOBIOGRAPHIE
UTOBIOGRAPHIE
Je suis né à Smyrne ou ailleurs
mon nom signifiait
« l’aveugle » ou « l’otage »
Je suis né à Montivideo
la première fois en 1846
la deuxième fois en 1884
Je suis né en Alaska à Long Island au Labrador dans le
désert de Gobi à Salonique
J'ai parlé l'ostiak le vogoul le tchouvache le serbo
serbo-croate
et
toutes les autres langues
Je suis devenu sourd
J'ai vécu captif en Angleterre
emprisonné à Mons
en exil à Bruxelles à Jersey à Guernesey déporté
aux camps de Limnos, Macronissos, Ayios Efstratios,
plus tard à l'Île de Samos
J'ai perdu un bras à la guerre
J'ai vécu plus de trente ans paralysé des jambes dans une
chambre
de Carcassonne
J'ai été condamné à mort gracié porté disparu
Un duel mit fin à mes jours à l'âge de trente
trente-huit ans
Je me suis pendu à une grille dans la nuit du 25
au 26 janvier 1855
Suicidé en 1930 et en 1935
Je mourus guillotiné en 1794
Je mourus d'un cancer à l'asile d'Ivry
Je mourus d'un éclatement de la glotte
Je mourus d'une congestion pulmonaire au camp de Drancy
le 5 mars 1944
Je mourus sur le champ de bataille
en Grèce en
France puis fusillé en Espagne
Je fus écrasé par une voiture près de la place de la
Concorde
Je fus trépané à la guerre et n'ai pas survécu
Je mourus dit-on
on d'une piqûre d'épine de rose
Mais je suis mort
définitivement
dans un hôpital de
Marseille d'un cancer au genou droit.
Lionel RAY
LE
NOM
PERDU
Gallimard
1987
Lionel Ray : PERMANENTES INQUIETUDES
Pour les vrais poètes1 la nuit, n'est pas simplement la nuit, elle est matière de nuit, c'est-à-dire
suivant la claire définition que l'école d'Aristote, donne de l'idée de matière, simple capacité pouvant
recevoir toutes les formes. Les formes ici, multiples, ambivalentes, infiniment dérobées, de l'art et de
la vie. Grandes porteuses d'inquiétude.
GEORGES GUILLAIN
LIONEL RAY
MATIERE DE NUIT
GALLIMARD 177 pages 15 euros
COMME UN CHATEAU DEFAIT
POESIE/GALLIMARD 321 pages
Avec Matière de nuit Lionel Ray semble avoir voulu dresser comme un
bilan tant de son expérience poétique que de sa propre existence qui est
celle d'un poète assez vite parvenu à la reconnaissance, jouissant des
marques de la considération publique ou institutionnelle mais qui n'a
jamais su se défaire d'une inquiétude vague concernant sa véritable
identité. Passé de Robert Lorho à Lionel Ray célébré jadis de manière
éclatante en première page des Lettres Françaises par le très communiste
Aragon, pouvant aujourd'hui s'enorgueillir
d'imposantes relations
officielles, l'auteur du Nom perdu, du Corps obscur, du Château défait, et de
Syllabes de sable, semble marqué par le sentiment de l'impermanence
fondamentale de l'être et chercher toujours son assise dans le fuyant
d'une conscience qui l'amène à se rêver tantôt pierre, tantôt arbre, matière
immobile et surtout sans pensée: "Vous, si hauts dans le temps, mes arbres, mes
héros/Invincibles, mes statues vivantes, si je pouvais// Tout près de vous m'étendre,
en vous me reposer/Dans l'absence de toute rêverie, l'absence// De toute signification,
n'être plus que branches/Et racines, n'être rien que sève et feuilles,// Etre là
simplement, alors que les vivants/Continuent leur chemin dérisoire…"
Car tout est glissements, dérives, mouvements, passages infinis
dans l'univers poétique de Lionel Ray. L'être y semble infiniment
vulnérable "pris/Sans poids/Dans la grammaire du temps//Dans l'horlogerie/Du
monde/Déporté par le vent/Si peu visible". Il y a quelque chose là-dedans du
"deçà, de-là" verlainien, et de sa mouette mélancolique, que rappellent
encore certaines cruelles interrogations suscitées, par exemple, par un
simple souffle secouant le feuillage d'un arbre: "Mais toi,/Qu'as-tu/Fait/De
tout ce temps?/Qu'as-tu fait/Dis/Pour être/Là?"
Livre intimement pétri d'incertitude et d'interrogation, Matière de nuit
n'a cependant que peu à voir avec la vie, disons, matérielle ou extérieure
de son auteur. A la différence de celle d'un Jacques Darras, par exemple,
la poésie de Lionel Ray se refuse à l'anecdote. Et si effusion il y a en
elle, c'est dans le cadre d'une relation à l'être même de la poésie
qu'elle s'opère, c'est-à-dire à partir du territoire particulier de ce qu'on
appelait autrefois trop aisément l'âme et qu'il faudrait désigner aujourd'hui
peut-être par l'expression de conscience sensible. En guise de repères,
Lionel Ray s'est d'ailleurs avisé de conclure son recueil par une série de
notes dans lesquelles s'affirment ses positions esthétiques. Nécessité de
l'émotion, condamnation des rhétoriques de surface, affirmation de
l'intériorité et de la voix révélatrice "de l'être que l'apparence et l'existence
sociales n'exposaient à aucun regard, pas même au plus perspicace". On
remarquera de même dans la suite des poèmes, telle pièce intitulée "art
poétique"qui célèbre le pouvoir qu'ont les mots de faire indéfiniment
entendre en eux "le bruit du sang et des songes", ou telle autre présentée
comme "critique de la poésie" dans laquelle Lionel Ray
oppose
ironiquement et dans un raccourci discutable "la vieille chose romantique" et
qui soulevait l'imaginaire de l'homme à ce que les tenants de la littérarité
proposent aujourd'hui à nos contemporains: "C'en est fini maintenant de
l'incurable/Comme des accomplissements éphémères,/Plus d'oiseau dans la tête!plus de
rêves/Dans les souliers!plus d'or dans la boue!// Maintenant nous voici arrimés/A
l'immobile, ignorant les nuages,/Sans souffle, au bord des choses qui ne sont
que/Surface, avec la perspective somptueuse/De regarder enfin au-dedans de Rien."
Certains lecteurs simples s'arrêteront sans doute à l'affirmation de ces
positions qui les conforteront dans leur rejet d'une poésie actuelle que par
ailleurs ils connaissent mal et leur nostalgie d'une poésie du sens et du
sentiment dont ils simplifient souvent les enjeux. Mais ceux qui savent à
quels dédoublements d'être et d'espace, quels mystérieux prolongements
de soi-même, quel composé de réussite et d'échec, d'accroissement et de
dépossession conduit cet étrange expérience de dire en poésie
comprendront que c'est dans cette matière de parole et d'art que Lionel
Ray tente une nouvelle plongée. L'expérience poétique, comme matière
de nuit, ouverture sur ce que le poète Jean Tardieu2 appelait puissamment
"une ombre sans contrôle".
Dès lors et au-delà de toute réduction au " misérable petit tas de secrets"
que constitue la vie sociale du poète, se lit le drame profond d'une
sensibilité, mal assurée dans son essence, confrontée au " paysage du
temps", ce réel d'imagination tout traversé d'éphémère, recensant,
ressassant ses pertes comme dans ce poème intitulé De cendre en cendre, l'un
des plus beaux du recueil, que renforce encore sa disposition
typographique: "Je me souviens des années heureuses/O dame d'outremonde//Sans lèvres mais en moi cette/Machinerie étrange des yeux qui ne voient
pas!//Flamme d'ombre!//Cette voix qui m'accompagne entre le bleu du ciel/Et la
stupeur cet arrachement hors de soi!//Mémoire lente//Je n'en ai pas fini d'errer
entre les feux anciens/De cendre en cendre/ interrogeant les graines détruites". Mais
il n'y a pas que de la nostalgie, il peut y avoir de la délectation dans
ce parcours, ce dur relevé d'ombres conduisant à la nuit. Car si le
regard du poète est souvent rétrospectif, il est aussi tourné vers l'avenir,
un avenir qui, même s'il prend la couleur de la mort, ne peut être
confondu avec le pur néant. L'élégie tend alors vers l'hymne: "Il y aura de
nouvelles nuits/Elles ne sauront rien elles non plus/De ce qu'elles sont//[…] Mais
nous les aimons/A cause du noir/Et des clartés errantes/A cause de tout ce noir/En
nous/Cette circulation du noir/Cet envahissement/Cette fraîcheur profonde."
C'est à "l'oreille profonde " de la poésie, cette "Dame d'outremonde" que s'adresse en définitive la plus belle partie de Matière
de nuit. Avec la certitude que "ce que nous écrivons est plus grand
que nous", avec aussi tout l'art du "vers instable et pourtant maintenu" dont
Olivier Barbarant crédite avec justesse Lionel Ray dans la préface,
sensible qu'il vient de consacrer à la réédition dans la petite collection
blanche de Comme un château défait, Goncourt de la poésie en 1995. Jaillie
de l'intériorité, reposant tout entière sur la voix, la voix fragile et forte du
frisson et des frémissements, l'œuvre inquiète de Lionel Ray ramène ainsi
le lecteur aux racines du manque. Qui fait notre nuit propre, et nous
provoque à d'intimes creusements.
1
Les "Andromède de sous-préfecture" comme les appelle plaisamment Paul Claudel ont fait énormément
de mal, sans le vouloir j'imagine, mais quand même, à la Nuit!
2
L'œuvre de Jean Tardieu vient d'être rassemblée dans la collection Quarto de Gallimard.