Démarches de mises en scène Lorenzaccio
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Démarches de mises en scène Lorenzaccio
Mises en scène de Lorenzaccio 1 En nous inspirant de l’analyse proposée par Catherine Treilhou- Balaudé au sujet d’Hamlet nous essaierons de distinguer quelques orientations et intentions artistiques dans les choix de mises en scène de Lorenzaccio. 1. Figurer - reconstituer l’univers de Lorenzaccio ème a) Tentation archéologique : figurer la Florence de la Renaissance au 16 siècle : Exemples : La mise en scène d’Armand d’Artois en 1896 Dessin de G. Amato, paru dans l'Illustration du 12 décembre 1896 © Gallica La mise en scène d’Émile Fabre en 1927. Décors de Guirand de Scevola © Francoise Follot, Gallica Par ce décor pictural, œuvre du peintre Guirand de Scevola, la scène devient tableau. Notons toutefois que la fonction mimétique peut en cacher une autre, plus signifiante : ainsi le premier décor de Guirand de Scevola évoque la piazza della Signoria avec la loggia dei Lanzi, or nous savons que cette fameuse loggia était destinée à abriter les magistrats pendant les cérémonies publiques. On peut aussi se rappeler que cet édifice à vocation démocratique d’abord baptisé Loggia dei Priori porte aujourd’hui le nom des lansquenets allemands (Lanzichenecchi) er postés par le duc… Cosme 1 . Enfin l’édifice communal par excellence, le Palazzo Vecchio est évoqué à la fois de façon métonymique et géographique, pour qui connaît Florence, tant sa proximité est grande et masquée par le cadre scénique. Que la place apparaisse ici dès le début de la pièce (dans l’acte I, scènes 1 et 2) comme submergée par la foule dit donc l’importance prise par le spectacle à voir, une mascarade : une foule de badauds plus que de citoyens. Et cet effet est d’autant plus signifiant que le même décor réapparaît au dernier tableau. Bernard Masson fait remarquer que « par le truchement du décor, ce retour au point d'origine évoque à merveille le mouvement circulaire de l'action, ce singulier 2 effacement de l'histoire, qui est une des leçons majeures de Lorenzaccio. » Le deuxième décor figure le pied du campanile. La référence politique est moins explicite mais il s’agit pourtant d’un monument que les Florentins ont édifié avec obstination dans une période charnière de leur histoire. Plusieurs 1 Catherine Treilhou- Balaudé « Hamlet de la scène française à la scène européenne : omniprésence et diversité » in Hamlet Énigmes du texte réponse de la scène, Éditions du SCÉRÉN-CNDP, collection ARTS AU SINGULIER 2 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, 1974 architectes se sont succédé et le campanile sera achevé autour de 1360 ; il porte les marques des profonds changements de goût des Florentins durant ces années. Or ce décor est utilisé pour les scènes avec Tebaldeo. Peut-on en effet ne voir qu’une simple volonté « décorative » et figurative ? Tout choix est porteur de sens et un décor même mimétique ramène à une interprétation, le plus souvent historique. b) Figurer le théâtre de Lorenzo : insister sur la théâtralité plus que sur la dévotion au texte, en jouant sur l’abstraction et des éléments de décor qui marquent cette théâtralité mais avec un espace scénique qui figure un lieu à la fois réel et symbolique : Exemple : La mise en scène de Gaston Baty Gaston Baty choisit un décor abstrait : des tentures de velours noir découpent quatre lieux scéniques à partir d’un escalier monumental placé au centre de la scène et rythmé par des paliers intermédiaires qui serviront d’autant d’aires de jeux. L’escalier est un lieu de jeu, une marque évidente de théâtralité et en même temps un espace symbolique. Les tentures servent de fond neutre mais évoquent aussi la nuit. Toutefois Gaston Baty y ajoute des éléments figuratifs comme le rideau d'avant-scène représentant Florence ; à nouveau la scène devient tableau avec un décor pictural. Baty cite Gozzoli par la tapisserie reproduisant la fresque « Le Cortège des Rois Mages ». © Lipnitzki-Viollet 2. Symboliser-suggérer un espace mental : la scène ne consent plus à la représentation mimétique d’un espace réel ou historique mais symbolise ou suggère un espace plus abstrait : mental, philosophique voire métaphysique Exemple : La mise en scène de Georges Lavaudant en 1989 Dans la scène 2 de l’acte V, à Venise, la grande statue suspendue est descendue quasiment au niveau du sol et lors de la scène finale du couronnement de Côme, elle remonte en partie dans les cintres de manière à dégager la partie de la scène qu’elle occupait, mais elle demeure visible et menaçante. Et c’est ainsi cadrée de loin qu’on s’aperçoit qu’elle est peut-être une réinterprétation en bronze du Christ du Jugement dernier de Michel Ange dans la chapelle Sixtine. Suspendue comme une épée de Damoclès, image possible de la transcendance, mais pendue par les pieds, renversée, incongrue, méconnaissable tant qu'on ne la voit pas de loin, donc plus mystérieuse qu'inquiétante. Comme une transcendance impuissante dans un monde chaotique, littéralement sens dessus dessous, incapable de rétablir quelque ordre et quelque morale que ce soit, 3 ©Daniel Cande même au moment du Jugement dernier. Si la grande statue a au moins les deux fonctions iconique et symbolique – iconique puisqu’elle reproduit certains traits de son modèle que nous avons reconnu dans le Christ du Jugement dernier de Michel Ange et symbolique en signifiant une 3 Nous reprenons dans ce document les analyses menées dans « Représenter Lorenzaccio. Dispositifs scéniques et décors » transcendance impuissante, le bras sans corps sur lequel s’asseoient ou se couchent les acteurs contraint le spectateur à lui (re)donner sens. Un bras sans le reste du corps, affalé, inutile pour l'action, le symétrique des hommes sans bras dont parle Lorenzo : lui, c'est un bras sans homme. Peut-être ce qui reste d'une des statues de l'arc de Constantin (même s’il est vrai qu’elles étaient en marbre, et pas en bronze) ou d'une antique statue d'Harmodius ou d'Aristogiton, mais dont on a perdu l'identité, qui n'est plus qu'une référence inutile à un temps où les statues étaient debout et représentaient des héros que l'on vénérait et dont on gardait les exploits en mémoire. Ce temps-là est aboli, et l'antique gloire du passé est ravalée à la fonction utilitaire d'un siège à tout faire : il n'y a plus ni religion, ni héroïsme, ni art, toutes les valeurs sont par terre. © Daniel Cande Peut-être peut-on y voir aussi une réflexion sur le théâtre, un théâtre dépassé sur les débris duquel on continue pourtant à faire du théâtre (sur le bras posé à terre) 3. Déplacer l’œuvre vers d’autres temps, d’autres lieux généralement plus proches du public visé : une certaine liberté peut être prise avec le texte pour le déplacer vers une autre scène : celle de l’inconscient ou celle de la critique idéologique. Exemple : La mise en scène d’Otomar Krejča, scénographie de Josef Svoboda Cette mise en scène montre une société qui n’est plus que masque et théâtre avec un jeu de miroirs qui renvoient à l’infini les masques et des acteurs en permanence sur scène affirmant ainsi la théâtralité, car chacun est théâtre pour tous les autres. Par la présence de ces masques oniriques, le temps de l’histoire devient le temps psychique. Florence et son ambiguïté voire sa dégénérescence est évoquée par des miroirs qui renvoient des images troubles et ambiguës et par la lumière qui joue elle aussi sur les variations, glauque, ou chaude et sensuelle donnant ainsi la tonalité voulue pour telle ou telle scène. Les multiples praticables sont autant d’aires de jeu séparés qui ne communiquent pas entre eux. Chacun vit pour soi, rien ne réunit personne, Florence, ville de carnaval, est l’image du chaos. En 2009 Gwenaël Morin exposera ce même point de vue, avec une scénographie très différente, « Lorenzaccio est une pièce du chaos. Tout y est séparé. Chacun vit pour soi, rien ne réunit personne, aucun monde, aucun projet, aucun espoir ne réunit personne, tout est champ de bataille, tout est lutte à mort pour le triomphe individuel, tous sont seuls contre tous. Guerre, guerre et chaos. Les êtres y coexistent aveugles les uns aux autres dans l’indétermination, dans la boue du chacun pour soi. » Ce ne sont là que quelques éléments d’analyse qui ne se veulent évidemment pas exhaustifs, ni dans l’historique des mises en scène de Lorenzaccio ni dans les paramètres qui entrent en jeu dans une scénographie. © Marie-Françoise Leudet