La Fille du puisatier: Un Témoignage historique de la guerre 1939. L
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La Fille du puisatier: Un Témoignage historique de la guerre 1939. L
La Fille du puisatier: Un Témoignage historique de la guerre Extrait de Marcel PAGNOL ou le cinéma en liberté, de Claude Beylié (Éditions de Fallois) 1939. L’Europe est au bord de l’abîme, un deuxième conflit mondial est imminent. Les Français n’en ont cure. Ils dansent sur un volcan. Leurs films se ressentent malgré tout de ce climat d’insécurité vague, de liesse artificielle : certains de manière directe (ULTIMATUM, MENACES, FACE AU DESTIN, RAPPEL IMMÉDIAT), d’autres, en filigrane : FAUSSE ALERTE, CHANTONS QUAND MÊME, LA RÈGLE DU JEU… Pagnol, qui passe le plus clair de son temps dans son Midi natal, semble peu touché par cet alourdissement du climat politique. Il se repose sur ses lauriers. À quarante-cinq ans, il a son oeuvre de dramaturge et de cinéaste derrière lui, et on l’imagine mal changeant de cap. Le film qu’il va entreprendre alors que les hostilités ont déjà commencé, LA FILLE DU PUISATIER, sera pourtant l’un des plus rigoureusement datés qu’il ait jamais réalisés, inséré dans la «drôle de guerre» au point d’apparaître, plus tard, comme un irrécusable témoignage sur les malheurs d’une époque, empreint d’une authenticité quasi documentaire. Préoccupation inattendue chez notre auteur, d’autant que cette nouvelle oeuvre se présente d’abord comme un simple rassemblement des thèmes éprouvés, une synthèse heureuse execute en «roue libre». La fille aînée d’un brave terrassier provençal séduite par un jeune aviateur en permission, les parents bourgeois du suborneur se drapant dans leur dignité outragée, le serviteur fidèle et un peu nigaud qui propose généreusement son arbitrage, la réconciliation finale au prix de quelques concessions de part et d’autre : il n’y a là, à première vue, rien de bien neuf. Le titre, qui fait pendant à celui de LA FEMME DU BOULANGER (sans que l’on puisse parler pour autant d’exploitation d’un filon : Pagnol n’a nul besoin de courir après un succès dont il est sûr désormais), confirme une prédilection déjà soulignée pour les professions simples, enracinées dans le terroir : après le pain, l’eau des sources naturelles, que l’on va déterrer au pic, à la barre à mine, à la martelette, sans oublier la montre fidèle, préférable au jeu incertain de la baguette turbulente. Et puis il y a, brusquement agrandie, la famille, autour de laquelle le drame va se nouer, avec une précipitation inconnue à ce jour, presque animale. Le puisatier Amoretti, en effet, est veuf et n’a pas moins de six filles à élever, tandis que les précédents pères rencontrés chez Pagnol, César, Clarius, l’oncle Fabre, n’avaient qu’une ou deux bouches à nourrir. Cet accroissement insolite est révélateur d’exigences nouvelles : il va falloir alimenter tout ce petit monde, et la disette menace… Quant au décor, il est celui, que nous commençons à bien connaître, des vallons verdoyants de Provence, mais lui aussi a perdu de sa douceur de naguère : les premières scènes ont beau se dérouler à l’ombre fraîche des oliviers, l’on entend au loin les rumeurs de Salon, avec ses commérages, ses ragots de bazar, le vrombissement de son aérodrome, ses cadences mécanisées. Le temps n’est plus où l’on pouvait fuir le désordre des villes dans les tanières hautes de la montagne, et y bâtir une communauté plus pure en marge du monde : il faut à présent se mesurer, bon gré malgré, avec les rigueurs de la vie moderne. Et de toutes, la plus contraignante n’est-elle pas la guerre ? La fameuse séquence du discours du maréchal Pétain écouté par les deux familles éplorées rassemblées autour du poste de T.S.F., et qui scelle la réconciliation du puisatier et de son voisin, ne contribua pas peu à cette «actualisation» de l’intrigue. L’action se situe, rappelons-le, entre février et août 1940, et coïncide presque exactement avec le tournage du film. «Paris est pris depuis six jours», annonce le boutiquier à l’affût des nouvelles, et le galant séducteur doit regagner à la hâte son cantonnement pour accomplir des missions de reconnaissance qui laissent peu de temps pour la bagatelle. Les recrues partent pour le Front sans enthousiasme, et cela aussi est un signe des temps. «On m’appelle, j’y vais», dit l’une d’elles. «Mais si on ne m’appelait pas, j’irais pas.» Tout se passe comme si le «grand malheur de la France» faisait oublier les petites querelles domestiques : un enfant va naître dans une famille d’ouvriers, qui n’y était pas attendu, certes, mais on annonce par ailleurs tant de pertes de vies humaines qu’on aurait tort de se montrer trop regardant ! De quel poids pèse l’honneur des individus quand une nation entière est humiliée ? Quoi qu’on ait pu dire, Pagnol ne se referme nullement ici dans sa coquille, ne joue en rien cette politique de l’autruche à laquelle tant de ses confrères, moins sensibles à l’adversité, vont adherer bientôt : tout à l’inverse, il prend acte d’un certain désarroi social, ressent amèrement avec ses personnages le contrecoup de la défaite, assume avec lucidité la ruine des illusions d’une communauté. Le discours du chef de l’État, gravé sur disque et reproduit in extenso dans la bande sonore, tient lieu d’inexorable deus ex machina : dorénavant, les foyers sont guettés par des catastrophes bien réelles, l’appel sous les drapeaux remplace le chant des sirènes lointaines et les lettres que recevront les pères restés au pays seront des télégrammes estampillés en franchise militaire, plus redoutables, dans leur laconisme que les doléances d’antan. Les fiancées elles-mêmes parlent un autre langage, plus mûri : alors que Fanny se consumait en regrets stériles, Patricia, la fille du puisatier, honore en termes émus le souvenir des «morts des batailles perdues», qui sont «la raison de vivre des vaincus», et se prépare dignement à son rôle de veuve de guerre ; peut-être même dira-t-elle non, demain, à la resignation et à la honte… Notre intention n’est pas de solliciter abusivement le sens des répliques, comme certains le font, mais en sens inverse. On sait que, la Libération venue, de vertueux censeurs ont fait courir le bruit d’un remplacement, qu’aurait approuvé Pagnol, de l’appel du Maréchal par celui du 18 Juin ; sans s’apercevoir qu’il lui eût fallu, en ce cas, modifier en bonne logique toute la fin du film, montrer des auditeurs non plus effondrés mais galvanisés. Nous avons dénoncé plus haut les instigateurs de ces sornettes : des journalistes peu scrupuleux, jaloux des lauriers intacts de Pagnol et qui cherchaient à tout prix, au lendemain de la guerre, des boucs émissaires dans les milieux artistiques non engagés politiquement (peut-être pour se dédouaner euxmêmes ?). La vérité est que la séquence incriminée avait parfaitement sa place dans le contexte historique du film, et que l’effet produit sur les spectateurs de 1940 – calqué sur celui des protagonistes – ne fut, c’est le moins qu’on puisse dire, guère du goût de l’occupant. Quand la voix chevrotante intimait : «Il faut déposer les armes», le public des salles pleurait, alors que les Allemands auraient souhaité qu’on applaudît. Certes, Pagnol – qui relate le fait, quelques années plus tard, avec satisfaction – n’a rien, ainsi que le constate Yvan Audouard 1, d’un «révolutionnaire. Pas plus dans son art que dans ses opinions. Il est homme de mesure». Et il serait aussi hasardeux de soutenir que LA FILLE DU PUISATIER est un film «de résistance» qu’un film de vaincu. Ce n’est qu’un solide mélodrame, le plus structure peut-être qu’ait jamais conçu Pagnol, entremêlé de références à la dureté des temps, lesquelles ne font qu’intensifier l’épaisseur humaine des personnages. Ceux-ci, en effet, tiennent à la terre, aux arbres, au ciel bleu et aux sources, mais aussi, à plus forte raison, à un certain art de vivre qui ne se conçoit que dans un climat de liberté. Et même si le couplet final paraît inséparable de l’idéologie pétainiste du «retour à la terre» («Il me semble, dit Patricia, que je serais heureuse dans une ferme qui serait à nous, sur une terre qui nous ferait vivre…»), n’oublions pas que ces propos étaient déjà tenus par les héros de REGAIN et d’ANGÈLE. L’amour du sol est-il réactionnaire ou progressiste ? C’est toute la question, à laquelle il n’est pas dans nos intentions de répondre ici. Diffusé en décembre 1940, en province d’abord puis à Paris, et rencontrant partout un énorme succès, LA FILLE DU PUISATIER ne fut pas mal accueilli par la critique – du moins par ce qu’il en restait. Nino Frank, dans Les Nouveaux Temps, s’interroge : «Que vaut ce film ? Je n’en sais rien. Mais il est admirable» (sic). «Nous trouvons ici la résonance de Molière», écrit un autre. Et François Vinneuil, alias Lucien Rebatet, qui n’avait pas fait grand cas du cinéaste jusqu’alors, s’écrie : «Marcel Pagnol est décidément un de ces créateurs, un de ces tempéraments débordants que l’on doit accepter en bloc, tels qu’ils sont.» Plus tard (en 1948), Roger Régent dira de LA FILLE DU PUISATIER que, lorsqu’il parut, ce film «constituait une “actualité”, une tranche de vie prise dans notre propre chair et découpée dans sa partie la plus douloureuse» 2. C’est ce que nous nous sommes efforcés de démontrer, en négligeant un peu ce qui va désormais de soi pour le lecteur, à savoir l’art inimitable de Pagnol dans l’exposé de situations guettées par la sensiblerie, sa générosité, sa finesse, son éloquence tranquille de fabuliste. Rappelons seulement l’admirable scène au cours de laquelle le puisatier va exhiber sa fille enceinte aux parents médusés du séducteur : une histoire banale, sordide presque, avec chantage à la clef, devient, par la magie du verbe constamment à double sens, la retenue de la mise en scène, le génie de l’interprète aussi, un sommet du «cinéma du coeur», que n’auraient pas désavoué un Griffith ou un Ford. Pagnol et Raimu trouvent en de tels moments des accents qui esquivent tous les pièges de la dramatisation facile, ils rejoignent, pardelà Molière déjà cité, le classicisme universel. Du fond du puits des passions, ce n’est pas seulement le précieux liquide nourricier que l’ouvrier aux mains calleuses a fait surgir, mais les larmes de la dignité humaine. 1. Audouard raconte Pagnol, Éditions Stock, p. 227. 2. Cinéma de France, Éditions Bellefaye, p. 24.