La sexualité et la société arabe à travers l`œuvre de Ghada Samman

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La sexualité et la société arabe à travers l`œuvre de Ghada Samman
La sexualité et la société arabe
à travers l' œuvre de Ghada Samman
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Collection" libre parole"
dirigée par Ephrem Yousif
Le monde arabe vit depuis de nombreuses années une profonde mutation
sur les plans économique. social. politique et culturel. Afin de contribuer
à mieux faire connaître les conséquences fécondes de cette mutation en
termes de création intellectuelle. ceUe collection sera à la fois un moyen
et un espace d'expression tant dans le domaine des sciences humaines que
dans celui de la liUérature. Dans cette perspective. elle accueillera toutes
celles et tous ceux qui veulent s'exprimer en langue arabe. en toute
liberté et au-delà de toute contrainte. Elle sera ainsi le lieu et le vecteur
d'une libre parole.
Wafiq
Gharizi
La sexualité et la société arabe
à travers l' œuvre de Ghada Samman
Traduction du Dr Kenza Barbot-Bourja
L'HARMATTAN
@
L'HARMATTAN,
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
http;/
2009
/www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN;
978-2-296-07759-1
EAN ; 9782296077591
75005
Paris
SOMMAIRE
Préface
La femme arabe en question
7
Avant-propos
.21
Premier chapitre
L'historicité du sexe..
.25
Deuxième chapitre
L'amour et l'union parfaite
.3
Troisième chapitre
L'asservissement de la femme dans les sociétés
traditionnelles
..49
Quatrième chapitre
Le mariage, une prostitution légalisée
73
Cinquième chapitre
Le sexe, les crimes d'honneur et le désir d'argent..
83
Sixième chapitre
La libération sexuelle et sociale
113
Septième chapitre
La perdition sexuelle
..141
Conclusion
..147
PRÉFACE
La femme arabe en question
Le texte publié ici en français a été écrit par l'essayiste
libanais Wafiq Gharizi. Ce fin connaisseur de l' œuvre de
la célèbre romancière syrienne Ghada Samman considérée par beaucoup de critiques, de chercheurs et de
confrères écrivains orientaux comme la plus grande de
toutes - analyse en détailla problématique du sexe dans la
société arabe telle qu'elle a été traitée par notre écrivain. Il
s'en explique dans son avant-propos. C'est selon lui l'axe
majeur d'une œuvre narrative révolutionnaire, briseuse de
tabous, totalement décomplexée, qui s'attaque aux racines
des maux dont souffre, jusqu'à notre époque, la relation
homme-femme dans le monde arabo-musulman.
Il se réfère à la société « orientale» qui est
effectivement le cadre des romans de Ghada Samman.
Mais il nous faut souligner que les situations décrites et les
commentaires de la romancière et de l'essayiste libanais
s'appliquent tout autant au statut de la femme dans la
société maghrébine. Bien entendu, il faudrait parler au
pluriel, car d'une extrémité à l'autre du Bassin
méditerranéen, les situations présentent des nuances, et
même certaines différences plus ou moins nettes. On ne
peut pas généraliser à l'excès et confondre ce qui se passe
en Egypte, en Syrie, au Liban, en Arabie, dans le Golfe,
etc. De même au Maghreb, de la Libye à la Mauritanie, les
statuts de la femme - officiels mais aussi officieux - ne
sont pas uniformes, et ils peuvent varier avec les régimes
et les époques (cf. plus bas le cas du Maroc). Le poids des
7
traditions n'en reste pas moins présent jusqu'à nos jours et
en tout pays.
Le premier chapitre a pour objet l'Eros (défini par
Michel Foucault comme «l'instinct d'amour ») et les
multiples formes de sa manifestation dans la vie de
l'individu et l'histoire du groupe humain auquel il
appartient. Depuis les civilisations antiques, la condition
féminine a généralement évolué vers une mise en
dépendance matérielle et morale, avec des périodes plus
ou moins durables d'aggravation ou d'amélioration. Face
aux justifications traditionnelles de cette dépendance,
Ghada Samman invoque une peur inconsciente que la
société a introduite dans l'éducation de l'homme arabe,
face au danger de voir la femme s'emparer des rôles
dominants que lui-même avait tenus jusqu'ici dans la
société. Celle-ci voit dans la femme, avant toute chose, un
être en tutelle, destiné aux satisfactions du désir et à la
transmission de la vie par la maternité, qu'entretiennent
matériellement et protègent moralement les hommes de la
famille - fussent-ils mineurs. Cette vision du destin
féminin est d'autant plus résistante aux évolutions et aux
influences venues d'ailleurs qu'elle est inculquée par les
mères de génération en génération, à leurs filles comme à
leurs garçons, oublieuses de ce qu'elles ont elles-mêmes
vécu ou résignées à prendre le meilleur de la condition où
les tient cette société.
Ghada Samman rappelle toujours que l'homme n'est
pas l'ennemi de la femme, et les féministes qui le prennent
comme seul responsable de sa condition dégradante font
fausse route. L'homme n'est pas le bourreau de la femme;
il est victime comme elle de la société. Les critiques les
plus virulentes des idées de Ghada Samman viennent
souvent des femmes elles-mêmes. Or, la femme en tant
que mère transmet cette tradition à travers l'éducation de
8
son fils. C'est ainsi que la société méprise les femmes
divorcées, et que les mères sont les premières à interdire à
leurs fils de les épouser.
Il faut rendre hommage aux hommes conscients qui
prennent la défense des droits de la femme, tels que
l'écrivain contemporain Mohamed El Saddiqi que Ghada
Samman évoque dans son livre Femme arabe et libre. Il
avait publié dans la revue Al Yaqdha (<<L'Eveil») un
article dans lequel il dénonçait le comportement de la
société arabe à l'égard de la femme divorcée. Les deux
sexes ont leur part de responsabilité dans l'inégalité de
leurs statuts et doivent se mobiliser ensemble pour la
cause du changement. Mais il demeure que l'homme, en
raison toujours de son éducation, continue à regarder la
femme
- au
propre et au figuré
-
comme un objet sexuel.
Tous les témoignages, toutes les expériences vont dans le
même sens: même là où il n'est pas question de sexe,
c'est par l'allusion, le harcèlement, la menace ou l'injure
qu'il tend à biaiser les rapports quotidiens et l'image que
l'on s'en fait, les faisant dériver vers le sexuel dans ce
qu'il a ici d'inégalitaire, de dégradant, d'humiliant trop
souvent pour la moitié féminine de la société.
La romancière traite du sexe comme d'« une des
réalités de notre vie », mais «ni pour le fuir, ni pour s'y
plonger. » Elle le fait sans provocation aucune, quoi qu'on
en ait dit, mais avec une liberté totale de conception et une
poésie d'expression qui la situent au plus haut de l'écriture
arabe contemporaine. Par-delà le biologique, elle lie le
sexe à l'amour, à la fusion de deux êtres, et cela exige un
accomplissement total de part et d'autre, aux plans du
corps, de l'âme et de l'esprit. La satisfaction des besoins
des trois plans est un objectif idéal. Elle y occupe une
place primordiale, et l'auteur la met en scène superbement.
L'union physique sans amour, sans respect, sans
9
sentiments humains n'est rien d'autre qu'un accouplement
animal.
Le troisième chapitre est consacré à l'asservissement
traditionnel de la femme orientale. Et il y est question de
la femme arabe - musulmane, mais aussi chrétienne, et
juive également, car l'alibi du religieux masque des
pesanteurs sociologiques et culturelles réparties en Orient
depuis la nuit des temps. Cet asservissement individuel et
collectif, perçu ou inconscient, subi ou rejeté, résigné ou
rebelle, est au cœur de nombreuses situations romanesques
chez notre auteur. La faiblesse de la femme devant le
machisme ambiant en fait le plus souvent une poupée
adulée mais docile, cependant que l'homme, en proie à
une peur panique d'un désir féminin pressenti comme
insatiable, la maintient autant qu'il le peut dans une
infériorité sociale qui la soumet à sa domination. D'où
l'excision des fillettes pour éteindre leur libido, pratiquée
dans certains pays comme l'Egypte et le Soudan, mais
aussi dans des pays d'Afrique noire qui ne sont pas
forcément musulmans. Pour l'auteur, il y a en l'homme un
certain sadisme qui va de la possession forcée du corps à
la séduction de celles qui succombent à ses désirs et qu'il
s'empresse d'abandonner à leur destin de filles perdues.
Mais l'éducation maternelle du jeune garçon y a sa part de
responsabilité. A cela ajoutons le volet du masochisme,
plus ou moins méconnu et insuffisamment étudié, qui, à
travers la poésie arabe, montre l'amant martyrisé par
l'insensibilité de la femme aimée...
Tout cela a été dénoncé au siècle précédent par les
penseurs égyptiens Qâsim Amîn et Salâma Moussa. Cela
l'est plus fortement encore, de nos jours, par Fatima
Mernissi et le Dr. Rita El Khayat au Maroc. Ces dernières
ont lutté si courageusement et si tenacement que la société
marocaine, jusqu'aux plus hautes autorités, a pris
10
conscience de la nécessité de réformer les choses, et le
code personnel (la Moudaouana) a récemment évolué vers
une plus grande égalité des droits et des devoirs des deux
sexes, et malgré
les résistances
des milieux
traditionalistes, on peut raisonnablement espérer que le
progrès ne s'arrêtera plus.
Dans la comparaison que Ghada Samman établit entre
l'Orient et l'Occident, nous remarquons que ses héroïnes
prennent des positions qui sont loin de correspondre à une
situation généralisée. C'est ainsi que l'Occidentale
envierait l'existence protégée, assistée de la femme arabe
et que celle-ci n'aurait qu'aversion pour l'homme
occidental. En revanche, l'Oriental serait passionnément
épris de la femme occidentale, et l'Occidental, de la
femme orientale... Dénoncer les stéréotypes, les images
plus ou moins mythiques de l'Autre, tel est aussi l'objectif
de l'auteur à travers ses romans. Mais nous n'irons pas
jusqu'à y voir, comme semble le faire W. Gharizi, une
peinture représentative des regards croisés de l'Orient et
de l'Occident sur les conditions respectives de l'homme et
de la femme - et en particulier de leur sexualité. Seule est
valable à nos yeux, et de portée universelle qui plus est, le
refus que Ghada Samman oppose à l'inhumanité et que
cite l'essayiste libanais à la fin de son troisième chapitre:
« Les héros de mes romans refusent ce que l'Occident n'a
plus d'humain... Mais dans le même temps, ils refusent
tout aussi net ce que nos traditions n'ont plus d'humain ».
De quelles valeurs s'agit-il plus précisément sous le
masque des conventions et des institutions, c'est ce que
notre auteur s'attache à dégager tout au long d'une œuvre
qui se construit depuis des décennies et qui, rappelons-le,
ne cesse de s'enrichir d'année en année inlassablement.
Ainsi, le quatrième chapitre reprend pour titre l'idée
répandue selon laquelle le mariage d'intérêt dépourvu de
11
tous sentiments mutuels, ou encore le mariage n'ayant
pour but que le plaisir charnel, ne serait qu'une forme
légale de la prostitution. La définition de cette dernière
n'est-elle pas une relation sexuelle en échange d'un certain
bénéfice, d'un quelconque intérêt matériel, que ce soit de
la part de la femme ou de la part de l'homme (par exemple
le gigolo)?... La différence ne résiderait finalement que
dans le montant et la durée du contrat. En épousant
officiellement, l'homme achèterait un usage permanent et
consacré par la société à travers les âges de ce corps
féminin dont il a tant besoin, garantissant du même coup
son plaisir, son équilibre corporel et psychique, sa
descendance si l'épouse (ou lui-même !) n'est pas stérile
et l'entretien de leur ménage dans le cas le plus général.
Tout cela n'est d'ailleurs critiquable que si la femme n'est
pas reconnue en tant que personne, non plus que sa place
dans la société. Selon Ghada Samman, le type de mariage
traditionnel est un système « vicié à la base» qui paralyse
la créativité individuelle et la remise en cause - à ses yeux
nécessaire - de l'ordre établi et des mentalités. C'était
l'opinion de Salâma Moussa en son temps.
Du fait que le mariage oriental est souvent « arrangé»
par les familles, il est alors question d'intérêts, de raison
plutôt que d'amour préalable à l'union de deux êtres. Plus
gravement parfois, il faut bien parler de mariages forcés.
On ne peut en évaluer la proportion dans une société
donnée, fût-elle contemporaine, mais leur existence est
incontestable. Les confidences, les divorces, les faits
divers eux-mêmes sont là pour en témoigner. Le mariage
imposé contribue à accréditer le statut inégal des époux,
correspondant évident de celui des deux sexes dans la
société. C'est donc cette dernière qui est appelée à changer
en profondeur. Ghada Samman le dit explicitement: «La
famille arabe est une belle institution qui mérite qu'on
12
veille
sur
sa
préservation.
Mais
elle
doit
être
démocratisée. » Il s'agit donc de réformer les mentalités,
et cela ne se réduit pas à ce qu'en Occident on appelle un
peu vite « révolution sexuelle ».
Ghada Samman rappelle fortement que la place de la
famille dans la vie de la femme est très importante, et que
le genre de liberté qu'elle réclame pour elle est une liberté
mesurée, équilibrée, chose parfaitement possible entre son
rôle au sein de son foyer en tant que mère de famille et son
rôle en tant que membre utile et même nécessaire de la
société.
On en vient aux rapports du sexe avec les points les
plus brûlants de la répression de l'élément féminin. Au
cinquième chapitre, il est montré comment la stérilité
s'abat sur la femme et vient aggraver les autres marques
du vieillissement. Ainsi contribue-t-elle fréquemment à
détacher d'elle l'époux en lui fournissant des raisons de se
remarier avec plus jeune qu'elle. Le temps non plus ne
sévit pas sur les sexes à égalité.
Quant au problème de la virginité féminine, Ghada
Samman n'est pas hostile à la préservation de la virginité,
don que la jeune fille fait à l'homme de sa vie. C'est pour
elle un acte très beau, un acte d'amour. Mais ce qu'elle
dénonce, c'est que la virginité reste dans la société arabe
traditionnelle la seule et unique preuve de la chasteté de la
fille. Si elle arrive avec sa virginité intacte jusqu'à la nuit
de noces, la preuve matérielle de la défloration de l'hymen
apportée en triomphe est chose bien connue. Ces choses ne
sont d'ailleurs pas limitées au monde arabo-musulman.
Ghada Samman dénonce le fait que la présence constatée
de l'hymen soit la pierre de touche de la pureté féminine,
alors que tant de femmes se le font recoudre et, à moindres
frais, se refont comme on dit une virginité... De la
protection de cette virginité dépend l'honneur des hommes
13
de la famille, voire du clan ou du village. Ce qui inspire à
W. Gharizi une formulation hardie: «L'honneur et la
dignité de l'homme arabe se situent entre les cuisses des
femmes. Il est plus grave de déshonorer le sexe de la
femme que de violer le sol de la patrie ou de prendre ce
qu'elle a de plus sacré. » On ne compte plus les crimes
d'honneur commis par la famille (les frères et les cousins
entre autres), les violences extrêmes, les répudiations, les
fiançailles brisées et les ruptures sur de simples soupçons
ou par suite d'offenses verbales (publiques ou privées),
proférées à l'adresse des femmes proches (mères ou
sœurs)... Les femmes brûlées vives par des maris jaloux,
des soupirants éconduits ou des censeurs de l'entourage
succombent dans les banlieues parisiennes aussi bien
qu'au Pakistan par exemple. La condamnation de
conduites féminines jugées immorales peut conduire des
femmes même à imiter les crimes masculins, et Ghada
Samman en donne une illustration.
A cela s'ajoutent les inégalités sociales qui permettent
aux riches de pratiquer ce qui reste interdit aux pauvres.
Dénoncer la débauche des classes supérieures n'est pas
chose neuve, mais l'auteur en donne maints exemples
instructifs à travers le récit de ses héroïnes. Sa critique
sociale ne se restreint donc pas à des prises de position
féministes. Elle a toujours pris fait et cause pour les droits
et devoirs des deux sexes, pour la libération du corps
social dans son entier, pour la refondation des rapports
humains dans la justice et l'égalité. Mais hélas la
répression sociale se voit aggravée par la toute-puissance
de l'argent-roi. L'inégalité matérielle, fléau endémique au
Maghreb, a donné en Orient à ce que l'essayiste appelle,
aux sens propre et figuré, «les princes de l'argent» des
moyens irrésistibles de domination. Selon ses termes, « le
monde de l'argent dénature les relations humaines et pille
14
les ressources de l'humanité». Ghada Samman déploie
toute l'étendue des réactions possibles de ses personnages,
de ceux qui plient et succombent à ceux qui en tirent profit
et narguent le pouvoir des richards.
Dans son sixième chapitre, l'essayiste en vient à
diverses réflexions sur les causes sociales de la frigidité et
du refoulement, sur la mutilation qui frappe la femme dans
un grand nombre de pays arabes et africains, tout ce qui
réduit la femme à un être assisté. Ghada Samman appelle
au contraire la femme à se libérer par l'amour, à donner
cours à son génie, mais elle pense qu'il y faut un
changement général de la société, et même un changement
de la nature humaine. Après avoir «longtemps cru la
révolution sexuelle indivisible de la révolte de l'individu
arabe qui devait arracher le restant de ses libertés à l'état
de choses qui l'en privait », elle refuse désormais que cette
révolution ne laisse à «la femme esclave (que) la liberté
de choisir son maître. » Elle veut une révolution générale
où la sexualité serait une composante parmi d'autres, où
tout ce qui pèse sur la femme arabe - véritable « damnée
de la terre» à ses yeux - serait éliminé. Parce que la
femme supporte plus que l'homme dans cette société
rétrograde et qu'au bout du compte, c'est la condition
féminine sur l'ensemble de la terre qui doit être changée
de fond en comble. De la femme-objet d'Occident à la
femme-esclave d'Orient, Ghada Samman appelle toutes
ses sœurs à ne plus «sacrifier leur cœur et leur âme sur
l'autel de l'amour qu'elles portent à l'homme. A se
tourner vers l'essentiel: les activités créatrices. »
Les déviations sexuelles appartiennent, selon W.
Gharizi, à une société où la liberté érotique n'est plus
contrôlée. «C'est un dérèglement de la nature.» «La
ségrégation des sexes se paie en déviations sexuelles dans
de nombreux pays d'Orient, quand ce n'est pas par la
15
démence. » Cette affirmation de Ghâli Choukri dans son
travail sur Salâma Moussa s'attache à une vision de
l'homosexualité que dément sa présence dans des sociétés
où ne règne justement pas la ségrégation. Notre
romancière a traité de l'homosexualité masculine qu'elle a
située dans les rapports de force de la société dominée par
les mâles.
Le septième et dernier chapitre parle brièvement de la
perdition sexuelle. Ghada Samman voit dans les excès et
débordements la conséquence du refoulement féminin.
Celles de ses héroïnes qui sont tombées dans la
dépravation sont celles qui, au sein de leurs familles,
n'étaient pas maîtresses de leur liberté. Une fois seules
face à cette liberté, elles n'ont pas su ni pu la gérer. Elles
sont alors tombées dans la drogue du sexe. Mais les
héroïnes qui y cherchent la libération sont victimes de
cette drogue qui les asservit et les conduit à l'échec. C'est
là un nouvel exemple de la volonté de l'auteur de ne pas
réduire la libération de la femme à la pratique libre du
sexe et d'intégrer cette dernière dans un vivant échange
entre deux êtres égaux.
La conclusion de l'essayiste libanais replace l'œuvre de
Ghada Samman dans la période de libération
contemporaine de la femme orientale. Tout en disculpant
notre romancière de l'accusation trop fréquente (et
infondée) d'impudicité, ilIa reconnaît dérangeante par son
audace et la manière dont elle affronte la totalité des
composantes sociales, et en particulier la bourgeoisie, sans
craintes ni tabous. Elle est à bien des points de vue à
l'avant-garde du combat universel pour les droits de la
femme. Elle prend les problèmes à bras-le-corps, sans
faire retomber les responsabilités sur le seul élément
masculin. Sans anti-machisme primaire, sans se laisser
emprisonner dans une idéologie ou une autre. Elle déclare
16
dans Femme arabe et libre: «Je suis fidèle dans mes
écrits à une vérité composée d'hommes et de femmes. ».
Elle poursuit d'année en année une production littéraire de
haute tenue que les traductions mettent de plus en plus à la
portée des publics internationaux. Sa voix se fait entendre
partout, et les idées de liberté et d'égalité des deux sexes
ne peuvent que gagner dans le monde quand de tels
avocats se voient peu à peu reconnus. Pour l'essayiste W.
Gharizi, cette plume est un scalpel qui extirpe du corps
social les tumeurs qui l'ont trop longtemps rongé, l'aidant
ainsi à rejoindre la marche en avant de la civilisation.
Dr. Kenza BARBOT-BOURJA
*** La traductrice de l'ouvrage est Docteur ès-Lettres en Littérature Arabe de
l'Université de Toulouse-Le Mirai!. Elle a publié des études de sémiotique sur
différents romanciers arabes contemporains, tels que Rachid Daïf et Jubran Khalil
Jubran (Liban) ou Mohammed Zafzaf (Maroc), des articles sur la condition des
femmes arabes, et, en collaboration avec Michel Barbot (Professeur à l'Université
Marc Bloch de Strasbourg), des analyses formalisées du lexique arabe classique
(Téhéran, Heidelberg).
17
LA SEXUALITÉ ET LA SOCIÉTÉ ARABE
À TRAVERS L'œUVRE
DE GHADA SAMMAN