la femme bonhomme

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la femme bonhomme
bertrand môgendre
la femme bonhomme
Publié sur Scribay le 20/02/2016
la femme bonhomme
À propos de l'auteur
Berger poète ou paysan amoureux des bienfaits de la nature,
j'observe les êtres minuscules qui m'entourent.
Lorsqu'en ma maison d'accueil s'épanchent les misères des enfants de passage, je
leur propose un refuge sous mes ailes déployées et une écoute particulière.
En échange, ils me transmettent la rage d'exister.
Ainsi s’opère la métamorphose du « croqueur de vies » en « débusqueur de lumière
».
À propos du texte
La femme bonhomme. Marie-Caroline fait partie de ces minuscules enragées que la
vie n'a pas épargnée. Survivante dans sa ferme du Poitou, elle reçoit un jour la visite
d'Arturo. Le saisonnier un peu perdu, arrive par le Grand Chemin. À sa suite,
d'autres personnages atypiques tels que Moïse l'homme enfant, Rémy le retraité,
Camille la potière, viendront animer la cour de la ferme. Ce roman est une sorte de
poésie ordinaire vécue avec des personnes rencontrées tout au long de mes
pérégrinations. S'il est vrai que Marie-Caroline est l'instigatrice première de cette
aventure, allez savoir comment et pourquoi les protagonistes se sont trouvées
ensemble dans le même lieu.
Licence
Tous droits réservés
L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur.
la femme bonhomme
Table des matières
Une famille de minuscules enragés
Le journalier
Bon voisinage
Enquête de proximité
L'appel de la route
Dans la peau d'une femme
L'homme bon
La vie à l'ombre
Réflexion passive
Prise de contact
Rémy arrive
La bonne femme
Anita
Moïse
Changement d'état
Savoir ménager une petite place
La mise en mode travaux
Mise à l'abri
Perché sur son arbre
Accepter l'enfant qui est en soi
Chut
Jour de fête
Chacun son rôle
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la femme bonhomme
Qui es-tu Xian ?
L'éprise de décisions
Les grands parents
La bonne fin
Raymond, le bon homme
Innocence
Le magnifique
Un vieux célibataire
Fugue
Panique
Célibataire et solitaire
Le fantôme invisible
Découverte suspecte
Entre les mains du rêveur éveillé
Alors, raconte
Réunion de famille
La bonne fame
Conjonction d'insubordination
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la femme bonhomme
Une famille de minuscules enragés
Une famille de minuscules enragés
En constante lutte intestine, capable de tuer pour nourrir sa progéniture, la renarde
capture mulots et campagnols. L’instinct maternel lui recommande la prudence, à
l’approche du terrier, bien dissimulé sous un chêne foudroyé. Ses escapades
nocturnes dans le poulailler de la ferme du Grand Chemin donnent de bonnes
denrées fraîches. Cependant, elle n’oublie pas le jour où son compagnon fut attrapé.
Des mâchoires d’acier mirent fin à sa ruse légendaire. Malgré force hargne, elle ne
put desceller le piège et libérer goupil, son aimé.
Ici, près d’Usson du Poitou, la tempête avait ravagé les bois. En prévision de la
fauche, Tristan dut déblayer les arbres abattus. Tout l’hiver et une bonne partie du
printemps, il tronçonna, débarda, débita les fûts ronds enchevêtrés. Mi-juin, il
entreprit de couper son foin en vue d’alimenter les troupeaux l’hiver suivant.
Installé sur l’exploitation des beaux-parents, Tristan travailla jour et nuit avec la
ferme intention de rattraper son retard dans la profession. Venu de la ville, il apprit
sur le tas, les ficelles du métier, les habitudes à acquérir pour soigner les bêtes. Bon
conseilleur, feu son beau-père lui enseigna les techniques de culture, l’entretien des
fossés et des haies. Il lui fit endosser la blouse noire au moment de la négociation du
prix des bestiaux, et connaître la manière de discuter avec les marchands d’aliments.
Il fit de lui un vrai « agriculteur » comme ils disent, noyé dans la masse identitaire
des productivistes, des chasseurs de primes, des demandeurs de subventions.
Mais là, c’est taire sa vie de couple avec Marie-Caroline qui, peu de temps après
leur mariage officiel, lui offrit deux beaux bébés tout potelés. Pierre et Lisa naquirent
le jour de la Saint-Anselme. Une naissance en forme de double cœur qui fit de ces
jumeaux un beau cadeau, capable de faire exploser leur joie d’être parents.
Pierre et Lisa grandirent dans l’insouciance du moment présent, en pleine nature,
toujours à l’affût de nouvelles bêtises. Personne ne pouvait traduire les signes avec
lesquels les jumeaux communiquaient. Habillés à l’identique, ils arboraient une
vitalité débordante de secrets murmurés. Le papa fut l’artisan de leurs ambitions de
conquête du monde vivant. Ma-Caro, la source généreuse des câlins distribués sans
retenue par une mère aimante. Moïse, le gamin de l’assistance, partageait leur lieu
de vie. À trois, ils gravissaient depuis six ans, les échelons d’une vie de drôles1 bien
remplies.
Encore en vadrouille, ce samedi du 21 juin, Pierre et Lisa suivaient de loin le travail
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du père. Coupée la veille, l’herbe séchait au soleil. Ils participaient eux aussi aux
travaux en ramassant le ray-grass par poignées, qu’ils envoyaient en l’air contre le
vent. Turbulents, ils se transformaient en épouvantails. Un peu plus tard, espiègles,
ils entassaient le foin aéré, pour s’y cacher dedans. Mais, la faneuse du gros tracteur
paternel venait régulièrement éparpiller leur cabane. Au cours de l’après-midi, les
andains bien alignés dessinaient le champ en forme de labyrinthe, véritable terrain
de jeu monumental. Les routes et les monts, joliment arrangés par la machine
bruyante, ne devaient en aucun cas être bousculés, sous peine d’une dispute en
règle. Impressionnés par la grosse presse, ils regardaient le monstre rouge et jaune
avaler d’un côté le fourrage en roule et le recracher derrière sous forme de grosse
boule serrée bien ficelée, impossible à déplacer.
Les signes du père, jetés du haut du Massey Fergusson puissant, en réponse aux
jolies petites mains agitées à chaque passage, rendaient l’atmosphère laborieuse plus
légère pour lui, plus frivole pour eux. La vitesse régulière, le ronron de l’habitude, le
bruit étourdissant de la botteleuse, fatiguaient Tristan. Harassé mais volontaire, il
craignait l’arrivée de l’orage. Appliqué, soigneux, soucieux de bien ratisser sans rien
oublier, il poussait à fond le moteur. Il n’aimait pas trop que les enfants dérangent
les andains. Il fut soulagé de ne plus les voir dans le champ, à l’endroit habituel d’où
ceux-ci envoyaient des petits coucous-bisous adorables.
Il n’entendit pas les brefs cris aigus, semblables à ceux de la buse variable, juste
avant que l’embrayage de la presse ne saute brutalement. Lorsque le foin ramassé
trop vert dans les mouillères bourrait la machine, des boulons de sécurité rompaient
aussitôt, protégeant le reste de la mécanique. L’embrayage qui ripait, c’était encore
plus grave que le simple bourrage : deux heures de perdues pour réparer. Tristan
descendit du tracteur, attendit que la poussière s’évacue avant d’intervenir, clef de
dix-neuf en main.
Alors, la réalité dépassa la fiction.
Ce qu’il vit en premier, ne fut que l’ébauche du carnage qu’il n’aurait jamais pu
imaginer. Du foin rougi. Des pieds. Quatre au total. Des menottes hachées. Des
jambes menues, si fines, si lacérées. De la peau cuivrée, tendue par les dents
pointues du pick-up, semblait clouée sur des os à travers des chairs déchiquetées.
Les deux mains en écran, pour effacer le décor de ce film d’horreur, Tristan ouvrit
avec prudence la chambre de compression pour libérer la botte ronde. Dans un
silence étourdissant, les cris des gisants lui gavaient les oreilles de ce qu’elles
auraient dû entendre. À toucher les morceaux de corps déliés, mélangés, il pleurait
son désespoir de n’avoir pas su les protéger.
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Lui, seul au monde, sur ce pré immobile, rageait contre sa stupidité.
Lui, seul au monde à défaire le foin souillé, pour ne sentir entre ses doigts que leur
corps à recoudre.
Lui, seul au monde hurlait son impuissance.
À genoux, il souffla sa vie dans la bouche de l’un, embrassa les yeux de l’autre. Il
frotta, serra avec énergie, avec délicatesse leurs têtes meurtries. Il déchira sa
chemise en bandelettes pour entourer les membres de ses enfants si mous, si mous.
— Ô Dieu ! Que n’ai-je de forces suffisantes pour me clouer moi-même sur ta croix de
misère. Aidez-moi, je vous prie ! Non, je ne veux voir personne ! Aidez-moi, mes
enfants, ne me laissez pas ainsi ! Aidez-moi à vous tirer de là ! Que le vent t’emporte,
ma Lisa ! Que le diable t’agite, mon Pierre, pour qu’il me frappe, et m’enterre sous la
terre ! Dessous la terre, je veux être, enterré vivant.
***
Des coups de tonnerre brisèrent le silence.
L’orage tant redouté s’abattit sous forme de trombes d’eau cinglantes, terrifiantes.
***
Religieusement, Tristan posa les deux corps mêlés, dans sa salopette. Les yeux
fermés, le front buté contre le linceul froid, il berça longtemps le colis léger, si léger
qu’il crut les voir s’envoler au-dessus d’eux. Derrière les arbres résonnèrent leurs
rires ; dans le sous-bois, il crut entendre des pas discrets. Allaient-ils se cacher pour
lui réserver une surprise ? Au bout du champ, il lui sembla voir des silhouettes courir
à la manière des chevreuils, aussi furtives.
— Oui, je sais que vous êtes là coquins... Je vous vois tous les deux... Pierre je t’ai
déjà dit de ne pas déranger les nids des oiseaux... Descends de là garnement... Tu
vas écouter ce que je dis ? Oui ou non ? C’est pas vrai ça... Tu ne dois pas jouer
n’importe où... Ta sœur te suit partout en plus.... Ah ! Vous en faites une équipe tous
les deux... Je ne peux tout de même pas me cacher avec vous, pas aujourd’hui... J’ai
pas le temps... Lisa, apporte-moi la bouteille d’eau, là... À l’ombre ! Lisa, s’il te plaît...
Lisa ! Pierre, mes chéris, ne vous éloignez pas trop... Papa a installé des pièges à
renard par là-bas.... Revenez.... Eh ! Revenez ! Lisa ! Pierre ! Vous m’entendez ?
***
Arrivant à la ferme du Grand Chemin, les cris de Tristan résonnaient entre les murs.
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Il hurlait de douleur. Il déposa nerveusement les petits corps sur la table de la
cuisine.
— Au secours ! Au secours ! Ô Ma-Caro ! Téléphone aux urgences ! Que vas-tu me
dire en voyant ça ? Téléphone vite ! Mais que faire ? Que faire en attendant les
secours ? Bats-moi si tu veux ! Arrache-moi les yeux ! Ils ne reviendront plus ! Ils
nous ont laissés, seuls. Je les ai tués. Je les ai tués Ma-Caro... Je les ai tués....
Marie-Caroline s’approcha puis, ne pouvant contenir ce trop plein d'émotion qui la
submergeait, s’évanouit sans émettre un son.
***
Lorsqu’elle se réveilla allongée sur le lit, les voisins étaient présents. Sa mère assise
près d’elle la câlinait si fort qu’elle s’en étouffait contre sa poitrine généreuse. Les
pompiers venaient de décrocher Tristan, pendu dans sa grange, entre l’étable et la
bergerie. Les pleurs des parents, des amis ne purent la consoler. Marie-Caroline
restait prostrée, le regard perdu.
Depuis ce jour, elle ne dit plus jamais un mot. Elle caressait les cheveux bouclés du
petit Moïse qui arrivait juste pour passer les vacances d’été à la ferme.
1 Drôle : petit garçon en patois
Fait divers tiré de la Nouvelle République en juin 1976
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Le journalier
Un courant d’air brûlant poursuivait l’hiver en direction de la sortie. Le printemps
repoussait les morsures du gel, une période particulièrement éprouvante. En forme
de frisures anarchiques, les fleurs égayaient les fossés tout le long du Grand Chemin.
Ainsi nommé, le sentier large et déformé reliait jadis les fermes entre elles, bien
avant que la route ne déroule son asphalte rectiligne.
Grand Chemin, parce qu’autrefois, les journaliers l’empruntaient sans risquer de se
perdre à travers bois. On les voyait se présenter dès l’arrivée des beaux jours, prêts
à manier la bêche et la faux après une saison hivernale passée à tailler les vignes
dans les coteaux.
Grand chemin, car on les laissait partir sitôt les moissons achevées emportant dans
leur sac toutes les histoires extraordinaires qu’ils avaient pu vivre constituées de
vérités arrangées ou inventées. Une fois encore, l’horizon semblait les attirer, les
absorber.
Le Grand Chemin passait à l’arrière de la ferme isolée de Marie-Caroline. Veuve, elle
avait suffisamment connu d’épreuves pour se refermer sur elle-même et refusait
désormais d’ouvrir sa porte à un quelconque étranger.
Les années précédentes, Arturo longeait la ferme du Grand Chemin sans que rien ne
lui donne envie de s’y arrêter. L’aspect délabré, le manque de vie ne pouvaient pas
attirer qui que ce soit. Ce fut la nécessité de s’abriter en urgence qui le fit franchir la
grille de la cour. Depuis un quart d’heure, la pluie gênait sa marche. Si, d'après le
célèbre adage, la pluie du matin n’arrête pas le pèlerin, elle l’oblige tout de même à
trouver un abri.
Passé la sensation de bien-être et de soulagement après avoir connu les heures
pénibles d’un excès de chaleur étouffant, l’eau accompagnée de grisaille sollicitait de
drôles de pensées déprimantes. L’humidité s’infiltrait au travers de ses vêtements.
Des frissons lui parcouraient le corps au moment où une trombe d’eau s’abattit sur
lui. Il courut jusqu’à la porte de la grange restée entrouverte. Une fois à l’intérieur,
quelques jurons fort peu sympathiques ne parvinrent pas à couvrir le martèlement
des grêlons sur les tuiles. Dès le matin, Arturo vadrouillait en short. Le brusque
changement de température l’obligea à tirer son jean de son sac à dos. Il l’enfila.
L’aspect froissé n’altérait en rien l’immédiate sensation de chaleur. Lorsqu’il quittait
une maison dans laquelle il avait travaillé quelques semaines, il avait pris l’habitude
de repartir avec du linge propre. Le dernier lieu en date remontait à plus de dix
jours, c’est dire combien, il souhaitait s’installer dans le secteur.
À l’intérieur du bâtiment, un grand nombre de gouttières révélaient le mauvais état
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de la toiture. Une respiration régulière éveilla son attention. Il reconnut la silhouette
d'un cheval, puis d'un autre, dissimulés par l'ombre du plancher. De leurs naseaux
sortait un peu de vapeur. Eux aussi s'étaient réfugiés à l'abri de la pluie. Ils
semblaient être en totale liberté. Pour garder les pieds au sec, Arturo grimpa dans
une crèche placée juste devant une fenêtre comportant un carreau brisé. En
observateur silencieux, il contemplait le spectacle que lui offrait cet orage.
Incapables d’évacuer autant d’eau, les chéneaux débordaient. La cour était lavée,
délavée. Des rigoles se formaient, venant encombrer la grille du caniveau d’où
s’échappait un fabuleux glou-glou. Le trop plein bouillonnait encore lorsque la pluie
cessa brutalement. Le soleil perça la couche nuageuse. Timides puis éblouissants, les
rayons apportèrent douceur et bien-être. Un semblant de volupté envahit la cour de
la ferme. Les pavés fumaient lentement. Au centre de la cour, une source s’échappait
d’un tuyau ouvragé et tombait dans un bassin. La pierre rectangulaire évidée dans
un seul bloc de granit aussi large qu’un tombereau se parait de mousse luisante.
Là, chanta un coq, puis un autre jusqu’à ce qu’un troisième tente à son tour une
percée quelque peu inexpérimentée, n’ayant pour seul effet que de couvrir le clapotis
de l’eau. L’espace d’une seconde seulement. Un vieux pommier tendait, au fond d’un
jardin bâclé, ses branches tordues. Exposée au sud et appliquée contre le mur
d’enceinte, se ramifiait une vigne laissée à l’abandon. Ses multiples lianes
recouvraient les pierres, se mêlaient, s’entremêlaient avec les excroissances
majestueuses du buisson voisin portant autrefois le nom de rosier grimpant. Le
propriétaire avait dû égarer le sécateur.
Aucun autre signe de vie. Qui était le capitaine de ce navire en perdition ? Arturo
sortit de son abri, les chevaux le suivirent. Ils s'approchèrent de la pierre centrale où
s'abreuvaient les libellules. Devant lui, à une cinquantaine de pas environ, ce fut le
blanc crépi d’une petite maison de type « Phénix », à volets fermés qui attira son
regard. La construction était tout aussi moche que celles qui avaient poussé dans les
lotissements des banlieues urbaines. Elle semblait avoir été déposée là, comme une
crotte sur un paillasson. À ses côtés se dressait une demeure, large, haute, solide
mais atteinte elle aussi d’un manque d’entretien dénoncée par les stigmates apposés
sur les parties sensibles de son anatomie, les ouvertures et la couverture.
Arturo se dirigea vers la porte d’entrée d’où provenaient, quelques bruits brefs, secs.
C’étaient ceux d'une casserole que l’on rinçait sous un robinet, une chaise qui
traînait des pieds, un juron adressé à un chat voleur. Debout, une femme s’apprêtait
à vider le contenu d’une boîte de conserve. Impossible de lui donner un âge.
Uniforme dans son apparence, elle parut telle l’ombre d’elle-même.
Ce jour-là, à l’heure où les rayons de soleil léchaient les carreaux après un bon gros
orage, ce midi-là donc, Marie-Caroline avait ouvert portes et fenêtres en vue de
renouveler l’air humide de la pièce principale.
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Une simple chaise trônait au centre de la cuisine silencieuse. Tout à côté, une table
sur laquelle vieillissait mal la toile cirée représentant des scènes de chasse. L'unique
couvert dressé à la va-vite attendait la seule habitante des lieux.
Un léger mouvement inhabituel fit sursauter Marie-Caroline. Celle-ci, affairée à
l’ouverture de sa conserve, n’imaginait pas un seul instant devoir interrompre la
monotonie de son quotidien, avant qu’apparaisse l’égaré du Grand Chemin. Sa boîte
de raviolis à la main, elle observait la silhouette qui se découpait dans l’encadrement
de la porte. L’homme à la corpulence imposante portait un sac de voyage. Coiffé
d’une casquette, il émit une espèce de grognement poli. Elle hocha de la tête en
guise de réponse appropriée. Le splach de la nourriture éclaboussa le silence.
Quelques taches de sauce tomate vinrent colorer sa blouse de paysanne.
— On peut boire un coup ici ?
Surprise autant que gênée, elle indiqua d’un geste du menton la direction du bassin
au centre de la cour où coulait la source.
Depuis le drame où elle avait perdu mari et enfants, elle avait souhaité ne plus louer
la maison neuve à Camille, une femme potière pourtant bien gentille. Marie-Caro
préféra occuper l’ancienne bâtisse natale avec sa mère qui, peu de temps après, était
morte de chagrin. Ainsi isolée, elle survivait sans l’aide de personne.
— Le patron n’est pas là ?
Elle posa le récipient vide, s’essuya les mains, jeta un coup d’œil de travers, jugea la
corpulence de l’étranger sans toutefois en détailler le visage. D’un geste farouche,
elle moulina l’air encombré de mouches.
— C’est moi la patronne. Pourquoi ?
Marie-Caroline répondit sèchement à l’étranger, signifiant ouvertement qu’elle
n’avait pas du tout envie de discuter. Elle touilla le contenu de sa gamelle avec une
cuillère en bois rougie par la sauce.
— C’était juste pour savoir si y'avait pas quequ'chose pour moi.
— Non. Ici, il n’y a rien à faire. Bois et poursuis ta route.
Joignant le geste à la parole, elle lui indiqua la direction de la sortie.
Revenu à la source, il pencha la tête juste sous le robinet et s’abreuva lentement.
Puis, il en profita pour se rafraîchir le visage. Tout comme lui, les deux juments
buvaient dans l'abreuvoir. Il se rendit compte que son sac était resté sur le perron.
Arturo tenta un nouveau dialogue :
— L’eau est bonne, fraîche. Ça réveillerait un mort.
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la femme bonhomme
— Grand bien te fasse.
Il s’essuya la bouche d’un revers de manche.
— Vous avez de beaux chevaux. Comment s'appellent-ils ?
— Ce sont des juments.
Bien que le visage de la « patronne » ressemblait à un sac de papier froissé, elle
afficha un rictus qui eut pour effet de reformer ses pommettes, passant du pâle au
rosé bien irrigué. Elle s'était appuyée contre la table laissant échapper un long
soupir.
Arturo regardait les milliers de particules de poussières qui traversaient un rai de
lumière.
— À qui appartiennent les terres autour ?
— À moi, pourquoi ?
Il remit sa casquette sur les cheveux longs et sales qu’il coiffait en arrière.
— Pour rien, juste pour savoir.
— Maintenant tu sais.
— Et qui les cultive ?
— Tu es bien curieux.
Placée non loin de lui, elle put évaluer la stature de l’individu. Même si son élément
de comparaison datait de quelques années en arrière, elle pouvait aisément affirmer
que l’homme présent était plus grand que Tristan.
— Hum, ça sent bon.
— C’est qu’une boîte de conserve. J’ai même pas de pain à te proposer. Alors file.
— Je ne demande rien, juste un peu de travail. Le voisin en aurait peut-être ?
— Raymond ? Je ne sais pas. Va voir. Chanteloube est la prochaine ferme sur le
Grand Chemin. Fiche-moi la paix.
Il reprit son sac de voyage sagement posé près du seuil.
— Bien le bonjour ma petite dame. Merci pour l’accueil.
Elle le regarda s’éloigner tout en retirant la fourchette de sa bouche. Quelques
pensées vagabondes l’accompagnèrent un instant jusqu’à s’échouer vers le buffet sur
lequel trônaient les photos de Tristan et de leurs enfants. Leur absence n’était
comblée par aucune joie, aucune tristesse non plus. Seulement du vide. Rien que du
vide.
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la femme bonhomme
À la manière d'un berger, Marie-Caroline siffla entre ses doigts pour rappeler Jodélia
et Chocolat qui commençaient à suivre l'étranger sur la route.
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Bon voisinage
Marie-Caroline entendit crisser les graviers du chemin dérangés par les pneus d’un
vélo. Elle reconnut tout de suite l’individu, même si quinze jours s’étaient écoulés
depuis leur première rencontre. Jodélia et Chocolat les juments étaient occupées à
manger les bourgeons d'un pommier. Elles interrompirent leur méfait, de peur de se
faire réprimander par la patronne.
— Bien le bonjour ma petite dame.
Il avait fière allure avec les manches relevées de sa chemise à carreaux.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Raymond votre voisin propose que je laboure le jardin.
— Et comment qui va le cousin Raymond ?
— Il se remet difficilement de son infarctus. Pour couronner le tout, la semaine
dernière il s’est fait un tour de reins et comme je travaille pour lui, je viens le
remplacer pour faire ce qu’il a l’habitude de faire chez vous.
— Bon. Un p’tit café avant de commencer ?
— C’est pas d’refus.
Dans la pièce vaste mais fonctionnelle, Marie-Caroline avait disposé au centre de la
table un thermos plein de café bouillant. Coincés entre la panière à pain et une
casserole de lait, un bol de porcelaine retourné, un verre plein de pierre de sucre
ainsi qu’une terrine étaient disposés sur un plateau orné de fleurs de lotus.
— Tu veux manger un morceau ? Un bout d’paté ?
— Merci bien, c’est déjà fait, après la traite.
Le silence n’était bousculé que par les cuillères qui touillaient le sucre au fond des
tasses. En regardant son café fumer, curieusement Marie Caroline aurait voulu en
dire un peu plus à cet étranger. Elle aurait voulu lui dire qu’avant son mariage, elle
était considérée comme souffre douleur de ses parents qui désiraient tant un garçon.
Ils l’avaient élevée à la dure avec son cousin Raymond. Dans une ferme, le travail
était non seulement pénible, mais en plus usant, et démoralisant au point qu'elle
désirait vivre une autre vie. Un cousin auquel elle avait toujours confié ses rêves, ses
désirs de partir loin, car c'était le seul qui puisse comprendre sa peine. Puis un jour,
subitement, elle s’était mise en ménage avec Tristan. Ils avaient eu des jumeaux. La
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la femme bonhomme
rancune des grands-parents semblait avoir trouvé un exutoire et se métamorphosait
en glorification.
Elle essuya les mains sur sa blouse, enfila ses bottes de caoutchouc et le précéda sur
le chemin.
— Bien. Je vais te montrer le carré à bêcher. Tu as ce qu'il faut ?
— Raymond m’a dit que vous fournissiez le matériel.
— Oui. Va dans la remise. Le dail1 et la bêche sont accrochés au mur à droite en
entrant. Rejoins-moi au jardin.
Au passage, elle offrit un quignon de pain à Jodélia et un reste de gâteau rassi à
Chocolat sa préférée. Les mains sur les hanches, elle constata la somme de travail à
effectuer avant de pouvoir semer quoi que ce soit.
— Voilà, c’est ici que ça se passe. Tu fauches, tu ramasses les mauvaises herbes, tu
brûles, tu épands le fumier des vaches et tu bêches.
— Pas de problème. J’ai l’habitude. Par contre, je vais chercher la fourche.
— Désolée, j’aurai dû te le dire avant.
— Pas de souci.
Elle le regarda un moment œuvrer sur son carré de terre. Elle arracha quelques
chardons cardères avant de le laisser travailler.
— Passe à la maison dès que tu as fini.
Au retour, elle ramassa les œufs des poules.
Marie-Caroline avait dressé la table pour le repas du saisonnier. Même si elle avait
posé deux couverts, elle ne s’assiérait pas avec lui, de peur de n’avoir rien à lui dire,
préférant s’affairer à la cuisine. Avec un plaisir non dissimulé, elle avait attiré une
terrine de foie de volaille, décongelé des tomates farcies et préparé un beurre de
sardine en entrée, tartiné sur du pain grillé. C’était de trop, mais tant pis, ça lui
faisait plaisir de donner à manger aux travailleurs... comme avant.
La pendule sonnait les 13 heures lorsque l’homme frappa à la porte.
— Voilà ma petite dame. C’est fait.
— Au moins toi, tu ne chômes pas.
— Y paraît, oui. Les outils sont à leur place.
— Bravo. D’habitude, c’est plus long. Tu veux boire quelque chose ?
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la femme bonhomme
— C’est pas de refus. Je peux me laver les mains ?
— Te gêne pas.
Il entra dans la pièce après avoir retiré ses bottes toutes crotteuses, par respect pour
le travail de Marie-Caroline qui venait juste de nettoyer les tomettes à grande eau.
Elle lui proposa un essuie-main tout propre.
— J’ai pas de vin rouge ni de bière. Tu veux un apéritif ? Je fais de la
troussepinette1.
— Ben, pourquoi pas. On va goûter ça. Mais je veux pas déranger. Si vous attendez
quelqu’un, dit-il en posant son regard sur la table dressée.
— À part nous deux, y aura personne d’autre à manger ce midi.
Elle servit deux verres qu’elle remplit à moitié.
— Merci. J’avais pas prévu de rester mais j’accepte volontiers. J’ai trop faim. Le
grand air ça creuse.
Ils trinquèrent sans se regarder dans les yeux, comme deux inconnus qui
accomplissent un geste rituel.
— Au jardin ! dit il en souriant.
— D’accord, fit-elle et but cul sec.
— J’espère que cette année sera meilleure que l’année dernière. Vous avez eu de
l'eau ?
— Beaucoup.
— Hum ! – Il se racla la gorge. L'apéritif était vraiment fort alcoolisé – C'est bon.
— Merci.
— Fort, mais bon. Et vos chevaux, ils ne se sauvent jamais ?
— Pour aller où ?
S’ensuivit une conversation des plus banales, gonflée de silences qu’ils tentaient de
combler à tour de rôle. Quelques heures auparavant, elle s’était surprise elle-même
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la femme bonhomme
lorsqu’au retour du jardin elle avait fait un brin de toilette, avait changé de robe et
passé un coup de peigne dans ses cheveux.
Une réflexion en entraîna une autre pour aboutir à cette conclusion : qu’attendaitelle ainsi recluse à se morfondre l’esprit depuis toutes ces années ? Le jour du
drame, sa vie avait basculé dans le néant. Elle n’avait plus jamais rien ressenti, ni le
froid, ni la douleur en provenance de l’extérieur pour son propre corps, ou de
l’intérieur pour son pauvre esprit. La dénomination de légumineuse correspondait à
son état d’hibernation prolongée.
Le repas sobre et rapide s’acheva autour d’une tasse de café brûlante.
— Une petite goutte ?
— Vous croyez que c’est raisonnable ?
— Il doit me rester un peu de poire.
— Alors, si c’est de la poire, je vais me laisser tenter. Mais vite fait, y a mon patron
qui va s’inquiéter.
— Laisse-le donc un peu, ce vieux ronchon. Je le connais le Raymond, l’est pas un
mauvais bougre le cousin.
— Ah ça, je suis bien tombé. Pour sûr qu’il est bon gars. D’autant qu’il y a du boulot
chez lui. Seul, il peut pas y arriver. Mais vu le prix où y vend ses agneaux, et vu son
état de santé, y pourra pas me payer bien longtemps. Je vais tondre ses brebis en
échange de la laine.
— Tu sais tondre aussi ? Tu sais tout faire toi. Si tu veux, tu peux venir tailler les
haies pour moi. Je peux te nourrir mais pas t’héberger. Tu comprends ? Ça jaserait
dans le pays.
— Je comprends tout à fait. Je vais lui en parler, je crois qu’il trouvera un
arrangement avec vous.
Il récupéra ses bottes et fit mine de soulever la casquette en geste d’au revoir.
— Au fait, pour le jardin, qui te paye, lui ou moi ? Qu’avez-vous convenu ? lui
demanda-t-elle sur le seuil de la porte.
— Vous verrez avec monsieur Raymond.
— Alors dis-lui de passer boire un café à l’occasion. Sans faute.
— Au plaisir.
17
la femme bonhomme
L’homme disparut avec le vélo du Raymond sous le regard des juments qui avaient
repris la taille du pommier.
1 Dail : mot patois désignant une faux.
2Troussepinette : apéritif réalisé au printemps à base de pousses d'épines noires
macérées dans du vin rouge et de la gnôle.
18
la femme bonhomme
Enquête de proximité
Une voiture de la gendarmerie arriva par la route et s’arrêta devant la maison de
Marie-Caroline. Celle-ci, occupée à planter ses pommes de terre, se redressa
troublée par cette visite inattendue.
— Bonjour madame.
— Messieurs ? Qu'y a-t-il ?
Débonnaires, les deux juments s'approchèrent de la voiture.
— Vos chevaux sont en liberté ?
Elles hochèrent la tête.
— Vous ne craignez rien. Elles réclament des caresses.
D'une main timide, le brigadier chef osa une simple touche sur l'encolure de
Chocolat proche de lui. Il exposa enfin la raison de leur venue.
— Vous êtes au courant à propos de monsieur Raymond ?
— Au courant de quoi ? Il lui est arrivé quelque chose au cousin ?
— Vous ne lisez donc pas les journaux ?
— Non.
— Monsieur Raymond est décédé lundi matin.
Cette annonce fut un véritable choc aussi violent qu’inatten-du. Elle chancela. Le
brigadier la soutint et lui proposa de s’asseoir.
— Mon Dieu ! Comment ça s’est passé ?
— Il a été retrouvé mort dans l’atelier de sa ferme de Chanteloube. C’est son commis
qui a appelé les secours.
— Le pauvre. Il avait déjà eu une attaque le mois dernier. Bon sang, quelle tristesse.
Je l’aimais bien Raymond, c’était comme un frère, même si on ne se voyait pas
souvent, c’est lui qui me donnait un coup de main quand j’avais besoin. Pourquoi
c’est vous, les gendarmes, qui venez m’annoncer cette nouvelle ?
— Lorsqu’il y a mort subite, nous sommes obligés d’interroger le voisinage pour
trouver d’éventuels témoins. Vous n’avez rien vu ?
— Voilà des années que je ne suis pas sortie de chez moi. Je n’ai rien vu.
19
la femme bonhomme
— Connaissez-vous un certain Arturo ?
— Non.
— Il nous a pourtant dit qu’il vous avait rencontré récemment.
— Je ne connais personne qui s’appelle Arturo.
— Ce monsieur Arturo certifie avoir travaillé pour vous la semaine dernière.
— Personne n’a travaillé pour moi, hormis Raymond ou son journalier.
— Son commis s’appelle Arturo.
— Ah bon. Je ne savais pas. Alors oui, effectivement je le connais.
— Qu’avez-vous à nous dire sur le comportement de ce monsieur ? demanda le
brigadier chef manifestement gêné par l'insistance de la jeune jument.
— Chocolat, la paix ! Doucement, le cheval rejoignit sa mère restée à l'écart. Un
comportement exemplaire. Il est arrivé par le Grand Chemin il y a un mois, je crois.
Un jour de la semaine dernière, il est venu bêcher le jardin. Un sacré travailleur, ce
gars là et pas difficile pour un sou. Pourquoi me posez-vous ces questions ?
— C’est lui qui a découvert le corps de la victime. Comme c’est un étranger, nous
enquêtons sur lui.
— C’est tout ce que je sais.
— Merci madame. Si vous avez quelque chose à nous signaler, n’hésitez pas à nous
téléphoner.
— Au revoir messieurs.
Elle dut abandonner son ouvrage pour boire un verre d’eau. Elle resta assise jusqu’à
la tombée de la nuit sans savoir quoi penser. Quelques images heureuses de sa
jeunesse vinrent enjoliver le souvenir de Raymond.
Elle se demanda si Raymond avait de la famille à part elle. Et qui allait prendre la
suite de la ferme ? Raymond représentait la dernière personne avec qui elle
entretenait un semblant de socialisation. Avec sa disparition, le Grand Chemin ne
déboucherait plus jamais que sur un mur. Un de plus.
20
la femme bonhomme
L'appel de la route
En cueillant ses tomates, Marie-Caroline entendit des pas s’approcher de la cour.
Elle reconnut le journalier. De loin, elle remarqua son allure débonnaire et sa
démarche aérienne. Les deux juments en attente devant le portillon du jardin,
détournèrent le regard.
— Tu viens tailler les haies ?
— Bonjour ma brave dame. Désolé, mais après le décès de mon patron, je me suis
occupé de la tonte des brebis, des foins et des récoltes. C’est une bonne ferme que
celle de Chanteloube, mais difficile à entretenir pour un homme seul.
— Et qui t’a payé alors ?
— Le notaire s’est occupé de tout. Il a reconduit mon contrat de travail pour trois
mois, le temps de me retourner et de retrouver autre chose. Mon temps est terminé,
je suis sur le retour.
— Les gendarmes ne t’ont pas ennuyé. J’ai cru un moment que tu étais en prison.
— Moi ? En prison ? Pourquoi ça ?
Comprenant aussitôt qu'il s'était emporté un peu vite, Arturo tenta de reprendre son
air débonnaire.
— Monsieur Raymond est mort d’une crise cardiaque. Le médecin légiste a été
catégorique. Je ne suis pas un bandit !
Il adopta l’attitude d’une personne blessée par une réflexion inopportune.
— Pardonne-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Mais vous l’avez dit.
— Excuse-moi. Je ne te connais pas assez. Veux-tu un café ?
— Volontiers, à condition que je vous aide à finir de ramasser vos tomates.
— C’est d’accord.
Chargés de cageots, ils entrèrent dans la maison une demi-heure plus tard, juste
avant que le gros coup de chaleur de fin d’été n’abîme les légumes. Elle s’empara du
thermos.
— C’est du réchauffé. Ça ira ?
— Pas de souci. Je voudrais d’abord un grand verre d’eau.
Surprise dans son jardin, elle ne s’était pas rendu compte que ses vêtements tachés
et son fichu effiloché n’arrangeaient pas l’image qu’elle aurait voulu donner d’elle21
la femme bonhomme
même. Devant la glace du couloir, elle prit conscience de son état et s’excusa
immédiatement auprès du saisonnier.
— J’ai honte. J’aurais dû changer de tenue.
— Les vêtements n’ont jamais amélioré la valeur des gens. Je vous sais courageuse et
volontaire.
— Quand même, c’est une question de politesse que de soigner son apparence.
— Croyez-moi, je sais reconnaître les braves gens.
Arrivée bientôt à la cinquantaine, Marie-Caroline avait sombré dans l’inénarrable
besoin de rien. Le peu la contentait aussi bien au niveau de la nourriture, qu’au
niveau vestimentaire. Les couleurs sombres et unies lui semblaient correspondre à
son état d’esprit, plat, sans relief.
Qui était-elle vraiment à vivoter ainsi ? Quel était son but ? Sa raison de vivre ? Des
questions qu’elle ne se posait même pas tant ses sentiments l’indifféraient
complètement.
La présence de l’étranger la bousculait dans son quotidien et plus encore dans son
for intérieur. Elle commença par ressentir une chaleur intense entre les jambes. Un
chatouillement pas déplaisant situé dans le bas du ventre l’empêchait de s’asseoir.
Elle se mit à transpirer et à se demander quel effet cela lui ferait d’être dans les bras
musculeux d’Arturo, bien que celui-ci sentait la sueur, la terre.
Elle sortit son mouchoir et tenta d’éponger ses coupables pensées qui avaient l’air de
suinter sur son front, son visage et son cou.
— Tu reprends ta route pour aller où à présent ?
— J’ai les vendanges qui m'attendent puis la vigne à tailler. Ça m’occupe tout l’hiver.
— Et ma haie alors ?
— J’ai le temps de la faire. Mais faut me loger. La maison du Raymond est fermée, je
n’ai plus de toit.
À ce moment-là, elle ne lui avoua pas qu’elle possédait la clé de Chanteloube en tant
que seule héritière du lieu.
— Déjà, je te dois le travail du printemps. C’est toujours pas réglé. Ensuite, si tu
travailles pour moi, je veux savoir combien ça va me coûter. À présent, nous sommes
obligés de déclarer les saisonniers à la MSA1.
— Oui, je sais. C’est pas compliqué, je demande le SMIC2 par jour nourri et logé.
22
la femme bonhomme
— Je touche une petite rente, et avec les fermages que je perçois, ça devrait aller
pour quelque temps mais pas plus.
— Et le logement ?
— Une chose est sûre, ce ne sera pas chez moi. Par contre, je peux te proposer une
solution. Suis-moi.
Ils se dirigèrent vers la grange qui n’avait pas vu de foin depuis belle lurette. Jodélia
et Chocolat installées tête bêche, se fouettaient réciproquement les naseaux à l'aide
de leur queue. Dérangées, les mouches s'envolaient puis retournaient se poser
comme si de rien était. À l’emplacement des remorques, une caravane sale mais en
bon état était rangée bien à l’abri.
— Bon tu vois, y a du ménage à faire. Avec mon défunt mari, nous avions acheté la
caravane neuve et nous ne nous en sommes jamais servi. Depuis le jour de la
livraison, elle n’a pas bougé de place. Tu vois, les pneus sont neufs. Par contre, les
toiles d’araignées ont envahi la carrosserie. Les portes de la grange fermées, et celle
de la caravane fermée aussi, tu n’auras pas froid. Sinon, j’ai des couvertures et
même un chauffage d’appoint, au cas où.
— Parfait, dit-il. Les apparences seront sauves et chacun chez soi, c’est pas plus mal.
— Si tu le souhaites, je te prête une bouteille de gaz pour préparer ton petit
déjeuner. Le reste des repas, tu viendras à la maison. Ici, il y a un point d’eau. Pour
les douches, tu pourras les prendre chez moi une fois par semaine. Qu’en penses-tu ?
— Parfait. Je ne demande pas mieux. Et question boulot ? J’en ai pour combien de
temps à peu près ?
— Je te listerai ce qu’il y a à faire en dehors des haies à tailler. Tu bricoles un peu ?
— Je peux couper le bois de chauffe, souder la grosse ferraille, remplacer des tuiles,
remonter un mur de pierres, tondre les brebis, couper les onglons, mais je suis
incompétent en plomberie comme en électricité. Je connais mes limites.
— Ah ! Le bois de chauffage ! J’y avais pas pensé. D’habitude c’est Raymond qui s’en
chargeait. On le faisait à moitié. On peut continuer sur la même base ? Enfin,
seulement si ça t’arrange.
— Je vends la moitié de ce que je coupe ?
— Oui et je fournis l’essence et le matériel. Par contre, si tu acceptes ces conditions,
je ne te paye pas tes heures.
— Hum, c’est pas mal ça.
— Je ne sais pas si tu auras le temps de tailler tes vignes.
— Ah oui... Faut voir. Bon. Pour l’instant, je vais m’installer et commencer par les
23
la femme bonhomme
haies.
— Tu viendras remplir les papiers pour la déclaration à la MSA.
— Ben voilà, c’est une affaire qui tourne.
Ils topèrent dans les mains l’un de l’autre à la manière de maquignons qui concluent
une vente, un contrat verbal.
1 MSA : Mutualité Sociale Agricole.
2 Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance.
24
la femme bonhomme
Dans la peau d'une femme
Marie Caro avait au centre du cœur l’empreinte d’un impact monumental, une sorte
de cratère creusé par une météorite aussi grosse que la planète Mars, aussi
dévastatrice que dix bombes atomiques. Certes les fonctions vitales, même réduites à
l’essentiel, lui permettaient de survivre, mais la détérioration des synapses
autorisant les connexions entre les neurones semblait beaucoup plus grave que ce
qu’on aurait pu imaginer, et notamment au niveau de sa réactivité face à la douleur
physique. Il n’était pas rare d'apercevoir chez elle des blessures profondes telles que
brûlures, coupures, hématomes sans qu’elle ne s’en plaignît jamais. Lorsqu’elle
constata ce jour-là l’afflux de sang en provenance de son poignet gauche, elle ne fit
pas le lien avec le couteau qui était tombé au sol. Non. Elle se contenta de bander
son avant-bras, puis de nettoyer la table avant de perdre connaissance.
Quelqu’un toqua à la porte de devant.
Qui cela pouvait-il bien être ? se demanda-t-elle en repoussant les épluchures de
pommes tombées du seau à poules. Je n’ai jamais de visite. Sans doute pas le facteur,
c’est bien trop tôt. L’on toquait avec insistance. Elle monta à l’étage sans faire de
bruit. De sa fenêtre de chambre elle jeta un œil à l’extérieur. Elle reconnut les
uniformes des gendarmes.
— Je descends vous ouvrir tout de suite, leur souffla-t-elle par la fenêtre entrebâillée.
— Nous vous dérangeons ? Vous n’êtes pas souffrante au moins ? demanda le
gendarme qui, en un clin d’œil, avait constaté le blanc cadavérique du visage de
Marie-Caro et le rouge sang du bandage de son avant-bras.
— Dites-moi pourquoi vous êtes ici, ça ira mieux après.
— Certaines personnes du voisinage racontent que vous hébergeriez un prénommé
Arturo.
— Si c’est du journalier dont vous parlez, c’est vrai, il réside ici, enfin pas dans la
maison, dans la grange là-bas. Il n’y a pas de secret, il travaille, il est déclaré.
— Bien. Pouvons-nous le voir ?
— Que se passe-t-il ?
— Rien de grave. Pouvons-nous le voir ?
— Comme, je vous l’ai dit, il loge dans la grange. Mais à cette heure il doit être à
faire du bois dans la forêt du Puy.
— C’est votre employé ?
25
la femme bonhomme
— Oui. Il travaille quelques heures depuis la disparition de mon cousin. Ses papiers
sont en règle, vous savez.
— Nous ne venons pas le contrôler, mais discuter avec lui.
— Tentez votre chance, je ne connais pas son emploi du temps. Tout ce que je peux
dire, c’est qu’il mange ici midi et soir.
Une bonne demi-heure plus tard, elle vit les deux gendarmes embarquer Arturo qui,
menottes aux poignets, baissait la tête avant de pénétrer dans le véhicule bleu. Elle
en serait quitte à manger son gratin toute seule, lui réservant toutefois la plus grosse
part pour son retour.
Dès l’arrivée d’Arturo sur la ferme du Grand Chemin, la vie de Marie-Caro avait
changé du tout au tout. À présent, elle commandait à une tierce personne le travail
qu’elle ne pouvait plus faire elle-même. Non seulement elle éprouvait un véritable
soulagement, mais elle se sentait revivre. Arturo était serviable, prompt à la tâche.
Lors de la déclaration aux assurances, elle savait qu’il avait cinq ans de moins
qu’elle. Il paraissait plus jeune que son âge, tandis qu’elle se sentait encore plus
vieille.
Il lui en fallut du temps pour sortir de son carcan, elle qui se voyait mourir à petit
feu, sans espoir de changement. Même si parfois elle espérait en secret des choses
inimaginables, sachant très bien qu’elle ne pourrait avoir d’autres relations avec lui
que celles qu’ils s’étaient mutuellement assignées dès le départ, des rapports de
patronne à employé.
Depuis peu, sa main-caresse retrouvait le chemin discret des plaisirs solitaires
accompagné toutefois d’un zeste de honte teintée de maladresse, au début. Bien
qu’elle fût recluse dans sa maison, seule au fond de sa chambre derrière les volets
clos et les rideaux tirés, elle vérifiait plusieurs fois la fermeture des portes avant de
réactiver le mécanisme du bien-être. Tout commençait avec la complicité du jet de la
douche. La pression déclenchait des sensations intenses. Après la mort de son
Tristan, elle s’était toujours refusée à s’abandonner aux délices qu’elle trouvait
futiles, voire stupides. Dès lors, elle y revenait de temps en temps, oubliant sa
promesse lancée instinctivement sous l’influence de la douleur.
Redécouvrir son corps de femme, lui ouvrit les yeux et la terrorisa. Le miroir lui
renvoyait l’image d’une inconnue. Cheveux ébouriffés, visage couleur parchemin
cramoisi, épaules rentrées sur sa poitrine molle, surplombant la saillie de ses côtes
apparentes. Malgré le ventre rond proéminent, elle arborait une paire de jambes
bien maigres entre lesquelles les poils pubiens frisaient les stigmates de
l’abandonnite aiguë. Quel travail pour redonner un peu de punch à ce corps en friche
! Quelle énergie à dépenser pour réaliser ce chantier ! D’autant qu’aucune amie
26
la femme bonhomme
autour d’elle ne pouvait l’accompagner dans sa volonté de résurrection. Elle se
persuadait de jour en jour que de se refaire une beauté la conduirait à un meilleur
équilibre psychique. Elle pensait choisir les bons arguments et s’autodéterminait.
— Je fais ça pour toi mon Tristan, pour que tu sois fier de moi. Je veux que mes
enfants sachent que je ne me laisse plus aller.
Lorsqu’elle parlait seule, il lui arrivait de pleurer mais pas longtemps, car les photos
de l’album familial lui redonnaient le sourire.
— Arturo va remettre à flot la ferme. C’est à travers lui que je vais respirer à
nouveau.
Lorsque dans son jardin elle inspirait l’air à plein poumons, l’oxygène ranimait en
elle des sensations bienfaisantes. Jardiner, cultiver, désherber, transpirer, brosser
les juments, autant d’actions exutoires capables d’entretenir l’espoir de jours
meilleurs.
Entre ses mains s'écoulait le temps qu’elle n’agrippait plus. En chimie, les éléments
unicellulaires sont souvent informes. Elle ressemblait à l’un d’eux, sans relief. Sa
rage avait cédé la place à une espèce d’anamorphose troublante.
27
la femme bonhomme
L'homme bon
Le fusil. Marie-Caro l'avait prêté à Arturo. Il avait pour mission de pister le renard,
celui qui venait dévorer les poules de la ferme. Arturo conservait l’arme dans la
caravane.
Lorsque les gendarmes vinrent arrêter Arturo, ils saisirent le fusil.
Une fête au village aurait mal tourné. Lui, Arturo était accusé d’avoir tabassé et
blessé deux gars qui, une fois remis de leurs blessures, décidaient de porter plainte.
Arturo avait bu plus que de raison. Il s’était fait molester par une bande de jeunes
paysans qui trouvaient ce type un peu trop « fouille merde » à leur goût. Son
apparence méditerranéenne ne leur plaisait pas. Il s’était interposé pour défendre
Michèle, une jeune fille malmenée par trois individus. L’un deux le menaçait avec
un cran d’arrêt. Pas démonté par l'adversaire, Arturo lui avait tout simplement
retourné l'arme et plantée dans le ventre. Des témoins avaient vu la scène. Son
intervention avait soulevé un vent de solidarité contre le journalier. On les aimait pas
trop les bronzés, dans le pays. Il était accusé de violence avec arme.
Il fut libéré en attente d'un procès.
Arturo relâché, revint à la ferme.
Marie-Caro demanda à le voir. Ils s’assirent autour de la table un café fumant dans
leur tasse.
— J’ai su que tu avais pris la défense de Michèle. C’est bien.
— ...
Arturo porta la tasse aux bords des lèvres.
— J’ai eu peur que les gendarmes ne te gardent.
— ...
Il observait la blouse bien repassée de Marie-Caro. Au niveau du buste, son regard
accrochait les boutons en nacre qui se soulevaient au rythme de sa respiration,
régulièrement.
— Tu veux continuer ton travail ici ?
— Pourquoi ? Cela pose un problème ?
Ses yeux ouvrirent une porte étroite en son for intérieur, qui semblait si triste.
— Pas à moi en tout cas. Je t’ai expliqué que je percevais une rente honorable qui me
permettait de te rémunérer un peu. Le bois que tu fais en ce moment t’apporte un
autre revenu. D’ailleurs, Simon du Vieux Moulin est passé avant-hier. Il voulait que
28
la femme bonhomme
tu livres les cinq stères qu’il t’avait commandés.
— ...
Arturo hocha de la tête en avalant une autre gorgée du liquide noir.
— J'ai qu'une parole, je lui livrerai son bois.
Avant de sortir de la cuisine, il se retourna.
— Pourquoi vous avez fait ça pour moi ?
— Comme ça, pour rien.
— Il n’y a pas d’acte gratuit. Je vous suis redevable. Puis, en saisissant la poignée de
la porte il lâcha : On cause de nous en ville.
— Et alors ?
— Rien. Mais je voudrais pas vous attirer des ennuis.
— T’inquiète. Et puis cesse de me dire vous.
Arturo se dirigea vers sa caravane. Allongé sur le lit, il ferma les yeux. Il ne vit pas
Jodélia et Chocolat qui, fidèles gardiennes, restèrent un moment à l'observer à
travers la fenêtre en plexiglas. Sans doute espéraient-elles retrouver un peu de
l'attention qu'il leur consacrait habituellement.
29
la femme bonhomme
La vie à l'ombre
Il y a vingt ans de cela, les flics ne s’étaient pas beaucoup trompés, quant à la liste
des forfaits énoncés, même s’ils en avaient oublié un ou deux. Chose qu’Arturo s’était
bien gardé d’avouer. Ça se comprend. Le dernier larcin avait mal tourné. Il avait
juste subtilisé un portefeuille qui traînait sur la table d'une terrasse de café. S'en
suivit une crise cardiaque. Faute à pas de chance. La victime était morte. Les
témoins l'avaient reconnu. Aurait-il débité les aveux bien à l’abri derrière les fenêtres
ouvragées d’un hôtel particulier de la rue de la Ré, les forces de l’ordre auraient été
sensibles à son histoire abracadabrante, au scénario bancal certes, mais plausible. Il
est certain que l’ambiance des H.L.M. d’un appartement squatté situé à la Duchère
dans une des barres vouées à la démolition, donna envie aux flics de charger le
suspect numéro un, car reconnu et filmé par une caméra amateur, de tous les délits
effectués pendant la même période, calqués sur l’identique mode opératoire. Arturo
en prit pour 15 ans. Avec des remises de peine, une surpopulation carcérale et une
conduite exemplaire, il sortirait de Saint-Paul au bout de cinq.
Dans la maison d’arrêt, Arturo travaillait entre cinq et six heures par jour. Il a
commencé à assembler des pinces à linge. Sur sa planche en sapin étaient plantés
deux petits clous. Grâce à eux, il maintenait le ressort métallique pour coincer les
bouts de bois. Il vit passer des poignées de pinces à linges, des paquets de pinces à
linge, des sacs de pinces à linge, des montagnes de pinces à linge. Il vivait pince à
linge, tout juste s’il ne mangeait pas pince à linge.
Puis, pour changer, et ce durant quelques mois, il s’est occupé de monter les fleurs
artificielles des couronnes mortuaires. C’était à son avis, un moyen de voir la vie en
couleur. Une fois, il voulut battre le record d’endurance détenu par son troisième
colocataire. Arturo travailla sans interruption du vendredi après-midi au lundi matin
ne s’arrêtant qu’à l’extinction des feux. En dépassant le palier des cinq cent
cinquante-cinq fleurs montées, il battit de quatre pièces son camarade, déjà prêt
pour une revanche.
Ce genre d’exploit lui rapporta tout de même la coquette somme de trente francs,
alors qu’à l’ordinaire, assigné aux corvées du service général ou pour des travaux de
maçonnerie, il gagnait entre un et six francs par jour.
Quelques mois avant d’être libéré, on lui confia un des postes d’assembleur de mini
voiture « Majorette ». Un peu de minutie pour clipser les portières, de concentration
malgré les rêves de gamins enfermés sous le capot métallique de ces jouets, et
beaucoup d’abnégation devant les milliers de pièces à emboîter, ajuster. Son
prédécesseur avait acquis un certain rythme lui assurant ses sept cents francs
mensuel.
30
la femme bonhomme
La cellule de neuf mètres carrés aurait pu lui suffire s’il ne devait pas la partager non
pas avec un mais avec deux autres colistiers. La proximité était supportable. Ce qui
l’était moins portait le nom d’odeurs fécales, de transpiration corporelle, de vieilles
chaussettes. L’intolérable agressait les oreilles, amplifié par la musique d’une radio
criarde, mixé aux images stroboscopiques du poste de télévision allumé en
permanence.
Arturo en eut marre. Il se porta volontaire pour l’entretien de la chapelle, située au
deuxième étage du bâtiment central, juste au-dessus du parloir. Arturo aimait bien ce
lieu, non pas pour épancher une conviction qu’il n’avait pas, mais pour son
architecture à la fois vaste et paisible. La lumière du jour parvenait à travers les trois
baies jumelées plein cintre sur chacun des pans du bâtiment dodécagonal. Filtré par
les croisées des fenêtres, le soleil rayonnait à l’intérieur projetant sa lumière sur le
chœur, puis agrandissait l’ombre des gradins.
C’était d’ailleurs sur l’un d’eux, le cinquième tout en haut, qu’Arturo intervenait, au
niveau des neufs box alignés. Il devait poncer le bois, puis redonner un peu de
fraîcheur en appliquant de l’huile de lin au pinceau. Autant dire que, placé sous la
coupole de la chapelle, il prenait tout son temps à l’accomplissement de sa tâche
qu’il désirait parfaite et soignée.
Ils étaient cinq à s'occuper de la chapelle, encadrés par deux surveillants. Personne
ne l'obligeait à travailler mais en tant que volontaire, les remarques apposées en
marge de son dossier ne pouvaient être que positives, du moins il l'espérait. Sa
motivation première était de sortir de l'enfermement et de s'occuper à dépenser son
énergie en pratiquant une activité physique utile. De sorte que le soir, il pensait à
autre chose que de s'embrouiller avec les deux autres occupants de cellule.
Il portait son sac tel un cabas à provisions sans légumes, ni fruits, ni boîtes de
conserve. Seulement quelques livres jetés en vrac au-dessus d’un pantalon bien plié,
d’un gros pull en laine et d’une série de tee-shirt sombres. En se présentant devant
la dernière porte blindée, il dut à nouveau décliner son identité avec dans la main
droite sa carte d’identité bien visible décryptée par l’œil du gardien.
— Arturo Devalencourt, date de naissance ?
— Douze décembre mille neuf cent soixante-douze.
— Quelle est votre prochaine adresse ?
— Foyer des jeunes travailleurs à Saint-Étienne.
Une mise en scène rigoureuse vécue dans un silence complice que seuls les gonds de
la porte parvinrent à troubler au moment de son ouverture.
Au-dehors, le soleil était à peine levé.
31
la femme bonhomme
En posant le pied sur les pavés du cours Suchet, Arturo s'était juré de ne plus jamais
franchir ce porche et ce malgré les paroles du gardien qui lui envoya quelques
banalités sur le ton de la plaisanterie. Il ne se retourna pas une seule fois. S'il avait
pu, il aurait accompli le geste de sa grand-mère qui jetait du sel par-dessus son
épaule gauche en quittant un mauvais lieu de peur d'y revenir un jour.
Il peinait à avancer dans la rue craignant qu'un surveillant ne l'interpelle à chacun
des carrefours qu'il osait franchir. Petits pas. Regards furtifs. Sentiment
inconfortable d’échapper aux règles si longtemps appliquées. La gare de Perrache
avait bien changé. Un escalator montait les voyageurs depuis le Cours Charlemagne
jusqu'au-dessus des voies. Méfiant, Arturo préféra emprunter le tunnel qui conduisait
vers la plus belle place de Lyon. L'emplacement était méconnaissable. Il dut faire
une pause pour tenter de se repérer dans l'espace.
Une espèce de blockhaus avait poussé entre la gare et la place Carnot. Des routes
s’emmêlaient recouvertes de voitures multicolores.
En filant le trottoir de gauche, il reconnut la brasserie Georges. Il regarda au travers
des vitrines. Rien n'avait changé. Il entra, tête dans les épaules. Il se positionna
devant le bar. À la manière d'un habitué, il commanda un café, vérifia sa monnaie, et
paya finalement avec un billet d'argent nouveau. Son regard examina chaque
employé pour tenter de reconnaître un visage familier et surtout celui de son copain
Jean.
— Il y a bien longtemps qu'il a quitté l'établissement, lui répondit le troisième
serveur plus ancien que les autres à qui il avait demandé des nouvelles de Jean.
Je crois qu'il a trouvé un job de moniteur d'atelier en Lozère ou "quelque chose
comme ça"
— Ce n'est pas grave, c'était juste pour savoir.
Lorsque l'on ne connaît pas le fonctionnement d'appareils automatiques, il suffit
d'observer les utilisateurs. Leurs gestes sont autant de leçons à mémoriser destinées
à être adoptés par soi-même et reproduits à l'identique. Bon élève, Arturo s'appliqua
à valider son ticket de train aller pour Saint-Étienne et se laissa porter par le courant
des heures qui défilaient, tellement riches de nouveautés qu'il en avait plein la tête.
Le TER transportaient quelques usagers pressés et d'autres moins. Le train roule à la
même allure pour tout le monde et arrivera, en principe, à l'heure prévue. Les
sommités de la médecine affirment haut et fort qu'il vaut mieux voyager tranquille
qu'angoissé. Le corps produit du sang de bonne qualité.
La prison n'était pas une expérience avouable et Arturo n'était pas fier de cette
partie obscure qui lui avait tout de même gâché cinq ans de sa vie. Il avait assumé et
payé ses bêtises de jeunesse. Ce n'est pas pour autant qu'il était rentré dans le rang
32
la femme bonhomme
des moutons blancs. Plus tard, lorsqu'il prit la route et qu'il n'avait pas le moral, il lui
suffisait de repenser à cette tragique parenthèse d'enfermement pour retrouver la
pêche et les bons côtés de la vie.
33
la femme bonhomme
Réflexion passive
La femme bonhomme retira son paréo. Regard noir assorti au vêtement, elle scrutait
le mur percé d’une fenêtre semblable aux écrans de cinéma déroulant des aventures
sur des paysages fantastiques. Son scénario à elle se résumait à un bout de ciel
souvent nuageux, agrémenté d’une colline hachée par la présence des châtaigniers
plantés un peu trop régulièrement.
Lui manquait la caresse de l’air sur sa peau veloutée, veloutée à la manière soyeuse,
blanche crème légère, blanche nacre un peu sale sur les bords à cause de la crasse
des animaux, blanche préservée de tout contact extérieur, blanche en forme
d’albâtre lisse recouvert du duvet tendre à peine perceptible.
Lui manquait le souffle subtil d’une respiration aimée qui depuis bien longtemps déjà
était partie s’éteindre au loin.
Lui, manquait.
La femme bonhomme dénouait ses cheveux longs, longs et fins, fins et lisses, lisses et
longs. Sa brosse les arrangeait soigneusement. Devant le carré de miroir qui lui
servait de reflet, du reflet des morceaux d’elle, qu’elle désirait apercevoir parfois
plus longuement, la femme bonhomme rayait le silence par petites touches
régulières accordées sur le rituel du peignage de sa chevelure. Les épaules n’avaient
aucun mal à supporter le tissu de sa chemise de nuit qui pendait plate jusqu’audessus des chevilles. Quelques artifices nacrés fermaient le devant, de la gorge au
nombril. Un ruban noué agrémentait l’emmanchure du vêtement.
Un souvenir amusé, un petit air murmuré et aussitôt ses yeux viraient à la pépite
brillante aussi rare et chère que celle que l’on trouve dans le lit de la rivière.
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la femme bonhomme
Prise de contact
C’était une vie où il ne se passait rien. Quelques soupçons d’adrénaline au moment
des agnelages, et peut-être la naissance d’une relation amicale.
— Qui es-tu Arturo ? Marie-Caroline avait lancé sa question alors qu'ils brossaient
chacun une jument différente.
— Vaste question. Est-ce la patronne qui m’interroge ou une femme qui désire me
connaître un peu mieux ?
— C’est moi qui te demande cela tout simplement, juste histoire d’en connaître un
peu plus sur mon plus proche voisin qui vit dans ma cour depuis deux ans.
— Je ne peux pas parler de ce que j’ai fait avant, c’est inintéressant. Chercher à
savoir qui je suis vraiment, c’est fermer les yeux sur ma présence ici.
Personnellement, à vous observer, je vous connais un peu, je devine vos réactions, je
sais où vous êtes matin et soir. L’observation est une qualité humaine que l’on
n’enseigne pas à l’école, mais sur le terrain. Celui qui observe, devine la réaction
d’un animal, prédit la météo, soupçonne la présence d’une sauvagine. Les gens sont
prévisibles. Il suffit de lire leur attitude pour deviner qui ils sont vraiment. Je vous
sais seule et bien intentionnée à mon égard. Je crois que nous formons une belle
paire de cons….
— ... ?
— Excusez l’expression. En d’autres temps, en d’autres lieux, nous nous serions
rencontrés, sans doute aimés et pourquoi pas mariés. À présent, les histoires du
passé ternissent notre devenir. Par contre, je sais le bienfait que nous nous
apportons mutuellement et ça c’est déjà bien. À tel point que j’en ai oublié de
reprendre la route, j’en ai oublié de vouloir changer d’endroit, j’en ai oublié mes
blessures et le mal ne me ronge plus. Je n’ai plus envie de fuir et je vous en suis
reconnaissant.
— ...
— Vouloir connaître plus de moi reviendrait à brasser de mauvais souvenirs, un malêtre inodore, inaudible. Je me contenterai d’être présent. Un point c’est tout.
— ...
La silhouette de Marie-Caro frémissait dans le contre-jour qui l’enlaçait.
— Je me contenterai de vous savoir présente, telle quelle, cousue de certitude et
d’angoisse, de maladresse et de convictions. Une confiance réciproque s’installe
entre deux personnes avec la même énergie silencieuse qu’une graine portée par le
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la femme bonhomme
vent cherche à s’enraciner dans un terrain propice à son épanouissement.
— Restons-en là, si tu veux bien, lui dit-elle en reposant l'étrille sur la margelle. Et
cesse de me dire vous.
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la femme bonhomme
Rémy arrive
Depuis la mécanisation d’après guerre, les compagnons se faisaient rares. Peu à
peu, sans prévenir, dans les années soixante, ils disparurent définitivement. Les
ronces envahirent le Grand Chemin jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle espèce
d’utilisateurs, les touristes. Il y avait les promeneurs, marcheurs sportifs ou non et
ceux qui se ralliaient sous une bannière en forme de coquillage des jacquets1.
Connaissant la bonne fame du lieu, les pèlerins du chemin de Saint-Jacques-deCompostelle restaient coucher dans l’étable de la ferme du Grand Chemin pour
quelques euros la nuit. Marie-Caro instaura le système de la boîte à don dans
laquelle les utilisateurs du gîte d’étape improvisé déposaient ce qu’ils désiraient, ce
qu’ils pouvaient, sans contrôle de sa part et de la part d’Arturo. Arturo se démenait
pour rendre les abords de plus en plus attrayants, de sorte que les marcheurs qui
passaient sans avoir songé s’arrêter, se reposaient un moment, ne serait-ce que pour
s’abreuver à la source de la cour qui coulait en son milieu.
Jusqu’au jour où Rémy est arrivé.
Il venait de se tordre méchamment sa cheville valide un kilomètre en amont de la
ferme. Soutenu par deux jacquets de rencontre, il préféra se laisser abandonner au
gîte d’étape du Grand Chemin et les voir repartir sans lui. Le repos devenait la seule
voie possible pour un bon rétablissement. Marie-Caro participa à son confort,
réconfort, en lui fournissant une bande avec un tube d’arnica. La semaine passa et
s’avéra nécessaire à retrouver la forme. Rémy s’ennuyait. Jamais il n'aurait pu
imaginer rester bloqué dans cette campagne profonde. Lui, le citadin venant du
monde civilisé de la région nantaise, comme il disait, devait très vite réviser son
jugement et enterrer ses apriori négatifs. Il supportait mal sa situation de handicapé
sans vouloir toutefois y mettre un terme. Il s’était installé à la porte de la grange,
lieu stratégique lui permettant d'observer le peu de chose à observer, c’est-à-dire les
animaux de la ferme. Distraction futile à son goût, mais rythmant ses journées
bancales.
Le départ des jacquets coïncidait avec le réveil des coqs. Dès potron-minet, MarieCaro sortait les poules. Celles-ci grattaient, fouillant les plates-bandes qu’Arturo
s’évertuait à ratisser. Elles caquetaient, gloussaient, pondaient, sans faire toutefois
autant de bruit que les oies. Le caractère de chien de ces volailles menaçantes
remplaçait aisément le travail de gardien que Shepa le beauceron n’effectuait plus
depuis belle lurette. Shepa ? Tout un poème celui-là. Il dormait la journée, dormait la
nuit, parcourait les limites de son territoire en déposant ça et là quelques gouttes
d’urine odorante. Sa fonction de gardien, bien que ralenti, avait l’air de tenir la
route, puisque Marie-Caro avouait ne pas avoir revu trace du renard depuis des
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la femme bonhomme
lustres. Cette vie de chien contentait Shepa. Que dire des chevaux en liberté ? Deux
juments se promenaient la journée en travers du chemin, buvaient l'eau de la source,
lui rendaient visite et attendaient les caresses, qu'il n'osait pas donner. Elles se
grattaient le derrière contre le mur de la grange, accueillaient les marcheurs et
suivaient Marie-Caroline dans tous ses déplacements.
Ce serait outrage de ne pas évoquer le chat Colibri, une espèce de félin gris
anthracite, le genre de porte-malheur défiant la présence du diable, car il avait,
semble-t-il, fait allégeance avec la Dame Blanche. Une figure légendaire qu’il valait
mieux, à en croire les peureux, ne pas croiser sur le Grand Chemin les nuits de
pleine lune.
Peu importent les racontars, Rémy lui ne croyait que ce qu’il voyait. Au début de son
séjour forcé, il voyait peu, il croyait peu. À force d’observation dû à son immobilisme,
il se trouva dans l’obligation d’ouvrir les yeux et constata la multiplicité et la
diversité des variantes d’une journée à la campagne. Pour rendre service, il
commença à remplir le registre sur lequel s’inscrivaient les nouveaux arrivants et
leur indiquait les paillasses disponibles. Les odeurs de fumier ? Il s’y était habitué.
Les mouches ? Il les défiait avec une énergie destructrice vis-à-vis de leur envie
irritante de toujours se coller aux mauvais endroits. Il supportait mal cet entêtement
à vouloir se poser sur sa tranche de pain beurré ou apposer leur chiure sur les bords
de sa tasse de café.
Voyant les valides défiler, Rémy voulut au bout de huit jours regagner leur cortège et
par un beau lundi matin, s’élança sac sur le dos, bride abattue à travers la cour de la
ferme du Grand Chemin. C’était sans compter la participation de Shepa le dormeur
qui par nonchalance avait laissé traîner sa queue sur le pavé. Le poids du fugueur
écrasant l’appendice canin fit sursauter la bête, ce qui est assez rare pour le
souligner et par voie de conséquence envoya valdinguer le pauvre Rémy dans la
plate-bande tout juste ratissée par Arturo. Les vertèbres lombaires accusèrent
difficilement le choc provoqué par cette chute et il fallut bien des bras pour
réinstaller Rémy l’étourdi sur son lit de campagne. Bien qu’il n’ait rien de cassé,
souffrance et tranquillité firent bon ménage.
Cette tentative de remise en route mouvementée obligea Rémy au prolongement de
son statut de patient. Il décida de quitter la région, en demandant à ses proches de
venir le chercher de toute urgence. Les notions d’urgence n’ont pas la même
signification dans la tête d’un retraité et dans l’agenda de personnes qui travaillent.
Ses proches entamaient soit une semaine de labeur soit un trek à l’autre bout de la
Terre. Il obtint toutefois la promesse d'Anita, sa petite fille, elle irait le récupérer le
samedi suivant.
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la femme bonhomme
1 Jacquets : nom donné aux pèlerins empruntant le chemin de Saint-Jacques de
Compostelle
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la femme bonhomme
La bonne femme
Une photographie persistait à vouloir figer le temps. Une photo d’avant. Celle sur
laquelle un couple de mariés souriait à l’envi. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux.
Lorsque Marie-Caro enterra sa mère, elle rompit avec le temps, s’isola. Dans un coup
de déprime, elle chassa Camille, la potière qui vivait dans la petite maison donnant
sur la cour de la ferme. Comme pour accentuer sa descente vers les bas-fonds,
l’assistante sociale lui retira la garde de Moïse. Du coup, elle démissionna de son
emploi de famille d’accueil. Le mot famille lui brisait le cœur.
Depuis le jour dramatique, Marie-Caro revêtit les vêtements de travail de Tristan,
une salopette verte avec deux grandes fermetures éclair blanches. L’ouvrier agricole
du cousin Raymond continua à s’occuper des 400 brebis regroupées dans la ferme de
Chanteloube. Elle louait les terres de Chanteloube affermées autrefois par ses
parents. Le bail se renouvela par tacite reconduction sans que Marie-Caro n’ait
vraiment à dire ni à faire. Elle payait le berger sur les ventes d’agneaux. Les céréales
produites sur la ferme du Grand Chemin contribuèrent à faire tourner le système.
Marie-Caro qui endossait la peau de Tristan, endossa le rôle de femme bonhomme
forçant l’admiration des voisins paysans.
Après le temps de la compassion et du partage vint celui de la solitude qui dura
jusqu’à l’apparition d’Arturo quelques années plus tard.
Arturo aménageait le gîte d’étape qui, à son arrivée à lui, ressemblait plus à un
hébergement dans la paille. Avantage incontestable, il y avait la possibilité d’accueil
pour les ânes et les chevaux, montures des pèlerins. Ici, pas de luxe, juste l’essentiel,
toilettes sèches, robinet d’eau froide et couvertures au cas où les sacs de couchage
des marcheurs se révélaient être un peu légers.
— Marie-Caro, je veux installer un chauffe-eau solaire.
— Mouais.
— Il suffit de deux panneaux, d’un ballon et d’une douche. Qu’en penses-tu ?
— Combien ça va me coûter ?
— Un bras, sûrement.
— Et si tu l’installes toi-même ?
— Je ne suis pas spécialiste.
Rémy qui écoutait distraitement la conversation lança une proposition.
— Je suis retraité, mais j’ai eu une vie professionnelle avant, j’étais plombier. Si vous
le souhaitez, je peux participer à ce projet, vu que je suis bloqué ici toute la semaine.
J’en ai déjà installé des dizaines. Le solaire, ça me connaît.
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la femme bonhomme
Arturo et Marie-Caro se regardèrent, acquiescèrent et remirent le projet entre les
mains de l'artisan. En fin d’après-midi, Arturo revint avec le matériel listé par Rémy.
Ils s’attelèrent à la tâche dès le mardi matin. Le mal de dos n’avait plus de place
dans la tête de Rémy qui comme par magie avait rajeuni de 20 ans. Dans l’atelier de
Tristan, le défunt mari de Marie-Caro, les deux compagnons trouvèrent un
chalumeau et différents outils nécessaires à la préparation du chantier.
Malgré cela, la volonté seule ne peut pas effacer un traumatisme physique. Conscient
de ses limites, Rémy commandait Arturo son stagiaire modèle. Celui-ci ne voyait
aucun inconvénient à se laisser diriger par un spécialiste. À eux deux, ils installèrent
les panneaux solaires et le chauffe-eau en moins de trois jours. La salle de bain
attendrait un peu, car il s’agissait d’un autre investissement.
Simple, efficace et pas cher sont les formules idylliques à condition d’étudier
sérieusement les capacités d’aménagement optimales dans l’étable. La priorité
première était la mise hors gel de l’installation. Marie-Caro s’asseyait sur le perron,
observait les deux compères, piailler comme des poules, discutant de tout et de rien.
Le vieil homme, Rémy, bien qu’il refusa cette étiquette, était bien obligé de constater
que son corps encore affaibli supportait mal les efforts physiques. Il utilisait
fréquemment son bâton de pèlerin pour soulager ses reins, et sa cheville qui
n’hésitait pas à lui manifester quelques relents de douleurs difficilement tolérables.
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la femme bonhomme
Anita
Le vendredi soir, Anita, la petite fille de Rémy se présenta dans la cour au volant
d’une voiture affublée d’un A rouge dénonçant sa qualité de nouvelle conductrice.
Elle avait 26 ans et vivait à Nantes. Ses parents les baroudeurs l'avaient supplié de
récupérer pépé Rémy en panne depuis trois semaines sur le chemin de SaintJacques.
On était en juin. Anita avait terminé ses partiels et s’apprêtait à gagner un peu
d’argent dans le sud en ramassant à droite à gauche des fruits pour rembourser ses
frais de scolarité. Elle attendait également le résultat du Capes de Français, un
concours administratif qui lui ouvrirait les portes de l’enseignement. Aucune de ses
amies ne voulait la suivre dans sa recherche de petit boulot à la campagne à plus de
vingt kilomètres de Nantes. Elles préféraient toutes l’ambiance d’un bar, voire d’un
restaurant ou pire celle plus confinée d’une bibliothèque jusqu’à accepter, la mort
dans l’âme, la place de guide touristique en ville.
Pour la forme, Anita rouspéta lorsque père et mère lui demandèrent par téléphone, à
l’autre bout du monde, de récupérer pépé Rémy. Elle ne connaissait pas cette région
reculée, elle adorait son grand-père et elle avait besoin de changer d’air. C’était avec
un plaisir dissimulé qu’elle s’acquitta du rôle de chauffeur de taxi, d’ambulance
plutôt, à condition qu’elle n’ait rien à débourser.
Une activité physique légère et habituelle est une bonne thérapie pour les personnes
souffrant de mini bobo majeur. Rémy avait fière allure au bras de sa petite-fille. Il
l’avait attendue dès 16 heures, heure à laquelle il estimait la voir arriver. C’était
après s’être rongé tous les ongles plusieurs fois chacun qu’il la vit garer son véhicule
à 20 heures le soir. Malgré son impatience de rentrer à Nantes, il voulut la présenter
à Marie-Caro. La nuit bien avancée, ils prirent la route quand même malgré
l’insistance de Marie-Caro à rester se reposer. Tout le monde dit que les jeunes sont
infatigables, c’est sûrement parce qu’ils se croient infatigables. Jusqu’au jour où
l’accident arrive. Car c’est bien ce qui se passa.
Les classes en huit étaient de sortie au village. Ils bloquaient la route
départementale au rond-point pour quémander quelques pièces. Anita, qui ne
connaissait pas ce genre de mœurs de dépravés, voulut forcer le passage. En
mordant la banquette, la voiture dérapa et s’encastra contre un muret après avoir
accroché puis traîné un homme ivre sur quelques mètres. Anita cria, jura, mêlant
colère et peur à la vue du jeune immobilisé contre la carrosserie du véhicule. La
bande d’amis imbibés d’alcool s’en prit immédiatement à la voiture, obligeant les
passagers à s’allonger sur l’herbe. N’eût été l’intervention musclée d’un autre
conducteur, Anita aurait sûrement subi quelques outrages violents. Tout alla vite.
Sous la brutalité de la gente masculine, elle eut des haut-le-cœur, puis tomba dans
les pommes lorsqu’elle aperçut son pépé Rémy se faire secouer sans ménagement.
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la femme bonhomme
Moïse
Lorsque l’on se trouve en territoire inconnu, le moindre rocher ou arbre familier
devient repère, un jalon sur lequel on peut s’accrocher en toute confiance.
Le médecin refusa qu’Anita et Rémy soient transportés et transférés en dehors du
département. Le grand-père s’en sortait avec quelques contusions aux couleurs bien
visibles et réparties sur tout le corps. Son mal de reins s’était évaporé.
Anita, s'accorda huit jours de remise en forme.
Marie-Caro s’était affolée en ayant eu vent de l’accrochage. Tous les jours, elle
consacra une partie de son temps pour rendre visite aux trois personnes concernées
: Anita, Rémy et Moïse, encore en observation à l'hôpital. Moïse était son petit
protégé, un jeune de l'assistance qu'elle avait eu en garde en tant qu'assistante
maternelle dans sa vie d'avant. Celui-ci, bien qu’ayant été traîné sur la route, ne
présentait aucune blessure physique grave. Par contre, une fois dessoûlé, il ne se
souvenait de rien du tout, ni de l’accident, ni de sa vie d’avant. Il avait perdu la
mémoire. L’amnésie, due au choc et à l’abus d’alcool, le rendit amorphe.
Se sentant responsable et malgré tout, un peu coupable de cette situation
dramatique, Anita s’astreint à lui rendre visite plusieurs fois par jour. Moïse, âgé de
trente ans, était beau garçon. L’amnésie efface la mémoire mais n’empêche pas de
vivre. Le jeune homme appréciait la présence d’Anita. Tous les deux se parlaient sans
rien avoir à ce dire. Marie-Caro lui apprit qu’il avait été ouvrier agricole sur le
domaine appartenant au tonton Raymond dont elle avait hérité depuis peu. Arrivé en
fin de contrat, il cherchait un job. Ils se parlaient en se découvrant l’un l’autre, même
si elle avait au départ un mauvais apriori sur les jeunes de la campagne. Jugement
qui s’était renforcé, et ce, sans équivoque aucune, après le contact brutal le jour de
l’accident.
Marie-Caro les invita tous les trois à venir passer le dimanche à la ferme, d’une part
parce que son petit protégé, le terrible Moïse avec sa réputation de mauvais garçon
issu de l’Assistance, devait s’aérer la tête, et d’autre part pour redonner goût à la vie
à Rémy, qui avait tendance à virer ses derniers temps dans une profonde déprime.
Heureusement, en ce jour de juillet, le soleil était au rendez-vous. Arturo avait réussi
à attraper au collet un beau lièvre, mais chut..., il y a des choses que l’on ne doit pas
révéler, surtout les interdits, même si chacun sait que ce genre d’interdit suscite
beaucoup d’envieux et un interdit bravé est délicieusement bon à partager entre
amis et qui plus est, lorsque Marie-Caro ajoute à la sauce les petits pois carottes du
jardin.
On a beau penser ce que l’on veut, dès que le repas est goûteux, l’ambiance devient
naturellement agréable. À croire que cette petite équipe attendait cette situation
pour s’observer, s’apprécier un peu mieux.
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la femme bonhomme
Marie-Caro s’aperçut qu’il était inutile de proposer à Anita de s’installer ici. Son
programme d’après convalescence occupait l'agenda de visites aux copains-copines
puis à un travail de saisonnier dégotté sur internet. Le lundi suivant elle se rendrait
compte, la pauvre, qu’elle avait été vite remplacée et qu’elle ne retrouverait rien
d’autre avant la fin de l’été. Lui restaient les vendanges.
Concernant le pépé Rémy, il ne s’était pas fait prier pour renouveler sa pension à la
ferme du Grand Chemin. L’hôpital ? Il en avait horreur. Le retour en ville ? Il en avait
trop peur. De toutes manières, il y avait tant à faire à la ferme qu’il établit derechef
un programme d’activités avec la complicité d’Arturo.
Le projet du gîte d’étape avançait plus vite dans les têtes que sur le terrain. Arturo
avait un peu laissé tomber les travaux de rénovation. Il consacrait ses journées au
jardin, à l’entretien des abords de la propriété. En été, il y a toujours un pic de travail
si intense qui demande une telle somme de travail qu’un seul bonhomme ne peut pas
accomplir à lui tout seul. Moïse, qui avait été remercié, serait le bienvenu en
attendant qu’il retrouve un travail rémunéré.
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la femme bonhomme
Changement d'état
Anita sortait d’une relation amoureuse mouvementée, tourmentée. Son petit ami
Xian ne voulait pas s’engager dans une vie de couple, même si après cinq ans de vie
commune, ils avaient des habitudes de vieux mariés. Ils ne désiraient pas se séparer
de leur situation d’électrons libres dans laquelle tous les deux au final, avaient
décidé de se conforter. Chacun avait eu des aventures amoureuses « extraconjugales » passagères, aventure d’un soir leur permettant de confirmer leur
attirance réciproque pour les découvertes, les nouveautés. Puis ils revenaient l’un
vers l’autre, se ressoudant un peu plus intensément à chaque fois.
Pourtant, Xian avait frayé plus que de coutume avec la meilleure amie d’Anita, sa
presque sœur. Il s’éloigna peu à peu, jusqu’à habiter définitivement chez sa
conquête. Anita était d’autant plus vexée, fâchée, jalouse, qu’elle n’avait pas accepté
sa situation de jeune femme cocue. Elle se sépara de Xian et c’est avec un plaisir
inouï qu’elle avait décidé de venir chercher son grand-père Rémy. L’accident survenu
au moment du départ de la ferme du Grand Chemin n’avait heureusement pas
détérioré sa qualité de future maman...
À sa grande surprise, le médecin de l’hôpital, lui apprit que le fœtus de trois mois
était bien accroché. Elle, Anita, une future maman ? Elle n’était vraiment pas
préparée à cette aventure. Si Xian l’apprenait, reviendrait-il vers elle ?
Inutile de rentrer à Nantes. Rien ni personne ne l’attendait. Autant finir l’été avec le
patriarche son pépé Rémy. Elle se sentait faible physiquement et forte dans sa tête.
Après moultes réflexions, elle décida de n’en parler à personne et consacra ses
journées à la remise en forme du grand-père. D’autant que les premiers contacts
avec Marie-Caro s’étaient bien passés. Au gré des conversations, elles se trouvèrent
quelques atomes crochus, des centres d’intérêts tels que la couture. Anita voulait
apprendre cette activité. Marie-Caro se piqua au jeu de lui transmettre le peu de
technique qu’elle connaissait du bout des doigts notamment le traçage d’un patron,
la coupe du tissu et l’assemblage des pièces.
Anita prenait un réel plaisir à confectionner deux trois robes légères d’été. MarieCaro travaillait de temps en temps à domicile pour une entreprise de confection. Son
rôle se bornait à coudre les poches des pantalons qui arrivaient par cartons de cent.
Déballer, coudre, emballer était son quotidien en hiver et les jours de pluie. La
machine à coudre qu’on lui prêtait devait servir uniquement pour cette opération.
Elle n’en avait cure, elle avait habillé de rideaux et de doubles rideaux toutes les
fenêtres de sa maison. La literie était recouverte de dessus de lits. Depuis longtemps
déjà, elle avait cessé de se fabriquer des robes.
L'arrivée d'Anita et l'intérêt qu'elle portait pour cette activité lui redonna goût à la
création. Dès le début, leur relation avait viré cap grand large. Marie-Caro préféra
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la femme bonhomme
accueillir Anita dans sa maison plutôt que de la laisser dans le dortoir des jacquets.
Depuis qu’elle avait sympathisé avec la jeune fille, sa vie lui semblait moins vide.
Elle voyait bien que sa propre conversation avait des limites. Anita abordait des
sujets compliqués, lisait des livres incompréhensibles pour elle. Malgré cela, MarieCaroline lui demandait des conseils de lecture pour une personne de son niveau à
elle.
Marie-Caro se désola de la situation de nouvelle abandonnée lorsqu’elle apprit la fin
de la relation amoureuse avec Xian, le refus de son employeur saisonnier à la
prendre à son service avec ses quinze jours de retard.
Les parents d’Anita, Colette et Jean-François, jeunes retraités, étaient partis pour un
tour du monde. Ils ne reverraient pas leur fille unique de sitôt, à moins qu’elle ne
décidât de les rejoindre dans un pays ou un autre. En attente des résultats de son
concours administratif, Anita se trouvait bien heureuse de profiter de ce pied à terre,
prétextant, comme si besoin était, de s’occuper de pépé Rémy.
Marie-Caro l’avait « prise à la bonne ». Elles deux conversaient sans retenue.
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la femme bonhomme
Savoir ménager une petite place
Lorsque Moïse rendait visite à sa tatie Marie-Caro, sa mémorable maman de
substitution, c'est surtout Anita qui l’intéressait. Elle le trouvait charmant, sans plus,
bien qu’il espérât de son côté aboutir à une relation plus poussée. Il l’invita à visiter
les sites touristiques, choses qu’elle appréciait. Le saut de la Brame, le cimetière
carolingien de Civaux, les Monts de Blonds. Ils partirent camper trois jours sur le
plateau des Millevaches avec une bonne équipe de joyeux fêtards. Une autre virée
début août les amena cinq jours dans le Marais Poitevin. Il lui trouvait à chaque fois
quelque chose de nouveau à faire.
Elle ne lui refusait rien, même pas le baiser qu’il tenta sur l’île d’Aix, lorsqu’ils
abandonnèrent leur vélo pour se baigner dans l’océan. Elle ne refusait rien, mais
gardait ses distances. Parfois son état lui procurait quelque inconfort. Marie-Caro
s’en aperçut rapidement.
— Il est de qui ?
— Xian.
— Il est au courant ?
— Non.
— Tu vas le garder sans lui dire ?
— Oui.
Et Anita s’enfermait dans sa chambre.
Cette nouvelle avait pas mal bouleversé leur relation. Marie-Caro se sentit concernée
par l’état de la petite. Elle s’enquit de prendre en charge le suivi médical, comme les
rendez-vous chez le gynéco qu’Anita n’avait pas encore envisagés.
Telles deux femmes qui s’épaulent, une certaine complicité s’établissait entre elles.
Et tout naturellement, les habits de bébé devinrent le principal intérêt de l’atelier
couture.
Anita vivait en colocation à Nantes. Avec une bonne amie d’enfance. Celle-ci lui avait
demandé s’il était possible d’accepter à la rentrée une nouvelle colocatrice.
L’occasion était trop belle. Anita céda sa place, réintégrant son déménagement dans
la maison de ses parents toujours en voyage. Elle revint dans le Poitou à l’occasion
du méchoui début septembre. Terminant son job d’été, qui avait consisté à ramasser
les melons du côté de Loudun, elle invita Moïse à participer aux vendanges dans le
Cognac à la fin du mois de septembre.
Le premier week-end de septembre Marie-Caro organisa un méchoui, en accord avec
Arturo. Il tua l’agneau le jeudi, s’occupa du bois pour le feu, de la cuisson sur les
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la femme bonhomme
braises. La bande de jeunes du village, Moïse en tête, était conviée à la fête. Le
groupe de marcheurs présents, une douzaine, avaient prévu cette halte depuis
longtemps, connaissant à l’avance l’occasion festive, les cinquante ans de la
patronne.
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La mise en mode travaux
Rémy boitillant d’un sens, clopinant de l’autre, prévoyait l’installation de la fosse
septique et l’épandage des eaux usées, listait les matériaux à acheter, traçait les
plans, marquait les repères au sol, préparait des trous dans les murs. En outre, il
soumettrait l’idée de la récupération des eaux de pluie jusqu’à une réserve de 10 000
litres qui servirait pour la redistribution dans le circuit interne, desservant les
machines à laver, le linge, la vaisselle, les douches, les toilettes.
Son affaire était d’une telle complexité qu’elle absorbait toutes ses pensées. En
permanence il s’isolait, gribouillait, ressortait tel un guignol hors de sa boîte, mètre
ruban dans la main pour reprendre des cotes et signalant au sol ou sur les murs les
futures saignées, départs et arrivées de tuyaux.
Lorsqu’il présenta le devis chiffré à Marie-Caro, elle ne fut pas étonnée, mais elle
avait, de son côté, d’autres projets avec Anita sa protégée.
— Qu’à cela ne tienne lui dit-elle. Si tu t’occupes de diriger les travaux, je te
trouverais bien de la main-d’œuvre pour te donner un coup de main. De mon côté, je
vais lâcher le troupeau de brebis. Le berger est parti à la retraite. J’en ai marre et je
ne peux plus m’occuper des ouailles. La vente des animaux me permettra d’investir
dans les bâtiments. Les prés me rapporteront tout autant si je ne vends que le foin.
En plus, je n’aurai plus de souci de clôture, fini les notes à la coopérative, et celles
du vétérinaire.
— Vous n'allez pas vendre les juments quand même ?
— Je ne sais pas encore.
— Et pour le gîte, je m'en occupe ?
— D’accord, Rémy, on fonce, avait-elle conclu sourire aux lèvres.
Sourire aux lèvres. Voilà une attitude qui ne manqua pas d’étonner Arturo lorsque
Rémy lui rapporta l’enthousiasme de Marie-Caro. Sans doute la préparation de
l’anniversaire lui donnait-elle un coup de jeunesse. Arturo avait subi de plein fouet la
tristesse de Marie-Caro, lorsqu’il était arrivé la première fois, il y avait deux ans déjà.
Il avait dévisagé cette femme seule en train de s’abîmer dans une mélancolie noire,
le genre de sentiment qui interdit toute manifestation de joie et de signe extérieur de
gaieté. Le peu de chemin parcouru près d’elle, lui avait, semble-t-il, seulement évité
de sombrer au plus profond d’elle-même. Il pensait l’avoir maintenue à la surface
sans espérer la revoir jamais s’éveiller à la vraie vie.
Anita n’était-elle pas en partie responsable de ce changement d’attitude ?
— Pourquoi ta petite-fille reste-t-elle ici ? Demanda-t-il à Rémy.
— Sans doute pour la même raison que nous autres. Un regard qui accroche et
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la femme bonhomme
soudain tu as l’impression d’exister pour quelqu’un. Elle doit bien se plaire ici, tu as
vu comme elle profite ? Elle a repris des formes, je trouve. Maigre comme elle était,
elle faisait peine à voir.
— Tu ne trouves pas que le petit Moïse lui tourne un peu trop autour ?
— C’est de leur âge.
— Comme toi, c’est de ton âge de draguer Marie-Caro.
— Arrête tes conneries, vieux fou.
— Je ne crois pas que c’est des conneries. J’ai pas les yeux dans ma poche. Ça
m’étonnerait pas que pendant le méchoui, hum, vous vous... enfin tu vois ce que je
veux dire...
— Non je ne vois pas, tu divagues, le vieux ! Occupe toi de ta tuyauterie et gare aux
fuites.
— On en reparlera mon gars, on en reparlera.
Arturo avait soudain eu envie d’arracher des pommes de terre. Il pensait à la fête.
Jamais de son côté, il n’aurait invité « les petits branleurs » comme il les appelait.,
même si ceux-là n’étaient pas de la même bande que ceux avec qui il avait eu une
altercation, il les mettait tous dans le même panier. Arturo était un homme entier. Si
un moustachu lui faisait une crasse, tous les moustachus étaient des cons. Si une
femme brune lui souriait, toutes les brunes étaient sympathiques. Sa démesure dans
le jugement d’autrui était à l’image de son enthousiasme au travail. Il était du genre
moteur diesel, difficile à chauffer au démarrage, mais impossible à caler une fois
lancé. Il était du genre locomotive à vapeur derrière laquelle on accroche toutes
sortes de wagons. Allant bon train, on se sentait rassuré d’avancer avec lui en toute
sécurité. Arturo, le meneur d’hommes, se grisait de l’enthousiasme qu’il générait.
Observant Rémy à ses côtés, jamais il n’avait pu croire que le boiteux qui se tenait
les reins en se relevant aurait investi avec autant de passion son rôle de plombier
terrassier. Si Rémy était la tête, Arturo les bras et les jambes. Marie-Caro n’avait pas
trop son mot à dire. Elle donnait son point de vue, qu’ils respectaient à la lettre après
avoir été informés sur les contraintes techniques de tel ou tel choix. Les deux
hommes prenaient les décisions. Elle, finançait. Ce qui provoquait parfois quelques
ralentissements dans l’achat des matériaux.
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la femme bonhomme
Mise à l'abri
Arturo avait pas mal bourlingué dans tous les pays, sur les chemins, offrant ses
services à qui voulait bien l’héberger et le nourrir. Un jour, près de la frontière
allemande, ses connaissances en langue germanique ne l’autorisèrent pas à
dialoguer avec les autochtones. Les gens du bourg, dans lequel il s’était arrêté, ne lui
offrirent pas l’hospitalité spontanée à un étranger hirsute, barbu et basané de
surcroît. Tête basse, il reprit la route, la nuit sous la neige, espérant trouver refuge
dans une grange plus loin, comme il avait souvent l’habitude. Or, cette nuit-là, la
tempête de neige était particulièrement dense, à tel point qu’il était impossible de
progresser sur la route, à cause des congères accumulées sur les bas-côtés, des
congères énormes qui parfois lui arrivaient au-dessus de la taille. En désespoir de
cause, Arturo s’installa dans une caisse à sel. Ce sont des caisses en bois réparties
tous les trois cents mètres environ, qui recouvrent les tas de sel mis à la disposition
des cantonniers pour dégeler la chaussée le long des côtes difficiles à gravir pour les
véhicules. Ces caisses en bois protègent uniquement de la pluie mais pas du froid. Il
souleva l’une d’elles, se glissa à l’intérieur, se fit une place entre le bois et le tas de
gros sel gris. Il pensait être au sec. C’est ce qui se passa au début de la soirée. Mais
au fur et à mesure que son corps diffusait sa chaleur corporelle, le sel avait tendance
à mouiller ses vêtements, tant et si bien que quelques heures plus tard, Arturo se
retrouva trempé et mal luné.
Ce fut une expérience qui lui apprit à s’ouvrir plus tard aux inconnus, à leur adresser
un sourire, une parole aimable, un service, en échange d’une future place de
couchage sous un toit, fût-elle sommaire mais au moins bien sèche.
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la femme bonhomme
Perché sur son arbre
Avant d'entreprendre son métier de plombier, Rémy avait une passion. Il ramassait
les plantes sauvages et fournissait les laboratoires homéopathiques. Lui, dans sa
spécialité, recherchait les plantes rares et précieuses. Parce que, d’une part c’était
bien payé, d’autre part, cela lui demandait une bonne dose d’observation et de
patience proportionnelle aux nombres de kilomètres parcourus dans la campagne ou
dans les montagnes, et enfin parce qu’il ne pouvait pas consacrer plus de temps à
cette quête.
Il lui arriva une mauvaise aventure le jour où il trouva le fameux gui du chêne. Trop
content d’être en présence d’un des quinze arbres français porteurs de ce parasite, il
se précipita pour récolter sa découverte. Précipitation et assurance ne font pas bon
ménage. Il glissa du haut du chêne, se vautra et retomba lourdement sur une de ses
chevilles. La branche sur laquelle, là-haut, il s’était reposé en toute confiance, était
bel et bien morte et comme pour confirmer son destin, c’est elle qui lui tomba sur la
tête. Assommé, il resta toute la nuit sur le sol, sous le givre d’un mois de décembre
déjà enneigé. Au réveil, il sentit la douleur lui lancer tout le bas de la jambe. Il voyait
que le sang coagulé avait coulé en abondance. Impossible de se relever et de
retrouver sa route. Un os blanc et saillant avait traversé la chaussette.
Heureusement, au bout de deux journées et autant de nuits de souffrance, il entendit
son nom dans la bouche d’un autre compagnon ramasseur inquiet de ne pas avoir de
nouvelles.
Faut dire que dans ce milieu, la solidarité n’est pas de mise. La cueillette s’accomplit
en solitaire. Autant, il est plaisant de saluer un collègue après quelques heures de
travail, autant il est énervant de le savoir fourrager dans le même secteur.
La plaie s’était infectée. Après bien des tentatives de guérison, le chirurgien fut
obligé de couper le morceau de jambe pour éviter la gangrène de gagner la totalité
du membre.
Depuis cette mésaventure, Rémy portait une prothèse, oublia ses virées en solitaire,
se maria et consacra le reste de sa vie à la plomberie. Il se jura bien de ne plus
remettre les pieds à la campagne.
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la femme bonhomme
Accepter l'enfant qui est en soi
En son ventre rond, la vie cumulait quelques richesses célestes, des trésors
terrestres engloutis en abondance, sans oublier les myriades de sensations émises
quotidiennement au plus profond d'elle-même. Anita se préparait à devenir mère,
célibataire certes, mais maman avant tout.
Le secret, longtemps dissimulé, fit l’effet d’une bombe lorsqu’il fut découvert par
pépé Rémy. Il était de la vieille école et n’ayant pas bien saisi les tenants et les
aboutissants de la relation entre Moïse et Anita, somma le garçon qu’il croyait
géniteur de se marier avec sa petite-fille dans les plus brefs délais. Et qu’il n’avait
pas le choix et que c’était ça les conséquences des actes auxquels on ne réfléchit pas
à l’avance, et qu’il devait assumer ses responsabilités et qu’il aurait à faire à lui s’il
hésitait une seule seconde et blablabla, blablabla.
Sa colère provoqua un grand étonnement teinté de stupeur de la part des jeunes
gens qui se regardaient sans trop savoir quoi dire. Anita l’avait informé de son état
dès le début de leur relation et lui avait annoncé sa décision de garder l’enfant
qu’elle élèverait seule s’il le fallait.
Moïse, baissait la tête. Il écoutait la diatribe de l’ancien puis demanda une discussion
avec Anita.
— Je dois t’expliquer quelque chose.
Avec une certaine gravité, Moïse souleva un coin du voile. Né à l’envers des
conventions normalisées, sa génitrice le chia menu, sans douleur. Elle adopta ce
même jour la rigidité cadavérique assignée par les mortels avant de rejoindre le
caveau d’où il écrirait dès qu’il lui viendrait l’envie d’en finir. Avec ce premier
contact, brutal, la Terre lui signifia qu’elle s’attribuait le statut de marâtre. Bleu
marbré sur le corps et jauni par les glaires, il reçut un sévère coup de pied au cul,
fondement essentiel à l’application de tout principe de survie. Il criait. Un chien le
lécha. Attention salutaire.
Raconter son enfance serait avant tout convenir d’une seule et unique pause à
consonance émotive, car de cette vie turbulente que fut sa jeunesse au pensionnat, le
souvenir premier provient de l’absence de son père Steven le Guadeloupéen.
Cet homme endossait le costume courant d’air qu’une couturière invisible lui
façonnait sur mesure.
Le seul jour où le paternel lui rendit visite lors de son séjour dans sa colonie à la mer,
il l’appela, lui tout seul sous l’œil jaloux des autres enfants.
« Viens mon grand. »
Quelques coquillages gisaient entre les galets épars sur le sable.
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la femme bonhomme
« Promenons-nous longuement. »
Les vagues rejetaient leur récolte.
« Allons profiter de l’automne. »
Son front se posa contre les rides d’un bois flotté.
Il humait le sel desséché.
« C’est une journée spéciale, mon fils. »
Sa main crabe gonflée de la petite sienne apprivoisait ses craintes de lui.
Et tout ce silence.
Et toute cette fureur déversée au-delà d’eux.
Et toute cette immensité qu’il l’invita à découvrir cet après-midi-là.
Ce fut un moment où son âme s’éleva, guidée par son propre souffle.
« Avançons encore un peu. Tu pourras me dire exactement comment s’appelle ta
famille d’accueil. Tatie Marie-Caroline et tonton Tristan »
Là où le soleil scrute la plage, sa peur s’éloigna.
« Profitons de l’instant. »
L’insouciance prit le dessus. Tandis qu’ils marchaient les doigts serrés, Moïse le
regardait. Ses silences communiquaient avec ceux de son père.
C’est porté dans les airs qu’il mesurait la force de ses épaules confortables. Il
entendit son rire, éclatant, un instant, longtemps. Il connu le trot, le galop ; sa
monture s’emballait.
« À l’attaque ! »
Sa badine cinglait leurs ennemis.
C’était l’adulte qui redevenait enfant. Le hoquet donna à Moïse un fou rire
mémorable ou l’inverse il ne sait plus.
Lorsque Steven se rendit compte que ce n’était pas l’eau de pluie qui mouillait son
col, il ne lui dit rien de plus. Lui non plus.
Tous les deux contemplaient un champ de bataille. Les combattants se
décomposaient au rythme des heures déjà bien assombries. Ils avançaient sur
l’étroite frontière dessinée par son geste d’abandon après une guerre sans tambour
ni trompette, une guerre muette, inscrite dans l’ordre des choses à fuir tête basse,
tête basse.
Steven, son père disparut comme un soufflé se dégonfle au sortir du four, se
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la femme bonhomme
transforma en souvenir. La fille de l’air l’emporta une dernière fois pour longtemps,
pensant ne plus le revoir. Moïse avait cinq ans.
En quatre mois de vie amoureuse, Anita et Moïse s’étaient trouvé suffisamment
d’atomes crochus bien que n’ayant pas du tout le même niveau intellectuel et les
mêmes origines familiales. Ils avaient envie de construire quelque chose et si l’enfant
pouvait être le ciment de leur union ? Alors why not ?
C’est Rémy qui était content. Les finances étant ce qu’elles étaient, la cérémonie
officielle de leur union réunirait peu de monde. Qu’importe.
Anita se décida à écrire un courriel explicatif à ses parents dans lequel elle décrivit
la ferme du Grand Chemin, la vie campagnarde, son quotidien, l’existence de Moïse
son amant et en post-scriptum, ajouta qu’elle envisageait un mariage avec lui « au
plus vite ».
— Qu’est-ce que ça veut dire au plus vite ? interrogea Colette depuis un poste de
téléphone très éloigné.
— Dans quinze jours.
— Pourquoi cette précipitation ?
— Disons que c’est le moyen de régulariser ma situation de... hum ... mère
célibataire...
— Mère célibataire ? Et tu nous annonces ça alors qu’on se trouve à l’autre bout du
monde en Chine ?
— En Chine ou ailleurs, cela ne modifiera pas mon état. Si vous êtes présents à notre
fête tout le monde sera content.
— Mais ma pauvre fille, comment tu vas te débrouiller avec un gamin, un mari et tout
et tout, J’aurais dû être là, c’est mon rôle de mère de m’occuper du petit...
— ... de la petite, maman, de la petite, car ce sera une fille
— ... et c’est pour quand la naissance ?
— Juste après le mariage.
— Mon Dieu ! Quelle précipitation. On rentre tout de suite. Mon Dieu ! Mon Dieu !
Fallait nous prévenir avant, nous aurions trouvé des billets bon marché, là on va
payer plein pot. Mon Dieu ! Et ton CAPES1, t’en est où ? Tu aurais pu attendre qu’on
finisse notre tour du monde. Tu aurais pu attendre, je sais pas moi... Et pépé, il est
où ?Pourquoi tu ne me l’as pas ramené à la maison ? Qui s’occupe de la maison à
Nantes ? Mon Dieu, quelle affaire. Tu nous les feras toutes toi. Ma pauvre fille, si tu
dois être malheureuse toute seule sans nous pour prendre de telles décisions. Et ton
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la femme bonhomme
oral ? Qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ?
— Maman ? Tu m’entends ? La ligne est mauvaise, je ne te comprends plus. Je
t’envoie un courriel.
Marie-Caroline regardait Anita qui accueillait passive les réactions de sa mère. Pour
un meilleur confort d’écoute, elle avait augmenté le son du haut parleur. Marie-Caro
avait ainsi pu suivre la conversation.
— Toute chose comporte des signes, dit-elle. Je m’intéresse à celle qui, insignifiante,
peut m’en apprendre un peu plus sur une autre.
1Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré.
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la femme bonhomme
Chut
Lorsque Moïse et Anita réapparurent à la ferme du Grand Chemin, Marie-Caro leur
attribua l’ancienne maison atelier de la potière Camille. En franchissant la porte de
ce lieu, Moïse eut un choc, une douleur lancinante qui l’obligea à s’asseoir sur le sol.
Anita s’approcha de lui.
— Anita, maintenant, je veux te dire quelque chose.
— Quoi donc ?
— J’ai retrouvé toute ma mémoire.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
— J’avais envie de tout effacer. C’était plus facile pour moi de repartir à zéro. Mais il
y a tout de même des choses que tu dois savoir, à condition que tu les gardes pour
toi.
Moïse raconta un autre épisode de sa vie.
Tandis que papa Steven, lui, nous avait quittés de plein gré, maman m’avait offert sa
vie. Avec Pierre et Lisa, mes deux « cousins » de la famille d’accueil, nous vivions ici
à la campagne dans la ferme de tonton Tristan et de tatie Marie-Caroline. Ces «
terriens » ou « culs terreux », suivant l’interlocuteur qui en parlait, avaient bien
accepté ce placement familial d’urgence. Durant mes trois premières années, tatie
me confiait à Camille la voisine lorsque l’heure de la traite sonnait. Après, ce ne fut
plus nécessaire, car je me débrouillais « comme un grand », c’est du moins ce
qu’avait l’habitude de dire tatie. De fait, j’avais vite grandi pour ne plus aller chez
Camille. Et puis, j’avais la responsabilité des lapins à nourrir. Matin et soir.
Camille la potière prélevait la terre glaise dans le champ juste derrière la grange. La
fosse large et profonde de quatre-vingts centimètres environ, arrivait à épuisement.
Elle entreprenait d’extraire l’argile en débutant une autre fouille qui épousait la
courbure du terrain. Volontaire, elle piochait, pelletait, nettoyait l’emplacement
destiné à l’extraction de la matière première pour son atelier. Avec Lisa et Pierre
nous allions barboter dans cette fosse. Tatie Marie-Caro nous disputait toujours, car
nous étions sales comme des gorets.
Depuis décembre, il n’y avait plus d’eau, ni à la maison, ni dans l’étable et encore
moins dans la bergerie. La tonne à eau du tonton Tristan attelée sur le vieux Renault
desservait tous les animaux, nous y compris. Pour donner à boire à mes lapins, je
cassais la glace épaisse de la mare. Cette année mémorable, nous avions passé six
mois sans pouvoir utiliser la pompe à eau. C’est dire combien les douches étaient
rares. Du coup, c’était dans la bassine près de la cuisinière que je prenais mon bain
hebdomadaire. Bain est un grand mot, puisque seuls les pieds trempaient dans l’eau.
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la femme bonhomme
— Touche pas à ça ! me sermona-t-elle.
— Pourquoi ? demandai-je tout en continuant mon tripotage.
— Je te dis de ne pas y toucher, tu m’entends ? Je parle français, oui ou non ?
— Pourquoi ? C’est sale ?
— Non, je l’ai bien savonné. Y veut pas s’envoler ton oiseau ! Alors laisse-le
tranquille. Et traîne pas s’il te plaît, j’ai Pierre et Lisa à laver. N’éclabousse pas
partout. Tu m’écoutes quand je te parle ?
— J’aimais bien ma gouffa1. Pourquoi tu m’as coupé les cheveux ?
— Pour être joli. T’es tout propre comme ça. Allez hop le « magnifique » ! Essuie-toi
et mets ta serviette à sécher sur la cuisinière. Fais attention ! Arrête avec ce gant de
toilette ! Tu vois pas que tu gaspilles ? Pour ta peine tu rempliras un seau.
— Pourquoi moi ?
— Habille-toi, sinon tu vas attraper la mort.
Et ce fut dans cette situation dénudée au centre de ma mini pataugeoire, que me
découvrit notre voisine Camille. Elle ne me remarqua pas. Moi oui, car j’avais peur
d’elle. Elle était artiste-potière. Sa maison jouxtait la nôtre dans la cour de la ferme
du Grand Chemin. Autrefois, j’adorais son atelier, dans lequel elle me laissait
malaxer pendant des heures la terre mouillée. J’adorais sa manière de tourner les
pots et la regarder ne m’ennuyait point, bien au contraire. J’adorais tout chez elle...
Jusqu’au jour où, pour marquer mon quatrième anniversaire, elle décida de me
mouler des pieds à la tête.
— Je vais te sculpter petit Moïse, tu verras, ça ne fait pas mal, tu seras
« magnifique ».
Depuis cette période, trônait près du poêle de l’atelier, un être immobile, qui me
faisait penser à la mort. La statue ressemblait à mon jumeau. Ça me terrorisait, au
point de ne plus jamais vouloir retourner chez la potière. Suffisamment habile,
j’évitais toute rencontre avec elle. J’en étais arrivé à l’avoir oubliée.
Mais, ce matin-là, elle entra dans la cuisine, me regarda à peine et discuta
longuement avec tatie Marie-Caroline. Dans ma précipitation à vouloir m’enfuir tout
en me rhabillant au plus vite, j’avais renversé la bassine. L’eau savonneuse s’écoulait
sur les carreaux devenus rouge brillant. C’était beau, ce côté mouillé avec des bulles
dans les rainures. Beau mais trempé.
Une engueulade plus tard, j’avais ma main fourrée dans celle de Camille. Elle
m’emmena chez elle. Quand bien même sa voix douce n’avait de cesse de me
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la femme bonhomme
sécuriser, je refusai de l’écouter et me cantonnai dans un silence têtu. Je fixai mon
effigie de terre cuite au milieu d’autres sculptures mal rangées. Camille m’informa
de son nouveau projet : elle voulait mouler mon buste, avec un produit à prise rapide.
Un coup de fil providentiel me permit de filer à l’anglaise par la porte-fenêtre. Je
n’allai pas très loin. Les jumeaux veillaient juste derrière. Ils me livrèrent à la
potière.
— Salauds ! criai-je aux deux complices qui rigolaient.
— Merci les enfants. Je ferme les portes. Laissez-nous travailler maintenant.
J’avais peur de me faire disputer.
— Alors, Moïse, tu as des caprices de star ?
— Et pourquoi pas eux ?
— Tu es le plus beau.
— Pourquoi je dois me déshabiller ?
— Tu n’auras pas froid. J’ai mis du bois dans le poêle. Regarde, on n’est pas bien là ?
Et puis il n’y a personne pour te voir, même pas ta cousine, ni ton cousin. Alors, ne
crains rien. Tatie est au courant. Moi aussi, je suis comme une maman tu sais, je
connais les enfants...
— ... Pourquoi, tu as un enfant ?
— Non, pas encore... Tiens regarde.
Histoire de reconquérir ma confiance après l’épisode du moulage en pied que j’avais
mal supporté un an auparavant, elle me présenta son catalogue de photos. Je
reconnaissais certaines de ses réalisations qui prenaient la poussière dans l’atelier
autour de nous. Les dernières pages ne contenaient que des bustes. Une vraie
galerie de portraits déclinant les caricatures les plus expressives de la nature
humaine. Jeunes et vieux rigolaient, pleuraient, ou grimaçaient.
— Tu vois ce que je fabrique ? Toutes ses personnes ont déjà posé ici, à ta place.
— Je garde mon short alors ?
— Bien entendu. Quitte ton tee-shirt, ça suffira. Détends-toi. Je te sens inquiet.
Elle me protégea les yeux avec une paire de lunettes de piscine.
— Voilà monsieur le modèle. Ainsi équipé, tu pourras voir et respirer sans problème.
Camille me confia une position à tenir le temps du moulage. Elle me croisa les bras
sur la poitrine. Puis, disposa ma main gauche sous le menton, tout en gardant l’index
tendu devant la bouche fermée.
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la femme bonhomme
— Tu dois dire « chut » !
— Chut ! Pourquoi « chut » ?
— C’est pour la pose. Voilà ! Très bien. Tu poses le doigt sur tes lèvres. Surtout
n’ouvre pas la bouche. Je vais te recouvrir de cette pâte bleue.
— Pourquoi elle est bleue ?
— Parce que tu es un garçon. C’est comme une crème. Ça sent pas trop bon, mais je
vais me dépêcher. En premier, je dois te badigeonner d’huile d’amande douce, pour
faciliter le démoulage. Tu n’auras pas mal du tout. Ça va aller ?
— Chut.
Je fis oui en clignant des yeux. J’avais déjà adopté la posture de la sculpture muette.
L’huile dégoulinait partout. Pour éviter de salir mon short, elle me le retira. Elle
m’enserra la taille avec une grande serviette de bain qui traînait par terre.
— Ne bouge pas, je vais prendre une photo. Tu auras un souvenir pour plus tard.
Son appareil était drôle. Après le flash, il cracha par le devant un papier rigide. Ma
photographie apparut peu à peu. Elle posa le cliché sur son établi, à côté d’une
bouteille d’alcool. Camille avait soif. Moi aussi. J’aurais bien voulu de l’eau.
Elle prépara un mélange bizarre dans un seau. Puis, elle me porta sur une petite
estrade. M’assit sur un tabouret. J’étais à la hauteur de son visage.
— Voilà, le travail va commencer, je vais me dépêcher. Ah mince, j’ai oublié les
cheveux.
Elle se précipita sur une étagère. Je la trouvais nerveuse. Au moment où elle m’enfila
sur la tête une espèce de bonnet de bain très souple, elle me pinça la nuque. Je ne
dis pas un mot. Pour l’occasion, tatie m’avait rasé le crâne. Châtain avec quelque
taches de rousseur sur le museau, j’avais tout l’air d’un « petit coquin », comme
disait si bien tonton Tristan.
— Bouge pas, on commence, dit-elle en vidant son verre.
Je ne risquais pas de bouger. Le téléphone sonna. Elle répondit en me surveillant du
coin de l’œil et raccrocha aussitôt.
Elle travaillait. Elle buvait.
Elle mélangea à plusieurs reprises des doses de pâte bleue.
Elle but souvent. Elle utilisait un pinceau, une palette, ses doigts, sa main.
Elle buvait à petites gorgées.
Dans le miroir du fond, je me vis comme un schtroumph, le gros nez en moins. Quand
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la femme bonhomme
elle me boucha les oreilles avec son produit, je n’entendis presque plus rien. Elle se
positionna en face de moi. Je crus comprendre son ultime recommandation, toujours
la même : « Ne bouge pas, Moïse. Chut. »
Elle reprit une photographie. Elle prépara des bandes de plâtre, les mêmes que
l’infirmière avait utilisées lorsque je m’étais cassé la jambe. Peu à peu, je devins
raide comme un morceau de bois.
Sur le bureau une foule d’objets se disputaient la place avec sa bouteille qu’elle
n’arrêtait pas de saisir et de reposer. Je distinguais un cadre dans lequel trônait le
portrait d’un homme et d’une femme, qui, joue contre joue, souriaient à pleines
dents.
Camille scrutait l’avancement de son projet. Le plâtre lui blanchissait les mains. Le
miroir me renvoyait mon image transformée peu à peu en statue d’albâtre. Passait
entre nous cette artiste triste, préoccupée.
Je sentis des gouttes qui coulaient le long de mon dos et glissaient entre mes fesses.
Cela me chatouillait et me gênait aussi. Je ne pouvais rien dire. J’avais le droit de
remuer les jambes ? Je remuais la droite.
— C’est bientôt fini mon grand, arrivai-je à comprendre. Tu as beaucoup de patience.
Je suis très contente. Encore dix minutes et j’enlève le moule en plâtre, puis celui en
caoutchouc bleu.
Dix minutes dans ma vie c’était beaucoup. Pour un garçon de ma trempe, ça
ressemblait à une éternité. Un peu comme à l’école quand il fallait rester assis. Je
détestais. On apprenait à lire et à écrire mais surtout à se taire, ne pas bouger. La
maîtresse me donnait des mots à copier ? Hop, je copiais vite fait, sans problème.
Compter c’était fastoche pour moi. Mais rester assis... Un exercice terriblement
difficile.
Alors qu’au-dehors, par les fenêtres entrouvertes de la classe, j’entendais les cloches
des vaches. J’écoutais le cri du faucon. J’imaginais son vol, son piqué sur la terre
labourée du Bruno ou les prés fauchés par le Raymond.
Une fois, j’avais réussi à rattraper un petit lièvre blessé par la faucheuse. Il lui
manquait une patte. Je l’introduisis dans un clapier avec une autre bande de lapins
de son âge. Il se tapit en boule, tout au fond, sans bouger. Mes soins ne
l’empêchèrent pas de mourir le jour suivant. Je lui en voulais au Raymond.
C’était son chien que j’entendais aboyer. Pierre et Lisa criaient plus fort que lui pour
l’exciter. Y nous faisait pas peur son clebs. Un jour, il m’avait attrapé le mollet.
J’avais même pas pleuré. De rage, j’avais failli lui donner un grand coup de latte dans
sa gueule. Ses yeux me fixèrent. Je me retins in-extremis. Malgré tout, pour me
venger, je lui avais préparé une tranche de pain beurrée avec plein de poivre dessus.
62
la femme bonhomme
Désor-mais, il se méfiait de moi. On avait la rancune commune. C’était moi qui avais
gagné ! Et puis, maintenant que je connaissais la longueur exacte de sa chaîne, je le
narguais. Il aboyait. Je lui tirais la langue. Il aboyait. Je le menaçais d’un bâton sans
le frapper, parce qu’il ne faut pas taper les animaux. Il aboyait toujours, ce con de
chien.
***
Camille s’immobilisa face à son miroir, le verre à la main, au moment où un homme
pénétra dans l’atelier par la baie vitrée. J’avais comme l’impression de reconnaître
mon père. Ça faisait si longtemps que je ne l’avais pas vu.
Elle n’eut pas l’air très surprise. Je n’entendis pas ce qu’ils se dirent. Elle jeta un
coup d’œil sur le visiteur, porta son verre à ses lèvres puis se regarda boire
lentement, avec une once de mépris bien mesuré. Il la saisit par le bras, la bouscula.
Elle était marionnette désarticulée. Il la lâcha, puis circula à grands pas dans
l’atelier, passa devant moi sans remarquer ma présence. L’immobilité adoptée devait
me faire ressembler aux autres statues abandonnées un peu partout autour de moi.
J’observais son manège. Il avait l’air très en colère. Camille était d’une passivité
exemplaire. Il la bouscula à nouveau. Ses bras étaient chiffon. Le verre se brisa sur
le sol. J’avais l’image, pas le son.
À présent, je reconnaissais bien l’homme. Il secoua Camille comme je secouais la
poupée de Lisa pour savoir si elle ressentait quelque chose. Aucune réaction. Il saisit
la bouteille que tenta de reprendre Camille et la jeta contre l’étagère derrière moi,
tout près du poêle. Je sentis des morceaux de verre se planter dans mon armure. Le
liquide fit tache devant le feu.
Je revis alors les scènes vécues auparavant à la maison avec tatie, qui, elle, se
défendait bien. La dernière fois que mon père Steven était passé chez nous, c’était
l’an dernier. Je l’avais vu battre tatie cette soirée où tonton Tristan était au syndicat
paysan. Leur dispute me réveilla. À pas de loup, je m’étais avancé pour les observer.
Bien dissimulé derrière la porte, je regardais la violence de leur bagarre. Baffe.
Empoignade. Ils finirent par se rouler par terre. Mon père prit la position du bélier
qui saillit la brebis. Son zizi raide et tout rouge glissait entre les fesses de tatie.
C’était la même chose avec Camille. Elle était allongée sur le sol. Elle ne se défendait
pas. Il quitta l’atelier aussi vite qu’il était entré en claquant la porte-fenêtre.
Pas de bruit.
J’avais vraiment trop chaud. Je voulais m’éloigner du poêle. Ça sentait la fumée.
Prisonnier dans mon habit solide, je descendis de l’estrade. Je me rendis compte
combien c’était difficile de marcher avec cette camisole tout en gardant l’équilibre.
63
la femme bonhomme
Camille gisait au sol. Je la touchai avec la pointe du pied. Aucune réaction.
Impossible de crier. J’étais tenu au silence par un « chut » permanent. Impossible
d’ouvrir la porte. J’avais la vue qui s’embrumait. La fumée envahissait la pièce. Je
devais sortir.
Du côté du garage, c’était pareil. Je ne pouvais pas ouvrir la porte. Je m’allongeai sur
le sol et frappai de toutes mes forces. C’est solide une porte. Je réussis seulement à
démolir la chatière. Trop petite pour que je puisse m’échapper. Je revins vers
Camille. Elle ne se réveillait toujours pas. Ça fumait de plus en plus. Je m’étendis
contre elle. Les boutons de sa blouse étaient arrachés. Je voyais un sein tout blanc
qui se soulevait doucement. Ceux de tatie étaient foncés. J’avais bien regardé quand
j’étais caché.
Le temps s’arrêta. Je m’endormis doucement.
***
Je me suis réveillé à l’hôpital. J’avais faim et soif. Tatie était là avec un grand sourire
qui barrait son visage d’une oreille à l’autre. On me dit que Camille se portait bien.
Elle vint m’embrasser dans la chambre où je reposais avec deux autres enfants. Je la
détestais. Sa figure était marquée par un gros bleu au même endroit que celui de
tatie quand elle me câlinait le matin. Pourquoi les hommes tapent-ils les femmes ?
Plus tard, quand je serai grand, je les protégerai. Alors, comme avec tatie MarieCaroline, je serrais très fort Camille entre mes petits bras. Les visiteurs défilèrent les
uns après les autres, me racontèrent le sauvetage, me demandant ce qui s’était
passé. Je m’en fichais. Je n’avais qu’une envie en tête : m’occuper des lapins. Je
voulais leur construire une grande cabane pour les sortir des clapiers trop étroits.
Une éducatrice spécialisée, très gentille, me posa des tas de questions. Je ne
l’écoutai que d’une oreille, je ne compris rien du tout. Elle voulut absolument savoir
si je faisais ma toilette tout seul. Je lui dis que non. Marie-Caroline s’en occupait,
même si je la trouvais trop brusque.
— Comment ça trop brusque ?
— Ben, elle me fait mal, un peu.
— Tu as mal où quand elle te lave ?
— Là. Je lui désignai mon entre-jambe.
— Sur le zizi ?
— Ben, oui, pourquoi ?
— Explique-moi comment elle fait tatie.
64
la femme bonhomme
— Elle me tire la peau en arrière et avec le gant de toilette, elle frotte pour qu’il soit
bien propre. Après il est raide comme une petite asperge et ça fait mal, un peu.
— C’est tout ?
— Oui, pourquoi ?
— Ta tante Marie-Caroline, comme toutes les mamans, t’a montré comment il fallait
te laver. À présent, tu es assez grand pour le faire tout seul. Non ?
— Je crois, oui.
— Il faut que tu saches que ton corps t’appartient et que si tu n’as pas envie qu’une
autre personne le touche, tu as le droit de refuser.
— Même pour servir de modèle à Camille, je peux refuser ?
— Mais bien sûr Moïse.
— Chouette alors !
Quand je sortis de l’hôpital, j’allai dans une nouvelle maison.
« Placement provisoire » avait dit le juge. Il y avait plein d’enfants. J’y retrouvai des
copains. On rigolait bien. Les éducateurs étaient sympas. Mais dans ce foyer, il n’y
avait pas de lapins. C’était triste.
Heureusement, je retournais à la ferme du Grand Chemin pendant les vacances
scolaires.
1 Gouffa : Coupe de cheveux particulièrement volumineuse pour les porteurs de
cheveux frisés.
65
la femme bonhomme
Jour de fête
Jean-François et Colette vinrent pour le mariage de leur fille Anita. Marie-Caro céda
sa chambre aux parents qu’elle ne connaissait pourtant pas. Arturo l’invita dans la
caravane. Comme il y avait deux chambres, ils imaginaient dormir tranquilles loin
des bruits de la fête. Une fête qui se résuma à la solennité d’un passage devant
monsieur le Maire, une séance de poses photogéniques et un excellent repas avec les
bons produits de la ferme arrosés par quelques bouteilles de vin.
— Alors Anita heureuse ?
— De mon côté, c’est parfait. Et toi, Arturo, ça roule ?
— Ouais. Je crois qu’il m’arrive que du bien en ce moment.
— Y’aurait pas du Marie-Caro là-dessous ?
— Il y a fausse donne.
— Tu m’annonces un grand bonheur, mais tu l’affubles d’un énorme sens interdit. Il
est pourtant là, tout près. Tu le vois tous les jours, tu te retiens de devoir le
bousculer au risque de le réveiller.
— Ces choses là, ce n’est pas fait pour moi. J’ai connu tant de désillusions, de fausses
routes, de galères, de souffrance et d’isolement que je ne veux plus m’investir avec
qui que ce soit, encore moins dans une aventure sentimentale.
— Ne te cache pas derrière je ne sais quelles barrières protectrices aussi stupides
que perméables. À t’entendre décrire ton mal, j’aurai pu te croire atteint d’un
cancer, tant le thème de la souffrance revient dans chacune de tes phrases. On dirait
que la simple idée du bonheur n’est pas faite pour toi, et que tu refuses d’accepter la
moindre emprise. J’ai l’impression qu’il te faut un contrepoids en forme de malheur
lesté d’une infinie tristesse pour équilibrer les bienfaits qui te tendent les bras.
— J’ai passé l’âge des gamineries, réagit-il sotto voce1 en se mouchant dans ses
doigts.
— Passe devant moi Arturo, passe et baisse-toi un peu en avant de sorte que tu me
présentes ton auguste postérieur que je te le botte vite et fort avec toute la
conviction brutale que je saurais transmettre à mon pied réparateur.
— Pff, t’es bête.
— Vas-y ! Lâche-toi un peu Madre de Dios et fonce sans réfléchir. Tu as une chance à
saisir. Étonne-toi, étonne-nous, car tu le mérites bien.
— Au diable le regard des autres.
— Au diable celui qui ne veut rien voir, et rien entendre ! lâcha-t-elle en colère.
66
la femme bonhomme
Anita se détourna brusquement et s’agrippa au cou de Moïse qui passait à ses côtés.
Arturo sortit de la grange et vint s’asseoir sur la margelle de la source au milieu de
la cour. Le miroir de l’eau lui renvoya une image trouble. À l’aube du temps qui
passe, meurtri des affres d’une migraine aussi tenace que puissante, il se regarde
vieillir, jugeant comme s’il était déjà trop tard, son empreinte bien éphémère.
Les terres à l’envers, se gorgent d’air ; le ciel en retour ensable les volutes que les
nuages amoncellent par vagues successives. Gravir le chemin semble insurmontable.
S’en retourner demanderait le reniement de sa propre existence, de son projet de vie
inabouti.
Reste l’eau.
Présente, silencieuse, intarissable, seule ressource à un quelconque mouvement vers
l’avant, à moins qu’il ne soit vers l’au-delà. Elle le porte, le déporte, le transporte
sans soucis des obstacles qu’elle détourne aisément. Ne pas perdre pied. Ne pas
couler. Ne pas se laisser envahir par son mouvement, son intrusive rémanence.
« Gardez en vous le souffle vital au risque de vous noyer très vite ». Les sages
paroles du marin pêcheur l’avaient contraint à expulser le trop plein de liquide
ingurgité verre après verre, en compagnie d’une ivrogne notoire qu’aucune âme
douée de raison ne pouvait se vanter d’avoir pour ami. Mais que savait-il de l’amitié ?
Évaluait-il seulement la puissance des chaînes qui relient deux personnes ? Que
l’isolement soit lourd à porter est de notoriété publique, mais à deux la solitude se
transforme en cauchemar. C’était décidé, il en resterait là avec cette femme
bonhomme.
L’abus d’alcool caractérisa l’état très enjoué des participants. L’alcool délie les
langues. Marie-Caroline s’était lâchée. Arturo la porta dans le lit prévu. Il dormit sur
le fauteuil et la regarda un moment puis sombra dans le sommeil tandis que la
musique du dehors enveloppait les restes de la fête de mariage.
Au petit matin, frigorifié, Arturo se rapprocha à pas de loup pour saisir dans
l’armoire une couverture. Marie-Caro qui n’était pas maladroite saisit l’homme à sa
portée, et l’invita à partager sa couche. Ils se découvrirent sous un autre jour, se
rencontrèrent sous les draps et se confondirent en caresses fusionnelles.
« Garderons-nous encore nos esprits ? » souffla-t-elle. Elle avait tenté de surjouer
une dernière fois le rôle de la femme prude, protégée par les barrières des
convenances. C’était sans compter la force soudaine de l’étreinte d’Arturo. Ses
poings lui écrasèrent les omoplates avant de s’écraser dans le matelas. Son genou se
logea entre ses cuisses déjà ouvertes. L'attente, trop longtemps retenue, transmit
67
la femme bonhomme
aux êtres l'élan qui permit de bousculer la bienséance, de raccourcir les distances,
jusqu'à trouver l'ajustement parfait des corps fondus en un seul mouvement. Elle le
guida en elle en baissant les paupières. Ils firent l’amour un peu trop vite, un peu
trop mal, sans se quitter des yeux. Incapable de s’embrasser sur la bouche, il lui
tétait le lobe de l’oreille tandis qu’elle lui mordait le cou. Ils avaient l’énergie de se
rendre heureux et c’est ce qu’ils firent.
En trois ans, ils avaient construit un petit monde très éloigné de leur vie d’avant.
***
Rémy se leva de son lit et tomba sur le sol. Il marmonnait tout seul.
« Je sais que j’ai perdu quelque chose, mais j’ai oublié ce que j’ai perdu. Ce matin, tôt
avant le décrochage de la lune, je clouais mon insomnie à la patère en forme d’idée
fixe, entêtante. J’avais l’impression d’un manque de quelque chose. Le plus difficile
était de retenir cette image creusant lentement son propre vide. Je pensais à une
chose égarée : était-ce une dent ? Un objet perdu : était-ce une chaussette, ou ma
carte de fidélité au magasin de bricolage ? Une personne effacée : était-ce ma
concubine ? Plus je fixais mon attention sur ce besoin d’identifier ce manque, plus je
prenais conscience que j’oubliais de l’avoir perdu. Cette perte était-elle bien réelle ?
N’avait-elle jamais existé ailleurs que dans mon imagination ? Il suffisait, me direzvous, de vérifier visuellement ce à quoi je pensais, mais encore eût-il fallu que je
sache que je l’eusse oublié, car à présent, le flou s’installait inexorablement ».
Le soleil se pointa avec sa cohorte de brumes effilochées. La clarté se fit jour quand
enfin, sur la carpette, il posa le pied. Lorsque, les sangles bien serrées, il put enfiler
sereinement ses chaussons, il fut rassuré de constater la présence de sa prothèse.
L’alcool ingurgité pendant le mariage ne favorisait pas l’esprit embrumé de Rémy.
Pensant être d’aplomb, il trébucha, s’étala contre l’huisserie de la porte
heureusement restée ouverte. L’épaule gauche amortit le choc ou plutôt pour être
précis le «sus épineux», ainsi nommé par le médecin de l’IRM2 qui pointa du doigt
l’emplacement de la rupture de la coiffe. Pépé Rémy contraint au repos forcé jurait
haut et fort qu’on ne l’y reprendrait plus à boire plus que de raison et ce n’était pas
une opération de pacotille qui allait l’empêcher de poursuivre les travaux
programmés. Certes, l’intervention chirurgicale se déroula bien ; certes,
l’immobilisation du bras le handicapa sérieusement pendant un moment, mais il
connut les joies de la balnéothérapie lui, qui autrefois, n’aurait jamais trempé le
moindre orteil dans l’eau d’une piscine. Il prenait un certain plaisir à barboter dans
cette eau chaude, à tel point qu’il s’inscrivit aux cours de gym aquatique du soir. La
68
la femme bonhomme
présence de naïades toutes plus souriantes les unes que les autres lui redonna le
peps nécessaire à l’acceptation d’une nouvelle jeunesse. C’est qu’il aurait fait des
folies de son corps le vieux bougre, si la kinésithérapeute n’avait pas été là pour le
freiner.
Enthousiaste, revigoré, Rémy en oubliait presque ses obligations de chef de chantier.
Faut dire que la période hivernale ne se prêtait pas aux travaux. Faut dire aussi que
son second, Arturo, avait d’autres chats à fouetter. Ne parlons pas du petit commis
Moïse qui, investi à fond dans son rôle de futur père, gagatisait avec le ventre rond
d’Anita. Il prit peur le pauvre, lorsque la sage femme lui proposa d’être présent
pendant l’accouchement.
Il fut tenté de maudire sa maîtresse d’école, de ne jamais lui avoir enseigné la
manière de se comporter lors d’un accouchement. À quoi bon apprendre par cœur
l’histoire de France, tracer avec justesse les figures géométriques, buter sur le calcul
mental quand on se retrouve inculte entre les cuisses ouvertes de sa bien aimée qui
souffle, souffre, à décompter les secondes après chaque contractions ?
Moïse aurait pu croire que l’habitude d’assister les animaux lors de vêlages ou
d’agnelages aurait pu faciliter la tâche. Que nenni. Là, en l’occurrence, il s’agissait
d’un être aimé qui, pour la première fois se livrait à lui, totalement, revêtant en
prime un masque de douleur peu valorisant.
Tout se passa bien pour lui, jusqu’au moment où la tête de l’enfant distendit les
chairs intimes. Des bouffées de chaleur envahirent son esprit. Il s’assit un moment. Il
ne se rendit pas compte qu’il perdait connaissance, ni combien le temps il abandonna
Anita à son travail. C’était comme si c’était lui qui, acteur, revivait le passage de sa
vie douloureuse. Une infirmière jurait qu’elle avait d’autre chose à faire de s’occuper
du père de l’enfant.
Moïse se réveilla penaud, s’excusant de n’avoir pas été à la hauteur et constata
combien la petite Fleur était vilaine, fripée, tâchée, maculée de glaires. Il constata
combien Anita était fatiguée, soulagée. La vision de sa fille sur le ventre de sa mère
lui réchauffa le cœur et le transporta vers un autre ailleurs. À ce moment précis, il se
sentit investi d’une mission très forte, celle de protecteur. Il devait à tout prix
protéger ces deux êtres qu’il avait de plus chers au monde. Ne plus jamais être faible
et les entourer de ses bras. C’est ce qu’il fit. La magie opéra. Fleur se rapprocha du
sein nourricier sans pour autant trouver tout de suite le lait qui perlait déjà. Elle
devint alors et pour toujours la plus belle de toutes les filles du monde, et même
d’ailleurs.
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la femme bonhomme
1 Sotto voce : à demi-voix.
2 IRM : Imagerie à Résonance Magnétique.
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la femme bonhomme
Chacun son rôle
En cette année-là, la ferme du Grand Chemin connut un vrai chambardement.
Moïse, Anita et Fleur s’installaient dans la maison atelier occupée autrefois par
Camille la potière.
Les parents d’Anita écourtèrent leur voyage en Argentine, très déçus de ne pas avoir
leur fille à leurs côtés à Nantes. Ils lui rendirent visite à la campagne une seconde
fois.
Arturo garda son indépendance et sa caravane attitrée, ne dédaignant pas cependant
de temps à autre, de faire couche commune avec Marie-Caro qui partageait ses
rapprochements avec fougue et bonheur.
Seul, pépé Rémy était le moins bien logé. Mais personne n’y comprenait rien. Il
conservait une énergie redoutable à croire que la balnéo constituait un véritable bain
de jouvence.
Un beau matin de printemps, l’entrepreneur arriva avec force pelle rétro et engins
de chantier. La fosse septique, la cuve d’eau de pluie, les tranchées, les regards, les
graviers, le sable, les câbles, les gaines et bien d’autres matériaux encombrèrent la
cour de la ferme du Grand Chemin transformée en champ de bataille. Certes le
chantier ne dura pas longtemps, mais il impressionna les occupants des lieux. Faut
dire qu’après le passage des pelles mécaniques, l’assainissement était parfait.
Un gros travail de remise en état occupa Moïse et Arturo tandis que Rémy s’attela
aux branchements et raccordements, sans mélanger les gaines, câbles et autres
tuyauteries enterrées. C’était tout l’intérêt des plans qu’il avait établis auparavant.
Pâques arriva bien vite avec sa cohorte de randonneurs. Anita n’imaginait pas un
seul instant que la vie à la campagne pouvait être aussi intense. Elle se prit au jeu à
accueillir les marcheurs. Le téléphone qui sonnait souvent demandait pas mal de
temps dans la journée. Réservations, annulations, confirmations, demandes de
renseignements, et tout un flot de questions souvent identiques revenaient à la
surface. Ajoutez à cela le ménage des deux dortoirs, des douches, de la salle
commune et la journée était bien entamée lorsqu’il fallait assurer à partir de 6
heures 30 le départ des hébergés et à 16 heures l’accueil des nouveaux arrivants.
Suivaient l’énumération des consignes à respecter, la préparation des repas du soir
et du petit déjeuner le lendemain matin. Toute cette organisation revenait de fait aux
deux femmes présentes sur la ferme du Grand Chemin. Elles garantissaient le
confort des voyageurs.
Le gîte d’étape était passé de quatre paillasses à six lits superposés dans un premier
71
la femme bonhomme
dortoir, puis à six de plus dans un second avec deux douches collectives et une
toilette sèche extérieure. Il y avait de quoi s’occuper au moment des grosses
affluences de l’été.
Marie-Caro baignait dans une espèce de jus de bienveillance, une aura de bonne
humeur qu’elle diffusait avec bonheur. On aurait dit qu’elle voulait rattraper tout le
temps d’avant qu’elle avait mis entre parenthèses. Du coup, elle demandait beaucoup
à Arturo son « complice ». Elle aimait l’affubler de ce titre, bien que celui-ci se
gardât bien d’afficher de quelconques attaches avec qui que ce soit.
La rénovation de la seconde partie du bâtiment promettait une somme de travail
considérable. La bergerie serait transformée en gîte rural. Rien ne lui faisait peur, du
moment qu’il avait un projet en tête, et un chantier en cours. L’arrivée de Moïse
s’était révélée drôlement utile. Le commis prenait son rôle de manard très au
sérieux. Il était l’homme à tout faire, le porteur de sacs, le préparateur de ciment, le
porteur de seaux, le nettoyeur de fin de journée, le porteur de bières.
En outre, Marie-Caro l’embauchait pour conduire les tracteurs pendant les foins, et
les moissons, le déchaumage, les labours et les semis. Heureusement qu’il n’y avait
plus d’animaux, cela lui laissait du temps libre pour le gîte rural.
72
la femme bonhomme
Qui es-tu Xian ?
Anita avait renoncée à passer l’oral du Capes. Elle savait qu’elle s’en mordrait les
doigts plus tard, mais préférait consacrer cette période capitale à sa petite Fleur. SA
petite...
SA petite ?
C’était oublier bien vite l’existence du père biologique, Xian.
Un jour, celui-ci se manifesta auprès des parents d’Anita revenus depuis peu à
Nantes. Naïvement, ils lui racontèrent la nouvelle vie de leur fille et lui annoncèrent
la naissance de Fleur. Par un recoupement simplissime, Xian se rendit compte que
c’était la période où il vivait avec Anita, sa régulière. Il en déduisit que c’était lui le
géniteur. Alors naquit en lui une espèce de volonté viscérale de vouloir toucher cette
enfant. Un avocat de sa connaissance le convainquit d’abandonner toute tentative de
revendication de paternité, ne pouvant obtenir au mieux un droit de visite étalée
dans le temps, au pire une pension mensuelle à verser sans retard. C’était demander
beaucoup d’énergie et d’argent pour l’obtention d’un résultat improbable. Après
enquête, Xian endossa le rôle d’un jacquet et prévit une étape à la ferme du Grand
Chemin en ayant garé sa voiture deux kilomètres en amont.
Lorsque le beau Xian arriva dans la cour de la ferme, Anita fondit en larmes, perdit
ses moyens. Elle était prête à s’offrir corps et âme entre les bras de son ancien
amoureux. La confrontation eut lieu à la fin du mois d’août, le moment où Moïse
déchaumait les blés, Arturo appliquait l’enduit sur les cloisons de plâtre, Rémy
installait la douche de la deuxième chambre du gîte rural, et Marie-Caro épluchait
les cocos 1 . La cour n'était pas assez grande pour contenir une fusion d'atomes
crochus brusquement sollicités par une énergie capable de redonner forme à un
alliage malléable, depuis trop longtemps séparé.
Anita et Xian se retrouvaient. Elle, naïve, pensant qu’il s’agissait de pur hasard. La
fusion eut lieu, mais à distance. On appelle cela une attirance physique bloquée in
extremis par des éléments perturbateurs bousculant l’ordre des choses.
Le premier élément subversif s’appelait Rémy. Est-ce sa science de la vie ou l’instinct
de survie qui lui injecta dans le sang une dose d’adrénaline capable de reconnaître
dans le comportement de sa petite fille le trouble secret émanant des jeunes femmes
amoureuses ? Toujours est-il qu’il apparut comme un bouclier s’interposant entre
deux corps en émoi. Il serra la main du nouveau venu qui, comme un fait du ciel,
tombait à pic pour lui donner un coup de main à poser un bac à douche. L’opération
dura le temps nécessaire à la dynamique hasardeuse jusqu’à ce que le deuxième
élément perturbateur entre en jeu. Il portait le nom d’Arturo. Celui-ci cria qu’il avait
un besoin urgent de bras solides pour tenir la dernière plaque de placo qu’il vissait
au plafond. Rémy se releva en toute hâte, si vite qu’il se fit un tour de rein. Il pria
73
la femme bonhomme
Xian d’aller aider Arturo. C’est alors que Xian fut mis en relation directe avec le
troisième élément perturbateur évoqué plus haut. Ce dernier élément mesurait 1
mètre 20 de large, 2 mètres 40 de longueur et pesait un peu plus de 45 kilos.
Lorsque la plaque de plâtre lui tomba sur la tête, il ne pensait pas obtenir ainsi un
billet gratuit pour les urgences hospitalières. Xian avait disparu de la cour de la
ferme du Grand Chemin aussi vite qu’il y était venu.
Le trouble occasionné lors de son passage eut du mal à se dissiper. Anita préféra en
parler à Moïse. Celui-ci avoua son incapacité à réagir et encore moins à prendre une
quelconque décision. Xian existait. Il devait le rencontrer. Peut-être apprendraient-ils
à se connaître. Moïse constata toutefois la gêne provoquée au sein de leur petite
cellule familiale et surtout celle qui rendait Anita un peu idiote.
— Tu l’aimes encore ?
— Non ! Enfin, je ne sais pas vraiment. Si je devais le détester, je n’aurais aucune
raison valable.
— C’est son enfant.
— Non ! C’est le nôtre Moïse, à toi et à moi. Xian n’est que le père biologique, ça n’a
rien à voir.
— Quand même...
Moïse se lança dans une réflexion intense.
— ... on pourrait partager notre Fleur. C’est un peu la sienne.
— Quoi ? On pourrait quoi ?
— Partager.
— Il est fou. Moïse mon mari est devenu fou. De ma vie, je n’ai jamais entendu
pareille bêtise.
— On se plaint de ne pas recevoir assez d’amour, mais ça m’étonnerait que notre fille
nous en veuille un jour d’avoir voulu lui offrir un peu plus qu’une autre enfant
pourrait recevoir.
— Non, mais tu te rends compte de ce que tu dis ? Ça n’ira jamais. Jamais. Quelle
déchirure pour nous si elle devait partir à Nantes voire pire, en Chine chez ses
grands-parents.
Les cervicales de Xian restaient douloureuses. Il sortit le soir même avec une bonne
grosse minerve autour du cou. La radio révélait une légère fissure. L’immobilisation
était impérative. Ce qui devait arriver arriva. Xian se retrouva à louer un lit dans le
74
la femme bonhomme
gîte de groupe de la ferme du Grand Chemin. Moïse croisa le regard de l’individu qui
était le père de sa fille. Quels étaient leurs traits communs ? Le nez, les yeux, les
lèvres comportaient-ils des signes distinctifs ? Il ne vit en lui qu’un adversaire, un
empêcheur de tourner en rond et pourtant, il lui était reconnaissant. Moïse se sentait
redevable de la situation dans laquelle il se trouvait actuellement. Rien n’aurait eu
lieu si Xian n’avait pas existé. Il ne pouvait pas le nier, encore moins l’oublier. Le
partage de ce bonheur était à son point de vue la seule solution pour délier
l’écheveau de la situation, au risque pour lui de perdre les êtres auxquels il tenait
tant. La confiance l’emportait et à force d’y penser, une certaine sérénité s’installait.
***
Xian était originaire d’une province chinoise à environ deux cents kilomètres à l’est
de Shanghaï. En tant qu’étudiant, il travaillait en été sur le bateau de son oncle.
Celui-ci transportait les touristes sur le Qiandao Lake2. L’eau cristalline y est cernée
d’épaisses forêts.
Les bords du lac sont envahis de bateaux-mouche petit ou grand modèle, disponibles
pour embarquer les milliers de touristes vers les destinations toutes plus exotiques
les unes que les autres. L’île aux serpents, l’île aux fleurs, l’île aux mille bateaux, l’île
aux abeilles, l’île au dragon, l’île aux mille touristes à l’heure, etc.
Durant toute la saison estivale, Xian vivait chez l’oncle second. Xian était doué pour
les langues étrangères et notamment le français, puisque sa tante, Vietnamienne
d’origine, lui en avait appris les rudiments. Elle lui offrit les deux ou trois livres de
français qu’elle gardait depuis l’école.
Xian avait vingt ans lorsqu’il croisa le regard d’Anita pour la première fois. Elle était
en voyage avec ses parents dans le pays qu’ils appréciaient vraiment. En écoutant
ces gens parler français, Xian les regarda et lança un joyeux « s’il vous plaît, merci
beaucoup » qui eut pour effet de provoquer un éclat de rire d'Anita, très étonnée
d’entendre sa langue écorchée aussi agréablement. La conversation qui s’engagea
fut très limitée, pour lui comme pour eux. Xian désira choyer ses hôtes et proposa
une petite surprise de fin de journée, entorse inattendue à leur programme de
séjour. Il souhaitait les inviter chez ses parents. Trouvant l’idée saugrenue, originale,
Colette et Jean-François acceptèrent d’aller prendre un thé un peu par politesse,
beaucoup par curiosité.
Averti par téléphone, la maman de Xian avait prévu un petit en cas composé de
fritures légères et de quelques douceurs à grignoter autour d’un thé vert du
Zhejiang.
75
la femme bonhomme
Zhen Kuo Lang et Mei Kuo Wang, les parents, vivaient dans une maison lacustre
préfabriquée. Vaste était le bras du fleuve. Tranquille, sans grand courant, car il
traversait un lac artificiel, profond, en forme de mer intérieure.
Une large barque munie d’un moteur puissant servait à tout, moyen de locomotion,
véhicule utilitaire, transport de poissons, remorqueur de maison flottante.
Leur maison lacustre restait ancrée dans une baie tranquille. Pisciculteurs, ils
possédaient un carré frayère, un élevage d’alevins genre pouponnière, une pêcherie.
Le parc divisé en quatre parties d’environ seize mètres carrés chacune, délimitées
par des filets à mailles serrées.
Le mari et la femme ne se parlaient pas. Les mauvaises langues affirmaient avoir vu
Mei Kuo Wang enceinte et que la fille née en premières couches échappa à la
surveillance de sa mère, tomba dans l’eau soi-disant par accident. Le nourrisson
s'était fait dévorer par les poissons. Le planning familial s'en frotta les mains, mais
ce ne sont que les mauvaises langues qui racontaient cela.
Xian, le fils né l’année suivant le drame, fut élevé sous surveillance rapprochée. Il
travaillait depuis peu à Shanghaï. Les parents étaient fiers de l’avoir vu quitter leur
vie misérable pour habiter la grande ville. Il étudiait à l’université, prenait des cours
à l’académie des beaux arts de Hangzhou. Aux fêtes du printemps, le fils revenait les
poches pleines de billets de banque.
Pour les pisciculteurs, le poisson était abondant. Ils avaient installé une dizaine
d’autres parcs d’élevage en plein milieu du lac à l’endroit où les rives étaient
éloignées seulement de deux kilomètres environ, là où se trouvaient les eaux les plus
profondes. À l’aide d’une grande perche munie d’une épuisette, les pêcheurs
capturaient le poisson et l’entreposaient directement dans le bateau. Une batterie
donnait suffisamment d’énergie à un petit moteur qui envoyait du courant dans l’eau
de la barque pour étourdir les captifs. Ainsi, ils ne pouvaient plus sauter par-dessus
bord.
En quelques minutes à peine, ils réussissaient à remplir le bateau d’une centaine de
poissons énormes. La barque ne s’enfonçait pas trop mais il était difficile de
distinguer les bords tant ils étaient à fleur d’eau. Il fallait un quart d’heure au moteur
à pleine puissance pour rejoindre le lieu du débarcadère, lieu unique où la vente se
déroulait. Zhen et Mei avaient dû engager les travaux de construction d’une maison
sur la terre ferme. Le gouverneur avait l’intention de détruire les habitations
flottantes de tous les pêcheurs. Le lac ne serait plus habité. Zhen désirait montrer à
son fils Xian et à ces trois invités l’avancement des travaux.
C’étaient les membres d’une même famille qui avaient la charge de la maçonnerie.
Les hommes travaillaient à l’étage. Ils réalisaient la dernière chape de béton. Deux
76
la femme bonhomme
femmes préparaient le mélange gravier, sable et ciment. La bétonnière tournait à
l’aide d’un moteur thermique qui crachait une fumée noire dans un bruit
assourdissant. La mélangeuse horizontale avalait les ingrédients, malaxait et
recrachait peu à peu le ciment prêt à mettre en œuvre. Deux autres femmes s'arcboutaient sur les brouettes pleines et les conduisaient jusqu’au pied du treuil. Elles
remplissaient les seaux que les hommes hissaient à tour de rôle.
Était-ce la présence du propriétaire qui donnait cette impression d’activité intense ?
Non, c’était le délai prévu en début de chantier qui allait arriver à terme. Au-delà de
la date butoir, consignée lors de la signature du contrat, Zhen ne paierait pas les
jours supplémentaires. Il fit part de son mécontentement la semaine dernière, car les
travaux stagnaient. Le gouvernement lui avait donné la date impérative du 15 juin
pour quitter sa maison lacustre. Elles devaient toutes disparaître. La proximité du
site touristique les Mille Îles exigeait de la part des riverains une propreté
exemplaire. L’autoroute était nettoyée par une brigade de cantonniers qui
ramassaient toute la journée les saletés sur le bitume. Les bords du lac devaient
également être nettoyés et débarrassés de toute construction sauvage en tôle ou
matériaux de récupération. Fini les maisons flottantes. Zhen avait choisi
l’emplacement de son habitation le plus proche de son élevage, car son activité était
sa seule source de revenus. Avant le 15 juin, le chantier devrait être achevé. Le rezde-chaussé tiendrait lieu de cuisine. Une grande jarre était déjà adossée contre le
mur. La demi-calebasse qui l’obturait servait à y puiser l’eau potable.
***
Au menu de tous les jours, chez Zhen et Mei, il y avait du poisson accommodé à des
sauces variées. Les Français apprirent à leurs dépens la manière de manger le
poisson qui était présenté dans le plat au centre de la table. À tour de rôle, les
convives attrapaient un peu de chair avec leurs baguettes respectives. Leurs hôtes
désignaient les meilleurs morceaux qu’ils leur réservaient.
Lorsque la première moitié fut dégustée, Jean-François voulu retourner le poisson
pour faciliter le service. Zhen le fusilla du regard. D’une seule main, il lui saisit les
baguettes et les déposa près de son bol. Sa femme, gênée, baissa la tête, lui parla à
voix basse. Étonnés autant que surpris, les Européens avaient l’impression d’avoir
transgressé une règle de savoir-vivre. Zhen mangeait, la tête définitivement penché
au-dessus de son bol de nouilles. Jean-François avait subi l’algarade sans broncher.
Réduit à quia, il se gardait bien d’envenimer la situation par un quelconque geste.
Quittant le table jonchée des reliefs du repas, il alla respirer l’air sur le ponton. Zhen
s’approcha de lui à pas feutrés. Il lui offrit une cigarette. Ce n’était pas le moment de
refuser son cadeau, même s’il savait qu’il ne fumait pas. Il empocha le présent et
l’inséra parmi les nombreuses autres cigarettes reçues depuis le début du séjour.
77
la femme bonhomme
Comme il se curait l’oreille avec le petit doigt, Zhen le regarda dans les yeux et imita
son geste. Ils échangèrent alors un rire complice.
Par la suite, Xian apprit à Jean-François que dans les familles de pêcheurs, jamais on
ne retourne un poisson cuit, car un poisson retourné c’est un bateau qui chavire. À
table, il faut savoir manger la chair du poisson sans le retourner. Tout s’apprend à
condition que l’on te montre les bonnes manières.
Zhen entretenait le repos de son esprit en contemplant l’eau devant lui. Au moment
du coucher du soleil par-delà les montagnes, il aimait fumer face au lac. Clapote
l’eau.
L’ambiance du lieu, limitée dans l’espace par les pontons rapprochés, obligeait les
invités à faire plus ample connaissance avec leurs hôtes. Jean-François et Colette
découvrirent une manière de vivre insoupçonnée, la vie des pisciculteurs. Les
photographies familiales rapprochèrent les adultes entre eux tandis que les jeunes,
Anita et Xian s’ébattaient dans l’eau claire du lac. Ils tentèrent sa traversée mais la
nantaise fut surprise par le fort courant qui l’empêchait d’avancer à bonne allure.
Sous les conseils de son compagnon, ils retournèrent auprès de leurs parents, tandis
que le père remontait les bières barbotant au fond de l’eau. Au moment de repartir,
le moteur de la barque refusa de démarrer. En même temps que la gêne provoqué
par l’incident, la maman de Xian préparait déjà les couches des invités. Tout le
monde échangeait des sourires et l’on en vint à répartir les trois nattes doubles en
fonction des couples présents. Ce qui est étrange sur l’eau, c’est le sentiment de se
faire dorloter en permanence. Les bruits sont étouffés.
Xian se retrouva aux côtés d’Anita, qui bien que courageuse, demanda à maman de
laisser les portes ouvertes au cas où elle se fasse agresser en pleine nuit. Si la natte
était commune aux jeunes gens, les draps qui servaient de couverture protégeaient
individuellement les corps dévêtus à cause de la chaleur moite et insupportable de la
saison. Ils rigolèrent longtemps en se traduisant les mots nouveaux, écoutant leurs
musiques favorites. Xian possédait même une connexion internet. Ils purent
échanger leur adresse mail, leurs centres d’intérêts partagés sur des forums libres
d’accès. La découverte totale d’un autre monde fascinait les jeunes gens.
Le père de Xian avait démonté, nettoyé et remonté son moteur une partie de la nuit.
Il était fier de faire ronfler de bon matin son engin, outil de travail indispensable
pour son quotidien de pisciculteur, et moyen de transport pour les Français en
vacances.
***
De retour à Nantes, Anita entretint une correspondance régulière avec Xian et c'est
78
la femme bonhomme
avec joie qu'elle apprit sa venue en Europe l'année suivante. Anita était en colocation
avec une amie d'enfance, dans un meublé composé de trois pièces au sein duquel
Xian, modeste, prit ses repères. Il entreprit des études d’arts graphiques et audio
visuels à Nantes. Ils restèrent cinq années ensemble jusqu’à épuisement des
réserves de confiance qu’ils avaient l’un pour l’autre. Mais c’est bien lui, Xian, qui
était parti le premier pour une aventure trop vite avortée. Et c’est bien lui qui était
arrivé le dernier à la ferme du Grand Chemin.
Minerve autour du cou, Xian s’y ennuyait vite. Il n’en fallut pas plus pour réanimer sa
créativité naturelle. Pour lui, l’atout premier fut de jouer de l’espace mis à sa
disposition dans les prés libres de toute exploitation animale et végétale. Il prit
plaisir à tracer au sol, avec la complicité matérielle de Moïse, certaines
circonvolutions étrangement harmonieuses agréables à l’œil. Il appelait cette
technique, le Landart.
La relation entre Anita, Xian et Moïse était en stand-by. Elle s’articulait autour de la
seule pièce maîtresse commune à tous les trois, la petite Fleur. L'enfant poussait
doucement dans un terreau de bien-être. Faut dire que Xian avait satisfait sa
curiosité, élément prioritaire qui l’avait motivé à se déplacer. Faut dire aussi qu’il
n’avait rien dit à sa famille, là-bas en Chine, ou du moins pas encore.
Moïse ne comprenait pas l’utilité de l’art éphémère mis en place par Xian. Par
contre, il appréciait le beau, l’agréable vision d’un résultat harmonieux s’intégrant
dans le paysage. Il apprit la signification de la suite de Fibonacci dès lors où Xian lui
notifia l’arrangement des graines de tournesols, celle plus surprenante des écailles
des pommes de pins et la similitude géométrique avec la coquille d’escargot.
Expliquée ainsi, Moïse se posa des questions sur le hasard, la disposition des choses
dans la nature. Lorsque Xian entama la démonstration de la divine proportion sur
son propre corps, mesurant phalange après phalange, les rapports étonnants que
l’on pouvait rencontrer sur le corps d’un individu, Moïse en resta bouche bée. Le
capital sympathie avec Xian vira à la franche amitié. À son tour de lui transmettre
son savoir de paysan, ses observations de la nature, ses réflexions sur le sens de la
vie et celles plus pointues sur le temps, celui qui passe, celui qui demande du temps,
celui qui, inexorable, revient tel un cycle sans fin, sans que quiconque ne puisse
jamais interférer dans l’écoulement de sa mécanique régulière.
Le travail de Xian porta un jour ses fruits. L’un de ses dossiers fut accepté pour
participer à une résidence d’artistes à l’occasion d’une manifestation à Montréal très
prisée dans le milieu. Il s’absenta quatre mois, le temps de produire une œuvre
collective. À peine l’avait-il achevée qu’il partait pour Chicago. Son agenda se
remplit avec une intervention du côté de San Francisco, puis une autre à Shanghaï. Il
commençait à être connu. Sans pour cela rouler sur l’or, il gagnait bien sa vie,
79
la femme bonhomme
oubliant au passage la vie des autres qui auraient dû être plus proches.
Sûr qu’Anita se sentait triste mais soulagée de ne plus revoir Xian tous les matins.
Elle avait longtemps hésité. Sa tête ballottait entre passion et raison. Moïse voyait
s’opérer une sorte de mutation dans le cœur de sa bien aimée et sans hésiter il se
rapprocha de Fleur. Cette petite puce occupait toute la place dans son esprit.
Attentionné, papa gâteau, prévenant mais aussi père sévère, il ne lui passait pas tous
ses caprices. C’est qu’elle avait du caractère la drôlesse3, dans le sens où elle savait
exactement ce qu’elle voulait. Il n’était pas question de la tromper, lorsqu’elle avait
choisi quelque chose, on ne risquait pas de lui faire changer d’avis. Moïse aimait
cette détermination et il l’encourageait dans ce sens.
Anita les observait, admirait leur complicité et décida de rester à leurs côtés
définitivement.
1 Cocos : haricots blancs, secs.
2 Qiandao Lake : Lac des mille îles, un lac artificiel dans la province du Zhejiang.
3 Drôlesse : petite fille en patois
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la femme bonhomme
L'éprise de décisions
Sous le toit du même bâtiment agricole, il y avait désormais d’un côté, l’ancienne
étable à veau – réservée à l’accueil de groupe composé de deux dortoirs de six lits
chacun, de deux douches et de toilettes sèches – et d’un coin repas ; de l’autre côté,
autrefois baptisée bergerie, le gîte rural comportant trois chambres de deux lits avec
salle d’eau et waters à l’étage, une grande « cuisine-salle de séjour » au rez-dechaussée. Entre les deux parties aménagées, la grange où était rangée la caravane
d’Arturo non délivrée des toiles d’araignées et de la poussière sur la carrosserie.
Contre les murs s’entassaient tout un tas de vieilleries, les traces encombrantes des
travaux d’aménagement, planches, chevrons, placoplâtre découpé et tout espèce de
restes de chantier que l’on gardait « au cas où ». Devant tel déluge de bric et de
broc, Arturo, Moïse et Rémy se consultèrent. Il fallait débarrasser cette partie et
l’emménager en salle, salle d’accueil, salle de réception, salle de fête, peu importait
le nom donné. Après mûres réflexions et cogitations parfois bien arrosées, ils
présentèrent le projet à la « banquière ».
Marie-Caro achevait une conversation téléphonique tout sourire aux lèvres.
— Les parents d’Anita louent le gîte rural pendant un mois. Ils veulent se rapprocher
de la petite Fleur.
— Bien.
— Chouette.
— Super.
Les trois hommes approuvèrent à tour de rôle le choix des Nantais, ne sachant pas à
quelle sauce ils allaient être mangés. C'est Arturo qui se lança.
— Peux-tu nous offrir un café Marie-Caro.
— C’est comme si c’était fait.
— Peux-tu nous consacrer un peu de ton attention ?
— Pas de soucis. Au fait Moïse, puisque je te vois, il faudrait qu’on parle
sérieusement à propos du tracteur que tu veux changer. En neuf c’est vraiment
impossible. Ça coûte les yeux de la tête. Garnier me propose plusieurs occasions.
Nous irons voir ça ensemble dès que tu auras cinq minutes.
Elle les toisa tous les trois avant de leur demander :
— Alors que vouliez-vous me dire les gars ?
— ...
81
la femme bonhomme
Elle leur distribua le sucre puis brisa le silence.
— Tiens, pendant que j’y pense, Rémy, les occupants du dortoir femmes ont signalé
une fuite au robinet d’en haut. Si tu pouvais y jeter un œil. Tu sais que j’ai reçu la
facture du menuisier. Il a bien respecté le devis, par contre, je ne me souvenais plus
que ça coûtait aussi cher. On est obligé de se passer des services du maçon. Faudra
vous débrouiller vous trois pour le crépi extérieur. Je le verrais bien en pierre
apparentes, non ? Pas vous ?
— Si, si ! Bonne idée Marie-Caro, approuvèrent-ils en coeur, le nez baissé.
Une gêne s'installait à leur table.
— Alors quoi, qu’est-ce qui me vaut cette réunion ?
Le téléphone sonna. Elle nota une réservation pour le soir même, puis lança
naïvement une question surprenante.
— Vous avez cogité de nouveaux travaux ?
— Ben, comment tu sais ça toi ?
— Mon petit doigt m’apprend beaucoup de choses. Vous pensiez que je ne vous
verrais pas prendre vos mesures, rester debout des heures devant la porte ouverte
de la grange à siroter vos bières ? J’ai tout de suite compris. Allez ! Accouchez ! J'vais
pas vous mordre.
— Alors voilà. Je pensais, dit Arturo, nous pensions, moi, tous les trois que...
Le téléphone interrompit la conversation.
— Je vous arrête tout de suite. Je suis d’accord sur tout ce que vous allez
entreprendre, mais j’ai plus un sou en ce moment. La coopérative n’a pas encore
payé le blé, ni l’avoine. Le foin n’est pas non plus réglé. Tout de suite, c’est un peu la
dèche. Faites tout ce que vous voulez, mais n’achetez rien pour l’instant. On verra
plus tard.
— Le souci c’est la caravane Marie-Caro, on peut la mettre où ?
— Je ne sais pas. J’imagine qu’avec les bois qui sont entreposés et le tas de tuiles
récupérées vous arriverez à construire un petit abri, non ?
— Ah oui ! Un petit abri, tranquille. Pourquoi pas.
— Pendant ce temps Arturo, tu sais qu’il y a toujours une chambre disponible à côté
de la mienne, si tu veux...
— Pourquoi pas, mais sitôt les travaux finis, je retournerai dans la caravane.
— Très bien.
82
la femme bonhomme
Le téléphone insistait.
Le café achevé, un autre revint sur la table tout fumant accompagné de petits
biscuits secs.
— Tu ne réponds pas ? lui demanda Rémy.
— Plus tard. Parlez-moi de votre projet.
Rémy déplaça les couverts pour présenter ses croquis gribouillés sur le carton
d’emballage du réfrigérateur nouvellement acquis pour le gîte rural.
— Question travaux, il y a du taf. Beaucoup de nettoyage. Plafond, pas plafond ? On
ne sait pas encore. Nous pensions garder les dalles au sol après un bon nivelage, ce
serait beau. Le rustique plaît bien. Par contre, on sortira les évacuations par le mur
du fond.
— Vous vouliez installer une autre cuisine ?
— Petite, oui, indépendante. Simple et fonctionnelle. Il y a de la place.
— Des cloisons ?
— Non. On peut réutiliser les poutres des cornadis pour délimiter un espace. C’est
joli aussi. On va casser les crèches à mi-hauteur et les utiliser comme banc tout le
long et de chaque côté de la salle. On garde les cornadis à vaches et on démonte
ceux des brebis. Ils pourraient servir pour la décoration, la cloison du local
alimentation.
— Le gros souci et le gros investissement sera la porte d’entrée. Soit on supprime
l’existante et on fait installer des panneaux vitrés, soit on garde l’existant et on
bricole un sas pour garantir du froid. Problème, on perd de la lumière.
— La première solution sera jolie, mais très chère. Faut faire venir le menuisier pour
qu’il établisse un devis. Encore un de plus.
— Je vois, dit Marie-Caro. Écoutez-moi. Votre projet est génial. Commencez par tout
sortir, construisez l’abri pour la caravane à Arturo à moindre frais. Nettoyez tout,
cassez ce qui doit l’être. Question finance, je vous l’ai dit, je ne peux rien payer pour
l’instant. Il n’y a pas d’urgence non plus. On s’est bien passé de cette salle jusqu’à
présent.
Le téléphone sonna.
— Moïse, dès que tu as un moment, on part voir le concessionnaire. Ça aussi c’est un
gros investissement. Tu es libre quand ?
— Tout de suite.
— Allons-y alors. Je me change et on y va. Arturo, tu n’as pas du bois à faire pour le
83
la femme bonhomme
père René ? Ça ferait du bien à nos finances. Rémy, comme le gîte rural est achevé,
tu pourrais occuper une chambre là-haut. Vu le travail que tu as fais ici, je ne te ferai
rien payer.
— Merci oui mais non, je n'y tiens pas trop. J'avais pensé à l'atelier de la potière. Y
aurait juste un lit à mettre. Ça me suffirait amplement.
— On demandera à Anita alors.
— Pas de souci, dit Moïse, on ne s’en sert jamais. Tu y seras mieux, et pas dérangé
par les marcheurs.
— Ils ne me dérangent pas, mais parfois j’avoue avoir du mal avec les jeunes gens
qui parlent et rigolent jusqu’à point d’heure.
— Moïse, va te changer. On part dans deux minutes. Vous deux déguerpissez, vous
avez mieux à faire. Comptez sur moi. Lui doit semer le colza, alors il en a pour un
bon moment avant de vous aider à démarrer les travaux. Arturo, si tu pouvais
ramasser le reste de haricots, ça m’arrangerait, j’ai pas trop le temps en ce moment.
Les quatre complices se séparèrent, tout remontés qu’ils étaient dans leur projet
respectif. Rémy commença à tracer l’emplacement de l’appentis prévu contre le mur
arrière du gîte rural. Il prévoyait une arrivée d’eau et une évacuation à raccorder
plus loin sur la fosse. Il lui restait suffisamment de tuyaux pour éviter d’en racheter
tout de suite. Les chevrons et les panes ne manqueront pas dès lors qu’ils
commenceront à démonter le plancher de la grange.
— Dis-moi Arturo, on a rien prévu pour le chauffage de la salle.
— Je pensais à un poêle à granulés, pas besoin d’installer une grosse cheminée.
— Mouais. Faut quand même acheter le granulé. C’est pas donné c’taffaire-là. Et les
poêles sont pas bon marché non plus. Je verrais bien une pompe à chaleur en plus
d’une vraie grande cheminée contre le mur du dortoir.
Ils discutaient de chaque chose qu’ils devaient installer à moindre frais. Et grâce à
cette méthode, les deux compères trouvèrent des solutions astucieuses.
— Je vais t’aider pour le bois du père René, si tu veux.
— Pas question que tu viennes à travers champs.
— Je suis pas handicapé !
— Un peu quand même, non ? Je préfère que tu cogites tout ça au calme. Pour le
plancher on pourrait demander à Anita et à Moïse de nous donner un coup de main.
— Euh, Anita, je ne crois pas tu vois.
84
la femme bonhomme
— Et pourquoi pas ?
— Ben, mon gars, dans l’état où elle est, vaut mieux pas.
— Quel état ? Elle est malade ?
— C’est tout comme. Si tu l’observais un peu mieux, tu aurais pu t’apercevoir qu’elle
s’arrondit du bas ventre ces derniers temps.
— Quoi ? Déjà ?
— La petite Fleur va avoir bientôt un petit frère ou une petite sœur.
— Ah ben toi dis donc, on peut rien te cacher. Moïse te l’avait dit ?
— Non, mais son comportement a changé. Il est vraiment adulte à présent.
— Bien. Écoute mon vieux. On va aller tous les deux ramasser les haricots verts dans
le jardin de Marie-Caro. Après on verra.
— Je prends le panier.
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la femme bonhomme
Les grands parents
Quand deux personnes arrivent dans un groupe constitué, il se passe toujours
quelque chose, en bien ou en mal. Jean-François et Colette débarquèrent de Nantes
avec en tête tout un tas d’excursions prévues durant le mois pendant lequel ils
loueraient le gîte de la ferme du Grand Chemin.
Ils n’avaient pas imaginé une seconde de l’ambiance qui pouvait régner au fin fond
de la campagne. Ils découvrirent « le trou » comme ils l’appelaient au moment où un
épais brouillard tapissait le paysage. Ils arrivèrent à vitesse réduite tous feux éclairés
avec l’angoisse au bout des doigts – eux-mêmes crispés sur le volant – de renverser à
tout moment qui une vache égarée, qui une bande de brebis en vadrouille.
Anita, avec Fleur dans les bras, attendait les baroudeurs comme elle avait plaisir à
les nommer. C’était réelle joie de les embrasser. Elle leur avait cueilli des fleurs pour
agrémenter le salon du gîte, installé des coussins faits mains sur chacune des chaises
de bois. Une fois les valises déposées, elle les invita dans sa maison où un bon repas
mijotait. Même s’ils n’avaient pas faim, car ils avaient prévu leur pique-nique dans la
voiture, ils cédèrent, en présence de Moïse, devant l’appétissante quiche bien jaune
et la salade de tomates du jardin. Moïse était dans ses petits souliers. Celui-ci tenait
fermement sa fille dans les bras tout le temps du repas sous les gros yeux de Colette
qui reconnaissait là un geste de bon père mais désapprouva néanmoins cette
méthode qui allait à l’encontre des directives des meilleurs pédopsychiatres sur le
comportement des parents vis-à-vis de leurs enfants au moment des repas . Une
chaise haute serait mieux adaptée.
Jean-François proposa de leur en acheter une dès le lendemain à condition qu’il
trouve un grand magasin pas trop loin.
— Pour éviter les frais de voiture, on commande tout par internet.
— Et les livreurs arrivent à vous trouver ?
— Oui, avec le GPS ils vont partout, tu sais. C’est pas le bout de monde quand même.
— Non, mais ça y ressemble un peu.
Jean-François avait été professeur d’histoire au lycée de Nantes. Sa retraite
anticipée pour cause de maladie de longue durée (une forme de déprime aiguë) lui
procurait une retraite confortable.
Colette sortait de l’administration elle aussi, mais du côté finances publiques. Elle
avait, quant à elle, obtenu un départ à la pré-retraite moyennant une diminution de
sa rente annuelle. Elle s’en contentait, car l’ambiance délétère des deux dernières
années d’activité lui avait sabré le moral.
86
la femme bonhomme
Dès le lendemain de leur arrivée à la ferme, ils avaient programmé la visite d’un parc
zoologique pour sortir la petite Fleur de sa cambrousse natale. Bien évidemment,
c’était la plus jolie des filles. Bien évidemment, Colette la prit sous son aile et la
couva comme un trésor.
Ils lui avaient apporté des jouets tout neufs, ceux qui correspondent aux enfants de
moins de un an et qui répondent aux normes imposées, recommandés par les
meilleurs spécialistes de la question ludique. Elle s’était renseignée sur le sujet à
grand renfort de livres et d’émissions télévisuelles consultables sur Youtube et
compagnie.
D’ailleurs à ce propos, c’est la première des choses qu’ils observèrent en pénétrant
dans le salon : l’absence de poste de télévision.
Les soirées vont être longues, dirent-ils en cœur, sous le regard amusé d’Anita.
— J’en ai une qui ne me sert pas à la maison. Mais comme il n’y a pas d’antenne, je
vous prêterai des DVD.
Marie-Caro arriva. La petite Fleur lui fit aussitôt la fête. Les présentations
effectuées, elle leur proposa le tour de la propriété.
Ils trouvèrent pépé Rémy en bonne santé, malgré ses soixante-dix-neuf ans et demi
comme il aimait à préciser. Des couleurs aux joues, une voix dynamique et des
projets plein la tête. Une simple visite familiale ne l’autorisait pas à interrompre son
emploi du temps bien chargé. C’est pourtant lui qui insista pour présenter l’intérieur
des bâtiments avec une certaine dose de fierté dans le regard.
Colette eut une parole malheureuse.
— Et ta cheville, ça va mieux ?
Parlez de tout et parlez de rien, du beau temps et de la marée qui monte, des oiseaux
et des vers de terre, mais évitez de remuer le couteau dans la plaie d’un blessé de la
vie, qui plus est si c’est un « membre » de votre famille. C’est ce que pensait MarieCaro en entendant Rémy éluder la question et continuer à présenter les futurs
aménagements de la salle d’accueil. Il se plaignit de douleurs dans son dos quand il
aborda le manque de main-d’œuvre et la nécessité de trouver un ou deux bénévoles.
Un effet de manche qui mit Jean-François un peu mal à l’aise, car celui-ci ne
prévoyait que des loisirs durant son séjour.
Marie-Caro invita les nantais à poursuivre la visite jusqu’à la ferme de Chanteloube,
appartenant autrefois au cousin Raymond. Marie-Caro avait affermé les terres que
Moïse travaillait. Les bâtiments étaient mis en vente. Il y avait là de réelles
87
la femme bonhomme
possibilités d’aménagement pour quelqu’un qui aurait quelques milliers d’euros à
injecter dans la pierre. Rapporté au mètre carré nantais, le prix de la surface
impressionnante des bâtiments était ridiculement basse et bon marché. Colette et
Jean-François se jetèrent un regard complice. Ils avaient, sans se concerter,
immédiatement calculer les bienfaits d’un tel investissement.
De retour à la ferme du Grand Chemin, ils apprécièrent l’arrivée du soleil dans la
cour avec la présence d’Arturo qui se débarbouillait à la source. Il les félicita d’être
les premiers clients du gîte rural. Oui, oui, il se souvenait bien de leur participation
au moment des noces.
Colette joua son rôle de grand-mère à merveille. Anita se sentait soulagée dans la
journée mais agacée le soir lorsque sa mère la sermonnait au niveau de l’éducation
idéale à donner à un enfant, au niveau de leur lieu de vie, que le fait d’habiter en
ville lui donnerait plus de possibilités de travail ou de reprendre ses études et patin
couffin.
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la femme bonhomme
La bonne fin
Un véhicule sombre arriva le matin vers dix heures par la route goudronnée. Quatre
hommes en descendirent. Sans frapper à la porte principale de la maison, ils
entrèrent tête baissée. Marie-Caro les attendait. Impassible, le visage reproduisait le
côté marbre froid de son cœur arrêté. Elle allait enfin pouvoir rejoindre ceux qui
l'attendaient dans le caveau familial. Voilà quarante-huit heures qu’elle ne bougeait
plus malgré les suppliques des visiteurs. Eux aussi étaient sombres. Fleur, belle
jeune fille de dix-huit ans tenait par la main son frère cadet. La tignasse bouclée
d’Aymerick dépassait largement l’assemblée présente dans le salon de la ferme du
Grand Chemin.
Au cimetière, Anita déposerait des chrysanthèmes sur la tombe de pépé Rémy
décédé cinq ans auparavant. Il avait voulu rester dans le pays près de son copain
Arturo et de Moïse « le magnifique ». La magnificence de Moïse n’avait pas cours en
ce moment douloureux. Il ne ressemblait à rien, rien d’humain tant ses bras étaient
longs et inertes au bout de ses épaules basses, si basses que son dos s’arrondissait,
tentant vainement de supporter la tonne de douleur qui l’assaillait. Fleur le tirait
vers l’avant en lui serrant la main qu’il avait grande et inutile, longue et insensible.
Terminer une histoire sur cette note triste est une manière comme une autre de
terminer une histoire, certes, mais c’est oublier que les graines en terre germeront
et donneront belles plantes ou beaux fruits comme si rien n’était arrivé auparavant.
La continuité de la vie donne de la joie à ceux qui cèdent leur place pour que les
suivants en profitent.
Une cinquantaine de personnes étaient rassemblées dans la salle d’accueil. La saison
hivernale déjà bien installée favorisait la chaleur d’un feu de cheminée.
Que manquait-il d’autre dans cette pièce ? Un bout de passé, une portion d’histoire
indissociable aux morceaux d’avenir ici présents.
Qui manquait-il vraiment ? Des personnages principaux, véritables entités composant
cet ensemble endeuillé.
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la femme bonhomme
Raymond, le bon homme
Accompagné des ivresses solitaires, l’haleine pâteuse, la pression du crâne entre les
oreilles sourdes, le célibataire se lève tôt matin, pour se délivrer d’une indivise envie
d’uriner, mêlée au besoin de griller une sèche sous le ciel encore noir. La tête à
l’envers, l’air de la cour le gave de la fraîcheur matutinale. En gris, il sergente son
chien endormi pour l’obliger à son tour à venir satisfaire la même irrémissible envie
de vidange naturelle. Entre ses lèvres, la cigarette déjà consumée à moitié, diffuse
une pointe de lueur hésitante, à peine discernable sur le chemin de la ferme de
Chanteloube. Quelques bruits nocturnes accompagnent ses propres pas résonnant
dans ce calme engouffré d’invisibles échos intermittents.
Marche bonhomme, marche, une jambe après l’autre, tu te rendras compte de ta
nudité lorsque l’herbe déjà haute du talus, te chatouillera les genoux ankylosés.
Un coup de sifflet insistant, suivi de vertes morigénations non amicales, ne troublent
pas l’animal en quête d’effluves sauvages excitant sa fourrageuse recherche
incessante.
Au loin, rien. Au près, rien. Autour des bâtiments sombres et hauts, les rares bruits
familiers des cornadis frottés par les brebis, interfèrent avec le chant d’un coq
excessif. Le vide prend place lorsque le rien amplifie cette angoisse soudaine. Un cri,
fort, inhumain. Un cri sort de son corps tendu puis plié en deux. C’est une plainte qui
meurt dans un silence encore plus profond, traduisant l’inquiétude de l’invisible.
Conscient de son isolement, plaintif, il passe sa main entre les poils mouillés de son
chien revenu, queue entre les jambes, se rapprocher de son maître en souffrance,
craignant de récolter les fruits de son inqualifiable attitude. Un sanglot sans larmes,
hoquetant entre les paroles hurlées contre personne, adressées alentour. C’est
encore un mur de silence, qui lui renvoie une réponse plate, uniforme, l’étouffant un
peu plus dans sa dérisoire situation grotesque.
Marche bonhomme, marche vers ton foyer, La demeure où t’attends une ampoule
éclairée grillant les mouches dans la cuisine froide. Entre bonhomme, entre,
préparer ton café chicorée.
Il augmente le son de la radio. Ce matin les nouvelles du monde malade dès cinq
heures alourdiront un peu plus ton désespoir. Il opte alors pour France musique qui
adoucit sa peine. Son ridicule accoutrement l’oblige à revêtir les premières pelures
du costume de sa vie d’ouvrier sérieux, consciencieux, inspirant la confiance de ses
voisins.
« Le Raymond ? C’est un bon gars, gentil et travailleur avec ça ! Dommage qu'il soit
seul.»
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Innocence
Que n’ai je de pinceau
Pour figer cet air lent
Qui déroule son accord
Au sortir du sommeil.
Éloignée d’environ un kilomètre à vol d’oiseau et de quatre par la route, la grosse
ferme du Grand Chemin embourgeoise le flanc adret de la colline endormie. Cette
bâtisse reste écrin d’harmonie parmi la tendre verdure des prés alentour. Si les
brebis ont disparu, ce fut pour y accueillir les lourdes vaches limousines, à la robe
fauve, couleur jeune châtaigne dodue.
Rien ne semble bruisser de la cour fermée par les murs fraîchement rejointoyés. Si
ce n’est le délicieux chant discret de la source se déversant régulièrement dans
l’immense bâchasse circulaire, autour de laquelle une douzaine de percheronnes
pouvaient s’abreuver sans gêne aucune. L’eau distille sa mélodie pour la seule
personne assise au bord du bassin. Les petits doigts de sa main droite tapote
doucement la surface du liquide froid, pour effrayer les têtards. Discrète, légère,
comme un frisson d’air sur de la mousse, la petite Lisa fixe son geste. Rêveuse,
frileuse, de sa main gauche elle serre fort sa peluche et la porte contre sa joue rose,
tout près de sa bouche inquiète :
« Maman, pourquoi t’es pas revenue ? »
Au jardin de cet univers bas, Lisa plane entre terre et maison lorsque les
savoureuses fraises des bois satisfont son envie de sucre. Continuant le Grand
Chemin, elle dépasse la limite du jardin, puis celle du champ pour traverser ensuite,
comme une automate dénuée de raison, le petit ruisseau. Le contact de l’eau vive
semble la réveiller un instant, le temps de poser pied sur l’autre berge humide. Ainsi
lancée, elle se dirige tout droit vers l’étable du Raymond d’où résonnent à présent
des centaines de bêlements impatients.
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Le magnifique
Arrivé dans la cuisine :
— Enfile un pull ou une veste, mon grand, il fait froid ce matin...et n’oublie pas tes
chaussons.
De retour dans la pièce éclairée, la porte à peine franchie Moïse le questionne :
— Tu t’es déjà occupé des animaux ?
Signe de tête affirmatif de Tristan attentif à sa tâche administrative .
— Attention le lait est chaud.
— On pourra y aller ? Parce que moi, j’aime bien moi, m’occuper des animaux.
— Non ! Tu n’as pas le temps. Ce matin tu pars de bonne heure. Après mangé tu te
fais beau, pour ton rendez-vous, puis tu attends Marie-Caro qui t’accompagne chez le
juge.
— J’aime pas être beau. À quelle heure, elle descend ?
— Dans une heure, répond Tristan le stylo bille coincé entre les dents. En attendant,
elle m’a dit qu’elle serait ponctuelle, alors à toi d’être prêt à temps. C’est toujours
trop chaud ?
— Oui. C’est quoi la confiture ?
— Du coing et de la fraise.
— Non, j’aime pas, bougonne Moïse revêche.
— Tu veux goûter à la brioche que j’ai faite ce matin ?
— Ça, s’est de la brioche ? Ben dit donc, rigole doucement Moïse.
— T’as goûté à ma brioche au moins avant de dire j’aime pas, petite peste ?
— Un petit bout. Il goûte du bout des lèvres avant de lâcher un « J’aime pas ».
— Merci, je n’en ferai plus.
— Pourquoi ?
— Si tu n’aimes pas, je n’en ferai plus, je voulais te faire plaisir. Tant pis.
Moïse ressent le trouble de Tristan grognon qui branche la radio.
— Pierre et Lisa, peut-être eux qu’y z’aiment.
— ...
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— J’arrive même plus à avaler le lait, j’ai mal au ventre. J’ai bu le jus de pomme et là,
ça fait mal. J’aime pas avoir mal...
...peut-on parler d’un nouvel élan pour le syndicalisme de...
— J’aime pas le beurre...
...le succès de la mobilisation contre le CPE ne doit pas masquer la baisse de
fréquentation de la...
— Ça m’a calé, là. Moïse repousse sa chaise.
— Non ! Tu finis ce que tu as commencé. En plus le lait ça fait grandir, tes os ont
besoin de calcium si tu veux rester « le magnifique ».
— Je sais pas pourquoi, je crois que je vais vomir, je n’ai pas envie de grandir.
...les discours sur la mondialisation sont éclatés...
— J’ai mal au ventre, un peu (soupir du jeune garçon)
...le temps va s’améliorer dans la journée, de belles éclaircies prévues dans l’est de la
France...
— Beurk
...avec vous Olivier, à neuf heures pour d’autres informations...
— J’ai fini !
...je vais faire aujourd’hui quelque chose que je n’ai pas l’habitude de faire...
— J’ai fini ! Oh ! Tristan !
Sortant la tête des factures.
— Oui ?
— J’ai fini.
...critiquer un concert qui a eut lieu hier soir au Châtelet...
— Je pose là ? demande Moïse debout devant lui, tenant négligemment son bol.
— Mais non, dans l’évier, sot que tu es.
...Gustave Mahler...
— Tu vas t’habiller à présent, d’accord ? et tu te fais joli, mon grand.
— Tu te fais beau, mon grand, marmonne Moïse qui d’un sourire ironique se moque
de Tristan.
...les amours célestes de ses enfants morts...
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la femme bonhomme
— ...et tu fais ton lit ! lance Tristan un peu plus fort
...comment peut-on chanter cela avec la joie et le sourire aux lèvres ?...
— ...et tu fermes la porte , crie Tristan.
...finalement à quoi sert la perfection...
— ...et tu éteints les lumières, et tu te coiffes aujourd’hui, soupire Tristan, bras
ballants le long de sa chaise.
... « Gloria » de Mozart par l’orchestre des Champs Élysées...
Six ans, le gamin, qui en paraît déjà dix. Le juge va décider ce matin de son
placement pour l’année à venir.
Marie-Caroline arrive en trombe, embrasse Tristan au passage,
— C’est bon ? Il est prêt « le magnifique » ?
— Il arrive.
— Dis-lui de s’activer. Je sors la voiture du garage. Je l’attends.
Moïse revient tout propre vêtu en bougonnant.
— Je ne veux rien dire au juge qui m’énerve, il est méchant.
— Pourquoi ?
— Il décide ce que je ne veux pas.
Tristan relève la tête et observe attentivement Moïse.
— Tu veux quoi exactement ?
— Être avec mon papa et ma maman.
— Tu sais pourquoi, tu n’es pas avec ta maman et ton papa ?
— ...
— Il me semble que le juge des enfants est là pour ton bien, pour que tu sois en
sécurité, il prend ta défense et c’est ton porte-parole. Dis-lui que tu ne l’aimes pas si
tel est le cas, mais sache que tu peux lui faire confiance. C’est un homme qui te
protège. C’est un homme ou une femme, le juge ?
— Oui, madame Unedelille
— Elle est gentille ?
— Pas trop.
Le klaxon de la voiture retentit.
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Moïse lâche dans un soupir, boudeur.
— Pff déjà, et j’ai même pas vu les veaux. M’en fous, au retour j’irai avec le cousin
Raymond.
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Un vieux célibataire
Fourche à la main, dans la chaleur de l’étable illuminée, Raymond affourage les
bêtes en attente derrière les cornadis fermés. Une ration de céréales mélangées pour
chacune des gestantes. Aucune cette nuit n’a voulu mettre bas. Une double boîte,
avec une dose de soja pour les allaitantes. Les derniers agneaux sont encore en case
d’isolement avec leur mère.
Qui saura libérer le monstre en toi ?
Qui expulsera l’immonde qui te ravage l’intérieur ?
Range ta sourde colère. Attends ta délivrance.
Le repos apaisera ta douleur.
Raymond vivait de peu, survivait bien. Il aimait voir arriver en fin d’année le
représentant de matériel agricole, qui, trop content de tenter de lui vendre au prix
fort une nouvelle machine moderne, lui laissait en appât, un calendrier avec de belles
photos de filles dénudées. Ces cadeaux de fidélité s’accumulaient en nombre
impressionnant sur le clou contre la poutre de sa fromagerie. Malgré les nouveautés,
seule la photographie d’une jeune fille blonde allongée dans le foin était d’actualité.
Un gros pâté entourait la date du 21 du mois de juin. Cette page ne devrait jamais
être tournée.
Menuette, pieds tendus en pointe, Lisa prolonge plus haut sa main et à bout de
doigts, ouvre à grand peine la porte métallique de la stabulation.
Le soleil rasant du petit matin transperce la chemise de nuit de l’enfant cristal.
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Fugue
— Allo Tristan, C’est Marie-Caro.
— Oui. Que t’arrive-t-il ? Tu as l’air énervée ?
— C’est Moïse, il a fait une fugue.
— Comment ça une fugue ?
— Je me suis arrêtée juste le temps d’acheter un pain de deux et hop, il a disparu .
Ça fait une demi-heure que je le cherche. Fait chier !
— Attends un peu près du véhicule. Il t’a peut-être suivie dans la boulangerie. Tu es
où ?
— Route de Nantes, à côté de l’auto école.
— Oui je vois. Ne bouge pas d’où tu es. Redonne-moi ton numéro de portable. Je
préviens le Juge de votre retard. On s’appelle dans dix minutes.
—D’accord. J’attends à côté de la voiture.
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Panique
— Lisa ! Lisa ! Où es-tu ? Lisa !
La voix de Tristan ne dissipait guère la brume qu’installait son inquiétude
progressive.
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Célibataire et solitaire
Depuis le décès de sa mère, Raymond n’avait jamais pu prendre contact avec
d’autres personnes que les clients qui continuèrent à acheter les fromages, un peu
par souci de solidarité, surtout pour ce goût inimitable que Raymond avait su
reproduire malgré la disparition de sa maman. Seul dans le travail, seul dans sa
maison, il combinait sa vie au rythme de celle des animaux. Jamais il ne demandait
d’aide, ou plutôt si, une fois il fit appel à son voisin Tristan.
C’était la nuit et ce fut Marie-Caroline sa bien aimée cousine et à l’occasion la femme
du Tristan qui vint à son chevet. Faut dire qu’il était parvenu à grand-peine à se
confectionner une attelle pour consolider son bras gauche qu’un mauvais coup de
sabot avait brisé. C’était la fièvre à trois heures du matin qui lui commanda de
composer le numéro de téléphone de ses voisins de la ferme du Grand Chemin. Dans
son état normal, il n’aurait pu se conduire de la sorte. Demander un coup de main
risquait d’affaiblir sa notoriété de débrouillard, mais la douleur passa outre ses
résolutions.
Le service des urgences n’eut pas le temps d’entretenir une relation durable avec ce
rustre bonhomme, tant son souci de regagner son domicile au plus vite fut la
constance de ses plaintes.
Raymond estimait qu’au bout de quatre mois de port du plâtre, le petit moment
recommandé par le médecin de l’hôpital avait assez duré. Sa cousine Marie-Caro
aurait pu lui lire les convocations aux visites médicales enterrées dans la pile de
lettres qu’il n’ouvrait pas. Une irritation due au cumul de crasse entre la peau et la
bande devenue grise activa l’apparition de champignons peu odorants. Raymond
utilisa alors le sécateur de parage de pied des brebis pour venir à bout de cet
élément gênant qui lui révéla la petitesse de son bras d’ancien bûcheron, réduit à la
simple musculature d’un adolescent en pleine croissance. Avec un peu de bombe
désinfectante à base de bleu de méthylène, il s’administra lui-même les piqûres du
reste de flacon d’antibiotiques dont il s’était servi pour la parturiente 4012 morte
avant la fin de son traitement. Sa fesse gauche garde encore les marques des grosses
aiguilles employées, seules capables de percer le cuir des animaux.
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Le fantôme invisible
Après un signalement de l'assistante sociale à propos du comportement de Tatie
Marie-Caro d'une part sur l'intégrité physique de Moïse à la suite de l'incendie chez
Camille la potière et d'autre part sur son attitude provoquant la fugue du gamin,
Moïse fut placé en institution et revint seulement en vacances scolaires à la ferme du
Grand Chemin.
Le père de Moïse, Steven, savait très bien où résidait son enfant. Il lui rendait visite
sans autorisation légale. C’était un alcoolique notoire, violent. Il avait trois enfants
placés dont Moïse à la ferme du Grand Chemin. Il surveillait les allées et venues de
Tristan et s’engouffrait en cachette dans la vie de Marie-Caro lorsqu’elle était seule.
Comment arriva-t-il à séduire la jeune femme ? Cela appartenait au domaine de
l’absurde et de concours de circonstances. Toujours est-il qu’une après-midi il
parvint à enlacer Marie- Caro qui, suite à une journée harassante, céda sous ses
avances. Celle-ci se trouvait dans une mauvaise période conjugale. La relation avec
Tristan devenait compliquée. Il ne cessait de travailler, prenait des responsabilités
au niveau syndical et devint administrateur de la coopérative agricole. Pressenti pour
représenter les éleveurs ovins aux élections de la chambre d’agriculture, il cumulait
la fonction avec celle de président de la CUMA 1 . C’est dire la somme d’heures
passées à l’extérieur de la maison, sans compter les travaux de la ferme.
Marie-Caro se raccrochait auprès de Lisa et Pierre tout en désespérant de ne jamais
retrouver leur père, son amoureux d’antan.
Physiquement, elle se sentait délaissée, abandonnée. L’arrivée de Steven fut une
aubaine joyeuse avec à la clé de leur aventure la crainte de l’apparition inopportune
de Tristan. Cette crainte se modifia en angoisse dès l’instant où Steven devint un peu
plus insistant, jusqu’au jour où il devint violent. Il menaçait de tout révéler à Tristan
si elle se refusait à lui. Prise au piège de sa débandade amoureuse, Marie-Caro
demanda l’aide de Camille la potière. Celle-ci, plus jeune mais ne craignant pas les
menaces du Guadeloupéen, se chargea à son tour de menacer Steven de le dénoncer
aux services sociaux parce qu'il outrepassait ses droits de visite imposés par le juge
des enfants. Vexé et furieux, il délaissa sa relation avec Marie-Caroline qu’il trouvait
flétrie et s’empressa de harceler Camille. Elle se contenta de lui faire promettre de
laisser tranquille sa voisine. En échange, elle accepta quelques petites parties de
jambes en l’air avec lui. Elle le considérait comme un vulgaire gigolo pas mal fait de
sa personne. L’alcool devint sa drogue nécessaire pour subir entre autres la brutalité
de l’individu.
102
la femme bonhomme
1 CUMA : Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole.
103
la femme bonhomme
Découverte suspecte
Arturo entreprit de creuser les fondations pour les quatre piliers nécessaires à
l’appentis sous l’œil morne de Shepa, de l'inséparable Colibri et des juments avides
d'animation. Au troisième trou, la bêche fut bloquée par un obstacle incongru. Il
retira un morceau de tissu carbonisé. Shepa releva la truffe, renifla plusieurs fois,
provoquant ainsi la curiosité de Colibri qui se sentit investi d’une mission d’éclaireur,
au cas où il y aurait quelque chose à se mettre sous la dent. Tout en raclant le fond
du trou avec sa boîte de conserve, Arturo sortit tout un tas de petits os. Il conclut
qu’il était sûrement tombé sur le cadavre d’un chien ou d’un animal appartenant aux
anciens propriétaires du lieu. Pourtant sa conclusion se changea en perplexité
lorsqu’il démonta un objet dur et rond légèrement fondu. C’était une chevalière. La
chevalière d’un homme. Les petits os constituaient une main humaine. Quel que soit
l’âge du gisant sous ses pieds, Arturo ne voulait pas être impliqué dans la remise à
jour d’une histoire ancienne. Personne d’autre que lui n’avait vu le squelette. Il
prépara une brouette de béton et déversa la mixture dans le trou. En prenant bien
soin de jeter au fond les petits os et le bout de tissu sortis de leur emplacement
initial. Il glissa la chevalière dans sa poche et s’en alla trouver Marie-Caro.
Dès la présentation de l’objet, elle blêmit tout net, à la manière d’un agneau que l’on
égorge et qui devient livide.
— D’où ça vient ça ?
— Tu as l’air de reconnaître.
— Qui te l’a donné ?
— Je l’ai trouvé.
— Où ? Dis-moi où exactement ?
— Pas loin d’ici.
— C’est pas beau ça Arturo, c’est pas beau. Débarrasse-t-en vite. Et que personne ne
te voit. S’il te plaît fais-moi plaisir, brûle-la, fais-en ce que tu veux, mais ne la montre
à personne. C’est trop de malheur concentré.
— Ouh là là ! Je ne pensais pas que ma découverte serait si dramatique. Bien. Bon. Je
crois que le mieux est de la remettre là où je l’ai trouvée, non ?
— C’était où ?
— Je ne te dirai rien, comme ça tu ne seras pas tentée de la rechercher.
— Tu as raison. Fais ce que tu as à faire et reviens me voir après.
104
la femme bonhomme
Arturo noya la chevalière au milieu du béton avant qu’il ne durcisse, puis revint
auprès de Marie-Caro.
— À présent, peux-tu m’expliquer ce que tout cela signifie ?
105
la femme bonhomme
Entre les mains du rêveur éveillé
— Oulo qui vient là ? Que t’arrive-t-il ma puce ? Tu es partie de ta maison ?
— J’ai froid.
Raymond s’approcha de la petite Lisa l’enroula dans sa veste, souleva de terre le
paquet pour le déposer sur une botte de foin à peine entamée.
— Là ne bouge pas, lui dit-il en lui frictionnant le dos avec le plat de sa main. Je vais
traire Léonce et tu boiras du lait chaud. Tu veux bien ?
— Oui répondit Lisa, tête rentrée dans les épaules, les yeux pétillants devant la
gentillesse du tonton. Qui est Léonce ?
— La grande vache du fond, tu vois ? La toute noire. Tu vas voir comme elle est
gentille.
Il lui désignait la seule vache du troupeau qui possédait encore des cornes. Le rôle
de Léonce était de complémenter parfois les veaux des génisses qui manquaient de
lait. Léonce fournissait également le lait à Raymond qui le mélangeait avec celui des
vingt-trois chèvres, donnant au fromage une douceur agréable au goût des
acheteurs. La robe sombre de Léonce soulignait sa différence d’avec le troupeau des
limousines. Celles-ci avaient élu la laitière comme bouc émissaire et seule la menace
des cornes rappelaient aux plus hardies de garder une distance raisonnable.
***
Savoir comment Moïse était revenu en auto-stop jusqu’à la ferme de Chanteloube
chez le grand cousin Raymond, relève de l’incompréhensible. On le connaissait
débrouillard, mais à ce point, il entrait dans la catégorie des petits génies.
Toujours était-il que le petit bonhomme du haut de ses six ans un quart, descendit de
la voiture avec toute l’assurance d’un jeune majeur. Il se précipita dans la bergerie
où il était certain de voir les veaux, les agneaux et Raymond. Une belle surprise
l’attendait, elle se prénommait Lisa.
— Je viens nourrir les petits agneaux. Pourquoi es-tu là Lisa ?
— J’attends maman.
— Elle est en ville chez le juge.
— Je sais. Mais pourquoi tu n’es pas avec elle ?
— Je ne voulais pas voir cette femme. Je préfère les animaux.
106
la femme bonhomme
Raymond repose sa fourche.
— Ah ben ça par exemple ! Vous vous êtes donné rendez-vous ici ou quoi ?
Il y avait un peu de moquerie dans ses paroles teintées toutefois de notes sévères.
— Bon. On va donner les biberons. Après, je vous ramène chez vous.
Lorsque Raymond débarqua à cheval tirant le tombereau, deux petites têtes
minuscules sursautaient à chaque nids-de-poules du Grand Chemin. Dans la cour de
la ferme, régnait une espèce de panique non décelable mais réellement visible dès
l’instant où Tristan et Marie-Caroline aperçurent les garnements. Le vert d’angoisse
avait cédé au rouge-colère. La brutalité des gestes avait toutefois du mal à transcrire
la joie de les embrasser. Pierre rigolait de retrouver Lisa et son copain Moïse. Il
voulait absolument monter lui aussi dans le tombereau du Raymond.
107
la femme bonhomme
Alors, raconte
Marie-Caro s’approcha de la fenêtre. Elle suspendit son regard au-delà des buis
taillés au cordeau.
— Je ne pensais pas que cette histoire allait ressurgir de mon vivant. C’est pas joli,
joli à entendre.
— Essaie toujours, lui répondit Arturo. Il s'installa sur la chaise en bout de table.
— Ça s’est passé il y a quelques années en arrière dans la maison où habitent Moïse,
Anita et Fleur à présent. Une après-midi, j’entendis des cris provenant de l’atelier de
Camille. Je traversais une période assez difficile, voire angoissante. Ni une, ni deux,
je chargeai le fusil de chasse de Tristan et me pointai là-bas. Avec le bout du canon,
je poussai la porte entrebâillée. Il ne m’a pas fallu beaucoup d’explications pour
comprendre ce que Steven faisait subir à Camille. Son visage était en sang. Il l’avait
bâillonnée de sa main. Elle sous lui, il la besognait violemment. Lorsqu’il me regarda,
je le menaçai de mon arme. Il rigola.
— Ne serais-tu pas jalouse ? T’inquiète, je finis la petite et je m’occupe de ton cas
après. Et pose ton engin, c’est pas pour toi. Tu peux continuer à regarder si tu veux.
— Laisse-la tranquille. Je ne te le dirai pas deux fois.
Voyant ma détermination, Steven se leva et tout en discutant il s’approchait de moi
en essayant de m’apaiser.
— Ne bouge pas ou je tire.
Il était déjà si près, j’avais si peur. Il glissa son annulaire dans le canon.
— Tu vois ma belle, si tu presses sur la gâchette, la cartouche t’explose en pleine
figure.
Puis comme les flots qui rompent la digue, mes paroles jaillirent à la file :
— Laisse-nous tranquille ! Fous le camp d’ici. Fous le camp de notre vie. On ne veut
plus te voir.
J’entendais le cliquetis de sa chevalière sur le métal. Je me suis sentie défaillir
jusqu’à ce que j’aperçoive Camille debout derrière Steven brandissant au-dessus de
sa tête un buste en marbre. Tout a été très vite. La sculpture s’est effondrée à
l’arrière du crâne, ce qui lui a défoncé les os. J’ai crié. Mes doigts se sont crispés
d’un coup et j’ai appuyé sans le vouloir sur les deux gâchettes, l’une après l’autre. La
sculpture tomba au sol. Un bout de nez se brisa contre une dalle en pierre avant de
s’immobiliser entre les pieds de l’homme avachi.
Les détonations ont raisonné longtemps dans l’atelier. J’avais les oreilles pleines. La
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la femme bonhomme
poitrine de Steven fut secouée de spasmes avant qu’il ne s’écroule au sol. Du sang et
le silence. Le silence et l’odeur de la poudre. L’odeur de la poudre et nos yeux noyés
de larmes. Nos larmes et le silence. Du silence et le sang, bien présents. Le tout
recouvrait la forme compacte, inerte du corps étendu à nos pieds. Nous restions
immobile un moment, jusqu’à ce que la voiture de Tristan entre en trombe dans la
cour de la ferme. C’était lui qui était chargé de récupérer Pierre et Lisa à la sortie de
l’école après sa formation dont le thème était « la prise de parole en public ». Je ne
sais pas pourquoi, je me souviens de tous les détails. Je glissai le fusil sur le
sol, retirai ma blouse tachée et avant de sortir de l'atelier lui demandait de nettoyer
tout ça.
— Je fais manger les petits et je repasse ce soir après les avoir couché. Ça va aller,
Camille ?
— Qu’est-ce que je fais moi ?
— Rien. Ne bois pas toute la bouteille, tu m’en laisseras une goutte. On va en avoir
besoin.
— Et puis ?
— On avisera tout à l’heure, à tête reposée.
Une tache rouge s’élargissait sur le parquet.
— Nettoie tout ça et attends-moi.
Dès que Moïse est arrivé avec le taxi du conseil général pour le week-end chez nous,
nous mangeâmes rapidement. Le repas fut expéditif. Comme à son habitude, Tristan
n’avait pas le temps. Il repartait vérifier les agneaux que j’avais séparés l’après-midi,
puis filait en réunion de CUMA. Il risquait de rentrer très tard, car c’était
l’assemblée générale.
— Demain je fauche. Si tu pouvais faire le plein du tracteur, ça m’avancerait. À tout à
l’heure ma chérie, m’avait-il dit en claquant la porte.
Avec Camille, nous nous retrouvâmes dès que les trois enfants s’étaient endormis.
— Il est bien mort ? chuchotai-je à Camille.
— Regarde par toi-même. Le corps de Steven était ficelé, ligoté dans un drap taché,
tel un rôti de porc.
— Aide-moi, lui ordonnais-je.
J’avais approché la brouette. C’était fin juin. La nuit tombe très tard en cette période.
109
la femme bonhomme
Nous avons traversé la route dans la crainte de nous faire surprendre par quelqu’un.
Une fois derrière la grange, vous avons jeté le colis au fond de la fosse de Camille.
Ensuite j’ai déversé un bidon complet de gazole et nous avons mis le feu. L’odeur
était horrible. Personne du voisinage n’aurait rien dit parce que nous avions
l’habitude de brûler ainsi les petits agneaux morts-nés. Au bout de deux heures, nous
avons déversé deux sacs complets de chaux vive. Après cela, il suffisait de reboucher
le trou avec la pelle et la pioche. Camille ouvrirait une autre fosse pour extraire sa
terre glaise. Ni vu, ni connu. À minuit tout était fini. Nous nous sommes séparées
sans un mot.
Ce soir là, je m’écroulai dans le lit après une vraie bonne douche durant laquelle
j’avais eu besoin de me décaper énergiquement, de me brosser à fond. J’avais
l’impression d’être recouverte d’une crasse indélébile.
Dans la nuit, le contact de Tristan me fut insupportable. Je me relevai pour faire
tourner la machine à laver le linge. Par la fenêtre je vis de la lumière chez Camille.
Elle me raconta plus tard qu’elle façonnait l’ébauche du buste de Moïse commencé
avant l’incendie de l’atelier. Elle butait sur les yeux. À chaque tentative, l’expression
ressemblait un peu trop à celle de Steven. Quoi qu’elle fasse, elle retrouvait toujours
la puissance de ce regard un peu trop vivant à son goût.
110
la femme bonhomme
Réunion de famille
Camille était présente lors de l'enterrement de Marie-Caro. Elle ne connaissait
personne. Personne ne semblait la connaître. Mais alors qui l'avait prévenue ? Peu
importe. Lorsque Moïse se trouva en face d'elle, un frisson lui parcourut l'échine.
C'était le portrait craché de Steven, son père. Et les yeux ! Bon sang, ce regard
qu'elle avait tant de fois essayé d'effacer. Quelle puissance. Elle ne put que baisser la
tête, car elle était certaine que lui l'ait reconnue.
Effectivement, Moïse avait tout de suite su qui était cette dame seule avec son grand
chapeau de feutre. Il s'approcha d'elle pour la saluer.
— Bonjour madame, je crois que nous nous connaissons.
— Tu n’as pas changé Moïse. Tu sais que je te croise tous les jours dans mon atelier,
tu es haut comme ça. Elle posa sa main à plat à un mètre du sol.
— Ah oui ! Je me souviens. Vous aviez fait ma statue. J’avais super peur de vous. Je
vous prenais pour une sorcière. Et le buste ? Qu’est-il devenu mon buste pour lequel
j’ai failli mourir ?
— Ne m’en parle pas. Ce n’est pas un très bon souvenir, ni pour toi, ni pour moi.
Après l’accident, quand je suis rentrée de l’hôpital, j’ai mis de côté tous ces moules
lors du déménagement. Et puis quelques années plus tard, j’ai tenté de reprendre les
ébauches avec plus ou moins de succès. Certains bustes étaient réussis, d’autres
non.
— Et le mien ?
— Le tien est toujours en chantier.
— Depuis tout ce temps ? Ça doit faire plus de quarante ans...
— Non, déjà ? Comme le temps passe. Maintenant que je t’ai vu, je crois que je vais
l’achever et te l’offrir, en souvenir du « magnifique ».
— Merci madame Camille. Où habitez-vous à présent ?
— Du côté de Civray.
— Je ne vous ai jamais croisée.
— Je reste discrète. Je sors peu. J’ai lu dans le journal la disparition de ta tatie.
Tu es toujours resté ici toi, à la ferme du Grand Chemin ?
— Et oui, et j’habite même dans votre maison atelier avec ma petite famille.
— Oh ! Bien. Te voilà donc marié et papa ?
111
la femme bonhomme
— Oui. Justement, à ce propos, je vous présente Anita, mon épouse. Anita, voilà
Camille la potière dont je t’ai déjà parlée.
— J’espère qu’il n’a pas été trop sévère à mon égard. Bonjour madame.
— Bonjour madame Camille. Disons que vous l’avez marqué, c’est le moins qu’on
puisse dire. Voilà Fleur, notre fille et Aymerick, son frère.
Camille se déplia un peu devant les grands enfants qui la dépassaient d’une bonne
tête. Elle avait l’œil exercé pour remarquer tout de suite que l’aînée, Fleur, ne devait
sûrement pas avoir le même père que Aymerick.
— Vous faites toujours de la poterie ?
— De la sculpture, oui. D’ailleurs, si vous voulez passer chez moi, je vous présenterai
Moïse lorsqu’il était petit.
— C’est vrai ? Vous l’avez peint ?
— Sculpté en pied à quatre ans, puis modelé son buste à six.
— Terrible ! dit Aymerick. Je voudrais bien voir ça.
— Génial, papa. Et vous en avez fait d’autres comme ça ?
— Raymond, vous connaissiez Raymond ?
— C’était le cousin de Marie-Caro, précisa Moïse, mais c’est vieux.
— J’ai aussi façonné Marie-Caro quand elle était plus jeune que vous, Anita.
— On ira voir ça.
— Je crois même que je vais poser cette sculpture sur sa tombe, si la famille m’en
donne l’autorisation.
— C’est assez macabre, mais pourquoi pas, répondit Moïse.
Arturo s'inclina devant Camille. Ils échangèrent des banalités poliment. Quelques
détails insignifiants sur la vie de Marie-Caro les rapprocha un peu plus. Il voulut lui
présenter les changements effectués dans la ferme du Grand Chemin depuis qu’elle
était partie. Il lui fit lever les yeux sur la salle d’accueil où ils se trouvaient. Bien que
transformée, tout de suite, elle reconnut la poutre sous laquelle elle avait découvert
le corps de Tristan suspendu. Le gîte de groupe lui rappela l’endroit où étaient
attachées les vaches que Marie-Caro devaient traire matin et soir.
Par contre, l’aménagement du gîte rural fut une belle surprise tant la restauration
était bien réussie. Elle ne tarissait pas d’éloges pour Arturo qui avait travaillé. Il
tenait absolument à l’emmener derrière les bâtiments pour qu’elle voit le hangar à
bois.
112
la femme bonhomme
Elle le suivit à petits pas et eut un mouvement de recul en débouchant sur le lieu
pourtant bien différent.
— Oh ! dit-elle, je ne reconnais rien du tout.
— Racontez-moi comment c’était avant.
— C’était un champ dans lequel j’extrayais la terre glaise pour la poterie. Vous avez
bien travaillé. Bravo. Retournons à l’intérieur, j’ai un peu froid.
— C’est drôle, en creusant les fondations des piliers, j’ai fait une étrange découverte.
— Ah oui ! Quoi donc ? Un trésor ? Racontez-moi, mais marchons, voulez-vous, j’ai
peur d’attraper froid dans ce courant d’air.
Arturo lui saisit doucement le bras et la guida vers la cour tout en continuant son
discours.
— Pas un trésor, non, juste une chevalière.
Camille se racla la gorge. Elle ne fit pourtant rien paraître de son émotion.
— Et, hum, vous l’avez gardée ?
— Non, Marie-Caro m’a demandé de la noyer dans le béton.
— Vous la lui aviez montrée ?
— Oui, et elle m’a raconté l’histoire...
— ... Toute l’histoire ?
—
Oui, Camille, toute l’histoire.
Un silence s’établit en même temps que leurs pas stoppèrent devant le bassin de la
source au centre de la cour. L’eau coulait.
Quel que soit le temps,
quelle que soit la saison,
l’eau coule imperturbable.
— Marie-Caro a bien fait de vous dire de faire disparaître cette chevalière. Vous avez
bien fait de l'écouter, Arturo. Il est des choses qu'il vaut mieux oublier.
113
la femme bonhomme
La bonne fame
Arturo proposait d’installer la caravane derrière la grange. Marie-Caro s’y opposa
formellement.
— Ce n’est pas un endroit formidable. Trop à l’écart de la cour.
— C’est bien, au contraire. Je recherche cette tranquillité, soutient Arturo.
— Non ! Tu ne peux pas t’installer là-bas ! On risque de me demander un permis de
construire et je n’ai pas envie que cela dénature l’ensemble de la ferme. Jamais
personne n’habitera derrière la grange. C’est dit. Marie-Caro avait si bien appuyé sa
décision qu’il semblait inutile d’insister sur le sujet.
Pourtant Arturo revint à la charge.
— Et la caravane alors, on l’entrepose où si on doit aménager la salle d’accueil ?
— On la vend, et puis c’est tout.
— Donc, je n’aurai plus de chez moi ?
— Ton chez toi est ici, Arturo. Ne vois-tu pas que ce que je possède t’appartient à toi
aussi ! N’as-tu donc rien compris ? Tu veux que je te fasse un dessin ou une
déclaration d’amour couchée sur papier à en tête ? Es-tu aveugle au point de nier
l’évidence de notre relation ?
Rémy et Moïse se sentaient de trop dans cette conversation privée.
— Si vous voulez, on peut vous laisser en parler entre vous.
— Non ! Restez vous deux. Concernant la ferme du Grand Chemin, ce que je dis à
l’un est valable pour vous aussi. J’ai fait les démarches nécessaires pour qu’à l’avenir
vous ne soyez jamais sans toit, ni vous, ni vos enfants.
— C’est quoi cette nouvelle ? demanda Arturo étonné.
— Rien pour l’instant. Vous saurez tout en temps voulu. Arturo, tu vends la caravane
et tu viens habiter ici. Il y a de la place à l’étage. Ça tombe bien, je veux nettoyer la
chambre des jumeaux. Sinon, il te reste la possibilité d’utiliser la seconde chambre
du gîte, à côté de celle de Rémy.
Le ton de Marie-Caro était autoritaire voire cinglant. Elle avait l’air contrarié.
— Soit, dit Arturo en avalant sa salive.
Il lui saisit les mains qu’elle avait serrées contre sa poitrine.
— Je suis très touché par ce que tu viens de dire. Nous respecterons tes choix. Mais
114
la femme bonhomme
une dernière question reste en suspens. Que faire du bois de chauffage entreposé
dans le fond de la grange ?
— Bonne question. Le bois de chauffage peut tout à fait trouver sa place sous un
hangar que vous construirez à moindre frais derrière la grange. Pour ce genre de
travaux, il n’y a pas besoin d’autorisation administrative. Allons voir sur place.
Ils sortirent tous les quatre. Anita promenait Fleur. Arturo et Marie-Caro
cheminaient l’un à côté de l’autre dans la même direction. Ils ne se regardaient pas
vraiment. Ils s’écoutaient, se comprenaient.
Il est des rencontres improbables aussi puissantes que les éléments naturels entre
eux. La conjonction des uns et des autres peut provoquer de merveilleuses choses ou
a contrario de véritables désastres.
***
Le buste en marbre de Marie-Caroline trônait sur la dalle de granit au cimetière du
village. Camille l’artiste, n’avait pas accentué les traits fins de Marie-Caro pour
tenter de traduire le caractère volontaire de cette femme. Les cheveux tirés en
arrière étaient rassemblés en un chignon malheureusement brisé. Le bout du nez
cassé lui aussi, ainsi que le saillant d’une pommette, donnaient à cette sculpture une
expression particulière. Avec le temps et le passage des intempéries, le surnom de
femme bonhomme prit toute son ampleur.
à suivre : Conjonction d'insubordination
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la femme bonhomme
Conjonction d'insubordination
La voix du guide touristique raisonnait au-delà de la halle de Mortemart. Celui-ci
égrennait les anecdotes du château dont les tours avaient été rabotées lors de la
Révolution française.
La halle, vide habituellement, s'animait les dimanches en été, où des artisans locaux
venaient exposer le produit de leur travail.
Appuyée contre un pilier, Marie Caroline admirait la fidélité des ombres. Plates et
basses, elles épousaient hélas, la finitude liée à leurs limites respectives. Raymond se
trouvait là, bête et nu, face à elle, belle émue.
— Raymond, je suis enceinte.
Le ciel teintait de gris les flaques déjà sombres. Un souffle de vent venu des Monts
de Blonds leur chatouillait les narines. L'air était fade, un peu amer.
Et l’eau coulait entre leurs pieds, après avoir ruisselé sur leurs visages. Une fin
d’été, ressemblant au silence. La pluie ploc claquait les flaques floc. Dressées comme
barricades sommaires, les branches tortueuses, prenaient au piège leurs paroles.
Reliefs de vie gonflée d'envie accrochés dans les cimes des arbres.
C'est fou comme un petit gravier peut retenir l'attention d'une personne. Raymond
titillait de la pointe de son soulier un caillou. Il devient le seul objet présent au sein
d'une conversation embarrassante. Fascinant. Le petit cailloux crissait sous la
semelle de crêpe du garçon.
Les hommes ne s'enflent que de vent.
Un simple accroc suffit à les dégonfler.
***
Les deux jeunes gens travaillaient dur physiquement sur la ferme du Grand Chemin,
lui dans les champs, elle auprès des bêtes. Les feux de la Saint-Jean apportaient fête
au village. Timides autant que délurés, Marie-Caroline et Raymond participaient
activement à ce rassemblement, véritable beuverie, tout au long d'une nuit
particulièrement bien étoilée. Ils étaient jeunes.
Ils rentraient du bal. Ils revenaient ensemble sur le chemin. Lui, désigné responsable
de sa petite cousine, la raccompagnait à la maison. Avant d'arriver, ils furent saisis
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la femme bonhomme
par l'odeur des foins coupés que la fraîcheur de la nuit venaient délicieusement
escagasser leurs sens. La soirée était douce. Elle portait une jupe légère, un
chemisier coloré. La langueur de la nuit les invita à s'allonger auprès d'une
remorque non déchargée. L'odeur de l'herbe coupée laissait vagabonder cette liberté
de paroles que prenaient les jeunes gens un peu trop contents de se retrouver seuls
à rêvasser.
Des rêves, ils en avaient. Cousin cousine étaient pétris de bonnes intentions pour
quitter leur campagne. Marie-Caroline ira en ville et ouvrira un magasin de fleurs ou
sera couturière. Lui, achètera un camion et transportera des marchandises dans tout
le pays et même au-delà si possible. Quelques rires fusèrent entrecroisés de soupirs.
L'interdit sonna à leur porte. Il suffit de fermer les yeux de se laisser porter par les
caresses du vent. Était-ce bien lui qui se faufilait sous les chemises entrouvertes ? Le
temps se pressa. Les habits s’affaissèrent. Ce n'était pas la première fois qu'ils
échangeaient quelques attouchements furtifs. Cette soirée-là, marquera les esprits
des jeunes gens.
Elle l’effleura. La bière ingurgitée devait être plus alcoolisée que d'ordinaire, le fond
de l'air plus chaud que d'habitude, Raymond plus entreprenant et Marie-Caroline
plus désireuse d'en connaître sur la vraie vie. Il se serra contre elle.
Il avait son visage à proximité de sa bouche ouverte. Fleurit un baiser, puis un autre.
Les senteurs de la campagne les étourdirent. Le rapprochement des corps traduisit
l'échauffement des esprits, allant de pair avec la collision des sexes. Peu de paroles
furent échangées, sinon celles de prévention, un peu tardives, pour qu'il n'éjacule
pas en elle. C'était trop demander à Raymond, lui qui était si heureux de connaître
enfin une véritable jouissance. Explosive.
Ils ne virent pas arriver l'aube, la fraîcheur déposée sur leurs membres enlacés. À
mesure que leur conscience s'éveillait, ils se bousculèrent l'un l'autre pour retrouver
leurs vêtements. S'en suivit la crainte d'avoir été observé, ou entendu par des
voisins, la crainte d'avoir commis l'irréparable. Cette crainte les fit s'ignorer, s'éviter
durant les semaines suivantes, jusqu'à ce jour, ce dimanche de septembre à
Mortemart, où Marie-Caroline lui annonce l'inévitable.
***
— Ça ne se fait pas entre cousin cousine, tu le sais et nous l'avons fait.
— Oui, c'est mal.
— Non, c'était bien. À présent il faut, soit assumer les conséquences de nos actes,
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la femme bonhomme
soit intervenir en urgence. Tu me comprends ?
— Oui. Faut faire ce qu'il faut. Faut effacer tout ça. C'est pas trop tard ?
— Non. Tu iras voir la mère Truc. Elle connaît le moyen de faire passer. Je
t'accompagnerai. Faut pas attendre.
Avec une main posée à plat sur le ventre, Marie-Caroline secoua la tête en guise
d'approbation.
— Ça va faire mal ? Combien de temps ça va durer ?
Son inquiétude portait plus sur le fait de risquer de louper la traite des vaches.
— Je sais pas. On dit que ça passe vite.
Le guide touristique revenait de son circuit qui en avait intéressé plus d'un.
— Alors les jeunes, vous en faîtes une tête. On vous croirait à un enterrement !
Éructa le père de Marie-Caroline. Vous auriez pu nous aider à ramasser les
châtaignes. Regardez-moi ces grosses !
Il présenta les fruits dodus dans ses mains de paysan rassemblées en large coupe.
Un artisan exposait la laine de ses lapins angora.
— Il fait pas trop chaud pour vendre de la laine ? lui demanda Marie-Caroline tout en
se détournant de Raymond et des autres gêneurs.
— C'est la saison idéale pour tricoter l'angora. Il faut prévoir l'hiver avant qu'il
n'arrive. Les couleurs pastels se marient bien pour la layette également.
Il les avait pris pour un couple de jeunes mariés.
Elle était confuse.
— Je n'ai pas l'âge de me marier, ni celui d'enfanter. Et de toute manière, personne
ne voudra jamais d'une pauvre fille de ferme comme moi.
— Vous m'avez l'air bien amère.
Sa main caressait sans cesse la douceur de la laine. N'eut-été que l'épaisseur de ses
doigts, on aurait pu croire la main de Marie-Caroline appartenir à celle d'un homme.
Malgré ses cheveux coupés courts à demi masqués par une casquette qui donnait à
sa silhouette l'attitude d'un adolescent, elle afficha sur son visage un sourire
emprunt de séduction.
— Une jeune fille aussi belle que vous, ne peut rester seule bien longtemps.
Il planta son regard dans le sien tout en lui rendant son petit sourire.
— Vous croyez ?
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la femme bonhomme
Elle le trouva craquant.
— J'en suis persuadé.
Elle l'imagina beau et tendre à la fois. Elle se perdit un instant dans les yeux clairs
du jeune-homme.
— Marie-Caroline, on s'en va. ! Viens ! cria Raymond.
De la pointe de sa chaussure, elle remua le gravier
— Au revoir dit-elle, peut-être à bientôt.
Avant de rejoindre les autres membres de la famille, elle saisi la carte de visite du
producteur.
— Oui, qui sait répondit-il en considérant la main de la jeune femme. Si, un jour, vous
avez besoin d'un peu de douceur, n'hésitez pas.
Il s'appelait Tristan.
Sa crinière de rouquin et ses grands yeux malins, l'apparentaient à un goupil.
Fin
Pour remercier les lectrices et lecteurs de la "femme bonhomme", je les invite à
partager un verre de troussepinette autour du petit buste de Marie-Caroline façonné
en 1978.
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