la femme bonhomme
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la femme bonhomme
bertrand môgendre la femme bonhomme Publié sur Scribay le 20/02/2016 la femme bonhomme À propos de l'auteur Berger poète ou paysan amoureux des bienfaits de la nature, j'observe les êtres minuscules qui m'entourent. Lorsqu'en ma maison d'accueil s'épanchent les misères des enfants de passage, je leur propose un refuge sous mes ailes déployées et une écoute particulière. En échange, ils me transmettent la rage d'exister. Ainsi s’opère la métamorphose du « croqueur de vies » en « débusqueur de lumière ». À propos du texte La femme bonhomme. Marie-Caroline fait partie de ces minuscules enragées que la vie n'a pas épargnée. Survivante dans sa ferme du Poitou, elle reçoit un jour la visite d'Arturo. Le saisonnier un peu perdu, arrive par le Grand Chemin. À sa suite, d'autres personnages atypiques tels que Moïse l'homme enfant, Rémy le retraité, Camille la potière, viendront animer la cour de la ferme. Ce roman est une sorte de poésie ordinaire vécue avec des personnes rencontrées tout au long de mes pérégrinations. S'il est vrai que Marie-Caroline est l'instigatrice première de cette aventure, allez savoir comment et pourquoi les protagonistes se sont trouvées ensemble dans le même lieu. Licence Tous droits réservés L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur. la femme bonhomme Table des matières Une famille de minuscules enragés Le journalier Bon voisinage Enquête de proximité L'appel de la route Dans la peau d'une femme L'homme bon La vie à l'ombre Réflexion passive Prise de contact Rémy arrive La bonne femme Anita Moïse Changement d'état Savoir ménager une petite place La mise en mode travaux Mise à l'abri Perché sur son arbre Accepter l'enfant qui est en soi Chut Jour de fête Chacun son rôle 3 la femme bonhomme Qui es-tu Xian ? L'éprise de décisions Les grands parents La bonne fin Raymond, le bon homme Innocence Le magnifique Un vieux célibataire Fugue Panique Célibataire et solitaire Le fantôme invisible Découverte suspecte Entre les mains du rêveur éveillé Alors, raconte Réunion de famille La bonne fame Conjonction d'insubordination 4 la femme bonhomme Une famille de minuscules enragés Une famille de minuscules enragés En constante lutte intestine, capable de tuer pour nourrir sa progéniture, la renarde capture mulots et campagnols. L’instinct maternel lui recommande la prudence, à l’approche du terrier, bien dissimulé sous un chêne foudroyé. Ses escapades nocturnes dans le poulailler de la ferme du Grand Chemin donnent de bonnes denrées fraîches. Cependant, elle n’oublie pas le jour où son compagnon fut attrapé. Des mâchoires d’acier mirent fin à sa ruse légendaire. Malgré force hargne, elle ne put desceller le piège et libérer goupil, son aimé. Ici, près d’Usson du Poitou, la tempête avait ravagé les bois. En prévision de la fauche, Tristan dut déblayer les arbres abattus. Tout l’hiver et une bonne partie du printemps, il tronçonna, débarda, débita les fûts ronds enchevêtrés. Mi-juin, il entreprit de couper son foin en vue d’alimenter les troupeaux l’hiver suivant. Installé sur l’exploitation des beaux-parents, Tristan travailla jour et nuit avec la ferme intention de rattraper son retard dans la profession. Venu de la ville, il apprit sur le tas, les ficelles du métier, les habitudes à acquérir pour soigner les bêtes. Bon conseilleur, feu son beau-père lui enseigna les techniques de culture, l’entretien des fossés et des haies. Il lui fit endosser la blouse noire au moment de la négociation du prix des bestiaux, et connaître la manière de discuter avec les marchands d’aliments. Il fit de lui un vrai « agriculteur » comme ils disent, noyé dans la masse identitaire des productivistes, des chasseurs de primes, des demandeurs de subventions. Mais là, c’est taire sa vie de couple avec Marie-Caroline qui, peu de temps après leur mariage officiel, lui offrit deux beaux bébés tout potelés. Pierre et Lisa naquirent le jour de la Saint-Anselme. Une naissance en forme de double cœur qui fit de ces jumeaux un beau cadeau, capable de faire exploser leur joie d’être parents. Pierre et Lisa grandirent dans l’insouciance du moment présent, en pleine nature, toujours à l’affût de nouvelles bêtises. Personne ne pouvait traduire les signes avec lesquels les jumeaux communiquaient. Habillés à l’identique, ils arboraient une vitalité débordante de secrets murmurés. Le papa fut l’artisan de leurs ambitions de conquête du monde vivant. Ma-Caro, la source généreuse des câlins distribués sans retenue par une mère aimante. Moïse, le gamin de l’assistance, partageait leur lieu de vie. À trois, ils gravissaient depuis six ans, les échelons d’une vie de drôles1 bien remplies. Encore en vadrouille, ce samedi du 21 juin, Pierre et Lisa suivaient de loin le travail 5 la femme bonhomme du père. Coupée la veille, l’herbe séchait au soleil. Ils participaient eux aussi aux travaux en ramassant le ray-grass par poignées, qu’ils envoyaient en l’air contre le vent. Turbulents, ils se transformaient en épouvantails. Un peu plus tard, espiègles, ils entassaient le foin aéré, pour s’y cacher dedans. Mais, la faneuse du gros tracteur paternel venait régulièrement éparpiller leur cabane. Au cours de l’après-midi, les andains bien alignés dessinaient le champ en forme de labyrinthe, véritable terrain de jeu monumental. Les routes et les monts, joliment arrangés par la machine bruyante, ne devaient en aucun cas être bousculés, sous peine d’une dispute en règle. Impressionnés par la grosse presse, ils regardaient le monstre rouge et jaune avaler d’un côté le fourrage en roule et le recracher derrière sous forme de grosse boule serrée bien ficelée, impossible à déplacer. Les signes du père, jetés du haut du Massey Fergusson puissant, en réponse aux jolies petites mains agitées à chaque passage, rendaient l’atmosphère laborieuse plus légère pour lui, plus frivole pour eux. La vitesse régulière, le ronron de l’habitude, le bruit étourdissant de la botteleuse, fatiguaient Tristan. Harassé mais volontaire, il craignait l’arrivée de l’orage. Appliqué, soigneux, soucieux de bien ratisser sans rien oublier, il poussait à fond le moteur. Il n’aimait pas trop que les enfants dérangent les andains. Il fut soulagé de ne plus les voir dans le champ, à l’endroit habituel d’où ceux-ci envoyaient des petits coucous-bisous adorables. Il n’entendit pas les brefs cris aigus, semblables à ceux de la buse variable, juste avant que l’embrayage de la presse ne saute brutalement. Lorsque le foin ramassé trop vert dans les mouillères bourrait la machine, des boulons de sécurité rompaient aussitôt, protégeant le reste de la mécanique. L’embrayage qui ripait, c’était encore plus grave que le simple bourrage : deux heures de perdues pour réparer. Tristan descendit du tracteur, attendit que la poussière s’évacue avant d’intervenir, clef de dix-neuf en main. Alors, la réalité dépassa la fiction. Ce qu’il vit en premier, ne fut que l’ébauche du carnage qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Du foin rougi. Des pieds. Quatre au total. Des menottes hachées. Des jambes menues, si fines, si lacérées. De la peau cuivrée, tendue par les dents pointues du pick-up, semblait clouée sur des os à travers des chairs déchiquetées. Les deux mains en écran, pour effacer le décor de ce film d’horreur, Tristan ouvrit avec prudence la chambre de compression pour libérer la botte ronde. Dans un silence étourdissant, les cris des gisants lui gavaient les oreilles de ce qu’elles auraient dû entendre. À toucher les morceaux de corps déliés, mélangés, il pleurait son désespoir de n’avoir pas su les protéger. 6 la femme bonhomme Lui, seul au monde, sur ce pré immobile, rageait contre sa stupidité. Lui, seul au monde à défaire le foin souillé, pour ne sentir entre ses doigts que leur corps à recoudre. Lui, seul au monde hurlait son impuissance. À genoux, il souffla sa vie dans la bouche de l’un, embrassa les yeux de l’autre. Il frotta, serra avec énergie, avec délicatesse leurs têtes meurtries. Il déchira sa chemise en bandelettes pour entourer les membres de ses enfants si mous, si mous. — Ô Dieu ! Que n’ai-je de forces suffisantes pour me clouer moi-même sur ta croix de misère. Aidez-moi, je vous prie ! Non, je ne veux voir personne ! Aidez-moi, mes enfants, ne me laissez pas ainsi ! Aidez-moi à vous tirer de là ! Que le vent t’emporte, ma Lisa ! Que le diable t’agite, mon Pierre, pour qu’il me frappe, et m’enterre sous la terre ! Dessous la terre, je veux être, enterré vivant. *** Des coups de tonnerre brisèrent le silence. L’orage tant redouté s’abattit sous forme de trombes d’eau cinglantes, terrifiantes. *** Religieusement, Tristan posa les deux corps mêlés, dans sa salopette. Les yeux fermés, le front buté contre le linceul froid, il berça longtemps le colis léger, si léger qu’il crut les voir s’envoler au-dessus d’eux. Derrière les arbres résonnèrent leurs rires ; dans le sous-bois, il crut entendre des pas discrets. Allaient-ils se cacher pour lui réserver une surprise ? Au bout du champ, il lui sembla voir des silhouettes courir à la manière des chevreuils, aussi furtives. — Oui, je sais que vous êtes là coquins... Je vous vois tous les deux... Pierre je t’ai déjà dit de ne pas déranger les nids des oiseaux... Descends de là garnement... Tu vas écouter ce que je dis ? Oui ou non ? C’est pas vrai ça... Tu ne dois pas jouer n’importe où... Ta sœur te suit partout en plus.... Ah ! Vous en faites une équipe tous les deux... Je ne peux tout de même pas me cacher avec vous, pas aujourd’hui... J’ai pas le temps... Lisa, apporte-moi la bouteille d’eau, là... À l’ombre ! Lisa, s’il te plaît... Lisa ! Pierre, mes chéris, ne vous éloignez pas trop... Papa a installé des pièges à renard par là-bas.... Revenez.... Eh ! Revenez ! Lisa ! Pierre ! Vous m’entendez ? *** Arrivant à la ferme du Grand Chemin, les cris de Tristan résonnaient entre les murs. 7 la femme bonhomme Il hurlait de douleur. Il déposa nerveusement les petits corps sur la table de la cuisine. — Au secours ! Au secours ! Ô Ma-Caro ! Téléphone aux urgences ! Que vas-tu me dire en voyant ça ? Téléphone vite ! Mais que faire ? Que faire en attendant les secours ? Bats-moi si tu veux ! Arrache-moi les yeux ! Ils ne reviendront plus ! Ils nous ont laissés, seuls. Je les ai tués. Je les ai tués Ma-Caro... Je les ai tués.... Marie-Caroline s’approcha puis, ne pouvant contenir ce trop plein d'émotion qui la submergeait, s’évanouit sans émettre un son. *** Lorsqu’elle se réveilla allongée sur le lit, les voisins étaient présents. Sa mère assise près d’elle la câlinait si fort qu’elle s’en étouffait contre sa poitrine généreuse. Les pompiers venaient de décrocher Tristan, pendu dans sa grange, entre l’étable et la bergerie. Les pleurs des parents, des amis ne purent la consoler. Marie-Caroline restait prostrée, le regard perdu. Depuis ce jour, elle ne dit plus jamais un mot. Elle caressait les cheveux bouclés du petit Moïse qui arrivait juste pour passer les vacances d’été à la ferme. 1 Drôle : petit garçon en patois Fait divers tiré de la Nouvelle République en juin 1976 8 la femme bonhomme Le journalier Un courant d’air brûlant poursuivait l’hiver en direction de la sortie. Le printemps repoussait les morsures du gel, une période particulièrement éprouvante. En forme de frisures anarchiques, les fleurs égayaient les fossés tout le long du Grand Chemin. Ainsi nommé, le sentier large et déformé reliait jadis les fermes entre elles, bien avant que la route ne déroule son asphalte rectiligne. Grand Chemin, parce qu’autrefois, les journaliers l’empruntaient sans risquer de se perdre à travers bois. On les voyait se présenter dès l’arrivée des beaux jours, prêts à manier la bêche et la faux après une saison hivernale passée à tailler les vignes dans les coteaux. Grand chemin, car on les laissait partir sitôt les moissons achevées emportant dans leur sac toutes les histoires extraordinaires qu’ils avaient pu vivre constituées de vérités arrangées ou inventées. Une fois encore, l’horizon semblait les attirer, les absorber. Le Grand Chemin passait à l’arrière de la ferme isolée de Marie-Caroline. Veuve, elle avait suffisamment connu d’épreuves pour se refermer sur elle-même et refusait désormais d’ouvrir sa porte à un quelconque étranger. Les années précédentes, Arturo longeait la ferme du Grand Chemin sans que rien ne lui donne envie de s’y arrêter. L’aspect délabré, le manque de vie ne pouvaient pas attirer qui que ce soit. Ce fut la nécessité de s’abriter en urgence qui le fit franchir la grille de la cour. Depuis un quart d’heure, la pluie gênait sa marche. Si, d'après le célèbre adage, la pluie du matin n’arrête pas le pèlerin, elle l’oblige tout de même à trouver un abri. Passé la sensation de bien-être et de soulagement après avoir connu les heures pénibles d’un excès de chaleur étouffant, l’eau accompagnée de grisaille sollicitait de drôles de pensées déprimantes. L’humidité s’infiltrait au travers de ses vêtements. Des frissons lui parcouraient le corps au moment où une trombe d’eau s’abattit sur lui. Il courut jusqu’à la porte de la grange restée entrouverte. Une fois à l’intérieur, quelques jurons fort peu sympathiques ne parvinrent pas à couvrir le martèlement des grêlons sur les tuiles. Dès le matin, Arturo vadrouillait en short. Le brusque changement de température l’obligea à tirer son jean de son sac à dos. Il l’enfila. L’aspect froissé n’altérait en rien l’immédiate sensation de chaleur. Lorsqu’il quittait une maison dans laquelle il avait travaillé quelques semaines, il avait pris l’habitude de repartir avec du linge propre. Le dernier lieu en date remontait à plus de dix jours, c’est dire combien, il souhaitait s’installer dans le secteur. À l’intérieur du bâtiment, un grand nombre de gouttières révélaient le mauvais état 9 la femme bonhomme de la toiture. Une respiration régulière éveilla son attention. Il reconnut la silhouette d'un cheval, puis d'un autre, dissimulés par l'ombre du plancher. De leurs naseaux sortait un peu de vapeur. Eux aussi s'étaient réfugiés à l'abri de la pluie. Ils semblaient être en totale liberté. Pour garder les pieds au sec, Arturo grimpa dans une crèche placée juste devant une fenêtre comportant un carreau brisé. En observateur silencieux, il contemplait le spectacle que lui offrait cet orage. Incapables d’évacuer autant d’eau, les chéneaux débordaient. La cour était lavée, délavée. Des rigoles se formaient, venant encombrer la grille du caniveau d’où s’échappait un fabuleux glou-glou. Le trop plein bouillonnait encore lorsque la pluie cessa brutalement. Le soleil perça la couche nuageuse. Timides puis éblouissants, les rayons apportèrent douceur et bien-être. Un semblant de volupté envahit la cour de la ferme. Les pavés fumaient lentement. Au centre de la cour, une source s’échappait d’un tuyau ouvragé et tombait dans un bassin. La pierre rectangulaire évidée dans un seul bloc de granit aussi large qu’un tombereau se parait de mousse luisante. Là, chanta un coq, puis un autre jusqu’à ce qu’un troisième tente à son tour une percée quelque peu inexpérimentée, n’ayant pour seul effet que de couvrir le clapotis de l’eau. L’espace d’une seconde seulement. Un vieux pommier tendait, au fond d’un jardin bâclé, ses branches tordues. Exposée au sud et appliquée contre le mur d’enceinte, se ramifiait une vigne laissée à l’abandon. Ses multiples lianes recouvraient les pierres, se mêlaient, s’entremêlaient avec les excroissances majestueuses du buisson voisin portant autrefois le nom de rosier grimpant. Le propriétaire avait dû égarer le sécateur. Aucun autre signe de vie. Qui était le capitaine de ce navire en perdition ? Arturo sortit de son abri, les chevaux le suivirent. Ils s'approchèrent de la pierre centrale où s'abreuvaient les libellules. Devant lui, à une cinquantaine de pas environ, ce fut le blanc crépi d’une petite maison de type « Phénix », à volets fermés qui attira son regard. La construction était tout aussi moche que celles qui avaient poussé dans les lotissements des banlieues urbaines. Elle semblait avoir été déposée là, comme une crotte sur un paillasson. À ses côtés se dressait une demeure, large, haute, solide mais atteinte elle aussi d’un manque d’entretien dénoncée par les stigmates apposés sur les parties sensibles de son anatomie, les ouvertures et la couverture. Arturo se dirigea vers la porte d’entrée d’où provenaient, quelques bruits brefs, secs. C’étaient ceux d'une casserole que l’on rinçait sous un robinet, une chaise qui traînait des pieds, un juron adressé à un chat voleur. Debout, une femme s’apprêtait à vider le contenu d’une boîte de conserve. Impossible de lui donner un âge. Uniforme dans son apparence, elle parut telle l’ombre d’elle-même. Ce jour-là, à l’heure où les rayons de soleil léchaient les carreaux après un bon gros orage, ce midi-là donc, Marie-Caroline avait ouvert portes et fenêtres en vue de renouveler l’air humide de la pièce principale. 10 la femme bonhomme Une simple chaise trônait au centre de la cuisine silencieuse. Tout à côté, une table sur laquelle vieillissait mal la toile cirée représentant des scènes de chasse. L'unique couvert dressé à la va-vite attendait la seule habitante des lieux. Un léger mouvement inhabituel fit sursauter Marie-Caroline. Celle-ci, affairée à l’ouverture de sa conserve, n’imaginait pas un seul instant devoir interrompre la monotonie de son quotidien, avant qu’apparaisse l’égaré du Grand Chemin. Sa boîte de raviolis à la main, elle observait la silhouette qui se découpait dans l’encadrement de la porte. L’homme à la corpulence imposante portait un sac de voyage. Coiffé d’une casquette, il émit une espèce de grognement poli. Elle hocha de la tête en guise de réponse appropriée. Le splach de la nourriture éclaboussa le silence. Quelques taches de sauce tomate vinrent colorer sa blouse de paysanne. — On peut boire un coup ici ? Surprise autant que gênée, elle indiqua d’un geste du menton la direction du bassin au centre de la cour où coulait la source. Depuis le drame où elle avait perdu mari et enfants, elle avait souhaité ne plus louer la maison neuve à Camille, une femme potière pourtant bien gentille. Marie-Caro préféra occuper l’ancienne bâtisse natale avec sa mère qui, peu de temps après, était morte de chagrin. Ainsi isolée, elle survivait sans l’aide de personne. — Le patron n’est pas là ? Elle posa le récipient vide, s’essuya les mains, jeta un coup d’œil de travers, jugea la corpulence de l’étranger sans toutefois en détailler le visage. D’un geste farouche, elle moulina l’air encombré de mouches. — C’est moi la patronne. Pourquoi ? Marie-Caroline répondit sèchement à l’étranger, signifiant ouvertement qu’elle n’avait pas du tout envie de discuter. Elle touilla le contenu de sa gamelle avec une cuillère en bois rougie par la sauce. — C’était juste pour savoir si y'avait pas quequ'chose pour moi. — Non. Ici, il n’y a rien à faire. Bois et poursuis ta route. Joignant le geste à la parole, elle lui indiqua la direction de la sortie. Revenu à la source, il pencha la tête juste sous le robinet et s’abreuva lentement. Puis, il en profita pour se rafraîchir le visage. Tout comme lui, les deux juments buvaient dans l'abreuvoir. Il se rendit compte que son sac était resté sur le perron. Arturo tenta un nouveau dialogue : — L’eau est bonne, fraîche. Ça réveillerait un mort. 11 la femme bonhomme — Grand bien te fasse. Il s’essuya la bouche d’un revers de manche. — Vous avez de beaux chevaux. Comment s'appellent-ils ? — Ce sont des juments. Bien que le visage de la « patronne » ressemblait à un sac de papier froissé, elle afficha un rictus qui eut pour effet de reformer ses pommettes, passant du pâle au rosé bien irrigué. Elle s'était appuyée contre la table laissant échapper un long soupir. Arturo regardait les milliers de particules de poussières qui traversaient un rai de lumière. — À qui appartiennent les terres autour ? — À moi, pourquoi ? Il remit sa casquette sur les cheveux longs et sales qu’il coiffait en arrière. — Pour rien, juste pour savoir. — Maintenant tu sais. — Et qui les cultive ? — Tu es bien curieux. Placée non loin de lui, elle put évaluer la stature de l’individu. Même si son élément de comparaison datait de quelques années en arrière, elle pouvait aisément affirmer que l’homme présent était plus grand que Tristan. — Hum, ça sent bon. — C’est qu’une boîte de conserve. J’ai même pas de pain à te proposer. Alors file. — Je ne demande rien, juste un peu de travail. Le voisin en aurait peut-être ? — Raymond ? Je ne sais pas. Va voir. Chanteloube est la prochaine ferme sur le Grand Chemin. Fiche-moi la paix. Il reprit son sac de voyage sagement posé près du seuil. — Bien le bonjour ma petite dame. Merci pour l’accueil. Elle le regarda s’éloigner tout en retirant la fourchette de sa bouche. Quelques pensées vagabondes l’accompagnèrent un instant jusqu’à s’échouer vers le buffet sur lequel trônaient les photos de Tristan et de leurs enfants. Leur absence n’était comblée par aucune joie, aucune tristesse non plus. Seulement du vide. Rien que du vide. 12 la femme bonhomme À la manière d'un berger, Marie-Caroline siffla entre ses doigts pour rappeler Jodélia et Chocolat qui commençaient à suivre l'étranger sur la route. 13 la femme bonhomme Bon voisinage Marie-Caroline entendit crisser les graviers du chemin dérangés par les pneus d’un vélo. Elle reconnut tout de suite l’individu, même si quinze jours s’étaient écoulés depuis leur première rencontre. Jodélia et Chocolat les juments étaient occupées à manger les bourgeons d'un pommier. Elles interrompirent leur méfait, de peur de se faire réprimander par la patronne. — Bien le bonjour ma petite dame. Il avait fière allure avec les manches relevées de sa chemise à carreaux. — Qu’est-ce que tu veux ? — Raymond votre voisin propose que je laboure le jardin. — Et comment qui va le cousin Raymond ? — Il se remet difficilement de son infarctus. Pour couronner le tout, la semaine dernière il s’est fait un tour de reins et comme je travaille pour lui, je viens le remplacer pour faire ce qu’il a l’habitude de faire chez vous. — Bon. Un p’tit café avant de commencer ? — C’est pas d’refus. Dans la pièce vaste mais fonctionnelle, Marie-Caroline avait disposé au centre de la table un thermos plein de café bouillant. Coincés entre la panière à pain et une casserole de lait, un bol de porcelaine retourné, un verre plein de pierre de sucre ainsi qu’une terrine étaient disposés sur un plateau orné de fleurs de lotus. — Tu veux manger un morceau ? Un bout d’paté ? — Merci bien, c’est déjà fait, après la traite. Le silence n’était bousculé que par les cuillères qui touillaient le sucre au fond des tasses. En regardant son café fumer, curieusement Marie Caroline aurait voulu en dire un peu plus à cet étranger. Elle aurait voulu lui dire qu’avant son mariage, elle était considérée comme souffre douleur de ses parents qui désiraient tant un garçon. Ils l’avaient élevée à la dure avec son cousin Raymond. Dans une ferme, le travail était non seulement pénible, mais en plus usant, et démoralisant au point qu'elle désirait vivre une autre vie. Un cousin auquel elle avait toujours confié ses rêves, ses désirs de partir loin, car c'était le seul qui puisse comprendre sa peine. Puis un jour, subitement, elle s’était mise en ménage avec Tristan. Ils avaient eu des jumeaux. La 14 la femme bonhomme rancune des grands-parents semblait avoir trouvé un exutoire et se métamorphosait en glorification. Elle essuya les mains sur sa blouse, enfila ses bottes de caoutchouc et le précéda sur le chemin. — Bien. Je vais te montrer le carré à bêcher. Tu as ce qu'il faut ? — Raymond m’a dit que vous fournissiez le matériel. — Oui. Va dans la remise. Le dail1 et la bêche sont accrochés au mur à droite en entrant. Rejoins-moi au jardin. Au passage, elle offrit un quignon de pain à Jodélia et un reste de gâteau rassi à Chocolat sa préférée. Les mains sur les hanches, elle constata la somme de travail à effectuer avant de pouvoir semer quoi que ce soit. — Voilà, c’est ici que ça se passe. Tu fauches, tu ramasses les mauvaises herbes, tu brûles, tu épands le fumier des vaches et tu bêches. — Pas de problème. J’ai l’habitude. Par contre, je vais chercher la fourche. — Désolée, j’aurai dû te le dire avant. — Pas de souci. Elle le regarda un moment œuvrer sur son carré de terre. Elle arracha quelques chardons cardères avant de le laisser travailler. — Passe à la maison dès que tu as fini. Au retour, elle ramassa les œufs des poules. Marie-Caroline avait dressé la table pour le repas du saisonnier. Même si elle avait posé deux couverts, elle ne s’assiérait pas avec lui, de peur de n’avoir rien à lui dire, préférant s’affairer à la cuisine. Avec un plaisir non dissimulé, elle avait attiré une terrine de foie de volaille, décongelé des tomates farcies et préparé un beurre de sardine en entrée, tartiné sur du pain grillé. C’était de trop, mais tant pis, ça lui faisait plaisir de donner à manger aux travailleurs... comme avant. La pendule sonnait les 13 heures lorsque l’homme frappa à la porte. — Voilà ma petite dame. C’est fait. — Au moins toi, tu ne chômes pas. — Y paraît, oui. Les outils sont à leur place. — Bravo. D’habitude, c’est plus long. Tu veux boire quelque chose ? 15 la femme bonhomme — C’est pas de refus. Je peux me laver les mains ? — Te gêne pas. Il entra dans la pièce après avoir retiré ses bottes toutes crotteuses, par respect pour le travail de Marie-Caroline qui venait juste de nettoyer les tomettes à grande eau. Elle lui proposa un essuie-main tout propre. — J’ai pas de vin rouge ni de bière. Tu veux un apéritif ? Je fais de la troussepinette1. — Ben, pourquoi pas. On va goûter ça. Mais je veux pas déranger. Si vous attendez quelqu’un, dit-il en posant son regard sur la table dressée. — À part nous deux, y aura personne d’autre à manger ce midi. Elle servit deux verres qu’elle remplit à moitié. — Merci. J’avais pas prévu de rester mais j’accepte volontiers. J’ai trop faim. Le grand air ça creuse. Ils trinquèrent sans se regarder dans les yeux, comme deux inconnus qui accomplissent un geste rituel. — Au jardin ! dit il en souriant. — D’accord, fit-elle et but cul sec. — J’espère que cette année sera meilleure que l’année dernière. Vous avez eu de l'eau ? — Beaucoup. — Hum ! – Il se racla la gorge. L'apéritif était vraiment fort alcoolisé – C'est bon. — Merci. — Fort, mais bon. Et vos chevaux, ils ne se sauvent jamais ? — Pour aller où ? S’ensuivit une conversation des plus banales, gonflée de silences qu’ils tentaient de combler à tour de rôle. Quelques heures auparavant, elle s’était surprise elle-même 16 la femme bonhomme lorsqu’au retour du jardin elle avait fait un brin de toilette, avait changé de robe et passé un coup de peigne dans ses cheveux. Une réflexion en entraîna une autre pour aboutir à cette conclusion : qu’attendaitelle ainsi recluse à se morfondre l’esprit depuis toutes ces années ? Le jour du drame, sa vie avait basculé dans le néant. Elle n’avait plus jamais rien ressenti, ni le froid, ni la douleur en provenance de l’extérieur pour son propre corps, ou de l’intérieur pour son pauvre esprit. La dénomination de légumineuse correspondait à son état d’hibernation prolongée. Le repas sobre et rapide s’acheva autour d’une tasse de café brûlante. — Une petite goutte ? — Vous croyez que c’est raisonnable ? — Il doit me rester un peu de poire. — Alors, si c’est de la poire, je vais me laisser tenter. Mais vite fait, y a mon patron qui va s’inquiéter. — Laisse-le donc un peu, ce vieux ronchon. Je le connais le Raymond, l’est pas un mauvais bougre le cousin. — Ah ça, je suis bien tombé. Pour sûr qu’il est bon gars. D’autant qu’il y a du boulot chez lui. Seul, il peut pas y arriver. Mais vu le prix où y vend ses agneaux, et vu son état de santé, y pourra pas me payer bien longtemps. Je vais tondre ses brebis en échange de la laine. — Tu sais tondre aussi ? Tu sais tout faire toi. Si tu veux, tu peux venir tailler les haies pour moi. Je peux te nourrir mais pas t’héberger. Tu comprends ? Ça jaserait dans le pays. — Je comprends tout à fait. Je vais lui en parler, je crois qu’il trouvera un arrangement avec vous. Il récupéra ses bottes et fit mine de soulever la casquette en geste d’au revoir. — Au fait, pour le jardin, qui te paye, lui ou moi ? Qu’avez-vous convenu ? lui demanda-t-elle sur le seuil de la porte. — Vous verrez avec monsieur Raymond. — Alors dis-lui de passer boire un café à l’occasion. Sans faute. — Au plaisir. 17 la femme bonhomme L’homme disparut avec le vélo du Raymond sous le regard des juments qui avaient repris la taille du pommier. 1 Dail : mot patois désignant une faux. 2Troussepinette : apéritif réalisé au printemps à base de pousses d'épines noires macérées dans du vin rouge et de la gnôle. 18 la femme bonhomme Enquête de proximité Une voiture de la gendarmerie arriva par la route et s’arrêta devant la maison de Marie-Caroline. Celle-ci, occupée à planter ses pommes de terre, se redressa troublée par cette visite inattendue. — Bonjour madame. — Messieurs ? Qu'y a-t-il ? Débonnaires, les deux juments s'approchèrent de la voiture. — Vos chevaux sont en liberté ? Elles hochèrent la tête. — Vous ne craignez rien. Elles réclament des caresses. D'une main timide, le brigadier chef osa une simple touche sur l'encolure de Chocolat proche de lui. Il exposa enfin la raison de leur venue. — Vous êtes au courant à propos de monsieur Raymond ? — Au courant de quoi ? Il lui est arrivé quelque chose au cousin ? — Vous ne lisez donc pas les journaux ? — Non. — Monsieur Raymond est décédé lundi matin. Cette annonce fut un véritable choc aussi violent qu’inatten-du. Elle chancela. Le brigadier la soutint et lui proposa de s’asseoir. — Mon Dieu ! Comment ça s’est passé ? — Il a été retrouvé mort dans l’atelier de sa ferme de Chanteloube. C’est son commis qui a appelé les secours. — Le pauvre. Il avait déjà eu une attaque le mois dernier. Bon sang, quelle tristesse. Je l’aimais bien Raymond, c’était comme un frère, même si on ne se voyait pas souvent, c’est lui qui me donnait un coup de main quand j’avais besoin. Pourquoi c’est vous, les gendarmes, qui venez m’annoncer cette nouvelle ? — Lorsqu’il y a mort subite, nous sommes obligés d’interroger le voisinage pour trouver d’éventuels témoins. Vous n’avez rien vu ? — Voilà des années que je ne suis pas sortie de chez moi. Je n’ai rien vu. 19 la femme bonhomme — Connaissez-vous un certain Arturo ? — Non. — Il nous a pourtant dit qu’il vous avait rencontré récemment. — Je ne connais personne qui s’appelle Arturo. — Ce monsieur Arturo certifie avoir travaillé pour vous la semaine dernière. — Personne n’a travaillé pour moi, hormis Raymond ou son journalier. — Son commis s’appelle Arturo. — Ah bon. Je ne savais pas. Alors oui, effectivement je le connais. — Qu’avez-vous à nous dire sur le comportement de ce monsieur ? demanda le brigadier chef manifestement gêné par l'insistance de la jeune jument. — Chocolat, la paix ! Doucement, le cheval rejoignit sa mère restée à l'écart. Un comportement exemplaire. Il est arrivé par le Grand Chemin il y a un mois, je crois. Un jour de la semaine dernière, il est venu bêcher le jardin. Un sacré travailleur, ce gars là et pas difficile pour un sou. Pourquoi me posez-vous ces questions ? — C’est lui qui a découvert le corps de la victime. Comme c’est un étranger, nous enquêtons sur lui. — C’est tout ce que je sais. — Merci madame. Si vous avez quelque chose à nous signaler, n’hésitez pas à nous téléphoner. — Au revoir messieurs. Elle dut abandonner son ouvrage pour boire un verre d’eau. Elle resta assise jusqu’à la tombée de la nuit sans savoir quoi penser. Quelques images heureuses de sa jeunesse vinrent enjoliver le souvenir de Raymond. Elle se demanda si Raymond avait de la famille à part elle. Et qui allait prendre la suite de la ferme ? Raymond représentait la dernière personne avec qui elle entretenait un semblant de socialisation. Avec sa disparition, le Grand Chemin ne déboucherait plus jamais que sur un mur. Un de plus. 20 la femme bonhomme L'appel de la route En cueillant ses tomates, Marie-Caroline entendit des pas s’approcher de la cour. Elle reconnut le journalier. De loin, elle remarqua son allure débonnaire et sa démarche aérienne. Les deux juments en attente devant le portillon du jardin, détournèrent le regard. — Tu viens tailler les haies ? — Bonjour ma brave dame. Désolé, mais après le décès de mon patron, je me suis occupé de la tonte des brebis, des foins et des récoltes. C’est une bonne ferme que celle de Chanteloube, mais difficile à entretenir pour un homme seul. — Et qui t’a payé alors ? — Le notaire s’est occupé de tout. Il a reconduit mon contrat de travail pour trois mois, le temps de me retourner et de retrouver autre chose. Mon temps est terminé, je suis sur le retour. — Les gendarmes ne t’ont pas ennuyé. J’ai cru un moment que tu étais en prison. — Moi ? En prison ? Pourquoi ça ? Comprenant aussitôt qu'il s'était emporté un peu vite, Arturo tenta de reprendre son air débonnaire. — Monsieur Raymond est mort d’une crise cardiaque. Le médecin légiste a été catégorique. Je ne suis pas un bandit ! Il adopta l’attitude d’une personne blessée par une réflexion inopportune. — Pardonne-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire. — Mais vous l’avez dit. — Excuse-moi. Je ne te connais pas assez. Veux-tu un café ? — Volontiers, à condition que je vous aide à finir de ramasser vos tomates. — C’est d’accord. Chargés de cageots, ils entrèrent dans la maison une demi-heure plus tard, juste avant que le gros coup de chaleur de fin d’été n’abîme les légumes. Elle s’empara du thermos. — C’est du réchauffé. Ça ira ? — Pas de souci. Je voudrais d’abord un grand verre d’eau. Surprise dans son jardin, elle ne s’était pas rendu compte que ses vêtements tachés et son fichu effiloché n’arrangeaient pas l’image qu’elle aurait voulu donner d’elle21 la femme bonhomme même. Devant la glace du couloir, elle prit conscience de son état et s’excusa immédiatement auprès du saisonnier. — J’ai honte. J’aurais dû changer de tenue. — Les vêtements n’ont jamais amélioré la valeur des gens. Je vous sais courageuse et volontaire. — Quand même, c’est une question de politesse que de soigner son apparence. — Croyez-moi, je sais reconnaître les braves gens. Arrivée bientôt à la cinquantaine, Marie-Caroline avait sombré dans l’inénarrable besoin de rien. Le peu la contentait aussi bien au niveau de la nourriture, qu’au niveau vestimentaire. Les couleurs sombres et unies lui semblaient correspondre à son état d’esprit, plat, sans relief. Qui était-elle vraiment à vivoter ainsi ? Quel était son but ? Sa raison de vivre ? Des questions qu’elle ne se posait même pas tant ses sentiments l’indifféraient complètement. La présence de l’étranger la bousculait dans son quotidien et plus encore dans son for intérieur. Elle commença par ressentir une chaleur intense entre les jambes. Un chatouillement pas déplaisant situé dans le bas du ventre l’empêchait de s’asseoir. Elle se mit à transpirer et à se demander quel effet cela lui ferait d’être dans les bras musculeux d’Arturo, bien que celui-ci sentait la sueur, la terre. Elle sortit son mouchoir et tenta d’éponger ses coupables pensées qui avaient l’air de suinter sur son front, son visage et son cou. — Tu reprends ta route pour aller où à présent ? — J’ai les vendanges qui m'attendent puis la vigne à tailler. Ça m’occupe tout l’hiver. — Et ma haie alors ? — J’ai le temps de la faire. Mais faut me loger. La maison du Raymond est fermée, je n’ai plus de toit. À ce moment-là, elle ne lui avoua pas qu’elle possédait la clé de Chanteloube en tant que seule héritière du lieu. — Déjà, je te dois le travail du printemps. C’est toujours pas réglé. Ensuite, si tu travailles pour moi, je veux savoir combien ça va me coûter. À présent, nous sommes obligés de déclarer les saisonniers à la MSA1. — Oui, je sais. C’est pas compliqué, je demande le SMIC2 par jour nourri et logé. 22 la femme bonhomme — Je touche une petite rente, et avec les fermages que je perçois, ça devrait aller pour quelque temps mais pas plus. — Et le logement ? — Une chose est sûre, ce ne sera pas chez moi. Par contre, je peux te proposer une solution. Suis-moi. Ils se dirigèrent vers la grange qui n’avait pas vu de foin depuis belle lurette. Jodélia et Chocolat installées tête bêche, se fouettaient réciproquement les naseaux à l'aide de leur queue. Dérangées, les mouches s'envolaient puis retournaient se poser comme si de rien était. À l’emplacement des remorques, une caravane sale mais en bon état était rangée bien à l’abri. — Bon tu vois, y a du ménage à faire. Avec mon défunt mari, nous avions acheté la caravane neuve et nous ne nous en sommes jamais servi. Depuis le jour de la livraison, elle n’a pas bougé de place. Tu vois, les pneus sont neufs. Par contre, les toiles d’araignées ont envahi la carrosserie. Les portes de la grange fermées, et celle de la caravane fermée aussi, tu n’auras pas froid. Sinon, j’ai des couvertures et même un chauffage d’appoint, au cas où. — Parfait, dit-il. Les apparences seront sauves et chacun chez soi, c’est pas plus mal. — Si tu le souhaites, je te prête une bouteille de gaz pour préparer ton petit déjeuner. Le reste des repas, tu viendras à la maison. Ici, il y a un point d’eau. Pour les douches, tu pourras les prendre chez moi une fois par semaine. Qu’en penses-tu ? — Parfait. Je ne demande pas mieux. Et question boulot ? J’en ai pour combien de temps à peu près ? — Je te listerai ce qu’il y a à faire en dehors des haies à tailler. Tu bricoles un peu ? — Je peux couper le bois de chauffe, souder la grosse ferraille, remplacer des tuiles, remonter un mur de pierres, tondre les brebis, couper les onglons, mais je suis incompétent en plomberie comme en électricité. Je connais mes limites. — Ah ! Le bois de chauffage ! J’y avais pas pensé. D’habitude c’est Raymond qui s’en chargeait. On le faisait à moitié. On peut continuer sur la même base ? Enfin, seulement si ça t’arrange. — Je vends la moitié de ce que je coupe ? — Oui et je fournis l’essence et le matériel. Par contre, si tu acceptes ces conditions, je ne te paye pas tes heures. — Hum, c’est pas mal ça. — Je ne sais pas si tu auras le temps de tailler tes vignes. — Ah oui... Faut voir. Bon. Pour l’instant, je vais m’installer et commencer par les 23 la femme bonhomme haies. — Tu viendras remplir les papiers pour la déclaration à la MSA. — Ben voilà, c’est une affaire qui tourne. Ils topèrent dans les mains l’un de l’autre à la manière de maquignons qui concluent une vente, un contrat verbal. 1 MSA : Mutualité Sociale Agricole. 2 Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance. 24 la femme bonhomme Dans la peau d'une femme Marie Caro avait au centre du cœur l’empreinte d’un impact monumental, une sorte de cratère creusé par une météorite aussi grosse que la planète Mars, aussi dévastatrice que dix bombes atomiques. Certes les fonctions vitales, même réduites à l’essentiel, lui permettaient de survivre, mais la détérioration des synapses autorisant les connexions entre les neurones semblait beaucoup plus grave que ce qu’on aurait pu imaginer, et notamment au niveau de sa réactivité face à la douleur physique. Il n’était pas rare d'apercevoir chez elle des blessures profondes telles que brûlures, coupures, hématomes sans qu’elle ne s’en plaignît jamais. Lorsqu’elle constata ce jour-là l’afflux de sang en provenance de son poignet gauche, elle ne fit pas le lien avec le couteau qui était tombé au sol. Non. Elle se contenta de bander son avant-bras, puis de nettoyer la table avant de perdre connaissance. Quelqu’un toqua à la porte de devant. Qui cela pouvait-il bien être ? se demanda-t-elle en repoussant les épluchures de pommes tombées du seau à poules. Je n’ai jamais de visite. Sans doute pas le facteur, c’est bien trop tôt. L’on toquait avec insistance. Elle monta à l’étage sans faire de bruit. De sa fenêtre de chambre elle jeta un œil à l’extérieur. Elle reconnut les uniformes des gendarmes. — Je descends vous ouvrir tout de suite, leur souffla-t-elle par la fenêtre entrebâillée. — Nous vous dérangeons ? Vous n’êtes pas souffrante au moins ? demanda le gendarme qui, en un clin d’œil, avait constaté le blanc cadavérique du visage de Marie-Caro et le rouge sang du bandage de son avant-bras. — Dites-moi pourquoi vous êtes ici, ça ira mieux après. — Certaines personnes du voisinage racontent que vous hébergeriez un prénommé Arturo. — Si c’est du journalier dont vous parlez, c’est vrai, il réside ici, enfin pas dans la maison, dans la grange là-bas. Il n’y a pas de secret, il travaille, il est déclaré. — Bien. Pouvons-nous le voir ? — Que se passe-t-il ? — Rien de grave. Pouvons-nous le voir ? — Comme, je vous l’ai dit, il loge dans la grange. Mais à cette heure il doit être à faire du bois dans la forêt du Puy. — C’est votre employé ? 25 la femme bonhomme — Oui. Il travaille quelques heures depuis la disparition de mon cousin. Ses papiers sont en règle, vous savez. — Nous ne venons pas le contrôler, mais discuter avec lui. — Tentez votre chance, je ne connais pas son emploi du temps. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il mange ici midi et soir. Une bonne demi-heure plus tard, elle vit les deux gendarmes embarquer Arturo qui, menottes aux poignets, baissait la tête avant de pénétrer dans le véhicule bleu. Elle en serait quitte à manger son gratin toute seule, lui réservant toutefois la plus grosse part pour son retour. Dès l’arrivée d’Arturo sur la ferme du Grand Chemin, la vie de Marie-Caro avait changé du tout au tout. À présent, elle commandait à une tierce personne le travail qu’elle ne pouvait plus faire elle-même. Non seulement elle éprouvait un véritable soulagement, mais elle se sentait revivre. Arturo était serviable, prompt à la tâche. Lors de la déclaration aux assurances, elle savait qu’il avait cinq ans de moins qu’elle. Il paraissait plus jeune que son âge, tandis qu’elle se sentait encore plus vieille. Il lui en fallut du temps pour sortir de son carcan, elle qui se voyait mourir à petit feu, sans espoir de changement. Même si parfois elle espérait en secret des choses inimaginables, sachant très bien qu’elle ne pourrait avoir d’autres relations avec lui que celles qu’ils s’étaient mutuellement assignées dès le départ, des rapports de patronne à employé. Depuis peu, sa main-caresse retrouvait le chemin discret des plaisirs solitaires accompagné toutefois d’un zeste de honte teintée de maladresse, au début. Bien qu’elle fût recluse dans sa maison, seule au fond de sa chambre derrière les volets clos et les rideaux tirés, elle vérifiait plusieurs fois la fermeture des portes avant de réactiver le mécanisme du bien-être. Tout commençait avec la complicité du jet de la douche. La pression déclenchait des sensations intenses. Après la mort de son Tristan, elle s’était toujours refusée à s’abandonner aux délices qu’elle trouvait futiles, voire stupides. Dès lors, elle y revenait de temps en temps, oubliant sa promesse lancée instinctivement sous l’influence de la douleur. Redécouvrir son corps de femme, lui ouvrit les yeux et la terrorisa. Le miroir lui renvoyait l’image d’une inconnue. Cheveux ébouriffés, visage couleur parchemin cramoisi, épaules rentrées sur sa poitrine molle, surplombant la saillie de ses côtes apparentes. Malgré le ventre rond proéminent, elle arborait une paire de jambes bien maigres entre lesquelles les poils pubiens frisaient les stigmates de l’abandonnite aiguë. Quel travail pour redonner un peu de punch à ce corps en friche ! Quelle énergie à dépenser pour réaliser ce chantier ! D’autant qu’aucune amie 26 la femme bonhomme autour d’elle ne pouvait l’accompagner dans sa volonté de résurrection. Elle se persuadait de jour en jour que de se refaire une beauté la conduirait à un meilleur équilibre psychique. Elle pensait choisir les bons arguments et s’autodéterminait. — Je fais ça pour toi mon Tristan, pour que tu sois fier de moi. Je veux que mes enfants sachent que je ne me laisse plus aller. Lorsqu’elle parlait seule, il lui arrivait de pleurer mais pas longtemps, car les photos de l’album familial lui redonnaient le sourire. — Arturo va remettre à flot la ferme. C’est à travers lui que je vais respirer à nouveau. Lorsque dans son jardin elle inspirait l’air à plein poumons, l’oxygène ranimait en elle des sensations bienfaisantes. Jardiner, cultiver, désherber, transpirer, brosser les juments, autant d’actions exutoires capables d’entretenir l’espoir de jours meilleurs. Entre ses mains s'écoulait le temps qu’elle n’agrippait plus. En chimie, les éléments unicellulaires sont souvent informes. Elle ressemblait à l’un d’eux, sans relief. Sa rage avait cédé la place à une espèce d’anamorphose troublante. 27 la femme bonhomme L'homme bon Le fusil. Marie-Caro l'avait prêté à Arturo. Il avait pour mission de pister le renard, celui qui venait dévorer les poules de la ferme. Arturo conservait l’arme dans la caravane. Lorsque les gendarmes vinrent arrêter Arturo, ils saisirent le fusil. Une fête au village aurait mal tourné. Lui, Arturo était accusé d’avoir tabassé et blessé deux gars qui, une fois remis de leurs blessures, décidaient de porter plainte. Arturo avait bu plus que de raison. Il s’était fait molester par une bande de jeunes paysans qui trouvaient ce type un peu trop « fouille merde » à leur goût. Son apparence méditerranéenne ne leur plaisait pas. Il s’était interposé pour défendre Michèle, une jeune fille malmenée par trois individus. L’un deux le menaçait avec un cran d’arrêt. Pas démonté par l'adversaire, Arturo lui avait tout simplement retourné l'arme et plantée dans le ventre. Des témoins avaient vu la scène. Son intervention avait soulevé un vent de solidarité contre le journalier. On les aimait pas trop les bronzés, dans le pays. Il était accusé de violence avec arme. Il fut libéré en attente d'un procès. Arturo relâché, revint à la ferme. Marie-Caro demanda à le voir. Ils s’assirent autour de la table un café fumant dans leur tasse. — J’ai su que tu avais pris la défense de Michèle. C’est bien. — ... Arturo porta la tasse aux bords des lèvres. — J’ai eu peur que les gendarmes ne te gardent. — ... Il observait la blouse bien repassée de Marie-Caro. Au niveau du buste, son regard accrochait les boutons en nacre qui se soulevaient au rythme de sa respiration, régulièrement. — Tu veux continuer ton travail ici ? — Pourquoi ? Cela pose un problème ? Ses yeux ouvrirent une porte étroite en son for intérieur, qui semblait si triste. — Pas à moi en tout cas. Je t’ai expliqué que je percevais une rente honorable qui me permettait de te rémunérer un peu. Le bois que tu fais en ce moment t’apporte un autre revenu. D’ailleurs, Simon du Vieux Moulin est passé avant-hier. Il voulait que 28 la femme bonhomme tu livres les cinq stères qu’il t’avait commandés. — ... Arturo hocha de la tête en avalant une autre gorgée du liquide noir. — J'ai qu'une parole, je lui livrerai son bois. Avant de sortir de la cuisine, il se retourna. — Pourquoi vous avez fait ça pour moi ? — Comme ça, pour rien. — Il n’y a pas d’acte gratuit. Je vous suis redevable. Puis, en saisissant la poignée de la porte il lâcha : On cause de nous en ville. — Et alors ? — Rien. Mais je voudrais pas vous attirer des ennuis. — T’inquiète. Et puis cesse de me dire vous. Arturo se dirigea vers sa caravane. Allongé sur le lit, il ferma les yeux. Il ne vit pas Jodélia et Chocolat qui, fidèles gardiennes, restèrent un moment à l'observer à travers la fenêtre en plexiglas. Sans doute espéraient-elles retrouver un peu de l'attention qu'il leur consacrait habituellement. 29 la femme bonhomme La vie à l'ombre Il y a vingt ans de cela, les flics ne s’étaient pas beaucoup trompés, quant à la liste des forfaits énoncés, même s’ils en avaient oublié un ou deux. Chose qu’Arturo s’était bien gardé d’avouer. Ça se comprend. Le dernier larcin avait mal tourné. Il avait juste subtilisé un portefeuille qui traînait sur la table d'une terrasse de café. S'en suivit une crise cardiaque. Faute à pas de chance. La victime était morte. Les témoins l'avaient reconnu. Aurait-il débité les aveux bien à l’abri derrière les fenêtres ouvragées d’un hôtel particulier de la rue de la Ré, les forces de l’ordre auraient été sensibles à son histoire abracadabrante, au scénario bancal certes, mais plausible. Il est certain que l’ambiance des H.L.M. d’un appartement squatté situé à la Duchère dans une des barres vouées à la démolition, donna envie aux flics de charger le suspect numéro un, car reconnu et filmé par une caméra amateur, de tous les délits effectués pendant la même période, calqués sur l’identique mode opératoire. Arturo en prit pour 15 ans. Avec des remises de peine, une surpopulation carcérale et une conduite exemplaire, il sortirait de Saint-Paul au bout de cinq. Dans la maison d’arrêt, Arturo travaillait entre cinq et six heures par jour. Il a commencé à assembler des pinces à linge. Sur sa planche en sapin étaient plantés deux petits clous. Grâce à eux, il maintenait le ressort métallique pour coincer les bouts de bois. Il vit passer des poignées de pinces à linges, des paquets de pinces à linge, des sacs de pinces à linge, des montagnes de pinces à linge. Il vivait pince à linge, tout juste s’il ne mangeait pas pince à linge. Puis, pour changer, et ce durant quelques mois, il s’est occupé de monter les fleurs artificielles des couronnes mortuaires. C’était à son avis, un moyen de voir la vie en couleur. Une fois, il voulut battre le record d’endurance détenu par son troisième colocataire. Arturo travailla sans interruption du vendredi après-midi au lundi matin ne s’arrêtant qu’à l’extinction des feux. En dépassant le palier des cinq cent cinquante-cinq fleurs montées, il battit de quatre pièces son camarade, déjà prêt pour une revanche. Ce genre d’exploit lui rapporta tout de même la coquette somme de trente francs, alors qu’à l’ordinaire, assigné aux corvées du service général ou pour des travaux de maçonnerie, il gagnait entre un et six francs par jour. Quelques mois avant d’être libéré, on lui confia un des postes d’assembleur de mini voiture « Majorette ». Un peu de minutie pour clipser les portières, de concentration malgré les rêves de gamins enfermés sous le capot métallique de ces jouets, et beaucoup d’abnégation devant les milliers de pièces à emboîter, ajuster. Son prédécesseur avait acquis un certain rythme lui assurant ses sept cents francs mensuel. 30 la femme bonhomme La cellule de neuf mètres carrés aurait pu lui suffire s’il ne devait pas la partager non pas avec un mais avec deux autres colistiers. La proximité était supportable. Ce qui l’était moins portait le nom d’odeurs fécales, de transpiration corporelle, de vieilles chaussettes. L’intolérable agressait les oreilles, amplifié par la musique d’une radio criarde, mixé aux images stroboscopiques du poste de télévision allumé en permanence. Arturo en eut marre. Il se porta volontaire pour l’entretien de la chapelle, située au deuxième étage du bâtiment central, juste au-dessus du parloir. Arturo aimait bien ce lieu, non pas pour épancher une conviction qu’il n’avait pas, mais pour son architecture à la fois vaste et paisible. La lumière du jour parvenait à travers les trois baies jumelées plein cintre sur chacun des pans du bâtiment dodécagonal. Filtré par les croisées des fenêtres, le soleil rayonnait à l’intérieur projetant sa lumière sur le chœur, puis agrandissait l’ombre des gradins. C’était d’ailleurs sur l’un d’eux, le cinquième tout en haut, qu’Arturo intervenait, au niveau des neufs box alignés. Il devait poncer le bois, puis redonner un peu de fraîcheur en appliquant de l’huile de lin au pinceau. Autant dire que, placé sous la coupole de la chapelle, il prenait tout son temps à l’accomplissement de sa tâche qu’il désirait parfaite et soignée. Ils étaient cinq à s'occuper de la chapelle, encadrés par deux surveillants. Personne ne l'obligeait à travailler mais en tant que volontaire, les remarques apposées en marge de son dossier ne pouvaient être que positives, du moins il l'espérait. Sa motivation première était de sortir de l'enfermement et de s'occuper à dépenser son énergie en pratiquant une activité physique utile. De sorte que le soir, il pensait à autre chose que de s'embrouiller avec les deux autres occupants de cellule. Il portait son sac tel un cabas à provisions sans légumes, ni fruits, ni boîtes de conserve. Seulement quelques livres jetés en vrac au-dessus d’un pantalon bien plié, d’un gros pull en laine et d’une série de tee-shirt sombres. En se présentant devant la dernière porte blindée, il dut à nouveau décliner son identité avec dans la main droite sa carte d’identité bien visible décryptée par l’œil du gardien. — Arturo Devalencourt, date de naissance ? — Douze décembre mille neuf cent soixante-douze. — Quelle est votre prochaine adresse ? — Foyer des jeunes travailleurs à Saint-Étienne. Une mise en scène rigoureuse vécue dans un silence complice que seuls les gonds de la porte parvinrent à troubler au moment de son ouverture. Au-dehors, le soleil était à peine levé. 31 la femme bonhomme En posant le pied sur les pavés du cours Suchet, Arturo s'était juré de ne plus jamais franchir ce porche et ce malgré les paroles du gardien qui lui envoya quelques banalités sur le ton de la plaisanterie. Il ne se retourna pas une seule fois. S'il avait pu, il aurait accompli le geste de sa grand-mère qui jetait du sel par-dessus son épaule gauche en quittant un mauvais lieu de peur d'y revenir un jour. Il peinait à avancer dans la rue craignant qu'un surveillant ne l'interpelle à chacun des carrefours qu'il osait franchir. Petits pas. Regards furtifs. Sentiment inconfortable d’échapper aux règles si longtemps appliquées. La gare de Perrache avait bien changé. Un escalator montait les voyageurs depuis le Cours Charlemagne jusqu'au-dessus des voies. Méfiant, Arturo préféra emprunter le tunnel qui conduisait vers la plus belle place de Lyon. L'emplacement était méconnaissable. Il dut faire une pause pour tenter de se repérer dans l'espace. Une espèce de blockhaus avait poussé entre la gare et la place Carnot. Des routes s’emmêlaient recouvertes de voitures multicolores. En filant le trottoir de gauche, il reconnut la brasserie Georges. Il regarda au travers des vitrines. Rien n'avait changé. Il entra, tête dans les épaules. Il se positionna devant le bar. À la manière d'un habitué, il commanda un café, vérifia sa monnaie, et paya finalement avec un billet d'argent nouveau. Son regard examina chaque employé pour tenter de reconnaître un visage familier et surtout celui de son copain Jean. — Il y a bien longtemps qu'il a quitté l'établissement, lui répondit le troisième serveur plus ancien que les autres à qui il avait demandé des nouvelles de Jean. Je crois qu'il a trouvé un job de moniteur d'atelier en Lozère ou "quelque chose comme ça" — Ce n'est pas grave, c'était juste pour savoir. Lorsque l'on ne connaît pas le fonctionnement d'appareils automatiques, il suffit d'observer les utilisateurs. Leurs gestes sont autant de leçons à mémoriser destinées à être adoptés par soi-même et reproduits à l'identique. Bon élève, Arturo s'appliqua à valider son ticket de train aller pour Saint-Étienne et se laissa porter par le courant des heures qui défilaient, tellement riches de nouveautés qu'il en avait plein la tête. Le TER transportaient quelques usagers pressés et d'autres moins. Le train roule à la même allure pour tout le monde et arrivera, en principe, à l'heure prévue. Les sommités de la médecine affirment haut et fort qu'il vaut mieux voyager tranquille qu'angoissé. Le corps produit du sang de bonne qualité. La prison n'était pas une expérience avouable et Arturo n'était pas fier de cette partie obscure qui lui avait tout de même gâché cinq ans de sa vie. Il avait assumé et payé ses bêtises de jeunesse. Ce n'est pas pour autant qu'il était rentré dans le rang 32 la femme bonhomme des moutons blancs. Plus tard, lorsqu'il prit la route et qu'il n'avait pas le moral, il lui suffisait de repenser à cette tragique parenthèse d'enfermement pour retrouver la pêche et les bons côtés de la vie. 33 la femme bonhomme Réflexion passive La femme bonhomme retira son paréo. Regard noir assorti au vêtement, elle scrutait le mur percé d’une fenêtre semblable aux écrans de cinéma déroulant des aventures sur des paysages fantastiques. Son scénario à elle se résumait à un bout de ciel souvent nuageux, agrémenté d’une colline hachée par la présence des châtaigniers plantés un peu trop régulièrement. Lui manquait la caresse de l’air sur sa peau veloutée, veloutée à la manière soyeuse, blanche crème légère, blanche nacre un peu sale sur les bords à cause de la crasse des animaux, blanche préservée de tout contact extérieur, blanche en forme d’albâtre lisse recouvert du duvet tendre à peine perceptible. Lui manquait le souffle subtil d’une respiration aimée qui depuis bien longtemps déjà était partie s’éteindre au loin. Lui, manquait. La femme bonhomme dénouait ses cheveux longs, longs et fins, fins et lisses, lisses et longs. Sa brosse les arrangeait soigneusement. Devant le carré de miroir qui lui servait de reflet, du reflet des morceaux d’elle, qu’elle désirait apercevoir parfois plus longuement, la femme bonhomme rayait le silence par petites touches régulières accordées sur le rituel du peignage de sa chevelure. Les épaules n’avaient aucun mal à supporter le tissu de sa chemise de nuit qui pendait plate jusqu’audessus des chevilles. Quelques artifices nacrés fermaient le devant, de la gorge au nombril. Un ruban noué agrémentait l’emmanchure du vêtement. Un souvenir amusé, un petit air murmuré et aussitôt ses yeux viraient à la pépite brillante aussi rare et chère que celle que l’on trouve dans le lit de la rivière. 34 la femme bonhomme Prise de contact C’était une vie où il ne se passait rien. Quelques soupçons d’adrénaline au moment des agnelages, et peut-être la naissance d’une relation amicale. — Qui es-tu Arturo ? Marie-Caroline avait lancé sa question alors qu'ils brossaient chacun une jument différente. — Vaste question. Est-ce la patronne qui m’interroge ou une femme qui désire me connaître un peu mieux ? — C’est moi qui te demande cela tout simplement, juste histoire d’en connaître un peu plus sur mon plus proche voisin qui vit dans ma cour depuis deux ans. — Je ne peux pas parler de ce que j’ai fait avant, c’est inintéressant. Chercher à savoir qui je suis vraiment, c’est fermer les yeux sur ma présence ici. Personnellement, à vous observer, je vous connais un peu, je devine vos réactions, je sais où vous êtes matin et soir. L’observation est une qualité humaine que l’on n’enseigne pas à l’école, mais sur le terrain. Celui qui observe, devine la réaction d’un animal, prédit la météo, soupçonne la présence d’une sauvagine. Les gens sont prévisibles. Il suffit de lire leur attitude pour deviner qui ils sont vraiment. Je vous sais seule et bien intentionnée à mon égard. Je crois que nous formons une belle paire de cons…. — ... ? — Excusez l’expression. En d’autres temps, en d’autres lieux, nous nous serions rencontrés, sans doute aimés et pourquoi pas mariés. À présent, les histoires du passé ternissent notre devenir. Par contre, je sais le bienfait que nous nous apportons mutuellement et ça c’est déjà bien. À tel point que j’en ai oublié de reprendre la route, j’en ai oublié de vouloir changer d’endroit, j’en ai oublié mes blessures et le mal ne me ronge plus. Je n’ai plus envie de fuir et je vous en suis reconnaissant. — ... — Vouloir connaître plus de moi reviendrait à brasser de mauvais souvenirs, un malêtre inodore, inaudible. Je me contenterai d’être présent. Un point c’est tout. — ... La silhouette de Marie-Caro frémissait dans le contre-jour qui l’enlaçait. — Je me contenterai de vous savoir présente, telle quelle, cousue de certitude et d’angoisse, de maladresse et de convictions. Une confiance réciproque s’installe entre deux personnes avec la même énergie silencieuse qu’une graine portée par le 35 la femme bonhomme vent cherche à s’enraciner dans un terrain propice à son épanouissement. — Restons-en là, si tu veux bien, lui dit-elle en reposant l'étrille sur la margelle. Et cesse de me dire vous. 36 la femme bonhomme Rémy arrive Depuis la mécanisation d’après guerre, les compagnons se faisaient rares. Peu à peu, sans prévenir, dans les années soixante, ils disparurent définitivement. Les ronces envahirent le Grand Chemin jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle espèce d’utilisateurs, les touristes. Il y avait les promeneurs, marcheurs sportifs ou non et ceux qui se ralliaient sous une bannière en forme de coquillage des jacquets1. Connaissant la bonne fame du lieu, les pèlerins du chemin de Saint-Jacques-deCompostelle restaient coucher dans l’étable de la ferme du Grand Chemin pour quelques euros la nuit. Marie-Caro instaura le système de la boîte à don dans laquelle les utilisateurs du gîte d’étape improvisé déposaient ce qu’ils désiraient, ce qu’ils pouvaient, sans contrôle de sa part et de la part d’Arturo. Arturo se démenait pour rendre les abords de plus en plus attrayants, de sorte que les marcheurs qui passaient sans avoir songé s’arrêter, se reposaient un moment, ne serait-ce que pour s’abreuver à la source de la cour qui coulait en son milieu. Jusqu’au jour où Rémy est arrivé. Il venait de se tordre méchamment sa cheville valide un kilomètre en amont de la ferme. Soutenu par deux jacquets de rencontre, il préféra se laisser abandonner au gîte d’étape du Grand Chemin et les voir repartir sans lui. Le repos devenait la seule voie possible pour un bon rétablissement. Marie-Caro participa à son confort, réconfort, en lui fournissant une bande avec un tube d’arnica. La semaine passa et s’avéra nécessaire à retrouver la forme. Rémy s’ennuyait. Jamais il n'aurait pu imaginer rester bloqué dans cette campagne profonde. Lui, le citadin venant du monde civilisé de la région nantaise, comme il disait, devait très vite réviser son jugement et enterrer ses apriori négatifs. Il supportait mal sa situation de handicapé sans vouloir toutefois y mettre un terme. Il s’était installé à la porte de la grange, lieu stratégique lui permettant d'observer le peu de chose à observer, c’est-à-dire les animaux de la ferme. Distraction futile à son goût, mais rythmant ses journées bancales. Le départ des jacquets coïncidait avec le réveil des coqs. Dès potron-minet, MarieCaro sortait les poules. Celles-ci grattaient, fouillant les plates-bandes qu’Arturo s’évertuait à ratisser. Elles caquetaient, gloussaient, pondaient, sans faire toutefois autant de bruit que les oies. Le caractère de chien de ces volailles menaçantes remplaçait aisément le travail de gardien que Shepa le beauceron n’effectuait plus depuis belle lurette. Shepa ? Tout un poème celui-là. Il dormait la journée, dormait la nuit, parcourait les limites de son territoire en déposant ça et là quelques gouttes d’urine odorante. Sa fonction de gardien, bien que ralenti, avait l’air de tenir la route, puisque Marie-Caro avouait ne pas avoir revu trace du renard depuis des 37 la femme bonhomme lustres. Cette vie de chien contentait Shepa. Que dire des chevaux en liberté ? Deux juments se promenaient la journée en travers du chemin, buvaient l'eau de la source, lui rendaient visite et attendaient les caresses, qu'il n'osait pas donner. Elles se grattaient le derrière contre le mur de la grange, accueillaient les marcheurs et suivaient Marie-Caroline dans tous ses déplacements. Ce serait outrage de ne pas évoquer le chat Colibri, une espèce de félin gris anthracite, le genre de porte-malheur défiant la présence du diable, car il avait, semble-t-il, fait allégeance avec la Dame Blanche. Une figure légendaire qu’il valait mieux, à en croire les peureux, ne pas croiser sur le Grand Chemin les nuits de pleine lune. Peu importent les racontars, Rémy lui ne croyait que ce qu’il voyait. Au début de son séjour forcé, il voyait peu, il croyait peu. À force d’observation dû à son immobilisme, il se trouva dans l’obligation d’ouvrir les yeux et constata la multiplicité et la diversité des variantes d’une journée à la campagne. Pour rendre service, il commença à remplir le registre sur lequel s’inscrivaient les nouveaux arrivants et leur indiquait les paillasses disponibles. Les odeurs de fumier ? Il s’y était habitué. Les mouches ? Il les défiait avec une énergie destructrice vis-à-vis de leur envie irritante de toujours se coller aux mauvais endroits. Il supportait mal cet entêtement à vouloir se poser sur sa tranche de pain beurré ou apposer leur chiure sur les bords de sa tasse de café. Voyant les valides défiler, Rémy voulut au bout de huit jours regagner leur cortège et par un beau lundi matin, s’élança sac sur le dos, bride abattue à travers la cour de la ferme du Grand Chemin. C’était sans compter la participation de Shepa le dormeur qui par nonchalance avait laissé traîner sa queue sur le pavé. Le poids du fugueur écrasant l’appendice canin fit sursauter la bête, ce qui est assez rare pour le souligner et par voie de conséquence envoya valdinguer le pauvre Rémy dans la plate-bande tout juste ratissée par Arturo. Les vertèbres lombaires accusèrent difficilement le choc provoqué par cette chute et il fallut bien des bras pour réinstaller Rémy l’étourdi sur son lit de campagne. Bien qu’il n’ait rien de cassé, souffrance et tranquillité firent bon ménage. Cette tentative de remise en route mouvementée obligea Rémy au prolongement de son statut de patient. Il décida de quitter la région, en demandant à ses proches de venir le chercher de toute urgence. Les notions d’urgence n’ont pas la même signification dans la tête d’un retraité et dans l’agenda de personnes qui travaillent. Ses proches entamaient soit une semaine de labeur soit un trek à l’autre bout de la Terre. Il obtint toutefois la promesse d'Anita, sa petite fille, elle irait le récupérer le samedi suivant. 38 la femme bonhomme 1 Jacquets : nom donné aux pèlerins empruntant le chemin de Saint-Jacques de Compostelle 39 la femme bonhomme La bonne femme Une photographie persistait à vouloir figer le temps. Une photo d’avant. Celle sur laquelle un couple de mariés souriait à l’envi. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux. Lorsque Marie-Caro enterra sa mère, elle rompit avec le temps, s’isola. Dans un coup de déprime, elle chassa Camille, la potière qui vivait dans la petite maison donnant sur la cour de la ferme. Comme pour accentuer sa descente vers les bas-fonds, l’assistante sociale lui retira la garde de Moïse. Du coup, elle démissionna de son emploi de famille d’accueil. Le mot famille lui brisait le cœur. Depuis le jour dramatique, Marie-Caro revêtit les vêtements de travail de Tristan, une salopette verte avec deux grandes fermetures éclair blanches. L’ouvrier agricole du cousin Raymond continua à s’occuper des 400 brebis regroupées dans la ferme de Chanteloube. Elle louait les terres de Chanteloube affermées autrefois par ses parents. Le bail se renouvela par tacite reconduction sans que Marie-Caro n’ait vraiment à dire ni à faire. Elle payait le berger sur les ventes d’agneaux. Les céréales produites sur la ferme du Grand Chemin contribuèrent à faire tourner le système. Marie-Caro qui endossait la peau de Tristan, endossa le rôle de femme bonhomme forçant l’admiration des voisins paysans. Après le temps de la compassion et du partage vint celui de la solitude qui dura jusqu’à l’apparition d’Arturo quelques années plus tard. Arturo aménageait le gîte d’étape qui, à son arrivée à lui, ressemblait plus à un hébergement dans la paille. Avantage incontestable, il y avait la possibilité d’accueil pour les ânes et les chevaux, montures des pèlerins. Ici, pas de luxe, juste l’essentiel, toilettes sèches, robinet d’eau froide et couvertures au cas où les sacs de couchage des marcheurs se révélaient être un peu légers. — Marie-Caro, je veux installer un chauffe-eau solaire. — Mouais. — Il suffit de deux panneaux, d’un ballon et d’une douche. Qu’en penses-tu ? — Combien ça va me coûter ? — Un bras, sûrement. — Et si tu l’installes toi-même ? — Je ne suis pas spécialiste. Rémy qui écoutait distraitement la conversation lança une proposition. — Je suis retraité, mais j’ai eu une vie professionnelle avant, j’étais plombier. Si vous le souhaitez, je peux participer à ce projet, vu que je suis bloqué ici toute la semaine. J’en ai déjà installé des dizaines. Le solaire, ça me connaît. 40 la femme bonhomme Arturo et Marie-Caro se regardèrent, acquiescèrent et remirent le projet entre les mains de l'artisan. En fin d’après-midi, Arturo revint avec le matériel listé par Rémy. Ils s’attelèrent à la tâche dès le mardi matin. Le mal de dos n’avait plus de place dans la tête de Rémy qui comme par magie avait rajeuni de 20 ans. Dans l’atelier de Tristan, le défunt mari de Marie-Caro, les deux compagnons trouvèrent un chalumeau et différents outils nécessaires à la préparation du chantier. Malgré cela, la volonté seule ne peut pas effacer un traumatisme physique. Conscient de ses limites, Rémy commandait Arturo son stagiaire modèle. Celui-ci ne voyait aucun inconvénient à se laisser diriger par un spécialiste. À eux deux, ils installèrent les panneaux solaires et le chauffe-eau en moins de trois jours. La salle de bain attendrait un peu, car il s’agissait d’un autre investissement. Simple, efficace et pas cher sont les formules idylliques à condition d’étudier sérieusement les capacités d’aménagement optimales dans l’étable. La priorité première était la mise hors gel de l’installation. Marie-Caro s’asseyait sur le perron, observait les deux compères, piailler comme des poules, discutant de tout et de rien. Le vieil homme, Rémy, bien qu’il refusa cette étiquette, était bien obligé de constater que son corps encore affaibli supportait mal les efforts physiques. Il utilisait fréquemment son bâton de pèlerin pour soulager ses reins, et sa cheville qui n’hésitait pas à lui manifester quelques relents de douleurs difficilement tolérables. 41 la femme bonhomme Anita Le vendredi soir, Anita, la petite fille de Rémy se présenta dans la cour au volant d’une voiture affublée d’un A rouge dénonçant sa qualité de nouvelle conductrice. Elle avait 26 ans et vivait à Nantes. Ses parents les baroudeurs l'avaient supplié de récupérer pépé Rémy en panne depuis trois semaines sur le chemin de SaintJacques. On était en juin. Anita avait terminé ses partiels et s’apprêtait à gagner un peu d’argent dans le sud en ramassant à droite à gauche des fruits pour rembourser ses frais de scolarité. Elle attendait également le résultat du Capes de Français, un concours administratif qui lui ouvrirait les portes de l’enseignement. Aucune de ses amies ne voulait la suivre dans sa recherche de petit boulot à la campagne à plus de vingt kilomètres de Nantes. Elles préféraient toutes l’ambiance d’un bar, voire d’un restaurant ou pire celle plus confinée d’une bibliothèque jusqu’à accepter, la mort dans l’âme, la place de guide touristique en ville. Pour la forme, Anita rouspéta lorsque père et mère lui demandèrent par téléphone, à l’autre bout du monde, de récupérer pépé Rémy. Elle ne connaissait pas cette région reculée, elle adorait son grand-père et elle avait besoin de changer d’air. C’était avec un plaisir dissimulé qu’elle s’acquitta du rôle de chauffeur de taxi, d’ambulance plutôt, à condition qu’elle n’ait rien à débourser. Une activité physique légère et habituelle est une bonne thérapie pour les personnes souffrant de mini bobo majeur. Rémy avait fière allure au bras de sa petite-fille. Il l’avait attendue dès 16 heures, heure à laquelle il estimait la voir arriver. C’était après s’être rongé tous les ongles plusieurs fois chacun qu’il la vit garer son véhicule à 20 heures le soir. Malgré son impatience de rentrer à Nantes, il voulut la présenter à Marie-Caro. La nuit bien avancée, ils prirent la route quand même malgré l’insistance de Marie-Caro à rester se reposer. Tout le monde dit que les jeunes sont infatigables, c’est sûrement parce qu’ils se croient infatigables. Jusqu’au jour où l’accident arrive. Car c’est bien ce qui se passa. Les classes en huit étaient de sortie au village. Ils bloquaient la route départementale au rond-point pour quémander quelques pièces. Anita, qui ne connaissait pas ce genre de mœurs de dépravés, voulut forcer le passage. En mordant la banquette, la voiture dérapa et s’encastra contre un muret après avoir accroché puis traîné un homme ivre sur quelques mètres. Anita cria, jura, mêlant colère et peur à la vue du jeune immobilisé contre la carrosserie du véhicule. La bande d’amis imbibés d’alcool s’en prit immédiatement à la voiture, obligeant les passagers à s’allonger sur l’herbe. N’eût été l’intervention musclée d’un autre conducteur, Anita aurait sûrement subi quelques outrages violents. Tout alla vite. Sous la brutalité de la gente masculine, elle eut des haut-le-cœur, puis tomba dans les pommes lorsqu’elle aperçut son pépé Rémy se faire secouer sans ménagement. 42 la femme bonhomme 43 la femme bonhomme Moïse Lorsque l’on se trouve en territoire inconnu, le moindre rocher ou arbre familier devient repère, un jalon sur lequel on peut s’accrocher en toute confiance. Le médecin refusa qu’Anita et Rémy soient transportés et transférés en dehors du département. Le grand-père s’en sortait avec quelques contusions aux couleurs bien visibles et réparties sur tout le corps. Son mal de reins s’était évaporé. Anita, s'accorda huit jours de remise en forme. Marie-Caro s’était affolée en ayant eu vent de l’accrochage. Tous les jours, elle consacra une partie de son temps pour rendre visite aux trois personnes concernées : Anita, Rémy et Moïse, encore en observation à l'hôpital. Moïse était son petit protégé, un jeune de l'assistance qu'elle avait eu en garde en tant qu'assistante maternelle dans sa vie d'avant. Celui-ci, bien qu’ayant été traîné sur la route, ne présentait aucune blessure physique grave. Par contre, une fois dessoûlé, il ne se souvenait de rien du tout, ni de l’accident, ni de sa vie d’avant. Il avait perdu la mémoire. L’amnésie, due au choc et à l’abus d’alcool, le rendit amorphe. Se sentant responsable et malgré tout, un peu coupable de cette situation dramatique, Anita s’astreint à lui rendre visite plusieurs fois par jour. Moïse, âgé de trente ans, était beau garçon. L’amnésie efface la mémoire mais n’empêche pas de vivre. Le jeune homme appréciait la présence d’Anita. Tous les deux se parlaient sans rien avoir à ce dire. Marie-Caro lui apprit qu’il avait été ouvrier agricole sur le domaine appartenant au tonton Raymond dont elle avait hérité depuis peu. Arrivé en fin de contrat, il cherchait un job. Ils se parlaient en se découvrant l’un l’autre, même si elle avait au départ un mauvais apriori sur les jeunes de la campagne. Jugement qui s’était renforcé, et ce, sans équivoque aucune, après le contact brutal le jour de l’accident. Marie-Caro les invita tous les trois à venir passer le dimanche à la ferme, d’une part parce que son petit protégé, le terrible Moïse avec sa réputation de mauvais garçon issu de l’Assistance, devait s’aérer la tête, et d’autre part pour redonner goût à la vie à Rémy, qui avait tendance à virer ses derniers temps dans une profonde déprime. Heureusement, en ce jour de juillet, le soleil était au rendez-vous. Arturo avait réussi à attraper au collet un beau lièvre, mais chut..., il y a des choses que l’on ne doit pas révéler, surtout les interdits, même si chacun sait que ce genre d’interdit suscite beaucoup d’envieux et un interdit bravé est délicieusement bon à partager entre amis et qui plus est, lorsque Marie-Caro ajoute à la sauce les petits pois carottes du jardin. On a beau penser ce que l’on veut, dès que le repas est goûteux, l’ambiance devient naturellement agréable. À croire que cette petite équipe attendait cette situation pour s’observer, s’apprécier un peu mieux. 44 la femme bonhomme Marie-Caro s’aperçut qu’il était inutile de proposer à Anita de s’installer ici. Son programme d’après convalescence occupait l'agenda de visites aux copains-copines puis à un travail de saisonnier dégotté sur internet. Le lundi suivant elle se rendrait compte, la pauvre, qu’elle avait été vite remplacée et qu’elle ne retrouverait rien d’autre avant la fin de l’été. Lui restaient les vendanges. Concernant le pépé Rémy, il ne s’était pas fait prier pour renouveler sa pension à la ferme du Grand Chemin. L’hôpital ? Il en avait horreur. Le retour en ville ? Il en avait trop peur. De toutes manières, il y avait tant à faire à la ferme qu’il établit derechef un programme d’activités avec la complicité d’Arturo. Le projet du gîte d’étape avançait plus vite dans les têtes que sur le terrain. Arturo avait un peu laissé tomber les travaux de rénovation. Il consacrait ses journées au jardin, à l’entretien des abords de la propriété. En été, il y a toujours un pic de travail si intense qui demande une telle somme de travail qu’un seul bonhomme ne peut pas accomplir à lui tout seul. Moïse, qui avait été remercié, serait le bienvenu en attendant qu’il retrouve un travail rémunéré. 45 la femme bonhomme Changement d'état Anita sortait d’une relation amoureuse mouvementée, tourmentée. Son petit ami Xian ne voulait pas s’engager dans une vie de couple, même si après cinq ans de vie commune, ils avaient des habitudes de vieux mariés. Ils ne désiraient pas se séparer de leur situation d’électrons libres dans laquelle tous les deux au final, avaient décidé de se conforter. Chacun avait eu des aventures amoureuses « extraconjugales » passagères, aventure d’un soir leur permettant de confirmer leur attirance réciproque pour les découvertes, les nouveautés. Puis ils revenaient l’un vers l’autre, se ressoudant un peu plus intensément à chaque fois. Pourtant, Xian avait frayé plus que de coutume avec la meilleure amie d’Anita, sa presque sœur. Il s’éloigna peu à peu, jusqu’à habiter définitivement chez sa conquête. Anita était d’autant plus vexée, fâchée, jalouse, qu’elle n’avait pas accepté sa situation de jeune femme cocue. Elle se sépara de Xian et c’est avec un plaisir inouï qu’elle avait décidé de venir chercher son grand-père Rémy. L’accident survenu au moment du départ de la ferme du Grand Chemin n’avait heureusement pas détérioré sa qualité de future maman... À sa grande surprise, le médecin de l’hôpital, lui apprit que le fœtus de trois mois était bien accroché. Elle, Anita, une future maman ? Elle n’était vraiment pas préparée à cette aventure. Si Xian l’apprenait, reviendrait-il vers elle ? Inutile de rentrer à Nantes. Rien ni personne ne l’attendait. Autant finir l’été avec le patriarche son pépé Rémy. Elle se sentait faible physiquement et forte dans sa tête. Après moultes réflexions, elle décida de n’en parler à personne et consacra ses journées à la remise en forme du grand-père. D’autant que les premiers contacts avec Marie-Caro s’étaient bien passés. Au gré des conversations, elles se trouvèrent quelques atomes crochus, des centres d’intérêts tels que la couture. Anita voulait apprendre cette activité. Marie-Caro se piqua au jeu de lui transmettre le peu de technique qu’elle connaissait du bout des doigts notamment le traçage d’un patron, la coupe du tissu et l’assemblage des pièces. Anita prenait un réel plaisir à confectionner deux trois robes légères d’été. MarieCaro travaillait de temps en temps à domicile pour une entreprise de confection. Son rôle se bornait à coudre les poches des pantalons qui arrivaient par cartons de cent. Déballer, coudre, emballer était son quotidien en hiver et les jours de pluie. La machine à coudre qu’on lui prêtait devait servir uniquement pour cette opération. Elle n’en avait cure, elle avait habillé de rideaux et de doubles rideaux toutes les fenêtres de sa maison. La literie était recouverte de dessus de lits. Depuis longtemps déjà, elle avait cessé de se fabriquer des robes. L'arrivée d'Anita et l'intérêt qu'elle portait pour cette activité lui redonna goût à la création. Dès le début, leur relation avait viré cap grand large. Marie-Caro préféra 46 la femme bonhomme accueillir Anita dans sa maison plutôt que de la laisser dans le dortoir des jacquets. Depuis qu’elle avait sympathisé avec la jeune fille, sa vie lui semblait moins vide. Elle voyait bien que sa propre conversation avait des limites. Anita abordait des sujets compliqués, lisait des livres incompréhensibles pour elle. Malgré cela, MarieCaroline lui demandait des conseils de lecture pour une personne de son niveau à elle. Marie-Caro se désola de la situation de nouvelle abandonnée lorsqu’elle apprit la fin de la relation amoureuse avec Xian, le refus de son employeur saisonnier à la prendre à son service avec ses quinze jours de retard. Les parents d’Anita, Colette et Jean-François, jeunes retraités, étaient partis pour un tour du monde. Ils ne reverraient pas leur fille unique de sitôt, à moins qu’elle ne décidât de les rejoindre dans un pays ou un autre. En attente des résultats de son concours administratif, Anita se trouvait bien heureuse de profiter de ce pied à terre, prétextant, comme si besoin était, de s’occuper de pépé Rémy. Marie-Caro l’avait « prise à la bonne ». Elles deux conversaient sans retenue. 47 la femme bonhomme Savoir ménager une petite place Lorsque Moïse rendait visite à sa tatie Marie-Caro, sa mémorable maman de substitution, c'est surtout Anita qui l’intéressait. Elle le trouvait charmant, sans plus, bien qu’il espérât de son côté aboutir à une relation plus poussée. Il l’invita à visiter les sites touristiques, choses qu’elle appréciait. Le saut de la Brame, le cimetière carolingien de Civaux, les Monts de Blonds. Ils partirent camper trois jours sur le plateau des Millevaches avec une bonne équipe de joyeux fêtards. Une autre virée début août les amena cinq jours dans le Marais Poitevin. Il lui trouvait à chaque fois quelque chose de nouveau à faire. Elle ne lui refusait rien, même pas le baiser qu’il tenta sur l’île d’Aix, lorsqu’ils abandonnèrent leur vélo pour se baigner dans l’océan. Elle ne refusait rien, mais gardait ses distances. Parfois son état lui procurait quelque inconfort. Marie-Caro s’en aperçut rapidement. — Il est de qui ? — Xian. — Il est au courant ? — Non. — Tu vas le garder sans lui dire ? — Oui. Et Anita s’enfermait dans sa chambre. Cette nouvelle avait pas mal bouleversé leur relation. Marie-Caro se sentit concernée par l’état de la petite. Elle s’enquit de prendre en charge le suivi médical, comme les rendez-vous chez le gynéco qu’Anita n’avait pas encore envisagés. Telles deux femmes qui s’épaulent, une certaine complicité s’établissait entre elles. Et tout naturellement, les habits de bébé devinrent le principal intérêt de l’atelier couture. Anita vivait en colocation à Nantes. Avec une bonne amie d’enfance. Celle-ci lui avait demandé s’il était possible d’accepter à la rentrée une nouvelle colocatrice. L’occasion était trop belle. Anita céda sa place, réintégrant son déménagement dans la maison de ses parents toujours en voyage. Elle revint dans le Poitou à l’occasion du méchoui début septembre. Terminant son job d’été, qui avait consisté à ramasser les melons du côté de Loudun, elle invita Moïse à participer aux vendanges dans le Cognac à la fin du mois de septembre. Le premier week-end de septembre Marie-Caro organisa un méchoui, en accord avec Arturo. Il tua l’agneau le jeudi, s’occupa du bois pour le feu, de la cuisson sur les 48 la femme bonhomme braises. La bande de jeunes du village, Moïse en tête, était conviée à la fête. Le groupe de marcheurs présents, une douzaine, avaient prévu cette halte depuis longtemps, connaissant à l’avance l’occasion festive, les cinquante ans de la patronne. 49 la femme bonhomme La mise en mode travaux Rémy boitillant d’un sens, clopinant de l’autre, prévoyait l’installation de la fosse septique et l’épandage des eaux usées, listait les matériaux à acheter, traçait les plans, marquait les repères au sol, préparait des trous dans les murs. En outre, il soumettrait l’idée de la récupération des eaux de pluie jusqu’à une réserve de 10 000 litres qui servirait pour la redistribution dans le circuit interne, desservant les machines à laver, le linge, la vaisselle, les douches, les toilettes. Son affaire était d’une telle complexité qu’elle absorbait toutes ses pensées. En permanence il s’isolait, gribouillait, ressortait tel un guignol hors de sa boîte, mètre ruban dans la main pour reprendre des cotes et signalant au sol ou sur les murs les futures saignées, départs et arrivées de tuyaux. Lorsqu’il présenta le devis chiffré à Marie-Caro, elle ne fut pas étonnée, mais elle avait, de son côté, d’autres projets avec Anita sa protégée. — Qu’à cela ne tienne lui dit-elle. Si tu t’occupes de diriger les travaux, je te trouverais bien de la main-d’œuvre pour te donner un coup de main. De mon côté, je vais lâcher le troupeau de brebis. Le berger est parti à la retraite. J’en ai marre et je ne peux plus m’occuper des ouailles. La vente des animaux me permettra d’investir dans les bâtiments. Les prés me rapporteront tout autant si je ne vends que le foin. En plus, je n’aurai plus de souci de clôture, fini les notes à la coopérative, et celles du vétérinaire. — Vous n'allez pas vendre les juments quand même ? — Je ne sais pas encore. — Et pour le gîte, je m'en occupe ? — D’accord, Rémy, on fonce, avait-elle conclu sourire aux lèvres. Sourire aux lèvres. Voilà une attitude qui ne manqua pas d’étonner Arturo lorsque Rémy lui rapporta l’enthousiasme de Marie-Caro. Sans doute la préparation de l’anniversaire lui donnait-elle un coup de jeunesse. Arturo avait subi de plein fouet la tristesse de Marie-Caro, lorsqu’il était arrivé la première fois, il y avait deux ans déjà. Il avait dévisagé cette femme seule en train de s’abîmer dans une mélancolie noire, le genre de sentiment qui interdit toute manifestation de joie et de signe extérieur de gaieté. Le peu de chemin parcouru près d’elle, lui avait, semble-t-il, seulement évité de sombrer au plus profond d’elle-même. Il pensait l’avoir maintenue à la surface sans espérer la revoir jamais s’éveiller à la vraie vie. Anita n’était-elle pas en partie responsable de ce changement d’attitude ? — Pourquoi ta petite-fille reste-t-elle ici ? Demanda-t-il à Rémy. — Sans doute pour la même raison que nous autres. Un regard qui accroche et 50 la femme bonhomme soudain tu as l’impression d’exister pour quelqu’un. Elle doit bien se plaire ici, tu as vu comme elle profite ? Elle a repris des formes, je trouve. Maigre comme elle était, elle faisait peine à voir. — Tu ne trouves pas que le petit Moïse lui tourne un peu trop autour ? — C’est de leur âge. — Comme toi, c’est de ton âge de draguer Marie-Caro. — Arrête tes conneries, vieux fou. — Je ne crois pas que c’est des conneries. J’ai pas les yeux dans ma poche. Ça m’étonnerait pas que pendant le méchoui, hum, vous vous... enfin tu vois ce que je veux dire... — Non je ne vois pas, tu divagues, le vieux ! Occupe toi de ta tuyauterie et gare aux fuites. — On en reparlera mon gars, on en reparlera. Arturo avait soudain eu envie d’arracher des pommes de terre. Il pensait à la fête. Jamais de son côté, il n’aurait invité « les petits branleurs » comme il les appelait., même si ceux-là n’étaient pas de la même bande que ceux avec qui il avait eu une altercation, il les mettait tous dans le même panier. Arturo était un homme entier. Si un moustachu lui faisait une crasse, tous les moustachus étaient des cons. Si une femme brune lui souriait, toutes les brunes étaient sympathiques. Sa démesure dans le jugement d’autrui était à l’image de son enthousiasme au travail. Il était du genre moteur diesel, difficile à chauffer au démarrage, mais impossible à caler une fois lancé. Il était du genre locomotive à vapeur derrière laquelle on accroche toutes sortes de wagons. Allant bon train, on se sentait rassuré d’avancer avec lui en toute sécurité. Arturo, le meneur d’hommes, se grisait de l’enthousiasme qu’il générait. Observant Rémy à ses côtés, jamais il n’avait pu croire que le boiteux qui se tenait les reins en se relevant aurait investi avec autant de passion son rôle de plombier terrassier. Si Rémy était la tête, Arturo les bras et les jambes. Marie-Caro n’avait pas trop son mot à dire. Elle donnait son point de vue, qu’ils respectaient à la lettre après avoir été informés sur les contraintes techniques de tel ou tel choix. Les deux hommes prenaient les décisions. Elle, finançait. Ce qui provoquait parfois quelques ralentissements dans l’achat des matériaux. 51 la femme bonhomme Mise à l'abri Arturo avait pas mal bourlingué dans tous les pays, sur les chemins, offrant ses services à qui voulait bien l’héberger et le nourrir. Un jour, près de la frontière allemande, ses connaissances en langue germanique ne l’autorisèrent pas à dialoguer avec les autochtones. Les gens du bourg, dans lequel il s’était arrêté, ne lui offrirent pas l’hospitalité spontanée à un étranger hirsute, barbu et basané de surcroît. Tête basse, il reprit la route, la nuit sous la neige, espérant trouver refuge dans une grange plus loin, comme il avait souvent l’habitude. Or, cette nuit-là, la tempête de neige était particulièrement dense, à tel point qu’il était impossible de progresser sur la route, à cause des congères accumulées sur les bas-côtés, des congères énormes qui parfois lui arrivaient au-dessus de la taille. En désespoir de cause, Arturo s’installa dans une caisse à sel. Ce sont des caisses en bois réparties tous les trois cents mètres environ, qui recouvrent les tas de sel mis à la disposition des cantonniers pour dégeler la chaussée le long des côtes difficiles à gravir pour les véhicules. Ces caisses en bois protègent uniquement de la pluie mais pas du froid. Il souleva l’une d’elles, se glissa à l’intérieur, se fit une place entre le bois et le tas de gros sel gris. Il pensait être au sec. C’est ce qui se passa au début de la soirée. Mais au fur et à mesure que son corps diffusait sa chaleur corporelle, le sel avait tendance à mouiller ses vêtements, tant et si bien que quelques heures plus tard, Arturo se retrouva trempé et mal luné. Ce fut une expérience qui lui apprit à s’ouvrir plus tard aux inconnus, à leur adresser un sourire, une parole aimable, un service, en échange d’une future place de couchage sous un toit, fût-elle sommaire mais au moins bien sèche. 52 la femme bonhomme Perché sur son arbre Avant d'entreprendre son métier de plombier, Rémy avait une passion. Il ramassait les plantes sauvages et fournissait les laboratoires homéopathiques. Lui, dans sa spécialité, recherchait les plantes rares et précieuses. Parce que, d’une part c’était bien payé, d’autre part, cela lui demandait une bonne dose d’observation et de patience proportionnelle aux nombres de kilomètres parcourus dans la campagne ou dans les montagnes, et enfin parce qu’il ne pouvait pas consacrer plus de temps à cette quête. Il lui arriva une mauvaise aventure le jour où il trouva le fameux gui du chêne. Trop content d’être en présence d’un des quinze arbres français porteurs de ce parasite, il se précipita pour récolter sa découverte. Précipitation et assurance ne font pas bon ménage. Il glissa du haut du chêne, se vautra et retomba lourdement sur une de ses chevilles. La branche sur laquelle, là-haut, il s’était reposé en toute confiance, était bel et bien morte et comme pour confirmer son destin, c’est elle qui lui tomba sur la tête. Assommé, il resta toute la nuit sur le sol, sous le givre d’un mois de décembre déjà enneigé. Au réveil, il sentit la douleur lui lancer tout le bas de la jambe. Il voyait que le sang coagulé avait coulé en abondance. Impossible de se relever et de retrouver sa route. Un os blanc et saillant avait traversé la chaussette. Heureusement, au bout de deux journées et autant de nuits de souffrance, il entendit son nom dans la bouche d’un autre compagnon ramasseur inquiet de ne pas avoir de nouvelles. Faut dire que dans ce milieu, la solidarité n’est pas de mise. La cueillette s’accomplit en solitaire. Autant, il est plaisant de saluer un collègue après quelques heures de travail, autant il est énervant de le savoir fourrager dans le même secteur. La plaie s’était infectée. Après bien des tentatives de guérison, le chirurgien fut obligé de couper le morceau de jambe pour éviter la gangrène de gagner la totalité du membre. Depuis cette mésaventure, Rémy portait une prothèse, oublia ses virées en solitaire, se maria et consacra le reste de sa vie à la plomberie. Il se jura bien de ne plus remettre les pieds à la campagne. 53 la femme bonhomme Accepter l'enfant qui est en soi En son ventre rond, la vie cumulait quelques richesses célestes, des trésors terrestres engloutis en abondance, sans oublier les myriades de sensations émises quotidiennement au plus profond d'elle-même. Anita se préparait à devenir mère, célibataire certes, mais maman avant tout. Le secret, longtemps dissimulé, fit l’effet d’une bombe lorsqu’il fut découvert par pépé Rémy. Il était de la vieille école et n’ayant pas bien saisi les tenants et les aboutissants de la relation entre Moïse et Anita, somma le garçon qu’il croyait géniteur de se marier avec sa petite-fille dans les plus brefs délais. Et qu’il n’avait pas le choix et que c’était ça les conséquences des actes auxquels on ne réfléchit pas à l’avance, et qu’il devait assumer ses responsabilités et qu’il aurait à faire à lui s’il hésitait une seule seconde et blablabla, blablabla. Sa colère provoqua un grand étonnement teinté de stupeur de la part des jeunes gens qui se regardaient sans trop savoir quoi dire. Anita l’avait informé de son état dès le début de leur relation et lui avait annoncé sa décision de garder l’enfant qu’elle élèverait seule s’il le fallait. Moïse, baissait la tête. Il écoutait la diatribe de l’ancien puis demanda une discussion avec Anita. — Je dois t’expliquer quelque chose. Avec une certaine gravité, Moïse souleva un coin du voile. Né à l’envers des conventions normalisées, sa génitrice le chia menu, sans douleur. Elle adopta ce même jour la rigidité cadavérique assignée par les mortels avant de rejoindre le caveau d’où il écrirait dès qu’il lui viendrait l’envie d’en finir. Avec ce premier contact, brutal, la Terre lui signifia qu’elle s’attribuait le statut de marâtre. Bleu marbré sur le corps et jauni par les glaires, il reçut un sévère coup de pied au cul, fondement essentiel à l’application de tout principe de survie. Il criait. Un chien le lécha. Attention salutaire. Raconter son enfance serait avant tout convenir d’une seule et unique pause à consonance émotive, car de cette vie turbulente que fut sa jeunesse au pensionnat, le souvenir premier provient de l’absence de son père Steven le Guadeloupéen. Cet homme endossait le costume courant d’air qu’une couturière invisible lui façonnait sur mesure. Le seul jour où le paternel lui rendit visite lors de son séjour dans sa colonie à la mer, il l’appela, lui tout seul sous l’œil jaloux des autres enfants. « Viens mon grand. » Quelques coquillages gisaient entre les galets épars sur le sable. 54 la femme bonhomme « Promenons-nous longuement. » Les vagues rejetaient leur récolte. « Allons profiter de l’automne. » Son front se posa contre les rides d’un bois flotté. Il humait le sel desséché. « C’est une journée spéciale, mon fils. » Sa main crabe gonflée de la petite sienne apprivoisait ses craintes de lui. Et tout ce silence. Et toute cette fureur déversée au-delà d’eux. Et toute cette immensité qu’il l’invita à découvrir cet après-midi-là. Ce fut un moment où son âme s’éleva, guidée par son propre souffle. « Avançons encore un peu. Tu pourras me dire exactement comment s’appelle ta famille d’accueil. Tatie Marie-Caroline et tonton Tristan » Là où le soleil scrute la plage, sa peur s’éloigna. « Profitons de l’instant. » L’insouciance prit le dessus. Tandis qu’ils marchaient les doigts serrés, Moïse le regardait. Ses silences communiquaient avec ceux de son père. C’est porté dans les airs qu’il mesurait la force de ses épaules confortables. Il entendit son rire, éclatant, un instant, longtemps. Il connu le trot, le galop ; sa monture s’emballait. « À l’attaque ! » Sa badine cinglait leurs ennemis. C’était l’adulte qui redevenait enfant. Le hoquet donna à Moïse un fou rire mémorable ou l’inverse il ne sait plus. Lorsque Steven se rendit compte que ce n’était pas l’eau de pluie qui mouillait son col, il ne lui dit rien de plus. Lui non plus. Tous les deux contemplaient un champ de bataille. Les combattants se décomposaient au rythme des heures déjà bien assombries. Ils avançaient sur l’étroite frontière dessinée par son geste d’abandon après une guerre sans tambour ni trompette, une guerre muette, inscrite dans l’ordre des choses à fuir tête basse, tête basse. Steven, son père disparut comme un soufflé se dégonfle au sortir du four, se 55 la femme bonhomme transforma en souvenir. La fille de l’air l’emporta une dernière fois pour longtemps, pensant ne plus le revoir. Moïse avait cinq ans. En quatre mois de vie amoureuse, Anita et Moïse s’étaient trouvé suffisamment d’atomes crochus bien que n’ayant pas du tout le même niveau intellectuel et les mêmes origines familiales. Ils avaient envie de construire quelque chose et si l’enfant pouvait être le ciment de leur union ? Alors why not ? C’est Rémy qui était content. Les finances étant ce qu’elles étaient, la cérémonie officielle de leur union réunirait peu de monde. Qu’importe. Anita se décida à écrire un courriel explicatif à ses parents dans lequel elle décrivit la ferme du Grand Chemin, la vie campagnarde, son quotidien, l’existence de Moïse son amant et en post-scriptum, ajouta qu’elle envisageait un mariage avec lui « au plus vite ». — Qu’est-ce que ça veut dire au plus vite ? interrogea Colette depuis un poste de téléphone très éloigné. — Dans quinze jours. — Pourquoi cette précipitation ? — Disons que c’est le moyen de régulariser ma situation de... hum ... mère célibataire... — Mère célibataire ? Et tu nous annonces ça alors qu’on se trouve à l’autre bout du monde en Chine ? — En Chine ou ailleurs, cela ne modifiera pas mon état. Si vous êtes présents à notre fête tout le monde sera content. — Mais ma pauvre fille, comment tu vas te débrouiller avec un gamin, un mari et tout et tout, J’aurais dû être là, c’est mon rôle de mère de m’occuper du petit... — ... de la petite, maman, de la petite, car ce sera une fille — ... et c’est pour quand la naissance ? — Juste après le mariage. — Mon Dieu ! Quelle précipitation. On rentre tout de suite. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Fallait nous prévenir avant, nous aurions trouvé des billets bon marché, là on va payer plein pot. Mon Dieu ! Et ton CAPES1, t’en est où ? Tu aurais pu attendre qu’on finisse notre tour du monde. Tu aurais pu attendre, je sais pas moi... Et pépé, il est où ?Pourquoi tu ne me l’as pas ramené à la maison ? Qui s’occupe de la maison à Nantes ? Mon Dieu, quelle affaire. Tu nous les feras toutes toi. Ma pauvre fille, si tu dois être malheureuse toute seule sans nous pour prendre de telles décisions. Et ton 56 la femme bonhomme oral ? Qu’est-ce que tu vas faire de ta vie ? — Maman ? Tu m’entends ? La ligne est mauvaise, je ne te comprends plus. Je t’envoie un courriel. Marie-Caroline regardait Anita qui accueillait passive les réactions de sa mère. Pour un meilleur confort d’écoute, elle avait augmenté le son du haut parleur. Marie-Caro avait ainsi pu suivre la conversation. — Toute chose comporte des signes, dit-elle. Je m’intéresse à celle qui, insignifiante, peut m’en apprendre un peu plus sur une autre. 1Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré. 57 la femme bonhomme Chut Lorsque Moïse et Anita réapparurent à la ferme du Grand Chemin, Marie-Caro leur attribua l’ancienne maison atelier de la potière Camille. En franchissant la porte de ce lieu, Moïse eut un choc, une douleur lancinante qui l’obligea à s’asseoir sur le sol. Anita s’approcha de lui. — Anita, maintenant, je veux te dire quelque chose. — Quoi donc ? — J’ai retrouvé toute ma mémoire. — Pourquoi tu n’as rien dit ? — J’avais envie de tout effacer. C’était plus facile pour moi de repartir à zéro. Mais il y a tout de même des choses que tu dois savoir, à condition que tu les gardes pour toi. Moïse raconta un autre épisode de sa vie. Tandis que papa Steven, lui, nous avait quittés de plein gré, maman m’avait offert sa vie. Avec Pierre et Lisa, mes deux « cousins » de la famille d’accueil, nous vivions ici à la campagne dans la ferme de tonton Tristan et de tatie Marie-Caroline. Ces « terriens » ou « culs terreux », suivant l’interlocuteur qui en parlait, avaient bien accepté ce placement familial d’urgence. Durant mes trois premières années, tatie me confiait à Camille la voisine lorsque l’heure de la traite sonnait. Après, ce ne fut plus nécessaire, car je me débrouillais « comme un grand », c’est du moins ce qu’avait l’habitude de dire tatie. De fait, j’avais vite grandi pour ne plus aller chez Camille. Et puis, j’avais la responsabilité des lapins à nourrir. Matin et soir. Camille la potière prélevait la terre glaise dans le champ juste derrière la grange. La fosse large et profonde de quatre-vingts centimètres environ, arrivait à épuisement. Elle entreprenait d’extraire l’argile en débutant une autre fouille qui épousait la courbure du terrain. Volontaire, elle piochait, pelletait, nettoyait l’emplacement destiné à l’extraction de la matière première pour son atelier. Avec Lisa et Pierre nous allions barboter dans cette fosse. Tatie Marie-Caro nous disputait toujours, car nous étions sales comme des gorets. Depuis décembre, il n’y avait plus d’eau, ni à la maison, ni dans l’étable et encore moins dans la bergerie. La tonne à eau du tonton Tristan attelée sur le vieux Renault desservait tous les animaux, nous y compris. Pour donner à boire à mes lapins, je cassais la glace épaisse de la mare. Cette année mémorable, nous avions passé six mois sans pouvoir utiliser la pompe à eau. C’est dire combien les douches étaient rares. Du coup, c’était dans la bassine près de la cuisinière que je prenais mon bain hebdomadaire. Bain est un grand mot, puisque seuls les pieds trempaient dans l’eau. 58 la femme bonhomme — Touche pas à ça ! me sermona-t-elle. — Pourquoi ? demandai-je tout en continuant mon tripotage. — Je te dis de ne pas y toucher, tu m’entends ? Je parle français, oui ou non ? — Pourquoi ? C’est sale ? — Non, je l’ai bien savonné. Y veut pas s’envoler ton oiseau ! Alors laisse-le tranquille. Et traîne pas s’il te plaît, j’ai Pierre et Lisa à laver. N’éclabousse pas partout. Tu m’écoutes quand je te parle ? — J’aimais bien ma gouffa1. Pourquoi tu m’as coupé les cheveux ? — Pour être joli. T’es tout propre comme ça. Allez hop le « magnifique » ! Essuie-toi et mets ta serviette à sécher sur la cuisinière. Fais attention ! Arrête avec ce gant de toilette ! Tu vois pas que tu gaspilles ? Pour ta peine tu rempliras un seau. — Pourquoi moi ? — Habille-toi, sinon tu vas attraper la mort. Et ce fut dans cette situation dénudée au centre de ma mini pataugeoire, que me découvrit notre voisine Camille. Elle ne me remarqua pas. Moi oui, car j’avais peur d’elle. Elle était artiste-potière. Sa maison jouxtait la nôtre dans la cour de la ferme du Grand Chemin. Autrefois, j’adorais son atelier, dans lequel elle me laissait malaxer pendant des heures la terre mouillée. J’adorais sa manière de tourner les pots et la regarder ne m’ennuyait point, bien au contraire. J’adorais tout chez elle... Jusqu’au jour où, pour marquer mon quatrième anniversaire, elle décida de me mouler des pieds à la tête. — Je vais te sculpter petit Moïse, tu verras, ça ne fait pas mal, tu seras « magnifique ». Depuis cette période, trônait près du poêle de l’atelier, un être immobile, qui me faisait penser à la mort. La statue ressemblait à mon jumeau. Ça me terrorisait, au point de ne plus jamais vouloir retourner chez la potière. Suffisamment habile, j’évitais toute rencontre avec elle. J’en étais arrivé à l’avoir oubliée. Mais, ce matin-là, elle entra dans la cuisine, me regarda à peine et discuta longuement avec tatie Marie-Caroline. Dans ma précipitation à vouloir m’enfuir tout en me rhabillant au plus vite, j’avais renversé la bassine. L’eau savonneuse s’écoulait sur les carreaux devenus rouge brillant. C’était beau, ce côté mouillé avec des bulles dans les rainures. Beau mais trempé. Une engueulade plus tard, j’avais ma main fourrée dans celle de Camille. Elle m’emmena chez elle. Quand bien même sa voix douce n’avait de cesse de me 59 la femme bonhomme sécuriser, je refusai de l’écouter et me cantonnai dans un silence têtu. Je fixai mon effigie de terre cuite au milieu d’autres sculptures mal rangées. Camille m’informa de son nouveau projet : elle voulait mouler mon buste, avec un produit à prise rapide. Un coup de fil providentiel me permit de filer à l’anglaise par la porte-fenêtre. Je n’allai pas très loin. Les jumeaux veillaient juste derrière. Ils me livrèrent à la potière. — Salauds ! criai-je aux deux complices qui rigolaient. — Merci les enfants. Je ferme les portes. Laissez-nous travailler maintenant. J’avais peur de me faire disputer. — Alors, Moïse, tu as des caprices de star ? — Et pourquoi pas eux ? — Tu es le plus beau. — Pourquoi je dois me déshabiller ? — Tu n’auras pas froid. J’ai mis du bois dans le poêle. Regarde, on n’est pas bien là ? Et puis il n’y a personne pour te voir, même pas ta cousine, ni ton cousin. Alors, ne crains rien. Tatie est au courant. Moi aussi, je suis comme une maman tu sais, je connais les enfants... — ... Pourquoi, tu as un enfant ? — Non, pas encore... Tiens regarde. Histoire de reconquérir ma confiance après l’épisode du moulage en pied que j’avais mal supporté un an auparavant, elle me présenta son catalogue de photos. Je reconnaissais certaines de ses réalisations qui prenaient la poussière dans l’atelier autour de nous. Les dernières pages ne contenaient que des bustes. Une vraie galerie de portraits déclinant les caricatures les plus expressives de la nature humaine. Jeunes et vieux rigolaient, pleuraient, ou grimaçaient. — Tu vois ce que je fabrique ? Toutes ses personnes ont déjà posé ici, à ta place. — Je garde mon short alors ? — Bien entendu. Quitte ton tee-shirt, ça suffira. Détends-toi. Je te sens inquiet. Elle me protégea les yeux avec une paire de lunettes de piscine. — Voilà monsieur le modèle. Ainsi équipé, tu pourras voir et respirer sans problème. Camille me confia une position à tenir le temps du moulage. Elle me croisa les bras sur la poitrine. Puis, disposa ma main gauche sous le menton, tout en gardant l’index tendu devant la bouche fermée. 60 la femme bonhomme — Tu dois dire « chut » ! — Chut ! Pourquoi « chut » ? — C’est pour la pose. Voilà ! Très bien. Tu poses le doigt sur tes lèvres. Surtout n’ouvre pas la bouche. Je vais te recouvrir de cette pâte bleue. — Pourquoi elle est bleue ? — Parce que tu es un garçon. C’est comme une crème. Ça sent pas trop bon, mais je vais me dépêcher. En premier, je dois te badigeonner d’huile d’amande douce, pour faciliter le démoulage. Tu n’auras pas mal du tout. Ça va aller ? — Chut. Je fis oui en clignant des yeux. J’avais déjà adopté la posture de la sculpture muette. L’huile dégoulinait partout. Pour éviter de salir mon short, elle me le retira. Elle m’enserra la taille avec une grande serviette de bain qui traînait par terre. — Ne bouge pas, je vais prendre une photo. Tu auras un souvenir pour plus tard. Son appareil était drôle. Après le flash, il cracha par le devant un papier rigide. Ma photographie apparut peu à peu. Elle posa le cliché sur son établi, à côté d’une bouteille d’alcool. Camille avait soif. Moi aussi. J’aurais bien voulu de l’eau. Elle prépara un mélange bizarre dans un seau. Puis, elle me porta sur une petite estrade. M’assit sur un tabouret. J’étais à la hauteur de son visage. — Voilà, le travail va commencer, je vais me dépêcher. Ah mince, j’ai oublié les cheveux. Elle se précipita sur une étagère. Je la trouvais nerveuse. Au moment où elle m’enfila sur la tête une espèce de bonnet de bain très souple, elle me pinça la nuque. Je ne dis pas un mot. Pour l’occasion, tatie m’avait rasé le crâne. Châtain avec quelque taches de rousseur sur le museau, j’avais tout l’air d’un « petit coquin », comme disait si bien tonton Tristan. — Bouge pas, on commence, dit-elle en vidant son verre. Je ne risquais pas de bouger. Le téléphone sonna. Elle répondit en me surveillant du coin de l’œil et raccrocha aussitôt. Elle travaillait. Elle buvait. Elle mélangea à plusieurs reprises des doses de pâte bleue. Elle but souvent. Elle utilisait un pinceau, une palette, ses doigts, sa main. Elle buvait à petites gorgées. Dans le miroir du fond, je me vis comme un schtroumph, le gros nez en moins. Quand 61 la femme bonhomme elle me boucha les oreilles avec son produit, je n’entendis presque plus rien. Elle se positionna en face de moi. Je crus comprendre son ultime recommandation, toujours la même : « Ne bouge pas, Moïse. Chut. » Elle reprit une photographie. Elle prépara des bandes de plâtre, les mêmes que l’infirmière avait utilisées lorsque je m’étais cassé la jambe. Peu à peu, je devins raide comme un morceau de bois. Sur le bureau une foule d’objets se disputaient la place avec sa bouteille qu’elle n’arrêtait pas de saisir et de reposer. Je distinguais un cadre dans lequel trônait le portrait d’un homme et d’une femme, qui, joue contre joue, souriaient à pleines dents. Camille scrutait l’avancement de son projet. Le plâtre lui blanchissait les mains. Le miroir me renvoyait mon image transformée peu à peu en statue d’albâtre. Passait entre nous cette artiste triste, préoccupée. Je sentis des gouttes qui coulaient le long de mon dos et glissaient entre mes fesses. Cela me chatouillait et me gênait aussi. Je ne pouvais rien dire. J’avais le droit de remuer les jambes ? Je remuais la droite. — C’est bientôt fini mon grand, arrivai-je à comprendre. Tu as beaucoup de patience. Je suis très contente. Encore dix minutes et j’enlève le moule en plâtre, puis celui en caoutchouc bleu. Dix minutes dans ma vie c’était beaucoup. Pour un garçon de ma trempe, ça ressemblait à une éternité. Un peu comme à l’école quand il fallait rester assis. Je détestais. On apprenait à lire et à écrire mais surtout à se taire, ne pas bouger. La maîtresse me donnait des mots à copier ? Hop, je copiais vite fait, sans problème. Compter c’était fastoche pour moi. Mais rester assis... Un exercice terriblement difficile. Alors qu’au-dehors, par les fenêtres entrouvertes de la classe, j’entendais les cloches des vaches. J’écoutais le cri du faucon. J’imaginais son vol, son piqué sur la terre labourée du Bruno ou les prés fauchés par le Raymond. Une fois, j’avais réussi à rattraper un petit lièvre blessé par la faucheuse. Il lui manquait une patte. Je l’introduisis dans un clapier avec une autre bande de lapins de son âge. Il se tapit en boule, tout au fond, sans bouger. Mes soins ne l’empêchèrent pas de mourir le jour suivant. Je lui en voulais au Raymond. C’était son chien que j’entendais aboyer. Pierre et Lisa criaient plus fort que lui pour l’exciter. Y nous faisait pas peur son clebs. Un jour, il m’avait attrapé le mollet. J’avais même pas pleuré. De rage, j’avais failli lui donner un grand coup de latte dans sa gueule. Ses yeux me fixèrent. Je me retins in-extremis. Malgré tout, pour me venger, je lui avais préparé une tranche de pain beurrée avec plein de poivre dessus. 62 la femme bonhomme Désor-mais, il se méfiait de moi. On avait la rancune commune. C’était moi qui avais gagné ! Et puis, maintenant que je connaissais la longueur exacte de sa chaîne, je le narguais. Il aboyait. Je lui tirais la langue. Il aboyait. Je le menaçais d’un bâton sans le frapper, parce qu’il ne faut pas taper les animaux. Il aboyait toujours, ce con de chien. *** Camille s’immobilisa face à son miroir, le verre à la main, au moment où un homme pénétra dans l’atelier par la baie vitrée. J’avais comme l’impression de reconnaître mon père. Ça faisait si longtemps que je ne l’avais pas vu. Elle n’eut pas l’air très surprise. Je n’entendis pas ce qu’ils se dirent. Elle jeta un coup d’œil sur le visiteur, porta son verre à ses lèvres puis se regarda boire lentement, avec une once de mépris bien mesuré. Il la saisit par le bras, la bouscula. Elle était marionnette désarticulée. Il la lâcha, puis circula à grands pas dans l’atelier, passa devant moi sans remarquer ma présence. L’immobilité adoptée devait me faire ressembler aux autres statues abandonnées un peu partout autour de moi. J’observais son manège. Il avait l’air très en colère. Camille était d’une passivité exemplaire. Il la bouscula à nouveau. Ses bras étaient chiffon. Le verre se brisa sur le sol. J’avais l’image, pas le son. À présent, je reconnaissais bien l’homme. Il secoua Camille comme je secouais la poupée de Lisa pour savoir si elle ressentait quelque chose. Aucune réaction. Il saisit la bouteille que tenta de reprendre Camille et la jeta contre l’étagère derrière moi, tout près du poêle. Je sentis des morceaux de verre se planter dans mon armure. Le liquide fit tache devant le feu. Je revis alors les scènes vécues auparavant à la maison avec tatie, qui, elle, se défendait bien. La dernière fois que mon père Steven était passé chez nous, c’était l’an dernier. Je l’avais vu battre tatie cette soirée où tonton Tristan était au syndicat paysan. Leur dispute me réveilla. À pas de loup, je m’étais avancé pour les observer. Bien dissimulé derrière la porte, je regardais la violence de leur bagarre. Baffe. Empoignade. Ils finirent par se rouler par terre. Mon père prit la position du bélier qui saillit la brebis. Son zizi raide et tout rouge glissait entre les fesses de tatie. C’était la même chose avec Camille. Elle était allongée sur le sol. Elle ne se défendait pas. Il quitta l’atelier aussi vite qu’il était entré en claquant la porte-fenêtre. Pas de bruit. J’avais vraiment trop chaud. Je voulais m’éloigner du poêle. Ça sentait la fumée. Prisonnier dans mon habit solide, je descendis de l’estrade. Je me rendis compte combien c’était difficile de marcher avec cette camisole tout en gardant l’équilibre. 63 la femme bonhomme Camille gisait au sol. Je la touchai avec la pointe du pied. Aucune réaction. Impossible de crier. J’étais tenu au silence par un « chut » permanent. Impossible d’ouvrir la porte. J’avais la vue qui s’embrumait. La fumée envahissait la pièce. Je devais sortir. Du côté du garage, c’était pareil. Je ne pouvais pas ouvrir la porte. Je m’allongeai sur le sol et frappai de toutes mes forces. C’est solide une porte. Je réussis seulement à démolir la chatière. Trop petite pour que je puisse m’échapper. Je revins vers Camille. Elle ne se réveillait toujours pas. Ça fumait de plus en plus. Je m’étendis contre elle. Les boutons de sa blouse étaient arrachés. Je voyais un sein tout blanc qui se soulevait doucement. Ceux de tatie étaient foncés. J’avais bien regardé quand j’étais caché. Le temps s’arrêta. Je m’endormis doucement. *** Je me suis réveillé à l’hôpital. J’avais faim et soif. Tatie était là avec un grand sourire qui barrait son visage d’une oreille à l’autre. On me dit que Camille se portait bien. Elle vint m’embrasser dans la chambre où je reposais avec deux autres enfants. Je la détestais. Sa figure était marquée par un gros bleu au même endroit que celui de tatie quand elle me câlinait le matin. Pourquoi les hommes tapent-ils les femmes ? Plus tard, quand je serai grand, je les protégerai. Alors, comme avec tatie MarieCaroline, je serrais très fort Camille entre mes petits bras. Les visiteurs défilèrent les uns après les autres, me racontèrent le sauvetage, me demandant ce qui s’était passé. Je m’en fichais. Je n’avais qu’une envie en tête : m’occuper des lapins. Je voulais leur construire une grande cabane pour les sortir des clapiers trop étroits. Une éducatrice spécialisée, très gentille, me posa des tas de questions. Je ne l’écoutai que d’une oreille, je ne compris rien du tout. Elle voulut absolument savoir si je faisais ma toilette tout seul. Je lui dis que non. Marie-Caroline s’en occupait, même si je la trouvais trop brusque. — Comment ça trop brusque ? — Ben, elle me fait mal, un peu. — Tu as mal où quand elle te lave ? — Là. Je lui désignai mon entre-jambe. — Sur le zizi ? — Ben, oui, pourquoi ? — Explique-moi comment elle fait tatie. 64 la femme bonhomme — Elle me tire la peau en arrière et avec le gant de toilette, elle frotte pour qu’il soit bien propre. Après il est raide comme une petite asperge et ça fait mal, un peu. — C’est tout ? — Oui, pourquoi ? — Ta tante Marie-Caroline, comme toutes les mamans, t’a montré comment il fallait te laver. À présent, tu es assez grand pour le faire tout seul. Non ? — Je crois, oui. — Il faut que tu saches que ton corps t’appartient et que si tu n’as pas envie qu’une autre personne le touche, tu as le droit de refuser. — Même pour servir de modèle à Camille, je peux refuser ? — Mais bien sûr Moïse. — Chouette alors ! Quand je sortis de l’hôpital, j’allai dans une nouvelle maison. « Placement provisoire » avait dit le juge. Il y avait plein d’enfants. J’y retrouvai des copains. On rigolait bien. Les éducateurs étaient sympas. Mais dans ce foyer, il n’y avait pas de lapins. C’était triste. Heureusement, je retournais à la ferme du Grand Chemin pendant les vacances scolaires. 1 Gouffa : Coupe de cheveux particulièrement volumineuse pour les porteurs de cheveux frisés. 65 la femme bonhomme Jour de fête Jean-François et Colette vinrent pour le mariage de leur fille Anita. Marie-Caro céda sa chambre aux parents qu’elle ne connaissait pourtant pas. Arturo l’invita dans la caravane. Comme il y avait deux chambres, ils imaginaient dormir tranquilles loin des bruits de la fête. Une fête qui se résuma à la solennité d’un passage devant monsieur le Maire, une séance de poses photogéniques et un excellent repas avec les bons produits de la ferme arrosés par quelques bouteilles de vin. — Alors Anita heureuse ? — De mon côté, c’est parfait. Et toi, Arturo, ça roule ? — Ouais. Je crois qu’il m’arrive que du bien en ce moment. — Y’aurait pas du Marie-Caro là-dessous ? — Il y a fausse donne. — Tu m’annonces un grand bonheur, mais tu l’affubles d’un énorme sens interdit. Il est pourtant là, tout près. Tu le vois tous les jours, tu te retiens de devoir le bousculer au risque de le réveiller. — Ces choses là, ce n’est pas fait pour moi. J’ai connu tant de désillusions, de fausses routes, de galères, de souffrance et d’isolement que je ne veux plus m’investir avec qui que ce soit, encore moins dans une aventure sentimentale. — Ne te cache pas derrière je ne sais quelles barrières protectrices aussi stupides que perméables. À t’entendre décrire ton mal, j’aurai pu te croire atteint d’un cancer, tant le thème de la souffrance revient dans chacune de tes phrases. On dirait que la simple idée du bonheur n’est pas faite pour toi, et que tu refuses d’accepter la moindre emprise. J’ai l’impression qu’il te faut un contrepoids en forme de malheur lesté d’une infinie tristesse pour équilibrer les bienfaits qui te tendent les bras. — J’ai passé l’âge des gamineries, réagit-il sotto voce1 en se mouchant dans ses doigts. — Passe devant moi Arturo, passe et baisse-toi un peu en avant de sorte que tu me présentes ton auguste postérieur que je te le botte vite et fort avec toute la conviction brutale que je saurais transmettre à mon pied réparateur. — Pff, t’es bête. — Vas-y ! Lâche-toi un peu Madre de Dios et fonce sans réfléchir. Tu as une chance à saisir. Étonne-toi, étonne-nous, car tu le mérites bien. — Au diable le regard des autres. — Au diable celui qui ne veut rien voir, et rien entendre ! lâcha-t-elle en colère. 66 la femme bonhomme Anita se détourna brusquement et s’agrippa au cou de Moïse qui passait à ses côtés. Arturo sortit de la grange et vint s’asseoir sur la margelle de la source au milieu de la cour. Le miroir de l’eau lui renvoya une image trouble. À l’aube du temps qui passe, meurtri des affres d’une migraine aussi tenace que puissante, il se regarde vieillir, jugeant comme s’il était déjà trop tard, son empreinte bien éphémère. Les terres à l’envers, se gorgent d’air ; le ciel en retour ensable les volutes que les nuages amoncellent par vagues successives. Gravir le chemin semble insurmontable. S’en retourner demanderait le reniement de sa propre existence, de son projet de vie inabouti. Reste l’eau. Présente, silencieuse, intarissable, seule ressource à un quelconque mouvement vers l’avant, à moins qu’il ne soit vers l’au-delà. Elle le porte, le déporte, le transporte sans soucis des obstacles qu’elle détourne aisément. Ne pas perdre pied. Ne pas couler. Ne pas se laisser envahir par son mouvement, son intrusive rémanence. « Gardez en vous le souffle vital au risque de vous noyer très vite ». Les sages paroles du marin pêcheur l’avaient contraint à expulser le trop plein de liquide ingurgité verre après verre, en compagnie d’une ivrogne notoire qu’aucune âme douée de raison ne pouvait se vanter d’avoir pour ami. Mais que savait-il de l’amitié ? Évaluait-il seulement la puissance des chaînes qui relient deux personnes ? Que l’isolement soit lourd à porter est de notoriété publique, mais à deux la solitude se transforme en cauchemar. C’était décidé, il en resterait là avec cette femme bonhomme. L’abus d’alcool caractérisa l’état très enjoué des participants. L’alcool délie les langues. Marie-Caroline s’était lâchée. Arturo la porta dans le lit prévu. Il dormit sur le fauteuil et la regarda un moment puis sombra dans le sommeil tandis que la musique du dehors enveloppait les restes de la fête de mariage. Au petit matin, frigorifié, Arturo se rapprocha à pas de loup pour saisir dans l’armoire une couverture. Marie-Caro qui n’était pas maladroite saisit l’homme à sa portée, et l’invita à partager sa couche. Ils se découvrirent sous un autre jour, se rencontrèrent sous les draps et se confondirent en caresses fusionnelles. « Garderons-nous encore nos esprits ? » souffla-t-elle. Elle avait tenté de surjouer une dernière fois le rôle de la femme prude, protégée par les barrières des convenances. C’était sans compter la force soudaine de l’étreinte d’Arturo. Ses poings lui écrasèrent les omoplates avant de s’écraser dans le matelas. Son genou se logea entre ses cuisses déjà ouvertes. L'attente, trop longtemps retenue, transmit 67 la femme bonhomme aux êtres l'élan qui permit de bousculer la bienséance, de raccourcir les distances, jusqu'à trouver l'ajustement parfait des corps fondus en un seul mouvement. Elle le guida en elle en baissant les paupières. Ils firent l’amour un peu trop vite, un peu trop mal, sans se quitter des yeux. Incapable de s’embrasser sur la bouche, il lui tétait le lobe de l’oreille tandis qu’elle lui mordait le cou. Ils avaient l’énergie de se rendre heureux et c’est ce qu’ils firent. En trois ans, ils avaient construit un petit monde très éloigné de leur vie d’avant. *** Rémy se leva de son lit et tomba sur le sol. Il marmonnait tout seul. « Je sais que j’ai perdu quelque chose, mais j’ai oublié ce que j’ai perdu. Ce matin, tôt avant le décrochage de la lune, je clouais mon insomnie à la patère en forme d’idée fixe, entêtante. J’avais l’impression d’un manque de quelque chose. Le plus difficile était de retenir cette image creusant lentement son propre vide. Je pensais à une chose égarée : était-ce une dent ? Un objet perdu : était-ce une chaussette, ou ma carte de fidélité au magasin de bricolage ? Une personne effacée : était-ce ma concubine ? Plus je fixais mon attention sur ce besoin d’identifier ce manque, plus je prenais conscience que j’oubliais de l’avoir perdu. Cette perte était-elle bien réelle ? N’avait-elle jamais existé ailleurs que dans mon imagination ? Il suffisait, me direzvous, de vérifier visuellement ce à quoi je pensais, mais encore eût-il fallu que je sache que je l’eusse oublié, car à présent, le flou s’installait inexorablement ». Le soleil se pointa avec sa cohorte de brumes effilochées. La clarté se fit jour quand enfin, sur la carpette, il posa le pied. Lorsque, les sangles bien serrées, il put enfiler sereinement ses chaussons, il fut rassuré de constater la présence de sa prothèse. L’alcool ingurgité pendant le mariage ne favorisait pas l’esprit embrumé de Rémy. Pensant être d’aplomb, il trébucha, s’étala contre l’huisserie de la porte heureusement restée ouverte. L’épaule gauche amortit le choc ou plutôt pour être précis le «sus épineux», ainsi nommé par le médecin de l’IRM2 qui pointa du doigt l’emplacement de la rupture de la coiffe. Pépé Rémy contraint au repos forcé jurait haut et fort qu’on ne l’y reprendrait plus à boire plus que de raison et ce n’était pas une opération de pacotille qui allait l’empêcher de poursuivre les travaux programmés. Certes, l’intervention chirurgicale se déroula bien ; certes, l’immobilisation du bras le handicapa sérieusement pendant un moment, mais il connut les joies de la balnéothérapie lui, qui autrefois, n’aurait jamais trempé le moindre orteil dans l’eau d’une piscine. Il prenait un certain plaisir à barboter dans cette eau chaude, à tel point qu’il s’inscrivit aux cours de gym aquatique du soir. La 68 la femme bonhomme présence de naïades toutes plus souriantes les unes que les autres lui redonna le peps nécessaire à l’acceptation d’une nouvelle jeunesse. C’est qu’il aurait fait des folies de son corps le vieux bougre, si la kinésithérapeute n’avait pas été là pour le freiner. Enthousiaste, revigoré, Rémy en oubliait presque ses obligations de chef de chantier. Faut dire que la période hivernale ne se prêtait pas aux travaux. Faut dire aussi que son second, Arturo, avait d’autres chats à fouetter. Ne parlons pas du petit commis Moïse qui, investi à fond dans son rôle de futur père, gagatisait avec le ventre rond d’Anita. Il prit peur le pauvre, lorsque la sage femme lui proposa d’être présent pendant l’accouchement. Il fut tenté de maudire sa maîtresse d’école, de ne jamais lui avoir enseigné la manière de se comporter lors d’un accouchement. À quoi bon apprendre par cœur l’histoire de France, tracer avec justesse les figures géométriques, buter sur le calcul mental quand on se retrouve inculte entre les cuisses ouvertes de sa bien aimée qui souffle, souffre, à décompter les secondes après chaque contractions ? Moïse aurait pu croire que l’habitude d’assister les animaux lors de vêlages ou d’agnelages aurait pu faciliter la tâche. Que nenni. Là, en l’occurrence, il s’agissait d’un être aimé qui, pour la première fois se livrait à lui, totalement, revêtant en prime un masque de douleur peu valorisant. Tout se passa bien pour lui, jusqu’au moment où la tête de l’enfant distendit les chairs intimes. Des bouffées de chaleur envahirent son esprit. Il s’assit un moment. Il ne se rendit pas compte qu’il perdait connaissance, ni combien le temps il abandonna Anita à son travail. C’était comme si c’était lui qui, acteur, revivait le passage de sa vie douloureuse. Une infirmière jurait qu’elle avait d’autre chose à faire de s’occuper du père de l’enfant. Moïse se réveilla penaud, s’excusant de n’avoir pas été à la hauteur et constata combien la petite Fleur était vilaine, fripée, tâchée, maculée de glaires. Il constata combien Anita était fatiguée, soulagée. La vision de sa fille sur le ventre de sa mère lui réchauffa le cœur et le transporta vers un autre ailleurs. À ce moment précis, il se sentit investi d’une mission très forte, celle de protecteur. Il devait à tout prix protéger ces deux êtres qu’il avait de plus chers au monde. Ne plus jamais être faible et les entourer de ses bras. C’est ce qu’il fit. La magie opéra. Fleur se rapprocha du sein nourricier sans pour autant trouver tout de suite le lait qui perlait déjà. Elle devint alors et pour toujours la plus belle de toutes les filles du monde, et même d’ailleurs. 69 la femme bonhomme 1 Sotto voce : à demi-voix. 2 IRM : Imagerie à Résonance Magnétique. 70 la femme bonhomme Chacun son rôle En cette année-là, la ferme du Grand Chemin connut un vrai chambardement. Moïse, Anita et Fleur s’installaient dans la maison atelier occupée autrefois par Camille la potière. Les parents d’Anita écourtèrent leur voyage en Argentine, très déçus de ne pas avoir leur fille à leurs côtés à Nantes. Ils lui rendirent visite à la campagne une seconde fois. Arturo garda son indépendance et sa caravane attitrée, ne dédaignant pas cependant de temps à autre, de faire couche commune avec Marie-Caro qui partageait ses rapprochements avec fougue et bonheur. Seul, pépé Rémy était le moins bien logé. Mais personne n’y comprenait rien. Il conservait une énergie redoutable à croire que la balnéo constituait un véritable bain de jouvence. Un beau matin de printemps, l’entrepreneur arriva avec force pelle rétro et engins de chantier. La fosse septique, la cuve d’eau de pluie, les tranchées, les regards, les graviers, le sable, les câbles, les gaines et bien d’autres matériaux encombrèrent la cour de la ferme du Grand Chemin transformée en champ de bataille. Certes le chantier ne dura pas longtemps, mais il impressionna les occupants des lieux. Faut dire qu’après le passage des pelles mécaniques, l’assainissement était parfait. Un gros travail de remise en état occupa Moïse et Arturo tandis que Rémy s’attela aux branchements et raccordements, sans mélanger les gaines, câbles et autres tuyauteries enterrées. C’était tout l’intérêt des plans qu’il avait établis auparavant. Pâques arriva bien vite avec sa cohorte de randonneurs. Anita n’imaginait pas un seul instant que la vie à la campagne pouvait être aussi intense. Elle se prit au jeu à accueillir les marcheurs. Le téléphone qui sonnait souvent demandait pas mal de temps dans la journée. Réservations, annulations, confirmations, demandes de renseignements, et tout un flot de questions souvent identiques revenaient à la surface. Ajoutez à cela le ménage des deux dortoirs, des douches, de la salle commune et la journée était bien entamée lorsqu’il fallait assurer à partir de 6 heures 30 le départ des hébergés et à 16 heures l’accueil des nouveaux arrivants. Suivaient l’énumération des consignes à respecter, la préparation des repas du soir et du petit déjeuner le lendemain matin. Toute cette organisation revenait de fait aux deux femmes présentes sur la ferme du Grand Chemin. Elles garantissaient le confort des voyageurs. Le gîte d’étape était passé de quatre paillasses à six lits superposés dans un premier 71 la femme bonhomme dortoir, puis à six de plus dans un second avec deux douches collectives et une toilette sèche extérieure. Il y avait de quoi s’occuper au moment des grosses affluences de l’été. Marie-Caro baignait dans une espèce de jus de bienveillance, une aura de bonne humeur qu’elle diffusait avec bonheur. On aurait dit qu’elle voulait rattraper tout le temps d’avant qu’elle avait mis entre parenthèses. Du coup, elle demandait beaucoup à Arturo son « complice ». Elle aimait l’affubler de ce titre, bien que celui-ci se gardât bien d’afficher de quelconques attaches avec qui que ce soit. La rénovation de la seconde partie du bâtiment promettait une somme de travail considérable. La bergerie serait transformée en gîte rural. Rien ne lui faisait peur, du moment qu’il avait un projet en tête, et un chantier en cours. L’arrivée de Moïse s’était révélée drôlement utile. Le commis prenait son rôle de manard très au sérieux. Il était l’homme à tout faire, le porteur de sacs, le préparateur de ciment, le porteur de seaux, le nettoyeur de fin de journée, le porteur de bières. En outre, Marie-Caro l’embauchait pour conduire les tracteurs pendant les foins, et les moissons, le déchaumage, les labours et les semis. Heureusement qu’il n’y avait plus d’animaux, cela lui laissait du temps libre pour le gîte rural. 72 la femme bonhomme Qui es-tu Xian ? Anita avait renoncée à passer l’oral du Capes. Elle savait qu’elle s’en mordrait les doigts plus tard, mais préférait consacrer cette période capitale à sa petite Fleur. SA petite... SA petite ? C’était oublier bien vite l’existence du père biologique, Xian. Un jour, celui-ci se manifesta auprès des parents d’Anita revenus depuis peu à Nantes. Naïvement, ils lui racontèrent la nouvelle vie de leur fille et lui annoncèrent la naissance de Fleur. Par un recoupement simplissime, Xian se rendit compte que c’était la période où il vivait avec Anita, sa régulière. Il en déduisit que c’était lui le géniteur. Alors naquit en lui une espèce de volonté viscérale de vouloir toucher cette enfant. Un avocat de sa connaissance le convainquit d’abandonner toute tentative de revendication de paternité, ne pouvant obtenir au mieux un droit de visite étalée dans le temps, au pire une pension mensuelle à verser sans retard. C’était demander beaucoup d’énergie et d’argent pour l’obtention d’un résultat improbable. Après enquête, Xian endossa le rôle d’un jacquet et prévit une étape à la ferme du Grand Chemin en ayant garé sa voiture deux kilomètres en amont. Lorsque le beau Xian arriva dans la cour de la ferme, Anita fondit en larmes, perdit ses moyens. Elle était prête à s’offrir corps et âme entre les bras de son ancien amoureux. La confrontation eut lieu à la fin du mois d’août, le moment où Moïse déchaumait les blés, Arturo appliquait l’enduit sur les cloisons de plâtre, Rémy installait la douche de la deuxième chambre du gîte rural, et Marie-Caro épluchait les cocos 1 . La cour n'était pas assez grande pour contenir une fusion d'atomes crochus brusquement sollicités par une énergie capable de redonner forme à un alliage malléable, depuis trop longtemps séparé. Anita et Xian se retrouvaient. Elle, naïve, pensant qu’il s’agissait de pur hasard. La fusion eut lieu, mais à distance. On appelle cela une attirance physique bloquée in extremis par des éléments perturbateurs bousculant l’ordre des choses. Le premier élément subversif s’appelait Rémy. Est-ce sa science de la vie ou l’instinct de survie qui lui injecta dans le sang une dose d’adrénaline capable de reconnaître dans le comportement de sa petite fille le trouble secret émanant des jeunes femmes amoureuses ? Toujours est-il qu’il apparut comme un bouclier s’interposant entre deux corps en émoi. Il serra la main du nouveau venu qui, comme un fait du ciel, tombait à pic pour lui donner un coup de main à poser un bac à douche. L’opération dura le temps nécessaire à la dynamique hasardeuse jusqu’à ce que le deuxième élément perturbateur entre en jeu. Il portait le nom d’Arturo. Celui-ci cria qu’il avait un besoin urgent de bras solides pour tenir la dernière plaque de placo qu’il vissait au plafond. Rémy se releva en toute hâte, si vite qu’il se fit un tour de rein. Il pria 73 la femme bonhomme Xian d’aller aider Arturo. C’est alors que Xian fut mis en relation directe avec le troisième élément perturbateur évoqué plus haut. Ce dernier élément mesurait 1 mètre 20 de large, 2 mètres 40 de longueur et pesait un peu plus de 45 kilos. Lorsque la plaque de plâtre lui tomba sur la tête, il ne pensait pas obtenir ainsi un billet gratuit pour les urgences hospitalières. Xian avait disparu de la cour de la ferme du Grand Chemin aussi vite qu’il y était venu. Le trouble occasionné lors de son passage eut du mal à se dissiper. Anita préféra en parler à Moïse. Celui-ci avoua son incapacité à réagir et encore moins à prendre une quelconque décision. Xian existait. Il devait le rencontrer. Peut-être apprendraient-ils à se connaître. Moïse constata toutefois la gêne provoquée au sein de leur petite cellule familiale et surtout celle qui rendait Anita un peu idiote. — Tu l’aimes encore ? — Non ! Enfin, je ne sais pas vraiment. Si je devais le détester, je n’aurais aucune raison valable. — C’est son enfant. — Non ! C’est le nôtre Moïse, à toi et à moi. Xian n’est que le père biologique, ça n’a rien à voir. — Quand même... Moïse se lança dans une réflexion intense. — ... on pourrait partager notre Fleur. C’est un peu la sienne. — Quoi ? On pourrait quoi ? — Partager. — Il est fou. Moïse mon mari est devenu fou. De ma vie, je n’ai jamais entendu pareille bêtise. — On se plaint de ne pas recevoir assez d’amour, mais ça m’étonnerait que notre fille nous en veuille un jour d’avoir voulu lui offrir un peu plus qu’une autre enfant pourrait recevoir. — Non, mais tu te rends compte de ce que tu dis ? Ça n’ira jamais. Jamais. Quelle déchirure pour nous si elle devait partir à Nantes voire pire, en Chine chez ses grands-parents. Les cervicales de Xian restaient douloureuses. Il sortit le soir même avec une bonne grosse minerve autour du cou. La radio révélait une légère fissure. L’immobilisation était impérative. Ce qui devait arriver arriva. Xian se retrouva à louer un lit dans le 74 la femme bonhomme gîte de groupe de la ferme du Grand Chemin. Moïse croisa le regard de l’individu qui était le père de sa fille. Quels étaient leurs traits communs ? Le nez, les yeux, les lèvres comportaient-ils des signes distinctifs ? Il ne vit en lui qu’un adversaire, un empêcheur de tourner en rond et pourtant, il lui était reconnaissant. Moïse se sentait redevable de la situation dans laquelle il se trouvait actuellement. Rien n’aurait eu lieu si Xian n’avait pas existé. Il ne pouvait pas le nier, encore moins l’oublier. Le partage de ce bonheur était à son point de vue la seule solution pour délier l’écheveau de la situation, au risque pour lui de perdre les êtres auxquels il tenait tant. La confiance l’emportait et à force d’y penser, une certaine sérénité s’installait. *** Xian était originaire d’une province chinoise à environ deux cents kilomètres à l’est de Shanghaï. En tant qu’étudiant, il travaillait en été sur le bateau de son oncle. Celui-ci transportait les touristes sur le Qiandao Lake2. L’eau cristalline y est cernée d’épaisses forêts. Les bords du lac sont envahis de bateaux-mouche petit ou grand modèle, disponibles pour embarquer les milliers de touristes vers les destinations toutes plus exotiques les unes que les autres. L’île aux serpents, l’île aux fleurs, l’île aux mille bateaux, l’île aux abeilles, l’île au dragon, l’île aux mille touristes à l’heure, etc. Durant toute la saison estivale, Xian vivait chez l’oncle second. Xian était doué pour les langues étrangères et notamment le français, puisque sa tante, Vietnamienne d’origine, lui en avait appris les rudiments. Elle lui offrit les deux ou trois livres de français qu’elle gardait depuis l’école. Xian avait vingt ans lorsqu’il croisa le regard d’Anita pour la première fois. Elle était en voyage avec ses parents dans le pays qu’ils appréciaient vraiment. En écoutant ces gens parler français, Xian les regarda et lança un joyeux « s’il vous plaît, merci beaucoup » qui eut pour effet de provoquer un éclat de rire d'Anita, très étonnée d’entendre sa langue écorchée aussi agréablement. La conversation qui s’engagea fut très limitée, pour lui comme pour eux. Xian désira choyer ses hôtes et proposa une petite surprise de fin de journée, entorse inattendue à leur programme de séjour. Il souhaitait les inviter chez ses parents. Trouvant l’idée saugrenue, originale, Colette et Jean-François acceptèrent d’aller prendre un thé un peu par politesse, beaucoup par curiosité. Averti par téléphone, la maman de Xian avait prévu un petit en cas composé de fritures légères et de quelques douceurs à grignoter autour d’un thé vert du Zhejiang. 75 la femme bonhomme Zhen Kuo Lang et Mei Kuo Wang, les parents, vivaient dans une maison lacustre préfabriquée. Vaste était le bras du fleuve. Tranquille, sans grand courant, car il traversait un lac artificiel, profond, en forme de mer intérieure. Une large barque munie d’un moteur puissant servait à tout, moyen de locomotion, véhicule utilitaire, transport de poissons, remorqueur de maison flottante. Leur maison lacustre restait ancrée dans une baie tranquille. Pisciculteurs, ils possédaient un carré frayère, un élevage d’alevins genre pouponnière, une pêcherie. Le parc divisé en quatre parties d’environ seize mètres carrés chacune, délimitées par des filets à mailles serrées. Le mari et la femme ne se parlaient pas. Les mauvaises langues affirmaient avoir vu Mei Kuo Wang enceinte et que la fille née en premières couches échappa à la surveillance de sa mère, tomba dans l’eau soi-disant par accident. Le nourrisson s'était fait dévorer par les poissons. Le planning familial s'en frotta les mains, mais ce ne sont que les mauvaises langues qui racontaient cela. Xian, le fils né l’année suivant le drame, fut élevé sous surveillance rapprochée. Il travaillait depuis peu à Shanghaï. Les parents étaient fiers de l’avoir vu quitter leur vie misérable pour habiter la grande ville. Il étudiait à l’université, prenait des cours à l’académie des beaux arts de Hangzhou. Aux fêtes du printemps, le fils revenait les poches pleines de billets de banque. Pour les pisciculteurs, le poisson était abondant. Ils avaient installé une dizaine d’autres parcs d’élevage en plein milieu du lac à l’endroit où les rives étaient éloignées seulement de deux kilomètres environ, là où se trouvaient les eaux les plus profondes. À l’aide d’une grande perche munie d’une épuisette, les pêcheurs capturaient le poisson et l’entreposaient directement dans le bateau. Une batterie donnait suffisamment d’énergie à un petit moteur qui envoyait du courant dans l’eau de la barque pour étourdir les captifs. Ainsi, ils ne pouvaient plus sauter par-dessus bord. En quelques minutes à peine, ils réussissaient à remplir le bateau d’une centaine de poissons énormes. La barque ne s’enfonçait pas trop mais il était difficile de distinguer les bords tant ils étaient à fleur d’eau. Il fallait un quart d’heure au moteur à pleine puissance pour rejoindre le lieu du débarcadère, lieu unique où la vente se déroulait. Zhen et Mei avaient dû engager les travaux de construction d’une maison sur la terre ferme. Le gouverneur avait l’intention de détruire les habitations flottantes de tous les pêcheurs. Le lac ne serait plus habité. Zhen désirait montrer à son fils Xian et à ces trois invités l’avancement des travaux. C’étaient les membres d’une même famille qui avaient la charge de la maçonnerie. Les hommes travaillaient à l’étage. Ils réalisaient la dernière chape de béton. Deux 76 la femme bonhomme femmes préparaient le mélange gravier, sable et ciment. La bétonnière tournait à l’aide d’un moteur thermique qui crachait une fumée noire dans un bruit assourdissant. La mélangeuse horizontale avalait les ingrédients, malaxait et recrachait peu à peu le ciment prêt à mettre en œuvre. Deux autres femmes s'arcboutaient sur les brouettes pleines et les conduisaient jusqu’au pied du treuil. Elles remplissaient les seaux que les hommes hissaient à tour de rôle. Était-ce la présence du propriétaire qui donnait cette impression d’activité intense ? Non, c’était le délai prévu en début de chantier qui allait arriver à terme. Au-delà de la date butoir, consignée lors de la signature du contrat, Zhen ne paierait pas les jours supplémentaires. Il fit part de son mécontentement la semaine dernière, car les travaux stagnaient. Le gouvernement lui avait donné la date impérative du 15 juin pour quitter sa maison lacustre. Elles devaient toutes disparaître. La proximité du site touristique les Mille Îles exigeait de la part des riverains une propreté exemplaire. L’autoroute était nettoyée par une brigade de cantonniers qui ramassaient toute la journée les saletés sur le bitume. Les bords du lac devaient également être nettoyés et débarrassés de toute construction sauvage en tôle ou matériaux de récupération. Fini les maisons flottantes. Zhen avait choisi l’emplacement de son habitation le plus proche de son élevage, car son activité était sa seule source de revenus. Avant le 15 juin, le chantier devrait être achevé. Le rezde-chaussé tiendrait lieu de cuisine. Une grande jarre était déjà adossée contre le mur. La demi-calebasse qui l’obturait servait à y puiser l’eau potable. *** Au menu de tous les jours, chez Zhen et Mei, il y avait du poisson accommodé à des sauces variées. Les Français apprirent à leurs dépens la manière de manger le poisson qui était présenté dans le plat au centre de la table. À tour de rôle, les convives attrapaient un peu de chair avec leurs baguettes respectives. Leurs hôtes désignaient les meilleurs morceaux qu’ils leur réservaient. Lorsque la première moitié fut dégustée, Jean-François voulu retourner le poisson pour faciliter le service. Zhen le fusilla du regard. D’une seule main, il lui saisit les baguettes et les déposa près de son bol. Sa femme, gênée, baissa la tête, lui parla à voix basse. Étonnés autant que surpris, les Européens avaient l’impression d’avoir transgressé une règle de savoir-vivre. Zhen mangeait, la tête définitivement penché au-dessus de son bol de nouilles. Jean-François avait subi l’algarade sans broncher. Réduit à quia, il se gardait bien d’envenimer la situation par un quelconque geste. Quittant le table jonchée des reliefs du repas, il alla respirer l’air sur le ponton. Zhen s’approcha de lui à pas feutrés. Il lui offrit une cigarette. Ce n’était pas le moment de refuser son cadeau, même s’il savait qu’il ne fumait pas. Il empocha le présent et l’inséra parmi les nombreuses autres cigarettes reçues depuis le début du séjour. 77 la femme bonhomme Comme il se curait l’oreille avec le petit doigt, Zhen le regarda dans les yeux et imita son geste. Ils échangèrent alors un rire complice. Par la suite, Xian apprit à Jean-François que dans les familles de pêcheurs, jamais on ne retourne un poisson cuit, car un poisson retourné c’est un bateau qui chavire. À table, il faut savoir manger la chair du poisson sans le retourner. Tout s’apprend à condition que l’on te montre les bonnes manières. Zhen entretenait le repos de son esprit en contemplant l’eau devant lui. Au moment du coucher du soleil par-delà les montagnes, il aimait fumer face au lac. Clapote l’eau. L’ambiance du lieu, limitée dans l’espace par les pontons rapprochés, obligeait les invités à faire plus ample connaissance avec leurs hôtes. Jean-François et Colette découvrirent une manière de vivre insoupçonnée, la vie des pisciculteurs. Les photographies familiales rapprochèrent les adultes entre eux tandis que les jeunes, Anita et Xian s’ébattaient dans l’eau claire du lac. Ils tentèrent sa traversée mais la nantaise fut surprise par le fort courant qui l’empêchait d’avancer à bonne allure. Sous les conseils de son compagnon, ils retournèrent auprès de leurs parents, tandis que le père remontait les bières barbotant au fond de l’eau. Au moment de repartir, le moteur de la barque refusa de démarrer. En même temps que la gêne provoqué par l’incident, la maman de Xian préparait déjà les couches des invités. Tout le monde échangeait des sourires et l’on en vint à répartir les trois nattes doubles en fonction des couples présents. Ce qui est étrange sur l’eau, c’est le sentiment de se faire dorloter en permanence. Les bruits sont étouffés. Xian se retrouva aux côtés d’Anita, qui bien que courageuse, demanda à maman de laisser les portes ouvertes au cas où elle se fasse agresser en pleine nuit. Si la natte était commune aux jeunes gens, les draps qui servaient de couverture protégeaient individuellement les corps dévêtus à cause de la chaleur moite et insupportable de la saison. Ils rigolèrent longtemps en se traduisant les mots nouveaux, écoutant leurs musiques favorites. Xian possédait même une connexion internet. Ils purent échanger leur adresse mail, leurs centres d’intérêts partagés sur des forums libres d’accès. La découverte totale d’un autre monde fascinait les jeunes gens. Le père de Xian avait démonté, nettoyé et remonté son moteur une partie de la nuit. Il était fier de faire ronfler de bon matin son engin, outil de travail indispensable pour son quotidien de pisciculteur, et moyen de transport pour les Français en vacances. *** De retour à Nantes, Anita entretint une correspondance régulière avec Xian et c'est 78 la femme bonhomme avec joie qu'elle apprit sa venue en Europe l'année suivante. Anita était en colocation avec une amie d'enfance, dans un meublé composé de trois pièces au sein duquel Xian, modeste, prit ses repères. Il entreprit des études d’arts graphiques et audio visuels à Nantes. Ils restèrent cinq années ensemble jusqu’à épuisement des réserves de confiance qu’ils avaient l’un pour l’autre. Mais c’est bien lui, Xian, qui était parti le premier pour une aventure trop vite avortée. Et c’est bien lui qui était arrivé le dernier à la ferme du Grand Chemin. Minerve autour du cou, Xian s’y ennuyait vite. Il n’en fallut pas plus pour réanimer sa créativité naturelle. Pour lui, l’atout premier fut de jouer de l’espace mis à sa disposition dans les prés libres de toute exploitation animale et végétale. Il prit plaisir à tracer au sol, avec la complicité matérielle de Moïse, certaines circonvolutions étrangement harmonieuses agréables à l’œil. Il appelait cette technique, le Landart. La relation entre Anita, Xian et Moïse était en stand-by. Elle s’articulait autour de la seule pièce maîtresse commune à tous les trois, la petite Fleur. L'enfant poussait doucement dans un terreau de bien-être. Faut dire que Xian avait satisfait sa curiosité, élément prioritaire qui l’avait motivé à se déplacer. Faut dire aussi qu’il n’avait rien dit à sa famille, là-bas en Chine, ou du moins pas encore. Moïse ne comprenait pas l’utilité de l’art éphémère mis en place par Xian. Par contre, il appréciait le beau, l’agréable vision d’un résultat harmonieux s’intégrant dans le paysage. Il apprit la signification de la suite de Fibonacci dès lors où Xian lui notifia l’arrangement des graines de tournesols, celle plus surprenante des écailles des pommes de pins et la similitude géométrique avec la coquille d’escargot. Expliquée ainsi, Moïse se posa des questions sur le hasard, la disposition des choses dans la nature. Lorsque Xian entama la démonstration de la divine proportion sur son propre corps, mesurant phalange après phalange, les rapports étonnants que l’on pouvait rencontrer sur le corps d’un individu, Moïse en resta bouche bée. Le capital sympathie avec Xian vira à la franche amitié. À son tour de lui transmettre son savoir de paysan, ses observations de la nature, ses réflexions sur le sens de la vie et celles plus pointues sur le temps, celui qui passe, celui qui demande du temps, celui qui, inexorable, revient tel un cycle sans fin, sans que quiconque ne puisse jamais interférer dans l’écoulement de sa mécanique régulière. Le travail de Xian porta un jour ses fruits. L’un de ses dossiers fut accepté pour participer à une résidence d’artistes à l’occasion d’une manifestation à Montréal très prisée dans le milieu. Il s’absenta quatre mois, le temps de produire une œuvre collective. À peine l’avait-il achevée qu’il partait pour Chicago. Son agenda se remplit avec une intervention du côté de San Francisco, puis une autre à Shanghaï. Il commençait à être connu. Sans pour cela rouler sur l’or, il gagnait bien sa vie, 79 la femme bonhomme oubliant au passage la vie des autres qui auraient dû être plus proches. Sûr qu’Anita se sentait triste mais soulagée de ne plus revoir Xian tous les matins. Elle avait longtemps hésité. Sa tête ballottait entre passion et raison. Moïse voyait s’opérer une sorte de mutation dans le cœur de sa bien aimée et sans hésiter il se rapprocha de Fleur. Cette petite puce occupait toute la place dans son esprit. Attentionné, papa gâteau, prévenant mais aussi père sévère, il ne lui passait pas tous ses caprices. C’est qu’elle avait du caractère la drôlesse3, dans le sens où elle savait exactement ce qu’elle voulait. Il n’était pas question de la tromper, lorsqu’elle avait choisi quelque chose, on ne risquait pas de lui faire changer d’avis. Moïse aimait cette détermination et il l’encourageait dans ce sens. Anita les observait, admirait leur complicité et décida de rester à leurs côtés définitivement. 1 Cocos : haricots blancs, secs. 2 Qiandao Lake : Lac des mille îles, un lac artificiel dans la province du Zhejiang. 3 Drôlesse : petite fille en patois 80 la femme bonhomme L'éprise de décisions Sous le toit du même bâtiment agricole, il y avait désormais d’un côté, l’ancienne étable à veau – réservée à l’accueil de groupe composé de deux dortoirs de six lits chacun, de deux douches et de toilettes sèches – et d’un coin repas ; de l’autre côté, autrefois baptisée bergerie, le gîte rural comportant trois chambres de deux lits avec salle d’eau et waters à l’étage, une grande « cuisine-salle de séjour » au rez-dechaussée. Entre les deux parties aménagées, la grange où était rangée la caravane d’Arturo non délivrée des toiles d’araignées et de la poussière sur la carrosserie. Contre les murs s’entassaient tout un tas de vieilleries, les traces encombrantes des travaux d’aménagement, planches, chevrons, placoplâtre découpé et tout espèce de restes de chantier que l’on gardait « au cas où ». Devant tel déluge de bric et de broc, Arturo, Moïse et Rémy se consultèrent. Il fallait débarrasser cette partie et l’emménager en salle, salle d’accueil, salle de réception, salle de fête, peu importait le nom donné. Après mûres réflexions et cogitations parfois bien arrosées, ils présentèrent le projet à la « banquière ». Marie-Caro achevait une conversation téléphonique tout sourire aux lèvres. — Les parents d’Anita louent le gîte rural pendant un mois. Ils veulent se rapprocher de la petite Fleur. — Bien. — Chouette. — Super. Les trois hommes approuvèrent à tour de rôle le choix des Nantais, ne sachant pas à quelle sauce ils allaient être mangés. C'est Arturo qui se lança. — Peux-tu nous offrir un café Marie-Caro. — C’est comme si c’était fait. — Peux-tu nous consacrer un peu de ton attention ? — Pas de soucis. Au fait Moïse, puisque je te vois, il faudrait qu’on parle sérieusement à propos du tracteur que tu veux changer. En neuf c’est vraiment impossible. Ça coûte les yeux de la tête. Garnier me propose plusieurs occasions. Nous irons voir ça ensemble dès que tu auras cinq minutes. Elle les toisa tous les trois avant de leur demander : — Alors que vouliez-vous me dire les gars ? — ... 81 la femme bonhomme Elle leur distribua le sucre puis brisa le silence. — Tiens, pendant que j’y pense, Rémy, les occupants du dortoir femmes ont signalé une fuite au robinet d’en haut. Si tu pouvais y jeter un œil. Tu sais que j’ai reçu la facture du menuisier. Il a bien respecté le devis, par contre, je ne me souvenais plus que ça coûtait aussi cher. On est obligé de se passer des services du maçon. Faudra vous débrouiller vous trois pour le crépi extérieur. Je le verrais bien en pierre apparentes, non ? Pas vous ? — Si, si ! Bonne idée Marie-Caro, approuvèrent-ils en coeur, le nez baissé. Une gêne s'installait à leur table. — Alors quoi, qu’est-ce qui me vaut cette réunion ? Le téléphone sonna. Elle nota une réservation pour le soir même, puis lança naïvement une question surprenante. — Vous avez cogité de nouveaux travaux ? — Ben, comment tu sais ça toi ? — Mon petit doigt m’apprend beaucoup de choses. Vous pensiez que je ne vous verrais pas prendre vos mesures, rester debout des heures devant la porte ouverte de la grange à siroter vos bières ? J’ai tout de suite compris. Allez ! Accouchez ! J'vais pas vous mordre. — Alors voilà. Je pensais, dit Arturo, nous pensions, moi, tous les trois que... Le téléphone interrompit la conversation. — Je vous arrête tout de suite. Je suis d’accord sur tout ce que vous allez entreprendre, mais j’ai plus un sou en ce moment. La coopérative n’a pas encore payé le blé, ni l’avoine. Le foin n’est pas non plus réglé. Tout de suite, c’est un peu la dèche. Faites tout ce que vous voulez, mais n’achetez rien pour l’instant. On verra plus tard. — Le souci c’est la caravane Marie-Caro, on peut la mettre où ? — Je ne sais pas. J’imagine qu’avec les bois qui sont entreposés et le tas de tuiles récupérées vous arriverez à construire un petit abri, non ? — Ah oui ! Un petit abri, tranquille. Pourquoi pas. — Pendant ce temps Arturo, tu sais qu’il y a toujours une chambre disponible à côté de la mienne, si tu veux... — Pourquoi pas, mais sitôt les travaux finis, je retournerai dans la caravane. — Très bien. 82 la femme bonhomme Le téléphone insistait. Le café achevé, un autre revint sur la table tout fumant accompagné de petits biscuits secs. — Tu ne réponds pas ? lui demanda Rémy. — Plus tard. Parlez-moi de votre projet. Rémy déplaça les couverts pour présenter ses croquis gribouillés sur le carton d’emballage du réfrigérateur nouvellement acquis pour le gîte rural. — Question travaux, il y a du taf. Beaucoup de nettoyage. Plafond, pas plafond ? On ne sait pas encore. Nous pensions garder les dalles au sol après un bon nivelage, ce serait beau. Le rustique plaît bien. Par contre, on sortira les évacuations par le mur du fond. — Vous vouliez installer une autre cuisine ? — Petite, oui, indépendante. Simple et fonctionnelle. Il y a de la place. — Des cloisons ? — Non. On peut réutiliser les poutres des cornadis pour délimiter un espace. C’est joli aussi. On va casser les crèches à mi-hauteur et les utiliser comme banc tout le long et de chaque côté de la salle. On garde les cornadis à vaches et on démonte ceux des brebis. Ils pourraient servir pour la décoration, la cloison du local alimentation. — Le gros souci et le gros investissement sera la porte d’entrée. Soit on supprime l’existante et on fait installer des panneaux vitrés, soit on garde l’existant et on bricole un sas pour garantir du froid. Problème, on perd de la lumière. — La première solution sera jolie, mais très chère. Faut faire venir le menuisier pour qu’il établisse un devis. Encore un de plus. — Je vois, dit Marie-Caro. Écoutez-moi. Votre projet est génial. Commencez par tout sortir, construisez l’abri pour la caravane à Arturo à moindre frais. Nettoyez tout, cassez ce qui doit l’être. Question finance, je vous l’ai dit, je ne peux rien payer pour l’instant. Il n’y a pas d’urgence non plus. On s’est bien passé de cette salle jusqu’à présent. Le téléphone sonna. — Moïse, dès que tu as un moment, on part voir le concessionnaire. Ça aussi c’est un gros investissement. Tu es libre quand ? — Tout de suite. — Allons-y alors. Je me change et on y va. Arturo, tu n’as pas du bois à faire pour le 83 la femme bonhomme père René ? Ça ferait du bien à nos finances. Rémy, comme le gîte rural est achevé, tu pourrais occuper une chambre là-haut. Vu le travail que tu as fais ici, je ne te ferai rien payer. — Merci oui mais non, je n'y tiens pas trop. J'avais pensé à l'atelier de la potière. Y aurait juste un lit à mettre. Ça me suffirait amplement. — On demandera à Anita alors. — Pas de souci, dit Moïse, on ne s’en sert jamais. Tu y seras mieux, et pas dérangé par les marcheurs. — Ils ne me dérangent pas, mais parfois j’avoue avoir du mal avec les jeunes gens qui parlent et rigolent jusqu’à point d’heure. — Moïse, va te changer. On part dans deux minutes. Vous deux déguerpissez, vous avez mieux à faire. Comptez sur moi. Lui doit semer le colza, alors il en a pour un bon moment avant de vous aider à démarrer les travaux. Arturo, si tu pouvais ramasser le reste de haricots, ça m’arrangerait, j’ai pas trop le temps en ce moment. Les quatre complices se séparèrent, tout remontés qu’ils étaient dans leur projet respectif. Rémy commença à tracer l’emplacement de l’appentis prévu contre le mur arrière du gîte rural. Il prévoyait une arrivée d’eau et une évacuation à raccorder plus loin sur la fosse. Il lui restait suffisamment de tuyaux pour éviter d’en racheter tout de suite. Les chevrons et les panes ne manqueront pas dès lors qu’ils commenceront à démonter le plancher de la grange. — Dis-moi Arturo, on a rien prévu pour le chauffage de la salle. — Je pensais à un poêle à granulés, pas besoin d’installer une grosse cheminée. — Mouais. Faut quand même acheter le granulé. C’est pas donné c’taffaire-là. Et les poêles sont pas bon marché non plus. Je verrais bien une pompe à chaleur en plus d’une vraie grande cheminée contre le mur du dortoir. Ils discutaient de chaque chose qu’ils devaient installer à moindre frais. Et grâce à cette méthode, les deux compères trouvèrent des solutions astucieuses. — Je vais t’aider pour le bois du père René, si tu veux. — Pas question que tu viennes à travers champs. — Je suis pas handicapé ! — Un peu quand même, non ? Je préfère que tu cogites tout ça au calme. Pour le plancher on pourrait demander à Anita et à Moïse de nous donner un coup de main. — Euh, Anita, je ne crois pas tu vois. 84 la femme bonhomme — Et pourquoi pas ? — Ben, mon gars, dans l’état où elle est, vaut mieux pas. — Quel état ? Elle est malade ? — C’est tout comme. Si tu l’observais un peu mieux, tu aurais pu t’apercevoir qu’elle s’arrondit du bas ventre ces derniers temps. — Quoi ? Déjà ? — La petite Fleur va avoir bientôt un petit frère ou une petite sœur. — Ah ben toi dis donc, on peut rien te cacher. Moïse te l’avait dit ? — Non, mais son comportement a changé. Il est vraiment adulte à présent. — Bien. Écoute mon vieux. On va aller tous les deux ramasser les haricots verts dans le jardin de Marie-Caro. Après on verra. — Je prends le panier. 85 la femme bonhomme Les grands parents Quand deux personnes arrivent dans un groupe constitué, il se passe toujours quelque chose, en bien ou en mal. Jean-François et Colette débarquèrent de Nantes avec en tête tout un tas d’excursions prévues durant le mois pendant lequel ils loueraient le gîte de la ferme du Grand Chemin. Ils n’avaient pas imaginé une seconde de l’ambiance qui pouvait régner au fin fond de la campagne. Ils découvrirent « le trou » comme ils l’appelaient au moment où un épais brouillard tapissait le paysage. Ils arrivèrent à vitesse réduite tous feux éclairés avec l’angoisse au bout des doigts – eux-mêmes crispés sur le volant – de renverser à tout moment qui une vache égarée, qui une bande de brebis en vadrouille. Anita, avec Fleur dans les bras, attendait les baroudeurs comme elle avait plaisir à les nommer. C’était réelle joie de les embrasser. Elle leur avait cueilli des fleurs pour agrémenter le salon du gîte, installé des coussins faits mains sur chacune des chaises de bois. Une fois les valises déposées, elle les invita dans sa maison où un bon repas mijotait. Même s’ils n’avaient pas faim, car ils avaient prévu leur pique-nique dans la voiture, ils cédèrent, en présence de Moïse, devant l’appétissante quiche bien jaune et la salade de tomates du jardin. Moïse était dans ses petits souliers. Celui-ci tenait fermement sa fille dans les bras tout le temps du repas sous les gros yeux de Colette qui reconnaissait là un geste de bon père mais désapprouva néanmoins cette méthode qui allait à l’encontre des directives des meilleurs pédopsychiatres sur le comportement des parents vis-à-vis de leurs enfants au moment des repas . Une chaise haute serait mieux adaptée. Jean-François proposa de leur en acheter une dès le lendemain à condition qu’il trouve un grand magasin pas trop loin. — Pour éviter les frais de voiture, on commande tout par internet. — Et les livreurs arrivent à vous trouver ? — Oui, avec le GPS ils vont partout, tu sais. C’est pas le bout de monde quand même. — Non, mais ça y ressemble un peu. Jean-François avait été professeur d’histoire au lycée de Nantes. Sa retraite anticipée pour cause de maladie de longue durée (une forme de déprime aiguë) lui procurait une retraite confortable. Colette sortait de l’administration elle aussi, mais du côté finances publiques. Elle avait, quant à elle, obtenu un départ à la pré-retraite moyennant une diminution de sa rente annuelle. Elle s’en contentait, car l’ambiance délétère des deux dernières années d’activité lui avait sabré le moral. 86 la femme bonhomme Dès le lendemain de leur arrivée à la ferme, ils avaient programmé la visite d’un parc zoologique pour sortir la petite Fleur de sa cambrousse natale. Bien évidemment, c’était la plus jolie des filles. Bien évidemment, Colette la prit sous son aile et la couva comme un trésor. Ils lui avaient apporté des jouets tout neufs, ceux qui correspondent aux enfants de moins de un an et qui répondent aux normes imposées, recommandés par les meilleurs spécialistes de la question ludique. Elle s’était renseignée sur le sujet à grand renfort de livres et d’émissions télévisuelles consultables sur Youtube et compagnie. D’ailleurs à ce propos, c’est la première des choses qu’ils observèrent en pénétrant dans le salon : l’absence de poste de télévision. Les soirées vont être longues, dirent-ils en cœur, sous le regard amusé d’Anita. — J’en ai une qui ne me sert pas à la maison. Mais comme il n’y a pas d’antenne, je vous prêterai des DVD. Marie-Caro arriva. La petite Fleur lui fit aussitôt la fête. Les présentations effectuées, elle leur proposa le tour de la propriété. Ils trouvèrent pépé Rémy en bonne santé, malgré ses soixante-dix-neuf ans et demi comme il aimait à préciser. Des couleurs aux joues, une voix dynamique et des projets plein la tête. Une simple visite familiale ne l’autorisait pas à interrompre son emploi du temps bien chargé. C’est pourtant lui qui insista pour présenter l’intérieur des bâtiments avec une certaine dose de fierté dans le regard. Colette eut une parole malheureuse. — Et ta cheville, ça va mieux ? Parlez de tout et parlez de rien, du beau temps et de la marée qui monte, des oiseaux et des vers de terre, mais évitez de remuer le couteau dans la plaie d’un blessé de la vie, qui plus est si c’est un « membre » de votre famille. C’est ce que pensait MarieCaro en entendant Rémy éluder la question et continuer à présenter les futurs aménagements de la salle d’accueil. Il se plaignit de douleurs dans son dos quand il aborda le manque de main-d’œuvre et la nécessité de trouver un ou deux bénévoles. Un effet de manche qui mit Jean-François un peu mal à l’aise, car celui-ci ne prévoyait que des loisirs durant son séjour. Marie-Caro invita les nantais à poursuivre la visite jusqu’à la ferme de Chanteloube, appartenant autrefois au cousin Raymond. Marie-Caro avait affermé les terres que Moïse travaillait. Les bâtiments étaient mis en vente. Il y avait là de réelles 87 la femme bonhomme possibilités d’aménagement pour quelqu’un qui aurait quelques milliers d’euros à injecter dans la pierre. Rapporté au mètre carré nantais, le prix de la surface impressionnante des bâtiments était ridiculement basse et bon marché. Colette et Jean-François se jetèrent un regard complice. Ils avaient, sans se concerter, immédiatement calculer les bienfaits d’un tel investissement. De retour à la ferme du Grand Chemin, ils apprécièrent l’arrivée du soleil dans la cour avec la présence d’Arturo qui se débarbouillait à la source. Il les félicita d’être les premiers clients du gîte rural. Oui, oui, il se souvenait bien de leur participation au moment des noces. Colette joua son rôle de grand-mère à merveille. Anita se sentait soulagée dans la journée mais agacée le soir lorsque sa mère la sermonnait au niveau de l’éducation idéale à donner à un enfant, au niveau de leur lieu de vie, que le fait d’habiter en ville lui donnerait plus de possibilités de travail ou de reprendre ses études et patin couffin. 88 la femme bonhomme La bonne fin Un véhicule sombre arriva le matin vers dix heures par la route goudronnée. Quatre hommes en descendirent. Sans frapper à la porte principale de la maison, ils entrèrent tête baissée. Marie-Caro les attendait. Impassible, le visage reproduisait le côté marbre froid de son cœur arrêté. Elle allait enfin pouvoir rejoindre ceux qui l'attendaient dans le caveau familial. Voilà quarante-huit heures qu’elle ne bougeait plus malgré les suppliques des visiteurs. Eux aussi étaient sombres. Fleur, belle jeune fille de dix-huit ans tenait par la main son frère cadet. La tignasse bouclée d’Aymerick dépassait largement l’assemblée présente dans le salon de la ferme du Grand Chemin. Au cimetière, Anita déposerait des chrysanthèmes sur la tombe de pépé Rémy décédé cinq ans auparavant. Il avait voulu rester dans le pays près de son copain Arturo et de Moïse « le magnifique ». La magnificence de Moïse n’avait pas cours en ce moment douloureux. Il ne ressemblait à rien, rien d’humain tant ses bras étaient longs et inertes au bout de ses épaules basses, si basses que son dos s’arrondissait, tentant vainement de supporter la tonne de douleur qui l’assaillait. Fleur le tirait vers l’avant en lui serrant la main qu’il avait grande et inutile, longue et insensible. Terminer une histoire sur cette note triste est une manière comme une autre de terminer une histoire, certes, mais c’est oublier que les graines en terre germeront et donneront belles plantes ou beaux fruits comme si rien n’était arrivé auparavant. La continuité de la vie donne de la joie à ceux qui cèdent leur place pour que les suivants en profitent. Une cinquantaine de personnes étaient rassemblées dans la salle d’accueil. La saison hivernale déjà bien installée favorisait la chaleur d’un feu de cheminée. Que manquait-il d’autre dans cette pièce ? Un bout de passé, une portion d’histoire indissociable aux morceaux d’avenir ici présents. Qui manquait-il vraiment ? Des personnages principaux, véritables entités composant cet ensemble endeuillé. 89 la femme bonhomme Raymond, le bon homme Accompagné des ivresses solitaires, l’haleine pâteuse, la pression du crâne entre les oreilles sourdes, le célibataire se lève tôt matin, pour se délivrer d’une indivise envie d’uriner, mêlée au besoin de griller une sèche sous le ciel encore noir. La tête à l’envers, l’air de la cour le gave de la fraîcheur matutinale. En gris, il sergente son chien endormi pour l’obliger à son tour à venir satisfaire la même irrémissible envie de vidange naturelle. Entre ses lèvres, la cigarette déjà consumée à moitié, diffuse une pointe de lueur hésitante, à peine discernable sur le chemin de la ferme de Chanteloube. Quelques bruits nocturnes accompagnent ses propres pas résonnant dans ce calme engouffré d’invisibles échos intermittents. Marche bonhomme, marche, une jambe après l’autre, tu te rendras compte de ta nudité lorsque l’herbe déjà haute du talus, te chatouillera les genoux ankylosés. Un coup de sifflet insistant, suivi de vertes morigénations non amicales, ne troublent pas l’animal en quête d’effluves sauvages excitant sa fourrageuse recherche incessante. Au loin, rien. Au près, rien. Autour des bâtiments sombres et hauts, les rares bruits familiers des cornadis frottés par les brebis, interfèrent avec le chant d’un coq excessif. Le vide prend place lorsque le rien amplifie cette angoisse soudaine. Un cri, fort, inhumain. Un cri sort de son corps tendu puis plié en deux. C’est une plainte qui meurt dans un silence encore plus profond, traduisant l’inquiétude de l’invisible. Conscient de son isolement, plaintif, il passe sa main entre les poils mouillés de son chien revenu, queue entre les jambes, se rapprocher de son maître en souffrance, craignant de récolter les fruits de son inqualifiable attitude. Un sanglot sans larmes, hoquetant entre les paroles hurlées contre personne, adressées alentour. C’est encore un mur de silence, qui lui renvoie une réponse plate, uniforme, l’étouffant un peu plus dans sa dérisoire situation grotesque. Marche bonhomme, marche vers ton foyer, La demeure où t’attends une ampoule éclairée grillant les mouches dans la cuisine froide. Entre bonhomme, entre, préparer ton café chicorée. Il augmente le son de la radio. Ce matin les nouvelles du monde malade dès cinq heures alourdiront un peu plus ton désespoir. Il opte alors pour France musique qui adoucit sa peine. Son ridicule accoutrement l’oblige à revêtir les premières pelures du costume de sa vie d’ouvrier sérieux, consciencieux, inspirant la confiance de ses voisins. « Le Raymond ? C’est un bon gars, gentil et travailleur avec ça ! Dommage qu'il soit seul.» 90 la femme bonhomme 91 la femme bonhomme Innocence Que n’ai je de pinceau Pour figer cet air lent Qui déroule son accord Au sortir du sommeil. Éloignée d’environ un kilomètre à vol d’oiseau et de quatre par la route, la grosse ferme du Grand Chemin embourgeoise le flanc adret de la colline endormie. Cette bâtisse reste écrin d’harmonie parmi la tendre verdure des prés alentour. Si les brebis ont disparu, ce fut pour y accueillir les lourdes vaches limousines, à la robe fauve, couleur jeune châtaigne dodue. Rien ne semble bruisser de la cour fermée par les murs fraîchement rejointoyés. Si ce n’est le délicieux chant discret de la source se déversant régulièrement dans l’immense bâchasse circulaire, autour de laquelle une douzaine de percheronnes pouvaient s’abreuver sans gêne aucune. L’eau distille sa mélodie pour la seule personne assise au bord du bassin. Les petits doigts de sa main droite tapote doucement la surface du liquide froid, pour effrayer les têtards. Discrète, légère, comme un frisson d’air sur de la mousse, la petite Lisa fixe son geste. Rêveuse, frileuse, de sa main gauche elle serre fort sa peluche et la porte contre sa joue rose, tout près de sa bouche inquiète : « Maman, pourquoi t’es pas revenue ? » Au jardin de cet univers bas, Lisa plane entre terre et maison lorsque les savoureuses fraises des bois satisfont son envie de sucre. Continuant le Grand Chemin, elle dépasse la limite du jardin, puis celle du champ pour traverser ensuite, comme une automate dénuée de raison, le petit ruisseau. Le contact de l’eau vive semble la réveiller un instant, le temps de poser pied sur l’autre berge humide. Ainsi lancée, elle se dirige tout droit vers l’étable du Raymond d’où résonnent à présent des centaines de bêlements impatients. 92 la femme bonhomme 93 la femme bonhomme Le magnifique Arrivé dans la cuisine : — Enfile un pull ou une veste, mon grand, il fait froid ce matin...et n’oublie pas tes chaussons. De retour dans la pièce éclairée, la porte à peine franchie Moïse le questionne : — Tu t’es déjà occupé des animaux ? Signe de tête affirmatif de Tristan attentif à sa tâche administrative . — Attention le lait est chaud. — On pourra y aller ? Parce que moi, j’aime bien moi, m’occuper des animaux. — Non ! Tu n’as pas le temps. Ce matin tu pars de bonne heure. Après mangé tu te fais beau, pour ton rendez-vous, puis tu attends Marie-Caro qui t’accompagne chez le juge. — J’aime pas être beau. À quelle heure, elle descend ? — Dans une heure, répond Tristan le stylo bille coincé entre les dents. En attendant, elle m’a dit qu’elle serait ponctuelle, alors à toi d’être prêt à temps. C’est toujours trop chaud ? — Oui. C’est quoi la confiture ? — Du coing et de la fraise. — Non, j’aime pas, bougonne Moïse revêche. — Tu veux goûter à la brioche que j’ai faite ce matin ? — Ça, s’est de la brioche ? Ben dit donc, rigole doucement Moïse. — T’as goûté à ma brioche au moins avant de dire j’aime pas, petite peste ? — Un petit bout. Il goûte du bout des lèvres avant de lâcher un « J’aime pas ». — Merci, je n’en ferai plus. — Pourquoi ? — Si tu n’aimes pas, je n’en ferai plus, je voulais te faire plaisir. Tant pis. Moïse ressent le trouble de Tristan grognon qui branche la radio. — Pierre et Lisa, peut-être eux qu’y z’aiment. — ... 94 la femme bonhomme — J’arrive même plus à avaler le lait, j’ai mal au ventre. J’ai bu le jus de pomme et là, ça fait mal. J’aime pas avoir mal... ...peut-on parler d’un nouvel élan pour le syndicalisme de... — J’aime pas le beurre... ...le succès de la mobilisation contre le CPE ne doit pas masquer la baisse de fréquentation de la... — Ça m’a calé, là. Moïse repousse sa chaise. — Non ! Tu finis ce que tu as commencé. En plus le lait ça fait grandir, tes os ont besoin de calcium si tu veux rester « le magnifique ». — Je sais pas pourquoi, je crois que je vais vomir, je n’ai pas envie de grandir. ...les discours sur la mondialisation sont éclatés... — J’ai mal au ventre, un peu (soupir du jeune garçon) ...le temps va s’améliorer dans la journée, de belles éclaircies prévues dans l’est de la France... — Beurk ...avec vous Olivier, à neuf heures pour d’autres informations... — J’ai fini ! ...je vais faire aujourd’hui quelque chose que je n’ai pas l’habitude de faire... — J’ai fini ! Oh ! Tristan ! Sortant la tête des factures. — Oui ? — J’ai fini. ...critiquer un concert qui a eut lieu hier soir au Châtelet... — Je pose là ? demande Moïse debout devant lui, tenant négligemment son bol. — Mais non, dans l’évier, sot que tu es. ...Gustave Mahler... — Tu vas t’habiller à présent, d’accord ? et tu te fais joli, mon grand. — Tu te fais beau, mon grand, marmonne Moïse qui d’un sourire ironique se moque de Tristan. ...les amours célestes de ses enfants morts... 95 la femme bonhomme — ...et tu fais ton lit ! lance Tristan un peu plus fort ...comment peut-on chanter cela avec la joie et le sourire aux lèvres ?... — ...et tu fermes la porte , crie Tristan. ...finalement à quoi sert la perfection... — ...et tu éteints les lumières, et tu te coiffes aujourd’hui, soupire Tristan, bras ballants le long de sa chaise. ... « Gloria » de Mozart par l’orchestre des Champs Élysées... Six ans, le gamin, qui en paraît déjà dix. Le juge va décider ce matin de son placement pour l’année à venir. Marie-Caroline arrive en trombe, embrasse Tristan au passage, — C’est bon ? Il est prêt « le magnifique » ? — Il arrive. — Dis-lui de s’activer. Je sors la voiture du garage. Je l’attends. Moïse revient tout propre vêtu en bougonnant. — Je ne veux rien dire au juge qui m’énerve, il est méchant. — Pourquoi ? — Il décide ce que je ne veux pas. Tristan relève la tête et observe attentivement Moïse. — Tu veux quoi exactement ? — Être avec mon papa et ma maman. — Tu sais pourquoi, tu n’es pas avec ta maman et ton papa ? — ... — Il me semble que le juge des enfants est là pour ton bien, pour que tu sois en sécurité, il prend ta défense et c’est ton porte-parole. Dis-lui que tu ne l’aimes pas si tel est le cas, mais sache que tu peux lui faire confiance. C’est un homme qui te protège. C’est un homme ou une femme, le juge ? — Oui, madame Unedelille — Elle est gentille ? — Pas trop. Le klaxon de la voiture retentit. 96 la femme bonhomme Moïse lâche dans un soupir, boudeur. — Pff déjà, et j’ai même pas vu les veaux. M’en fous, au retour j’irai avec le cousin Raymond. 97 la femme bonhomme Un vieux célibataire Fourche à la main, dans la chaleur de l’étable illuminée, Raymond affourage les bêtes en attente derrière les cornadis fermés. Une ration de céréales mélangées pour chacune des gestantes. Aucune cette nuit n’a voulu mettre bas. Une double boîte, avec une dose de soja pour les allaitantes. Les derniers agneaux sont encore en case d’isolement avec leur mère. Qui saura libérer le monstre en toi ? Qui expulsera l’immonde qui te ravage l’intérieur ? Range ta sourde colère. Attends ta délivrance. Le repos apaisera ta douleur. Raymond vivait de peu, survivait bien. Il aimait voir arriver en fin d’année le représentant de matériel agricole, qui, trop content de tenter de lui vendre au prix fort une nouvelle machine moderne, lui laissait en appât, un calendrier avec de belles photos de filles dénudées. Ces cadeaux de fidélité s’accumulaient en nombre impressionnant sur le clou contre la poutre de sa fromagerie. Malgré les nouveautés, seule la photographie d’une jeune fille blonde allongée dans le foin était d’actualité. Un gros pâté entourait la date du 21 du mois de juin. Cette page ne devrait jamais être tournée. Menuette, pieds tendus en pointe, Lisa prolonge plus haut sa main et à bout de doigts, ouvre à grand peine la porte métallique de la stabulation. Le soleil rasant du petit matin transperce la chemise de nuit de l’enfant cristal. 98 la femme bonhomme Fugue — Allo Tristan, C’est Marie-Caro. — Oui. Que t’arrive-t-il ? Tu as l’air énervée ? — C’est Moïse, il a fait une fugue. — Comment ça une fugue ? — Je me suis arrêtée juste le temps d’acheter un pain de deux et hop, il a disparu . Ça fait une demi-heure que je le cherche. Fait chier ! — Attends un peu près du véhicule. Il t’a peut-être suivie dans la boulangerie. Tu es où ? — Route de Nantes, à côté de l’auto école. — Oui je vois. Ne bouge pas d’où tu es. Redonne-moi ton numéro de portable. Je préviens le Juge de votre retard. On s’appelle dans dix minutes. —D’accord. J’attends à côté de la voiture. 99 la femme bonhomme Panique — Lisa ! Lisa ! Où es-tu ? Lisa ! La voix de Tristan ne dissipait guère la brume qu’installait son inquiétude progressive. 100 la femme bonhomme Célibataire et solitaire Depuis le décès de sa mère, Raymond n’avait jamais pu prendre contact avec d’autres personnes que les clients qui continuèrent à acheter les fromages, un peu par souci de solidarité, surtout pour ce goût inimitable que Raymond avait su reproduire malgré la disparition de sa maman. Seul dans le travail, seul dans sa maison, il combinait sa vie au rythme de celle des animaux. Jamais il ne demandait d’aide, ou plutôt si, une fois il fit appel à son voisin Tristan. C’était la nuit et ce fut Marie-Caroline sa bien aimée cousine et à l’occasion la femme du Tristan qui vint à son chevet. Faut dire qu’il était parvenu à grand-peine à se confectionner une attelle pour consolider son bras gauche qu’un mauvais coup de sabot avait brisé. C’était la fièvre à trois heures du matin qui lui commanda de composer le numéro de téléphone de ses voisins de la ferme du Grand Chemin. Dans son état normal, il n’aurait pu se conduire de la sorte. Demander un coup de main risquait d’affaiblir sa notoriété de débrouillard, mais la douleur passa outre ses résolutions. Le service des urgences n’eut pas le temps d’entretenir une relation durable avec ce rustre bonhomme, tant son souci de regagner son domicile au plus vite fut la constance de ses plaintes. Raymond estimait qu’au bout de quatre mois de port du plâtre, le petit moment recommandé par le médecin de l’hôpital avait assez duré. Sa cousine Marie-Caro aurait pu lui lire les convocations aux visites médicales enterrées dans la pile de lettres qu’il n’ouvrait pas. Une irritation due au cumul de crasse entre la peau et la bande devenue grise activa l’apparition de champignons peu odorants. Raymond utilisa alors le sécateur de parage de pied des brebis pour venir à bout de cet élément gênant qui lui révéla la petitesse de son bras d’ancien bûcheron, réduit à la simple musculature d’un adolescent en pleine croissance. Avec un peu de bombe désinfectante à base de bleu de méthylène, il s’administra lui-même les piqûres du reste de flacon d’antibiotiques dont il s’était servi pour la parturiente 4012 morte avant la fin de son traitement. Sa fesse gauche garde encore les marques des grosses aiguilles employées, seules capables de percer le cuir des animaux. 101 la femme bonhomme Le fantôme invisible Après un signalement de l'assistante sociale à propos du comportement de Tatie Marie-Caro d'une part sur l'intégrité physique de Moïse à la suite de l'incendie chez Camille la potière et d'autre part sur son attitude provoquant la fugue du gamin, Moïse fut placé en institution et revint seulement en vacances scolaires à la ferme du Grand Chemin. Le père de Moïse, Steven, savait très bien où résidait son enfant. Il lui rendait visite sans autorisation légale. C’était un alcoolique notoire, violent. Il avait trois enfants placés dont Moïse à la ferme du Grand Chemin. Il surveillait les allées et venues de Tristan et s’engouffrait en cachette dans la vie de Marie-Caro lorsqu’elle était seule. Comment arriva-t-il à séduire la jeune femme ? Cela appartenait au domaine de l’absurde et de concours de circonstances. Toujours est-il qu’une après-midi il parvint à enlacer Marie- Caro qui, suite à une journée harassante, céda sous ses avances. Celle-ci se trouvait dans une mauvaise période conjugale. La relation avec Tristan devenait compliquée. Il ne cessait de travailler, prenait des responsabilités au niveau syndical et devint administrateur de la coopérative agricole. Pressenti pour représenter les éleveurs ovins aux élections de la chambre d’agriculture, il cumulait la fonction avec celle de président de la CUMA 1 . C’est dire la somme d’heures passées à l’extérieur de la maison, sans compter les travaux de la ferme. Marie-Caro se raccrochait auprès de Lisa et Pierre tout en désespérant de ne jamais retrouver leur père, son amoureux d’antan. Physiquement, elle se sentait délaissée, abandonnée. L’arrivée de Steven fut une aubaine joyeuse avec à la clé de leur aventure la crainte de l’apparition inopportune de Tristan. Cette crainte se modifia en angoisse dès l’instant où Steven devint un peu plus insistant, jusqu’au jour où il devint violent. Il menaçait de tout révéler à Tristan si elle se refusait à lui. Prise au piège de sa débandade amoureuse, Marie-Caro demanda l’aide de Camille la potière. Celle-ci, plus jeune mais ne craignant pas les menaces du Guadeloupéen, se chargea à son tour de menacer Steven de le dénoncer aux services sociaux parce qu'il outrepassait ses droits de visite imposés par le juge des enfants. Vexé et furieux, il délaissa sa relation avec Marie-Caroline qu’il trouvait flétrie et s’empressa de harceler Camille. Elle se contenta de lui faire promettre de laisser tranquille sa voisine. En échange, elle accepta quelques petites parties de jambes en l’air avec lui. Elle le considérait comme un vulgaire gigolo pas mal fait de sa personne. L’alcool devint sa drogue nécessaire pour subir entre autres la brutalité de l’individu. 102 la femme bonhomme 1 CUMA : Coopérative d’Utilisation du Matériel Agricole. 103 la femme bonhomme Découverte suspecte Arturo entreprit de creuser les fondations pour les quatre piliers nécessaires à l’appentis sous l’œil morne de Shepa, de l'inséparable Colibri et des juments avides d'animation. Au troisième trou, la bêche fut bloquée par un obstacle incongru. Il retira un morceau de tissu carbonisé. Shepa releva la truffe, renifla plusieurs fois, provoquant ainsi la curiosité de Colibri qui se sentit investi d’une mission d’éclaireur, au cas où il y aurait quelque chose à se mettre sous la dent. Tout en raclant le fond du trou avec sa boîte de conserve, Arturo sortit tout un tas de petits os. Il conclut qu’il était sûrement tombé sur le cadavre d’un chien ou d’un animal appartenant aux anciens propriétaires du lieu. Pourtant sa conclusion se changea en perplexité lorsqu’il démonta un objet dur et rond légèrement fondu. C’était une chevalière. La chevalière d’un homme. Les petits os constituaient une main humaine. Quel que soit l’âge du gisant sous ses pieds, Arturo ne voulait pas être impliqué dans la remise à jour d’une histoire ancienne. Personne d’autre que lui n’avait vu le squelette. Il prépara une brouette de béton et déversa la mixture dans le trou. En prenant bien soin de jeter au fond les petits os et le bout de tissu sortis de leur emplacement initial. Il glissa la chevalière dans sa poche et s’en alla trouver Marie-Caro. Dès la présentation de l’objet, elle blêmit tout net, à la manière d’un agneau que l’on égorge et qui devient livide. — D’où ça vient ça ? — Tu as l’air de reconnaître. — Qui te l’a donné ? — Je l’ai trouvé. — Où ? Dis-moi où exactement ? — Pas loin d’ici. — C’est pas beau ça Arturo, c’est pas beau. Débarrasse-t-en vite. Et que personne ne te voit. S’il te plaît fais-moi plaisir, brûle-la, fais-en ce que tu veux, mais ne la montre à personne. C’est trop de malheur concentré. — Ouh là là ! Je ne pensais pas que ma découverte serait si dramatique. Bien. Bon. Je crois que le mieux est de la remettre là où je l’ai trouvée, non ? — C’était où ? — Je ne te dirai rien, comme ça tu ne seras pas tentée de la rechercher. — Tu as raison. Fais ce que tu as à faire et reviens me voir après. 104 la femme bonhomme Arturo noya la chevalière au milieu du béton avant qu’il ne durcisse, puis revint auprès de Marie-Caro. — À présent, peux-tu m’expliquer ce que tout cela signifie ? 105 la femme bonhomme Entre les mains du rêveur éveillé — Oulo qui vient là ? Que t’arrive-t-il ma puce ? Tu es partie de ta maison ? — J’ai froid. Raymond s’approcha de la petite Lisa l’enroula dans sa veste, souleva de terre le paquet pour le déposer sur une botte de foin à peine entamée. — Là ne bouge pas, lui dit-il en lui frictionnant le dos avec le plat de sa main. Je vais traire Léonce et tu boiras du lait chaud. Tu veux bien ? — Oui répondit Lisa, tête rentrée dans les épaules, les yeux pétillants devant la gentillesse du tonton. Qui est Léonce ? — La grande vache du fond, tu vois ? La toute noire. Tu vas voir comme elle est gentille. Il lui désignait la seule vache du troupeau qui possédait encore des cornes. Le rôle de Léonce était de complémenter parfois les veaux des génisses qui manquaient de lait. Léonce fournissait également le lait à Raymond qui le mélangeait avec celui des vingt-trois chèvres, donnant au fromage une douceur agréable au goût des acheteurs. La robe sombre de Léonce soulignait sa différence d’avec le troupeau des limousines. Celles-ci avaient élu la laitière comme bouc émissaire et seule la menace des cornes rappelaient aux plus hardies de garder une distance raisonnable. *** Savoir comment Moïse était revenu en auto-stop jusqu’à la ferme de Chanteloube chez le grand cousin Raymond, relève de l’incompréhensible. On le connaissait débrouillard, mais à ce point, il entrait dans la catégorie des petits génies. Toujours était-il que le petit bonhomme du haut de ses six ans un quart, descendit de la voiture avec toute l’assurance d’un jeune majeur. Il se précipita dans la bergerie où il était certain de voir les veaux, les agneaux et Raymond. Une belle surprise l’attendait, elle se prénommait Lisa. — Je viens nourrir les petits agneaux. Pourquoi es-tu là Lisa ? — J’attends maman. — Elle est en ville chez le juge. — Je sais. Mais pourquoi tu n’es pas avec elle ? — Je ne voulais pas voir cette femme. Je préfère les animaux. 106 la femme bonhomme Raymond repose sa fourche. — Ah ben ça par exemple ! Vous vous êtes donné rendez-vous ici ou quoi ? Il y avait un peu de moquerie dans ses paroles teintées toutefois de notes sévères. — Bon. On va donner les biberons. Après, je vous ramène chez vous. Lorsque Raymond débarqua à cheval tirant le tombereau, deux petites têtes minuscules sursautaient à chaque nids-de-poules du Grand Chemin. Dans la cour de la ferme, régnait une espèce de panique non décelable mais réellement visible dès l’instant où Tristan et Marie-Caroline aperçurent les garnements. Le vert d’angoisse avait cédé au rouge-colère. La brutalité des gestes avait toutefois du mal à transcrire la joie de les embrasser. Pierre rigolait de retrouver Lisa et son copain Moïse. Il voulait absolument monter lui aussi dans le tombereau du Raymond. 107 la femme bonhomme Alors, raconte Marie-Caro s’approcha de la fenêtre. Elle suspendit son regard au-delà des buis taillés au cordeau. — Je ne pensais pas que cette histoire allait ressurgir de mon vivant. C’est pas joli, joli à entendre. — Essaie toujours, lui répondit Arturo. Il s'installa sur la chaise en bout de table. — Ça s’est passé il y a quelques années en arrière dans la maison où habitent Moïse, Anita et Fleur à présent. Une après-midi, j’entendis des cris provenant de l’atelier de Camille. Je traversais une période assez difficile, voire angoissante. Ni une, ni deux, je chargeai le fusil de chasse de Tristan et me pointai là-bas. Avec le bout du canon, je poussai la porte entrebâillée. Il ne m’a pas fallu beaucoup d’explications pour comprendre ce que Steven faisait subir à Camille. Son visage était en sang. Il l’avait bâillonnée de sa main. Elle sous lui, il la besognait violemment. Lorsqu’il me regarda, je le menaçai de mon arme. Il rigola. — Ne serais-tu pas jalouse ? T’inquiète, je finis la petite et je m’occupe de ton cas après. Et pose ton engin, c’est pas pour toi. Tu peux continuer à regarder si tu veux. — Laisse-la tranquille. Je ne te le dirai pas deux fois. Voyant ma détermination, Steven se leva et tout en discutant il s’approchait de moi en essayant de m’apaiser. — Ne bouge pas ou je tire. Il était déjà si près, j’avais si peur. Il glissa son annulaire dans le canon. — Tu vois ma belle, si tu presses sur la gâchette, la cartouche t’explose en pleine figure. Puis comme les flots qui rompent la digue, mes paroles jaillirent à la file : — Laisse-nous tranquille ! Fous le camp d’ici. Fous le camp de notre vie. On ne veut plus te voir. J’entendais le cliquetis de sa chevalière sur le métal. Je me suis sentie défaillir jusqu’à ce que j’aperçoive Camille debout derrière Steven brandissant au-dessus de sa tête un buste en marbre. Tout a été très vite. La sculpture s’est effondrée à l’arrière du crâne, ce qui lui a défoncé les os. J’ai crié. Mes doigts se sont crispés d’un coup et j’ai appuyé sans le vouloir sur les deux gâchettes, l’une après l’autre. La sculpture tomba au sol. Un bout de nez se brisa contre une dalle en pierre avant de s’immobiliser entre les pieds de l’homme avachi. Les détonations ont raisonné longtemps dans l’atelier. J’avais les oreilles pleines. La 108 la femme bonhomme poitrine de Steven fut secouée de spasmes avant qu’il ne s’écroule au sol. Du sang et le silence. Le silence et l’odeur de la poudre. L’odeur de la poudre et nos yeux noyés de larmes. Nos larmes et le silence. Du silence et le sang, bien présents. Le tout recouvrait la forme compacte, inerte du corps étendu à nos pieds. Nous restions immobile un moment, jusqu’à ce que la voiture de Tristan entre en trombe dans la cour de la ferme. C’était lui qui était chargé de récupérer Pierre et Lisa à la sortie de l’école après sa formation dont le thème était « la prise de parole en public ». Je ne sais pas pourquoi, je me souviens de tous les détails. Je glissai le fusil sur le sol, retirai ma blouse tachée et avant de sortir de l'atelier lui demandait de nettoyer tout ça. — Je fais manger les petits et je repasse ce soir après les avoir couché. Ça va aller, Camille ? — Qu’est-ce que je fais moi ? — Rien. Ne bois pas toute la bouteille, tu m’en laisseras une goutte. On va en avoir besoin. — Et puis ? — On avisera tout à l’heure, à tête reposée. Une tache rouge s’élargissait sur le parquet. — Nettoie tout ça et attends-moi. Dès que Moïse est arrivé avec le taxi du conseil général pour le week-end chez nous, nous mangeâmes rapidement. Le repas fut expéditif. Comme à son habitude, Tristan n’avait pas le temps. Il repartait vérifier les agneaux que j’avais séparés l’après-midi, puis filait en réunion de CUMA. Il risquait de rentrer très tard, car c’était l’assemblée générale. — Demain je fauche. Si tu pouvais faire le plein du tracteur, ça m’avancerait. À tout à l’heure ma chérie, m’avait-il dit en claquant la porte. Avec Camille, nous nous retrouvâmes dès que les trois enfants s’étaient endormis. — Il est bien mort ? chuchotai-je à Camille. — Regarde par toi-même. Le corps de Steven était ficelé, ligoté dans un drap taché, tel un rôti de porc. — Aide-moi, lui ordonnais-je. J’avais approché la brouette. C’était fin juin. La nuit tombe très tard en cette période. 109 la femme bonhomme Nous avons traversé la route dans la crainte de nous faire surprendre par quelqu’un. Une fois derrière la grange, vous avons jeté le colis au fond de la fosse de Camille. Ensuite j’ai déversé un bidon complet de gazole et nous avons mis le feu. L’odeur était horrible. Personne du voisinage n’aurait rien dit parce que nous avions l’habitude de brûler ainsi les petits agneaux morts-nés. Au bout de deux heures, nous avons déversé deux sacs complets de chaux vive. Après cela, il suffisait de reboucher le trou avec la pelle et la pioche. Camille ouvrirait une autre fosse pour extraire sa terre glaise. Ni vu, ni connu. À minuit tout était fini. Nous nous sommes séparées sans un mot. Ce soir là, je m’écroulai dans le lit après une vraie bonne douche durant laquelle j’avais eu besoin de me décaper énergiquement, de me brosser à fond. J’avais l’impression d’être recouverte d’une crasse indélébile. Dans la nuit, le contact de Tristan me fut insupportable. Je me relevai pour faire tourner la machine à laver le linge. Par la fenêtre je vis de la lumière chez Camille. Elle me raconta plus tard qu’elle façonnait l’ébauche du buste de Moïse commencé avant l’incendie de l’atelier. Elle butait sur les yeux. À chaque tentative, l’expression ressemblait un peu trop à celle de Steven. Quoi qu’elle fasse, elle retrouvait toujours la puissance de ce regard un peu trop vivant à son goût. 110 la femme bonhomme Réunion de famille Camille était présente lors de l'enterrement de Marie-Caro. Elle ne connaissait personne. Personne ne semblait la connaître. Mais alors qui l'avait prévenue ? Peu importe. Lorsque Moïse se trouva en face d'elle, un frisson lui parcourut l'échine. C'était le portrait craché de Steven, son père. Et les yeux ! Bon sang, ce regard qu'elle avait tant de fois essayé d'effacer. Quelle puissance. Elle ne put que baisser la tête, car elle était certaine que lui l'ait reconnue. Effectivement, Moïse avait tout de suite su qui était cette dame seule avec son grand chapeau de feutre. Il s'approcha d'elle pour la saluer. — Bonjour madame, je crois que nous nous connaissons. — Tu n’as pas changé Moïse. Tu sais que je te croise tous les jours dans mon atelier, tu es haut comme ça. Elle posa sa main à plat à un mètre du sol. — Ah oui ! Je me souviens. Vous aviez fait ma statue. J’avais super peur de vous. Je vous prenais pour une sorcière. Et le buste ? Qu’est-il devenu mon buste pour lequel j’ai failli mourir ? — Ne m’en parle pas. Ce n’est pas un très bon souvenir, ni pour toi, ni pour moi. Après l’accident, quand je suis rentrée de l’hôpital, j’ai mis de côté tous ces moules lors du déménagement. Et puis quelques années plus tard, j’ai tenté de reprendre les ébauches avec plus ou moins de succès. Certains bustes étaient réussis, d’autres non. — Et le mien ? — Le tien est toujours en chantier. — Depuis tout ce temps ? Ça doit faire plus de quarante ans... — Non, déjà ? Comme le temps passe. Maintenant que je t’ai vu, je crois que je vais l’achever et te l’offrir, en souvenir du « magnifique ». — Merci madame Camille. Où habitez-vous à présent ? — Du côté de Civray. — Je ne vous ai jamais croisée. — Je reste discrète. Je sors peu. J’ai lu dans le journal la disparition de ta tatie. Tu es toujours resté ici toi, à la ferme du Grand Chemin ? — Et oui, et j’habite même dans votre maison atelier avec ma petite famille. — Oh ! Bien. Te voilà donc marié et papa ? 111 la femme bonhomme — Oui. Justement, à ce propos, je vous présente Anita, mon épouse. Anita, voilà Camille la potière dont je t’ai déjà parlée. — J’espère qu’il n’a pas été trop sévère à mon égard. Bonjour madame. — Bonjour madame Camille. Disons que vous l’avez marqué, c’est le moins qu’on puisse dire. Voilà Fleur, notre fille et Aymerick, son frère. Camille se déplia un peu devant les grands enfants qui la dépassaient d’une bonne tête. Elle avait l’œil exercé pour remarquer tout de suite que l’aînée, Fleur, ne devait sûrement pas avoir le même père que Aymerick. — Vous faites toujours de la poterie ? — De la sculpture, oui. D’ailleurs, si vous voulez passer chez moi, je vous présenterai Moïse lorsqu’il était petit. — C’est vrai ? Vous l’avez peint ? — Sculpté en pied à quatre ans, puis modelé son buste à six. — Terrible ! dit Aymerick. Je voudrais bien voir ça. — Génial, papa. Et vous en avez fait d’autres comme ça ? — Raymond, vous connaissiez Raymond ? — C’était le cousin de Marie-Caro, précisa Moïse, mais c’est vieux. — J’ai aussi façonné Marie-Caro quand elle était plus jeune que vous, Anita. — On ira voir ça. — Je crois même que je vais poser cette sculpture sur sa tombe, si la famille m’en donne l’autorisation. — C’est assez macabre, mais pourquoi pas, répondit Moïse. Arturo s'inclina devant Camille. Ils échangèrent des banalités poliment. Quelques détails insignifiants sur la vie de Marie-Caro les rapprocha un peu plus. Il voulut lui présenter les changements effectués dans la ferme du Grand Chemin depuis qu’elle était partie. Il lui fit lever les yeux sur la salle d’accueil où ils se trouvaient. Bien que transformée, tout de suite, elle reconnut la poutre sous laquelle elle avait découvert le corps de Tristan suspendu. Le gîte de groupe lui rappela l’endroit où étaient attachées les vaches que Marie-Caro devaient traire matin et soir. Par contre, l’aménagement du gîte rural fut une belle surprise tant la restauration était bien réussie. Elle ne tarissait pas d’éloges pour Arturo qui avait travaillé. Il tenait absolument à l’emmener derrière les bâtiments pour qu’elle voit le hangar à bois. 112 la femme bonhomme Elle le suivit à petits pas et eut un mouvement de recul en débouchant sur le lieu pourtant bien différent. — Oh ! dit-elle, je ne reconnais rien du tout. — Racontez-moi comment c’était avant. — C’était un champ dans lequel j’extrayais la terre glaise pour la poterie. Vous avez bien travaillé. Bravo. Retournons à l’intérieur, j’ai un peu froid. — C’est drôle, en creusant les fondations des piliers, j’ai fait une étrange découverte. — Ah oui ! Quoi donc ? Un trésor ? Racontez-moi, mais marchons, voulez-vous, j’ai peur d’attraper froid dans ce courant d’air. Arturo lui saisit doucement le bras et la guida vers la cour tout en continuant son discours. — Pas un trésor, non, juste une chevalière. Camille se racla la gorge. Elle ne fit pourtant rien paraître de son émotion. — Et, hum, vous l’avez gardée ? — Non, Marie-Caro m’a demandé de la noyer dans le béton. — Vous la lui aviez montrée ? — Oui, et elle m’a raconté l’histoire... — ... Toute l’histoire ? — Oui, Camille, toute l’histoire. Un silence s’établit en même temps que leurs pas stoppèrent devant le bassin de la source au centre de la cour. L’eau coulait. Quel que soit le temps, quelle que soit la saison, l’eau coule imperturbable. — Marie-Caro a bien fait de vous dire de faire disparaître cette chevalière. Vous avez bien fait de l'écouter, Arturo. Il est des choses qu'il vaut mieux oublier. 113 la femme bonhomme La bonne fame Arturo proposait d’installer la caravane derrière la grange. Marie-Caro s’y opposa formellement. — Ce n’est pas un endroit formidable. Trop à l’écart de la cour. — C’est bien, au contraire. Je recherche cette tranquillité, soutient Arturo. — Non ! Tu ne peux pas t’installer là-bas ! On risque de me demander un permis de construire et je n’ai pas envie que cela dénature l’ensemble de la ferme. Jamais personne n’habitera derrière la grange. C’est dit. Marie-Caro avait si bien appuyé sa décision qu’il semblait inutile d’insister sur le sujet. Pourtant Arturo revint à la charge. — Et la caravane alors, on l’entrepose où si on doit aménager la salle d’accueil ? — On la vend, et puis c’est tout. — Donc, je n’aurai plus de chez moi ? — Ton chez toi est ici, Arturo. Ne vois-tu pas que ce que je possède t’appartient à toi aussi ! N’as-tu donc rien compris ? Tu veux que je te fasse un dessin ou une déclaration d’amour couchée sur papier à en tête ? Es-tu aveugle au point de nier l’évidence de notre relation ? Rémy et Moïse se sentaient de trop dans cette conversation privée. — Si vous voulez, on peut vous laisser en parler entre vous. — Non ! Restez vous deux. Concernant la ferme du Grand Chemin, ce que je dis à l’un est valable pour vous aussi. J’ai fait les démarches nécessaires pour qu’à l’avenir vous ne soyez jamais sans toit, ni vous, ni vos enfants. — C’est quoi cette nouvelle ? demanda Arturo étonné. — Rien pour l’instant. Vous saurez tout en temps voulu. Arturo, tu vends la caravane et tu viens habiter ici. Il y a de la place à l’étage. Ça tombe bien, je veux nettoyer la chambre des jumeaux. Sinon, il te reste la possibilité d’utiliser la seconde chambre du gîte, à côté de celle de Rémy. Le ton de Marie-Caro était autoritaire voire cinglant. Elle avait l’air contrarié. — Soit, dit Arturo en avalant sa salive. Il lui saisit les mains qu’elle avait serrées contre sa poitrine. — Je suis très touché par ce que tu viens de dire. Nous respecterons tes choix. Mais 114 la femme bonhomme une dernière question reste en suspens. Que faire du bois de chauffage entreposé dans le fond de la grange ? — Bonne question. Le bois de chauffage peut tout à fait trouver sa place sous un hangar que vous construirez à moindre frais derrière la grange. Pour ce genre de travaux, il n’y a pas besoin d’autorisation administrative. Allons voir sur place. Ils sortirent tous les quatre. Anita promenait Fleur. Arturo et Marie-Caro cheminaient l’un à côté de l’autre dans la même direction. Ils ne se regardaient pas vraiment. Ils s’écoutaient, se comprenaient. Il est des rencontres improbables aussi puissantes que les éléments naturels entre eux. La conjonction des uns et des autres peut provoquer de merveilleuses choses ou a contrario de véritables désastres. *** Le buste en marbre de Marie-Caroline trônait sur la dalle de granit au cimetière du village. Camille l’artiste, n’avait pas accentué les traits fins de Marie-Caro pour tenter de traduire le caractère volontaire de cette femme. Les cheveux tirés en arrière étaient rassemblés en un chignon malheureusement brisé. Le bout du nez cassé lui aussi, ainsi que le saillant d’une pommette, donnaient à cette sculpture une expression particulière. Avec le temps et le passage des intempéries, le surnom de femme bonhomme prit toute son ampleur. à suivre : Conjonction d'insubordination 115 la femme bonhomme Conjonction d'insubordination La voix du guide touristique raisonnait au-delà de la halle de Mortemart. Celui-ci égrennait les anecdotes du château dont les tours avaient été rabotées lors de la Révolution française. La halle, vide habituellement, s'animait les dimanches en été, où des artisans locaux venaient exposer le produit de leur travail. Appuyée contre un pilier, Marie Caroline admirait la fidélité des ombres. Plates et basses, elles épousaient hélas, la finitude liée à leurs limites respectives. Raymond se trouvait là, bête et nu, face à elle, belle émue. — Raymond, je suis enceinte. Le ciel teintait de gris les flaques déjà sombres. Un souffle de vent venu des Monts de Blonds leur chatouillait les narines. L'air était fade, un peu amer. Et l’eau coulait entre leurs pieds, après avoir ruisselé sur leurs visages. Une fin d’été, ressemblant au silence. La pluie ploc claquait les flaques floc. Dressées comme barricades sommaires, les branches tortueuses, prenaient au piège leurs paroles. Reliefs de vie gonflée d'envie accrochés dans les cimes des arbres. C'est fou comme un petit gravier peut retenir l'attention d'une personne. Raymond titillait de la pointe de son soulier un caillou. Il devient le seul objet présent au sein d'une conversation embarrassante. Fascinant. Le petit cailloux crissait sous la semelle de crêpe du garçon. Les hommes ne s'enflent que de vent. Un simple accroc suffit à les dégonfler. *** Les deux jeunes gens travaillaient dur physiquement sur la ferme du Grand Chemin, lui dans les champs, elle auprès des bêtes. Les feux de la Saint-Jean apportaient fête au village. Timides autant que délurés, Marie-Caroline et Raymond participaient activement à ce rassemblement, véritable beuverie, tout au long d'une nuit particulièrement bien étoilée. Ils étaient jeunes. Ils rentraient du bal. Ils revenaient ensemble sur le chemin. Lui, désigné responsable de sa petite cousine, la raccompagnait à la maison. Avant d'arriver, ils furent saisis 116 la femme bonhomme par l'odeur des foins coupés que la fraîcheur de la nuit venaient délicieusement escagasser leurs sens. La soirée était douce. Elle portait une jupe légère, un chemisier coloré. La langueur de la nuit les invita à s'allonger auprès d'une remorque non déchargée. L'odeur de l'herbe coupée laissait vagabonder cette liberté de paroles que prenaient les jeunes gens un peu trop contents de se retrouver seuls à rêvasser. Des rêves, ils en avaient. Cousin cousine étaient pétris de bonnes intentions pour quitter leur campagne. Marie-Caroline ira en ville et ouvrira un magasin de fleurs ou sera couturière. Lui, achètera un camion et transportera des marchandises dans tout le pays et même au-delà si possible. Quelques rires fusèrent entrecroisés de soupirs. L'interdit sonna à leur porte. Il suffit de fermer les yeux de se laisser porter par les caresses du vent. Était-ce bien lui qui se faufilait sous les chemises entrouvertes ? Le temps se pressa. Les habits s’affaissèrent. Ce n'était pas la première fois qu'ils échangeaient quelques attouchements furtifs. Cette soirée-là, marquera les esprits des jeunes gens. Elle l’effleura. La bière ingurgitée devait être plus alcoolisée que d'ordinaire, le fond de l'air plus chaud que d'habitude, Raymond plus entreprenant et Marie-Caroline plus désireuse d'en connaître sur la vraie vie. Il se serra contre elle. Il avait son visage à proximité de sa bouche ouverte. Fleurit un baiser, puis un autre. Les senteurs de la campagne les étourdirent. Le rapprochement des corps traduisit l'échauffement des esprits, allant de pair avec la collision des sexes. Peu de paroles furent échangées, sinon celles de prévention, un peu tardives, pour qu'il n'éjacule pas en elle. C'était trop demander à Raymond, lui qui était si heureux de connaître enfin une véritable jouissance. Explosive. Ils ne virent pas arriver l'aube, la fraîcheur déposée sur leurs membres enlacés. À mesure que leur conscience s'éveillait, ils se bousculèrent l'un l'autre pour retrouver leurs vêtements. S'en suivit la crainte d'avoir été observé, ou entendu par des voisins, la crainte d'avoir commis l'irréparable. Cette crainte les fit s'ignorer, s'éviter durant les semaines suivantes, jusqu'à ce jour, ce dimanche de septembre à Mortemart, où Marie-Caroline lui annonce l'inévitable. *** — Ça ne se fait pas entre cousin cousine, tu le sais et nous l'avons fait. — Oui, c'est mal. — Non, c'était bien. À présent il faut, soit assumer les conséquences de nos actes, 117 la femme bonhomme soit intervenir en urgence. Tu me comprends ? — Oui. Faut faire ce qu'il faut. Faut effacer tout ça. C'est pas trop tard ? — Non. Tu iras voir la mère Truc. Elle connaît le moyen de faire passer. Je t'accompagnerai. Faut pas attendre. Avec une main posée à plat sur le ventre, Marie-Caroline secoua la tête en guise d'approbation. — Ça va faire mal ? Combien de temps ça va durer ? Son inquiétude portait plus sur le fait de risquer de louper la traite des vaches. — Je sais pas. On dit que ça passe vite. Le guide touristique revenait de son circuit qui en avait intéressé plus d'un. — Alors les jeunes, vous en faîtes une tête. On vous croirait à un enterrement ! Éructa le père de Marie-Caroline. Vous auriez pu nous aider à ramasser les châtaignes. Regardez-moi ces grosses ! Il présenta les fruits dodus dans ses mains de paysan rassemblées en large coupe. Un artisan exposait la laine de ses lapins angora. — Il fait pas trop chaud pour vendre de la laine ? lui demanda Marie-Caroline tout en se détournant de Raymond et des autres gêneurs. — C'est la saison idéale pour tricoter l'angora. Il faut prévoir l'hiver avant qu'il n'arrive. Les couleurs pastels se marient bien pour la layette également. Il les avait pris pour un couple de jeunes mariés. Elle était confuse. — Je n'ai pas l'âge de me marier, ni celui d'enfanter. Et de toute manière, personne ne voudra jamais d'une pauvre fille de ferme comme moi. — Vous m'avez l'air bien amère. Sa main caressait sans cesse la douceur de la laine. N'eut-été que l'épaisseur de ses doigts, on aurait pu croire la main de Marie-Caroline appartenir à celle d'un homme. Malgré ses cheveux coupés courts à demi masqués par une casquette qui donnait à sa silhouette l'attitude d'un adolescent, elle afficha sur son visage un sourire emprunt de séduction. — Une jeune fille aussi belle que vous, ne peut rester seule bien longtemps. Il planta son regard dans le sien tout en lui rendant son petit sourire. — Vous croyez ? 118 la femme bonhomme Elle le trouva craquant. — J'en suis persuadé. Elle l'imagina beau et tendre à la fois. Elle se perdit un instant dans les yeux clairs du jeune-homme. — Marie-Caroline, on s'en va. ! Viens ! cria Raymond. De la pointe de sa chaussure, elle remua le gravier — Au revoir dit-elle, peut-être à bientôt. Avant de rejoindre les autres membres de la famille, elle saisi la carte de visite du producteur. — Oui, qui sait répondit-il en considérant la main de la jeune femme. Si, un jour, vous avez besoin d'un peu de douceur, n'hésitez pas. Il s'appelait Tristan. Sa crinière de rouquin et ses grands yeux malins, l'apparentaient à un goupil. Fin Pour remercier les lectrices et lecteurs de la "femme bonhomme", je les invite à partager un verre de troussepinette autour du petit buste de Marie-Caroline façonné en 1978. 119