La récolte d`écorce de pruche dans la région des Cantons-de
Transcription
La récolte d`écorce de pruche dans la région des Cantons-de
essence forestière La récolte d’écorce de pruche dans la région des Cantons-de-l’Est, une perturbation anthropique majeure? À ma grand-mère Laurence Blanchet, fille d’un tanneur de cuir de la ville de Québec. Cet article vise à démontrer que des activités humaines autres que celles liées à l’industrie du commerce de bois équarri, du sciage et de la pâte et du papier ont affecté le paysage forestier québécois avant le début du 20e siècle. Des activités plus connues ont eu pour premier effet d’éliminer la forêt, dont l’agriculture qui faisait profiter la culture d’une faune et d’une flore domestiquées d’origine européenne. Certaines activités ont également fait subir à la forêt des ponctions majeures, entre autres la récolte de bois de chauffage servant à la production d’énergie. Une autre activité, beaucoup moins connue, semble aussi avoir affecté le paysage forestier et, plus particulièrement, celui des Cantons-de-l’Est à cette même époque : la récolte d’écorce de pruche pour l’industrie du tannage du cuir. Les origines en Occident du tannage du cuir seront ici examinées ainsi que l’adaptation des techniques européennes au contexte biophysique de l’Amérique du Nord, les procédés de récolte et le volume de pruche affecté par cette activité dans la région des Cantons-de-l’Est lors du recensement industriel du Canada de 1881. Le Plumeur d’écorce de pruche d’Alfred Laliberté, (1878-1953), sculpteur et peintre québécois célèbre, né à Sainte-Élizabeth-de-Warwick. par Patrick Blanchet 2. Un contexte biophysique favorable à l’usage de la pruche pour le tannage du cuir en Amérique du Nord 1. Origine du tannage du cuir en Occident Depuis l’Antiquité, les Européens connaissaient les propriétés chimiques des tanins végétaux qu’ils utilisaient dans le procédé de transformation des peaux d’animaux en cuir. La première étape consistait en une suite de lavages et de brossages avec de l’eau et de la chaux afin de ramollir le derme et enlever le sel, les résidus de chair et le poil. L’étape suivante consistait à faire baigner les peaux pendant plusieurs semaines à l’intérieur de cuves, préalablement remplies d’eau et de tanin extrait par broyage de l’écorce de chêne. Ce dernier processus avait pour fonction de rendre imputrescible le produit et d’assurer la durabilité du cuir. Tôt dans l’histoire de la Nouvelle- France, les Européens introduisirent l’art du tannage du cuir au Canada. Dès 1668, une première tannerie fut construite à Québec et d’autres, dans les secteurs de la Basse-Ville et de la Canardière. Le tannage du cuir est considéré par les historiens comme l’une des premières activités industrielles du Canada. À la suite de la Conquête britannique, ces activités continuèrent de croître et, dans les années 1870, on comptait une cinquantaine d’installations à Québec, dont la majorité était située le long de la rue des Tanneries, aujourd’hui nommée Saint-Vallier. À ce moment, les trois quarts des peaux provenaient de la province d’Ontario et de l’Ouest canadien1. Dans les faits, la ville était le plus important centre de production de cuir et de transformation des peaux d’animaux au Canada. Hiver 2010 Pour alimenter adéquatement leur industrie en ressources premières, les tanneurs de la Ville de Québec avaient adapté, dès l’époque de la Nouvelle-France, les techniques européennes au contexte biophysique de la plaine du Saint-Laurent. Le chêne, l’espèce privilégiée par les tanneurs en Europe, y était beaucoup plus rare, mais la pruche, qui possédait un fort pourcentage de tanin, y abondait. Compte tenu que la pruche est une espèce indigène, il est possible de présumer que les Européens découvrirent le fort pourcentage de tanin de cette écorce par la médecine traditionnelle autochtone. En fait, sa méconnaissance lui a valu de nombreuses dénominations taxonomiques. Selon l’ethnobotaniste Jacques Rousseau, la pruche serait ce que Jacques Cartier a identifié comme l’if du Canada alors que le mot « prusse » représentait, pour l’explorateur Malouin, les épinettes et le sapin2. Le premier à avoir utilisé adéquatement le nom de « pruche » pour identifier le Tsuga canadensis fut Pierre Boucher, en 1665. Carl von Linné la nomma Pinus canadensis dans son Species Plantarum à la suite de la visite de l’explorateur 1. Divers mémoires pour servir à l’étude des relations commerciales entre l’Espagne et les provinces confédérées du Canada, Québec, Imprimerie A. Coté, 1879, p. 33. 2. Jacques Rousseau, Pierre Boucher, naturaliste et géographe, Société historique de Boucherville, 1964, p. 262-400. Progrès 18 Forestier Pehr Kalm, en 1749, qui en découvrit l’usage abondant par les habitants de la région de Québec3. Au début du 19e siècle, les botanistes Michaux, père et fils, la reclassèrent dans la catégorie des sapins et lui donnèrent le nom d’Abies canadensis, le sapin du Canada. Finalement, son actuelle dénomination Tsuga canadensis provient du traité sur les conifères d’Élie Abel Carrière publié en 1855. Les anglophones la nommèrent Hemlock et Eastern Hemlock. Récolteur d’écorce de pruche dans le nord des ÉtatsUnis. Cette méthode était également employée au Québec. L’arbre ne peut survivre à une telle perturbation. Le botaniste et explorateur français FrançoisAndré Michaux, qui publia en 1810 l’Histoire des arbres forestiers de l’Amérique septentrionale, souligna l’abondance de cette espèce en indiquant qu’à partir de la région de Québec, la pruche « remplissait déjà les forêts4 » et qu’elle était utilisée par les tanneurs pour remplacer le chêne « très rare dans toutes les contrées où […] cet arbre était si abondant5 ». Il est fort intéressant de savoir que l’exploration botanique de Michaux avait été commanditée afin de déterminer quelles espèces forestières nord-américaines (ÉtatsUnis et Canada) pouvaient être acclimatées à l’Europe et que le botaniste se trouvait fortement déçu de voir l’abondance des prucheraies, qu’il regrettait « voir occuper, d’une manière si étendue, la place d’arbres réellement utiles6 ». Pour Michaux, le tanin du chêne était supérieur à celui de la pruche et, en raison de cet usage unique, il ne voyait pas la pertinence d’introduire en Europe cette espèce de conifères. La récolte de la pruche pour les fins du tannage de cuir demeure une pratique typiquement nord-américaine dont les effets pourraient avoir passablement modifié la composition du paysage dans la vallée du Saint-Laurent au 19e siècle. 3. Procédés de récolte de l’écorce de pruche À l’époque où fut publié le volume de Michaux, la ville de Québec subissait une forte croissance économique et démographique. Les zones de défrichement s’élargissaient et la demande en écorce de pruche s’accroissait de manière exponentielle. La récolte d’écorce de pruche était alors une activité économique complémentaire qu’exerçaient les colons de plusieurs régions du Québec, dont ceux des Cantons-de-l’Est qui y trouvaient un revenu leur permettant de survivre au cours des premières années d’établissement. L’écorçage se faisait au printemps, au moment où le suintement de la sève montante facilitait le travail. Dans l’ensemble de l’Amérique du 3. Voyage de Kalm en Amérique, analysé et traduit par L. W. Marchand, Montréal, T. Berthiaume, l880, p. 122-132 et 162. 4. François-André Michaux, Histoire des arbres forestiers de l’Amérique septentrionale, Paris, 1810, p. 137-144. 5. Idem. 6. Idem. hiver 2 0 10 Progrès 20 Forestier Nord, ce prélèvement se faisait : soit directement de l’arbre sur pied en ne prélevant que l’écorce de la partie inférieure, du sol à une hauteur d’environ quatre pieds, soit en abattant l’arbre et en prélevant un maximum d’écorce sur le tronc. La chose a été confirmée par l’un des premiers promoteurs de la conservation des forêts québécoises, Jean-Charles Chapais, qui publia en 1883 le Guide du sylviculteur canadien. Il écrivait alors : « L’écorce de la pruche sert pour le tannage des cuirs. C’est là une des causes de la destruction en grand de cet arbre. En effet, on enlève l’écorce, et on laisse, en beaucoup d’endroits, pourrir le bois sur place7 ». Une fois le prélèvement réalisé, on empilait l’écorce pour la vendre à la corde. 4. La récolte d’écorce de pruche au Québec et dans la région des Cantons-de-l’Est aurait potentiellement affecté 4 441 378 m3 de bois de pruche. À vrai dire, tout au long du 19e siècle, les données quantitatives des recensements et les documents textuels tendent à démontrer qu’une véritable opération de liquidation des peuplements de Tsuga canadensis a eu lieu dans la vallée du Saint-Laurent pour le tannage du cuir. Tableau 1 - Nombre de cordes d’écorce à tanner récoltée dans la région des Cantons-de-l’Est selon les district du recensement industriel du Canada en 1881 69 286 70 000 60 000 50 000 40 000 30 000 20 000 10 000 0 46 160 41 492 32 228 14 126 13 588 Compte tenu de la raréfaction rapide de la ressource dans la 7 587 4 944 1 751 988 961 région de Québec, les tanneurs de la ville durent, à partir du milieu du 19e siècle, importer leur matière première. À ce moment, t t a e e e a d d n ic nt olf pto rook stea ask ago ffor rom ole bask la construction du chemin de fer permettait aux marchands c a i W B e m m B a n b N h ég r h a a & t S e Y Co M St de Québec d’alimenter leurs usines à partir d’autres régions, Ar ond Sh & d m n notamment celle des Cantons-de-l’Est où cette espèce abondait ch mo Ri m u toujours. Dans les années 1870, certains tanneurs de Québec Cr faisaient transiter par Lévis entre 4000 et 5000 voyages d’écorce par année8. La province dans son ensemble était alors le plus 7. Jean-Charles Chapais, Guide du sylviculteur canadien, Montréal, Eusèbe Sénécal & fils, 1890, important fournisseur d’écorce pour le tannage du cuir au Canada. seconde édition, p. 78. Naviguer le Saint-Laurent à la fin du XIXe siècle, Québec, Québec, Les Presses de Selon les données du recensement industriel du Canada en 1881, 8. France Normand, 2.p.Volume (m3) de Tsuga canadensis affecté l’UniversitéTableau Laval, 1997, 132. le Québec récoltait 86 % de la production totale d’écorce à tanner, 9.par Leslarecensements industriels de du Canada fournissent, les années 1871, 1881 et 1891, la récolte d’écorce pruche dans lapour région des Cantons-de-l’Est quantité de cordes de bois d’écorce à tanner exploitées dans l’ensemble des régions du Québec. réalisée au Québec et en Ontario, soit 285 940 cordes d’écorce selon les districts du recensement industriel du Canada en 1881 Le recensement de 1891 confirme que ce bois est bel et bien de la pruche, ce qui atteste son usage au Québec en comparaison à 45 921 en Ontario. Cette activité quasi exclusif par rapport à d’autres essences forestières potentiellement utilisables (Joseph-Clovis 320 081 1 400 000 Kemner-Laflamme,1Éléments de minéralogie de géologie et de botanique, Québec. Langlais, 1885, a potentiellement affecté, pour l’année 1881, 5 447 909 m3 de p. 332). L’écorce prélevée ne présente qu’un certain pourcentage de l’arbre. En prenant en compte 9 bois et la région des Cantons-de-l’Est est, selon ces données,1le200 000 que cette activité ne permet pas la survie des spécimens, il faut, pour avoir une idée réelle de l’exploitation, déterminer le volume de l’arbre affecté. Selon le frère Marie-Victorin, l’écorce de plus important producteur du Québec. Pour la seule année 1881, la pruche forme 19 % du volume total de l’arbre (Frère Marie-Victorin, Les gymnospermes du 879 469Laboratoire de botanique, Université de Montréal, 1927, p. 98). Le volume d’une 1 000 000 Québec, Montréal, les données recueillies dans les districts de recensement touchant Québec, corde apparente est de 3,62 m3 (Guy Gaudreau, L’exploitation des forêts publiques au790 532 10 la région des Cantons-de-l’Est démontrent que les écorceurs800 000 1842-1905, Institut québécois de la recherche sur la culture, 1986, p. 62). 10. Mégantic, Nicolet, Drumond et614 Arthabaska, 028 Richmond et Wolfe, Compton, Sherbrooke, Stanstead ont fourni au marché 233 111 cordes d’écorce, dont la récolte Yamaska, Bagot et Brome. 600 000 400 000 269 137 144 552 200 000 ic M let ka as co Ni d& Ar b tha d on & e olf W Nouveau nt a ég m n sitemoInternet ch Ri C um Venez nous visiter au www.afce.qc.ca 2 0 10 Progrès 21 Forestier on pt om Cr hiver 94 196 33 361 18 824 18 310 0 e Sh ke oo r rb St ad te s an 258 887 ka as m Ya t go Ba S rd fo f he e om Br Tableau 2. Volume (m3) de Tsuga canadensis affecté par la récolte d’écorce de pruche dans la région des Cantons-de-l’Est selon les districts du recensement industriel du Canada en 1881 et de papier, le mouvement de conservation ne lui accorda que très peu d’intérêt. Ce mouvement du 19e et du 20e siècle n’était pas un mouvement de protection des écosystèmes, mais plutôt de conservatisme économique. Quant aux tanneurs, ils ne semblent pas avoir été préoccupés par cette raréfaction, pouvant toujours s’approvisionner chez de nouveaux fournisseurs au long du 19e siècle. 1 320 081 1 400 000 1 200 000 879 469 1 000 000 790 532 800 000 614 028 600 000 400 000 269 137 200 000 144 552 94 196 33 361 18 824 18 310 0 let ic nt a ég M co Ni d& n mo um Cr ka e as b tha Ar hm c Ri d on & olf W on pt C om er Sh e ok o br ad a te ns St 258 887 ka as m Ya t go Ba S rd fo f he e om Br 5. Une raréfaction passée à l’oublie Les méthodes pour exploiter l’écorce de la pruche semblent avoir entraîné un niveau exceptionnel de récolte. Quelques rares documents ont soulevé la question de cette exploitation intensive, dont un rapport de 1886 du syndicat maritime et fluvial de France sur l’économie canadienne. Son potentiel économique indiquait : « La destruction immodérée des forêts de pruche pour fournir l’écorce pour l’exportation, ruinant ainsi les arbres dépouillés, est une perte dont les effets se feront bientôt sentir dans les districts où elle s’opère11 ». Une interrogation se dessine alors : comment est-il possible que cette raréfaction n’ait pas eu plus d’écho, comme ce fut le cas pour le pin blanc? Gravure de R.H. Pease et Wilson Del. Écorçage de pruche et empilage des cordes pour la Prattsville Tannery dans l’État de New York vers 1840. Selon le texte d’origine « when it was the largest in the world ». Conclusion Il semble qu’au 19e et au 20e siècle, le lien entre le transformateur et le fournisseur des matières premières soit essentiel au développement de la mentalité de conservation des forêts. Les premiers appels à la protection de la nature sont nés d’influents industriels et politiciens, inquiets de la durabilité de l’industrie du sciage et des peuplements de pin et d’épinette à la suite de nombreux incendies forestiers dans la province. Le fait que l’industriel soit dépendant, pour sa profitabilité, de la disponibilité de la matière première explique en partie son intérêt de créer des mesures de protection et de conservation. Puisque le bois du Tsuga canadensis n’était que rarement utilisé en matière de sciage hiver 2 0 10 Progrès 22 Épilogue Au début du 20e siècle, l’épuisement des peuplements de pruche provoqua, en partie, le transfert du pôle économique du tannage des peaux au Canada vers l’Ontario12. Dans la première moitié du 20e siècle, la ville de Québec n’était plus le centre industriel du tannage, quoique certaines entreprises fussent toujours en fonction, comme celle de Joseph Julien, mon arrière-grand-père, installée à proximité de la rivière Saint-Charles. Pour pallier le manque de ressources naturelles, Joseph et d’autres tanneurs firent preuve d’innovation et substituèrent à l’écorce de pruche de nouveaux procédés chimiques au chrome afin de permettre la survivance de leur entreprise familiale. Les résidus chimiques de cette opération, qu’on ne savait pas toxiques, furent déversés, comme pour le tanin d’écorce de pruche, dans les eaux environnantes de la ville avec des conséquences dramatiques sur la santé des citoyens13. Joseph et les autres tanneurs de la ville étaient alors inconscients des dangers qu’ils faisaient subir à leurs concitoyens, alors qu’ils cherchaient tout naturellement à adapter leurs techniques à un contexte de raréfaction de la matière première. Pour en savoir plus Les références utilisées pour la rédaction de cet article sont disponibles auprès de l’auteur, M. Patrick Blanchet, directeur général de la Société d’histoire forestière du Québec (SHFQ), par courriel à [email protected] Pour en savoir plus sur la SHFQ, visitez leur site Internet à www.shfq.ca. Source : Patrick Blanchet, directeur général, Société d’histoire forestière du Québec. 11. E. Agostini, La France et le Canada : rapport au syndicat maritime et fluvial de France, 1886, p. 57. 12. J.-A. Dickinson, Brève histoire socio-économique du Québec, Québec, Septentrion, 1992, p. 247. 13. Mathieu-Joffre Lainé (2009), Se tuer à l’ouvrage : le capital en guerre contre le travail, Québec, 1878-1918, mémoire de maîtrise, Université Laval. Forestier