Ce travail sur les poèmes du recueil A la lumière d - Aix

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Ce travail sur les poèmes du recueil A la lumière d - Aix
Ce travail sur les poèmes du recueil A la lumière d’hiver de JACCOTTET
a été réalisé par Christian FERRE, agrégé de Lettres modernes, pour ses
élèves de Terminale L du Lycée Mistral à Avignon
Notes pour une approche des premiers poèmes de « Leçons »
I – « Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre… »
1. Remarques d’ensemble
Quatrain initial à considérer comme un poème en exergue, la typographie en italiques
nous invite à cette interprétation. Un quatrain programmatique sur le plan thématique et
poétique.
La triple injonction votive : qu’il se tienne », « qu’il mesure », « que sa droiture
garde » = une épigraphe. « Leçons » est un tombeau. L’épigraphe prend la forme d’une prière
propitiatoire. L’être tutélaire non nommé est emblématique = une figure qui obéit à une
exigence d’honnêteté morale. L’exigence morale de Louis Haesler doit guider le poète.
Ce quatrain se lit aussi comme une épitaphe : une inscription funéraire dressant le
rapide portrait du mort à l’usage des vivants. Il s’agit de l’épitaphe de Louis Haesler, beaupère du poète, imprimeur et rédacteur en chef de la « Feuille d’avis de la Béroche », mort en
1966.
Le texte poétique se construit sur la métaphore géométrique de la droiture, à la fois
physique et morale : la droiture est le fait de l’imprimeur, la figure de l’imprimeur sous-tend
le quatrain et en constitue la réalisation ; la forme carrée du texte s’inscrit dans le cadre du
matériel d’imprimerie au « plomb ». Le plomb : matériau lourd, non noble, 1er élément des
alchimistes, il faut bien l’utiliser : la droiture morale, l’éthique = apothéose de l’alchimiste,
transfiguration de l’homme qui se perfectionne pour un idéal de vertu.
Tracer des lignes équivaut à imprimer un livre mais surtout à tracer un chemin de vie
dans la droiture morale. La typographie est dès lors une éthique dont doit s’inspirer la
poétique.
2. Approche linéaire du poème
Vers 1 : qu’il se tienne… : représentation du corps recroquevillé tourné vers le mur, malade
agonisant + la chambre = métaphore du temps.
v.1 à 3 : échange des personnes : il, il/je, me/sa ; sa/ma. Echange relayé par des rimes
suffisantes ou riches : « mesure »/« droiture » qui renvoient à ce « il » synonyme de sûreté et
d’intégrité
v. 2 et 4 : « assemble/tremble » se rapporte à un « je » incertain au point de se réduire à la
métonymie de la main ; les assonances en nasales (an) verrouillent phonétiquement le texte
sou l’égide de « l’angle de la chambre » = idée de dégoût, d’écoeurement + les autres nasales
glissent à la sphère du poète : « assemble », « questionnant » « rappelant, tremble » = la
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même proximité instaure un écho entre « fin » et « main ». = 2 monosyllabes qui annulent
dans leur succession l’interruption due à la mort : après la fin, la main du poète reprend
l’ouvrage inachevé.
v.3. « en questionnant, me rappelant sa fin » = le gérondif insiste sur la simultanéité de
l’écriture et du souvenir, comme si écrire pouvait réparer la séparation.
v.4 : « garde ma main d’errer ou dévier, si elle tremble » = diérèse, on entend l’idée de voie,
de ligne géométrique et de vie = souligne la droiture physique et morale
➔ La première leçon du recueil est le vœu de se conformer à un idéal de droiture morale
et pragmatique.
II – « Autrefois, / moi l’effrayé, l’ignorant »
Deux strophes fustigent le passé en 7 vers, un dernier tercet inaugure une nouvelle veine
poétique avec une mesure métrique plus « honnête », plus modérée. « Autrefois » : l’adverbe
temporel résonne à travers le passé composé « j’ai prétendu ».
« Moi » = orgueil, moi tonique triomphant mais appartenant au passé = homéotéleute avec
« autrefois ».
Vers 4 = figure d’Orphée qui est révoquée, le verbe « prétendre » = condamnation et idée
d’échec. Orphée semble être le contre-modèle de Jaccottet. Il est trop savant, trop artificier,
peu épris de mesure et de droiture. Il s’agit pour Jaccottet d’aller vers l’amenuisement de la
figure du poète. Le poète doit tendre au simple.
Opposition entre le « je » du vers 4 et le « je » du vers 10 : je ancien du locuteur, le dernier je
est fragile et incertain = différence dans l’instance énonciative. A l’orée de « Leçons », la
poésie est présentée comme une posture vaniteuse et une imposture : adjectifs « épargné »,
« abrité », verbe « souffrant à peine » + vers 3 = les images poétiques sont un leurre, la beauté
poétique rend aveugle ; Jaccottet se présente comme celui qui n’a pas vécu. Il dresse un bilan
dévalorisant. Cf. l’écho phonétique entre « ignorant », « couvrant » « mourant » = on ne peut
pas évoquer la mort par l’artifice poétique
Dernier tercet : « lampe soufflée » : thème de l’obscurité. Le poète est plongé dans une
obscurité mentale, il cherche à avancer, il tâtonne. Il faut renoncer aux images rhétoriques
convenues. L’adjectif « errante » = cheminement, apprentissage. L’air = souffle poétique, vital
+ « errante », « tremblante » = renvoient au poème en exergue. Le dernier mot ouvre à l’envol
= renouveau poétique.
III – « Raisins et figues »
Vers 1 à 5 : évocation d’un paysage convenu de la fertilité composé de vergers et de vignes
dans un cadre de montagnes sous les nuages. « Raisins et figues » = fruits de l’abondance du
monde. Les fruits : signe de l’automne, d’une fin qui approche = quasi paronomase entre
« loin » et « lents » + double sens de « fraîcheur »
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« sans doute » = insistance dans l’expression de l’incertitude. Allusion à la production du
poète antérieure à « Leçons » = remise en question d’une conception romantique de la poésie,
le lien entre nature et poète vacille.
Vers 6 à 9 : apparition d’un temps au présent « vient » + métaphore du chemin, qui se poursuit
jusque dans la strophe 4 : « pas », « passer », « tourne », « emmené si loin », « suivre ». A
l’évocation du passé succède celle du moment présent, douloureux : l’expérience présente
rend dérisoire les tentatives poétiques passées.
Assonance en (ou) = « se couche », « couvés », « doute » phonème récurrent des 3 premières
strophes = phonème qui unifie ces strophes, même thème : évocation de la fin dans un
paysage mûrissant.
« l’aîné » = rapprochement avec le quatrain liminaire du recueil + présence d’une allitération
de sifflantes : « se…presque…sans…son…assuré » = souligne la difficulté.
Contre-rejet : vers7 et 8 : « On voit / de jour en jour » : la syntaxe est maladroite, elle se
disloque comme se disloque le monde des vivants à l’approche de la mort, idée de chute, de
rupture qui fait voir et entendre un pas moins assuré.
Vers 10 à 12 : double sens du verbe « passer » = traverser mais aussi mourir (« passer de
l’autre côté », « trépasser »)
« cela » = démonstratif neutre = non référentiel, réalité vague, incapacité à nommer la mort
envisagée comme un irréversible obstacle + le verbe « ne se tourne pas » = ce qui ne se
contourne pas.
Vers 13 à 18 : l’aîné devient « le maître » ; « lui-même » = même le sage est soumis à la mort.
« je cherche » = présence explicite de l’instance lyrique qui se trouve en posture de disciple =
signe d’un méta-discours : le tâtonnement est performatif comme l’indiquent les deux points
qui ouvrent une triple énumération négative « : ni…ni…ni ».
« Le suivre » = il faut accompagner le mourant, lui faire escorte : anaphore de la conjonction
de coordination « ni » ; = le monde naturel ne peut soulager l’agonie + idée que l’ancienne
poésie de Jaccottet était inopérante = c’est la fabrique des images qui est sanctionnée, rejet
des motifs importants dans les premiers recueils : l’Effraie, L’ignorant, Airs. Refus de
l’esthétisation de l’agonie
Vers 18 : « images » renvoie phonétiquement à « nuage » = homéotéleute = les images ne sont
qu’évanescence sans épaisseur
Vers 19-21 :« plutôt » : sens comparatif ; « le linge et l’eau » = soins apportés au mourant ;
« main » et « cœur » = métonymies de l’accompagnant, don physique et affectif s’opposant au
travail intellectuel et savant d’une écriture poétique artificielle qui croit rendre compte de la
mort.
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Pistes pour l’étude des titres du recueil
Philippe Jaccottet publie chez Gallimard, en 1977, le recueil A la Lumière d’hiver. Ce
recueil se compose de « Leçons », « Chants d’en bas » et « A la lumière d’hiver ». Jaccottet
écrit les textes de ce recueil dansdes circonstances particulièrement sombres : il perd des êtres
chers dont son beau-père et sa mère.
Les titres des sections renvoient à ce contexte de deuil mais traduisent aussi le
renouvellement poétique d’un sujet lyrique qui souhaite rompre avec ce qu’il pense être la
grandiloquence de ses textes précédents. Ce sont en outre des titres dont la simplicité
apparente recèle une polysémie subtile.
I – « Leçons »
1. Le contexte d’écriture : Louis Haesler, un maître
Leçons est un livre de deuil. Le recueil évoque l’agonie et le décès de Louis Haesler, le
beau-père du poète. Le recueil suit chronologiquement les étapes de sa déchéance jusqu’à sa
mort. Titre pluriel qui indique qu’il existe plusieurs leçons à tirer de cette expérience de la
mort. Le poète se positionne comme un élève : il se qualifie par des termes qui dénotent le
manque d’expérience : « effrayé », « écolier » (14) ; c’est un sujet qui « recommence »
(poème liminaire). Cette posture d’élève se décline dans les verbes « je cherche »(12) ;
« j’écoute », « j’apprends »(14). Le locuteur cherche à suivre la leçon d’un sage
expérimenté : la figure du maître apparaît à travers les substantifs « l’aîné » (12), « le bon
maître » (15), la périphrase « ce rocher de bonté grondeuse et de sourire » et le souhait qui
ferme la section : « demeure en modèle de patience ». Cette figure du maître a été présentée
implicitement dès le poème liminaire.
➔ Le beau-père du poète éclaire un des sens du titre« Leçons » = son existence et sa
personnalité se transforment en leçon de vie, Louis Haesler est un modèle à suivre.
2. La leçon vécue : l’apprentissage difficile
Pour l’élève, cette leçon de vie est dure à entendre : c’est un face à face avec sa propre
finitude. Il s’interroge sur l’après mort (19) ;il rejette notre pauvre condition d’être humain
(23). L’expression « instruits au fouet »,détachée du reste du poème, témoigne de la dureté de
cette leçon. Jaccottet manifeste colère et dégoût devant le cadavre (27) : refus d’acceptation,
manque de sérénité ; l’injonction du vers 4 (« qu’on emporte cela »), le terme « pourriture » et
la question oratoire de l’avant dernier vers (« qui se venge, et de quoi par ce crachat ? »)
illustrent le refus de la mort et de la déchéance du corps.
A partir du 20ème texte, le poète retrouve une certaine sérénité. Il s’interroge sur une
conscience supérieure qui supplanterait la mort (30). Après le décès, le poète trouve refuge
dans la nature (« Plutôt, le congé dit, …à creuser le berceau des herbes / à porter sous les
branches basses des figuiers… soupirs » 31)
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La fin confirme cela (32) : image romantique du sujet épanoui, reprenant goût à la vie et
retrouvant pleinement le monde naturel + effet d’écho « Et moi » avec le texte suivant « toi » ,
qui se clôt par l’image de la « la page » d’écriture associée aux « raisins » = travail de
l’écriture liée à une nature élémentaire = image de la véritable sérénité.
3. Une leçon de poésie : la leçon du mètre
Philippe Jaccottet se méfie de deux aspects de la poésie. Le premier concerne l’emploi des
images et le deuxième concerne la forme fixe avec un vers mesuré et rimé. Le poète estime
s’être trompé en évoquant la mort dans ses précédents recueils = il emploie des expressions et
des mots critiques à l’encontre de sa pratique antérieure de l’image : « autrefois …me
couvrant d’images les yeux… » + sens de ce texte en rapport avec l’écriture poétique + sens
du texte en exergue en rapport avec l’humilité poétique. Il décide aussi de rompre la mesure
du vers jugée superficielle : rejet, (16) contre-rejet, sonnet décomposé (11), quatrain solitaire
(exergue). Refus d’une norme académique car la vie n’est pas normée, schématique = choix
de l’hétérométrie, les accents ne sont pas fixes et les rimes ne sont pas obligatoires =
traduction du désarroi. La forme est instable dans « Leçons ».
II – « Chants d’en bas »
1. Des poèmes liés à la mort
« CB »s’ouvre sur un poème qui évoque le corps de la mère du poète, figé dans la mort : « Je
l’ai vue droite et parée de dentelles » (37). La mort de la mère est évoquée de manière
indirecte p. 48 ; p. 61-62, le poète tente d’entendre « les pleurs » de la défunte, disparue
« sous la terre ».
La mort sur laquelle s’ouvre cet ensemble de poème lui confère une tonalité très sombre,
dominée par la mélancolie du poète.
« Chants d’en bas » : des chants inspirés par la mort ; des chants qui proviennet des régions
obscures où gisent les morts.
2. La remise en cause du chant
« Chant » : désigne traditionnellement, par métaphore, la parole et l’écriture poétique.La
section « Parler » met en accusation l’exercice de la poésie, perçuecomme vaine et
mensongère en comparaison avec l’expérience de la perte. Jaccottet adresse des reproches à la
poésie : mensonge, jeu rhétorique, retrait dans un monde imaginaire. Il se fustige : « assez !
oh assez./détruis donc cette main qui ne sait plus tracer/que fumées, / et regarde de tous tes
yeux » (48) ; « singer la mort à distance est vergogne » (51) = référence à la posture passé du
poète. Cette posture critique culmine dans le poème qui assure la transition entre les deux
parties (53) : Jaccottet s’en prend à lui-même dans un accès de colère masochiste.
Remise en cause d’un lyrisme trop éloquent ; doutes quant à la légitimité et à la valeur de
la poésie. Il faut donc essayer de chanter de plus bas, de baisser la voix, de privilégier la
rugosité à la fluidité, le heurt au chant mélodieux et équilibré.
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3. Un discours souterrain
La deuxième partie de« CB », « Autres chants »,laisse affleurer les mouvements de
l’inconscient avec les pulsions érotiques, les fantasmes sexuels : (58)« le tremblement des
lèvres écartant la robe » ; (60) on relève des images et des souvenirs sensuels ; (61) « j’ai
langui auprès des corps ».Ces poèmes explorent la part d’ombre du sujet lyrique. Cette
deuxième partie de l’ensemble donne un visage cru à l’expression du désir. L’expression du
désir sexuel pourrait être liée à une culpabilité inconsciente : la vue du cadavre de la mère
s’apparente à la vision d’une nudité interdite. Une transgression majeure semble à l’œuvre
dans le poème liminaire qui érotise le cadavre de la mère (cf. la charge érotique possiblement
contenue dans les « dentelles » dontle corps de la morte est « paré »).A la suite de poème
liminaire, la pulsion sexuelle parcourt tout le recueil, comme un retour du refoulé.
➔ « Chants d’en bas » = discours souterrain, liés aux profondeurs du sujet.
III – « A La lumière d’hiver »
1. Une lumière féconde
Ensemble de poèmes composé durant deux ans, de 1974 à 1976, et organisé en deux
moments, précédés d’un poème liminaire : « Dis encore cela ». Ce texte d’ouverture
manifeste la difficulté et l’espoir de saisir l’authenticité de l’existence terrestre par les mots.
Récurrence du verbe « recueillir » et du groupe verbal en anaphore et épiphore : « soit
recueilli » + allégorie du « dernier cri du fuyard » : le poète formule le vœu que le cri, forme
extrême de parole, survive à l’individu au-delà de la mort.
Le titre suggère une antithèse : « lumière » connote la chaleur, la clarté, la germination,
alors qu’ « hiver » connote le froid, l’obscurité, la stérilité. Ces deux significations annoncent
la double posture du poète dans cette section : souffrance, difficulté à écrire mais aussi
affirmation de la puissance de la poésie qui peut aider à renouer avec soi et avec le monde. Le
titre suggère une ouverture vers le dehors, après le repli sur soi et la confrontation avec la
douleur dont témoignaient les deux premières sections.
2. Un hommage au monde naturel
Jaccottet choisit ce titre en forme de dédicace pour évoquer un soir d’hiver au cours
duquel il se promène dans son jardin et retrouve un nouvel élan en contact avec une nature
vibrante, dans la lumière d’une nuit hivernale. Le jardin devient donc un motif privilégié de
cette section : (80) « comme l’espace entre tilleul et laurier, dans le jardin » ; (85) « les légères
feuilles bougent à peine…/je traverse la distance transparente, et c’est le temps même qui
marche ainsi dans ce jardin » ; (86) «La lumière du jour s’est retirée, elle révèle/ à mesure que
le temps passe et que j’avance en ce jardin… je sors dans la nuit/…j’avance enfin parmi les
feuilles apaisées ». Le monde est comme purifié par la neige et par la lumière de l’hiver (94,
96).
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3. La conversion de la nuit
La lumière d’hiver peut aussi être perçue comme une métaphore du vieillissement. Le
poète se confronte à la pensée de son vieillissement et de la mort, et cherche à lui résister :
(78) « j’ai une canne obscure / qui, plus qu’elle ne trace aucun chemin, ravage / la dernière
herbe sur ses bords, semée / peut-être un jour par la lumière pour un plus / hardi
marcheur… » ; (81) « un homme qui vieillit est un homme plein d’images » : impuissance de
la parole, des mots et du poète lui-même ; (82) « Les mots…de nouveau, je m’égare en eux, /
de nouveau , ils font écran, je n’ai est plus/ le juste usage » .Mélancolie du vieillissement :
(82) « et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux » ; (86) « et le temps passe…l’aiguille du
temps brille » ; (88) « Une étrangère s’est glissée dans mes paroles…et déjà je la suis parce
que faible et presque vieux ». Jaccottet rappelle dans « ALH » que la mort est une menace. Le
thème universel de la mort intervient à travers la mention de la déréliction du corps : (80) « si
l’étoffe du corps se déchire » ; la mort est envisagée de façon très concrète (92) : « notre
crâne » n’est plus « qu’ une cruche d’os / bientôt bonne à jeter ». La couleur noire, dominante
dans le recueil, connote l’approche inexorable de la mort : le décor est sombre (85) « air
noir…c’est la nuit même qui passe »+ présence d’une entité féminine, d’une allégorie
nocturne : « la femme d’ébène et de cristal, la grande femme de soie noire…l’obscurité lave la
terre. » La lumière du jour est comparée à un voile, comme si la vie était une étoffe, qui en se
retirant, révélerait la vérité de la mort.
Mais cette tonalité chromatique se transfigure : la nuit offre une sérénité, attestée par la
figure féminine mystérieuse et « cristalline ». La nuit devient claire et heureuse dans la
deuxième partie de la section (85-87). Elle est métaphorisée en jeune femme admirable, claire
femme « d’ébène » qui ravive le désir. La « lumière d’hiver » permet à Jaccottet de renouer
avec le monde, de rompre avec la mélancolie – de la transfigurer par les pouvoirs de la
rêverie. C’est une lumière apaisante et gratifiante, comme le suggéraient les sonorités claires
et la musicalité du syntagme composant le titre. La section s’achève par l’image de la neige,
lumière aussi et féconde : (96) « Sur tout cela maintenant je voudrais / que descende la neige,
lentement,/…et qu’elle fasse le sommeil des graines, / d’être ainsi protégé, plus patient ».
L’hiver n’est pas la saison de la stérilité, mais de la dormance : un renouveau est en germe
dans ces « graines » ensommeillées.
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La mort dans A la lumière d’hiver
La question de la mort occupe une place essentielle dans l’œuvre de Jaccottet. Elle est
pour le poète la source d’une inquiétude profonde, qui prend souvent les traits de l’angoisse et
de la terreur. Présente dès les premiers écrits de Jaccottet, la mort se manifeste
particulièrement dans le recueil ALH. En effet, ce dernier comporte « deux livres de deuil »
précédemment publiés, Leçons et Chants d’en bas, qui évoquent la mort de deux proches : le
beau-père et la mère du poète. Avec ces poèmes, auxquels est ajouté en 1977 l’ensemble de
textes qui donne son titre au livre, il ne s’agit plus pour Jaccottet d’évoquer la mort de
manière générale et lyrique, comme il se reproche de l’avoir fait dans ses précédents recueils,
mais de se confronter à la mort réelle, d’autant plus éprouvante qu’elle touche des êtres chers.
Il faut se demander quelle place la mort occupe dans ALH et quelle représentation
Jaccottet en propose : quels aspects revêt-elle dans le recueil ? En quoi la confrontation du
poète avec la mort constitue-t-elle un des enjeux majeurs du livre ?
1. L’épreuve de la mort
2. Une vision terrifiée de la mort
3. Une tentative de dépassement de l’effroi provoqué par la mort
I –L’épreuve de la mort
1. La confrontation avec la mort
Le contexte de création du recueil : une période marquée par des disparitions de proches
C’est une période sombre pour le poète, qui voit disparaître plusieurs proches. Le poète
Ungaretti, dont il a été le traducteur et avec qui il a lié des liens privilégiés depuis les années
1940, meurt en juin 1970. La sœur de Gustave Roud s’éteint en février 1971, Christiane
Martin du Gard, une amie très proche, en novembre 1973. Gustave Roud, figure tutélaire,
disparaît en novembre 1976, au moment où Jaccottet termine la suite qui composera « A la
lumière d’hiver ». Surtout, sa mère est emportée par une longue maladie en mai 1974. Le
décès du beau-père du poète, Louis Haesler, au milieu des années 1960, avait ouvert cette
longue série funèbre. A la lumière d’hiver porte la trace de cette confrontation répétée avec la
mort puisque Leçons et Chants d’en bas sont « deux livres de deuil ». Le premier a été écrit
en hommage à Louis Haesler, comme Jaccottet le précisera bien plus tard dans la note
d’ouverture de Tout n’est pas dit: « Louis Haesler était un homme simple et droit ; on ne
pouvait que l’aimer et le respecter ; plus tard, j’ai essayé de m’inspirer de sa droiture pour
dire, dans Leçons, la douleur de la fin. » Le second évoque la mort de la mère du poète.
« Leçons » et « Chants d’en bas » : la mort de proches
Leçons, publié dans une première version en 1969, a été écrit de novembre 1966 à octobre
1967. Les manuscrits du recueil révèlent que Jaccottet veut prendre ses distances avec « Le
Livre des morts », l’ensemble de poèmes qui terminait L’Ignorant : « je suis gêné de ce que
j’ai écrit. Corriger. […] Ce devrait être pour effacer Le Livre des morts et sous un autre
titre. »« J’ai eu le front de prêcher aux vieillards. Ce que j’ai vu m’impose pénitence. Ayant
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assisté à l’agonie de son beau-père, ayant été directement confronté à la mort réelle, Jaccottet
dit s’en vouloir d’avoir parlé de la mort avec lyrisme et emphase. Il se reproche d’avoir, avec
« Le Livre des morts », « orné la mort […] d’autant de mensonges que d’images », faisant la
part trop belle à « l’exaltation lyrique ». Avec Leçons, il entend proposer un autre discours sur
la mort, non plus général et lyrique mais abrupt parce qu’en prise avec une mort particulière :
« traduire exactement l’expérience » ; dire « le fait même de l’agonie » ; « il ne faut pas que
j’en vienne ici à raisonner sur la mort ».
« Chants d’en bas » évoque la mort de la mère du poète, survenue en 1974. Le poème
liminaire a été ajouté en 1977, pour la réédition du recueil dans ALH.
« Leçons » et « Chants d’en bas » suggèrent la proximité des défunts avec le poète
Le « maître » de « Leçons » : plusieurs mentions suggèrent que Jaccottet était proche de
l’homme dont il est question dans « Leçons » :
- le poème liminaire le place comme une figure tutélaire et rend hommage à sa
« droiture »
- Jaccottet le désigne par des termes valorisants, qui montrent qu’il lui vouait beaucoup
d’estime : « l’aîné », « le maître », « le bon maître », « la semence »
- Jaccottet le tutoie à dans le dernier poème de la section et l’érige en « modèle de
patience et de sourire »
- l’ensemble de la section suggère les qualités de cet homme : droiture, bonté, simplicité,
sagesse, humilité
La mère dans « Chants d’en bas » : les mentions de la défunte sont peu nombreuses mais la
périphrase p. 48 : « Ainsi s’éloigne cette barque d’os qui t’a porté » permet de comprendre
que la défunte était la mère du poète.
2. Le recueil présente la confrontation avec la mort comme une expérience personnelle
Le discours sur la mort dans le recueil n’est pas abstrait. Il résulte d’une expérience
personnelle, intime même, dont Jaccottet tente de donner la mesure.
« J’ai vu la mort au travail »
La mention de la vue parcourt tout le recueil. La mort se manifeste, impose sa présence et
accapare le regard du sujet : récurrence du verbe « voir » dans « Leçons » ; ouverture de
« Chants d’en bas » par ce vers : « Je l’ai vue droite et parée de dentelles » ; constat appuyé
dans « ALH » : « Oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail / et, sans aller chercher la mort,
le temps aussi, / tout près de moi, sur moi, j’en donne acte à mes deux yeux, / adjugé ! » Le
pronom de première personne et le passé composé indiquent l’expérience vécue. La mort
n’est pas une entité abstraite, elle est une réalité à laquelle Jaccottet a été confronté sans
détour.
« Plutôt le linge et l’eau changés »
L’expérience passe aussi par la proximité du sujet avec le mourant. « Leçons » révèle que
Jaccottet a veillé son beau-père, qu’il l’a accompagné dans ses derniers moments. Il s’est tenu
auprès de lui dans la « chambre », a accompli les gestes que la situation imposait : « le linge et
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l’eau changés, / la main qui veille, / le cœur endurant ». Il a assisté à l’agonie, dont il a
constaté avec détresse la progression. Il a assisté au dernier souffle du mourant (p. 26) et pris
« congé » de lui (p. 31).
« Bourrés de larmes, tous, le front contre ce mur »
La douleur de Jaccottet est plusieurs fois évoquée. Il fait part de ses réactions et de celles de
ses proches au cours de l’agonie de Louis Haesler : horreur ( 21, 22, 27), douleur (23)
détresse (21, 23, 25), révolte (27) mais aussi mouvement vers le monde et désir d’apaisement
(28 et suivantes).
Le poème liminaire de « CB » porte la marque de la tristesse du poète, donnant sa tonalité à
l’ensemble du recueil, très mélancolique (cf. la récurrence de l’interjection « oh »). Sa
blessure est perceptible dans le poème où il voit disparaître « la barque d’os qui (l’) a porté »
(48) ; elle s’exprime avec plus d’intensité dans le poème p. 61, où Jaccottet prend
douloureusement acte de la séparation et de son impossibilité à rejoindre la morte,
abandonnée à ses pleurs.
3. Violence de la mort
Une violence pour les mourants
Dans « Leçons » et « CB » les êtres évoqués sont soumis à la souffrance ; la maladie leur
impose une mort douloureuse et prématurée.
« Leçons » évoque les étapes de l’agonie de Louis Haesler. De son alitement à son
« déchirement » par la souffrance, Jaccottet consigne les manifestations de sa déchéance. En
même temps, il fait part des réactions que le spectacle de cette agonie suscite en lui et dans
son entourage. La représentation de l’agonie puis de la mort est directe, prosaïque et
saisissante.
-le délabrement du corps : le corps du mourant subit une transformation, il se rétracte,
s’amenuise (12, 15, 19). Il devient plus faible qu’un « enfançon » (15) La souffrance
du mourant est terrible, il subit une torture (21, 23, 25).
-la détresse du moribond : la souffrance physique s’accompagne d’une grande
détresse ; dans ses yeux se lit l’effarement (16) ; il sombre dans la peur et la solitude
(17, 20).
-la perte de conscience : le mourant perd peu à peu conscience et l’usage de la parole
l’abandonne (19).
-le mort est ensuite désigné par un vocabulaire cru, inhabituel chez Jaccottet, qui
n’édulcore pas la réalité : « ordure », « cadavre », « pourriture », « crachat ». Privé du
« souffle », ce qui était encore un homme devient un objet répugnant (25, 27)
Dans « CB », la souffrance subie par la mère du poète est moins directement mentionnée mais
elle est suggérée. Elle est perceptible dans l’image de la pierre dure dans le poème liminaire,
qui évoque la raideur cadavérique mais peut-être aussi la douleur que le corps a subie. La
souffrance des derniers moments est suggérée par l’image du corps fragile, qui « s’enfonce »
dans une « eau amère » ( 48).
10
La mort ou du moins son approche terrifie l’être, le fait « se recroqueviller » et le réduit à
n’être que cri de détresse (« CB », 44).
Une violence pour les vivants
La mort est violente également dans la mesure où elle impose une perte et fait subir l’épreuve
de la séparation irrémédiable.
Dans « Leçons », le mourant s’éloigne de son entourage, emporté dans un territoire où ils ne
peuvent pas le rejoindre. Il devient peu à peu étranger, les liens qui l’unissaient au monde des
vivants se défont : « ce devait être là qu'il se perdait » ; « déjà presque dans un autre espace » ;
« notre mètre, de lui à nous, n'avait plus cours » ; (7) « unique espace infranchissable » (8) ;
« Hélerons-nous cet étranger s'il a oublié notre langue... » (9)
Réduit à l’état de cadavre, l’être aimé est désormais « méconnaissable ». Il a perdu toute
commune mesure avec les vivants: « Déjà ce n'est plus lui./Souffle arraché :méconnaissable» (17) ; « Cadavre. Un météore nous est moins lointain. » (17) ; « Qu'on emporte cela »
(17) « Un homme (…) arrachez-lui le souffle :pourriture » (17)
Dans « CB », le poète prend acte de la distance que la mort a établie avec sa mère : « Qu’elle
me semble dure tout à coup ». Il essaie d’entrer en contact avec la défunte, dans un moment
de détresse, mais la morte ne peut être rejointe, elle est ensevelie et le poète est livré seul à sa
peine (61-62).
II – Une vision terrifiée de la mort
Présentée sous ces aspects terribles, la mort ne peut être perçue que négativement. Elle
suscite chez Jaccottet de l’angoisse et de l’effroi. Elle le confronte à l’incompréhensible.
Jaccottet tente d’exprimer cette dimension terrifiante de la mort de plusieurs façons.
1. L’innommable et l’irreprésentable
Emploi du neutre « cela »
Caractéristique de la langue du recueil, l’emploi du pronom démonstratif neutre « cela »
permet de désigner obliquement la mort (ce mot n’est que très rarement employé dans le
recueil) ou le travail de la mort dans le corps en souffrance. Le pronom se charge de plusieurs
nuances et il n’a pas que des significations négatives mais dans cette perspective, il permet de
suggérer l’horreur que suscitent l’agonie et la terreur que provoque la pensée de la mort. Il
sert également à désigner la répulsion de Jaccottet devant le cadavre de son beau-père :
« Cadavre. Un météore nous est moins lointain. / Qu’on emporte cela. » (27). Dans cette
occurrence, « cela » suggère à quel point le corps mort, même celui d’un proche, est un objet
immonde aux yeux de Jaccottet.
Occurrences à commenter dans « Leçons » :
p. 12 « Il ne s’agit plus de passer / comme l’eau entre les herbes / cela ne se tourne pas » :
impossibilité d’échapper à la pensée de la mort, de contourner la confrontation avec cette
réalité terrible.
11
p.16 « Une stupeur / commençait dans ses yeux : que cela fût possible. » : « cela » désigne
l’épreuve que subit Louis Hasler et la mort qui approche.
p. 22 « On peut nommer cela horreur, ordure … » ; « Se peut-il que la plus épaisse nuit /
n’enveloppe cela » : les mots sont impuissants à rendre compte de la réalité de l’horreur ; le
mot « cela » pallie cette insuffisance : il résume l’effroi et la pitié provoquées par la vue de la
mort au travail.
p. 27 : « Cadavre. / Qu’on emporte cela » : cf. commentaire ci-dessus.
Occurrences à commenter dans « CB » :
Le poème de la p. 44 n’emploie pas le pronom « cela » mais en donne un équivalent avec
le présentatif « c’est » et développe certaines des significations contenues dans « cela » dans
« Leçons » et dans « CB » : « C’est autre chose, et pire, ce qui fait un être / Se recroqueviller
sur lui-même, reculer … en autre langue que de bête. » L’expression « ce qui n’a ni forme, ni
visage, ni aucun nom » développe l’idée contenue dans « cela » et montre que la mort est à la
fois un innommable et un irreprésentable. C’est l’étrangeté absolue.
p. 63 : « Arrête-toi, enfant, tes yeux ne sont pas faits pour voir cela » : la mort détruit
l’innocence. Elle est obscène.
Une puissance obscure
Outre le recours au démonstratif « cela », Jaccottet multiplie les tournures qui permettent
de présenter la mort ou le travail de la mort comme une puissance obscure, sans visage. Elle
devient d’autant plus terrifiante qu’elle semble l’œuvre d’une force insaisissable. On peut
mentionner quelques exemples :
- emploi du présentatif « c’est » : exemple p. 21 : « C’est sur nous maintenant »
-
emploi du pronom indéfini « on » : « on le déchire, on l’arrache » (25)
-
emploi du mot « chose » : « Quelque chose s’enfonce pour détruire » (21)
2. Les images du supplice
On ne peut pourtant pas s’en tenir à une désignation oblique de la mort ou de la
souffrance. Il faut essayer d’en donner une idée plus concrète, plus directe aussi à travers
des images qui en disent la violence et l’horreur.
Parmi ces images, celles du supplice occupent une place importante. Elles sont davantage
destinées à évoquer la déchéance physique due à la maladie que la mort elle-même. On
pourra mentionner :
-
12
l’évocation d’instruments qui deviennent des armes qui martyrisent le corps : le
« coin » et le « fer » dans « Leçons » (21, 23, 24) la « hache » dans « CB » (37).
Notons que dans « CB » c’est le cadavre de la mère qui semble avoir été frappé d’une
hache : cette image sert aussi et surtout à dire combien ce cadavre semble hostile,
« dur » et « froid » : ce n’est plus du tout la présente aimante de la mère vivante. C’est
un objet qui blesse celui qui le regarde. A ces deux images s’ajoute celle du « harpon »
(« CB » 63) qui fait « crier de peur ». Ces instruments ont en commun de provoquer
un « déchirement » du corps (motif important dans « Leçons »). Il faut y adjoindre
l’image de « l’étrivière du temps » (« ALH » 71) : instrument de torture. La mort est
bien aussi le résultat du travail du temps. On évoquera aussi l’image du « couteau »
(« ALH » 79). Les « pierres du temps » qui « lapident » (« ALH » 80), les « clous
dans la gorge » (« ALH » 81) peuvent entrer dans ce réseau d’images.
-
l’évocation du supplice lui-même, surtout dans « Leçons » : cf. les verbes qui
décrivent l’agonie et mentionnent chaque fois des actes violents : le corps est torturé,
soumis à un « déchirement » ; il se disloque, perd son unité. La mort au travail est une
puissance destructrice, effrayante parce que sans visage. On peut commenter l’emploi
du pronom « on » : « On le déchire, on l’arrache » etc.
-
la métaphore développée dans « CB » à partir de l’image de la « feuille de papier »
soumise à la « flamme » (43-44) : l’épreuve de l’agonie, la peur de la mort qui
approche est bien « pire » que les convulsions de la feuille brûlée. La mort est une
« chose » qui provoque la panique et le désarroi, au sens fort du terme. Elle supplicie
l’être, apeuré comme une « bête » acculée.
3. Les figures de l’incompréhensible
La mort ou la souffrance qu’elle engendre n’a pas qu’une dimension terrifiante et
torturante. Elle est aussi une réalité contre laquelle la pensée se heurte ou qui l’offusque. Elle
est une réalité incompréhensible, qu’on ne peut pas intégrer. Certaines images traduisent cette
dimension. On peut mentionner :
-
l’image de la montagne ou du mur dans « Leçons » : 20, 21, 23
-
l’image de la nuit : 20, 22
-
l’image de « l’espace infranchissable », du lieu que les vivants ne peuvent atteindre :
p. 17, 18
4. La représentation de l’immonde
Toutes ces images sont encore peut-être trop « poétiques » pour dire la mort et son
horreur. Jaccottet use également d’un langage plus cru, dans « Leçons », pour exprimer la
répulsion et l’effroi que la mort provoque. La mort, sous les espèces du cadavre, est
« pourriture », « crachat ». Le corps mort de la mère est « du(r) comme une pierre ».
5. L’angoisse de sa propre mort
La mort d’autrui est également terrifiante car elle renvoie Jaccottet à l’angoisse de sa
propre mort. Elle le ramène à sa condition de mortel et l’oblige à considérer en face la
perspective de sa disparition. Cette angoisse est surtout perceptible dans « CB » et au
début de « ALH ». Jaccottet y développe en effet un discours plus général sur le temps qui
passe et sur son corollaire, la mort.
On peut évoquer dans « CB » le poème p. 51 : « Déchire ces ombres … » ; le long
poème élégiaque p. 57-59 ; on trouve encore la mention de la peur p. 63, 64. Dans
« ALH », la métaphore du fuyard qui tente d’échapper à la balle (p. 71) ; la mention du
13
vieillissement et la pensée de la finitude p. 81-82 (« Un homme qui vieillit est un homme
plein d’images »).
III – Une tentative de dépassement de l’effroi provoqué par la mort
Malgré l’épreuve que la disparition de proches lui impose, malgré l’angoisse que la
mort éveille en lui, Jaccottet ne s’en tient pas à une perception uniquement sombre de la
finitude et de la mort. S’il le faisait, il serait entièrement la proie d’une pensée exténuante, qui
l’accablerait et l’empêcherait de créer. A travers la création poétique et grâce à elle, il essaie
de dépasser l’emprise que la mort pourrait exercer sur lui.
1. Par le travail de l’écriture
L’écriture poétique est un acte créateur qui permet une mise à distance de l’épreuve
subie d’une part et de l’angoisse qui saisit le sujet face à sa condition de mortel d’autre part.
En tant que processus de création, l’écriture poétique permet au sujet d’accéder à la
symbolisation et d’intérioriser l’épreuve vécue. L’écriture poétique permet non seulement
d’exprimer la souffrance et l’angoisse mais également de les dépasser en faisant d’elles la
source et la matière d’une œuvre d’art. Le fait que l’œuvre poétique de Jaccottet existe montre
que ce dernier a réussi à dépasser la brutalité de l’expérience pour accéder à une forme de
sublimation, qui n’annule pas la réalité vécue mais la rend moins oppressante et moins
étrangère. Ce phénomène complexe se manifeste dans le recueil de plusieurs façons, par
exemple :
-
par un processus de catharsis : l’écriture permet en quelque sorte d’expulser de soi
l’horreur que suscite la mort. On mettra par exemple au compte de cette catharsis le
vocabulaire cru présent dans « Leçons » et, plus généralement, tous les mots qui
recèlent une certaine violence, notamment les verbes, les tournures qui exhortent le
sujet à réagir, les procédés de déploration etc.
-
par la manière dont l’écriture met à jour les pulsions du sujet : pulsion de violence
dans « Leçons », pulsions sexuelles dans « CB » tout en les mettant à distance par le
travail d’écriture, qui aboutit aux poèmes. Le travail de création donne une forme et un
sens à la lutte qui s’opère dans le sujet entre pulsions de mort et pulsions de vie (voir
par exemple le poème p. 51, où s’exprime bien la lutte entre ces pulsions).
-
par la tentative d’affronter « ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom » (44) en le
représentant malgré tout, à travers les mots et les images, c’est-à-dire en donnant une
figure à l’infigurable. S’efforcer de représenter ce qui semble ne pas pouvoir l’être est
déjà en partie apprivoiser son étrangeté. A travers par exemple les images qui veulent
représenter la mort ou la terreur qu’elle provoque, Jaccottet se livre à un travail de
symbolisation qui permet d’intérioriser au moins en partie ce qui semble pourtant
radicalement autre.
Il est très important de comprendre que l’écriture se situe pour Jaccottet du côté d’un élan
vital : elle est ce qui permet de résister à l’emprise de la pensée mélancolique et mortifère.
C’est en ce sens qu’on peut comprendre l’exhortation à écrire qui se manifeste dans la
14
première partie de « ALH » (« Dis encore cela »), et l’insistance sur l’acte d’écriture qui se dit
ensuite : p. 77-78. On peut également mentionner le sentiment d’urgence à écrire qui saisit à
la fin de « CB » (64). Malgré le débat sur la futilité de l’écriture dans « CB », le travail de
création n’est en vérité pas désavoué. Au contraire, il est appelé à la rescousse, il constitue une
réponse à la mort.
2. Par une méditation sur la mort
Les poèmes de ALH ne se limitent pas à exprimer un rejet de la mort et à faire part de
la douleur de Jaccottet. Ils sont aussi l’occasion pour lui de réfléchir à la mort, d’un point de
vue philosophique. Ainsi ses poèmes dépassent l’évocation de cas particulier et l’expression
de réactions personnelles pour atteindre à l’universel.
Une tentative de compréhension de la mort
Malgré l’effroi et l’angoisse qu’elle suscite, ou pour les conjurer, Jaccottet manifeste le désir
de la comprendre. A côté des questions qui, dans « Leçons », accusent l’injustice et la cruauté
de la mort de Louis Hasler (20, 22, 23, 24, 27) d’autres semblent vouloir comprendre le
phénomène de la mort de manière plus générale : p. 19 (« Dos qui se voûte / pour passer sous
quoi ? ») ; p. 23 (« plutôt que son inconsistance, / n’est-ce pas la réalité de notre vie / qu’on
nous apprend ? ») ; p. 25 (« Si c’était le ‘voile du Temps’ qui se déchire, / la ‘cage du corps’
qui se brise, / si c’était ‘l’autre naissance’ ? ») S’esquisse une méditation sur la mort,
annoncée d’ailleurs par le titre « Leçons », qui permet de ne pas rester prisonnier de la
fascination mauvaise qu’elle exerce sur l’esprit. Cette méditation se poursuit dans « CB » : p.
47 et dans « ALH » p. 79.
L’expression d’un espoir métaphysique
La méditation qui se fait jour dans le recueil incite Jaccottet à formuler à plusieurs reprises un
espoir de type métaphysique : l’espoir que la mort n’est pas entièrement dépourvue de sens,
qu’elle ne se limite pas à une épreuve terrible, que la mort n’est pas réductible à une
disparition définitive. On pourra mentionner :
-
l’hypothèse d’un salut métaphysique, dans une perspective religieuse : « On entrerait
vivant dans l’éternel… » (25)
-
la mort envisagée comme un passage dans un autre monde, sur le mode du rite dans
les civilisations antiques : p. 29
-
la possibilité d’une communication avec le défunt, par-delà la mort : p. 30, 33
-
la mort envisagée comme un repos, un « enfantin sommeil » : p. 48
3. Par une ouverture au monde et une reconquête de soi
Le parcours que ALH dessine montre que Jaccottet ne reste pas sous l’emprise de la
mort. La dernière section du recueil relate en effet une expérience heureuse : la traversée du
jardin, une nuit d’hiver, qui a permis à Jaccottet de retrouver une relation apaisée avec le
monde et de renouer avec une parole poétique plus sereine et, surtout, plus conforme à son
15
désir. Une réconciliation avec le monde a lieu dans ces poèmes. La poésie peut reprendre
voix, mais une poésie qui transmue à nouveau l’expérience, qui redonne à la beauté sa place.
Après l’épreuve de la mort et la confrontation avec sa part d’ombre, Jaccottet peut renouer
avec une parole claire. Cette parole réconciliée se manifeste de plusieurs façons :
- quelque chose résiste à la mort : « si c’était quelque chose entre les choses, comme /
l’espace entre tilleul et laurier, dans le jardin, / comme l’air froid sur les yeux et la
bouche / quand on franchit, sans plus penser, sa vie / si c’était, oui, ce simple pas
risqué / dehors… » (80)
- la modalité interrogative domine dans les poèmes de la deuxième partie de « ALH »:
elle dit un espoir, une possibilité de salut.
- l’apaisement est signifié par l’appel à la neige p. 96 ; c’est le moment des retrouvailles
avec la compagne fidèle, garante de sérénité.
Jaccottet peut donc aboutir, à la fin du recueil, à une approche beaucoup plus sereine
sinon de la mort elle-même, du moins de la finitude, c’est-à-dire de ce qui fonde le
drame mais aussi la grandeur de sa condition d’homme : poème p. 97.
Un mouvement comparable était à l’œuvre dans « Leçons ». Le dernier moment du
recueil conduit en effet Jaccottet à un apaisement (28-33). Après avoir accompagné le
mourant jusqu’à sa fin, replié auprès de lui dans l’espace confiné de la « chambre », Jaccottet
peut « relev(er) les yeux » et de nouveau regarder les « images » du monde extérieur. A
l’hébétude, à la colère, au dégoût succède l’espoir que le disparu ne soit pas à jamais perdu
mais qu’un lien puisse demeurer entre les vivants et lui. En formulant ce vœu, les poèmes qui
ferment le recueil accomplissent un rituel symbolique, avant de pouvoir prendre « congé » du
mort et se relier à la vie. Le « désir » peut alors à nouveau se déployer, après l’épreuve de la
mort le regard peut revenir vers le « jour » et la pensée rêver aux « barques pleines de brûlants
soupirs » d’une belle « nuit d’août ». Et c’est après avoir retrouvé sa plénitude de vivant –
« Et moi tout entier maintenant dans la cascade céleste » –, dans l’avant-dernier poème, que
Jaccottet adresse un adieu apaisé et serein au disparu. Il peut désormais s’adresser à lui à la
deuxième personne et intérioriser son souvenir « dans la loge de (son) cœur ». Le défunt n’est
plus le « maître » ni l’« aîné » qui surplombait le poète de son regard bienveillant mais
intimidant; il n’est plus le « cadavre » repoussant qu’il s’agissait de faire disparaître de la vue
mais comme une présence éclairante et rassurante.
16
La question de la poésie dans A la lumière d’hiver
La poésie moderne et contemporaine se caractérise par un questionnement sur ellemême. Selon les poètes, domine une remise en cause ou au contraire une exaltation des
pouvoirs de la poésie.Jaccottet est représentatif de cet aspect de la poésie contemporaine. Il
interroge constamment dans son œuvre la poésie en général et sa pratique poétique en
particulier. Le recueil ALH témoigne particulièrement de ce questionnement.
On peut organiser le travail en étudiant les principaux aspects du questionnement sur
la poésie dans chaque section du recueil.
I - « Leçons » : l’exigence d’une poésie juste
1. La remise en question de la création passée
Avec Leçons, Jaccottet a voulu prendre ses distances avec « Le Livre des morts »,
l’ensemble de poèmes qui terminait L’Ignorant : « je suis gêné de ce que j’ai écrit. Corriger.
[…] Ce devrait être pour effacer Le Livre des morts et sous un autre titre. » « J’ai eu le front
de prêcher aux vieillards. Ce que j’ai vu m’impose pénitence. » (citations issues du manuscrit
de Leçons) Ayant assisté à l’agonie de son beau-père, ayant été directement confronté à la
mort réelle, Jaccottet dit s’en vouloir d’avoir parlé de la mort avec lyrisme et emphase – et il
pense aussi à Requiem, dont il ne s’est pas encore, à ce moment-là, résolu à accepter la
réédition. Il se reproche d’avoir, avec « Le Livre des morts », « orné la mort […] d’autant de
mensonges que d’images », faisant la part trop belle à « l’exaltation lyrique ». Avec Leçons, il
entend proposer un autre discours sur la mort, non plus général et lyrique mais abrupt parce
qu’en prise avec une mort particulière : « traduire exactement l’expérience » ; dire « le fait
même de l’agonie » ; « il ne faut pas que j’en vienne ici à raisonner sur la mort » (manuscrits).
Cette remise en question est perceptible dans les deux poèmes qui suivent le texte
liminaire (11-13). Jaccottet y désavoue, sur le mode allusif, des aspects de sa production
passée. On sera sensible à l’emploi du passé composé, qui permet à la fois de dresser un bilan
et de désigner les faits passés comme révolus. Il raille son ambition d’avoir voulu « guider
vivants et morts » dans ses livres précédents, ambition qu’il juge désormais déplacée et
vaniteuse car il s’était assigné cette tâche alors même qu’il ne connaissait pas intimement ce
dont il parlait. Il critique le lyrisme dont il a fait usage pour parler de la mort, réfutant
implicitement l’héritage poétique dont ce lyrisme participait et dont il s’était nourri,
notamment le Romantisme et la poésie de Rilke : « Autrefois, […] / me couvrant d’images les
yeux, / j’ai prétendu guider vivants et morts. / Moi, […] aller tracer des routes jusque-là ! »
Puis c’est sur le mode dubitatif que Jaccottet émet ses réserves : « Raisins et figues / couvés
au loin par les montagnes / sous les lents nuages / et la fraîcheur : sans doute, sans doute… »
Jaccottet convoque des motifs essentiels de ses recueils précédents, notamment d’Airs,
composé avant Leçons et auquel il est particulièrement attaché. Ces motifs appartiennent à
une de ses sources d’inspiration très féconde, la nature, dont il s’est attaché à célébrer la
beauté à travers des motifs élémentaires et récurrents. Or il suggère ici l’inanité de cette
inspiration, dont il semble aussi accuser la banalité et les facilités : ce sont de belles images
que ces représentations mais elles sont justement trop belles et trop lyriques. L’expérience qui
requiert Jaccottet avec Leçons ne peut se dire par les mêmes moyens que ceux dont il faisait
17
usage auparavant. Il lui faut renoncer à ces motifs de prédilection et aux séductions des
métaphores. Dans les circonstances qu’il vit, « ni la lanterne des fruits, / ni l’oiseau
aventureux, / ni la plus pure des images » ne sont satisfaisantes.
Il faut donc renoncer à la fois à une poésie qui transfigure la mort et au lyrisme de la
célébration de la beauté du monde : « N’attendez pas / que je marie la lumière à ce fer » (21).
2. L’exigence d’une poésie juste
Double vocation de Leçons : rendre hommage au disparu et réparer les maladresses et
les erreurs des livres précédents grâce à un propos à la fois plus modeste et plus juste, où la
vérité terrible de la mort n’est plus atténuée par le lyrisme.Jaccottet présente les poèmes de
« Leçons » dans ses manuscrits comme un hommage au défunt : rendre hommage à sa
« droiture », à sa rigueur morale : « respect infini » du défunt ; volonté de « ne pas le
décevoir » ; « nécessité presque paralysante de ne pas dire un mot de trop » ; « règle : ne rien
écrire dans cette suite qui insulte à la simplicité de celui qu’elle honore » ; « Ces lignes sont
tracées dans le respect de ta vie / Elles disent ce que j’ai vu, ce que j’ai cru et rêvé dans
l’ombre froide de ta fin. / Tu détestais tout artifice avec une calme violence. / Mais je sais que
pour nous le simple est à la fois le plus lointain / Et ces détours, sans doute en aurais-tu
souci » (manuscrits).
Les quatre premiers poèmes manifestent les exigences et les préoccupations de
Jaccottet. Il veut prendre modèle sur la « droiture » du défunt pour écrire ; cette « droiture »
doit à la fois l’inspirer et le « guider ». Elle doit lui permettre de ne pas se fourvoyer et
imprimer à ses « lignes » la sobriété, la sincérité et la vérité que le sujet abordé appelle. Le
poète ne peut pas s’appuyer sur sa création passée, il est comme un débutant peu sûr de ses
moyens : « A présent, lampe soufflée, / mais plus errante, qui tremble, / je recommence
lentement dans l’air. » Il fait état de ses questionnements quant à la manière de procéder :
« lorsque le maître lui-même / si vite est emmenée si loin, / je cherche ce qui peut le suivre ».
Il se présente comme un « écolier » qui tente d’apprendre la « patience » (14).
On sait que le travail d’élaboration de Leçons a été long et approfondi. Les poèmes ont
en outre été sensiblement remaniés pour leur réédition en 1977 dans ALH. Ce travail
d’écriture long et minutieux puis de corrections témoigne des scrupules de Jaccottet et de sa
volonté de trouver la parole la plus juste possible, dénuée de pathos comme d’un lyrisme trop
appuyé.
II - « Chants d’en bas » : la poésie en débat
La suite intitulée « Parler » a pour objet la poésie. Jaccottet s’y interroge sur le sens et
sur la valeur de la poésie en général et de sa poésie en particulier. Cette suite développe donc
un débat sur la poésie. D’une part son exercice paraît à Jaccottet vain et mensonger face à
l’expérience de la douleur, face à la blessure intime. L’emploi du verbe « parler » pour
désigner en fait l’écriture poétique dévalorise cette dernière : le risque de la poésie, dénoncé
dans « CB », est de se réduire à des paroles vaines et artificielles (les « sonores prodiges »
dont il est question p. 53). D’autre part, pour Jaccottet la poésie est aussi une manière de
18
traduire des moments de plénitude, fugace mais intense, et d’en garder une trace. C’est
également par la poésie que l’on peut espérer conserver un lien avec les morts.
1. L’imposture de la poésie
Plusieurs griefs sont formulés contre l’exercice de la poésie :
- c’est une activité « facile », que l’on pratique à l’abri du réel et qui peut faire oublier la
vérité et la dureté de l’expérience vécue : p. 41. Elle est perçue comme un « jeu » avec
les mots, un divertissement rhétorique (41). On trouve cette idée également dans
« ALH » (77) : Jaccottet constate combien il peut être « trop facile de jongler / avec le
poids des choses une fois changées en mots ».
- c’est une activité mensongère : « tous les mots sont écrits de la même encre, / ‘fleur’ et
‘peur’ par exemple sont presque pareils, / et j’aurai beau répéter ‘sang’ du haut en bas /
de la page, / elle n’en sera pas tachée, / ni moi blessé. » (41)
La poésie ne permet pas d’affronter la « douleur » qui « approche » : elle ne parvient
pas à dire la peur, l’angoisse. Elle ne donne que des équivalents trompeurs de
l’expérience intime lorsque celle-ci est particulièrement douloureuse, éprouvante.
Cette critique était déjà formulée dans « Leçons » : « On peut nommer cela horreur,
ordure, / prononcer même les mots de l’ordure / déchiffrés dans le linge des basfonds : / à quelque singerie que se livre le poète, / cela n’entrera pas dans sa page
d’écriture. » (22)
- elle peut se transformer en un discours qui se satisferait de lui-même, dériver vers un
exercice formel et intellectuel qui se couperait de l’expérience vécue : Jaccottet
s’accuse d’être un « sentencieux phraseur » (53). Dans « ALH », il évoque plus
complètement ce risque : « Or, on peut raisonner sur la douleur, sur la joie …
longtemps cherché ». La poésie tourne alors à vide, elle n’est plus qu’un discours
creux.
Par tous ces aspects, l’exercice de la poésie peut faire « horreur ». Poussé à l’extrême, la
critique de la pratique de la poésie pourrait conduire le poète au renoncement à écrire :
« Assez ! oh assez. / Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer / que fumées » (48)
Jaccottet traduit son dégoût de la poésie par la tentation d’une violence contre lui-même :
« Je t’arracherais bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur. » (53)
2. Les vertus de la poésie
La poésie comme tentative de traduire l’expérience de la plénitude
Mais « CB » ne propose pas qu’une critique de la poésie. La poésie n’est pas seulement
un langage trompeur et dérisoire. Elle peut aussi être une parole de vérité, du moins tenter de
l’être. Elle n’est plus artificielle lorsqu’elle s’efforce de traduire des moments de plénitude, en
faisant en sorte que les mots et les images ne fassent pas trop écran et ne dénaturent pas
l’expérience heureuse vécue : « Parler pourtant est autre chose, quelquefois, / Que se couvrir
d’un bouclier d’air ou de paille… / Quelquefois c’est comme en avril, aux premières
tiédeurs, /… l’aube. » (45) On remarque comment Jaccottet retrouve ici les accents d’un
lyrisme certes contenu mais sensible, pour célébrer les vertus de la poésie lorsqu’elle se voue
19
à traduire un bonheur éphémère, l’expérience fugace mais intense de la beauté. La parole
poétique est ici acceptée car elle conserve une part de la vérité de cette expérience et parce
qu’elle se tourne vers la joie. Elle devient une parole de célébration, même discrète (« ce qui
eut nom chanter jadis ») qui n’est plus perçue comme inutile et mensongère car elle essaie de
faire en sorte que les mots s’effacent au profit de la sensation gratifiante, de l’émotion
apaisante qu’elle évoque. « Parler » n’est donc pas toujours se fourvoyer, mais aussi bien
souvent – et c’est la raison d’être du travail poétique de Jaccottet– faire s’accorder
l’expérience et les mots : « Y aurait-il des choses qui habitent les mots / plus volontiers, et qui
s’accordent avec eux / - ces moments de bonheur qu’on retrouve dans les poèmes / avec
bonheur, une lumière qui franchit les mots / comme en les effaçant » (p. 47)
La poésie comme parole de « fidélité »
Lorsqu’elle n’est pas jeu langagier, rhétorique emphatique, recherche de l’effet, la
parole poétique est « difficile ». Elle doit obéir en effet à un devoir éthique de « fidélité » :
« une fidélité aux seuls moments, aux seules choses / qui descendent en nous assez bas, qui se
dérobent » (p. 50). La poésie doit accepter de renoncer aux artifices langagiers, aux facilités
du lyrisme pour se mettre en quête de la vérité : vérité de l’expérience vécue, vérité de soi,
vérité du réel. Si la poésie comporte nécessairement toujours une part d’artifice (un
« masque »), cette part d’artifice ne doit pas être prépondérante et doit rester maîtrisée.
3. Les marques d’une pensée en tension
Toute la section « CB » porte la marque du débat qui la traverse. S’y révèle une pensée
en tension, partagée entre un rejet violent d’une certaine forme de poésie et l’espoir attaché à
une parole poétique soucieuse de vérité. Cette tension est manifeste dans le paradoxe qui
traverse la section : Jaccottet continue d’utiliser le langage poétique alors qu’il en instruit le
procès. Plus encore, il instruit le procès de la poésie en écrivant de la poésie. Le débat se
manifeste également dans « CB » de plusieurs manières :
- le caractère discursif et argumentatif des poèmes
- la concession qui ouvre le poème 3 : « parler pourtant est autre chose »
- les questions qui sont formulées au sujet de la poésie (45, 47, 50)
Cette pensée en tension, partagée entre des opinions différentes, prise par les doutes et
les scrupules, se manifeste pleinement dans l’avant-dernier poème de la section (64) : « Ecris
vite ce livre … » Jaccottet s’y exhorte à terminer « vite » le livre commencé, « avant que le
doute de (lui) ne (le) rattrape, / la nuée des questions qui (l’)égare et (le) fait broncher ». Les
nombreux verbes à l’impératif soulignent la nécessité intime d’écrire et l’urgence de le faire :
ils sont à la fois encouragement et exhortation. L’écriture doit prendre le pas sur les doutes
quant à la légitimité de l’entreprise poétique. Au fond, le débat sur la poésie ne peut être
véritablement tranché. Il risque même de conduire Jaccottet à ce qu’il condamne justement,
c’est-à-dire à des arguties stériles et répétitives. Il vaut mieux encore écrire, en dépit de toutes
les incertitudes et de toutes les questions qui traversent le poète sur la valeur de l’écriture
poétique. Ecrire est finalement le meilleur moyen de couper court aux doutes : même
imparfait, même critiquable par certains aspects, le poème a au moins le mérite d’exister et de
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maintenir le poète dans un élan créateur au lieu qu’il soit paralysé par les scrupules et les
tergiversations.
III - « A la lumière d’hiver » : la confiance en la poésie retrouvée
1. La persistance de la poésie
Dire encore
Le poème liminaire de « ALH », « Dis encore cela » et les poèmes de la première partie
de la suite (77-82) poursuivent le débat sur la poésie entamé dans « CB » mais aux doutes
et aux critiques succèdent l’affirmation d’une volonté de continuer à « dire », malgré la
menace de la mort. L’écriture devient une réponse à cette menace : « Dis encore cela
patiemment, plus patiemment / ou avec fureur, mais dis encore, / en défi aux bourreaux,
dis cela, essaie, sous l’étrivière du temps. » (71) La série des impératifs montre la
persévérance de Jaccottet, son refus de céder au silence, plus stérile et dangereux
finalement qu’une poésie même défectueuse. La suite du poème développe de manière
métaphorique l’idée selon laquelle même fragile, la poésie pourrait laisser une trace,
formuler un message qui résisterait à la destruction. Ici, la parole poétique est assimilée à
un « cri », qui n’est pas qu’un cri de détresse : c’est aussi un cri qui manifeste le sursaut
du poète, qui décide de poursuivre sa tâche en dépit des coups du « bourreau ».
Le poème p. 77-78 manifeste le refus de la résignation : « Et néanmoins je dis encore »
(on commentera la tournure « et néanmoins », en précisant que Jaccottet en a fait le titre
d’un recueil de poème en 2001) ; « en me forçant à parler, plus têtu / que l’enfant quand il
grave avec peine son nom / sur la table d’école » ; « j’insiste ». La poésie est ici montrée
comme un exercice difficile mais nécessaire. Elle requiert un effort, une opiniâtreté. Elle
est difficile car Jaccottet est désormais privé de l’élan et de l’enthousiasme de la jeunesse
et que d’autre part la poésie telle qu’il la conçoit a perdu la confiance et l’assurance qui
caractérisaient l’expression lyrique traditionnelle, au moins jusqu’au Romantisme : elle
n’est plus une parole inspirée par les dieux ou par les muses et le poète ne s’imagine plus
investi d’un pouvoir singulier, comme le pensaient notamment les Romantiques. Il faut
donc continuer à écrire « non plus porté par la course du sang, non plus ailé » mais « hors
de tout enchantement » et traversé par les doutes, les incertitudes.
Le poète au travail
Jaccottet se montre aux prises avec les difficultés de l’écriture. La poésie ne coule pas
de source, le poète n’est plus un inspiré. On a vu l’insistance de l’exhortation « dis » au
début de la section, par laquelle Jaccottet s’encourage à poursuivre le travail. L’impératif
« essaie » qui lui fait écho va dans le sens de cette représentation du poète au travail,
confronté aux difficultés de l’écriture. L’image de « l’enfant » qui « grave son nom sur la
table d’école » suggère que le travail d’écriture est laborieux et pénible et que ce qui
est« gravé » – le poème – n’est pas exempt de maladresse. Il est difficile de trouver le
« juste usage » des mots (82) et il faut accepter de « reprend(re) la page » jugée
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insatisfaisante, « avec des mots plus pauvres et plus justes » (89). Les efforts que Jaccottet
réalise montrent qu’il accorde de la valeur à la poésie : c’est parce que la poésie est à
nouveau perçue comme capable de transmettre une parole juste que Jaccottet lui consacre
de la peine.
2. Une approche apaisée de la parole poétique
Dans « ALH », Jaccottet assigne à la poésie la tâche de « dire » ce qui résiste au
négatif : après la diction du deuil et de la « douleur » (79), il veut explorer ce « quelque
chose » qui persiste à éclairer l’existence et redonne confiance. Voici en quels termes il
présente les poèmes de cette section :
Avec la suite de poèmes intitulée A la lumière d’hiver, j’ai essayé de dire l’une des rencontres
essentielles qui sont souvent à l’origine du travail poétique et qui restent un de mes rares biens. Il
s’agissait, il fallait trouver le moyen de rendre sensible une sorte de redécouverte de la nuit, de
l’espace et de l’air nocturnes, un étonnement profond d’être là, qu’être là fût possible, un instant
de joie, une reconnaissance. (« A propos d’une suite de poèmes », in Une Transaction secrète,
Gallimard, 1987)
Le monde sensible s’est à nouveau offert à Jaccottet sous un aspect apaisant : il a été
saisi par la beauté de la nuit hivernale, en traversant son jardin. Pour traduire cette
expérience, il a recours à la rêverie, qui se développe dans le poème p. 85-87 : la nuit
d’hiver devient une belle femme d’ébène, passante admirable qui éveille à nouveau le
poète au désir et à la joie.
La poésie reprend donc un aspect très lyrique dans la deuxième partie de la section. S’y
manifeste une confiance retrouvée dans les vertus de la rêverie, des images poétiques.
Elles ne sont plus perçues comme des écrans qui déforment la réalité ou comme des
subterfuges pour fuir l’âpreté de l’expérience mais comme un moyen de recueillir la
beauté éphémère et de reprendre confiance. De fait, on ne trouve plus trace de débat sur la
poésie à partir de la deuxième partie de la section « ALH ». Aux doutes et aux
questionnements sur la légitimité de la poésie a succédé une poésie à nouveau très lyrique,
qui, grâce à la rêverie, retrouve une des voies d’expression privilégiées de Jaccottet.
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