Le directeur du quotidien Le Matin revient sur les dix années d

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Le directeur du quotidien Le Matin revient sur les dix années d
Affaire Mohamed Benchicou
Le règne de l’arbitraire
Le directeur du quotidien Le Matin revient sur les dix années d'existence d'une presse ébranlée par la guerre
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Interview de Algeria Interface
Le directeur du quotidien Le Matin revient sur les dix années
d'existence d'une presse ébranlée par la guerre
© Algeria Interface | Jeudi 11 octobre 2001
Algeria Interface: Dix ans du "Matin" pour dix ans d’une guerre
en Algérie. Quel parallèle faites-vous ?
Mohamed Benchicou: Le parallèle naturel d’une Algérie, qui au
moment où elle découvrait la liberté et la démocratie, découvrait
du même coup ce que coûte ce genre de choses… Un certain
nombre de problèmes et d’antagonismes ont ressurgi, ce qui a
causé tous les drames auxquels nous avons assisté, en
observateurs privilégiés. Nous avons vécu cette période difficile
comme toute la presse, et pas seulement Le Matin qui a
globalement 10 ans, l’âge de la démocratie algérienne, si l’on peut
ainsi qualifier cette période qui a suivi l’abolition du parti unique.
Algeria Interface : Si "Le Matin" n’existait pas, l’auriez-vous créé
dans la conjoncture actuelle ?
Mohamed Benchicou: Non. Je crois que s’il n’y a pas de désir, le besoin d’expression ne suffit pas à faire un
journal, ni les convictions politiques d’ailleurs. Si vous me posez la question, personnellement, le désir n’existe plus.
Le désir est lié à un âge particulier et à une période particulière. Le désir ne se commande pas. "Le Matin" n’obéit
pas à des considérations politiques, il ne faut pas que l’on se trompe. À l’époque, (en 1991, NDLR) il y avait une
conjoncture et aussi des frustrations qu’il fallait régler. On sortait du Mouvement des journalistes algériens (MJA,
l’un des premiers syndicats de journalistes, NDLR) et il fallait concrétiser des promesses faites à la face du
monde.(…)
Mohamed Benchicou: Quand j’entends aujourd’hui dire que la presse est à l’origine de l’islamisme, des
évènements de Kabylie, comme ayant attisé le feu, je le comprends très bien. La presse ne doit pas être vue sous
l’angle «utilitaire» patriotique. Ce n’est pas son rôle. Ce n’est pas un message politique qu’elle délivre. La presse ne
crée pas l’évènement, elle le rapporte et ne peut vivre que dans une société transparente. Ce qu’on nous reproche,
ce n’est pas d’avoir informé, c’est de ne pas avoir dissimulé. La presse a été en avance sur le degré de maturation
démocratique de la société. La liberté de la presse en Algérie est en avance sur les formes mêmes d’organisation
politique. Le problème est là, la presse aurait dû accompagner cette maturation, et non pas la précéder. La classe
politique algérienne, dans sa totalité, ne veut pas faire de déclarations médiatiques, c’est-à-dire pour les Algériens
et l’opinion publique en général, mais des déclarations politiques. Elle est encore inféodée à la culture du parti
unique, qui ne parle que lorsqu’il faut parler. Ce n’est pas de la prudence politique, c’est une arriération congénitale!
Le modèle politique pour eux est de reproduire des Messaadia (Cacique de l’ancien parti unique FLN, aujourd’hui
président du Sénat, NDLR) à l’infini. Regardez le silence assourdissant des autorités sur ce qu’il se passe ici ou
ailleurs, sur le terrorisme, lorsque le président Bouteflika qui présente ses condoléances aux Suisses (Après une
fusillade qui a fait 29 morts dans ce pays, NDLR) et oublie les massacrés de son propre pays. Nous aurions 5
chaînes de télévision, nous ne passerions que des dessins animés. Dans la presse aussi, cette arriération existe.
La chose la mieux partagée chez les dirigeants de la presse aujourd’hui est de devenir ministre de l’information. Ça
pose un problème pour la profession.
Algeria Interface : La violence contre les journalistes a cessé. Pensez-vous qu’elle puisse reprendre ?
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Algeria Interface : La presse privée a-t-elle aidé l’Algérie à se développer, ou au contraire a-t-elle contribué à fixer
les antagonismes qui minent le pays ?
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Mohamed Benchicou: Oui, sans aucun doute. Est-ce que la charge de contradictions dans la société est
évacuée? Non. Donc tout ce qui est arrivé peut arriver. De la même façon, le pouvoir a plus ou moins cessé de
suspendre les journaux et d’emprisonner les journalistes, mais rien n’est réglé non plus à son niveau. Demain, si
les intérêts le décident, tout recommencera. Rien n’a été réglé au niveau des acceptations mutuelles et du
consensus global sur le projet de société.
Algeria Interface : Pensez-vous que les attentats contre les journalistes aient été tous élucidés ?
Mohamed Benchicou: À mon avis, il ne me semble pas du tout justifié de mettre en doute l’origine de ces
meurtres. Quitte à être le dernier des candides algériens, les assassinats politiques sont une caractéristique des
islamistes contre ce qu’ils considèrent être des relais du pouvoir…
Algeria Interface : Cinq journalistes algériens ont disparu, pourquoi beaucoup de journaux, comme "Le Matin",
refusent toujours d’en parler ?
Mohamed Benchicou: Il faut qu’on fasse la différence. Les journalistes disparus d’Horizon (Kaddour Bousselham,
enlevé par des islamistes en octobre 1994, NDLR) et celui d’Alger Républicain (Mohamed Hassaine, kidnappé en
février 1994, NDLR) n’ont pas eu la même publicité que les autres. Il y a le cas exclusif de Djamil Fahassi
(Journaliste à la radio algérienne, enlevé en mai 1995, NDLR) qui a bénéficié d’une campagne particulière. Il n’y a
pas de malaise. Nous avons parlé de ces cas au moment où ils se sont posés. Le problème est que la campagne
autour des cinq journalistes est une campagne avec un linkage assez subtil entre plusieurs forces politiques et
organisations. Le but de cette campagne n’est pas d’élucider le mystère mais de gêner le pouvoir, ce qui est de
bonne guerre d’ailleurs, ce n’est pas mon affaire. Nous sommes dans une psychologie de guerre générale. Je n’ai
pas à culpabiliser là-dessus, puisqu’on veut nous imposer un débat. C’est du stalinisme: êtes-vous pour ou contre?
Je n’ai aucun complexe vis-à-vis de ce sujet. Fahassi a fait les camps du sud (centres de détention de militants
islamistes, ouverts dans le Sahara par le gouvernement en 1992, NDLR) comme l’on fait des milliers de militants du
FIS. Est-ce que le fait d’être journaliste le dispense du sort qui a été celui des autres militants islamistes? Je suis
désolé de poser le débat comme ça, mais on veut m’imposer une vision. "Le Matin" traite le cas des disparus à sa
manière et nous n’avons de leçon à recevoir de personne. Je suis à ce titre plus proche de la place où se
réunissent des mères de disparus que de la place de la République à Paris, d’où sont lancées ces campagnes type
chevaux de Troie. Je n’ai pas de comptes à régler avec le régime, à part cette tentative de replacer le FIS sur la
scène politique. Je ne suis pas de ceux qui pensent que les généraux sont seuls responsables de l’interruption du
processus électoral. J’ai marché dans le coup, comme d’autres. Nous sommes tous responsables, et je l’assume.
Mohamed Benchicou: S’il y a une seule accusation pour enrichissement illicite ou corruption, je serais le premier
à l’écrire. Que les généraux soient jugés à Alger, à La Haye ou à Ouargla, ce n’est d’ailleurs pas le problème. Que
ces affaires soient portées au public, avec des preuves et des faits, nous, les journalistes, ferons notre travail. La
problématique des généraux est qu’ils ne se sont pas retirés du champ politique, ils se sont cramponnés au pouvoir
et se retrouvent aujourd’hui décalés, dans une société nouvelle. Au lieu de laisser la société s’exprimer, ils ont
préféré garder le monopole. Ils ont, en plus, laissé grandir l’islamisme. L’Algérie est aujourd’hui prise au piège. Mais
entre nous, ce qu’on reproche aux généraux, ce n’est pas de s’êtres enrichis illicitement, c’est d’avoir annulé les
élections. Le problème est là, le reste est accessoire. On veut nous faire revenir à janvier 1992, cette année qui a
été celle où la route a été bloquée au FIS et qui a jeté l’Algérie dans une phase d’incertitude. Cette fixation sur les
généraux vise à pousser Bouteflika et le clan d’Oujda (groupe d’officiers et de politiques, dont fait partie le
président, qui ont soutenu la candidature de Benbella à l’indépendance, NDLR) à revenir à janvier 1992.
Algeria Interface : On pourrait presque croire en lisant les "unes" du "Matin" que vous êtes pour une intervention
alliée en Algérie pour éradiquer définitivement le terrorisme ?
Mohamed Benchicou: On n’éradique pas le terrorisme en envoyant des troupes américaines en Algérie parce que
le terrorisme algérien est un maillon du terrorisme international. Il est naïf de croire qu’éliminer Zouabri ou Hattab
(les chefs des groupes armés, NDLR) suffirait à éliminer le terrorisme ici. C’est une stratégie mondiale. Voyez avec
quelle rapidité le GIA récupère des armes et des hommes. Nous n’avons pas assez réfléchi à ce qu’a dit Bush; la
guerre sera longue. Ce ne sont pas des opérations ponctuelles qui vont régler ce problème, il s’agit d’une prise de
conscience à l’échelle mondiale et d’une lutte collective.
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Algeria Interface : Vous avez clairement défendu les généraux algériens. Ne pensez-vous pas que pour qu’ils
soient crédibles, il faille qu’eux-mêmes jugent ceux d’entre eux qui se sont enrichis illicitement ou en profitant de
leur statut ?
Affaire Mohamed Benchicou
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Algeria Interface : Avez-vous encore une sensibilité communiste ou anti-américaine ?
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Mohamed Benchicou: Cette sensibilité fait partie des éléments essentiels et constitutifs de notre trajectoire et de
notre éveil à la compréhension des hommes. Il n’est pas question de la renier.