le trauma et ses répercussions somato-psychiques ou

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le trauma et ses répercussions somato-psychiques ou
LE TRAUMA ET SES RÉPERCUSSIONS SOMATO-PSYCHIQUES OU
« LA PENSÉE INTERROMPUE »
ERES | « Le Coq-héron »
2013/1 n° 212 | pages 85 à 95
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ISBN 9782749237046
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Saverio Tomasella, Le trauma et ses répercussions somato-psychiques ou « la pensée
interrompue » , Le Coq-héron 2013/1 (n° 212), p. 85-95.
DOI 10.3917/cohe.212.0085
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Saverio Tomasella
Saverio Tomasella
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Le trauma et ses répercussions
somato-psychiques
ou « la pensée interrompue 2 »
« Il n’est pas étonnant que la psychanalyse,
née à la même époque que la notion de névrose
traumatique, ait trouvé avec le traumatisme
psychique un de ses premiers modèles, mais
aussi un corps étranger interne, pour reprendre
l’expression que Freud utilisait à propos du
souvenir pathogène »
Claude Barrois, Les névroses traumatiques, Paris, Dunod, 1988, p. 5.
Le 18 février 1919, S. Freud écrivait à E. Jones : « À la base de chaque
cas de névrose de transfert se découvre une “névrose traumatique 3”. » Encore
en 1919, dans l’introduction des actes du Ve Congrès international de psychanalyse à Budapest, il affirme : « Le refoulement est à la base de toute névrose,
comme une réaction à un traumatisme, comme une névrose traumatique
élémentaire. »
Dès 1893, Freud étudie avec J. Breuer les troubles somatiques, ce qui
donnera leurs Études sur l’hystérie et la notion de conversion, cette traduction
physique d’un conflit psychique inconscient en attente de symbolisation. Freud
avance de nombreuses pistes, dont celle de la pulsion, qu’il spécifie comme
articulation entre psyché et soma. En 1923, dans Le moi et le ça, il présente une
conception corporelle du moi : « Le moi est d’abord et surtout un moi corporel
[…]. Le moi dérive de sensations corporelles, principalement de celles qui
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1. L’ouvrage de S. Tomasella
sur le trauma, La traversée
des tempêtes, Renaître après
un traumatisme (Eyrolles,
2011), a obtenu le prix Nicolas Abraham et Maria Torok
2012 (NDLR).
2. Je remercie Claude Nachin,
Marie-Claude Defores et
Yvan Piedimonte pour leur
relecture et leurs conseils.
3. E. Jones, La vie et l’œuvre
de Sigmund Freud, Paris, Puf,
1958-1969, tome 2, p. 269.
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Le devenir du trauma
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4. S. Freud, « Le Moi et le
Ça », dans Œuvres complètes
XVI, Paris, Puf, 1991, p. 26.
Dans les premiers temps de
l’invention de la psychanalyse, n’oublions pas les
contributions de Ferenczi (et
de Groddeck) à la création de
ce qui deviendra la « psychosomatique ».
5. Je ne retracerai pas l’histoire du traumatisme psychique, mais partirai plutôt
d’œuvres d’artistes, comme
Freud le recommande en
1907 (S. Freud, Le délire et
les rêves dans la Gradiva de
W. Jensen, Paris, Gallimard,
1986).
6. « Considérations actuelles
sur la guerre et sur la mort »,
dans Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1981, p. 256. À
cette époque, Freud ne voit les
choses que sur le plan quantitatif. Il ne spécifie pas que,
dans les cas les plus graves,
le trauma est la conséquence
d’un acte de nature contraire
à l’éthique humaine, acte dont
l’intention est niée.
7. Judith Dupont précise les
avancées réalisées par Sándor
Ferenczi, puis par Michael
Balint, sur la compréhension
du trauma et sa thérapeutique, dans un article très clair
(J. Dupont, « La notion de
trauma selon Ferenczi et ses
effets sur la recherche psychanalytique ultérieure », Filigrane, vol. 17, n° 1, 2008).
8. D. Rossi, « Étude sur le
trauma », Epistolettre n° 23,
FAP, juin 2002.
9. M.-C. Defores, Du Vedanta
à la psychanalyse ou le chemin de connaissance, C.V.R.,
Gretz, 2005, p. 20-21.
10. M-C Defores, Y. Piedimonte, La constitution de
l’être, Paris, Bréal, 2009,
p. 215 notamment.
11. La symbolisation désigne
un processus de réflexion
et de nomination par lequel
nous donnons un sens aux
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surgissent à partir de la surface du corps 4. » Freud parle du corps biologique et
non du « corps de sensations », organe de la perception : le moi corporel est un
moi imaginaire constitué de sensations corporelles et de fantasmes. Tout autre
est la sensation interne, interface entre l’âme et le corps, substrat de la perception par le sujet, qui pourra devenir connaissance intime.
Le trauma en perspective 5
En 1916, Freud donne une définition – économique – du traumatisme :
« Nous appelons ainsi un événement vécu qui, en l’espace de peu de temps,
apporte dans la vie psychique un tel surcroît d’excitation que sa suppression ou
son assimilation naturelle devient une tâche impossible, ce qui a pour effet des
troubles durables dans l’utilisation de l’énergie 6. » De son côté, le 28 septembre
1918, lors du congrès de psychanalyse à Budapest, Ferenczi désigne le non-dit
et le silence concernant l’événement choc comme principaux facteurs traumatogènes. L’expérience dramatique devient une « enclave morte-vivante »
gardée au secret dans la psyché du patient 7.
Avec son Étude sur le trauma 8, Denis Rossi accorde un rôle fondateur à
la relation de la mère avec son bébé, y ajoutant – comme Winnicott – l’importance du regard que la mère porte sur son enfant et l’impact des moments où
elle s’absente. Ce sera surtout dans le retour du regard de l’enfant vers sa mère
que se cristallisera la puissance désorganisatrice du trauma : l’enfant est lié par
la souffrance que sa douleur engendre chez sa mère et qu’il lit dans ses yeux.
L’enfant voit la mort dans le regard vide de sa mère. Il ne s’y retrouve plus. Il
ne la reconnaît plus comme mère contenante. Son désarroi est de la découvrir
elle-même perdue, en détresse à son égard…
Enfin, Marie-Claude Defores précise que le traumatisme se décline selon
trois aspects : le sentiment continu d’exister est brisé ; l’effraction énergétique
au sein de l’être ne peut être métabolisée ; le sujet vit l’imminence du danger
de perdre ses repères d’humain. Si ces trois aspects sont interdépendants, le
troisième est le plus important : il concerne l’identité humaine. Le traumatisme découle de « l’émergence dans la conscience d’un détournement dénié
de l’éthique humaine par l’environnement vis-à-vis duquel nous sommes en
dépendance 9 ».
La grande déflagration énergétique vécue au moment de l’impact traumatique est une montée pulsionnelle, émotionnelle et sentimentale par laquelle le
sujet cherche à se protéger du détournement éthique qui le met en danger d’être
déstructuré, voire anéanti. Le traumatisme provoque une sidération de l’être,
qui l’empêche de constituer une mémoire de l’événement ou de la situation
(trou de conscience), tout en laissant une empreinte inconsciente en lui 10. Ces
traces restent muettes jusqu’à ce qu’elles deviennent conscientes.
Le trauma crée des coupures dans le chemin de la remémoration donc de
la symbolisation 11 (qui va de la sensation interne vers l’image intérieure, puis
vers la parole). Il en résulte une confusion entre le registre physique (matériel) et le registre psychique (subtil). La peur de la mort réelle est un déplacement métaphorique qui exprime une angoisse de dépersonnalisation (« mort
psychique », par éclipse du sujet ou disparition de l’être 12).
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Avec Ferenczi à Budapest
Heitor de Macedo affirme 13 que toute somatisation est une organisation
défensive « comme conséquence d’un rejet hors du psychisme de l’expérience
traumatique ». Les « psychosomatisations » sont la « conséquence d’une hétérogénéité radicale entre le corps et le psychisme […] preuve de l’impossibilité
dans laquelle se trouve le sujet de se représenter ses conflits ».
D’après Didier Anzieu, « le Moi-peau fonde la possibilité même de la
pensée », oubliant pourtant d’élargir sa réflexion au « Je » : le Moi est corporel ;
le Je est subjectif. Il insiste sur le rôle de la peau dans la constitution de la
réflexivité de la pensée, bien que la peau ne soit pas seule en jeu. « Se percevoir » (d’abord dans le regard de l’autre), « s’entendre » (dans l’écoute attentive
de l’autre) et « se souvenir » (déjà dans la mémoire de l’autre) sont les actions
fondatrices de la subjectivation (le sujet existe dans l’espace, dans le temps et
face à autrui : il peut sentir, penser et désirer). Là encore, tout réduire au seul
« moi corporel » correspondrait à occulter le fait que la réflexivité découle du
« miroir symbolique », qui permet peu à peu de se connaître en passant par
l’échange de paroles vraies avec l’autre. L’enfant est alors reconnu comme un
sujet humain unique.
De son côté, Joyce McDougall souligne que « Freud a fondé toute sa théorie
de l’appareil psychique sur un terrain biologique : […] l’être humain fonctionne
comme une unité corps-esprit 14 ». Ainsi, à chaque instant, la psyché se sert du
corps, et inversement. Les personnes présentant des troubles psychosomatiques semblent ne pas pouvoir utiliser les paroles pour exprimer leur pensée. Ne
pouvant symboliser le déni de l’humain et les détournements éthiques de leur
entourage, elles passent à un autre substrat, le registre corporel, pour exprimer
ce qui les trouble par une création : le symptôme corporel. Elles font « parler
leur corps 15 » au lieu de ressentir leurs douleurs et de réussir à symboliser
leurs angoisses et leurs colères. Allant dans le sens de nos réflexions, l’auteure
souligne que « les éclosions somatiques coïncident le plus souvent avec des
événements traumatiques 16 ».
Comme Anzieu, McDougall souligne l’impossibilité de représentation du
corps comme contenant et la frayeur de devoir renoncer à une identité séparée :
« Le corps propre est peu distingué de celui de l’autre 17. » De même que Gisela
Pankow, elle rapproche les troubles somatopsychiques de la psychose, notamment : les angoisses masquées par les symptômes ; « les mêmes craintes quant
aux limites [du corps] et à son étanchéité » ; « la terreur de ne pas avoir droit à
des pensées et des émotions personnelles 18 », terreur qui naît de la conscience
de l’interdit de penser qui pèse sur eux.
Les apports de Gisela Pankow sont utiles pour aborder l’aspect thérapeutique des cures difficiles. Elle insiste sur les perceptions des patients, mais aussi
sur l’importance de la relation entre le corps vécu et la parole : « Les troubles
proviennent de la manière d’être dans le corps 19. » Il s’agit alors de « saisir une
dynamique dans l’espace du corps vécu », par l’image du corps dans sa double
fonction : 1. De relation évolutive (dynamique) entre les parties et le tout ;
2. De contenu (sens potentiel) lié à l’histoire du sujet. Pankow explore le corps
familial pathologique : « Depuis des années, j’ai pu mettre en évidence que des
zones de destruction dans l’image du corps des psychotiques et certains malades
psychosomatiques correspondaient aux zones de destruction dans la structure
expériences humaines que
nous vivons (ibid., p. 214).
Voir plus loin.
12. La dépersonnalisation
désigne la perte de ses repères d’identité individuelle et
d’être humain.
13. H. de Macedo, Lettres
à une jeune psychanalyste,
Paris, Stock, 2008, p. 171 et
175.
14. J. McDougall, Théâtre du
corps, Paris, Gallimard, 1989,
p. 28 et suiv.
15. Ibid., p. 21.
16. Ibid., p. 37.
17. Ibid., p. 56.
18. Ibid., p. 33.
19. G. Pankow, Structure
familiale et psychose, Paris,
Aubier, 1977, p. 32 et suiv.
20. Ibid., p. 48.
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Les repères sur les troubles psychosomatiques
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familiale de ces malades 20. » Pour elle, l’image du corps vécu (mémoire de ce
qui advient dans la relation) est alors dissociée des capacités représentatives et
symboliques. Nous dirions que le sujet est empêché de recourir aux ressources
psychiques qui lui permettraient d’assimiler les expériences vécues, par le
passage de l’image aux mots 21. Le trouble corporel correspond « à une lacune :
à une zone de destruction dans le registre du désir 22 », reflet des impasses et des
interdits du référentiel familial.
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21. Cf. D.W. Winnicott, La
nature humaine, Paris, Gallimard, 1990, p. 209.
22. G. Pankow, op. cit.,
p. 150.
23. « Par activité de représentation, nous entendons
l’équivalent psychique du
travail de métabolisation propre à l’activité organique. Ce
dernier peut se définir comme
la fonction par laquelle un
élément hétérogène à la structure cellulaire est rejeté ou,
à l’inverse, transformé en
un matériau qui lui devient
homogène. Cette définition
peut s’appliquer en tout point
au travail qu’opère la psyché,
à la différence près que, dans
ce cas, l’élément absorbé et
métabolisé n’est pas un corps
physique mais un élément
d’information » (P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, Puf, 1999,
p. 25-26).
24. C. Nachin, À l’aide, y a
un secret dans le placard !,
Paris, Fleurus, 1999, p. 48.
25. « La disjonction de l’affect et de la représentation
est à la base de la découverte
psychanalytique et demeure
un fondement de sa pratique »
(D. Widlöcher, Métapsychologie du sens, Paris, Fleurus,
1999, p. 104).
26. J. McDougall, op. cit.,
p. 35 et 40.
27. Cf. A. Ksensée, « Dépression essentielle et narcissisme », Revue française de
psychanalyse, « Dépression
et psychosomatique », n° 68,
Paris, Puf, 2004.
28. S. Tomasella, « Extension ou extinction des feux :
de l’essaim au courant d’affects », Le Coq-Héron n° 176,
Toulouse, érès, mars 2004.
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Penser le réel correspond d’abord, pour le sujet, à métaboliser l’expérience
vécue. Du point de vue physiologique, la métabolisation désigne la transformation biochimique d’une substance dans un organisme vivant : il s’agit d’un
processus. Piera Aulagnier y a recours pour désigner le travail de représentation de la psyché 23. Insistant sur l’importance de la relation à l’autre, Abraham
et Torok, sur les pas de Ferenczi, parlent d’« introjection » : cette capacité à
« prendre et garder dans l’esprit les traces de toutes nos expériences – qu’il
s’agisse de nos sentiments, de nos désirs, des événements ou des influences
du monde extérieur 24 ». Il se trouve que, parfois, ce processus fondamental est
bloqué ou empêché…
En ce qui concerne notre thème de recherche, l’hypothèse traumatique
est souvent confirmée par l’éviction des sentiments, défense radicale contre
l’angoisse et contre la douleur 25. Joyce McDougall affirme : « Dans les états
psychosomatiques, c’est le corps qui se comporte de façon délirante, il surfonctionne ou bien il inhibe des fonctions somatiques, et cela d’une manière insensée
sur le plan physiologique. Le corps est devenu fou 26. » Le praticien se trouve
alors confronté à des patients (provisoirement) mutilés d’une partie de leur vie
émotionnelle et intellectuelle : leur pensée est « opératoire » – délibidinalisée
et excessivement pragmatique ; ils ne parviennent pas à nommer leur affectivité
(alexithymie) ; leurs affects sont « gelés » et la représentation verbale des vécus
corporels est compromise, voire impossible.
L’expression des sensations internes est le chemin vers le sentiment et la
pensée. Un trouble psychosomatique est une émergence de la mémoire traumatique. Il est souvent précédé de ce que Pierre Marty appelle une « dépression
essentielle » : elle révèle une faille dans le sentiment d’identité du sujet 27, mais
surtout dans ses capacités de symbolisation. Le chemin vers le sentiment est
aboli. Le corps n’est plus senti, ni pensé, dans ses zones atteintes… J’ai déjà
creusé cette question du gel et de la prise en bloc de la vie affective, à partir de
l’histoire d’un patient alcoolique gravement traumatisé dans son enfance et son
adolescence, dont les deux lignées étaient porteuses de lourds secrets. Je parlais
alors d’un « essaim d’affects » organisant ses cryptes et incorporations 28.
En voici un autre exemple. À propos des moments où elle n’arrive plus
à penser, une jeune femme boulimique m’explique qu’elle vit un phénomène
intérieur de dispersion, de dilution. La confusion devient parfois telle qu’elle
en arrive à réellement tourner en rond : « J’ai des tas d’éléments éparpillés
dans mon cerveau. Je n’ai plus la possibilité de les chercher et de les assembler
au bon moment. » À l’école, elle était aussi gagnée par cette impossibilité de
penser. Nous découvrons ensemble que dans ces phases particulières, elle se sent
insensible, vidée de toute possibilité de sensibilité. Son père les avait « laissées
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Métabolisation, pensée et symbolisation
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tomber », sa mère et elle. Les rêves et les associations libres nous mènent peu à
peu dans la crypte : elle a été abusée sexuellement lorsqu’elle était enfant, par
un vieux monsieur, posé jusque-là en figure paternelle… Aujourd’hui, pour ne
plus se laisser gagner par l’apathie et le vide, cette femme se met devant une
feuille de papier. Elle réfléchit « sur un autre thème », elle tente de « rassembler ses idées » pour écrire quelque chose : « J’essaie d’inventer une histoire,
ma sensibilité revient, je me sens de nouveau vivante. »
Avec Ferenczi à Budapest
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Dans le film Je vais bien, ne t’en fais pas 29, le secret ouvre une brèche
impensable vers l’inconscient. Loïc, le frère de Lili, est mort d’un accident d’escalade pendant qu’elle était en séjour linguistique à Barcelone. À son retour,
pour éviter de lui apprendre la nouvelle, ses parents disent à Lili que Loïc a fait
une fugue suite à une dispute avec son père. Lili n’arrive pas à y croire. Elle est
hantée par l’absence de son frère, cherche inlassablement des signes, puis se
laisse peu à peu dépérir. Elle ne se nourrit plus et finit par être hospitalisée…
Ici, le deuil de Lili est empêché par le mystère qui entoure la disparition de
son frère. Elle ne peut pas métaboliser sa perte, selon Claude Nachin, elle est
privée d’une « partie de sa propre capacité d’aimer, de s’intéresser et de créer ».
Il précise : « L’apparition du trouble somatique paraît bien correspondre à un
moment particulier où le travail du deuil subit un blocage sélectif en rapport
avec le retour inconscient de la problématique d’un deuil raté : en effet, dans
deux cas [ulcère à l’estomac, infarctus du myocarde], les patients n’avaient pas
pensé à leur deuil ancien avant le travail en séance 30. »
Voici l’exemple d’un enfant souffrant de fortes crises d’asthme liées à
la « maladie du deuil » de sa mère. Le secret douloureux de sa mère rendait
son trouble impensable. Le deuil correspond à un très grand chagrin, une
immense douleur sans dépersonnalisation : l’expérience peut être transformée
en connaissance. Le deuil devient impossible quand le défunt a été idéalisé :
cette idéalisation de la relation empêche le contact avec la réalité. L’idéalisation est un fantasme, une construction pour masquer les postures psychiques
de soi et de l’autre dans la relation. Le grand-père maternel de l’enfant meurt
brutalement dans un accident d’avion, dont le réservoir explose au décollage
de Madagascar. Il meurt asphyxié, les poumons emplis de kérosène. Un deuil
entravé ne vient jamais seul. Enfant, la mère perd sa nourrice, lorsqu’elle a
9 mois 31. À 6 ans, elle perd la nature océanique qui a bercé son enfance pour
venir habiter en ville à Genève. Depuis, la mère souffre de phobies variées : la
peur de conduire en ville, notamment…
À 15 ans, au mois de juillet, la jeune fille apprend la mort de son père –
très souvent absent et qu’elle avait fortement idéalisé en compensation – par
téléphone, au milieu de la nuit, puis à la télévision. « Je n’ai pas vraiment
réalisé qu’il était mort », dit-elle aujourd’hui. « Ce n’est pas possible, ce n’est
pas vrai… Je me sentais coupable, je ne lui avais pas dit que je l’aimais ; je
n’avais pas su le retenir. Il ne serait pas mort s’il avait su que je l’aimais…
Il m’abandonne ; il m’abandonne définitivement… Personne ne me protégera
jamais ! » La question de l’abandon est déjà particulièrement forte pour la jeune
femme : la dernière fois qu’elle voit son père, celui-ci, déjà divorcé de sa mère,
passe beaucoup de temps à parler avec son ex-femme au lieu de s’occuper de sa
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29. P. Lioret, France, 2006,
adapté du roman éponyme
d’E. Carrère.
30. C. Nachin, Le deuil
d’amour, Paris, L’Harmattan,
1998, p. 11 et 34.
31. « La maladie du deuil est
habituellement une évolution
spécifique d’une névrose
déjà constituée, à la suite
d’une perte objectale » (ibid.,
p. 17).
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La délicate question des deuils entravés
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fille. « Je me rends compte qu’il n’y avait pas de vraie relation entre mon père et
moi. » À l’abandon se mêle une grande colère, doublée de la rage d’être brutalement privée de ce fantasme de père idéal. Le deuil est impossible : la jeune
fille ne parvient pas à croire que c’est vrai. « Je l’ai vu à la télévision comme
un film de fiction ! Je faisais beaucoup de rêves de mon père encore vivant,
rêves dans lesquels mon père n’était pas mort et vivait ailleurs, prenait de mes
nouvelles… J’avais souvent l’impression de voir mon père dans la rue. »
À partir de l’âge de 3 ans, le fils de cette femme a commencé à avoir
des crises d’asthme. La plus forte ayant eu lieu au mois de juillet, au moment
de la date anniversaire de la mort accidentelle de son grand-père. « Mon fils
commençait par une toux rauque dans l’après-midi. La crise avait lieu la nuit
suivante et durait, avec des hauts et des bas, trois à quatre jours, pour se transformer souvent en bronchite, et une fois en juillet en pneumonie. »
Lorsque l’enfant a 6 ans, de nouveau en juillet, a lieu la plus grosse crise
d’asthme. Il est alors hospitalisé. L’enfant a parlé, peu après, de sa peur de
mourir en ne pouvant plus respirer (d’elle-même, ma patiente a pu alors repérer
le fantôme du grand-père mort asphyxié). Les crises étaient sévères. Le niveau
de danger n’était pas très élevé médicalement (pick flow moyen), alors que
l’enfant avait réellement beaucoup de mal à respirer, ses symptômes étaient
très impressionnants et son angoisse élevée. L’enfant était hanté par le fantôme
du mort gardé secret au fond de la mère, parce que le deuil n’était pas encore
accompli. Le garçon étouffait de l’idéalisation à laquelle sa mère ne pouvait
renoncer : « Si mon père est idéal, c’est que je suis une fille idéale, une femme
idéale », pourrait être la traduction de ce fantasme empêchant le deuil. Peu à
peu, la mère n’a plus besoin de se croire parfaite et idéale, et de tenter de le
faire croire aux autres. Quelque temps plus tard, la mère rencontre un homme
dont le métier est de retrouver les épaves d’avions sombrés en mer. La possibilité de trouver un bout de la carlingue de l’avion lui permet d’intégrer enfin
la mort de son ascendant comme réelle, et va l’aider à vraiment faire le deuil
de son père réel : « Il s’agit d’un élément indéniable de la réalité : c’est donc
vrai, mon père est réellement mort. » Depuis, même s’il garde une légère fragilité pulmonaire, l’enfant n’a plus connu de crises d’asthme. En définitive, les
détresses respiratoires correspondaient surtout à une invention de l’enfant qui
étouffait dans l’idéalisation défensive de sa mère pour éviter de laisser mourir
son propre père.
Perte de la capacité de penser et « travail du fantôme »…
Ferenczi insiste sur l’importance d’écouter l’enfant, afin de laisser émerger,
à partir de lui-même, sa propre compréhension du monde et de la réalité. L’enfant gagne à développer librement sa sensibilité, ses potentialités perceptives
et sa capacité de discernement. Ce que Nicolas Abraham appelle « le travail du
fantôme dans l’inconscient » vient pourtant perturber ce processus naturel chez
l’enfant qui est tracassé par le secret d’un de ses proches. « Placé sous le sceau
du secret, le Fantôme entraîne une nescience, une obligation de ne pas savoir,
pour le sujet qui en est affecté. […] Les manifestations cliniques fantomatiques
sont liées à un travail psychique incessant et désespéré de l’enfant pour combler
la lacune. […] Le fantôme au sens métapsychologique est donc une construction psychique de l’enfant, le produit de son travail psychique pour comprendre
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Une cure complexe intriquant les différents registres cliniques abordés
La question de l’angoisse de mort imminente, propre au traumatisme,
est centrale dans l’histoire de cette femme d’une quarantaine d’années, que je
prénommerai Elsa. « Parler de ses peines, c’est déjà se consoler », disait Albert
Camus : c’est exactement ce qu’Elsa ne comprenait plus…
Elsa travaille en milieu scolaire. Elle a derrière elle une dizaine d’années
de psychanalyse, dont plus de huit ans avec moi. Dans ce voyage à deux, qui a
parfois fait résonner les séances du côté d’une « folie à deux », l’« intertransfert 34 » a été chargé de beaucoup de mystères, de (bonnes ou mauvaises) surprises
et parfois de tourments. Pour cette femme, c’est alors avec son corps et dans son
corps que « ça se passe 35 »… La dernière période de sa cure a évolué autour de
ses empêchements à penser, autant que de troubles physiologiques importants
(urticaire, asthme et ulcère stomacal, notamment). Elsa peut parfois donner l’impression de fonctionner de façon machinale ; pourtant, tous ses symptômes sont
des créations : ils expriment sa vitalité, son goût pour la vie.
Bien que psychologue, Elsa est attristée de ne plus comprendre l’importance de la parole : « Je ne saisis plus la signification de “la parole guérit”.
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Avec Ferenczi à Budapest
32. C. Nachin, Les fantômes de l’âme, À propos des
héritages psychiques, Paris,
L’Harmattan, 1993, p. 11-12.
33. M.-O. Delacour, Ô Louise,
Paris, Gallimard, 2005.
Répondant à mes questions,
l’auteure précise : « Oui, il
s’agit bien de fantômes. Je
crois que le fantôme existe en
soi quand les mots manquent
pour le nommer. »
34. J’ai choisi l’expression
« intertransfert » pour désigner
les allers-retours du transfert,
c’est-à-dire la dynamique des
interactions conscientes et
inconscientes entre patient et
psychanalyste : sensations,
émotions, sentiments, images,
gestuelles, pensées et paroles
échangés.
35. Cf. S. Ferenczi, « Penser
avec le corps, c’est comme
l’hystérie », dans Journal clinique, Paris, Payot, 1985.
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et soigner son parent 32. » Se soigner lui-même, aussi, en créant de la symbolisation là où il n’y en avait pas. À la différence du fantasme, le fantôme est une
production psychique – souvent sous forme délirante – qui insiste pour rappeler
à la fois la faille humaine de la généalogie et l’éthique, niée par la famille.
Avec ce titre, le roman Ô Louise de Marie-Odile Delacour explicite de
façon subtile le travail du fantôme dans l’inconscient de la narratrice, avec des
retentissements dans l’intime de sa chair allant jusqu’à l’empêcher de faire
l’amour avec son homme, qu’elle aime pourtant sincèrement. Ce livre présente
un triple intérêt : il retrace la recherche de la narratrice sur les secrets dans sa
lignée maternelle ; il permet de percevoir à la fois la difficulté et la nécessité
intérieure d’une quête d’informations sur les secrets et les deuils des générations passées, ici plus particulièrement de sa mère et de sa grand-mère ; enfin,
il révèle comment la jeune femme peut progressivement s’approprier l’histoire
des femmes dans sa généalogie. À partir des informations patiemment récoltées, la narratrice réussit à donner un sens à ses troubles inexpliqués et retrouve
la possibilité d’une vie amoureuse.
Voici comment la romancière exprime, au sein de la narratrice, le fantôme
de sa grand-mère Anna, résistante, morte à Ravensbrück le 29 janvier 1945 :
« J’ai la sensation physique et morale d’être une blessée de guerre. Mon corps
porte des stigmates anciens, mais ils sont invisibles à l’œil. Pourtant je suis
née en plein baby-boom […] j’ai toujours connu la paix. » L’autre fantôme
concerne le secret gardé par Louise, sa mère, de l’assassinat par la grand-mère
de son deuxième mari, meurtre dont elle a été le témoin direct. « Pendant toutes
ces années, j’ai gardé en moi comme un enfant monstrueux le secret de ma
mère. Il était là tapi dans l’ombre, et je ne voulais rien savoir. […] C’est le
silence, le monstre, ces mots qui manquent pour remplir le vide. Mes blessures sont invisibles. Mes nuits sont peuplées de questions, les cadavres sans
sépulture me tourmentent. Toute cette violence me sidère 33. » La sidération est
l’arrêt même de la pensée, la paralysie de la capacité de penser. Elle est un des
tout premiers signes du trauma…
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36. Pour approfondir la
réflexion sur le déni et la
haine, lire M.-C. Defores, op.
cit., p. 37-40.
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Alors que je le comprenais très clairement avant. Je sens que j’ai besoin de
parler quand il m’arrive quelque chose, mais je ne vois pas comment ça peut me
soulager d’en parler. J’ai honte de ce “dysfonctionnement”. Je suis désespérée
de constater que je ne fonctionne pas. Est-ce que je ne suis pas folle quelque
part en moi ? Je lutte pour expliquer, pour trouver les mots intelligibles. »
Nous découvrons qu’une distorsion paradoxale existe en elle, une coupure
entre sentir et percevoir, c’est-à-dire entre ses sensations internes (sensations
psychiques et non pas seulement les sensations physiques) et son aveuglement
dû à une adhésion aux croyances ayant cours dans sa famille. Elle se coupe alors
du mouvement de la connaissance pour rester dans le statu quo du consensus.
En cherchant comment a pu se mettre en place ce paradoxe, Elsa perçoit qu’elle
ne « sait qui croire » dans sa famille. Du coup, elle ne sait que penser au sujet
de ce qu’elle ressent et de ce qui lui arrive. « Je pense à ma grand-mère et au
trouble que je ressens quand je l’évoque, au trouble mental et physique. Je suis
arrivée à la conclusion que je souffre d’un conflit entre ce que je ressens et ce
qu’on raconte dans ma famille (qui n’a rien à voir). »
À la séance suivante, Elsa explique les angoisses qui la secouent.
« Je cherche mon air, j’étouffe. J’ai peur de dormir. Je me réveille la nuit
en pleine panique. Je suis persuadée que c’est la mort. Une femme un jour m’a
dit que l’on pouvait mourir d’angoisse. J’aurais aimé que vous me parliez. J’ai
très peur le soir. » De fil en aiguille, Elsa revient à ce qui la hante : ne plus
comprendre… « Je pensais aux secrets de ma famille, à tout ce qui est dissimulé et je me revoyais en train de vous poser la question : pourquoi ça guérit
de parler ? Vous me répondez… J’ai envie de vous demander : expliquez-moi
s’il vous plaît, exactement comme à un nouveau venu sur terre. S’il vous plaît,
faites comme si je ne connaissais rien, comme si je ne comprenais rien à rien et
apprenez-moi à parler. Je suis comme un extra-terrestre qui débarquerait chez
les humains, comme un mécanicien qui aurait pris un énorme coup sur la tête et
qui ne saurait plus ce qu’est un moteur. » Peu à peu, nous nous rendons compte
que la dissociation a été son principal mode de défense. Il s’agit alors pour Elsa
de retrouver son corps et sa présence au monde.
Lorsque je lui demande si elle perçoit son corps : Elsa me répond « non ».
Elle associe librement et me parle de sa famille, des frayeurs qu’elle y vivait,
et plus particulièrement de son père qui la photographia nue au moment de la
puberté, pour vendre ses clichés à une revue érotique. Sa mère a été complice,
elle n’a rien dit, elle a laissé faire ; mais, elle, Elsa, pourquoi n’a-t-elle pas
réussi à dire non à son père ? Elle s’en veut beaucoup. Quand elle parle de
son père, ses pieds, ses genoux et ses épaules entrent en dedans. Elsa raconte
alors ses angoisses et ses difficultés à respirer : « Dans ma famille, personne ne
veut m’entendre, moi. Je souffre de cet aveuglement généralisé et des excuses
systématiques que mes proches inventent pour éviter de voir mon père tel qu’il
est. » Ce déni 36 de la réalité « l’assomme », la rend « abrutie, ahurie » : « Je
ne peux plus penser » dit-elle. « Ma famille m’embrouille, on me demande de
faire comme si de rien n’était. » Cela lui donne mal au ventre (elle souffre de
spasmes intestinaux), des migraines aussi et des vertiges : « Je me sens partir
dans un tourbillon. » Je lui demande de préciser ses symptômes et les moments
où ils se présentent : elle repère qu’ils apparaissent principalement quand elle
parle de sa famille avec sa mère, sa sœur ou ses cousines : « Je ne suis pas d’accord avec elles et elles se moquent de moi. »
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Avec Ferenczi à Budapest
37. G. Pankow, op. cit., p. 19.
38. Il s’agit d’une vision intérieure survenue, par le biais du
transfert, dans l’écoute âme et
corps du psychanalyste. « La
sensation et l’image peuvent
actualiser ce qui est non visible mais réel », précise M.-C.
Defores (op. cit., p. 34).
39. Une autre fois, elle me
dira : « Je suis comme un
clou sur une planche, figée,
seule. »
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Je l’interroge sur ce qui se passe en elle dans ces moments-là. « Je sens
que ça remue, ça grouille dans mes intestins, ça bouge là-dedans. Je me sens
serrée dans mon corps comme quelqu’un de malheureux que l’on n’entend
pas. » Elsa ressent une forte rage à ne pas être entendue. Percevoir le déni des
détournements de l’éthique dans sa famille fait soudain émerger en elle des
pulsions agressives jusque-là refoulées. « J’ai envie de les étrangler, de tous les
tuer. » Elle voudrait évacuer cette rage qu’elle enferme en elle et qui ne peut
pas sortir. Cette rage contenue provoque d’abord des étouffements, puis un fort
écœurement, enfin des troubles intestinaux. La violence (le feu) se retourne
contre elle, du fait qu’elle n’investit pas cette force de vie qu’est l’agressivité
dans un combat avec sa famille pour affirmer ce qu’elle pense, elle, à partir de
ses ressentis concernant la réalité.
Peu à peu, Elsa a pu reprendre contact avec son corps et en parler. Nous
avions fait là, ensemble, un pas important. « Ce qui importe avant tout dans la
psychothérapie, c’est de savoir comment un être humain vit dans son corps, ou
mieux, comment il le vit 37. » C’est alors qu’est survenue une urticaire géante,
qui a duré plusieurs semaines et affolé Elsa, qui se réfugie parfois aux urgences
« hospitalières » (sa famille étant – et ayant été – tellement inhospitalière).
Quelque temps plus tard, suite à une séance mouvementée, Elsa affirme :
« Tout bouge en moi, autour de moi ; je veux dire dans ma façon de percevoir,
de comprendre ; même si je suis encore malade tous les jours. Ce qui me faisait
beaucoup paniquer, c’était les gros malaises qui accompagnaient l’urticaire,
presque à tomber dans les pommes. Je parle au passé avec espoir car, hier, j’ai
compris ce que vous me dites : que l’angoisse pouvait provoquer ces crises
d’allergie. » En fin de séance, elle revient à sa révolte contre sa famille. « J’ai
de la rage à voir leur aveuglement… Cela m’assomme. J’ai l’impression de me
cogner contre un mur. » (Il s’agit du mur du déni, image du corps qui figure la
coupure entre conscient et inconscient.) Puis, d’elle-même, spontanément, elle
découvre l’origine de ce qui l’irrite et enflamme sa peau. « Tout ce que je leur
dis reste lettre morte : ça m’horripile, cela me donne de l’urticaire. »
Un souvenir familial va alors débloquer encore un peu plus la situation.
À la séance suivante, elle me dit : « Je suis sensible à tout. » Elsa a vécu de
nouvelles crises de panique les jours derniers. « J’étouffe. J’ai l’impression
d’étouffer tout le temps. » À quel moment est-ce le plus fort ? La patiente
repère que l’angoisse est à son paroxysme au moment du repas, surtout le soir.
Elsa parle d’angoisse de mort, de déprime, de mal à la gorge (dû, en fait, à un
reflux œsophagien) et de rougeurs au visage, qui lui faisaient croire à des allergies. Suite à une image qui m’est venue en l’écoutant 38, je demande si l’un de
ses ascendants est mort étouffé. Elle me révèle que son arrière grand-père s’est
suicidé un soir, en se pendant dans la salle à manger. Sa grand-mère lui en avait
souvent parlé, justement à l’occasion des repas : la petite fille en perdait l’appétit… D’autres associations libres l’amènent à parler de ses malaises : « Les
bras m’en tombent, j’ai les jambes coupées », dit-elle en parlant de ses vertiges.
L’angoisse l’empêche d’aller travailler. « Je suis clouée chez moi 39. Je ne peux
plus rien faire. » Je lui demande alors ce qu’elle a sacrifié. Elle me répond :
« Ma vie professionnelle, ma vie de femme. »
À ce stade, il était crucial de ne rien attendre d’Elsa : ne pas chercher un
succès, ni même craindre un échec. Enfant, et jusqu’à cette dernière phase, elle
n’avait pas pu faire l’expérience pulsionnelle de l’agressivité et de la colère.
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40. « Cette absence de référence de l’humain met la victime au bord du gouffre, dans
le risque de la perte de son
axe, de son identité » (M.-C.
Defores, op. cit., p. 55).
41. « La folie me fait plus
peur que la mort », dira-t-elle
à la fin de cette séance. Dans
la lignée maternelle, plusieurs
femmes étaient schizophrènes…
42. Voir S. Tomasella, Le surmoi, Paris, Eyrolles, 2009.
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Elsa avait besoin de pouvoir se déterminer par elle-même, jusque dans sa
psychanalyse, y compris contre son psychanalyste. Ce qui ne manqua pas de
se produire…
La semaine suivante, elle réussit à dire qu’elle se méfie de moi et de mes
paroles. D’ailleurs, elle dit qu’elle ne peut plus rien avaler. Elle est effectivement amaigrie. Je lui demande ce qui l’écœure. Elle me répond que lorsqu’elle
était à l’école maternelle, elle vomissait tous les matins. Elle se souvient que
cela la rendait très malheureuse. Sa mère ne lui offrait pas de bonbons, ne
faisait pas de gâteau. « Il n’y avait jamais de fête à la maison, pas de joie,
pas de douceur. C’était sinistre. » Elle se rappelle aussi un vieux voisin qui la
dégoûtait. « Il parlait grossièrement en faisant des allusions grasses à propos du
sexe des petites filles… Le moindre petit bout de gras me dégoûtait », préciset-elle. À tout cela s’ajoutent les châtiments corporels, punitions et vexations,
à l’école maternelle. Elsa précise, entre autres : « On me forçait à manger, je
vomissais. » Au fil de ses associations, elle en arrive à dire que « sa famille
ne supporte pas qu’un enfant soit un enfant » : « Les enfants sont considérés
comme des automates, des statuettes, sans pensées ni sentiments. »
Elsa avait fait sienne cette conception de « l’enfant pantin », en la prenant
au pied de la lettre et en s’y soumettant, inconsciemment. L’image du corps du
pantin révèle la compromission dans laquelle Elsa s’était mise dès l’enfance.
Elle figure sa position subjective, ce qu’elle a été intérieurement : accepter d’être
le pantin de ses parents. Par peur de souffrir, l’enfant accepte de laisser invalider son ressenti pour rester en accord avec le message collectif, le discours de
son milieu. Ce qui angoissait le plus Elsa était donc de croire devoir renoncer à
ce qui la maintenait vivante et la faisait exister : sa sensibilité et sa pensée 40.
Elsa fait de nouveau un grand pas en avant en comprenant l’importance
de différencier le registre physique du registre psychique (le « substantiel » du
« subtil », comme le dit Françoise Dolto). En fait, elle prend conscience qu’elle
n’était pas réellement en danger de mort : elle avait surtout peur de devenir
folle 41 (de mourir psychiquement). Une première phase de bilan permet à Elsa
de confirmer que ses angoisses de mort subite sont dues : à une terrible expérience d’empoisonnement en Côte d’Ivoire, lorsqu’elle avait 6 ans ; à l’attitude
irrespectueuse de son père contre laquelle elle n’a opposé aucun refus ; aux
« fantômes » des morts mal partis dans sa famille (notamment ce grand-père qui
s’est pendu, un enfant mort d’une chute sur la tête, une femme assassinée, brûlée
vive). Quand l’angoisse devenait trop forte, le corps prenait le relais en envoyant
des signaux de détresse, avec l’asthme, l’urticaire ou l’ulcère à l’estomac.
Nous sommes ainsi parvenus à une période durant laquelle Elsa, plus
apaisée, a pu faire l’expérience de l’illusion, ce qui n’avait pas été possible
jusque-là. Elle était heureuse de constater sa nouvelle capacité à s’exprimer
avec humour, à rire d’elle-même ou de situations de son quotidien, à raconter
ses rêves, des films qu’elle avait vus ou encore ce qui lui arrivait. La capacité à
jouer avec ses illusions lui a permis – plus tard – de vivre un passage dépressif
conscient durant lequel il lui a été possible de faire face à la prise en compte de
ses désillusions.
« Maintenant, je n’ai plus d’élan, ça m’angoisse terriblement. Je ne lis
plus, je ne vois plus de film, je ne suis pas très investie dans mon travail… Je
ne vis plus. Je pourris sur pied. Je ne réagis pas et je m’angoisse. » Je lui fais
remarquer que son angoisse est liée à l’inertie 42 dans laquelle elle est plongée.
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Pour conclure
Les perturbations somato-psychiques résultent d’une incapacité, ponctuelle ou durable, à introjecter (donc à métaboliser, à penser) les effets d’un
drame, privé de toute possibilité d’expression verbale, qu’il s’agisse d’un trauma
personnel ou de l’influence transgénérationnelle d’une tragédie familiale. Une
telle tragédie est à chaque fois un détournement de l’éthique humaine, origine
profonde du traumatisme, qui ne peut être découverte que personnellement, à
travers sa propre souffrance.
L’ensemble soma-psyché met alors en scène, dans le temps et l’espace, ce qui
a été frappé du sceau de l’indicible ou de l’impensable, sous la forme d’un refoulement, associé à un blocage de la sensibilité et un gel de la vie affective. Cette
hypothèse générale reste à confirmer plus largement par d’autres exemples.
Résumé
Certains troubles psychosomatiques sont des créations du sujet qui viennent tenter d’exprimer, dans le registre corporel, la mémoire enfouie d’un trauma ou d’une série de traumas concernant la généalogie. Comment les repérer ? Comment les faire émerger de la
mémoire ? Comment les mettre au jour pour que ces troubles laissent place à une créativité plus consciente et moins dévoratrice d’énergie, désormais orientée vers la vie ?
Mots-clés
Trauma, mémoire, symptôme, refoulement, inconscient, deuil, fantôme, perception,
sensation interne, image intérieure, pensée, métabolisation, introjection, création.
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43. Entre les séances, parfois rapprochées, Elsa prenait le temps de m’écrire.
Au moment des crises, elle
écrivait tous les jours, un
ou plusieurs longs courriels
chaque jour. J’y repère une
passion commune pour la
recherche, que permettaient
notre alliance de travail et la
confiance réciproque entre
nous.
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Malgré sa moue, elle opine de la tête : elle ne va pas bien, mais elle ne fait rien
pour aller mieux… La séance suivante confirme un pas décisif : Elsa s’est mise
à penser sa différence, notamment quant à la projection parentale (ce qu’elle
devrait être) et le fantasme collectif du code social (ce que devrait être sa profession). Elle peut entrer dans le mouvement de ce qu’elle est et de ce qu’elle
désire, en partant d’elle. « Cela me faisait mal au cœur. Pendant longtemps, j’ai
cru que me sentir différente équivalait à me sentir détestable, minable, indigne
d’être aimée ou même indigne d’être acceptée. Ma différence était un défaut,
une tare. » Elle découvre en elle une autre défense fondamentale : elle croyait
qu’il valait mieux ne pas exister vraiment et être invisible plutôt que risquer
d’être rejetée. « Par moments, je me sens tarée. Je n’ai pas cultivé cette différence, je ne l’ai pas “validée”. Je ne sais pas qui je suis. »
Les symptômes physiques ont disparu : une question existentielle surgit enfin,
question qui la concerne, elle, directement, singulièrement, en tant que sujet. À
partir de ce moment, je crois que j’ai commencé moi-même à la voir autrement,
à avoir moins peur qu’elle soit « folle », à mieux l’accueillir, à l’écouter de façon
plus détendue. La suite de sa psychanalyse s’est déroulée avec une aisance inhabituelle pour elle comme pour moi, une bonne humeur joyeuse…
Elsa va bien. Elle a déménagé, elle n’habite plus le même immeuble que sa
mère, un peu loin de tout. Elle a acheté « un joli appartement » en centre-ville,
qui lui plaît à elle. Désormais, elle vient tous les quinze jours. Elle parle d’arrêter
sa psychanalyse : nous nous sommes donné encore un peu de temps. De mon
côté, avec cette patiente peut-être plus qu’avec d’autres, j’ai dû me défaire de
mes a priori théoriques, de mes préjugés sociaux et de mes automatismes idéologiques. Parfois, le désarroi était tel, de part et d’autre, que nous avons été obligés
d’inventer, au jour le jour 43, des réponses ajustées à des situations nouvelles.
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