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Richard Gagnon
Éduquer après
Carl Gustav Jung
suivi de
Métaphores et autres vérités
Éduquer après Carl Gustav Jung
suivi de
Métaphores et autres vérités
Richard Gagnon
Éduquer après Carl Gustav Jung
suivi de
Métaphores et autres vérités
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Mise en pages : In Situ
Maquette de couverture : Laurie Patry
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 3e trimestre 2013
ISBN : 978-2-7637-1647-3
PDF : 9782763716480
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval.
à Nidia
Table des matières
Avant-propos..........................................................................................1
Première partie
Éduquer après Carl Gustav Jung
Chapitre I
Éduquer après C. G. Jung......................................................................9
La pensée...........................................................................................9
Le sentiment......................................................................................15
La sensation.......................................................................................24
L’intuition.........................................................................................39
Le Soi et la structure de la psyché......................................................50
Sept conséquences de la psychologie jungienne en éducation.............63
Le système didactique (après Jung et Pauli)........................................84
Seconde partie
Métaphores et autres vérités
Prélude...................................................................................................89
Chapitre II
Considérations sur les déterminants d’une didactique de disciplines
techniques..............................................................................................91
Essai sur un mode semi-métaphorique...............................................91
La formation du technicien................................................................93
L’épistémologie du technicien............................................................98
Le savoir du technicien......................................................................101
Les principes d’incertitude du technicien..........................................105
Le formateur du technicien................................................................109
Mais encore ?.....................................................................................110
Bibliographie.....................................................................................112
Interlude................................................................................................115
vii
Éduquer après Carl Gustav Jung
Chapitre III
Je hais les gauchers ou
De la formation en santé et sécurité au travail........................................117
La quadrature du cercle.....................................................................118
La santé et la sécurité dans le milieu de la formation professionnelle et
technique...........................................................................................121
Des exemples.....................................................................................124
Conclusion........................................................................................127
Bibliographie.....................................................................................129
Interlude................................................................................................131
Chapitre IV
Compétence, savoir signifiant et styles d’apprentissage
en formation professionnelle et technique..............................................133
Le concept de compétence.................................................................135
Savoir signifiant et styles d’apprentissage...........................................139
Styles d’apprentissage et enseignement...............................................145
Conclusion........................................................................................150
Bibliographie.....................................................................................153
Interlude................................................................................................155
Chapitre V
« Que sont [nos] amis devenus ? » ou Apprendre en milieu virtuel...........157
Apprendre.........................................................................................158
Un apprentissage signifiant................................................................160
Du réel au virtuel..............................................................................167
Conclusion........................................................................................174
Bibliographie.....................................................................................176
Interlude................................................................................................177
Chapitre VI
De l’épistémologie des disciplines professionnelles et techniques............179
Des métiers et des techniques............................................................181
Des conséquences pédagogiques et didactiques..................................189
Conclusion........................................................................................196
Bibliographie.....................................................................................197
Interlude................................................................................................199
viii
Table des matières
Chapitre VII
Savoir et ignorance signifiants tout au long de la vie...............................201
Le savoir signifiant.............................................................................201
L’ignorance signifiante.......................................................................205
Savoir apprendre, savoir ignorer.........................................................210
Bibliographie.....................................................................................213
Postlude.................................................................................................215
ix
Avant-propos
Ce livre est un accident, un collage opportun de textes rédigés sur une
période de dix-sept ans, depuis le tout premier qui ouvre la seconde partie,
dans une version d’abord sans figures, sans références bibliographiques autres
que l’ultime citation de Jacques Poulin, sans sous-titre pour avertir le lecteur
d’une attitude inhabituelle à prendre, sans notes explicatives infrapaginales
qui rassurent, sans ce frac académique nécessaire en somme à tout imprimatur
et qui fut revêtu de mieux en mieux au fur et à mesure des révisions du texte
jusqu’à sa publication dans sa forme achevée, douze années plus tard, dans une
revue brésilienne en ligne ; jusqu’au dernier rédigé, le chapitre V de la seconde
partie, inédit. Dix-sept années à creuser les mêmes sillons, à récrire les mêmes
mots parfois, et presque les mêmes phrases, à hanter les mêmes intuitions, les
mêmes idées, les mêmes incertitudes, à chaque fois néanmoins sous une autre
lumière, dans un autre décor, occupé à des questions simultanément semblables et distinctes, comme dans un film muet, sans s’apercevoir toujours du
progrès accompli. Le résultat, pour ces mêmes raisons, est presque homogène.
À sa base, deux idées rigoureusement fausses par leur manichéisme naïf,
pétries de romantisme et d’immaturité pour guider et forcer le travail, comme
une posture méthodologique, mais absolument vraies par ailleurs quand les
limites du discours rationnel sont pour quelques furtifs instants transcendés,
dans un traitement tout bonnement incapable de distinguer concrètement l’un
et l’autre de ces extrêmes, faute tout probablement de bien comprendre les
idées.
La première est un combat d’arrière-garde, le fondement même de la
démocratie, l’affrontement profondément occidental entre une société et ses
membres, individus uniques que l’on confond si souvent avec des citoyens. Elle
postule, à tort probablement si le cours de la psychologie ressemble un tant soit
peu au cours de la physique – qui tellement s’échine pour ordonner ses particules qu’elle ne sait plus circonscrire –, qu’en lui-même l’individu existe,
délimité et déterminé tel un atome de Démocrite mais mortel, qu’il vit sa vie
et qu’il devient, avec le temps et les expériences, ce vers quoi elle l’aura conduit,
1
Éduquer après Carl Gustav Jung
dans le respect optimal de sa nature, dans celui aussi de ses devoirs lorsqu’il
endosse pleinement et sans déchirure de contribuer également au devenir
social. Elle postule aussi, forcément et réciproquement, que la société existe
par ailleurs, en tant que collection d’individus en interaction qui en détermine
la culture, mais peut-être aussi en tant qu’entité supra-individuelle qui subordonne l’individu à une culture qui le dépasse, ou peut-être encore, plus
probablement, comme une combinaison quelconque de ces deux extrêmes ;
quoi qu’il en soit, nous n’aurons pas à trancher, pour nos besoins, sur l’origine
anthropologique du citoyen. Cette opposition profonde entre individu et
société est aimable et désirable, vitale même dans sa nécessité d’être maintenue
active et dynamique, bien qu’elle soit constamment menacée par les pulsions
égoïstes de l’un et par l’ambition totalitaire de l’autre. Nous l’exprimerons
symboliquement sous cette forme :
individu ↔ SOCIÉTÉ
pour marquer graphiquement le rapport de force inégal entre ces deux entités
et pour suggérer le véritable devoir démocratique qui ne substitue pas la loi du
plus fort à celle de la majorité, mais qui s’accommode plutôt des différences
qui ne la mettent pas en péril. Individu et société y trouvent alors leur compte
dans une tolérance assumée de l’un et de l’autre.
La seconde idée procède d’une quête de sens toute banale : « Que signifie
savoir ? », puisqu’il semble que nous n’ayons pas encore répondu, en toute
confiance mais vulnérables, à cette question. Car elle est tautologique, et c’est
précisément pour cette raison qu’elle est en réalité insoluble, car nul ne peut se
soulever en tirant sur ses lacets de chaussure. Elle poursuit néanmoins
quiconque craint l’ignorance comme un enfant craint la nuit. Quant à nous,
nous avons procédé à la manière des taupes, à tâtons, mais systématiquement.
Nous avons d’abord triché. Pour nous tirer d’embarras, nous avons feint de
répondre à cette question en définissant le savoir, d’un type que nous avons
qualifié de signifiant : pertinent et valide avons-nous résumé. Nous n’avons pu
faire mieux, les lacets des chaussures ont cédé ; mais nous avons déduit des
conclusions fermes de cette définition, notamment dans le champ de la formation professionnelle et technique. Puis, pour entr’apercevoir le territoire à
explorer, ce qu’il nous revient de connaître dans notre vie d’humain, nous
avons répertorié nos outils cognitifs : avec quoi pouvons-nous apprendre ? et
que pouvons-nous apprendre avec ces outils ? Une certaine lumière a alors
percé, blafarde, timide, mais bienfaisante, en plein cœur de l’obscurité. Quatre
facultés cognitives se sont manifestées, les fonctions psychologiques de Jung
2
Avant-propos
dont nous traitons abondamment dans la première partie de cet ouvrage, et le
savoir, conscient et inconscient, mais aussi l’ignorance, d’égale nature et tout
aussi précieuse, comme un couple uni. Nous avons entrevu des effets de cette
dualité : sur la formation en général, et sur la formation professionnelle et
technique et la formation à distance en particulier.
Ce livre est divisé en deux parties. Le modèle de la psyché humaine
selon Jung occupe la première, une place très importante dans la perspective
de notre quête de sens car c’est ici que sont examinés dans le détail les moyens
à la disposition de l’être humain lorsqu’il apprend le monde, de même que le
développement de la maîtrise de ces moyens tout au long de sa vie. D’importantes conséquences découlent de ce modèle sur l’enseignement et
l’apprentissage, bien que l’on soit souvent incapable dans la pratique de les
prendre en compte correctement, comme si elles servaient surtout à souligner
les limites de notre action pédagogique sur notre apprentissage. De nombreuses
pistes de réflexion et de recherche à venir y sont esquissées, dont l’une nous
tient particulièrement à cœur, soit l’importance des archétypes dans l’apprentissage de savoirs fondamentaux, mais plus généralement les relations entre la
psyché humaine et le savoir sur le monde. L’œuvre de Jung est colossale et le
demeure ; de toute évidence, elle reste largement inexploitée dans le champ de
l’éducation.
Le premier texte mentionné plus haut ouvre la seconde partie. Y sont
exposées, sans véritable approfondissement, comme disposées à la vue pour
s’en servir ensuite, les deux idées fondatrices de ce livre, centrées sur la formation professionnelle et technique. Une attention particulière est accordée à la
nature des savoirs techniques, dans leurs aspects privé et public, théorique et
pratique, ainsi qu’à leur validation tant sociale qu’individuelle. Trois hypothèses sont émises, sur les critères de validation des savoirs par un individu, sur
les caractéristiques d’une connaissance signifiante pour un technicien autonome réputé compétent et sur l’incertitude inhérente à l’acte même de
formation du technicien. Jung n’était pas encore présent, sauf en germes, mais
la recherche d’un savoir signifiant l’était déjà tout entière. Écrit très librement,
ce texte a constitué pour nous un programme de recherche qui nous guide
encore.
Les textes suivants approfondissent en partie ces idées ; elles y sont appliquées à des situations diverses qui en démontrent la portée mais aussi les
limites. Elles encadrent, au chapitre III, un plan de formation à la santé et à la
sécurité au travail adapté pour les milieux de formation professionnelle et
technique ; et au chapitre IV, elles affrontent l’épreuve de la diversité des styles
3
Éduquer après Carl Gustav Jung
d’apprenants auxquels tout enseignant doit faire face, notamment ceux de la
formation professionnelle et technique.
Puis, le chapitre V convie de très près C. G. Jung. D’un point de vue
humain, dit-il en substance, nous connaissons plus et mieux dans la mesure où
nous appréhendons l’objet de savoir par l’ensemble des moyens dont nous
disposons pour ce faire, c’est-à-dire, selon sa perspective, les quatre fonctions
psychologiques qu’il a reconnues. Le cas échéant, une riche connaissance s’ensuit, celle d’un ami très cher, par exemple, dont nous savons tant de choses ; à
défaut, une connaissance éminemment pauvre en résulte : que savons-nous,
véritablement, du cœur des étoiles ? Mais auquel de ces deux extrêmes les environnements d’apprentissage virtuels de plus en plus courants nous attirent-ils ?
Quel est ce savoir humanoïde qu’ils paraissent engendrer ?
C’est au chapitre VI que les concepts de tradition et de technoscience
sont utilisés pour situer les métiers et les spécialités techniques visés par la
formation professionnelle et technique et pour en explorer les déterminants
épistémologiques. À cette fin, les origines diverses de cette formation et les
matières conceptuelles et empiriques qui la déterminent et qui en reflètent à
plus d’un égard la culture sous-jacente sont étudiées, de même que les approches pédagogiques et didactiques privilégiées par la communauté lorsqu’il est
question de former ses membres. En ressortent des différences fondamentales,
et divergentes, quant aux modes de constitution des savoirs des uns et des
autres domaines, quant aux démarches épistémologiques qu’on peut y associer
et quant aux rapports à ces savoirs.
Au chapitre VII, enfin, savoir et ignorance sont présentés comme des
moyens privilégiés d’adaptation aux conditions du monde contemporain,
pourvu qu’ils soient signifiants l’un et l’autre. Analysés à la lumière des
concepts de pertinence et de validité, des définitions en sont proposées. Il y est
surtout suggéré que la compétence véritable, notamment celle de l’enseignant,
inclut savoir apprendre et savoir ignorer.
Intercalés entre les chapitres de la seconde partie, ouvrant et fermant
celle-ci, de petits bouts de réflexion sur l’ordinaire de l’apprentissage, et sur
l’extraordinaire aussi, ce qui l’était encore du moins pour nos prédécesseurs
récents, qui l’est de moins en moins pour nous, à notre insu hélas, la plupart
du temps, comme pour nous rappeler que le mystère n’est ni devant ni derrière,
mais en nous. Et puis, au bas de très nombreuses pages, particulièrement dans
la première partie, des notes, que le lecteur soucieux de maintenir la fluidité de
sa lecture n’aura qu’à négliger, quitte à y revenir, après coup.
4
Avant-propos
Je remercie Denis Simard, professeur et collègue du Département
d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de la Faculté des sciences de
l’éducation de l’Université Laval, pour avoir lu attentivement le manuscrit et
en avoir proposé la publication dans la collection Éducation et Culture, qu’il
dirige, aux Presses de l’Université Laval, et André Baril, éditeur des Presses de
l’Université Laval, pour ses remarques judicieuses. Je remercie surtout ma
femme, Nidia Balán, pour le quotidien de notre traversée. Ce livre lui est
dédié.
5
Première partie
Éduquer après Carl Gustav Jung
Chapitre I
Éduquer après C. G. Jung
J’ai été très profondément marqué par Jung1, qui conçoit la psyché
humaine comme le résultat du développement inégal et complexe de quatre
fonctions psychologiques élémentaires indépendantes, communes à tous les
êtres humains, comme autant de portes d’entrée sur le monde extérieur
physique et sur le monde intérieur psychique2. Ces quatre fonctions sont la
pensée, le sentiment, la sensation et l’intuition, que Jung expose minutieusement dans un ouvrage exhaustif et savant sur les types psychologiques3, mais
qu’il convient de revoir ici sommairement pour, d’une part, les définir et les
appréhender – bien que cela soit particulièrement difficile –, et pour, d’autre
part, situer ces fonctions au regard de l’enseignement et de l’apprentissage.
La pensée
La pensée, pour Jung, c’est la capacité de se représenter les choses, les
idées, les images et les événements par des concepts, et de relier ces concepts
entre eux afin de générer des explications qui donnent un sens au monde, afin
de comprendre ce monde en recourant aux règles admises de la logique et de
1.
Carl Gustav Jung (1875-1961), psychiatre et psychanalyste suisse, dont les travaux sur l’inconscient et sur le développement psychologique de l’être humain ont fait école. Il est, avec
Freud, Adler et quelques autres, l’un des pionniers de ce qu’on a appelé la psychologie des
profondeurs, qui reconnaît d’emblée l’existence et l’influence considérable de l’inconscient
sur les attitudes et les comportements humains.
2.Ensemble, ces deux parties constituent ce que j’appelle le monde : l’une, de type objet, est
perçue par nos sens, c’est le monde extérieur physique ; l’autre, que nous percevons en tant que
sujet, délimite le monde intérieur psychique. Il est clair que, dans ces conditions, l’être
humain fait partie du monde, qu’il lui est donc impossible d’observer, objectivement, de l’extérieur.
3. C. G. Jung (1991). Types psychologiques, Genève : Georg Éditeur S.A., 508 p. (publication
originale en langue allemande, 1920).
9
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
ce que nous nommons la raison ; c’est la fonction intellectuelle de l’être
humain, celle qu’il utilise pour juger du vrai et du faux sans état d’âme, sans
émotion, avec toutes les nuances objectives dont il est capable, malgré les difficultés, les doutes et les incertitudes que cela engendre4. Cette fonction est des
plus sollicitées en milieu scolaire ; la seule irions-nous jusqu’à croire souvent en
formation générale, quand on l’utilise pour faire des mathématiques, de la
géométrie, de l’analyse grammaticale, de la sociologie, des sciences naturelles,
de la philosophie, voire des sciences religieuses, au détriment fréquent de
toutes les autres ; l’une parmi d’autres, en revanche, en formation professionnelle et technique, où la pensée sert constamment pour planifier des opérations,
comprendre des mécanismes de fonctionnement d’appareils ou de dispositifs,
conceptualiser des situations problématiques, mais avec moins d’ostentation
qu’en formation générale, car d’autres fonctions psychologiques occupent
aussi une large place dans ces domaines, comme nous le verrons ci-après. En
somme, en milieu scolaire, on recourt à la pensée pour tout apprentissage qui
requiert de structurer des connaissances, d’élaborer des modèles explicatifs, de
juger d’un état de vérité d’une question ou d’une situation5 : La vigne est-elle
suffisamment irriguée ? Produira-t-elle de bons fruits ? Pourquoi ces taches de
couleur tabac sur les feuilles ? Qu’est-ce que la chlorophylle et à quoi sert-elle ?
Comment peut-on protéger les cultures ? Le phylloxéra, est-ce un insecte ou
4.
À un stade primaire ou primitif de développement, Jung parle de pensée concrétiste, laquelle
établit des relations entre des concepts concrets, c’est-à-dire, suivant la définition de Jung,
encore liés à des éléments qui ne le spécifient pas, des sensations ou des sentiments par
exemple. Ainsi, chez l’enfant, ajuster des formes géométriques de bois de pin de couleurs
différentes dans une matrice correspondante constituerait une illustration adéquate d’une
telle pensée. La pensée concrétiste peut être rapprochée de la pensée symbolique de Piaget
(voir La formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel et Paris : Delachaux & Niestlé, c1945,
1976). Toutefois, l’adulte en fait régulièrement usage lorsqu’il ne parvient pas, ou qu’il ne
cherche pas, à extraire les sentiments ou les sensations de l’objet qu’il s’agirait, par exemple,
d’abstraire conceptuellement. Il peut être quasi impossible de ne pas saliver à la pensée d’un
plat dont nos sens gustatifs se délectent, puisqu’un réflexe y est vraisemblablement associé, ou
de ne ressentir nulle peur à la pensée d’un chien qui nous aurait mordu férocement. La pensée
concrétiste est donc l’apanage de chacun d’entre nous à des degrés et dans des circonstances
divers. Dans la discussion qui suit, cependant, il n’est question que de pensée abstraite, une
pensée clairement élaborée, dénuée de facteurs contingents.
5.On néglige, aussi, souvent de se servir de la pensée en milieu scolaire, notamment lorsqu’il
conviendrait d’intégrer aux enseignements officiels les idées personnelles et privées des élèves
et des enseignants, les hypothèses et conclusions auxquelles ils sont parvenus par eux-mêmes,
à partir de leurs expériences personnelles et de leurs intuitions objectivées et rationalisées.
Malheureusement, l’enseignement scolaire officiel met un accent quasi exclusif sur le savoir
social au détriment du savoir individuel ou privé. Nous revenons, plus loin dans cet ouvrage,
sur cette importante question.
10
1 – Éduquer après C. G. Jung
un champignon ? C’est en usant de la pensée que nous comprenons des théories et que nous les utilisons pour, dans une certaine mesure, expliquer le passé
et prédire l’avenir ; que nous nommons et appréhendons symboliquement la
réalité physique et psychique ; que nous nous rendons au travail, par exemple,
en résolvant les problèmes d’hier, ou préparons l’hiver en plein cœur de l’été ;
que nous simulons le fonctionnement d’une centrale hydroélectrique avant
même que celle-ci ne soit construite, ou façonnons les traits probables des
crânes fossilisés. La pensée dispense du poids réel des choses, de leur existence
immédiate, créant un univers quasi fermé sur elle ; elle abstrait : la pierre sur ce
papier est une vue de l’esprit ; comme le fer, le ciment, le bois d’œuvre, le verre
et même les ouvriers ; comme également toutes les briques de tous les édifices
de la Terre qui n’y ont de poids que celui des mots. Grâce à la pensée, nous
transportons nos modèles, nos représentations, nos conceptions du monde
dans notre tête, encodés biochimiquement dans notre mémoire ; nous les
codifions encore dans des livres ou sur d’autres supports sous forme de textes
ou de schémas quand nous souhaitons les rendre publics. La pensée libère du
moment présent, déjoue l’éphémère, ouvre sur la durée ; à preuve : c’est en
pensant que, maintenant, j’écris ce texte, c’est en pensant que, bien plus tard,
vous le lisez ; c’est en pensant que « maintenant » est pour vous passé et « bien
plus tard », le moment présent. Vous et moi tenons ainsi, par la pensée, une
étrange conversation asynchrone6.
Nul autre animal ne saurait apparemment en faire autant. Quel étonnement ! Quelle merveille ! Quel remarquable aboutissement de la condition
humaine ! Quelle tristesse aussi ! La pensée nous éloignerait donc des autres
animaux ; brouillerait, peut-être irrémédiablement, toute communication
vraiment significative avec eux ; nous distinguerait ; nous isolerait ; la raison
6.
Les sémioticiens critiqueraient sans doute cette affirmation : « Qui êtes-vous donc vraiment,
“vous” et “moi” ? », demanderaient-ils. « Des êtres de papier, sans plus ! » Car auteur et lecteur
sont absents du texte, bien évidemment, lequel existe du simple fait qu’il est dans le livre ou
sur tout autre support qui le manifeste. Nous sommes donc des êtres fictifs auxquels auteur et
lecteur véritables ne devraient pas s’identifier, pronoms personnels irrésolus que la pensée
déductive seule ne peut admettre. Seraient-ils d’ailleurs résolus qu’on ne serait guère plus
avancés : 2 500 ans plus tard, on débat encore pour savoir qui, de Socrate ou de Platon, s’entretient « réellement » avec les autres personnages, tout aussi indéfinis, des dialogues mêmes de
Platon (Œuvres complètes, tome I, avant-propos de Léon Robin, Paris : Éditions Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. ix-xix). On ne sait pas davantage si le grand Homère fut
un ou plusieurs êtres humains, si même il a existé (R. Flacelière (1955). « La poésie homérique », dans Homère, Iliade. Odyssée, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 23 sqq.),
les noms d’auteurs n’étant, pour les sémioticiens, que signes sur la couverture des livres. C’est
annoncer déjà des limites à la pensée. Jung nous réserve, d’ailleurs, bien d’autres sacrifices.
11
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
n’est pas animale, disait en substance Aristote7. Mais jusqu’à quel point le
sommes-nous toujours ?
Terme actuel de la chaîne évolutive, dernière fonction psychologique
développée8, sans doute encore en développement, la pensée se dégrade rapidement à rebours : homo sapiens sapiens, homo sapiens, homo erectus,
australopithèque, kényapithèque quadrupède..., jusqu’à ce qu’on n’en trouve
plus guère de trace chez nos très lointains ancêtres, que la semence peut-être,
un projet à venir des seuls hominidés ou, dans le meilleur des cas, de quelques
rares espèces animales plus raisonnables que d’autres. C’est dire que la pensée
nous désincarne, nous sèvre du sang originel, nous « décrée » en quelque sorte,
lorsqu’elle nous gratifie de ce joyau, de cet attribut divin qu’est notre esprit qui
« souffle où il veut9 ».
Mais, si magnifique et si extraordinaire que la pensée puisse être, elle est
aussi dévastatrice lorsqu’elle usurpe une suprématie juvénile sur les autres
fonctions psychologiques qui cohabitent avec elle en nous, sans égard pour
celles-là même qui ont sans doute permis sa propre éclosion, de par leur antériorité probable. La pensée est immensément valorisée, en Occident tout
particulièrement ; elle a même son propre siècle, celui des Lumières ; tellement
qu’on a presque fini par la croire infaillible et, surtout, aristocrate10 : elle devrait
donc nous gouverner. Elle est puissante, il est vrai, et, de ce fait, essentielle à la
survie humaine... jusqu’à la disgrâce. Quand nous attendons de la science et
de la technologie, par exemple, dont les succès retentissants depuis quelques
siècles déjà constituent un majestueux hommage à la pensée, qu’elles soient
omnipotentes, qu’elles puissent à chaque fois et pour toujours améliorer nos
conditions de vie matérielles, guérir nos maladies encombrantes, étancher
notre soif d’immortalité, pallier le délabrement de plus en plus manifeste de la
Terre que nous contribuons tant à généraliser, tels deux architectes asservis qui
détiendraient dans leurs tiroirs les plans secrets du labyrinthe, c’est notre
7.
8.
Aristote (1990). Politique, Paris : Flammarion, p. 493.
Le degré d’intelligence, et donc de la capacité de penser, paraît en lien étroit avec la taille
absolue du néocortex, plus particulièrement du cortex préfrontal, comme avec sa taille relative
à la totalité du cerveau et avec le degré d’interconnexion entre le cortex préfrontal et le reste
du cerveau. C’est le néocortex qui s’active face à un problème ou à une situation inédits. Une
taille importante du néocortex serait caractéristique des espèces capables d’interaction sociale
extensive et complexe. Chez l’humain, cette partie du cerveau est particulièrement développée (http ://lecerveau.mcgill.ca/, consulté le 28 mars 2012).
9. Évangile selon Saint-Jean (3, 8) (2001). La Bible, Paris : Bayard ; Montréal : Médiaspaul, p.
2379.
10. Aristocratie : étymologiquement « la puissance du meilleur ».
12
1 – Éduquer après C. G. Jung
angoisse profonde que nous traduisons, notre pauvre servitude désarmée de
miroirs humains qui ne réfléchiraient réciproquement que leur propre discours
effaré, qu’une vide substance, que notre intolérance croissante à l’espoir. « Je
veux connaître les pensées de Dieu », aurait dit Einstein11. Paradoxalement,
grâce à cette pensée divine, nous ne voulons plus mourir, nous ne savons plus
mourir12 ! Et, à cause de cela, pour nier davantage encore le terme inéluctable
de la vie humaine, nous exerçons nos dons de créateurs, faisant de la pensée
même un moyen effectif d’évolution. Nous sabordons la distinction classique
et millénaire entre nature et culture, nous initiant à modifier la vie, l’être
humain plus particulièrement, dépouillant ce dernier petit à petit de son
essence traditionnelle, de son animalité, de sa transcendance, le dénaturant
peu à peu, l’« artificialisant » oserai-je dire, par la toute récente ingénierie génétique et informatique, ce nouveau dieu déjà transhumain. Nous extrayons la
forme de l’être, sans nous préoccuper outre mesure de la matière qui le
compose, nous le déconstruisons minutieusement, organe par organe, fonction par fonction, groupe d’éléments par groupe d’éléments, que nous appelons
systèmes et sous-systèmes : digestif, circulatoire, nerveux... ; nous recherchons
le rôle de chaque partie, nous demandant par-devers nous si nous saurions la
simuler ; et nous la simulons de mieux en mieux : cœur artificiel, rein artificiel,
peau artificielle, main artificielle, vision artificielle... ; intelligence artificielle
enfin, comme il se doit quand on se fait démiurge. L’être humain se retourne
alors en idée, en information structurée, en une forme systémique indépendante dont la matérialité est optionnelle, selon les contraintes pratiques du
moment13. Métal, plastique, silicium ou cellule vivante, cela n’a plus d’importance, nous avons séparé la matière et la forme dans les pistes de Frankenstein,
11. R. W. Clark (1971). Einstein : the life and times, New York : World Publication Co., p. 18-19.
12. Cf. cet extrait de la chanson Precious Angel de Bob Dylan : « My so-called friends have fallen
under a spell. / They look me squarely in the eye and they say, “All is well.” / Can they imagine
the darkness that will fall from on high / When men will beg God to kill them and they won’t
be able to die ? », dans B. Dylan (2004). Lyrics : 1962-2001, New York : Simon & Schuster, p.
403.
13.Dans Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, F. J. Varela écrit : « [...] nous insistons sur
le fait qu’un système vivant est défini par son organisation et donc qu’on peut l’expliquer
comme on explique n’importe quelle organisation, c’est-à-dire en termes de relations et non
pas à partir des propriétés de ses composants » (Paris : Seuil, 1989, p. 40). Comme nous
sommes loin de Rilke : « Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est “une” : car
l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature » (R. M. Rilke (1937).
Lettres à un jeune poète, traduites par B. Grasset et Rainer Biemel, Paris : Éditions Bernard
Grasset, p. 45).
13
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
rejetant à la fois Aristote et Platon14. Nous reconstruisons l’être humain, que
nous croyons intelligible. Nous avons presque réussi. Nous y sommes de plus
en plus. Nous élaborons une science de la systémique15, nous construisons des
robots-androïdes, nous perfectionnons par la science et la technologie
modernes l’art ancien de l’imitation. Assurés, nous poursuivons par la pensée
la désincarnation véritable des corps. Je me plais parfois à imaginer un monde
post-humain composé d’êtres partiellement de chair et d’os, partiellement de
tissus et d’organes artificiels compatibles, bourrés de dispositifs informatiques,
en interaction constante avec d’autres êtres semblables et avec d’autres encore
totalement artificiels, d’apparence humaine ou non, au comportement humain
souvent à s’y méprendre, et de quelques humains d’origine, formant tous
ensemble un peuple bizarre avec les ordinateurs du monde, qui eux, séparément, fonctionneraient nuit et jour en réseau, gouvernant le monde, par
délégation d’abord comme ils le font déjà en partie aujourd’hui grâce aux
banques de données informatisées et aux systèmes experts, puis d’eux-mêmes
ensuite, de leur propre initiative, sachant mieux encore qu’aujourd’hui s’autoprogrammer, produisant en réseau des connaissances nouvelles dont ils
partageraient certaines avec nous et avec nos divers « concitoyens », dont ils
garderaient d’autres pour eux, indifférents à nos intérêts d’humains, décidant,
en fonction des leurs, de cesser par exemple l’entretien des « citoyens biologiques », trop fragiles et trop imprévisibles pour s’y fier, sacrifices humains
modernes sur l’autel rationnel de l’efficacité. Nous voilà parvenus, bien malgré
nous, dans la Los Angeles de Blade Runner, filmée par Ridley Scott16.
14. Pour Aristote (La métaphysique), matière et forme sont intimement liées, l’une ne pouvant
exister sans l’autre, comme l’arbre est en bois, comme la poésie est en vers (Poétique, chapitre
1), seul Dieu est forme pure ; « Au commencement était le Verbe », écrit Saint Jean (1, 1). Pour
Platon, le monde intelligible des Idées immortelles se distingue du monde sensible des apparences qui le reflète imparfaitement comme une ombre (dans La République). Par conséquent,
si l’ombre ou le reflet changent, l’idée correspondante sera nécessairement autre. « Forme et
matière, conjointes et toutes pures, / émergent à l’être sans défaut / comme trois flèches d’un
arc à trois cordes », a écrit pour sa part Dante (La Divine Comédie. Le Paradis, Chant XXIX,
traduction Jacqueline Risset, Paris : Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2004, p. 269).
15.Voir, par exemple, des volumes : L. von Bertalanffy (1968). General System Theory : foundation,
development, applications, New York : G. Braziller, 289 p. ; J.-L. Le Moigne (1990). La théorie
du système général. Théorie de la modélisation, Paris : Presses universitaires de France, 330 p. ;
ou des périodiques : Revue internationale de systémique, Paris : Association française pour la
cybernétique économique et technique ; International Journal of General Systems, New York :
Gordon and Breach Science Publishers.
16. Blade Runner (1982), film futuriste dirigé par Ridley Scott. Ce film, qui présente une vision
très pessimiste du devenir humain, a fait époque : des androïdes, maîtres de la ville de Los
Angeles, sont à la recherche de tous les êtres humains qui restent pour les tuer.
14
1 – Éduquer après C. G. Jung
Comme toute fonction psychologique, la pensée n’a d’intérêt véritable
que pour ceux chez qui elle domine ; elle constitue pour eux l’outil suprême, le
moyen privilégié d’adaptation au monde, le dispositif le plus objectif qui soit
d’échanges avec les autres, libre de compromis et d’opinion ; comme on
démontre un théorème mathématique, pourraient-ils arguer. Pour les autres,
elle est utile, douteuse, voire détestable parfois, selon la fonction psychologique dominant chez eux et selon le degré d’harmonie qui règne entre toutes
les fonctions dans leur psyché. Comme nous le verrons par la suite, la pensée
occulte le sentiment qui s’y oppose, comme l’ombre à la lumière, et forme avec
lui un couple antithétique que l’humanité a depuis longtemps reconnu : le
chirurgien d’ordinaire n’opère pas son fils, pas plus que le juge ne le juge ; nul
n’est tenu en démocratie de témoigner contre lui-même ; conflits d’intérêt,
fautes professionnelles, manipulation, chantage grouillent de vie dans cette
opposition, Salomon en a joué en maître dans un jugement devenu paradigmatique17. Quand j’étais enfant, nous nous demandions entre nous les enfants,
avec nos parents ou nos professeurs, comme pour tester l’impossible, comment
Dieu pouvait-il être à la fois infiniment bon et infiniment juste ? Bien sûr, il ne
le pouvait pas. Nous touchions alors, sans le savoir, aux limites de l’entendement humain.
Le sentiment
Le sentiment est la capacité subjective de disposer posément du bon et
du mauvais, du beau et du laid, de l’agréable et du désagréable, du bien et du
mal ; de situer personnellement des émotions ressenties dans un contexte
donné sur une échelle d’intensité fidèle et fiable ; de préciser l’importance de
ces émotions par rapport à d’autres dans une hiérarchie de valeurs admise et
potentiellement assumée, dans un registre esthétique et moral plutôt qu’intellectuel, la « vérité » se traduisant alors par un accord du cœur plutôt que de
l’esprit. Jugement rationnel, comme Jung l’a clairement indiqué18, l’exercice du
17.On se souviendra de la mère qui, pour sauver la vie de son enfant que Salomon menaçait de
couper en deux pour en donner une moitié à chacune des femmes le réclamant pour sien,
supplia Salomon de remettre l’enfant à l’autre femme, niant pour l’essentiel en être la mère (1,
Rois, 3, 16-28). Salomon avait reconnu, dans cette négation même de la pensée rationnelle, la
voix de la vérité. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » a, bien sûr, écrit Pascal
dans une intuition fulgurante de la « pensée » de Jung (voir Pascal (1962). Pensées, Paris :
Éditions du Seuil, p. 192).
18. Jung écrit : « Le sentiment, c’est donc, en un certain sens, un jugement ; ce jugement diffère
toutefois du jugement intellectuel, en ce qu’il n’a pas pour but d’établir une relation concep-
15
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
sentiment consiste dans l’acceptation ou le rejet de quelque chose, consenti en
fonction de ses préférences propres et du plaisir ou de la peine qu’elle nous
procure : l’attrait d’une orange, la douceur d’un soir, le bonheur d’aimer, l’immense chagrin des pertes sauvages, le contentement et la sérénité dans
l’acceptation et le partage de valeurs communes, ou, dans un registre plus
complexe où la raison paraît, appuyer l’épanouissement de l’autre, désirer avec
lui19. « J’aime », « je n’aime pas », « plus jamais », « je préfère », affirment tous des
choix affectifs que l’intellect ne peut comprendre mais qu’il doit admettre
puisque le sentiment s’exprime, ne se justifie pas ; il réside dans le choix des
mots, dans le ton de la voix, dans la portée du geste, dans l’intention ; il nous
ramène au silence lorsqu’il s’agit de le définir, nous projette hors du langage
discursif ; il est indescriptible20. Pour connaître un sentiment, il faut l’éprouver,
sans possibilité de faire autrement. « J’écris arbre », a écrit Paul-Marie
Lapointe21 ; attardons-nous sur ces mots quelques instants pour en ressentir
l’effet. Est-ce plaisir, ennui ou bien indifférence ? Nous seuls le savons, chacun
pour soi, c’est l’inclination du cœur et, dans tous les cas, c’est un sentiment !
tuelle, mais d’accomplir l’acte subjectif d’acceptation ou de refus » (Types psychologiques, op.
cit., p. 466). Et, peu après : « Le sentiment est donc, comme la pensée, une fonction rationnelle ; car l’expérience montre que ce sont des lois de la raison qui répartissent les valeurs du
sentiment, comme elles président à la formation des concepts » (ibid., p. 467). Il se distingue
par ailleurs de l’instinct, à l’origine de nombreux affects que l’on pourrait confondre avec des
sentiments au sens de Jung. Konrad Lorentz souligne, par exemple, que l’attitude normalement positive des humains envers les nouveaux-nés, faisant trouver mignons ou jolis ces
derniers ou des objets de substitution tels que des poupées de chiffon ou des petits d’animaux
d’autres espèces, est innée, et qu’elle est déclenchée par des signes sensibles bien déterminés
reconnus par les êtres humains : tête relativement importante, crâne disproportionné, grands
yeux, gestes gauches... Il en irait également ainsi des interprétations affectives chargées d’anthropomorphisme que nous faisons des physionomies et des comportements animaux : l’aigle
fier et noble, le chameau arrogant, le serpent sournois... Il serait étonnant que ces animaux
« partagent » nos interprétations. (Voir Essais sur le comportement animal et humain, Paris :
Seuil, 1970, p. 354 sqq.)
19. Dans la foulée de la théorie mimétique de René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris : Grasset, 1961), le désir significatif serait le fruit d’un apprentissage. Enfant,
l’être humain ignorerait ce qui est bon pour lui ; par mimétisme, il calquerait son désir sur
celui de ses parents. L’objet du premier désir des enfants lui viendrait donc de son monde
externe. Il serait alors de la responsabilité des parents de proposer à leurs enfants des objets de
désir qu’ils estiment bons pour ces derniers.
20. Jung écrit : « La faculté intellectuelle de l’entendement se révèle incapable de formuler en
langage conceptuel l’essence du sentiment car la pensée appartient à une catégorie sans mesure
commune avec le sentiment » (Types psychologiques, op. cit., p. 467).
21. P.-M. Lapointe (1974). Le réel absolu, Montréal : Éditions de l’Hexagone, p. 171.
16
1 – Éduquer après C. G. Jung
Vous recevez des amis à dîner, vous souhaitez leur faire plaisir : composez
le menu ! Écoutez-vous quelque peu réfléchir, prenez conscience des éléments
en cause, ceux auxquels vous prêtez attention, observez-vous « jouer » avec des
sentiments ; c’est la raison qui s’exerce, naturellement ; on dirait bien qu’on
pense, n’est-ce pas, mais sans logique ; d’autres critères s’imposent pour
ordonner des préférences. Écoutez-vous sourire22 !
Dans les milieux scolaires, le sentiment est étonnamment perdu malgré
son omniprésence. On souhaite y développer l’humain dans toutes ses dimensions, intégralement comme on le dit, et, dans notre monde qui rapetisse, non
seulement eu égard à soi, comme si l’on était seul, mais par rapport aux autres
que l’on connaît de moins en moins23. Le sentiment devient alors un moyen
irremplaçable pour prendre conscience de sa propre existence et pour s’aimer,
22. Les neurobiologistes ont identifié trois parties principales dans le cerveau, correspondant à
trois phases évolutives : la plus profonde et la plus ancienne, l’amygdale, contrôlerait notamment les réactions réflexes de peur et serait commune à tous les animaux, y compris les
reptiles ; la seconde, le cerveau limbique, régirait les émotions et les impulsions, et la troisième,
le néocortex, logerait la conscience et les processus de pensée et de raisonnement (idée originale – qui a certes évolué depuis – de Paul D. MacLean, dans Les trois cerveaux de l’ homme,
Paris : R. Laffont, 1990, 367 p.). Jung n’aurait aucune difficulté à admettre ces résultats, lui
qui écrit : « Qu’est-ce qui a été perdu de vue, oublié et recouvert par les siècles, que les anciens
connaissaient encore ? C’est le secret terrestre de l’ âme inférieure, de l’homme naturel qui ne vit
pas de façon purement cérébrale, mais chez lequel la moelle épinière et le sympathique ont
encore leur mot à dire » (C. G. Jung (1987). L’Homme à la découverte de son âme, préface et
adaptation du Dr Roland Cahen, Paris : Albin Michel, p. 326). Il rapporte aussi : « [...] les
sorciers africains passent aux yeux de leur tribu pour être accompagnés de démons, ayant
forme de reptiles, et l’âme passe pour être un serpent ; lorsqu’un nègre se demande avec
perplexité ce qu’il doit faire, il dit en s’éloignant : “Je m’en vais parler avec mon serpent”,
voulant dire par là qu’il va s’entretenir avec son âme » (ibid., p. 316). L’activité sentimentale
selon Jung, activité rationnelle, pourrait correspondre à une objectivation ou une prise de
conscience dans le néocortex des émotions primaires ressenties dans l’amygdale et le cerveau
limbique pour y ajuster une réponse satisfaisante à l’aune de la raison, réprimant par le fait
même les impulsions premières. Cela s’apparente beaucoup au processus de cohérence entre le
cerveau limbique et le néocortex décrit par Servan-Schreber dans une perspective médicale et
pour lequel il indique une méthode de réalisation. Il écrit : « Pendant cet exercice, on constate
parfois qu’un sourire monte doucement aux lèvres, comme s’il était né dans la poitrine et venu
éclore sur le visage. C’est un signe tout simple que la cohérence s’est établie » (Guérir, Paris :
Éditions Robert Laffont, 2003, p. 70).
23. Dans cette perspective, la Commission internationale sur l’éducation pour le vingt et unième
siècle, présidée par Jacques Delors, a choisi d’instituer et de promouvoir le « savoir vivre
ensemble » comme l’un des quatre piliers de l’éducation moderne (J. Delors, I. Al Mufti, M.
Manley, I. Amagi, M. P. Quero, R. Carneiro, M.-A. Savané, F. Chung, K. Singh, B. Geremek,
R. Stavenhagen, W. Gorham, M. Won Surh, A. Kornhauser et Z. Nanzhao (1996). L’ éducation. Un trésor est caché dedans. Rapport à l’UNESCO, Paris : Éditions Odile Jacob, 312 p.).
17
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
pour déterminer ce qui est important pour soi et pour savoir jusqu’à quel point
on y tient ; pour chercher l’autre aussi, pour l’apprécier, dans ce qu’il a de
commun avec soi mais aussi de singulier, pour, à tout le moins, le tolérer.
Même si on peut facilement le confondre avec les affects du moment qui font
perler la sueur, portent à rire ou pleurer, illuminent le regard ou assèchent la
langue, le sentiment jungien n’est certes pas une réaction sensible passive aux
stimuli du moment24 ; il est actions délibérées, joies ou tristesses conscientes,
manifestations révélatrices du sens de la vie qui, comme telles, s’inscrivent
dans la mémoire. Où le trouve-t-on en milieu scolaire quand on le cherche
bien ? Un peu partout, on l’aura compris : dans les couloirs de l’école, lorsqu’on
veut ne pas déranger ceux qui étudient dans les salles adjacentes ; dans les
cours de récréation, les laboratoires, les ateliers, lorsqu’on prend grand soin de
n’y blesser personne ; dans les pupitres, les livres, les vêtements, les équipements, dans toute propriété, publique ou privée, que l’on essaie de préserver
parce qu’on en estime la valeur ou qu’on se conforme aux valeurs communes ;
dans les enseignements aussi, particulièrement de nature professionnelle ou
technique, quand il s’agit d’inculquer l’empathie ou tout autre savoir agir
auprès d’humains requérant des services. On le trouve encore dans l’harmonie
et dans l’ordre qui règnent en classe lorsque chacun, enseignant comme élève,
accepte de favoriser l’apprentissage de tous et que chacun prend sur soi le sien
propre ; et puis dans les colères, dans les inimitiés, dans les frustrations, dans
les échecs, que l’on se doit de surmonter, avec lesquels, plus ou moins difficilement, avec plus ou moins de succès, il faut apprendre à composer, apprendre à
vivre. C’est dans tous ces endroits, et dans bien d’autres encore, que se trouve
le sentiment, sous son aspect moral s’entend, grâce auquel non seulement la vie
en société devient-elle possible mais encore appréciée. N’a-t-il pas conduit,
avec le temps, grâce à des efforts inouïs consentis par des générations d’hommes
24. Jung ne nie pas l’existence de ces affects – qu’il appelle aussi émotions –, mais, en vertu de
leurs manifestations physiologiques subies par l’individu hors du contrôle de sa volonté, il les
associe davantage à la sensation, fonction irrationnelle, qu’au sentiment, fonction rationnelle.
Il reconnaît toutefois qu’entre le sentiment normal et l’affect, la frontière n’est pas bien nette
(Types psychologiques, op. cit., p. 404). Par ailleurs, à l’instar de la pensée concrétiste (voir note
4), liée étroitement à l’objet ou à la situation qui lui a donné naissance et, par conséquent, peu
différenciée des autres fonctions psychologiques – le plus souvent de la sensation –, Jung
admet encore la sensation affective, une sorte de sentiment concret mêlé de sensation largement
confondu avec l’objet ou la situation dont il provient (ibid., p. 466). La sensation affective
serait une forme primitive du sentiment évolué rationnel abstrait, correspondant assez bien
aux manifestations connues du cerveau limbique. La peur des chiens consécutive à une
mauvaise expérience avec l’un d’entre eux en est un exemple ; l’attachement érotique à une
personne de son choix en est un autre.
18
1 – Éduquer après C. G. Jung
et de femmes intègres, à l’établissement de rapports humains de mieux en
mieux fondés sur le respect mutuel, sur l’égalité, sur la tolérance ? N’est-il pas,
à n’en pas douter, la pierre angulaire de la démocratie, de l’harmonie sociale,
comme celle du respect et de l’estime de soi ? Il est curieux qu’au Moyen Âge,
comme à bien d’autres moments de l’Histoire, les villes étaient fermées,
enceintes de murailles, de portes, de canaux, d’obstacles de toutes sortes, pour
bloquer l’étranger, le païen, ennemi présumé des seuls admis dans la Cité venu
assurément, selon ces derniers, les dépouiller de leurs biens durement acquis25.
La force, alors, plutôt que la confiance, régissait les rapports. La méfiance et la
peur triomphaient sur des sentiments plus positifs, élevant dans son sillage la
ruse, sinon la tromperie, au rang de vertu. David sur Goliath emportait l’adhésion, et Ulysse, sur Polyphème. Machiavel conseillait les princes en attendant
que naisse Saint-Exupéry26. Le sentiment, moteur de paix, conquiert péniblement, il est vrai, les institutions.
Comme il est malheureux qu’en milieu scolaire on le pervertisse si régulièrement pour le traduire en règle de conduite obligatoire, en comportement
imposé, assujettissant ainsi l’élève normal à une autorité qui aurait décidé
d’avance de l’acceptable, du convenable, de l’admissible, de ce qui, littéralement, l’autorise à demeurer dans la communauté. Non pas que de telles
25. Déjà, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, Hésiode conseillait en ces termes son frère Persès afin
que celui-ci profite de son propre labeur : « Entretiens un chien aux crocs durs, ne lésine pas
sur sa pâtée. Que l’homme qui dort le jour ne vienne pas [la nuit] prendre ton bien » (Les
travaux et les jours, v. 604, 605, dans Théogonie et autres poèmes suivi des Hymnes homériques,
édition et traduction de Jean-Louis Backès, Paris : Éditions Gallimard, 2001, p. 131). Par
ailleurs, depuis au moins le XIIe siècle, et ce, jusqu’en 1770, année de sa dissolution, la ville de
Saint-Malo libérait, la nuit, une brigade de chiens – qu’on ne nourrissait qu’au petit matin –
pour protéger ses habitants des indésirables. Même les malouins de bon aloi étaient alors, la
nuit, prisonniers effectifs de leur propre cité (« Chiens du guet, à Saint-Malo », dans La France
pittoresque, no 15, 2005). Enfin, aussi tard qu’en 1892, l’écrivain Arthur Conan Doyle reprenait la même idée dans l’une des aventures de Sherlock Holmes, en faisant d’un énorme
mastiff le gardien de nuit de la propriété du vilain de l’histoire : « It’s only Carlo, my mastiff,
dit ce dernier. I call him mine, but really old Toller, my groom, is the only man who can do
anything with him. We feed him once a day, and not too much then, so that he is always as
keen as mustard. Toller let him loose every night, and God helps the trespasser whom he lays
his fangs upon. For goodness’ sake don’t you ever on any pretext set your foot over the
threshold at night, for it is as much as your life is worth. » Dans le respect de la morale victorienne, c’est finalement le vilain lui-même qui fut victime de la maligne bête, mais on peut
douter qu’aujourd’hui le droit britannique cautionne le recours à de tels expédients. (Voir
« The Adventure of the Copper Beeches », dans The Original Illustrated Sherlock Holmes,
Edison, N.J. : Castle Books, 1991, p. 166-181.)
26. « [...] on ne voit bien qu’avec le cœur, dit le renard. L’essentiel est invisible pour les yeux » (A.
de Saint-Exupéry (1971). Le petit prince, New York : Harcourt, Brace & World, p. 87).
19
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
conduites soient répréhensibles, bien au contraire, et c’est là la source même de
la perversion, mais leur adoption ne devrait-elle pas résulter d’une acceptation
librement consentie des valeurs sous-tendues par la règle, par un recours au
sentiment vrai plutôt qu’à la répression génératrice de déni, de refus, de
révolte ? Qui n’a connu de ces individus dont l’énergie vitale a regrettablement
pris le pas sur une volonté dominée de l’extérieur, avec, pour résultats, combien
de dommages inutiles ? Ne se pourrait-il qu’une partie significative du décrochage scolaire trouve son origine dans cette négation indigne de la liberté27 ?
Le sentiment est utile, certes, mais il n’est pas utilitaire28 !
Laissé à lui-même, sans l’apport de la pensée pour le brider, le sentiment
conduit tout naturellement au laisser-aller et au dogmatisme, le cœur penchant
toujours vers son bien préféré. À cause de cela, il n’accède pas seul à la justice,
mais à l’aveuglement. On daigne alors protéger ceux qu’on aime jusqu’à la
démesure, cacher leurs manquements, couvrir leurs faiblesses, satisfaire jusqu’à
la soumission leur moindre envie, refusant, tout compte fait, de contribuer à
leur éducation ; ce faisant, l’on s’oublie, en payant au prix de son propre bien
l’inadmissible conciliation de ses propres désirs. Par un étrange renversement
des valeurs, c’est le culte de l’enfant-roi, la tyrannie du maître chanteur asocial,
l’échec ; comme si la servitude était fille de l’amour. Et l’on poursuit de plus
belle, propageant les valeurs fondamentales en lesquelles on croit, promouvant
celles-ci partout autour de soi, niant et combattant celles qui les contredisent
jusqu’à l’intolérance, pour que surgissent l’asservissement de nos semblables
qui ne prient pas les mêmes dieux que nous, la conscription morale de nos
propres enfants afin qu’ils nous dédoublent le temps venu, l’aide et le soutien
conditionnels des peuples dans le besoin ; comme si la démocratie se décrétait
être une condition sine qua non de la survie des autres. Quel est donc cet
amour qui se mérite, octroyé suite à un serment d’allégeance ? L’école contribuera-t-elle volontairement à ce retour masqué de la loi du plus fort ? Le
sentiment moral y sera-t-il, là aussi, mobilisé en tant que condition de réussite ?
27. Il y a bien sûr des cas où la coercition est nécessaire pour conserver la paix sociale en milieu
scolaire. Mais, en démocratie, celle-ci devrait toujours s’exercer avec modération.
28. Un tel paragraphe, et de telles « insinuations », n’auraient sans doute aucun sens en Orient car,
selon Joseph Campbell (Pathways to Bliss : Mythology and Personal Transformation, New
World Library, chap. III, 2004), les religions et les philosophies orientales en général nient
l’importance de l’ego, lui dénient tout pouvoir sur l’organisation sociale. En conséquence,
l’enseignement vise à produire des comportements prédéterminés chez l’apprenant, l’élève au
sens plus littéral du terme. On y considère en somme l’individu comme une boîte noire, et l’on
peut présumer que la pédagogie fondamentale repose sur une forme ou sur une autre du béhaviorisme.
20
1 – Éduquer après C. G. Jung
Entre l’anarchie et le totalitarisme, cherchons le moyen terme, faisons de
l’école un lieu véritablement propice à son développement.
Mais, au-delà du sentiment moral, n’est-ce pas aussi l’un des buts
premiers de l’école que d’approcher l’élève de tout ce qui peut susciter en lui
un sentiment esthétique ? Afin qu’il soit en mesure d’en apprécier l’effet et
d’orienter en conséquence ses choix de carrière et de vie, qu’il sache décider,
confiant, que telle œuvre lui plaît ou qu’au contraire, elle le rebute, que telle
activité l’anime tellement qu’il y consacrerait sa vie, que telle autre le laisse
indifférent. La beauté satisfait, elle apporte à l’être humain de grands bonheurs,
elle facilite l’acceptation d’événements ou de situations par ailleurs difficiles,
elle embaume et adoucit la vie à condition de la trouver, de la créer, d’y être
conduit. Elle inonde le milieu scolaire, potentiellement du moins, car on l’y
néglige souvent, imprègne, bien évidemment, les matières enseignées qui s’y
consacrent ouvertement, telles que les arts plastiques, la poésie, la littérature
plus largement, la musique, la danse parfois, la gymnastique ; mais également
les sciences humaines et sociales qui poursuivent d’autres fins, telles que l’histoire ou la géographie, pour les costumes d’époque ou la splendeur des
paysages, bien sûr, mais surtout pour toutes ces traces laissées par nos prédécesseurs et la marche du temps ; les sciences naturelles aussi, telles que la
biologie ou la géologie, pour la diversité des formes et des couleurs, pour la
régularité des cristaux et l’évolution magnifique de la vie ; jusqu’aux matières
réputées froides et lointaines, telles que la physique ou les mathématiques, car
on s’émeut encore des relations harmonieuses qui peuvent se percevoir entre
des objets au demeurant abstraits. L’expression du sentiment esthétique est en
outre possible presque partout ailleurs en milieu scolaire, car tout ce qui s’y
trouve peut éventuellement stimuler l’élève : l’architecture des bâtiments,
l’aménagement des lieux, l’habillement, les performances sportives ou culturelles, les personnes rencontrées, tout objet, en somme, réel ou figuré,
susceptible d’éveiller chez lui cette impression de beauté ou de laideur à
laquelle il est sensible ; et puis à l’intérieur de soi, où tout ce qui y réside, inné
ou acquis, génère, si on s’y attarde, un sentiment esthétique : images, histoires,
souvenirs, impressions, modèles explicatifs, tout produit que notre imagination ou notre mémoire présente à notre conscience. Équilibré, le sentiment
esthétique ouvre la porte à l’art. Allié au sentiment moral, il est la voie royale
d’accès aux grandes réalisations des civilisations passées, présentes, voire à
venir. Épanoui, sophistiqué, il entretient chez l’être humain le désir du
meilleur, le goût de ce que sa propre espèce peut produire de mieux.
21
Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung
Unifié, à la fois esthétique et moral, le sentiment donne un sens à l’étude,
à la recherche individuelle et collective, à la qualité plutôt qu’à la quantité. Ce
faisant, il éloigne d’un certain matérialisme outrancier, hélas bien visible dans
nos sociétés occidentales et éminemment dangereux, tant pour l’espèce humaine
que pour l’environnement. Il suggère que le travail et l’effort ainsi orientés
conduisent à un mieux-être méconnu de l’indolence. On ne peut freiner l’élan
vital29 qui propulse l’être vers son dépassement ; on ne peut exiger de ce dernier
qu’il cesse d’apprendre, d’inventer, de créer, qu’il tente par tous les moyens à sa
disposition d’améliorer son sort et celui des siens, de prendre le pas sur ce qui le
contrarie, d’accroître sa longévité, d’assurer sa survie par la science et la connaissance, de dégager, pour son propre plaisir et l’épanouissement de ses capacités,
l’espace et le confort qu’il estime nécessaire, ce qu’il a si bien réussi à ce jour qu’il
s’en trouve dorénavant menacé, lui et tout son environnement, par le « Nombre »,
essentiellement, qui dorénavant le dépasse. Ce « Nombre » de personnes, de
biens et de services d’ores et déjà si élevé qu’il épuise les ressources et les capacités de régénération de la Terre pour nourrir l’espèce humaine, la loger, la
réchauffer, la rassembler, la transporter, la divertir, pour l’opposer hélas et
toujours avec elle-même de toutes ces manières si imaginatives et si constamment renouvelées que nous subissons tous dans une course effrénée vers on ne
sait quoi, d’où on ne sait guère, mais dont l’issue paraît prochaine et effroyable.
Il est très évident que nous ne souhaitons pas retourner en arrière, que nous ne
voulons pas oublier ce que nous avons appris si péniblement et si laborieusement
à maîtriser et à comprendre, et que nous apprécions ; que ce qui est désiré légitimement par l’un l’est aussi légitimement par l’autre et qu’ainsi le « Nombre »,
spectre insaisissable de la sourde menace sur la vie évoluée30 que la science29.L’expression élan vital est ici utilisée au sens de Bergson, sinon littéralement, du moins dans
son esprit : « [...] élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération
suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les
germes le trait d’union. Cet élan, se conservant sur les lignes d’évolution entre lesquelles il se
partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s’additionnent, qui créent des espèces nouvelles » (H. Bergson (2001). L’ évolution
créatrice, Paris : Quadrige, Presses universitaires de France, p. 88).
30. Dans un excellent essai intitulé A Short History of Progress, Ronald Wright illustre fort bien
plusieurs manifestations actuelles ou imminentes du « spectre », par exemple : « The most
immediate threat however may be nothing more glamorous than our own waste. Like most
problems with technology, pollution is a problem of scale. The biosphere might have been able
to tolerate our dirty old friends coal and oil if we’d burned them gradually. But how long can
it withstand a blaze of consumption so frenzied that the dark side of this planet glows like a
fanned ember in the night of space ? » (A Short History of Progress, Toronto : House of Anansi
Press, 2004, p. 7) ; « The numbers (insofar as they can be estimated) break down as follows : a
world population of about 200 million at Rome’s height, in the second century A.D. ; about
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1 – Éduquer après C. G. Jung
fiction s’acharne à déchiffrer31, ne peut que croître, à moins de remplacer
judicieusement l’objet de nos désirs.
Or l’art est dépassement et sait canaliser une part significative de ces
aspirations humaines, dans des œuvres très souvent parcimonieuses et frugales
sur le plan des ressources mais éminemment nutritives pour l’âme et pour
l’intellect, parfois pour le corps. Quand un film, un livre, un concert, un
récital, une peinture, une sculpture, une pièce de théâtre, un repas, une
boisson, une danse, une théorie, un discours, un défilé, un jeu, un match
sportif, est trouvé beau et bon, c’est au sentiment évolué qu’il le doit, à sa capacité d’apprécier ce qui le distingue du reste32, ce qui en fait l’originalité, lui
confère une valeur telle qu’on le désire jusqu’à le mériter ; on s’y intéresse alors
encore davantage et on accepte d’en payer le juste prix, car il satisfait la part
civilisée de l’être, celle précisément qui fut conquise de haute lutte, au fil des
millénaires, et qu’il serait tragique de sacrifier à un veau d’or33. Quand, en
revanche, tout se vaut dans une indistincte uniformité, que les prouesses les
plus extrêmes se banalisent, que le barbouillis et la cacophonie sont des expressions de l’âme, que le venin et le remède se confondent, et que la publicité
enfonce le bon goût comme des clous dans la tête des gens afin de les abrutir
davantage et d’en détourner la moindre soif à son profit, c’est à l’ignorance en
la matière qu’on le doit, à son rejet plus précisément. Certes, les goûts sont
divers et ne se discutent pas mais, quels qu’ils soient, ce qui est soumis à leur
jugement doit au moins avoir la chance de se faire valoir dans sa spécificité.
400 million by 1500, when Europe reached the Americas ; one billion people by 1825, at the
start of the Coal Age ; 2 billion by 1925, when the Oil Age gets under way ; and 6 billion
people by the year 2000. Even more startling is the acceleration. Adding 200 million after
Rome took 13 centuries ; adding the last 200 million took only three years » (ibid., p. 109) ;
« Ecological markers suggest that in the early 1960s, humans were using about 70 percent of
nature’s yearly output ; by the early 1980s, we’d reached 100 percent ; and in 1999, we were at
125 percent. Such numbers may be imprecise, but their trend is clear – they mark the road to
bankruptcy » (ibid., p. 129).
31. Par exemple, les classiques, récemment réédités, Stand on Zanzibar (c1968, 2011, New York :
Orb, 576 p.) de J. Brunner et The World inside (c1971, 2010, New York : Orb, 2010, 265 p.) de
R. Silverberg.
32. Avec le concours cependant des fonctions perceptives de l’être humain, soit la sensation et
l’intuition, que nous décrivons ci-après.
33. L’Europe à cet égard me semble un modèle ; elle investit dans la culture et dans la conservation
du patrimoine bien davantage que l’Amérique du Nord notamment, et ses habitants ne paraissent pas présenter la même voracité matérielle et énergétique que les Nord-Américains – il est
vrai que l’énergie y est beaucoup plus coûteuse. Compte tenu de l’importance de la population nord-américaine, l’effet positif d’un comportement semblable de celle-ci sur les ressources
de la planète et sur la qualité de notre environnement pourrait s’avérer considérable.
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