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Richard Gagnon Éduquer après Carl Gustav Jung suivi de Métaphores et autres vérités Éduquer après Carl Gustav Jung suivi de Métaphores et autres vérités Richard Gagnon Éduquer après Carl Gustav Jung suivi de Métaphores et autres vérités Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en pages : In Situ Maquette de couverture : Laurie Patry © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2013 ISBN : 978-2-7637-1647-3 PDF : 9782763716480 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. à Nidia Table des matières Avant-propos..........................................................................................1 Première partie Éduquer après Carl Gustav Jung Chapitre I Éduquer après C. G. Jung......................................................................9 La pensée...........................................................................................9 Le sentiment......................................................................................15 La sensation.......................................................................................24 L’intuition.........................................................................................39 Le Soi et la structure de la psyché......................................................50 Sept conséquences de la psychologie jungienne en éducation.............63 Le système didactique (après Jung et Pauli)........................................84 Seconde partie Métaphores et autres vérités Prélude...................................................................................................89 Chapitre II Considérations sur les déterminants d’une didactique de disciplines techniques..............................................................................................91 Essai sur un mode semi-métaphorique...............................................91 La formation du technicien................................................................93 L’épistémologie du technicien............................................................98 Le savoir du technicien......................................................................101 Les principes d’incertitude du technicien..........................................105 Le formateur du technicien................................................................109 Mais encore ?.....................................................................................110 Bibliographie.....................................................................................112 Interlude................................................................................................115 vii Éduquer après Carl Gustav Jung Chapitre III Je hais les gauchers ou De la formation en santé et sécurité au travail........................................117 La quadrature du cercle.....................................................................118 La santé et la sécurité dans le milieu de la formation professionnelle et technique...........................................................................................121 Des exemples.....................................................................................124 Conclusion........................................................................................127 Bibliographie.....................................................................................129 Interlude................................................................................................131 Chapitre IV Compétence, savoir signifiant et styles d’apprentissage en formation professionnelle et technique..............................................133 Le concept de compétence.................................................................135 Savoir signifiant et styles d’apprentissage...........................................139 Styles d’apprentissage et enseignement...............................................145 Conclusion........................................................................................150 Bibliographie.....................................................................................153 Interlude................................................................................................155 Chapitre V « Que sont [nos] amis devenus ? » ou Apprendre en milieu virtuel...........157 Apprendre.........................................................................................158 Un apprentissage signifiant................................................................160 Du réel au virtuel..............................................................................167 Conclusion........................................................................................174 Bibliographie.....................................................................................176 Interlude................................................................................................177 Chapitre VI De l’épistémologie des disciplines professionnelles et techniques............179 Des métiers et des techniques............................................................181 Des conséquences pédagogiques et didactiques..................................189 Conclusion........................................................................................196 Bibliographie.....................................................................................197 Interlude................................................................................................199 viii Table des matières Chapitre VII Savoir et ignorance signifiants tout au long de la vie...............................201 Le savoir signifiant.............................................................................201 L’ignorance signifiante.......................................................................205 Savoir apprendre, savoir ignorer.........................................................210 Bibliographie.....................................................................................213 Postlude.................................................................................................215 ix Avant-propos Ce livre est un accident, un collage opportun de textes rédigés sur une période de dix-sept ans, depuis le tout premier qui ouvre la seconde partie, dans une version d’abord sans figures, sans références bibliographiques autres que l’ultime citation de Jacques Poulin, sans sous-titre pour avertir le lecteur d’une attitude inhabituelle à prendre, sans notes explicatives infrapaginales qui rassurent, sans ce frac académique nécessaire en somme à tout imprimatur et qui fut revêtu de mieux en mieux au fur et à mesure des révisions du texte jusqu’à sa publication dans sa forme achevée, douze années plus tard, dans une revue brésilienne en ligne ; jusqu’au dernier rédigé, le chapitre V de la seconde partie, inédit. Dix-sept années à creuser les mêmes sillons, à récrire les mêmes mots parfois, et presque les mêmes phrases, à hanter les mêmes intuitions, les mêmes idées, les mêmes incertitudes, à chaque fois néanmoins sous une autre lumière, dans un autre décor, occupé à des questions simultanément semblables et distinctes, comme dans un film muet, sans s’apercevoir toujours du progrès accompli. Le résultat, pour ces mêmes raisons, est presque homogène. À sa base, deux idées rigoureusement fausses par leur manichéisme naïf, pétries de romantisme et d’immaturité pour guider et forcer le travail, comme une posture méthodologique, mais absolument vraies par ailleurs quand les limites du discours rationnel sont pour quelques furtifs instants transcendés, dans un traitement tout bonnement incapable de distinguer concrètement l’un et l’autre de ces extrêmes, faute tout probablement de bien comprendre les idées. La première est un combat d’arrière-garde, le fondement même de la démocratie, l’affrontement profondément occidental entre une société et ses membres, individus uniques que l’on confond si souvent avec des citoyens. Elle postule, à tort probablement si le cours de la psychologie ressemble un tant soit peu au cours de la physique – qui tellement s’échine pour ordonner ses particules qu’elle ne sait plus circonscrire –, qu’en lui-même l’individu existe, délimité et déterminé tel un atome de Démocrite mais mortel, qu’il vit sa vie et qu’il devient, avec le temps et les expériences, ce vers quoi elle l’aura conduit, 1 Éduquer après Carl Gustav Jung dans le respect optimal de sa nature, dans celui aussi de ses devoirs lorsqu’il endosse pleinement et sans déchirure de contribuer également au devenir social. Elle postule aussi, forcément et réciproquement, que la société existe par ailleurs, en tant que collection d’individus en interaction qui en détermine la culture, mais peut-être aussi en tant qu’entité supra-individuelle qui subordonne l’individu à une culture qui le dépasse, ou peut-être encore, plus probablement, comme une combinaison quelconque de ces deux extrêmes ; quoi qu’il en soit, nous n’aurons pas à trancher, pour nos besoins, sur l’origine anthropologique du citoyen. Cette opposition profonde entre individu et société est aimable et désirable, vitale même dans sa nécessité d’être maintenue active et dynamique, bien qu’elle soit constamment menacée par les pulsions égoïstes de l’un et par l’ambition totalitaire de l’autre. Nous l’exprimerons symboliquement sous cette forme : individu ↔ SOCIÉTÉ pour marquer graphiquement le rapport de force inégal entre ces deux entités et pour suggérer le véritable devoir démocratique qui ne substitue pas la loi du plus fort à celle de la majorité, mais qui s’accommode plutôt des différences qui ne la mettent pas en péril. Individu et société y trouvent alors leur compte dans une tolérance assumée de l’un et de l’autre. La seconde idée procède d’une quête de sens toute banale : « Que signifie savoir ? », puisqu’il semble que nous n’ayons pas encore répondu, en toute confiance mais vulnérables, à cette question. Car elle est tautologique, et c’est précisément pour cette raison qu’elle est en réalité insoluble, car nul ne peut se soulever en tirant sur ses lacets de chaussure. Elle poursuit néanmoins quiconque craint l’ignorance comme un enfant craint la nuit. Quant à nous, nous avons procédé à la manière des taupes, à tâtons, mais systématiquement. Nous avons d’abord triché. Pour nous tirer d’embarras, nous avons feint de répondre à cette question en définissant le savoir, d’un type que nous avons qualifié de signifiant : pertinent et valide avons-nous résumé. Nous n’avons pu faire mieux, les lacets des chaussures ont cédé ; mais nous avons déduit des conclusions fermes de cette définition, notamment dans le champ de la formation professionnelle et technique. Puis, pour entr’apercevoir le territoire à explorer, ce qu’il nous revient de connaître dans notre vie d’humain, nous avons répertorié nos outils cognitifs : avec quoi pouvons-nous apprendre ? et que pouvons-nous apprendre avec ces outils ? Une certaine lumière a alors percé, blafarde, timide, mais bienfaisante, en plein cœur de l’obscurité. Quatre facultés cognitives se sont manifestées, les fonctions psychologiques de Jung 2 Avant-propos dont nous traitons abondamment dans la première partie de cet ouvrage, et le savoir, conscient et inconscient, mais aussi l’ignorance, d’égale nature et tout aussi précieuse, comme un couple uni. Nous avons entrevu des effets de cette dualité : sur la formation en général, et sur la formation professionnelle et technique et la formation à distance en particulier. Ce livre est divisé en deux parties. Le modèle de la psyché humaine selon Jung occupe la première, une place très importante dans la perspective de notre quête de sens car c’est ici que sont examinés dans le détail les moyens à la disposition de l’être humain lorsqu’il apprend le monde, de même que le développement de la maîtrise de ces moyens tout au long de sa vie. D’importantes conséquences découlent de ce modèle sur l’enseignement et l’apprentissage, bien que l’on soit souvent incapable dans la pratique de les prendre en compte correctement, comme si elles servaient surtout à souligner les limites de notre action pédagogique sur notre apprentissage. De nombreuses pistes de réflexion et de recherche à venir y sont esquissées, dont l’une nous tient particulièrement à cœur, soit l’importance des archétypes dans l’apprentissage de savoirs fondamentaux, mais plus généralement les relations entre la psyché humaine et le savoir sur le monde. L’œuvre de Jung est colossale et le demeure ; de toute évidence, elle reste largement inexploitée dans le champ de l’éducation. Le premier texte mentionné plus haut ouvre la seconde partie. Y sont exposées, sans véritable approfondissement, comme disposées à la vue pour s’en servir ensuite, les deux idées fondatrices de ce livre, centrées sur la formation professionnelle et technique. Une attention particulière est accordée à la nature des savoirs techniques, dans leurs aspects privé et public, théorique et pratique, ainsi qu’à leur validation tant sociale qu’individuelle. Trois hypothèses sont émises, sur les critères de validation des savoirs par un individu, sur les caractéristiques d’une connaissance signifiante pour un technicien autonome réputé compétent et sur l’incertitude inhérente à l’acte même de formation du technicien. Jung n’était pas encore présent, sauf en germes, mais la recherche d’un savoir signifiant l’était déjà tout entière. Écrit très librement, ce texte a constitué pour nous un programme de recherche qui nous guide encore. Les textes suivants approfondissent en partie ces idées ; elles y sont appliquées à des situations diverses qui en démontrent la portée mais aussi les limites. Elles encadrent, au chapitre III, un plan de formation à la santé et à la sécurité au travail adapté pour les milieux de formation professionnelle et technique ; et au chapitre IV, elles affrontent l’épreuve de la diversité des styles 3 Éduquer après Carl Gustav Jung d’apprenants auxquels tout enseignant doit faire face, notamment ceux de la formation professionnelle et technique. Puis, le chapitre V convie de très près C. G. Jung. D’un point de vue humain, dit-il en substance, nous connaissons plus et mieux dans la mesure où nous appréhendons l’objet de savoir par l’ensemble des moyens dont nous disposons pour ce faire, c’est-à-dire, selon sa perspective, les quatre fonctions psychologiques qu’il a reconnues. Le cas échéant, une riche connaissance s’ensuit, celle d’un ami très cher, par exemple, dont nous savons tant de choses ; à défaut, une connaissance éminemment pauvre en résulte : que savons-nous, véritablement, du cœur des étoiles ? Mais auquel de ces deux extrêmes les environnements d’apprentissage virtuels de plus en plus courants nous attirent-ils ? Quel est ce savoir humanoïde qu’ils paraissent engendrer ? C’est au chapitre VI que les concepts de tradition et de technoscience sont utilisés pour situer les métiers et les spécialités techniques visés par la formation professionnelle et technique et pour en explorer les déterminants épistémologiques. À cette fin, les origines diverses de cette formation et les matières conceptuelles et empiriques qui la déterminent et qui en reflètent à plus d’un égard la culture sous-jacente sont étudiées, de même que les approches pédagogiques et didactiques privilégiées par la communauté lorsqu’il est question de former ses membres. En ressortent des différences fondamentales, et divergentes, quant aux modes de constitution des savoirs des uns et des autres domaines, quant aux démarches épistémologiques qu’on peut y associer et quant aux rapports à ces savoirs. Au chapitre VII, enfin, savoir et ignorance sont présentés comme des moyens privilégiés d’adaptation aux conditions du monde contemporain, pourvu qu’ils soient signifiants l’un et l’autre. Analysés à la lumière des concepts de pertinence et de validité, des définitions en sont proposées. Il y est surtout suggéré que la compétence véritable, notamment celle de l’enseignant, inclut savoir apprendre et savoir ignorer. Intercalés entre les chapitres de la seconde partie, ouvrant et fermant celle-ci, de petits bouts de réflexion sur l’ordinaire de l’apprentissage, et sur l’extraordinaire aussi, ce qui l’était encore du moins pour nos prédécesseurs récents, qui l’est de moins en moins pour nous, à notre insu hélas, la plupart du temps, comme pour nous rappeler que le mystère n’est ni devant ni derrière, mais en nous. Et puis, au bas de très nombreuses pages, particulièrement dans la première partie, des notes, que le lecteur soucieux de maintenir la fluidité de sa lecture n’aura qu’à négliger, quitte à y revenir, après coup. 4 Avant-propos Je remercie Denis Simard, professeur et collègue du Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, pour avoir lu attentivement le manuscrit et en avoir proposé la publication dans la collection Éducation et Culture, qu’il dirige, aux Presses de l’Université Laval, et André Baril, éditeur des Presses de l’Université Laval, pour ses remarques judicieuses. Je remercie surtout ma femme, Nidia Balán, pour le quotidien de notre traversée. Ce livre lui est dédié. 5 Première partie Éduquer après Carl Gustav Jung Chapitre I Éduquer après C. G. Jung J’ai été très profondément marqué par Jung1, qui conçoit la psyché humaine comme le résultat du développement inégal et complexe de quatre fonctions psychologiques élémentaires indépendantes, communes à tous les êtres humains, comme autant de portes d’entrée sur le monde extérieur physique et sur le monde intérieur psychique2. Ces quatre fonctions sont la pensée, le sentiment, la sensation et l’intuition, que Jung expose minutieusement dans un ouvrage exhaustif et savant sur les types psychologiques3, mais qu’il convient de revoir ici sommairement pour, d’une part, les définir et les appréhender – bien que cela soit particulièrement difficile –, et pour, d’autre part, situer ces fonctions au regard de l’enseignement et de l’apprentissage. La pensée La pensée, pour Jung, c’est la capacité de se représenter les choses, les idées, les images et les événements par des concepts, et de relier ces concepts entre eux afin de générer des explications qui donnent un sens au monde, afin de comprendre ce monde en recourant aux règles admises de la logique et de 1. Carl Gustav Jung (1875-1961), psychiatre et psychanalyste suisse, dont les travaux sur l’inconscient et sur le développement psychologique de l’être humain ont fait école. Il est, avec Freud, Adler et quelques autres, l’un des pionniers de ce qu’on a appelé la psychologie des profondeurs, qui reconnaît d’emblée l’existence et l’influence considérable de l’inconscient sur les attitudes et les comportements humains. 2.Ensemble, ces deux parties constituent ce que j’appelle le monde : l’une, de type objet, est perçue par nos sens, c’est le monde extérieur physique ; l’autre, que nous percevons en tant que sujet, délimite le monde intérieur psychique. Il est clair que, dans ces conditions, l’être humain fait partie du monde, qu’il lui est donc impossible d’observer, objectivement, de l’extérieur. 3. C. G. Jung (1991). Types psychologiques, Genève : Georg Éditeur S.A., 508 p. (publication originale en langue allemande, 1920). 9 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung ce que nous nommons la raison ; c’est la fonction intellectuelle de l’être humain, celle qu’il utilise pour juger du vrai et du faux sans état d’âme, sans émotion, avec toutes les nuances objectives dont il est capable, malgré les difficultés, les doutes et les incertitudes que cela engendre4. Cette fonction est des plus sollicitées en milieu scolaire ; la seule irions-nous jusqu’à croire souvent en formation générale, quand on l’utilise pour faire des mathématiques, de la géométrie, de l’analyse grammaticale, de la sociologie, des sciences naturelles, de la philosophie, voire des sciences religieuses, au détriment fréquent de toutes les autres ; l’une parmi d’autres, en revanche, en formation professionnelle et technique, où la pensée sert constamment pour planifier des opérations, comprendre des mécanismes de fonctionnement d’appareils ou de dispositifs, conceptualiser des situations problématiques, mais avec moins d’ostentation qu’en formation générale, car d’autres fonctions psychologiques occupent aussi une large place dans ces domaines, comme nous le verrons ci-après. En somme, en milieu scolaire, on recourt à la pensée pour tout apprentissage qui requiert de structurer des connaissances, d’élaborer des modèles explicatifs, de juger d’un état de vérité d’une question ou d’une situation5 : La vigne est-elle suffisamment irriguée ? Produira-t-elle de bons fruits ? Pourquoi ces taches de couleur tabac sur les feuilles ? Qu’est-ce que la chlorophylle et à quoi sert-elle ? Comment peut-on protéger les cultures ? Le phylloxéra, est-ce un insecte ou 4. À un stade primaire ou primitif de développement, Jung parle de pensée concrétiste, laquelle établit des relations entre des concepts concrets, c’est-à-dire, suivant la définition de Jung, encore liés à des éléments qui ne le spécifient pas, des sensations ou des sentiments par exemple. Ainsi, chez l’enfant, ajuster des formes géométriques de bois de pin de couleurs différentes dans une matrice correspondante constituerait une illustration adéquate d’une telle pensée. La pensée concrétiste peut être rapprochée de la pensée symbolique de Piaget (voir La formation du symbole chez l’enfant, Neuchâtel et Paris : Delachaux & Niestlé, c1945, 1976). Toutefois, l’adulte en fait régulièrement usage lorsqu’il ne parvient pas, ou qu’il ne cherche pas, à extraire les sentiments ou les sensations de l’objet qu’il s’agirait, par exemple, d’abstraire conceptuellement. Il peut être quasi impossible de ne pas saliver à la pensée d’un plat dont nos sens gustatifs se délectent, puisqu’un réflexe y est vraisemblablement associé, ou de ne ressentir nulle peur à la pensée d’un chien qui nous aurait mordu férocement. La pensée concrétiste est donc l’apanage de chacun d’entre nous à des degrés et dans des circonstances divers. Dans la discussion qui suit, cependant, il n’est question que de pensée abstraite, une pensée clairement élaborée, dénuée de facteurs contingents. 5.On néglige, aussi, souvent de se servir de la pensée en milieu scolaire, notamment lorsqu’il conviendrait d’intégrer aux enseignements officiels les idées personnelles et privées des élèves et des enseignants, les hypothèses et conclusions auxquelles ils sont parvenus par eux-mêmes, à partir de leurs expériences personnelles et de leurs intuitions objectivées et rationalisées. Malheureusement, l’enseignement scolaire officiel met un accent quasi exclusif sur le savoir social au détriment du savoir individuel ou privé. Nous revenons, plus loin dans cet ouvrage, sur cette importante question. 10 1 – Éduquer après C. G. Jung un champignon ? C’est en usant de la pensée que nous comprenons des théories et que nous les utilisons pour, dans une certaine mesure, expliquer le passé et prédire l’avenir ; que nous nommons et appréhendons symboliquement la réalité physique et psychique ; que nous nous rendons au travail, par exemple, en résolvant les problèmes d’hier, ou préparons l’hiver en plein cœur de l’été ; que nous simulons le fonctionnement d’une centrale hydroélectrique avant même que celle-ci ne soit construite, ou façonnons les traits probables des crânes fossilisés. La pensée dispense du poids réel des choses, de leur existence immédiate, créant un univers quasi fermé sur elle ; elle abstrait : la pierre sur ce papier est une vue de l’esprit ; comme le fer, le ciment, le bois d’œuvre, le verre et même les ouvriers ; comme également toutes les briques de tous les édifices de la Terre qui n’y ont de poids que celui des mots. Grâce à la pensée, nous transportons nos modèles, nos représentations, nos conceptions du monde dans notre tête, encodés biochimiquement dans notre mémoire ; nous les codifions encore dans des livres ou sur d’autres supports sous forme de textes ou de schémas quand nous souhaitons les rendre publics. La pensée libère du moment présent, déjoue l’éphémère, ouvre sur la durée ; à preuve : c’est en pensant que, maintenant, j’écris ce texte, c’est en pensant que, bien plus tard, vous le lisez ; c’est en pensant que « maintenant » est pour vous passé et « bien plus tard », le moment présent. Vous et moi tenons ainsi, par la pensée, une étrange conversation asynchrone6. Nul autre animal ne saurait apparemment en faire autant. Quel étonnement ! Quelle merveille ! Quel remarquable aboutissement de la condition humaine ! Quelle tristesse aussi ! La pensée nous éloignerait donc des autres animaux ; brouillerait, peut-être irrémédiablement, toute communication vraiment significative avec eux ; nous distinguerait ; nous isolerait ; la raison 6. Les sémioticiens critiqueraient sans doute cette affirmation : « Qui êtes-vous donc vraiment, “vous” et “moi” ? », demanderaient-ils. « Des êtres de papier, sans plus ! » Car auteur et lecteur sont absents du texte, bien évidemment, lequel existe du simple fait qu’il est dans le livre ou sur tout autre support qui le manifeste. Nous sommes donc des êtres fictifs auxquels auteur et lecteur véritables ne devraient pas s’identifier, pronoms personnels irrésolus que la pensée déductive seule ne peut admettre. Seraient-ils d’ailleurs résolus qu’on ne serait guère plus avancés : 2 500 ans plus tard, on débat encore pour savoir qui, de Socrate ou de Platon, s’entretient « réellement » avec les autres personnages, tout aussi indéfinis, des dialogues mêmes de Platon (Œuvres complètes, tome I, avant-propos de Léon Robin, Paris : Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. ix-xix). On ne sait pas davantage si le grand Homère fut un ou plusieurs êtres humains, si même il a existé (R. Flacelière (1955). « La poésie homérique », dans Homère, Iliade. Odyssée, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 23 sqq.), les noms d’auteurs n’étant, pour les sémioticiens, que signes sur la couverture des livres. C’est annoncer déjà des limites à la pensée. Jung nous réserve, d’ailleurs, bien d’autres sacrifices. 11 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung n’est pas animale, disait en substance Aristote7. Mais jusqu’à quel point le sommes-nous toujours ? Terme actuel de la chaîne évolutive, dernière fonction psychologique développée8, sans doute encore en développement, la pensée se dégrade rapidement à rebours : homo sapiens sapiens, homo sapiens, homo erectus, australopithèque, kényapithèque quadrupède..., jusqu’à ce qu’on n’en trouve plus guère de trace chez nos très lointains ancêtres, que la semence peut-être, un projet à venir des seuls hominidés ou, dans le meilleur des cas, de quelques rares espèces animales plus raisonnables que d’autres. C’est dire que la pensée nous désincarne, nous sèvre du sang originel, nous « décrée » en quelque sorte, lorsqu’elle nous gratifie de ce joyau, de cet attribut divin qu’est notre esprit qui « souffle où il veut9 ». Mais, si magnifique et si extraordinaire que la pensée puisse être, elle est aussi dévastatrice lorsqu’elle usurpe une suprématie juvénile sur les autres fonctions psychologiques qui cohabitent avec elle en nous, sans égard pour celles-là même qui ont sans doute permis sa propre éclosion, de par leur antériorité probable. La pensée est immensément valorisée, en Occident tout particulièrement ; elle a même son propre siècle, celui des Lumières ; tellement qu’on a presque fini par la croire infaillible et, surtout, aristocrate10 : elle devrait donc nous gouverner. Elle est puissante, il est vrai, et, de ce fait, essentielle à la survie humaine... jusqu’à la disgrâce. Quand nous attendons de la science et de la technologie, par exemple, dont les succès retentissants depuis quelques siècles déjà constituent un majestueux hommage à la pensée, qu’elles soient omnipotentes, qu’elles puissent à chaque fois et pour toujours améliorer nos conditions de vie matérielles, guérir nos maladies encombrantes, étancher notre soif d’immortalité, pallier le délabrement de plus en plus manifeste de la Terre que nous contribuons tant à généraliser, tels deux architectes asservis qui détiendraient dans leurs tiroirs les plans secrets du labyrinthe, c’est notre 7. 8. Aristote (1990). Politique, Paris : Flammarion, p. 493. Le degré d’intelligence, et donc de la capacité de penser, paraît en lien étroit avec la taille absolue du néocortex, plus particulièrement du cortex préfrontal, comme avec sa taille relative à la totalité du cerveau et avec le degré d’interconnexion entre le cortex préfrontal et le reste du cerveau. C’est le néocortex qui s’active face à un problème ou à une situation inédits. Une taille importante du néocortex serait caractéristique des espèces capables d’interaction sociale extensive et complexe. Chez l’humain, cette partie du cerveau est particulièrement développée (http ://lecerveau.mcgill.ca/, consulté le 28 mars 2012). 9. Évangile selon Saint-Jean (3, 8) (2001). La Bible, Paris : Bayard ; Montréal : Médiaspaul, p. 2379. 10. Aristocratie : étymologiquement « la puissance du meilleur ». 12 1 – Éduquer après C. G. Jung angoisse profonde que nous traduisons, notre pauvre servitude désarmée de miroirs humains qui ne réfléchiraient réciproquement que leur propre discours effaré, qu’une vide substance, que notre intolérance croissante à l’espoir. « Je veux connaître les pensées de Dieu », aurait dit Einstein11. Paradoxalement, grâce à cette pensée divine, nous ne voulons plus mourir, nous ne savons plus mourir12 ! Et, à cause de cela, pour nier davantage encore le terme inéluctable de la vie humaine, nous exerçons nos dons de créateurs, faisant de la pensée même un moyen effectif d’évolution. Nous sabordons la distinction classique et millénaire entre nature et culture, nous initiant à modifier la vie, l’être humain plus particulièrement, dépouillant ce dernier petit à petit de son essence traditionnelle, de son animalité, de sa transcendance, le dénaturant peu à peu, l’« artificialisant » oserai-je dire, par la toute récente ingénierie génétique et informatique, ce nouveau dieu déjà transhumain. Nous extrayons la forme de l’être, sans nous préoccuper outre mesure de la matière qui le compose, nous le déconstruisons minutieusement, organe par organe, fonction par fonction, groupe d’éléments par groupe d’éléments, que nous appelons systèmes et sous-systèmes : digestif, circulatoire, nerveux... ; nous recherchons le rôle de chaque partie, nous demandant par-devers nous si nous saurions la simuler ; et nous la simulons de mieux en mieux : cœur artificiel, rein artificiel, peau artificielle, main artificielle, vision artificielle... ; intelligence artificielle enfin, comme il se doit quand on se fait démiurge. L’être humain se retourne alors en idée, en information structurée, en une forme systémique indépendante dont la matérialité est optionnelle, selon les contraintes pratiques du moment13. Métal, plastique, silicium ou cellule vivante, cela n’a plus d’importance, nous avons séparé la matière et la forme dans les pistes de Frankenstein, 11. R. W. Clark (1971). Einstein : the life and times, New York : World Publication Co., p. 18-19. 12. Cf. cet extrait de la chanson Precious Angel de Bob Dylan : « My so-called friends have fallen under a spell. / They look me squarely in the eye and they say, “All is well.” / Can they imagine the darkness that will fall from on high / When men will beg God to kill them and they won’t be able to die ? », dans B. Dylan (2004). Lyrics : 1962-2001, New York : Simon & Schuster, p. 403. 13.Dans Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, F. J. Varela écrit : « [...] nous insistons sur le fait qu’un système vivant est défini par son organisation et donc qu’on peut l’expliquer comme on explique n’importe quelle organisation, c’est-à-dire en termes de relations et non pas à partir des propriétés de ses composants » (Paris : Seuil, 1989, p. 40). Comme nous sommes loin de Rilke : « Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est “une” : car l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature » (R. M. Rilke (1937). Lettres à un jeune poète, traduites par B. Grasset et Rainer Biemel, Paris : Éditions Bernard Grasset, p. 45). 13 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung rejetant à la fois Aristote et Platon14. Nous reconstruisons l’être humain, que nous croyons intelligible. Nous avons presque réussi. Nous y sommes de plus en plus. Nous élaborons une science de la systémique15, nous construisons des robots-androïdes, nous perfectionnons par la science et la technologie modernes l’art ancien de l’imitation. Assurés, nous poursuivons par la pensée la désincarnation véritable des corps. Je me plais parfois à imaginer un monde post-humain composé d’êtres partiellement de chair et d’os, partiellement de tissus et d’organes artificiels compatibles, bourrés de dispositifs informatiques, en interaction constante avec d’autres êtres semblables et avec d’autres encore totalement artificiels, d’apparence humaine ou non, au comportement humain souvent à s’y méprendre, et de quelques humains d’origine, formant tous ensemble un peuple bizarre avec les ordinateurs du monde, qui eux, séparément, fonctionneraient nuit et jour en réseau, gouvernant le monde, par délégation d’abord comme ils le font déjà en partie aujourd’hui grâce aux banques de données informatisées et aux systèmes experts, puis d’eux-mêmes ensuite, de leur propre initiative, sachant mieux encore qu’aujourd’hui s’autoprogrammer, produisant en réseau des connaissances nouvelles dont ils partageraient certaines avec nous et avec nos divers « concitoyens », dont ils garderaient d’autres pour eux, indifférents à nos intérêts d’humains, décidant, en fonction des leurs, de cesser par exemple l’entretien des « citoyens biologiques », trop fragiles et trop imprévisibles pour s’y fier, sacrifices humains modernes sur l’autel rationnel de l’efficacité. Nous voilà parvenus, bien malgré nous, dans la Los Angeles de Blade Runner, filmée par Ridley Scott16. 14. Pour Aristote (La métaphysique), matière et forme sont intimement liées, l’une ne pouvant exister sans l’autre, comme l’arbre est en bois, comme la poésie est en vers (Poétique, chapitre 1), seul Dieu est forme pure ; « Au commencement était le Verbe », écrit Saint Jean (1, 1). Pour Platon, le monde intelligible des Idées immortelles se distingue du monde sensible des apparences qui le reflète imparfaitement comme une ombre (dans La République). Par conséquent, si l’ombre ou le reflet changent, l’idée correspondante sera nécessairement autre. « Forme et matière, conjointes et toutes pures, / émergent à l’être sans défaut / comme trois flèches d’un arc à trois cordes », a écrit pour sa part Dante (La Divine Comédie. Le Paradis, Chant XXIX, traduction Jacqueline Risset, Paris : Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2004, p. 269). 15.Voir, par exemple, des volumes : L. von Bertalanffy (1968). General System Theory : foundation, development, applications, New York : G. Braziller, 289 p. ; J.-L. Le Moigne (1990). La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris : Presses universitaires de France, 330 p. ; ou des périodiques : Revue internationale de systémique, Paris : Association française pour la cybernétique économique et technique ; International Journal of General Systems, New York : Gordon and Breach Science Publishers. 16. Blade Runner (1982), film futuriste dirigé par Ridley Scott. Ce film, qui présente une vision très pessimiste du devenir humain, a fait époque : des androïdes, maîtres de la ville de Los Angeles, sont à la recherche de tous les êtres humains qui restent pour les tuer. 14 1 – Éduquer après C. G. Jung Comme toute fonction psychologique, la pensée n’a d’intérêt véritable que pour ceux chez qui elle domine ; elle constitue pour eux l’outil suprême, le moyen privilégié d’adaptation au monde, le dispositif le plus objectif qui soit d’échanges avec les autres, libre de compromis et d’opinion ; comme on démontre un théorème mathématique, pourraient-ils arguer. Pour les autres, elle est utile, douteuse, voire détestable parfois, selon la fonction psychologique dominant chez eux et selon le degré d’harmonie qui règne entre toutes les fonctions dans leur psyché. Comme nous le verrons par la suite, la pensée occulte le sentiment qui s’y oppose, comme l’ombre à la lumière, et forme avec lui un couple antithétique que l’humanité a depuis longtemps reconnu : le chirurgien d’ordinaire n’opère pas son fils, pas plus que le juge ne le juge ; nul n’est tenu en démocratie de témoigner contre lui-même ; conflits d’intérêt, fautes professionnelles, manipulation, chantage grouillent de vie dans cette opposition, Salomon en a joué en maître dans un jugement devenu paradigmatique17. Quand j’étais enfant, nous nous demandions entre nous les enfants, avec nos parents ou nos professeurs, comme pour tester l’impossible, comment Dieu pouvait-il être à la fois infiniment bon et infiniment juste ? Bien sûr, il ne le pouvait pas. Nous touchions alors, sans le savoir, aux limites de l’entendement humain. Le sentiment Le sentiment est la capacité subjective de disposer posément du bon et du mauvais, du beau et du laid, de l’agréable et du désagréable, du bien et du mal ; de situer personnellement des émotions ressenties dans un contexte donné sur une échelle d’intensité fidèle et fiable ; de préciser l’importance de ces émotions par rapport à d’autres dans une hiérarchie de valeurs admise et potentiellement assumée, dans un registre esthétique et moral plutôt qu’intellectuel, la « vérité » se traduisant alors par un accord du cœur plutôt que de l’esprit. Jugement rationnel, comme Jung l’a clairement indiqué18, l’exercice du 17.On se souviendra de la mère qui, pour sauver la vie de son enfant que Salomon menaçait de couper en deux pour en donner une moitié à chacune des femmes le réclamant pour sien, supplia Salomon de remettre l’enfant à l’autre femme, niant pour l’essentiel en être la mère (1, Rois, 3, 16-28). Salomon avait reconnu, dans cette négation même de la pensée rationnelle, la voix de la vérité. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » a, bien sûr, écrit Pascal dans une intuition fulgurante de la « pensée » de Jung (voir Pascal (1962). Pensées, Paris : Éditions du Seuil, p. 192). 18. Jung écrit : « Le sentiment, c’est donc, en un certain sens, un jugement ; ce jugement diffère toutefois du jugement intellectuel, en ce qu’il n’a pas pour but d’établir une relation concep- 15 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung sentiment consiste dans l’acceptation ou le rejet de quelque chose, consenti en fonction de ses préférences propres et du plaisir ou de la peine qu’elle nous procure : l’attrait d’une orange, la douceur d’un soir, le bonheur d’aimer, l’immense chagrin des pertes sauvages, le contentement et la sérénité dans l’acceptation et le partage de valeurs communes, ou, dans un registre plus complexe où la raison paraît, appuyer l’épanouissement de l’autre, désirer avec lui19. « J’aime », « je n’aime pas », « plus jamais », « je préfère », affirment tous des choix affectifs que l’intellect ne peut comprendre mais qu’il doit admettre puisque le sentiment s’exprime, ne se justifie pas ; il réside dans le choix des mots, dans le ton de la voix, dans la portée du geste, dans l’intention ; il nous ramène au silence lorsqu’il s’agit de le définir, nous projette hors du langage discursif ; il est indescriptible20. Pour connaître un sentiment, il faut l’éprouver, sans possibilité de faire autrement. « J’écris arbre », a écrit Paul-Marie Lapointe21 ; attardons-nous sur ces mots quelques instants pour en ressentir l’effet. Est-ce plaisir, ennui ou bien indifférence ? Nous seuls le savons, chacun pour soi, c’est l’inclination du cœur et, dans tous les cas, c’est un sentiment ! tuelle, mais d’accomplir l’acte subjectif d’acceptation ou de refus » (Types psychologiques, op. cit., p. 466). Et, peu après : « Le sentiment est donc, comme la pensée, une fonction rationnelle ; car l’expérience montre que ce sont des lois de la raison qui répartissent les valeurs du sentiment, comme elles président à la formation des concepts » (ibid., p. 467). Il se distingue par ailleurs de l’instinct, à l’origine de nombreux affects que l’on pourrait confondre avec des sentiments au sens de Jung. Konrad Lorentz souligne, par exemple, que l’attitude normalement positive des humains envers les nouveaux-nés, faisant trouver mignons ou jolis ces derniers ou des objets de substitution tels que des poupées de chiffon ou des petits d’animaux d’autres espèces, est innée, et qu’elle est déclenchée par des signes sensibles bien déterminés reconnus par les êtres humains : tête relativement importante, crâne disproportionné, grands yeux, gestes gauches... Il en irait également ainsi des interprétations affectives chargées d’anthropomorphisme que nous faisons des physionomies et des comportements animaux : l’aigle fier et noble, le chameau arrogant, le serpent sournois... Il serait étonnant que ces animaux « partagent » nos interprétations. (Voir Essais sur le comportement animal et humain, Paris : Seuil, 1970, p. 354 sqq.) 19. Dans la foulée de la théorie mimétique de René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris : Grasset, 1961), le désir significatif serait le fruit d’un apprentissage. Enfant, l’être humain ignorerait ce qui est bon pour lui ; par mimétisme, il calquerait son désir sur celui de ses parents. L’objet du premier désir des enfants lui viendrait donc de son monde externe. Il serait alors de la responsabilité des parents de proposer à leurs enfants des objets de désir qu’ils estiment bons pour ces derniers. 20. Jung écrit : « La faculté intellectuelle de l’entendement se révèle incapable de formuler en langage conceptuel l’essence du sentiment car la pensée appartient à une catégorie sans mesure commune avec le sentiment » (Types psychologiques, op. cit., p. 467). 21. P.-M. Lapointe (1974). Le réel absolu, Montréal : Éditions de l’Hexagone, p. 171. 16 1 – Éduquer après C. G. Jung Vous recevez des amis à dîner, vous souhaitez leur faire plaisir : composez le menu ! Écoutez-vous quelque peu réfléchir, prenez conscience des éléments en cause, ceux auxquels vous prêtez attention, observez-vous « jouer » avec des sentiments ; c’est la raison qui s’exerce, naturellement ; on dirait bien qu’on pense, n’est-ce pas, mais sans logique ; d’autres critères s’imposent pour ordonner des préférences. Écoutez-vous sourire22 ! Dans les milieux scolaires, le sentiment est étonnamment perdu malgré son omniprésence. On souhaite y développer l’humain dans toutes ses dimensions, intégralement comme on le dit, et, dans notre monde qui rapetisse, non seulement eu égard à soi, comme si l’on était seul, mais par rapport aux autres que l’on connaît de moins en moins23. Le sentiment devient alors un moyen irremplaçable pour prendre conscience de sa propre existence et pour s’aimer, 22. Les neurobiologistes ont identifié trois parties principales dans le cerveau, correspondant à trois phases évolutives : la plus profonde et la plus ancienne, l’amygdale, contrôlerait notamment les réactions réflexes de peur et serait commune à tous les animaux, y compris les reptiles ; la seconde, le cerveau limbique, régirait les émotions et les impulsions, et la troisième, le néocortex, logerait la conscience et les processus de pensée et de raisonnement (idée originale – qui a certes évolué depuis – de Paul D. MacLean, dans Les trois cerveaux de l’ homme, Paris : R. Laffont, 1990, 367 p.). Jung n’aurait aucune difficulté à admettre ces résultats, lui qui écrit : « Qu’est-ce qui a été perdu de vue, oublié et recouvert par les siècles, que les anciens connaissaient encore ? C’est le secret terrestre de l’ âme inférieure, de l’homme naturel qui ne vit pas de façon purement cérébrale, mais chez lequel la moelle épinière et le sympathique ont encore leur mot à dire » (C. G. Jung (1987). L’Homme à la découverte de son âme, préface et adaptation du Dr Roland Cahen, Paris : Albin Michel, p. 326). Il rapporte aussi : « [...] les sorciers africains passent aux yeux de leur tribu pour être accompagnés de démons, ayant forme de reptiles, et l’âme passe pour être un serpent ; lorsqu’un nègre se demande avec perplexité ce qu’il doit faire, il dit en s’éloignant : “Je m’en vais parler avec mon serpent”, voulant dire par là qu’il va s’entretenir avec son âme » (ibid., p. 316). L’activité sentimentale selon Jung, activité rationnelle, pourrait correspondre à une objectivation ou une prise de conscience dans le néocortex des émotions primaires ressenties dans l’amygdale et le cerveau limbique pour y ajuster une réponse satisfaisante à l’aune de la raison, réprimant par le fait même les impulsions premières. Cela s’apparente beaucoup au processus de cohérence entre le cerveau limbique et le néocortex décrit par Servan-Schreber dans une perspective médicale et pour lequel il indique une méthode de réalisation. Il écrit : « Pendant cet exercice, on constate parfois qu’un sourire monte doucement aux lèvres, comme s’il était né dans la poitrine et venu éclore sur le visage. C’est un signe tout simple que la cohérence s’est établie » (Guérir, Paris : Éditions Robert Laffont, 2003, p. 70). 23. Dans cette perspective, la Commission internationale sur l’éducation pour le vingt et unième siècle, présidée par Jacques Delors, a choisi d’instituer et de promouvoir le « savoir vivre ensemble » comme l’un des quatre piliers de l’éducation moderne (J. Delors, I. Al Mufti, M. Manley, I. Amagi, M. P. Quero, R. Carneiro, M.-A. Savané, F. Chung, K. Singh, B. Geremek, R. Stavenhagen, W. Gorham, M. Won Surh, A. Kornhauser et Z. Nanzhao (1996). L’ éducation. Un trésor est caché dedans. Rapport à l’UNESCO, Paris : Éditions Odile Jacob, 312 p.). 17 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung pour déterminer ce qui est important pour soi et pour savoir jusqu’à quel point on y tient ; pour chercher l’autre aussi, pour l’apprécier, dans ce qu’il a de commun avec soi mais aussi de singulier, pour, à tout le moins, le tolérer. Même si on peut facilement le confondre avec les affects du moment qui font perler la sueur, portent à rire ou pleurer, illuminent le regard ou assèchent la langue, le sentiment jungien n’est certes pas une réaction sensible passive aux stimuli du moment24 ; il est actions délibérées, joies ou tristesses conscientes, manifestations révélatrices du sens de la vie qui, comme telles, s’inscrivent dans la mémoire. Où le trouve-t-on en milieu scolaire quand on le cherche bien ? Un peu partout, on l’aura compris : dans les couloirs de l’école, lorsqu’on veut ne pas déranger ceux qui étudient dans les salles adjacentes ; dans les cours de récréation, les laboratoires, les ateliers, lorsqu’on prend grand soin de n’y blesser personne ; dans les pupitres, les livres, les vêtements, les équipements, dans toute propriété, publique ou privée, que l’on essaie de préserver parce qu’on en estime la valeur ou qu’on se conforme aux valeurs communes ; dans les enseignements aussi, particulièrement de nature professionnelle ou technique, quand il s’agit d’inculquer l’empathie ou tout autre savoir agir auprès d’humains requérant des services. On le trouve encore dans l’harmonie et dans l’ordre qui règnent en classe lorsque chacun, enseignant comme élève, accepte de favoriser l’apprentissage de tous et que chacun prend sur soi le sien propre ; et puis dans les colères, dans les inimitiés, dans les frustrations, dans les échecs, que l’on se doit de surmonter, avec lesquels, plus ou moins difficilement, avec plus ou moins de succès, il faut apprendre à composer, apprendre à vivre. C’est dans tous ces endroits, et dans bien d’autres encore, que se trouve le sentiment, sous son aspect moral s’entend, grâce auquel non seulement la vie en société devient-elle possible mais encore appréciée. N’a-t-il pas conduit, avec le temps, grâce à des efforts inouïs consentis par des générations d’hommes 24. Jung ne nie pas l’existence de ces affects – qu’il appelle aussi émotions –, mais, en vertu de leurs manifestations physiologiques subies par l’individu hors du contrôle de sa volonté, il les associe davantage à la sensation, fonction irrationnelle, qu’au sentiment, fonction rationnelle. Il reconnaît toutefois qu’entre le sentiment normal et l’affect, la frontière n’est pas bien nette (Types psychologiques, op. cit., p. 404). Par ailleurs, à l’instar de la pensée concrétiste (voir note 4), liée étroitement à l’objet ou à la situation qui lui a donné naissance et, par conséquent, peu différenciée des autres fonctions psychologiques – le plus souvent de la sensation –, Jung admet encore la sensation affective, une sorte de sentiment concret mêlé de sensation largement confondu avec l’objet ou la situation dont il provient (ibid., p. 466). La sensation affective serait une forme primitive du sentiment évolué rationnel abstrait, correspondant assez bien aux manifestations connues du cerveau limbique. La peur des chiens consécutive à une mauvaise expérience avec l’un d’entre eux en est un exemple ; l’attachement érotique à une personne de son choix en est un autre. 18 1 – Éduquer après C. G. Jung et de femmes intègres, à l’établissement de rapports humains de mieux en mieux fondés sur le respect mutuel, sur l’égalité, sur la tolérance ? N’est-il pas, à n’en pas douter, la pierre angulaire de la démocratie, de l’harmonie sociale, comme celle du respect et de l’estime de soi ? Il est curieux qu’au Moyen Âge, comme à bien d’autres moments de l’Histoire, les villes étaient fermées, enceintes de murailles, de portes, de canaux, d’obstacles de toutes sortes, pour bloquer l’étranger, le païen, ennemi présumé des seuls admis dans la Cité venu assurément, selon ces derniers, les dépouiller de leurs biens durement acquis25. La force, alors, plutôt que la confiance, régissait les rapports. La méfiance et la peur triomphaient sur des sentiments plus positifs, élevant dans son sillage la ruse, sinon la tromperie, au rang de vertu. David sur Goliath emportait l’adhésion, et Ulysse, sur Polyphème. Machiavel conseillait les princes en attendant que naisse Saint-Exupéry26. Le sentiment, moteur de paix, conquiert péniblement, il est vrai, les institutions. Comme il est malheureux qu’en milieu scolaire on le pervertisse si régulièrement pour le traduire en règle de conduite obligatoire, en comportement imposé, assujettissant ainsi l’élève normal à une autorité qui aurait décidé d’avance de l’acceptable, du convenable, de l’admissible, de ce qui, littéralement, l’autorise à demeurer dans la communauté. Non pas que de telles 25. Déjà, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, Hésiode conseillait en ces termes son frère Persès afin que celui-ci profite de son propre labeur : « Entretiens un chien aux crocs durs, ne lésine pas sur sa pâtée. Que l’homme qui dort le jour ne vienne pas [la nuit] prendre ton bien » (Les travaux et les jours, v. 604, 605, dans Théogonie et autres poèmes suivi des Hymnes homériques, édition et traduction de Jean-Louis Backès, Paris : Éditions Gallimard, 2001, p. 131). Par ailleurs, depuis au moins le XIIe siècle, et ce, jusqu’en 1770, année de sa dissolution, la ville de Saint-Malo libérait, la nuit, une brigade de chiens – qu’on ne nourrissait qu’au petit matin – pour protéger ses habitants des indésirables. Même les malouins de bon aloi étaient alors, la nuit, prisonniers effectifs de leur propre cité (« Chiens du guet, à Saint-Malo », dans La France pittoresque, no 15, 2005). Enfin, aussi tard qu’en 1892, l’écrivain Arthur Conan Doyle reprenait la même idée dans l’une des aventures de Sherlock Holmes, en faisant d’un énorme mastiff le gardien de nuit de la propriété du vilain de l’histoire : « It’s only Carlo, my mastiff, dit ce dernier. I call him mine, but really old Toller, my groom, is the only man who can do anything with him. We feed him once a day, and not too much then, so that he is always as keen as mustard. Toller let him loose every night, and God helps the trespasser whom he lays his fangs upon. For goodness’ sake don’t you ever on any pretext set your foot over the threshold at night, for it is as much as your life is worth. » Dans le respect de la morale victorienne, c’est finalement le vilain lui-même qui fut victime de la maligne bête, mais on peut douter qu’aujourd’hui le droit britannique cautionne le recours à de tels expédients. (Voir « The Adventure of the Copper Beeches », dans The Original Illustrated Sherlock Holmes, Edison, N.J. : Castle Books, 1991, p. 166-181.) 26. « [...] on ne voit bien qu’avec le cœur, dit le renard. L’essentiel est invisible pour les yeux » (A. de Saint-Exupéry (1971). Le petit prince, New York : Harcourt, Brace & World, p. 87). 19 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung conduites soient répréhensibles, bien au contraire, et c’est là la source même de la perversion, mais leur adoption ne devrait-elle pas résulter d’une acceptation librement consentie des valeurs sous-tendues par la règle, par un recours au sentiment vrai plutôt qu’à la répression génératrice de déni, de refus, de révolte ? Qui n’a connu de ces individus dont l’énergie vitale a regrettablement pris le pas sur une volonté dominée de l’extérieur, avec, pour résultats, combien de dommages inutiles ? Ne se pourrait-il qu’une partie significative du décrochage scolaire trouve son origine dans cette négation indigne de la liberté27 ? Le sentiment est utile, certes, mais il n’est pas utilitaire28 ! Laissé à lui-même, sans l’apport de la pensée pour le brider, le sentiment conduit tout naturellement au laisser-aller et au dogmatisme, le cœur penchant toujours vers son bien préféré. À cause de cela, il n’accède pas seul à la justice, mais à l’aveuglement. On daigne alors protéger ceux qu’on aime jusqu’à la démesure, cacher leurs manquements, couvrir leurs faiblesses, satisfaire jusqu’à la soumission leur moindre envie, refusant, tout compte fait, de contribuer à leur éducation ; ce faisant, l’on s’oublie, en payant au prix de son propre bien l’inadmissible conciliation de ses propres désirs. Par un étrange renversement des valeurs, c’est le culte de l’enfant-roi, la tyrannie du maître chanteur asocial, l’échec ; comme si la servitude était fille de l’amour. Et l’on poursuit de plus belle, propageant les valeurs fondamentales en lesquelles on croit, promouvant celles-ci partout autour de soi, niant et combattant celles qui les contredisent jusqu’à l’intolérance, pour que surgissent l’asservissement de nos semblables qui ne prient pas les mêmes dieux que nous, la conscription morale de nos propres enfants afin qu’ils nous dédoublent le temps venu, l’aide et le soutien conditionnels des peuples dans le besoin ; comme si la démocratie se décrétait être une condition sine qua non de la survie des autres. Quel est donc cet amour qui se mérite, octroyé suite à un serment d’allégeance ? L’école contribuera-t-elle volontairement à ce retour masqué de la loi du plus fort ? Le sentiment moral y sera-t-il, là aussi, mobilisé en tant que condition de réussite ? 27. Il y a bien sûr des cas où la coercition est nécessaire pour conserver la paix sociale en milieu scolaire. Mais, en démocratie, celle-ci devrait toujours s’exercer avec modération. 28. Un tel paragraphe, et de telles « insinuations », n’auraient sans doute aucun sens en Orient car, selon Joseph Campbell (Pathways to Bliss : Mythology and Personal Transformation, New World Library, chap. III, 2004), les religions et les philosophies orientales en général nient l’importance de l’ego, lui dénient tout pouvoir sur l’organisation sociale. En conséquence, l’enseignement vise à produire des comportements prédéterminés chez l’apprenant, l’élève au sens plus littéral du terme. On y considère en somme l’individu comme une boîte noire, et l’on peut présumer que la pédagogie fondamentale repose sur une forme ou sur une autre du béhaviorisme. 20 1 – Éduquer après C. G. Jung Entre l’anarchie et le totalitarisme, cherchons le moyen terme, faisons de l’école un lieu véritablement propice à son développement. Mais, au-delà du sentiment moral, n’est-ce pas aussi l’un des buts premiers de l’école que d’approcher l’élève de tout ce qui peut susciter en lui un sentiment esthétique ? Afin qu’il soit en mesure d’en apprécier l’effet et d’orienter en conséquence ses choix de carrière et de vie, qu’il sache décider, confiant, que telle œuvre lui plaît ou qu’au contraire, elle le rebute, que telle activité l’anime tellement qu’il y consacrerait sa vie, que telle autre le laisse indifférent. La beauté satisfait, elle apporte à l’être humain de grands bonheurs, elle facilite l’acceptation d’événements ou de situations par ailleurs difficiles, elle embaume et adoucit la vie à condition de la trouver, de la créer, d’y être conduit. Elle inonde le milieu scolaire, potentiellement du moins, car on l’y néglige souvent, imprègne, bien évidemment, les matières enseignées qui s’y consacrent ouvertement, telles que les arts plastiques, la poésie, la littérature plus largement, la musique, la danse parfois, la gymnastique ; mais également les sciences humaines et sociales qui poursuivent d’autres fins, telles que l’histoire ou la géographie, pour les costumes d’époque ou la splendeur des paysages, bien sûr, mais surtout pour toutes ces traces laissées par nos prédécesseurs et la marche du temps ; les sciences naturelles aussi, telles que la biologie ou la géologie, pour la diversité des formes et des couleurs, pour la régularité des cristaux et l’évolution magnifique de la vie ; jusqu’aux matières réputées froides et lointaines, telles que la physique ou les mathématiques, car on s’émeut encore des relations harmonieuses qui peuvent se percevoir entre des objets au demeurant abstraits. L’expression du sentiment esthétique est en outre possible presque partout ailleurs en milieu scolaire, car tout ce qui s’y trouve peut éventuellement stimuler l’élève : l’architecture des bâtiments, l’aménagement des lieux, l’habillement, les performances sportives ou culturelles, les personnes rencontrées, tout objet, en somme, réel ou figuré, susceptible d’éveiller chez lui cette impression de beauté ou de laideur à laquelle il est sensible ; et puis à l’intérieur de soi, où tout ce qui y réside, inné ou acquis, génère, si on s’y attarde, un sentiment esthétique : images, histoires, souvenirs, impressions, modèles explicatifs, tout produit que notre imagination ou notre mémoire présente à notre conscience. Équilibré, le sentiment esthétique ouvre la porte à l’art. Allié au sentiment moral, il est la voie royale d’accès aux grandes réalisations des civilisations passées, présentes, voire à venir. Épanoui, sophistiqué, il entretient chez l’être humain le désir du meilleur, le goût de ce que sa propre espèce peut produire de mieux. 21 Première partie – Éduquer après Carl Gustav Jung Unifié, à la fois esthétique et moral, le sentiment donne un sens à l’étude, à la recherche individuelle et collective, à la qualité plutôt qu’à la quantité. Ce faisant, il éloigne d’un certain matérialisme outrancier, hélas bien visible dans nos sociétés occidentales et éminemment dangereux, tant pour l’espèce humaine que pour l’environnement. Il suggère que le travail et l’effort ainsi orientés conduisent à un mieux-être méconnu de l’indolence. On ne peut freiner l’élan vital29 qui propulse l’être vers son dépassement ; on ne peut exiger de ce dernier qu’il cesse d’apprendre, d’inventer, de créer, qu’il tente par tous les moyens à sa disposition d’améliorer son sort et celui des siens, de prendre le pas sur ce qui le contrarie, d’accroître sa longévité, d’assurer sa survie par la science et la connaissance, de dégager, pour son propre plaisir et l’épanouissement de ses capacités, l’espace et le confort qu’il estime nécessaire, ce qu’il a si bien réussi à ce jour qu’il s’en trouve dorénavant menacé, lui et tout son environnement, par le « Nombre », essentiellement, qui dorénavant le dépasse. Ce « Nombre » de personnes, de biens et de services d’ores et déjà si élevé qu’il épuise les ressources et les capacités de régénération de la Terre pour nourrir l’espèce humaine, la loger, la réchauffer, la rassembler, la transporter, la divertir, pour l’opposer hélas et toujours avec elle-même de toutes ces manières si imaginatives et si constamment renouvelées que nous subissons tous dans une course effrénée vers on ne sait quoi, d’où on ne sait guère, mais dont l’issue paraît prochaine et effroyable. Il est très évident que nous ne souhaitons pas retourner en arrière, que nous ne voulons pas oublier ce que nous avons appris si péniblement et si laborieusement à maîtriser et à comprendre, et que nous apprécions ; que ce qui est désiré légitimement par l’un l’est aussi légitimement par l’autre et qu’ainsi le « Nombre », spectre insaisissable de la sourde menace sur la vie évoluée30 que la science29.L’expression élan vital est ici utilisée au sens de Bergson, sinon littéralement, du moins dans son esprit : « [...] élan originel de la vie, passant d’une génération de germes à la génération suivante de germes par l’intermédiaire des organismes développés qui forment entre les germes le trait d’union. Cet élan, se conservant sur les lignes d’évolution entre lesquelles il se partage, est la cause profonde des variations, du moins de celles qui se transmettent régulièrement, qui s’additionnent, qui créent des espèces nouvelles » (H. Bergson (2001). L’ évolution créatrice, Paris : Quadrige, Presses universitaires de France, p. 88). 30. Dans un excellent essai intitulé A Short History of Progress, Ronald Wright illustre fort bien plusieurs manifestations actuelles ou imminentes du « spectre », par exemple : « The most immediate threat however may be nothing more glamorous than our own waste. Like most problems with technology, pollution is a problem of scale. The biosphere might have been able to tolerate our dirty old friends coal and oil if we’d burned them gradually. But how long can it withstand a blaze of consumption so frenzied that the dark side of this planet glows like a fanned ember in the night of space ? » (A Short History of Progress, Toronto : House of Anansi Press, 2004, p. 7) ; « The numbers (insofar as they can be estimated) break down as follows : a world population of about 200 million at Rome’s height, in the second century A.D. ; about 22 1 – Éduquer après C. G. Jung fiction s’acharne à déchiffrer31, ne peut que croître, à moins de remplacer judicieusement l’objet de nos désirs. Or l’art est dépassement et sait canaliser une part significative de ces aspirations humaines, dans des œuvres très souvent parcimonieuses et frugales sur le plan des ressources mais éminemment nutritives pour l’âme et pour l’intellect, parfois pour le corps. Quand un film, un livre, un concert, un récital, une peinture, une sculpture, une pièce de théâtre, un repas, une boisson, une danse, une théorie, un discours, un défilé, un jeu, un match sportif, est trouvé beau et bon, c’est au sentiment évolué qu’il le doit, à sa capacité d’apprécier ce qui le distingue du reste32, ce qui en fait l’originalité, lui confère une valeur telle qu’on le désire jusqu’à le mériter ; on s’y intéresse alors encore davantage et on accepte d’en payer le juste prix, car il satisfait la part civilisée de l’être, celle précisément qui fut conquise de haute lutte, au fil des millénaires, et qu’il serait tragique de sacrifier à un veau d’or33. Quand, en revanche, tout se vaut dans une indistincte uniformité, que les prouesses les plus extrêmes se banalisent, que le barbouillis et la cacophonie sont des expressions de l’âme, que le venin et le remède se confondent, et que la publicité enfonce le bon goût comme des clous dans la tête des gens afin de les abrutir davantage et d’en détourner la moindre soif à son profit, c’est à l’ignorance en la matière qu’on le doit, à son rejet plus précisément. Certes, les goûts sont divers et ne se discutent pas mais, quels qu’ils soient, ce qui est soumis à leur jugement doit au moins avoir la chance de se faire valoir dans sa spécificité. 400 million by 1500, when Europe reached the Americas ; one billion people by 1825, at the start of the Coal Age ; 2 billion by 1925, when the Oil Age gets under way ; and 6 billion people by the year 2000. Even more startling is the acceleration. Adding 200 million after Rome took 13 centuries ; adding the last 200 million took only three years » (ibid., p. 109) ; « Ecological markers suggest that in the early 1960s, humans were using about 70 percent of nature’s yearly output ; by the early 1980s, we’d reached 100 percent ; and in 1999, we were at 125 percent. Such numbers may be imprecise, but their trend is clear – they mark the road to bankruptcy » (ibid., p. 129). 31. Par exemple, les classiques, récemment réédités, Stand on Zanzibar (c1968, 2011, New York : Orb, 576 p.) de J. Brunner et The World inside (c1971, 2010, New York : Orb, 2010, 265 p.) de R. Silverberg. 32. Avec le concours cependant des fonctions perceptives de l’être humain, soit la sensation et l’intuition, que nous décrivons ci-après. 33. L’Europe à cet égard me semble un modèle ; elle investit dans la culture et dans la conservation du patrimoine bien davantage que l’Amérique du Nord notamment, et ses habitants ne paraissent pas présenter la même voracité matérielle et énergétique que les Nord-Américains – il est vrai que l’énergie y est beaucoup plus coûteuse. Compte tenu de l’importance de la population nord-américaine, l’effet positif d’un comportement semblable de celle-ci sur les ressources de la planète et sur la qualité de notre environnement pourrait s’avérer considérable. 23