recueil des plaidoiries 2015
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recueil des plaidoiries 2015
RECUEIL DES PLAIDOIRIES 2015 lycéens / élèves avocats / avocats 1 2 18 e ÉDITION - 30 JANVIER 2015 PLAIDOIRIES DES LYCÉENS 2015 Esplanade Général Eisenhower CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4 Tél. : 02 31 06 06 44 www.memorial-plaidoiries.fr E-mail : [email protected] 3 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS 4 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS LE 18e CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES LYCÉENS POUR LES DROITS DE L’HOMME Vendredi 30 janvier 2015 AU MÉMORIAL DE CAEN Depuis 17 ans, le Mémorial de Caen organise, le Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme. Soutenu par le Conseil Régional de BasseNormandie, cet événement offre aux lycéens une tribune exceptionnelle pour défendre une cause qui leur tient à coeur. Ce concours se déroule en plusieurs étapes. Après une première sélection écrite qui a départagé plus de 1 300 plaidoiries, des jurys se sont réunis en région afin de sélectionner les équipes lauréates qui participeront à la finale au Mémorial de Caen. En présence d’un jury composé de personnalités engagées dans la défense des droits de l’homme, de représentants de l’Éducation Nationale, de journalistes, d’artistes et de lycéens, ce concours, qui se déroule devant un public de plus de 2 000 personnes, récompense les qualités oratoires et la force argumentaire des candidats. Nous remercions sincèrement nos partenaires qui, pour la plupart d’entre eux, nous accompagnent depuis 17 ans : la MGEN, Amnesty International France, Reporters sans Frontières, le quotidien L’Actu. Nous remercions tout particulièrement nos partenaires qui accueillent les présélections en régions et sans lesquelles le Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme ne connaîtrait pas un tel succès. Merci au CERCIL d’Orléans, au Tribunal de Grande Instance de Lille, au Musée d’Aquitaine, au CRDP de Toulouse, au CRDP AixMarseille, au CRDP de Reims, au Midi-Libre à Montpellier, à Ouest-France à Rennes, à la MGEN à Paris, au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation à Lyon et à la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. Le Mémorial remercie également France Bleu Basse-Normandie pour son soutien. Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises par les candidats ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 5 Les notes de bas de page sont à attribuer aux auteurs des plaidoiries, à l’exception des notes portant la mention N.d.É. (Note de l’Éditeur). 6 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS TABLE DES MATIÈRES LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES LYCÉENS Rana Plaza : autel du textile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Christvient Lumbu Milandu / Lycée Assomption Sainte Clotilde, Bordeaux L’enfant s’appelle Avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Gaby Da Silva / Lycée Raymond Savignac, Villefranche-de-Rouergue Pour le meilleur et surtout pour le pire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Nina Bonche et Camilia Gaied / Lycée Jacob Holtzer, Firminy Les femmes sont les nègres du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Dalhie Tahangy / Lycée français de Tamatave, Madagascar Réformons le Conseil de sécurité et arrêtons la protection des criminels Eliška Stroehlein / École européenne de Bruxelles I, Académie de Strasbourg La révolution syrienne, une lutte, une souffrance au nom de la liberté Yamane Jaber / Lycée Saint-Jean La Croix, Saint-Quentin (02) . . . . . . . . 41 . . . . . . . . . . . 49 Cette négligence est à rendre fou ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Basile Desvignes et Lucien Thommen / Lycée Hector Berlioz, Vincennes Soleil sanglant au Levant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Zakaria Gati / Lycée La Trinité, Béziers Un couloir pour la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Juliette Latchimy / Lycée Marie Curie, Vire Pour le malheur et pour le pire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Charlotte Mabille de Poncheville et Camille Laheurte / Lycée Sacré-Cœur, Angers iSlave : le prix de la futilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Alice Lefèvre / Lycée Paul Mélizan, Marseille Vivre ou ne pas vivre, telle est la question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Mathilda Salières / Lycée La Pérouse - Kerichen, Brest Parce que le syndicalisme ne va (apparemment) pas de soi… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Brian Bousquet / Pensionnat de Versailles, Basse-Terre, Guadeloupe Chez les bourreaux du Sinaï . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Bilel Miled / Lycée Catherine et Raymond Janot, Sens LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 7 8 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Rana Plaza : autel du textile Christvient Lumbu Milandu Lycée Assomption Sainte Clotilde, Bordeaux 9 10 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames, Messieurs, Je me tiens devant vous pour évoquer cette folie du textile, du toujours produire plus à bas coût, dans des conditions de travail immondes. Ce fléau touche de nombreux pays d’Asie : Chine, Inde, Cambodge, Indonésie et Bangladesh… Non sans conséquence, des autels du textile ont vu le jour comme Rana Plaza. Oui ! Rana Plaza, autel du textile ! Le 24 avril 2013, un immeuble du nom de Rana Plaza s’est effondré. Il logeait des ateliers du textile au service de grandes marques occidentales : Nike, H&M, Zara et Gap. Parmi les 3 122 employés, 1 127 ont trouvé la mort. C’était au Bangladesh. La majorité des personnes salariées sont des femmes comme Hony Chantam. Le « salaire est de cent dollars par mois pour un travail de dix à douze heures par jour, et parfois vingt-quatre heures lorsqu’il y a des commandes importantes », selon ses dires rapportés à l’Observatoire des multinationales. En plus de cela s’ajoutent « les loyers de cinquante dollars ; l’eau et l’électricité coûtent vingt dollars ». Comme vous l’avez bien compris, ces ouvrières se saignent les veines pour nourrir leur famille. Elles se battent sans relâche pour éduquer leurs enfants. La misère, la fatigue, la pauvreté et la peur du lendemain s’écrasent sur leurs épaules. Elles s‘endettent même pour consommer ! Le site du collectif Éthique sur l’étiquette révèle cette course aux salaires les plus bas en Asie de l’Est. Cent soixante-quatorze euros par mois en Chine, cinquante et un euros en Inde, soixante euros au Cambodge et quatre-vingt-deux en Indonésie. 11 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Les salaires des ouvrières ne valent pas plus que les articles vendus. Ces femmes sont « soldées » ! Comment ce genre de chose a-t-il pu arriver ? Qui l’encourage et dans quel but ? Eh bien, les premiers responsables, c’est nous, les consommateurs et consommatrices ! Coluche disait : « Pour qu’un produit ne se vende plus, il suffit de ne plus l’acheter. » Par notre envie de tout acheter sans se soucier des normes, nous avons oublié ces sacrifiés du textile. Nous avons oublié que c’est à ce prix que nous avons des vêtements. Bien sûr, il est évident que les autorités locales ont aussi leur part de responsabilité. Les dirigeants préfèrent laisser continuer cet esclavage moderne et écraser toute opposition. Au Cambodge, le premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis 1985, broie les revendications ouvrières. Le 3 janvier 2014, la police a tiré sur les manifestants, faisant trois victimes. Ces trois révoltés morts étaient sans doute des parents qui ont laissé derrière eux femmes, maris, pères, mères, orphelins et amis. Si nos garde-robes sont tant remplies, le vide laissé par les morts demeure. Évidemment, j’ai conscience de la place du textile dans le développement de ces pays ateliers. Il représente un tiers du PNB et 85 % des exportations rien qu’au Cambodge ! Sur les six cents mille ouvrières cambodgiennes, quatre cents mille travaillent pour des grandes marques. Il ne s’agit pas de freiner la croissance de ces États souvent jeunes et sortis de la guerre. Il ne s’agit pas également d’interdire aux gens de travailler. Il ne s’agit pas non plus d’interdire la religion du libreéchange, qui le pourrait d’ailleurs ? Mais ces firmes transnationales jouent sur les frontières et contournent les lois habilement. Elles s‘engraissent alors que les salaires diminuent. 12 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Pourtant ! Devrions-nous ignorer les droits de ces travailleurs et travailleuses ? « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage », nous rappelle la Déclaration universelle des droits de l’homme dans son article 23. Dans ce même article il est aussi stipulé que : « Tous ont droit sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante, lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée s’il y a lieu par tous les autres moyens de protection sociale ». Trouvez-vous qu’être payé cent euros pour parfois vingt-quatre heures de travail est correct et digne ? Toujours dans la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée de travail et à des congés payés périodiques. » Cette déclaration démontre combien les droits des ouvriers et ouvrières partent en fumée sur l’autel de la rentabilité. Deux semaines après le drame du Rana Plaza, une usine de pull-overs a pris feu. Cela a fait huit morts. Leurs corps calcinés sont la conséquence de cette folie qui ronge le textile d’où proviennent nos jeans, nos chaussures, nos pulls et autres habits. Les inspections n’ont pu fermer que vingt usines, soit moins de 1 % de tous les ateliers. Les commandes des distributeurs valent-elles plus que la vie humaine aujourd’hui ? J’espère ne pas le croire même si des chiffres et des faits nous prouvent le contraire. À l’ère du XXIe siècle, l’« armée de réserve du textile » grandit et se compose d’une catégorie bien plus faible et plus fragile que les adultes : les enfants. À peine plus grands que la taille des jeans qu’ils produisent et souvent âgés de six à dix ans, ces enfants sont au premier front des injustices. 13 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Leurs mains ne sont pas dédiées à l’écriture alors que tout enfant a le droit à l’éducation. Ces mains servent plutôt à fabriquer des ballons de foot que certains appellent, comme Neil Kearney, secrétaire général de la Fédération internationale des travailleurs du textile, de l’habillement, et du cuir (FITTHC), « les ballons de la honte ». Ces « victimes de la mode » sont souvent « affamées et fouettées en cas d’erreur », dénonce le journal Libération. Pour ceux-là, il est encore plus difficile d’échapper à la toile d’araignée du textile qui les mène dans une spirale de pauvreté et de violence sans fin. Tout ceci se fait au mépris de l’article 37 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) « Nul enfant [ne peut être] soumis à la torture ni même à des peines ou des traitements cruels, dégradants et inhumains ». Cet article énonce aussi que « tout enfant […]soit traité avec humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine ». Anonymes et victimes de l’indifférence du monde, ces enfants connaissent le même destin que ceux de Sialkat. Dans cette ville du nord-est du Pakistan sont assurés « 80 % de la production de ballons du monde », rapporte encore Libération. Des tâches ingrates « sont effectuées pour 200 roupies au lieu de 1 500 » comme le demande la loi. L’article 37 de la CIDE mentionne très bien « une réglementation appropriée des horaires et des conditions de travail » pour ces enfants qui travaillent quinze heures par jour. Mesdames et Messieurs, ne vous y trompez pas ! Ces enfants sont aussi des esclaves modernes et leurs patrons des esclavagistes. Le mot « esclavagisme » est dur mais au fond tellement léger pour qualifier les conditions de travail de ces enfants. N’auraient-ils pas droit, eux aussi, de dire avec Voltaire : « Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes » ? 14 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Pour ma part, je m’oppose à cette réalité et propose une autre vision. Je veux un monde plus juste où tous les pays auraient un même niveau de vie élevé. Je veux un monde où entreprises et salariés marchent ensemble vers l’équité sociale, la croissance économique et la protection de l’environnement. Je veux un monde où adultes et enfants puissent cohabiter en paix sans être maîtres ni esclaves. C’est pour cela que je suis devant vous. Merci de votre attention. 15 16 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME L’enfant s’appelle Avenir Gaby Da Silva Lycée Raymond Savignac, Villefranche de Rouergue 17 18 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs, Membres du jury J’aimerais vous parler de Rosa, elle est née dans un petit village en Espagne dans les années trente… Rosa a eu la chance d’aller à l’école pendant quelques années, elle n’aurait manqué un jour d’école pour rien au monde. Nous sommes en Espagne, dans un petit village au milieu des années quarante. Hélas, à quatorze ans, elle doit partir étudier dans la ville la plus proche et c’est impossible. Elle n’en a pas les moyens. Pour elle, le rêve s’arrête. Pour moi, c’est le début de ma plaidoirie. Rosa était ma grand-mère, elle a toujours défendu l’école. À mon tour de le faire maintenant, pour elle, mais surtout pour nous tous, ici. Aujourd’hui dans le monde, ils sont cent un millions d’enfants à ne pas avoir accès à l’école, dont plus de la moitié sont des filles. Le septième principe de la Déclaration des droits de l’enfant énonce que tout enfant a le droit à l’éducation gratuite. 2006, Afghanistan. Il s’appelait Malim Abdoul Habib, il avait quarante-cinq ans ; huit ans déjà qu’il est mort. Son crime ? Avoir été le proviseur d’une école. Pas une simple école. Il a été décapité par les talibans qui n’acceptaient pas la présence de jeunes filles dans son établissement. Lui a eu le courage de dire non. L’aurionsnous eu, nous ? 2012, Pakistan. Une jeune fille de quinze ans veut étudier. Le 9 octobre, elle se prend une balle dans la tête mais elle sera sauvée. Vous avez tous, bien évidemment, reconnu la plus jeune Prix Nobel de la paix, Malala Yousafzai. Malala, jeune fille qui, elle aussi, se bat pour l’accès à l’éducation des filles. Aujourd’hui elle poursuit son chemin dans d’autres pays que le Pakistan pour dire et dénoncer cette situation. Elle aussi en a le courage. 19 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS 2014, Nigeria. Peut-être ne les retrouvera-t-on jamais ? Qui donc ? Ces deux cent vingt jeunes filles, kidnappées le 14 avril. Aujourd’hui, deux cent quarante-cinq jours que nous ne savons plus et que les jours continuent de passer. L’actualité passe aussi, alors les médias oublient. Pourtant ces jeunes Nigérianes méritent qu’on pense à elles. Nous pourrions être l’une d’entre elles. Mais où sont-elles ? On ne sait pas. Dans quelles conditions ? On ne sait pas non plus. Sont-elles encore en vie ? Selon les vidéos, oui, mais dans quel état les retrouverons-nous, si nous les retrouvons ? Mais la Déclaration universelle des droits de l’homme ne stipulet-elle pas dans son article 3 que « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ? Et moi, j’ai le droit aussi de ne pas les oublier. J’ai le droit de répéter les jours qui défilent, 246, 247, 248… Jusqu’à quand vais-je compter ? Et je compte 249, 250, 251. Et je continuerai à compter. Nous ne devons pas les oublier, il ne faut pas non plus que les politiciens oublient leurs promesses de les ramener. Bring back our girls1. Mesdames et Messieurs, voilà un homme et des jeunes femmes qui se battent ou qui se sont battus pour leur droit. Chaque année, des personnes luttent. Des personnes anonymes qui se battent pour défendre l’école. En soixante ans, qu’est-ce qui a changé ? Et nous, ici, en France, que faisons-nous de l’école ? Avons-nous oublié son importance ? Nous comptons les jours de nos vacances, nous nous demandons pourquoi tant d’heures de classe, nous nous réveillons mollement le lundi matin, nous ne sourions même plus. Nous n’avons plus envie. Et pourtant… 1 « Ramenez-nous nos filles. » (N.d.É.) 20 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Ailleurs, en Amérique latine ou en Asie, ils comptent les jours où l’école a dû être fermée, ils font des kilomètres à pied pour y accéder, ils se réjouissent de revoir leur maître d’école. Ailleurs aussi, des enfants sont obligés d’aider leurs parents, de réaliser des tâches ménagères, de garder leur petit frère, de travailler en oubliant leur dignité. Ailleurs encore, des petites filles sont mariées très jeunes, trop jeunes et ne peuvent plus aller à l’école. Cette école qui signifie pour elles un avenir meilleur, une meilleure vie. Elles ne seraient plus esclaves de leur famille ni de leur futur mari. Grâce à l’école, elles deviendront médecin, avocate, maîtresse d’école ou bien infirmière… Car c’est l’école qui forme, qui façonne l’être humain. Accéder à une éducation de qualité permettra de dire non à la maltraitance, à l’exploitation. Selon l’article 26 de la Déclaration des droits de l’homme, « toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Pour cela, l’être humain, quel que soit son pays, quelle que soit sa religion, quelle que soit sa condition sociale, doit réagir. Moi, je n’ai pas le pouvoir de changer le monde mais j’ai le devoir de le dénoncer. Mesdames, Messieurs, nous avons tous le devoir de le dénoncer, car une Malala ne suffit pas, car un Malim Abdoul Habib ne suffit pas, car deux cent vingt jeunes filles ne suffisent pas, car nous devons être tous ensemble pour qu’un changement puisse s’opérer. Selon Albert Einstein, « le monde est dangereux à vivre, non pas à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et qui laissent faire ». Alors arrêtons de regarder et ne laissons plus faire. Comment ? En tant que citoyen, communiquons, dénonçons, partageons sur les réseaux sociaux ces images de ces jeunes filles. 21 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Si les politiques ne bougent pas, si les signatures des pays qui ont ratifié la Déclaration des droits de l’enfant ne sont que sur le papier, alors c’est à nous de réagir comme nous le pouvons, avec nos petits moyens. Manifestons, exprimons-nous, écrivons notre colère. Nous sommes bien nés, ici en France, et bien sûr, on pourrait aussi se plaindre des manques de moyens à l’école. Mais nous y allons, nous, à l’école. « L’école », qui est un mot magique pour ces cent un millions d’enfants. Mesdames et Messieurs, j’insiste : il est indispensable pour un être humain de savoir lire, écrire, compter, de penser, et d’avancer libre et autonome. Et quand je vous dis cela, je pense à Nelson Mandela qui a dit : « L’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde ». Mesdames et Messieurs, l’éducation est transmission, et c’est parce qu’un jour ces jeunes filles instruites deviendront à leur tour des mères qu’il faut que l’école soit accessible à ces jeunes filles. Ces mères de demain feront avancer le monde. Ces mères de demain feront des enfants instruits, qui traceront leur propre chemin. Ce chemin sera sûrement long et difficile mais, si aujourd’hui, les jeunes filles sont chaque fois plus nombreuses à aller à l’école, c’est l’humanité qui en profitera demain. « Il faudra peut-être du temps, de nombreuses lunes traverseront le ciel », lit-on dans le livre de Viviana Mazza qui raconte l’histoire de Malala. La vie des jeunes filles changera l’histoire. Les enfants qu’elles mettront au monde ne seront plus jamais seuls. Ils auront le savoir avec eux, savoir qui fera d’eux des hommes. Je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère, elle qui, dans les années quarante, s’est battue pour aller à l’école, puis pour que ma mère puisse y aller à son tour… C’est grâce à cette chaîne que je suis devant vous ce soir pour défendre la scolarisation des filles. 22 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Enfin, pour finir, je vous laisse méditer sur ces quelques mots de Victor Hugo : « L’enfant doit être notre souci. Et savez-vous pourquoi ? Savez-vous son vrai nom ? L’enfant s’appelle l’avenir ». 23 24 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Pour le meilleur et surtout pour le pire Nina Bonche et Camilia Gaied Lycée Jacob Holtzer, Firminy 25 26 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Il me répétait sans cesse que j’étais la femme de sa vie, qu’à tout « jamais nous serions liés. Je l’ai cru. À notre mariage il a juré qu’il me protégerait, qu’il me chérirait. J’ai dit oui. Mais, très vite… tout a chaviré… dans le silence de la nuit, j’ai dit non… Il ne m’entendait plus. » On pourrait croire que ce cas dramatique est isolé. Que le viol conjugal n’existe pas ou qu’il est rare. Malheureusement, il est d’une triste banalité. Sur les 75 000 femmes violées chaque année en France, 34 % d’entre elles seraient victimes de leur conjoint ou de leur concubin. Ainsi, par an, en France, pays moderne et développé, on compte près de 25 000 femmes victimes de viols conjugaux. Ce chiffre vous paraît accablant ? Il est pourtant sous-estimé. Selon le Collectif féministe contre le viol, elles seraient plus de 40 000 par an. Mais par peur, ou à cause de la pression de l’entourage, seuls 2 % des viols conjugaux sont signalés à la police ou à la gendarmerie. C’est ce que les professionnels appellent le « chiffre noir » du viol. Lorsque les victimes parviennent enfin à parler, on met en doute leur propos ; beaucoup de plaintes, faute de preuves suffisantes, aboutissent à des non-lieux ou à un classement sans suite. Trop souvent aussi, l’affaire est requalifiée : de la qualification de viol, considérée comme un crime, on passe à celle d’agression sexuelle considérée comme un simple délit. Le violeur échappe ainsi 27 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS aux assises et s’en tire à bon compte en allant en correctionnelle. Comment, Mesdames et Messieurs, ces femmes pourraient-elles avoir confiance en la justice ? Les chiffres de l’année 2010 parlent d’eux-mêmes : sur les 1 356 viols condamnés en cour d’assises, on ne compte que 52 condamnations pour viol conjugal. 52 sur 40 000. Ce chiffre est honteusement dérisoire. Ainsi, moins de 2 % des violeurs sont condamnés et, dans la plupart des cas, les peines sont rarement lourdes : quelques mois de prison avec sursis. Voilà ce que l’on encourt en France pour avoir violé sa compagne ! Leurs bourreaux bénéficient d’une impunité quasi-totale et les victimes ne peuvent espérer que justice leur soit rendue. Pourtant, tous les êtres humains ne naissent-ils pas libres et égaux en dignité et en droits ? Tout individu n’a-t-il pas droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ? Tout être humain ne doit-il pas être protégé de la torture, de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ? Le manque de sévérité dans l’application de la loi constitue à nos yeux une grave atteinte aux respects des droits fondamentaux de l’être humain ! Les violeurs. Des psychopathes ? Des alcooliques ? Des anormaux ? Des obsédés sexuels ? Non, ce sont des personnes comme vous et moi. Parfois même au-dessus de tout soupçon. Les faire passer pour des personnes jugées déficientes, des malades, n’est-ce pas leur enlever leur part de responsabilité ? N’est-ce pas les excuser au regard de la loi ? En France, ce sujet reste tabou. Il est effrayant de constater que le « devoir conjugal » demeure très ancré dans notre société. Cette conception d’un autre âge suppose que la femme est à la disposition de l’homme pour satisfaire des besoins sexuels prétendument supérieurs, naturels, irrépressibles et incontrôlables. L’idée de devoir conjugal justifie et, pire encore, normalise le viol au sein du couple. Et à la honte, s’ajoute la culpabilité. Une épouse, qui plus est, une mère, ne doit-elle pas assurer la stabilité de son foyer ? 28 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Ne doit-elle pas pour cela céder aux « normales envies » de son conjoint ? N’est-ce pas là le destin des femmes : être de fidèles compagnes et de bonnes mères ? Le poids des traditions dans un pays réputé machiste ne fait qu’isoler encore plus ces victimes. Elles, qui sont priées de tout oublier et de pardonner, sans aucune objection. Elles, qui doivent vivre avec le sentiment continuel d’avoir été salies, trahies par l’homme qu’elles aimaient. Elles, qui dans un nombre non négligeable de fois se retrouvent enceintes, avec toutes les conséquences humaines désastreuses que l’on peut imaginer. La législation française semble pourtant très claire : elle définit le viol comme un crime, puni de quinze ans de réclusion criminelle. Il a cependant fallu attendre 1980 pour que l’article 222-23 du Code pénal dispose que : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’elle soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise est un viol. » Concernant le viol conjugal, la législation a évolué encore plus lentement ! En 1810, le Code civil introduisait l’obligation de devoir conjugal entre époux et il faut attendre 1990, pour que le viol conjugal soit enfin reconnu par un arrêt de la Cour de cassation. Mais ce n’est qu’en 2006 que la loi reconnaît dans le Code pénal « la notion de présomption de consentement à l’acte sexuel » et le viol conjugal puni de vingt ans de réclusion criminelle. Depuis 2010, c’est désormais à l’auteur de démontrer que sa concubine était d’accord et non à la victime de prouver qu’elle ne l’était pas. Sur ce sujet la France, pays des droits de l’homme, est donc tristement en retard ! Le viol au sein du couple est punissable en Suède depuis 1965, en Autriche, en Angleterre, au pays de Galles depuis le début des années quatre-vingt-dix ! Cette lenteur du législateur à reconnaître le viol conjugal et ainsi à vouloir protéger ces femmes peut expliquer pourquoi les violeurs n’ont pas l’impression de commettre l’irréparable. Il est temps de médiatiser ce problème pour déculpabiliser les victimes et en empêcher de nouvelles. 29 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Les plaintes de victime de viol conjugal sont en constante hausse depuis quelques années. Le tabou semble donc doucement s’estomper. Mais ces progrès restent insuffisants. Il est temps que les tribunaux changent d’attitude et admettent qu’il peut y avoir viol entre époux. Les violeurs doivent être punis avec plus de sévérité. La loi doit être appliquée pour montrer aux violeurs que leur acte est grave, horrible, et inhumain. Une juste application de la loi aurait ainsi valeur d’exemple ! Les punir plus sévèrement prouverait aux victimes qu’il y a une justice, qu’elles ne sont pas abandonnées et en rien responsables. Un préalable nécessaire pour leur permettre enfin de se reconstruire. En apparence, la reconnaissance du viol conjugal en tant que crime semble être de plus en plus reconnue par la société. Selon un sondage réalisé par l’IFOP en 2013, 86 % des Français savent que le viol conjugal est puni par la loi. Le chiffre atteint même 91 % chez les cinquante ans et plus. Cela peut paraître encourageant mais il révèle que 14 % des Français ne sont pas au fait de la législation concernant le viol conjugal. Plus inquiétant, ce chiffre atteint les 19 % chez les moins de trente-cinq ans. Et il est de 24 % chez les femmes de moins vingtcinq ans. Ainsi une jeune femme sur quatre ne connaît pas ses droits alors qu’elle est potentiellement plus exposée à ce risque ! Il est temps de changer les mentalités. Le combat contre le viol conjugal passe par l’éducation des jeunes et la prévention. Il est temps de briser définitivement l’idée communément admise de « devoir conjugal ». Les pouvoirs publics doivent se saisir enfin du problème ! Qu’en est-il de la prévention en milieu scolaire ? À quand remonte la dernière campagne de prévention sur de grands médias nationaux ? Sans leur engagement total il sera difficile de briser ce tabou et de faire changer les mentalités ! Il est donc de notre devoir, Mesdames et Messieurs, d’exiger de nos représentants qu’ils agissent pour qu’enfin justice soit faite. 30 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Pour qu’enfin, lorsque deux personnes s’unissent, ce soit pour le meilleur et surtout pas pour le pire. 31 32 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Les femmes sont les nègres du monde Dalhie Tahangy Lycée français de Tamatave, Madagascar 33 34 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs, Chers Membres du jury, les femmes sont les Nègres du monde. Connaissez-vous l’histoire de Fatouma, une jeune Malgache de vingt-six ans, retrouvée le visage boursouflé et les cheveux ébouriffés à la sortie de l’aéroport d’Ivato, l’aéroport international d’Antananarivo ? Ou celle de Razanamisa, vingt-trois ans, qui, après avoir vu une émission à la télévision vantant l’eldorado dans les pays du Golfe, décide de partir ? Je pourrais vous citer, plus de deux millions de personnes qui, selon l’Organisation internationale du travail, sont victimes de travail forcé lié à la traite, interne et externe. 80 % ont des prénoms féminins. La traite des personnes a connu une très forte croissance durant les dernières années. L’esclavage a été aboli dans tous les pays depuis les années 1980… en théorie. Néanmoins en pratique, l’esclavage est toujours présent sous de nouvelles formes… et s’est adapté aux nouveaux visages de la société. À travers ma voix, écoutez Fatouma qui s’est laissé convaincre par la promesse d’un salaire qu’elle n’a jamais touché. Pour payer ses études d’anglais, elle a décidé d’aller travailler comme domestique en Arabie saoudite pour un salaire de deux cents dollars par mois. « Dès le début, je travaillais jour et nuit, parfois sans manger. Puis, mon patron a voulu que je couche avec son fils. J’ai refusé. Et ils m’ont violée. J’ai fini par m’enfuir lorsque je les ai aperçus en train d’aiguiser des couteaux. » Et Razanamisa : « Tout n’était que mensonges. On nous parlait de quinze heures de travail par jour, j’en ai fait souvent vingt dans la même journée. J’ai voulu m’enfuir de chez mon patron. Il m’a brûlée 35 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS au visage et au bras avec un briquet pour m’obliger à lui rendre les deux mois de salaire que j’avais cachés dans ma culotte. Il me disait : “ Tu vas rentrer chez toi, mais dans un cercueil “. » À Madagascar, dans certaines familles pauvres, quand naît une fille et qu’elles n’ont pas les moyens de faire son éducation, certaines décident de marier les aînées à l’âge de quinze ans en échange d’un zébu. Cette initiative a pour but de réduire « la charge » de la famille. L’échange est effectué que s’il y a accord avec la famille du prétendant, la jeune fille à marier n’a pas son mot à dire. Par ailleurs, dans mon pays, neuf habitants sur dix vivent avec moins de deux dollars par jour à cause du sous-développement économique, alors qu’il est stipulé dans la Déclaration des droits de l’homme, article 23 : « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine. » Donc si l’on est une femme à Madagascar, issue d’une famille pauvre et sans diplôme, que faire ? Et là interviennent les marchands d’esclaves. Ils utilisent la télévision et les jeunes filles vont alors s’inscrire dans ces agences volontairement ou influencées par leur propre famille. Elles quittent leur pays pour un salaire de cent soixante euros par mois seulement, une somme qu’elles ne toucheront jamais car peu d’entre elles reviendront au pays vivantes. Cette somme qui vous semble dérisoire est cependant six fois supérieure au salaire minimum à Madagascar. Ces marchands d’esclaves modernes profitent de la situation économique, de la situation politique instable, ils opèrent par le biais d’agences de placements, destinées à aider les femmes à trouver du travail. Selon un rapport des Nations unies, quatre mille femmes malgaches sont actuellement esclaves au Proche et au MoyenOrient. Via des agences de placement, de – très – jeunes femmes 36 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS sont vendues au Liban, au Koweït et dans les Émirats. Ces agences reçoivent une somme exorbitante, de mille cinq cents à deux mille sept cents euros pour chaque femme envoyée, de la part des clients avec lesquelles elles ont un contrat. Parties pleines d’espoirs, arrivées à destination, elles sont souvent victimes : de viols, d’abus psychologiques, de torture physique, de séquestration et de confiscation de papiers, et de plus ne sont pas payées. Toutes croient qu’à l’extérieur de Madagascar c’est l’eldorado, et pourtant… En partant pour ces pays étrangers, l’État ne leur fournit aucune protection car elles perdent leurs droits, leurs papiers, leur identité. Après trois années de séquestration, de maltraitance et de travaux forcés comme bonnes à tout faire, leurs tortionnaires s’en débarrassent. L’esclavage existe toujours. Ce fléau séculaire est aujourd’hui plus sournois et plus sordide. Alors pour Fatouma, après deux années et huit mois à gérer deux enfants en bas âge, à dormir trois heures par nuit (à même le sol), à se nourrir des restes de la famille, à subir les viols du père et les violences de son épouse jalouse, elle réussit à rentrer au pays. Nous sommes, mesdames et messieurs, dans une atteinte manifeste des droits de l’homme car dans l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il est écrit que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ». Femmes devenues esclaves, les familles sans nouvelles se mobilisent : elles demandent leur rapatriement auprès de ces agences mais celles-ci refusent car cela leur coûterait trop d’argent. Cela est une nouvelle atteinte aux droits de l’homme car dans l’article 13 de ce texte ratifié par Madagascar, il est dit que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». 37 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Lorsqu’elles se tournent vers les autorités du pays d’accueil, elles sont souvent forcées de retourner chez les employeurs qui les maltraitaient, ou de travailler pour de nouvelles familles contre leur volonté. La plupart meurent là-bas et leur corps est jeté à la mer. Rares sont celles qui ont les moyens de se payer un billet de retour. Les employés de l’aéroport d’Ivato voient souvent des Fatouma au visage boursouflé. Et la situation de ces femmes devient donc banale, sans aucun intérêt… Certaines échouent à l’hôpital psychiatrique d’Antananarivo. Les victimes ont aujourd’hui plus conscience que jamais de leur condition d’esclave mais constatent avec désespoir que le public reste insensible à leur douleur, mal informé ou préférant tourner la tête. Alors ne tournons pas la tête, Mesdames et Messieurs… Car voilà le prix que sont prêtes à payer beaucoup des femmes de mon pays pour la réussite. Beaucoup les jugent comme inconscientes, mais qu’auriez-vous fait à leur place ? Je vous demande, au nom de ces femmes, de faire pression sur l’État malgache, pour qu’il respecte les textes internationaux qu’il a signés : - Qu’il amende la loi contre la traite des personnes pour prévoir des peines plus sévères pour des crimes de travail forcé ; - Qu’il mette fin à ces agences de placement pour que le trafic de femmes soit aboli ; - Que l’État malgache sensibilise le monde pour que cet acte soit considéré comme un crime contre l’humanité. J’en appelle maintenant aux jeunes filles qui, aujourd’hui, se poseraient la question d’un départ, de bien se renseigner sur le danger de travailler sans protection dans des pays étrangers. Et ma victoire sera là, si l’une d’entre elles changeait d’avis, après cette plaidoirie. 38 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs les jurés, les femmes ont été considérées depuis la nuit des temps comme étant inférieures à l’homme. On a négligé leur éducation, elles attendent parfois encore le droit de vote, elles sont encore dans certains lieux considérées comme de la marchandise. Elles sont les plus soumises à l’exploitation. Alors, ensemble, unissons-nous pour changer les mentalités, Ensemble pour le respect des droits des femmes, nsemble pour que les femmes cessent de devenir les Nègres E du monde. 39 40 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Réformons le Conseil de sécurité et arrêtons la protection des criminels Eliška Stroehlein École européenne de Bruxelles I, Académie de Strasbourg 41 42 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Imaginez pour une seconde, je vous prie, que vous êtes dans un bâtiment. Un bâtiment où vous avez construit votre vie. Là où vous saluez votre voisin, où vous élevez vos enfants, là où vous aimez et pleurez, là où vous rigolez et criez. Il y a toujours fait chaud, là où votre vie se déroule. Il y a toujours eu une chaleur étouffante qui vous pèse sur les épaules, qui semble presque vous écraser. De temps en temps vous suez, et vous croyez ne pas pouvoir en supporter davantage. Mais dès que vous caressez votre chat, ou allez au travail, vous oubliez la chaleur suffocante, et vous vous habituez… Soudain, d’un jour à l’autre, la chaleur devient trop forte à supporter. Un feu, violent et puissant, jaillit de nulle part. Vous voyez le bâtiment entier où vous avez construit votre vie être consumé par une éruption de flammes, prêtes à tout pour le détruire. Vous voulez vous sauver, sauver vos enfants, vos voisins et votre chat, mais une fois arrivé aux extincteurs de feu, vous les voyez enfermés et gardés par les personnes qui étaient là pour vous protéger, pensiez-vous. Ils vous informent aussi que, malgré les personnes qui brûlent à vos pieds, les personnes responsables ne connaîtront jamais l’intérieur d’une cour de justice. Ils seront libres de parcourir la Terre jusqu’à la fin de leurs jours. Que penseriezvous ? Quel mélange toxique de haine, de panique et de trahison sentiriez-vous ? Mesdames et Messieurs, je vous présente l’actuelle situation des Syriens ! Cette organisation que vous pensez être un vent protecteur dans une mer d’atrocités est le Conseil de sécurité de l’ONU. Oui ! 43 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Le Conseil qui envoie des casques bleus et impose des sanctions est devenu faible face aux besoins de notre planète et de ses habitants. Il fonctionne d’une manière irraisonnable et inefficace, si on considère l’article 24 de la Charte de l’ONU, qui dit clairement que le « Conseil de sécurité [a] la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale. » Ces soixante-neuf dernières années, il y a eu cinq membres permanents du Conseil (la Russie, la Chine, les États-Unis, la France et la Royaume-Uni). Ces cinq membres ont eu, et ont toujours, un droit de veto, qui, si utilisé, annule tous les autres votes des quatorze autres membres, permanents ou non, sur n’importe quelle résolution. Ceci n’est simplement pas démocratique. Le pire dans ce système catastrophique est que les pays abusent de leur droit de veto pour protéger des régimes atroces, pour des raisons économiques, militaires ou politiques qu’ils jugent plus importantes que les vies de milliers d’hommes, femmes et enfants. L’une des raisons pour lesquelles la Russie continue de bloquer tous les efforts des autres membres du Conseil de sécurité pour faire quoi que ce soit en Syrie est qu’il est estimé que, entre 2000 et 2010, Moscou a vendu 1,5 milliard de dollars en armes à Damas. Ce sont ces mêmes armes qui sont maintenant, en ce moment même, en train de tirer sur des humains innocents. La Syrie d’aujourd’hui est moins un bâtiment brûlé, est plus un feu sauvage, avec quelques pompiers qui essayent et échouent à l’arrêter. Vous le voyez vous aussi, à chaque fois que vous allumez la télévision, ou écoutez la radio. Depuis mars 2011, plus de cent quatre-vingt-dix mille personnes ont perdu la vie dans le conflit selon l’ONU. Plus de trois millions de personnes, dont 50 % sont des enfants, ont dû se réfugier dans un pays qui n’est pas le leur. Ce ne sont que des chiffres bruts, mais si vous regardez de plus près, vous verrez à quel point cette guerre est devenue une menace pour les droits de l’homme. 44 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mariam Akash vit à Alep, l’une des villes les plus affectées par le conflit. Son mari a été tué, et elle vit maintenant dans une maison à moitié construite avec ses neuf enfants (âgés de deux à quinze ans). Elle ne peut envoyer que deux de ses enfants à l‘école, tandis que les plus grands doivent travailler. La Déclaration des droits de l’enfant, stipule dans le principe 9 que « l’enfant ne doit pas être admis à l’emploi », dans le principe 4 que « l’enfant a droit […] à un logement […] adéquat » et dans le principe 7 que « l’enfant a droit à une éducation ». Les droits les plus fondamentaux des enfants sont en train d’être bafoués sous nos yeux. Malheureusement, la situation de Mariam n’est pas unique. Comme des milliers de femmes en Syrie, ainsi que dans le monde entier, elle n’a pas le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille », et elle n’est pas en sécurité « en […] cas de perte de ses moyens par suite de circonstances indépendantes de sa volonté », comme l’exige la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 25. Comme Mariam le dit elle-même, « on vit juste au bord de la vie ». Plus important encore, l’article 3 dit noir sur blanc que « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », mais, quand les bombes tombent, ou que vous marchez pendant des jours dans le désert pour arriver à la frontière, ce n’est jamais le cas. Il n’y a désormais pas de doute, la Syrie est devenue l’un des conflits les plus détestables de notre siècle. Mais laissez-moi vous montrer une ironie tragique qui enveloppe le tout. Ces chiffres sur les morts ou les réfugiés, ces rapports sur les armes chimiques ou la destruction des villes, viennent tous de l’Organisation qui pourrait, en une simple réforme, changer pour le mieux l’histoire humaine. On doit impérativement changer le Conseil de sécurité. Si on changeait le droit de veto afin qu’aucun membre ne puisse l’utiliser sur des résolutions concernant les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, de génocide et de nettoyage ethnique, on éviterait des situations comme ce qui s’est passé en mai cette année, à tout jamais. 45 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Le 22 mai, il y a eu une résolution au Conseil de sécurité pour déférer les atrocités en Syrie à la Cour pénale internationale. Cela aurait permis à un enquêteur d’entrer dans le pays et de rassembler des preuves contre ceux qui ont commis des crimes détestables (utilisation d’armes chimiques, attaques sur des populations civiles, je pourrais bien continuer, mais la liste est déjà trop longue pour être acceptable dans notre monde d’aujourd’hui). Mais, bien que les treize autres membres aient voté pour, la Chine et la Russie ont utilisé leur veto ! Ils n’ont eu aucune considération pour la tragédie humanitaire, car tout ce qu’ils voulaient c’était protéger le régime répugnant d’Assad. Ce n’est pas la première fois que cela se passe. Il y a eu trois autres résolutions depuis le début du conflit pour améliorer la situation de diverses manières, mais chaque fois, dans l’incarnation parfaite du régime têtu, irraisonnable et pourri, la Chine et la Russie ont utilisé le droit de veto. Mais attention, je ne dis pas que ces deux pays sont les seuls coupables. Les cinq pays membres permanents ont tous utilisé ce droit de veto absurde dans leur intérêt depuis l’existence de l’ONU. Les États-Unis par exemple en ont abusé dans le cadre du conflit israélo-palestinien à plusieurs reprises. Maintenant vous voyez qu’il y a là un problème que l’on ne peut plus ignorer. Lord Hewart1 a dit que « la justice ne doit pas seulement être rendue, mais elle doit être manifestement et indubitablement vue rendue. » Cette réforme serait une victoire pour la justice internationale, en traduisant en justice ceux qui y ont longtemps échappé. Pour dire aux monstres qu’ils ne peuvent plus se cacher derrière le rideau fin d’un mauvais système. Je n’ai pas la prétention d’avoir la solution aux conflits dans le monde mais cette réforme enverrait un message aux victimes : ils ne sont pas seuls, ils seront protégés. 1 Gordon Hewart, Lord Juge en chef de la Cour d’Angleterre et du pays de Galles de 1922 à 1940. (N.d.É.) 46 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Cela appliquerait l’article 7 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination. » De plus, qui sait dans quel monde nous vivrons dans dix, vingt ou cinquante ans ? La Syrie ne serait pas l’unique victoire de cette réforme, car dans le futur, la justice serait plus efficace en amenant la loi là où il y en a le plus besoin. Par conséquent, qui sait combien de centaines de milliers de vies seront sauvées ? Mais ne prenez pas en considération mes paroles seulement, prenez celles des organisations réputées dans la lutte pour un monde plus juste (Amnesty International, Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, le World Federalist Movement, R2P 2), au nom desquelles le Dr Simon Adams a adressé une réclamation au Conseil de sécurité le 25 septembre 2014. Il a dit que le veto « sape la légitimité » du Conseil de sécurité et a appelé pour que la réforme soit effectuée avant le soixante-dixième anniversaire de l’ONU, l’année prochaine. Le Conseil ne doit pas toujours être paralysé ainsi. En le réformant, on l’amènerait dans le monde moderne où il serait capable de servir l’humanité pour le mieux. Pour citer une dernière fois la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 1, les humains « sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Ne laissons pas les innocents souffrir et les coupables tranquilles. Montrons aux criminels et à leurs « amis » qu’être humain c’est plus que se respecter soi-même, c’est également important de respecter les limites, et les autres. Arrêtons le feu. Merci Beaucoup. 2 « R2P » ou « RtoP », « Responsibility to Protect », en français « responsabilité de protéger », est un principe international entériné par le Sommet mondial de l’ONU en 2005, selon lequel il incombe en premier chef aux États de protéger leurs populations contre des massacres de masse et des crimes de guerre mais en cas de défaillance des États souverains, la communauté internationale, par l’entremise du Conseil de sécurité des Nations unies, se doit d’intervenir collectivement en substitution de ces États. (N.d.É.) 47 48 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME La révolution syrienne, une lutte, une souffrance au nom de la liberté Yamane Jaber Lycée Saint-Jean La Croix, Saint-Quentin 49 50 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour, Bientôt quatre ans seront passés depuis mars 2011, date à laquelle la révolution syrienne a débuté, date à laquelle des millions de Syriens ont bravé la peur et sont sortis manifester et réclamer leur liberté et leurs droits. La réponse du président syrien Bachar el-Assad a été terrible. Dès le premier jour, les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles sur les manifestants. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été tués par la police, puis l’armée, pour avoir osé manifester pacifiquement. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, ont été arrêtés arbitrairement par les forces de Bachar el-Assad pour être ensuite entassés et torturés dans les caves de la police politique syrienne. Les images des manifestants tués et des enfants torturés dans les prisons se sont répandues via les réseaux sociaux et, très vite, les manifestations pour la démocratie se sont étendues à tout le territoire syrien. Confronté à l’ampleur du mouvement pacifique, le régime envoie l’armée pour assiéger les civils et les affamer. Face à cette trahison, beaucoup de soldats et d’officiers désertent et emportent leurs armes. Ils rentrent chez eux afin de protéger leurs proches : c’est ainsi que naît l’Armée syrienne libre qui parvient en un peu plus d’un an à libérer le tiers de la Syrie. Pour se maintenir au pouvoir malgré ces difficultés, le régime syrien décide de s’enfoncer dans le crime et ordonne le bombardement massif des villes libérées. Son artillerie et ses avions militaires jettent des centaines de bombes tous les jours sur les habitations civiles et détruisent des quartiers entiers. 51 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Durant les premiers mois, en 2011, les Syriens pensaient que le monde empêcherait le régime de les massacrer aveuglément. Ils se trompaient. Le monde a détourné les yeux des images de Hamza al-Khatib, enfant de treize ans mort sous la torture. Le monde a détourné les yeux de la ville de Homs en ruine, bombardée à n’en plus finir. Le monde a détourné les yeux de la Syrie et a laissé le régime syrien faire du meurtre et de la peur un système pour gouverner et écraser la dignité humaine. Pendant ce temps, profitant du chaos, de nombreux groupes radicaux extrémistes liés à Al-Qaïda sont entrés en Syrie. Ces organisations mafieuses telles que l’État islamique, ont profité de la vulnérabilité des victimes, et sont venues imposer leur ordre criminel, niant tout droit à l’homme, et l’idée même de liberté. Ces terroristes, comme les miliciens du régime, combattent les révolutionnaires, qui luttent et donnent leur vie dans l’espoir de voir un jour leur pays libre de toute tyrannie. Ces derniers sont pris entre le marteau et l’enclume, entre la répression sauvage de Bachar el-Assad, et la barbarie des bourreaux de l’État islamique. Cependant, la révolution syrienne suivra son cours, et le peuple syrien poursuivra sa lutte pour la liberté, ce droit sacré et fondamental, malgré la souffrance et la douleur. À l’heure où je vous parle, entre cent et deux cents mille Syriens croupissent dans les geôles de Bachar el-Assad, s’ils ne sont pas déjà morts sous les mauvais traitements. Des milliers d’autres, en premier lieu des activistes pour les droits de l’homme et pour la révolution, sont emprisonnés par l’État islamique. De nombreux témoignages attestent des crimes contre l’humanité qui ont lieu dans les prisons du régime syrien, dans lesquelles de nombreux enfants sont encore détenus. Human Rights Watch qualifie le système carcéral du régime d’« archipel de la torture ». L’an dernier, un photographe de la police a fui la Syrie en emportant avec lui des photos sur lesquels onze mille prisonniers politiques différents ont été identifiés. 52 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Leurs corps faméliques témoignaient des pires marques de torture que l’on peut imaginer… Selon Amnesty International : « Les témoignages que nous avons recueillis nous ont donné un aperçu choquant d’un système de détention et d’interrogatoire qui semble avoir pour but premier de dégrader, d’humilier et de terrifier ses victimes afin de les contraindre au silence. » Et tout cela dans le mépris le plus total de l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Outre la torture, le viol est une des armes favorites de la répression du régime. D’après le président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, le nombre de femmes violées dans les geôles de Bachar el-Assad est estimé à plus de cinquante mille depuis les premières manifestations de mars 2011. Pour ceux qui ont du mal à s’imaginer ce que cela signifie, sachez que dans toute la ville de Caen, il y a cinquante mille femmes seulement… Un article du Monde rapporte le cas d’une jeune femme de vingt-sept ans qui a été arrêtée arbitrairement et emprisonnée pendant un mois dans une cave de la police politique. « J’ai tout eu ! J’ai été violée chaque jour par plusieurs hommes qui puaient l’alcool et obéissaient aux instructions de leur chef, toujours présent. Ils criaient : “Tu voulais la liberté ? Eh bien la voilà !” » En fait, tous les Syriens la connaissent cette phrase, qui apparaît dans de nombreux témoignages, et de nombreuses vidéos d’exaction. Au fond, elle est le symbole de la politique répressive qu’ont choisi Bachar el-Assad et les hauts cadres de son régime. C’est la phrase que le régime répète aux Syriens depuis quatre ans : vous avez voulu la liberté, eh bien voilà la mort, la torture et la destruction. La voilà votre liberté. Mais les Syriens ne devraient-ils pas, comme le stipule l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « avoir droit », comme vous qui m’écoutez, « à la vie, à la liberté, et à la sûreté de leur personne » ? 53 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Depuis la révolution et ses souffrances, les Syriens ont un dicton qu’ils s’échangent avant de dormir : « Boukra ahla ». « Demain sera plus beau. » Et ils se réveillent le matin, sous les bombes ou dans un camp de réfugiés, toujours aussi seuls, toujours aussi abandonnés. Imaginez-vous, Mesdames et Messieurs, vivre dans la routine de la mort, de la torture, de la destruction, de la perte des proches, des personnes chères. Tous les jours, on vous informe qu’un autre de vos proches est mort, ou qu’il a été arrêté et que vous ne le reverrez plus. Imaginez votre frère, votre sœur, votre enfant qui n’a même pas atteint l’âge de dix ans, tué au détour d’une rue par les bombardements, ou par une balle de sniper. Imaginez qu’un jour, vous est rendu votre enfant brisé par la torture. Imaginez-vous simplement devoir quitter votre maison, quitter votre pays et devoir tout laisser derrière vous. Tout ça pour quoi ? Parce que vous avez voulu vivre libres. Mesdames et Messieurs, cela fait quatre années, quatre longues années, que souffre ce peuple meurtri. Quatre années durant lesquelles le peuple syrien a souffert seul, abandonné, orphelin, luttant pour entretenir la flamme de la liberté que veulent éteindre le régime syrien et les groupes terroristes. Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a même pas été capable de condamner les crimes qui ont lieu en Syrie, puisque la Russie et la Chine, alliées du régime syrien, ont bloqué toute résolution par leur droit de veto. Peut-on néanmoins rester les bras croisés devant le martyre de tout un peuple ? Presque aucun Syrien n’a été épargné. Près d’un Syrien sur deux a dû tout abandonner et quitter sa maison pour ne pas mourir sous les bombes. Les bombardements incessants ont anéanti des villes entières. Les listes des ONG syriennes de défense des droits de l’Homme recensent déjà plus de deux cent mille victimes, parmi lesquels 13 313 enfants. Cette liste s’allonge tous les jours, parce que tous les jours, en Syrie, les bombardements tuent de nouveaux enfants, emportant d’autres petits êtres rieurs et adorables, qui n’aspiraient qu’à la vie et à la joie. 54 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Nous sommes dans le devoir en tant que citoyens français libres de condamner les actes de ce régime dictateur et de l’État islamique qui tuent et torturent leurs opposants. Nous devons lutter afin que ce régime despotique et ces organisations terroristes soient anéantis. Nous devons soutenir ce peuple opprimé et aider à l’avènement ultime de sa révolution. Car sa révolution aboutira. Et un jour viendra où l’on pourra entendre retentir, haut et fort, dans toute la Syrie, le chant de la liberté. Certes, cette nuit de mort semble s’allonger et s’obscurcir. Nombreux sont ceux qui disent qu’elle n’aura pas de fin. Mais, en citant Edmond Rostand, les Syriens persisteront à répondre, tranquillement, et avec le sourire que « c’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. » Par-delà nos proches et amis qui sont partis, par-delà nos maisons détruites et nos souvenirs perdus, par-delà la souffrance sans nom, et la douleur qui semble infinie, il y aura un lendemain de liberté pour la Syrie. Demain sera plus beau, Boukra ahla. 55 56 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Cette négligence est à rendre fou ! Basile Desvignes et Lucien Thommen Lycée Hector Berlioz, Vincennes 57 58 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Une femme dépose des fleurs parmi les détritus et les vêtements épars. Son frère est mort ici, dans un squat, à quarante-deux ans. « Il était dans son monde, on n’arrivait plus à le suivre, on a baissé les bras, et il s’est retrouvé à la rue… » Sulleman était schizophrène depuis l’adolescence. C’est un reportage à petit budget, de ceux que l’on diffuse sur France 5, tard dans la nuit, et dans quelques salles d’art et d’essai. Plus loin, un juge résume : « Le parcours du fou, c’est une forme d’aller-retour entre la rue, le foyer, ce qui reste de l’hôpital psychiatrique et la prison. » Il a raison : 20 à 30 % des détenus en France souffriraient de troubles psychiques. Un prisonnier sur quatre, cela représente environ vingt et un mille détenus. Nombre d’entre eux sont condamnés à de la prison ferme sans qu’aucune expertise psychiatrique ne soit réalisée, comme Hakim, jeune schizophrène détenu à la maison d’arrêt de Valenciennes pour des faits de violences légères. Pendant son incarcération il ne recevra aucun soin. Il sera exposé à la violence des autres détenus. Où ira-t-il à sa sortie de prison ? Entre un tiers et la moitié des SDF de France seraient atteints de troubles psychiques, et ces troubles s’aggraveraient à cause de leur situation. Après la guerre, pendant laquelle quarante mille malades sont morts de dénutrition dans les asiles français, le préambule de la Constitution de 1946 avait posé une exigence : « Tout être humain, se trouvant dans l’incapacité de travailler en raison de son état mental, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » Alors, comment en est-on arrivé à abandonner nos malades à la rue ou à la prison ? 59 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Dans les années soixante-dix, une idée noble avait conduit à la fermeture des asiles jugés néfastes et désocialisant. L’idée était de réinscrire les malades dans des structures plus proches des patients comme les centres médico-psychologiques (CMP), offrant aux patients des soins pris en charge par la Sécurité sociale. Mais, les restrictions budgétaires sont passées par là, les cinquante mille lits d’hospitalisation retirés n’ont pas été remplacés par des structures ouvertes. Nous les attendons toujours, ces nouvelles structures ! Les budgets donnés à la psychiatrie ne sont débloqués que pour bâtir des enceintes, pour créer des unités fermées, des chambres d’isolement ou des dispositifs de surveillance. Éléments qui, bien sûr, ne garantissent pas l’amélioration de l’état des patients et donnent seulement aux hôpitaux une couleur carcérale. Les cinquante mille lits manquent, ils provoquent une surpopulation dans les hôpitaux trop peu nombreux. Comme si ça ne suffisait pas, l’accompagnement des patients, nécessitant beaucoup de temps et d’attention, ne peut être assuré par le personnel en sous-effectif. Ne possédant pas le temps et les structures nécessaires, il ne peut s’occuper que superficiellement des patients. La profession n’en est que moins attractive, et elle s’enfonce dans un cercle vicieux : plus de mille postes de praticiens hospitaliers sont vacants. Les CMP, en nombre insuffisant, sont difficiles d’accès. Ils n’ont qu’une amplitude horaire très limitée et manquent de soignants. Les délais sont interminables. Ils peuvent aller jusqu’à six mois pour une première consultation. Leur existence est quasi inconnue du public, et les médecins généralistes n’ont pas toujours le réflexe d’orienter leurs patients vers ces centres. La psychiatrie n’a la faveur des médias et des gouvernants que lorsqu’un crime est commis par un patient. On la rappelle à ses obligations sécuritaires. Qui n’a jamais eu peur d’un « dangereux et violent schizophrène », alors que moins de 1 % des crimes 60 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS sont commis par des personnes atteintes de troubles de la santé mentale ? La société n’envisage la folie qu’au travers de ses craintes, comme en témoigne Jocelyne, la maman d’un patient : « Dès que l’on prononce le mot, tout le monde a peur… les gens n’y connaissent rien, il faut démystifier la maladie. » Les insultes « parano » ou « schizo » qui fusent dans les cours de récréation, en sont de bons exemples. Les coupables des séries américaines sont, eux, toujours des « psychopathes ». Cela paraît anodin, mais cache une discrimination. Qui se risquerait à employer une personne souffrant de troubles psychiques alors qu’il est si simple d’engager quelqu’un « en bonne santé » ? Certains, pourtant, n’ont pas renoncé. Ils croient, comme le psychiatre Lucien Bonnafé, que « l’on juge le degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous ». Ils veulent accompagner dignement les patients, selon leurs besoins, dans les hôpitaux ou dans la cité. Ainsi, le rapport du député Denys Robiliard, rendu le 8 janvier 2014 à la ministre de la Santé Marisol Touraine, contenant trente propositions visant à assurer aux personnes atteintes de troubles mentaux, les soins d’urgences appropriés à leur état. Les familles des patients, elles, se battent avec leurs propres armes en mettant en place des réseaux d’entraide et en militant dans des associations. Elles rejoignent certains centres, comme les maisons d’accueil des personnes handicapées, chargées de l’accueil et de l’accompagnement des personnes handicapées et de leurs proches. Mais, si ni le gouvernement ni la population ne sont là pour les aider, qui le fera ? Nous demandons donc, Mesdames et Messieurs, la mise en place des moyens nécessaires au suivi des patients. Nous demandons l’amélioration de l’accessibilité des CMP, en étendant leur amplitude horaire et leur nombre de jours 61 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS d’ouverture ; la formation des médecins généralistes à la détection précoce des troubles psychiatriques et à l’orientation de leurs patients vers les CMP. Nous demandons la sensibilisation de la population aux troubles psychiques, en luttant contre les idées reçues sur les malades mentaux. Nous demandons que soit favorisée l’insertion professionnelle des malades, en s’appuyant sur plusieurs structures les aidant à se réinsérer en leur reconnaissant le statut de travailleur handicapé. Enfin, nous demandons la meilleure prise en compte des familles des patients, de leurs efforts et de leur souffrance. Annabel, la maman d’un patient, nous dit : « Accompagner les malades, c’est du temps, de l’énergie. Il faut donner de la place à l’imagination pour inventer de nouvelles solutions. Mais si nous parvenons à progresser, nous aurons de jolis retours. » Mesdames, Messieurs, lui tendrons-nous la main ? 62 63 64 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Soleil sanglant au Levant Zakaria Gati Lycée La Trinité, Béziers 65 66 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs, Imaginez-vous un instant, quelques secondes, sous le soleil ardent du désert irakien tentant d’échapper à pied à la mort ou l’esclavage promis par les islamistes qui vous poursuivent. Imaginez-vous seul, livré à ces hommes sans foi ni loi, témoin de l’assassinat abominable des membres de votre famille. Imaginez-vous réduit à n’être que l’objet sexuel d’un mercenaire djihadiste. Cet homme aurait pu être votre père, il est votre bourreau. Je viens aujourd’hui témoigner devant vous de l’expérience à jamais traumatisante qu’a vécue une jeune adolescente irakienne âgée de seulement quatorze ans au seul motif de son appartenance religieuse. Cette jeune fille qui se fait appeler Narin est yézidi. Cela ne vous évoque peut-être rien, cependant en Irak il est synonyme de mort et de désolation. Le peuple yézidi est présent sur les terres arides du nord de l’Irak depuis des millénaires bien avant l’arrivée des gens du Livre. Minorité vénérant une divinité solaire, son histoire est marquée par nombre de persécutions. À l’heure actuelle, le destin tout entier de cette minorité est menacé par la mouvance terroriste appelée à tort « État islamique ». Ces fanatiques, sous prétexte de répandre la sagesse de l’islam, convertissent de force les plus faibles. Pour les autres, la mort ou la fuite deviennent les seules issues. Au nom de quelle religion se battent ces djihadistes ? Certainement pas l’islam. Ils se battent dans la recherche de la gloire et du pouvoir méprisant les préceptes coraniques. 67 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Ces pratiques féodales violent tous les principes fondateurs des textes internationaux au premier rang desquels la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques. Elle stipule dans son second article que « les personnes appartenant à des minorités ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion ». Les cas de yézidis tentant de fuir sont légion. Ils espèrent pour la plupart retrouver la paix au Kurdistan. Pour se faire, en août dernier, non moins de quarante mille yézidis, hommes femmes et enfants, ont fui leurs villages. Mais les islamistes les ont poursuivis, et encerclés dans les monts Sinjar. Ces civils ont été – et sont toujours – prisonniers des cimes des monts Sinjar bien que les ÉtatsUnis aient annoncé la fin du siège. La situation humanitaire y est actuellement préoccupante, des enfants dorment à même le sol et les provisions s’amenuisent… Comment pouvons-nous laisser mourir des civils de la sorte ? Comment la situation a-t-elle pu dégénérer ainsi ? J’accuse l’État irakien d’avoir laissé germer en son sein cette menace nommée « Daesh » : voilà le résultat de luttes intestines au sommet de l’État. Car enfin, l’Irak elle-même bafoue sa propre Constitution stipulant dans l’article 43 que l’État garantit la liberté de culte pour toutes les religions. L’Irak est membre de l’ONU, et pourtant les droits les plus universels de l’homme sont bafoués. L’Irak est devenu une terre de non-droit… Je voudrais revenir sur le cas de Narin, cette jeune adolescente yézidi qui a été esclave sexuelle d’un haut dignitaire islamiste. L’exemple de cette jeune fille fait transparaître une réalité difficilement supportable. L’État islamique réintroduit une forme d’esclavagisme primitif, indigne et amoral. 68 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Ce servage concerne les femmes yézidis qui sont actuellement utilisées comme simple objet de pulsion d’ordre sexuel. Elles sont données, mariées de force, séquestrées. N’étant pas musulmanes, elles ne jouissent d’aucun statut officiel, et sont sujettes à tous les sévices imaginables. En vertu de quels préceptes peut-on réserver à une femme un sort aussi détestable ? Cette situation est inconcevable en France, elle est réalité au Levant. Qu’en est-il des hommes ? Ils jouissent d’un sort plus enviable, moins détestable me direz-vous. En effet, ils sont sommairement exécutés à leur arrestation. Ces assassinats de sang-froid ne semblent plus choquer grand monde, ils deviennent monnaie courante, ancrée dans le quotidien des villages d’Irak. Mais pourtant, comment condamner un individu à mort quand bien même il viendrait à transgresser de pseudo-préceptes coraniques ? car, comme Jean Jaurès le disait si bien, « la peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble ». Mesdames, Messieurs, un génocide se joue au moment même où je vous parle, à quelques milliers de kilomètres d’ici ; je parle bien de génocide à l’échelle d’un peuple, d’une nation. Et nous laissons commettre de tels actes ? Les frappes de la coalition internationale relèvent de l’anecdote lorsque l’on se rend compte de l’ampleur du drame. À l’heure actuelle, le nombre de yézidis exécutés, asservis, n’est pas connu, néanmoins, selon toute vraisemblance, il est de l’ordre de plusieurs milliers de personnes : un chiffre parmi tant d’autres, pourtant imaginez que cela se produise autour de vous : ce serait toute une partie de votre ville qui disparaîtrait dans de sordides conditions. Ne vous indigneriez-vous pas ? Ne vous battriez-vous pas pour ces victimes ? De surcroît, nous assistons à la disparition d’une culture singulière, un héritage historique précieux. Au-delà du drame 69 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS humain qui se joue, nous sommes témoin d’un drame civilisationnel. Mesdames, Messieurs, je voudrais attirer votre attention sur la non-médiatisation de la cause yézidie. La situation est à peine évoquée par certains médias préférant se concentrer sur le cas des chrétiens d’Orient tout aussi préoccupant mais plus proche de nous, plus marquant pour les journalistes. Quand la situation actuelle qui est intenable sera-t-elle mise en lumière ? Combien de morts supplémentaires faudra-t-il attendre pour que le sujet soit pris au sérieux ? Pour préserver ce peuple de la désolation, il faut que la condamnation soit unanime au sein de la communauté internationale et qu’elle soit suivie d’actes forts. Mais rien ne sera possible si nos sociétés occidentales et plus encore le monde entier ne prend pas conscience de la tragédie nommée « yézidis ». Car enfin nous sommes tous des yézidis et c’est le sang de nos frères qui coule au Levant. 70 71 72 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Un couloir pour la vie Juliette Latchimy Lycée Marie Curie, Vire 73 74 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Je vais vous parler d’un enfant. Cet enfant s’appelle George. Il s’appelle également Kasongo, Kazem, mais aussi Frederick, Curtis, Christopher. Cet enfant s’appelle comme vous. Comme moi. C’est auprès des siens que cet enfant fait ses premiers pas maladroits, qu’il balbutie ses premiers mots. Pour dire vrai, c’est auprès des siens qu’il savoure innocemment la vie qu’on lui a donnée. Cet enfant grandit et, peu à peu, il ôte le masque invisible mais si magnifique de l’innocence de la vie. Qu’il puisse être texan, iranien ou congolais, cet enfant essaie de se rapprocher au plus près de la vie ! Et c’est ainsi qu’il apprend à vivre, tout simplement. Cet enfant est devenu grand, et malheureusement depuis le 27 avril dernier il peut aussi être maldivien. Celui qui, à seulement vingt et un ans, s’appelle désormais Humaam. Je me fais ici l’avocate de cet enfant. Rajjeyge Jumhuriyya, plus connu sous le nom de république des Maldives, est un archipel voisin de l’Inde et du Sri Lanka. Mais derrière le décor idyllique destiné aux touristes européens se cache en coulisses l’un des régimes les plus autoritaires au monde. En effet, ce 27 avril 2014, le président Abdulla Yameen a annoncé le retour de la peine capitale au sein du pays ; ce même pays qui a pourtant ratifié, tout juste dix ans auparavant, la Convention contre la torture ! Est-il utile de vous faire remarquer que cette nouvelle réglementation est en total désaccord avec cette convention ? Cependant, le gouvernement maldivien ne s’est pas limité à la fin du moratoire. Puisque désormais l’âge de responsabilité pénale aux Maldives est fixé à dix ans ! Mais cette république islamique en 75 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS phase de radicalisation précise aussi que dans le cas d’infractions dites « Hadd1 », cet âge est abaissé à sept ans ! Oui, Mesdames et Messieurs, condamné à mourir aux aurores de sa vie. Et que dire des infractions passibles de mort ? « Aux Maldives, on peut être condamné pour n’importe quoi », rapporte un habitant. Car si l’homicide est passible de cette terrible sentence, le vol l’est également ! Les relations sexuelles hors mariage ! L’apostasie ! La consommation d’alcool ! Est-ce à dire que tous ces jeunes enfants ne sont que « Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! » comme le dit ironiquement Jacques Prévert ? Et pourtant cet archipel, qui est considéré par des millions de touristes comme idyllique, dit « reconnaître que tout enfant a un droit inhérent à la vie », car lié à la Convention relative aux droits de l’enfant et donc à cet article 6. Néanmoins, afin « d’assurer dans toute la mesure du possible la survie et le développement de l’enfant » – toujours stipulé dans ce sixième article –, les Maldives ont précisé qu’un enfant condamné ne sera exécuté qu’à sa majorité. À défaut d’un couloir d’école, on lui offre un couloir de mort. Mais le gouvernement maldivien a probablement oublié le premier paragraphe de l’article 37 de cette convention qui exprime clairement que « ni une peine capitale, ni l’emprisonnement à vie ne doivent être prononcés pour des infractions commises avant l’âge de dix-huit ans ». Et oublié aussi l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui rappelle ce droit. Pour tenter de justifier cette nouvelle mesure, le président des Maldives a déclaré avec fermeté que « le meurtre doit être puni par le meurtre ». Ce que confirme le ministre de l’Intérieur, Umar Naseer, en ajoutant que le recours à cet « assassinat administratif » est 1 Terme de droit musulman qui désigne les peines prescrites par le Coran pour des crimes « contre la loi de Dieu ». (N.d.É.) 76 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS devenu nécessaire afin de lutter contre « l’environnement criminel dynamique » aux Maldives. Je m’adresse à vous, représentants du gouvernement des Maldives. Je ne désire plus maquiller sous des formules adoucissantes cette vengeance barbare, encore pratiquée dans notre monde qui se dit « civilisé », et que l’on nomme plus couramment « peine de mort ». Mais aux Maldives, cette nouvelle réglementation n’est malheureusement qu’une des représentations de l’état de délabrement des libertés. Car, en 1953, après son indépendance face à l’Empire britannique, c’est un pays à l’abandon qui a été la proie de Maumoom Abdul Gayoom. D’une main de fer, M. Abdul Gayoom a dirigé le pays entre 1978 et 2008. Assoiffé de pouvoir, cet homme a conduit les populations locales à vivre en plein cauchemar d’Orwell : pensée unique, censure, surveillance omniprésente, autorités violentes. De quoi nous remémorer les heures sombres de notre histoire européenne… Et après un bref répit démocratique de 2008 à 2012, le pays retombe dans un régime autoritaire avec Abdulla Yameen Abdul Gayoom, qui n’est autre que le demi-frère de l’ex-dictateur. Alors, malgré ce que vous osez revendiquer M. Naseer, je vous affirme que la peine de mort ne rétablit ni la paix, ni la sécurité ! Au contraire, elle éveille les instincts sadiques de sa population. Elle détruit en chaque homme, en chaque femme, en chaque enfant, sa raison et sa qualité humaine. Je vous réponds également que cette sanction est perverse, d’autant plus que vous n’exécutez le mineur condamné qu’à sa majorité ! Une souffrance insoutenable que vous tentez de justifier comme équitable mais qui n’est autre qu’un anéantissement psychologique ajouté à une mort physique ! Ô partisans de la peine de mort, comment pouvez-vous penser que cette peine soit équitable, et ce, quel que soit l’âge du condamné ? 77 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Je n’innocente pas ce condamné. Mais qui peut dire qu’Albert Camus s’égare en affirmant que « pour qu’il y ait équivalence, il faudrait que la peine de mort châtiât un criminel qui aurait averti sa victime de l’époque où on lui donnerait une mort horrible et qui, à partir de cet instant, l’aurait séquestré à merci pendant des mois » ? Seul un État s’octroie ce droit. Enfin, vous affirmez, M. Naseer, que ce serait un développement de la criminalité qui vous aurait contraint de réinstaurer cet homicide légal. Mais aucune preuve statistique ne permet de l’attester. En fait, les Maldiviens survivent, noyés dans la misère. Car si on offre aux touristes le luxe d’un hôtel cinq étoiles, c’est au détriment de la réelle souffrance des populations locales. Une majorité de Maldiviens vit entassée dans des logements exigus à Malé, l’une des capitales les plus peuplées au monde. Et dont de la drogue frelatée, à bas coût, forme le seul échappatoire pour la jeunesse maldivienne. Un univers trop étanche pour une jeunesse débordante de vie. Les Maldives forment alors un couloir de vie en sursis. Car le gouvernement maldivien ne porte pas secours à cette population en perdition ! N’est-ce pas là la représentation d’un pays en autodestruction, tel le dieu grec Cronos dévorant ses propres enfants ? Des tyrans qui stérilisent la vie. C’est pourquoi je m’adresse à vous, membres du gouvernement des Maldives. C’est pourquoi je m’adresse aux jurys texans qui, en 1944, ont condamné à mort George Stinney. C’est pourquoi je m’adresse aussi à la Cour d’ordre militaire congolaise, au gouvernement iranien ainsi qu’aux nombreux jurys américains qui ont décidé de la mort de Kasongo, de Kazem mais aussi de Frederick, Curtis, Christopher. En réalité, c’est pourquoi je m’adresse à tous ceux qui aiment la peine de mort pour « sa bonté, pour sa beauté, pour sa grâce », comme l’a si bien ironisé Victor Hugo. 78 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS La peine de mort n’est qu’un leurre ! Robert Badinter l’a résumé dans son célèbre discours : c’est une question qui « se pose en termes de choix politique ou de choix moral » ! Alors offrez à vos populations un couloir qui les mène vers un foyer ! Offrez-leur un couloir qui mène à une salle de soins ! Offrez-leur un couloir qui les mène à une salle de classe ! Offrez-leur simplement un couloir qui les mène vers la vie. Je vous remercie. 79 80 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Pour le malheur et pour le pire Charlotte Mabille de Poncheville et Camille Laheurte Lycée Sacré-Cœur, Angers 81 82 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Comme toutes les petites filles, Amina connaît les contes de fées. Comme toutes les petites filles, elle sait qu’à la fin l’héroïne devient la princesse et épouse celui qu’elle aime. Comme toutes les jeunes filles, Amina attend le prince charmant. Mais elle a eu beau y croire, l’attendre comme n’importe laquelle d’entre nous, il n’est jamais venu. Amina, comme le veut la tradition malienne, a été mariée de force à un homme plus âgé, qu’elle ne connaît pas. « Tu finiras par l’aimer », lui disait sa mère. Amina a été bafouée, violée, ridiculisée, transformée en objet sexuel et esclave de son mari. « Tu finiras par l’aimer », lui répétait inlassablement sa mère. Elle a été vendue à Boubakar par sa propre mère, celle qui lui a donné la vie et qui lui avait promis de ne pas la marier contre son gré à cet homme qui la méprise, l’exploite et la torture. À partir de ce jour, Amina a cessé de vivre. Elle a juste tenté de survivre. En se mutilant et en multipliant les tentatives de suicide. Espoir que sa vie s’achève plus vite. Ne plus avoir à supporter cet homme, son corps, sa voix, ses coups. Ne plus avoir à vivre. Ce récit, c’est l’histoire de plus de quatre-vingts mille jeunes Maliennes. Elles ont entre quinze et dix-neuf ans. Comme Amina, elles rêvent toutes du prince charmant. Elles rêvent de pouvoir faire des études, d’être libres, de choisir leurs destins, leurs vies. Tout comme nous. Mais aucun de leurs souhaits ne sera réalisé. 83 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS En novembre 2014, le monde a célébré le vingt-cinquième anniversaire de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il y a donc tout juste vingt-cinq ans, une promesse a été faite aux enfants de les protéger, de promouvoir leurs droits, de les aider à s’épanouir et de les entendre. Mais aujourd’hui encore de nombreux enfants et notamment des petites Maliennes voient leurs droits non respectés. Trouvez-vous cela normal que, parce que ces jeunes filles sont maliennes, elles ne peuvent pas choisir l’homme qu’elles veulent épouser ? Ne pas choisir leur vie ? Est ce vraiment cela le mariage ? Eh bien, Mesdames et Messieurs, au Mali c’est chose courante et ça, au XXIe siècle… En effet, ce pays compte l’un des plus forts taux de mariage forcé au monde. D’après l’UNICEF, trois quarts des jeunes filles sont mariées avant d’avoir dix-huit ans. Pourtant, selon l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » et selon l’article 16 « le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux ». De la même manière, l’article 37 de la Convention internationale des droits de l’enfant stipule : « Les États parties veillent à ce que nul enfant ne soit privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. » En quoi le droit le plus élémentaire de ces jeunes filles est-il respecté ? En rien. Ces jeunes filles sont privées de leur liberté de vivre. Elles ne sont pas d’accord pour se marier mais devront se soumettre à la volonté de leur famille car c’est la tradition. En effet, selon la coutume des peuples du Sahel, on ne doit pas mélanger son sang avec celui de quelqu’un d’autre. La famille cherche et choisit donc un cousin éloigné, un lointain parent. Vous avez bien entendu « la famille cherche et choisit » ! C’est exactement cela ! C’est la famille qui décide de l’homme que leur fille épousera. Une fois l’homme élu, la fille doit l’accepter, qu’il lui plaise ou non. Qu’elle ait d’autres projets, d’autres rêves, cela, 84 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS personne ne s’en soucie. C’est un objet, que l’on troque, que l’on vend, que l’on exploite. Le Mali fait partie des dix pays les plus pauvres du monde. C’est pourquoi, l’autre motivation des parents est financière. Ces jeunes filles sont considérées comme une charge pour leur famille mais présente un indéniable intérêt économique pour les leurs dès qu’elles sont pubères. Alors seulement, elles deviennent intéressantes aux yeux de leurs proches qui pourront les monnayer, les marchander jusqu’à trouver celui qui en offrira le meilleur prix. C’est bien de jeunes filles, presque des enfants encore, que nous parlons, Mesdames et Messieurs, et non pas d’objets ou de bétail… Enfin, quand elles ont la chance de faire des études, luxe qui coûte cher au Mali, le mariage est prétexte à interrompre ces frais supplémentaires à la charge de la famille. Cela, nous le tenons de la bouche de deux enseignants maliens que nous avons rencontrés. En effet, M. Karamako Dembelé et M. Grégoire Kassogué, enseignants dans un lycée de jeunes filles, Notre-Dame-du-Niger, à Bamako, déplorent chaque semaine la perte de leurs élèves qui sont contraintes de quitter l’école, leurs amies, leurs ambitions afin d’aller répondre aux désirs d’un homme qu’elles ne connaissent pas et à qui elles seront liées pour la vie. Ces deux enseignants nous ont parlé des mesures de prévention que l’école essaye de mettre en place afin de sauver quelques-unes de ces jeunes filles. Mais affiches, discours, réflexions collectives ont peu de poids contre une tradition ancrée dans les esprits depuis des millénaires… De plus, leurs familles sont contre elles. Elles sont mariées et doivent le rester. Si la jeune fille remet en cause le mariage, et essaie par n’importe quels moyens de le briser, elle deviendra la honte de sa famille, jusqu’à la fin de ses jours sans moyen de se racheter. Une fois mariées, leurs vies se transforment alors en un véritable cauchemar… Les jeunes filles sont battues, violées, transformées en objet sexuel et esclaves de leur mari. Tout ceci est encore en 85 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule dans l’article 5 que « nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Ceci est également écrit dans l’article 37 dans la Convention internationale des droits de l’enfant : « Les États parties veillent à ce que nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » De plus, elles ont moins de dix-huit ans, elles sont adolescentes mais elles ne sont avant tout et encore que des enfants. Elles ne sont pas prêtes à assumer les responsabilités du mariage et encore moins de la maternité. Elles ne sont pas prêtes sur le plan physique : Comment pourraient-elles donner la vie à un enfant alors qu’elles-mêmes le sont encore ? En effet, leurs corps ne sont pas prêts. Elles risquent également de contracter des maladies telles que le sida. Selon l’Unicef, plus de soixante-dix mille jeunes filles maliennes mariées de force meurent chaque année de complications liées à la grossesse ou à l’accouchement. Quant au taux de mortalité néonatale, le Mali se place au septième rang mondial. Ces chiffres sont éloquents… Alors que faire ? Cette question, nous nous la sommes posée de nombreuses fois. Et d’abord en compagnie de M. Karamako Dembelé et M. Grégoire Kassogué. Leur sentiment d’impuissance face à ce phénomène nous a profondément touchées. Et c’est pour cela que nous sommes devant vous, Mesdames et Messieurs. Parce que nous sommes intimement persuadées que la parole a le pouvoir d’ouvrir les consciences et les cœurs et que faire connaître ce fléau, c’est déjà le combattre. Et puis, ces jeunes filles nous sont proches, elles nous ressemblent, en âge et sans doute en rêves, et c’est de notre responsabilité de leur prêter nos mots et nos voix. C’est pourquoi nous dénonçons aujourd’hui cette situation. 86 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Certes, nous direz-vous, mais alors que faire ? Nous croyons qu’il faut nous mobiliser, nous qui avons le droit de nous exprimer et de faire nos choix librement afin qu’elles sachent qu’elles ne sont pas oubliées. Nous croyons que, si nous sommes nombreux, alors nous serons entendus et que les pays européens réagiront. En aidant le Mali à rendre sa politique de prévention plus efficace par exemple. Pour cela, il faut généraliser l’accès à l’éducation des filles en obligeant le gouvernement à, d’une part, faire baisser le coût de la scolarisation et, d’autre part, promulguer une loi qui rendrait la scolarisation obligatoire au moins jusqu’à seize ans. Cela permettrait déjà de protéger les plus jeunes, ces fillettes qui meurent en couches, tant leurs corps d’enfants sont martyrisés par des grossesses trop précoces. Nous demandons également que, à l’instar de l’Unicef qui l’an dernier s’est associé à une ONG locale pour mener la première campagne de prévention contre les mariages forcés, d’autres organismes s’impliquent. En effet, la prévention pour ces jeunes filles passe avant tout par l’information qui sera donnée aux familles sur les risques encourus par leurs filles. Et cette information doit se généraliser pour combattre l’ignorance véhiculée par la tradition. Enfin, il faut que le gouvernement, secondé par les ONG, ouvre des centres d’accueil afin que ces jeunes filles puissent fuir leur mariage et trouver un lieu de refuge dans lequel elles ne seront pas jugées. Voilà ce que nous pensons, Mesdames et Messieurs, et voilà pourquoi nous avons choisi de nous battre pour toutes ces jeunes filles. Nous espérons que leur vie change et que, comme toutes les jeunes filles, elles puissent rêver au prince charmant et espérer se marier non plus pour le malheur et pour le pire mais juste pour le meilleur. 87 88 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME iSlave : le prix de la futilité Alice Lefèvre Lycée Paul Mélizan, Marseille 89 90 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS À l’heure où l’on célèbre la sortie de l’iPhone 6 ; à l’heure où des milliers de personnes attendent impatiemment, certaines depuis quinze jours, devant les Apple Stores, de recevoir l’objet de leur convoitise, parfois simplement pour tester la solidité du nouvel écran en l’envoyant s’écraser contre le béton du trottoir new-yorkais ; à l’heure où Apple a déjà vendu dix millions d’exemplaires de son nouveau jouet en un seul week-end, je me demande comment, et surtout à quel prix, nous en sommes arrivés là. Cette fois, l’iPhone a enfin dépassé le seuil symbolique des 1000 euros, 1 019, pour être précise ; soit près de cinq mois de travail brut pour un ouvrier de Foxconn, le secret de fabrication le plus controversé d’Apple. Alors que le groupe impose une tyrannie du « cool », soigne son image de marque et que Steve Jobs fait l’objet d’un véritable culte de la personnalité ; la réalité est bien plus sombre... Une étude universitaire chinoise a conclu que les usines de Foxconn – le principal sous-traitant d’Apple en Chine, et le premier employeur privé chinois avec 1,3 million de salariés et plus de 400 000 dans la seule ville de Shenzhen – « peuvent être comparées à des camps de concentration ». Foxconn a créé un monde où l’être humain est entièrement dédié à la production, déshumanisé, mécanisé, mais indispensable à la chaîne d’assemblage tant qu’il ne sera pas remplacé par des millions de robots, comme ils l’ont annoncé. Un monde « qui donne, en somme, l’âme à la machine pour la retirer à l’homme », pour reprendre la formule de Victor Hugo. Dans ce monde où la rationalisation, la recherche du profit, le capitalisme, sont poussés dans leurs pires excès, 13 % des ouvriers sur les 1800 interrogés déclarent s’être déjà évanouis à la tâche, 91 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS 28 % avoir été insultés par leurs superviseurs et les gardes de sécurité, 16 % avoir subi des punitions corporelles et 38 % des entraves à leur liberté de mouvement. Leurs tâches répétitives durent en moyenne deux secondes, répétées inlassablement, pendant des heures, des jours, des nuits, jusqu’à l’épuisement ; souvent pendant plus de onze heures… y compris les week-ends et les jours fériés dans les périodes de pointe, sans compter les heures supplémentaires. Au sein des ateliers, les montres sont interdites et les horloges absentes, il est impossible d’avoir une quelconque notion du temps ni de savoir combien d’heures ils travaillent réellement. La Déclaration universelle des droits de l’homme assure pourtant que « toute personne a droit […] à des conditions équitables et satisfaisantes de travail ». Mais ce n’est pas tout : les ouvriers des usines d’assemblage seraient également exposés quotidiennement à des substances hautement toxiques telles que le cuivre, le nickel, des gaz contenant des vapeurs d’acide ou du cyanure, cela sans aucune protection, mettant en danger leur santé et leur vie pour produire. Produire frénétiquement de quoi combler la demande. Depuis 2007, Foxconn, conscient du danger, fait contrôler quotidiennement ses travailleurs par des tests d’urines, des tests aux rayons X ou des prises de sang, pour savoir si leur corps ne contient pas ces substances toxiques en excès, mais sans jamais les informer du taux de ces produits présents dans leur corps. Mais si leurs conditions de travail sont éprouvantes, leur vie quotidienne devient rapidement insupportable. Les travailleurs sont logés dans d’immenses tours anonymes, à huit par chambre, avec des couchages sommaires qui ne permettent aucune intimité. Les ouvriers ne font que s’y croiser, personne ne se parle. 92 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Malgré le monde, la solitude règne. Les seuls espaces communs sont des salles télé. 40 % de ces logements insalubres ne disposeraient pas de douches, de toilettes, ni même d’un quelconque point d’eau potable. Ces dortoirs, où les ouvriers sont contraints de s’entasser, sont en réalité payants. En principe, pour ces travailleurs qui viennent de toute la Chine, le salaire mensuel est plutôt attractif chez Foxconn : 220 euros, légèrement au-dessus du minimum légal à Shenzhen, mais beaucoup plus que dans les provinces dont ils sont originaires. Pourtant, cette somme ne leur est pas vraiment versée : Foxconn leur prélève 14 euros pour les charges et le dortoir, 50 euros pour les repas, le prix de leur badge, et celui des assurances. Pour qu’il leur reste de quoi envoyer de l’argent à leurs familles, les ouvriers sont contraints de multiplier les heures supplémentaires. Et ce, même si l’alinéa 3 de l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme indique que « quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine ». Mais il a fallu attendre que des dizaines de personnes soient poussées au suicide pour que la communauté internationale réagisse. En 2010, en cinq mois, dix-sept personnes âgées de 17 à 20 ans avaient tenté de mettre fin à leurs jours, la plupart en sautant du haut de leur dortoir. Et ceci ne serait que la partie émergée de l’iceberg : Jack Qiu, reporter chinois, avait recensé en seulement cinq mois d’étude clandestine de la société plus de cinquante tentatives de suicide, uniquement dans une partie des usines de la ville de Shenzhen, soit déjà trois fois le chiffre annoncé par la firme. Une lâcheté dommageable pour l’image de marque du fabricant qui a immédiatement réagi en considérant la solution la moins coûteuse. Il a donc commandé un stock de filets antisuicides installés à chaque fenêtre des dortoirs et ateliers, instauré un test psychologique à l’entrée, créé une hotline et embauché 2000 psychologues ; sans pour autant améliorer les 93 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS conditions de travail, mais permettant ainsi à ses employés de mieux supporter leur supplice, et éviter le suicide de ses salariés sur leur lieu de travail. Et uniquement sur leur lieu de travail, sachant pertinemment qu’un suicide réalisé dans l’indifférence de la société ne possède pas la même portée symbolique que celui réalisé sur le lieu des causes du désespoir. Les employés doivent désormais signer une clause à leur embauche, leur interdisant de poursuivre l’entreprise en justice s’ils sont victimes d’un accident du travail où d’une réaction excessive, autrement dit le suicide. Depuis, les conditions ont bien peu changé et le géant Foxconn s’est encore développé, créant d’immenses usines dans le centre de la Chine, où les salaires sont plus bas que sur la côte, et où elles sont hors de portée des organisations de défense des droits des travailleurs. Pire encore, la société Foxconn a plusieurs fois été dénoncée par des sources anonymes (souvent des ouvriers ne pouvant se prononcer publiquement), comme une société volant les papiers et documents d’identité d’une partie de ses employés pour les faire disparaître des recensements, supprimer leur existence légale et les forcer à travailler plus. De l’esclavage moderne en somme, alors que la Déclaration universelle des droits de l’homme déclare dans son article 4 que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ». Mais le pouvoir chinois ne s’en soucie pas, indifférent aux souffrances de son propre peuple, allant même jusqu’à confier certaines actions de police ou de maintien de l’ordre au service de sécurité de l’entreprise. Bien au contraire, il la considère, je cite, comme une « entreprise révolutionnaire, symbole des progrès futurs, exemple de productivité et réalisant un produit mondialement important : l’iPhone d’Apple ». Voilà un récit bien effrayant de ce que la société de consommation est capable de générer. 94 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Alors, comme face à toutes les histoires tristes, nous sommes en droit de nous demander qui sont les gentils et les méchants à combattre. En ce qui concerne les gentils, partons du principe que dans les contes, on les reconnaît au fait que ce sont ceux qui font le moins de mal aux autres : les employés de Foxconn semblent être en mesure de tenir ce rôle. La question des méchants est un petit peu plus compliquée. Tout d’abord, le consommateur : on a vite fait de penser que c’est pour lui que tout ce système est mis en œuvre, et que chaque achat le conforte et l’encourage. Mais il y a fort à parier que les clients d’Apple, prêts à dépenser à chaque nouvelle génération de l’iPhone une somme toujours plus importante et dont ils savent qu’elle est largement au-dessus des prix du marché, seraient prêts à consacrer quelques euros de plus pour permettre à ces ouvriers de bénéficier de conditions de travail plus conforme aux droits de l’homme et aux valeurs évoquées par leur marque favorite. Nul doute que les commerciaux d’Apple n’auraient aucun mal à vendre de la bonne conscience pour un petit supplément. Voyons à l’autre bout de la chaîne : Foxconn. Nous avons déjà suffisamment développé les méthodes employées par le soustraitant et il est clair que dans notre histoire, il assurerait sans problème le rôle de l’homme de main, du guerrier sans état d’âme, à qui l’on peut, pour son efficacité, pardonner quelques écarts. Mais s’il est vrai que les jugements s’arrêtent le plus souvent aux exécuteurs, il serait bien naïf d’en oublier l’initiateur, qui est ici Apple. Sans aller jusqu’à imaginer qu’Apple serait directement responsable des conditions de travail imposées aux personnes qui fabriquent l’iPhone, il n’en est pas moins vrai que ses dirigeants sont au centre des décisions des coûts de production imposés à Foxconn. C’est pour ce coût de production, mais également les délais et une qualité de fabrication, que Foxconn se donne tous les moyens, y compris les plus brutaux, sans toutefois y parvenir pleinement 95 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS tant les attentes sont élevées. Apple ne peut pas ignorer les conditions nécessaires à la réalisation de ses objectifs, de même que les informations et les différentes enquêtes journalistiques, universitaires ou provenant d’ONG, qui nous parviennent. En la matière, la réponse d’Apple reste le silence. Ainsi, avec une vision d’ensemble de la chaîne, les responsabilités apparaissent diluées : de même qu’aucun des 87 ouvriers de la ligne de production de l’iPhone ne peut avoir la fierté du produit fini, aucun des « méchants » que nous évoquions ne se sent responsable du sort des employés de Foxconn, rejetant chacun la faute sur le suivant. Au-delà du cas d’Apple, qui peut faire figure de modèle du genre, tout le système faisant appel à un mode de production sous-traité et délocalisé est soumis au même travers. Ses concurrents, Samsung, Sony, Nokia, HP ou Dell ne sont pas plus vertueux. Nous aurions pu aussi bien évoquer l’industrie textile au Bangladesh, les exemples sont innombrables. Ce qu’il s’agit de plaider, en définitive, serait que la dimension éthique soit au cœur des stratégies des multinationales, poussées par une prise de conscience globale des consommateurs. À ce titre, un militantisme humaniste pourrait passer par de puissantes associations de consommateurs, éclairées, vigilantes au respect des droits de l’homme, soucieuses de justice et d’équité, et favorisées par les nouveaux outils de communication. Rabelais, il y a déjà cinq siècles, disait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Foxcon, est une parfaite illustration de ce qu’il se passe lorsque la rationalisation, les lois de la productivité, l’emportent sur l’humain. La mondialisation et le progrès doivent aussi pouvoir se faire au bénéfice des droits de l’homme. 96 97 98 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Vivre ou ne pas vivre, telle est la question Mathilda Salières Lycée La Pérouse - Kerichen, Brest 99 100 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS « Vincent Lambert, condamné au silence », « Le jour où Brittany a choisi de mourir », « Le grand prématuré de Poitiers ne vivra pas ! ». Voilà, Mesdames et Messieurs, ce qu’ont clamé les médias ! Voilà les titres qui ont ravivé le débat sur la fin de vie. C’est non seulement une question de « Faire vivre, laisser mourir ; laisser vivre, faire mourir ? » mais aussi une affaire de loi ! Qui décide réellement de la fin de notre vie ? En avril 2005, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi Leonetti, contre l’acharnement thérapeutique. Elle stipule dans l’article L. 1110-5 que les actes de maintien en vie « ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. » C’est là le point clé du problème ! Où commence et où s’arrête la raison ? C’est donc au sujet de la fin de vie que je souhaite m’exprimer aujourd’hui. Parmi les nombreuses affaires liées à la fin de vie, attardons-nous sur trois cas : celui de Vincent Lambert, celui de Brittany Maynard et celui de Titouan. Trois situations différentes, cependant semblables en un point : l’ébranlement de toute une famille ! Prenons l’exemple de Vincent Lambert, l’une des affaires les plus connues. Ce trentenaire, victime d’un accident de la route en 2008, est depuis dans le coma. En six ans, aucun contact n’a pu être établi avec lui ! Avant son accident, il avait exprimé le souhait de ne jamais être maintenu dans un état végétatif. Et selon la loi Leonetti, c’est un droit, le droit de chacun de décider de la fin de sa vie. Pourquoi donc – me direz-vous – Vincent Lambert est-il maintenu en vie ? Car ses parents s’opposent au processus de fin de vie. Car ils affirment que la situation de Vincent relève d’un 101 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS handicap et non d’une affection cérébrale incurable. Car la religion catholique tient une place importante dans leur vie ! Certes, il est difficile d’accepter de laisser mourir son enfant, mais « l’amour des parents ne suffit pas à maintenir un patient en vie ». À l’heure où je vous parle, Vincent Lambert est au fond d’un lit d’hôpital du CHU de Reims, attendant la fin, en vain… La plupart des membres de sa famille, et notamment son épouse, sont en faveur d’un processus d’accompagnement en fin de vie. Mais maintes fois ce processus a été interrompu pour des raisons juridiques ! En effet, la loi Leonetti qui encadre en France la fin de vie n’est pas assez claire quant au maintien en vie ou non d’une personne. Il faut donc une révision de la loi qui permette à chacun de mourir dans la dignité. Mourir dans la dignité, c’est ce qu’a choisi la jeune américaine Brittany Maynard, vingt-neuf ans, ayant appris son cancer au cerveau le 1er janvier 2014. Après plusieurs traitements, le diagnostic est tombé, son mal était incurable. Elle a renoncé à subir de nouveaux traitements qui auraient peut-être prolongé sa vie de quelques mois, mais dans des conditions fortement dégradées. Elle a préféré vivre les derniers mois de sa vie entourée de ses proches et s’en est donc allée le 1er novembre 2014, selon son souhait, dans la dignité. Je la cite : « Pour ceux qui refusent ce choix à des personnes malades, cela me semble diabolique. Ils essaient de mélanger cela au suicide et c’est vraiment injuste car il n’y a pas une seule partie de moi qui ait envie de mourir. Mais je suis en train de mourir. » De plus, cette jeune femme a dû quitter la Californie pour l’Oregon, afin d’y finir sa vie. En effet, aux États-Unis, les États n’appliquent pas tous les mêmes lois concernant la fin de vie. Revenons en France. En septembre dernier, dans le cas de Titouan, la loi Leonetti a été appliquée, mais après un rude combat des parents. En faisant appel aux médias, leur cause a été entendue. En effet, ce grand prématuré a fait, selon ses parents, l’objet d’un acharnement thérapeutique, pourtant clairement interdit par la loi ! 102 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Le nourrisson venait d’être victime d’une hémorragie cérébrale. Les médecins avaient confirmé qu’il serait handicapé. Les parents voyaient leur bébé souffrir, et savaient qu’il garderait toute sa vie des séquelles. Était-il donc « raisonnable » de le maintenir en vie ? La demande des parents d’arrêter les soins étant tout à fait légitime et compréhensible, l’équipe médicale du CHU de Poitiers a donné son accord pour l’accompagnement en fin de vie du bébé, mettant fin à tout acharnement thérapeutique. Ainsi, conformément à la loi Leonetti, « le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa vie en assurant les soins visés à l’article L. 1110-10. ». De plus en plus souvent, de telles affaires s’invitent sur la scène médiatique française. Interrogeons-nous sur ce phénomène ! La loi n’est pas à la hauteur de l’évolution des mentalités et des progrès scientifiques. Ces nombreux cas témoignent des insuffisances criantes de la loi Leonetti ! Et d’abord, par rapport au vœu du patient. Il est pourtant inscrit dans le Serment d’Hippocrate de l’Ordre des médecins de 1996 : « Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté. » Leur volonté ! Car oui, Mesdames et Messieurs, qui d’autre que nous peut décider de la fin de notre propre vie ? Qui d’autre que nous peut choisir de nous maintenir dans une situation de souffrance silencieuse ? Qui d’autre que nous peut avoir le droit de nous maintenir en vie contre notre gré ? Personne ! De plus, la loi Leonetti condamne l’acharnement thérapeutique, l’obstination déraisonnable, et la prolongation artificielle de la vie. Mais condamne-t-elle la souffrance, Mesdames, Messieurs ? La souffrance des malades ? La souffrance autant psychique que physique ? Je me le demande… Les Français commencent à parler de la fin de vie, se questionnent, donnent leur opinion. Ils ne veulent pas d’un destin tel que celui de Vincent Lambert. Les associations militant pour le droit de mourir dans la dignité constatent un afflux croissant 103 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS d’appels de personnes de tous âges, « désireuses d’informer leurs proches sur ce qu’elles souhaitent pour leur fin de vie. » Elles se renseignent sur les procédures à suivre afin de faire respecter leur choix, en rédigeant des directives anticipées. La loi Leonetti s’avérant insuffisante, le président de la République a annoncé en janvier 2014 un projet de loi concernant la fin de vie. Il a précisé qu’il s’agissait « de permettre à toute personne majeure atteinte d’une maladie incurable procurant une souffrance psychologique, physique insupportable, qui ne peut être apaisée, de pouvoir demander dans des conditions strictes une assistance médicalisée pour terminer sa vie en dignité ». C’est un accès au suicide assisté et à l’euthanasie active ou passive qui aurait pu ainsi être envisagé. Cependant, le 12 décembre dernier, deux députés, Alain Claeys et Jean Leonetti, ont préconisé, dans un rapport remis au président, d’autoriser la sédation profonde continue, et d’obliger les médecins à respecter les directives anticipées du patient. Ce texte, discuté en janvier à l’Assemblée, conduira au vote d’une loi au printemps prochain. Malheureusement, la loi ne va pas assez loin : l’euthanasie et le suicide assisté resteront interdits ! Ils permettraient pourtant à chacun de finir sa vie comme il l’entend : en intervenant, ou en laissant faire la nature. Quelques-uns de nos voisins européens autorisent déjà l’euthanasie. La Belgique, qui depuis douze ans, la définit comme « l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ». Mais en France, cette idée reste encore difficile à accepter pour une minorité. Car il y a la religion. En vérité, ce sont des raisons religieuses qui empêchent Vincent Lambert de finir sa vie selon son choix. Avant de terminer, je souhaite évoquer un point important : la responsabilité du médecin. Vous vous souvenez sûrement du docteur Bonnemaison de Bayonne, qui avait administré un produit 104 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS mortel à sept de ses patients, atteints de maladies incurables. D’abord accusé d’assassinat par empoisonnement, susceptible d’être condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il a heureusement été acquitté, le 25 juin 2014 ! En effet, son acte, bien qu’illégal, se justifiait par sa volonté d’abréger la souffrance de ses patients… Comprenez-moi bien : il n’est pas question de faire porter à un seul médecin, la responsabilité de la mort d’un patient. C’est une décision collégiale de l’équipe médicale et des proches du patient qui devra permettre le suicide assisté ou l’euthanasie de la personne. Voilà donc, Mesdames et Messieurs, la cause que j’ai souhaité plaider devant vous. Chacun d’entre nous ici présent doit réaliser qu’il est mortel et que la vie le quittera un jour. Indéniablement, chacun souhaite que cela se passe avec le plus de douceur possible. Alors nous devons affirmer ce droit qui n’apparaît pourtant pas dans la Déclaration des droits de l’homme : - Le droit de conduire notre vie jusqu’au bout comme nous l’entendons ; - Le droit de choisir comment quitter la vie lorsqu’elle nous échappe ; - Le droit de rester pleinement maître de sa vie. 105 106 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Parce que le syndicalisme ne va (apparemment) pas de soi… Brian Bousquet Pensionnat de Versailles, Basse-Terre, Guadeloupe 107 108 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs, Chaque jour, nous exerçons un métier. Nous faisons ce pour quoi nous sommes rémunérés, que ce soit un travail passionnant ou bien un job alimentaire. Et il est important de souligner qu’en France, berceau des droits de l’homme, nous accordons une importance plus que significative à nous assurer de bonnes conditions de travail. Un chèque à la fin de chaque mois, des primes, des augmentations pour les plus méritants. Mais ce n’est pas qu’une question d’argent : des horaires réguliers (on parle de huit heures par jour), des congés payés (cinq semaines par an ce n’est pas rien), des pauses déjeuners… Plutôt sympathique, me direz-vous ? Et bien sûr les syndicats, toujours présents afin de lutter sans relâche pour nos intérêts. Car à l’autre bout du monde, les gouvernements étrangers, dans les pays les plus pauvres comme les plus développés, ont une sérieuse tendance à réprimer les organisations syndicales locales, de manière plus ou moins violente : arrestations abusives, enlèvements, tortures, meurtres… Dans certaines régions, cela en devient presque anecdotique… Au Guatemala par exemple, où pas plus tard qu’en mai 2014, un chef syndicaliste fut assassiné. Ce n’est malheureusement pas le premier, et encore moins le dernier, dans l’un des pays considérés comme l’un des plus dangereux pour les syndicalistes. On peut également citer le Swaziland, où toute action est extrêmement difficile à mener, notamment à cause du poids de la menace d’un Premier Ministre peu clément à l’égard de ces organisations. Mais comprenez-moi, tout ça, c’est le b.a.-ba de la gestion, la culture du profit : quand une entreprise devient moins rentable à cause de ses salariés ou de leurs revendications, il faut trouver un moyen de rétablir l’ordre. 109 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Arrêtons-nous là, voulez-vous ? Ne tombons pas dans ce genre de travers qui consiste à accuser ses voisins pour mieux détourner le regard de ses propres fautes. C’est un fait, nous ne sommes pas en reste, bien loin de là. Sauf que les méthodes locales sont légèrement plus « softs », dirons-nous. Vous en doutez peut-être ? Dans ce cas, revenons quelques mois en arrière : nous sommes au 57, boulevard de Strasbourg, dans le 10e arrondissement de Paris, dans le courant de l’année 2014. Nous parlons d’un salon de coiffure, dont les employés, dix-huit au total, sont sans papiers. Ils viennent du Mali, du Nigeria, de la Guinée, et même de la Chine. Ce statut d’étrangers en situation irrégulière n’a engendré pas moins que leur pure et simple exploitation : sous la menace de l’expulsion, ces hommes et femmes ont travaillé environ quatre-vingts heures par semaine, étant payés entre 200 et 400 euros par mois, ce qui représente à peine un tiers du SMIC. Et cela dure depuis plusieurs mois, parfois même plusieurs années pour certains. Bien sûr, avec cela, le patron n’est pas un tendre, multipliant les insultes, en plus des menaces… À cet instant, la question se pose… Nos syndicats doivent-ils laisser passer une chose pareille ? Certains me diront : « Ils travaillent dans la clandestinité, pourquoi nos syndicats devraient-ils prendre la peine de les défendre ? » Je vais demander à chacun de vous, présents en ce jour, de se souvenir… Souvenez-vous des raisons pour lesquelles les gens se sont rassemblés, afin de défendre leurs droits… Souvenez-vous de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 : un premier pas – ou plutôt, dirais-je, le premier pas. En effet, il y a deux siècles, il fallait se battre pour obtenir des journées de travail décentes (ce qui a abouti à nos fameuses huit heures par jour, parfois bien difficiles à tenir). Au siècle dernier, il fallait augmenter les salaires pour parvenir à une rémunération égale au temps de travail fourni. Aujourd’hui, il s’agit pour les travailleurs de défendre leurs usines, leurs emplois. Et bien que notre monde ait changé (qui aurait pu évoquer un cas impliquant des étrangers 110 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS au XIXe siècle ?), vous constaterez qu’il s’agit encore et toujours des mêmes problèmes. Car dans toute cette histoire, quel est le premier souhait des concernés ? Être régularisés pour enfin être vus à leur juste valeur, à l’égard de leurs compétences. Cela afin de mettre fin aux menaces, aux insultes dont ils font l’objet. Ne plus subir cette oppression… Ils ne demandent qu’à faire leur travail dans les meilleures conditions (eh oui ! comme quoi les avantages cités auparavant ne sont pas donnés à tout le monde). Mais bien sûr, d’autres se targueront de dire qu’on ne peut pas défendre ces personnes sur un plan juridique. Il se trouve que si, mesdames et messieurs. En effet, en vertu de l’article L. 8255-1 du Code du travail, les organisations syndicales ont le droit d’exercer une action en justice à la faveur des étrangers. Nous voilà sur de bonnes bases… Les « 18 du 57 » ont donc fait appel à la Confédération générale du travail (plus connue sous le nom de CGT) pour défendre leurs intérêts. Pendant plusieurs mois, ils mènent ensemble une action de grève dans les locaux du salon de coiffure afin de faire pression sur le patronat. Néanmoins, il faut dire que tout cela se fait dans un climat de tension plus que palpable. En effet, cette manifestation des « 18 » quant au respect de leurs personnes est vue d’un très mauvais œil dans le quartier : c’est mauvais pour le business. S’ils venaient à se sortir de cette situation alors les autres suivront probablement, et c’est tout une « organisation » qui pourrait s’effondrer. De plus, on ne va pas se mentir, un fort sentiment d’insécurité règne dans le salon. D’un côté, les employés craignent les représailles d’un quartier peu enclin au changement, d’un autre, les syndicalistes n’étant pas les bienvenus, ils savent qu’ils peuvent s’attendre à une certaine forme d’hostilité. À juste titre : le 16 septembre 2014, un homme s’introduit dans le même salon et menace de mort une syndicaliste CGT. Il dit, je cite : « C’est mon territoire, je te retrouverai, je te décapiterai toi et toute ta famille. » 111 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Pour aller encore plus loin, il semblerait que ceci s’adressait également à une autre syndicaliste, ainsi qu’au sénateur PCF de Paris, tous deux également présents à ce moment-là. On ne peut être plus clair. La traite inhumaine des « 18 » devait reprendre de plus belle, peu en importait le prix. Je me permets, au passage, de me référer au Code pénal, article 222-18, promettant une douloureuse issue à l’auteur de ce délit. Mais peut-être qu’en exploitant autant de personnes de cette manière, il pourra aisément remettre les 75 000 euros d’amende. Pour la prison, c’est une autre affaire… Même si nous sommes face à un cas menaçant l’intégrité physique de ces personnes, nous nous attarderons sur les raisons de cette agression. Je le disais à l’instant, le but était d’alimenter la peur chez les syndicalistes, afin qu’ils puissent plier bagage. Cela dit, il me semble essentiel à présent d’évoquer deux articles provenant de deux textes différents, mais tout aussi importants l’un que l’autre. Le premier est issu du Code du travail (garantissant ce précieux bien-être de bureau, que nous sommes chanceux de posséder) : en effet, l’article L. 2146-1 se charge de punir de façon efficace tous ceux entravant nos droits syndicaux. Le second n’est pas des moindres, puisqu’issu de la Déclaration universelle des droits de l’homme : l’article 23 nous affirme que « toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. » Mesdames et Messieurs, vous l’aurez compris, cette attaque est donc hautement condamnable. Constituant non seulement un danger pour les personnes menacées, elle est aussi le symbole d’une discrimination syndicale à l’égard des « 18 du 57 ». En tentant d’empêcher cette action collective, cet homme, ainsi que le quartier qu’il représente, porte une atteinte majeure à nos droits fondamentaux, ces mêmes droits qui nous ont été accordés afin de rendre nos vies meilleures, afin d’exercer une plus grande justice entre les individus. 112 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Parce que vous devez rappeler que les syndicats sont présents pour eux, pour tous les travailleurs, pour leur éviter de subir ces situations d’oppression qu’ont connues ces personnes pendant trop longtemps. Pour que chacun puisse exerce son métier dans le meilleur cadre possible, à l’abri de l’exploitation et autres menaces de licenciement abusives. Sans l’intervention de la CGT, les hommes et femmes du 57, boulevard de Strasbourg seraient probablement encore obligés de quémander une hausse de salaire chaque mois, afin de pouvoir se nourrir, se vêtir décemment, prendre soin de leurs enfants. Des faits inacceptables. Car si nous les interrogeons, que diront-ils ? Ces personnes sont parties de chez elles, ont tout tenté pour chercher une nouvelle vie ailleurs, une meilleure vie… Ces individus se sont raccrochés à un espoir, à la croyance que leur chance était autre part. Arrivées en France, elles ont décidé de se construire une vie rangée, avec un travail honnête, évitant les démons rôdant autour d’eux, et pouvant frapper à tout moment. Bien au-delà de cette étiquette de « sans-papiers », ce sont aussi des battants. Ils se sont battus pour sortir de la misère une première fois, et ils le feront tout aussi bien, voire mieux, la seconde fois. Notamment grâce à l’aide de nos syndicats, consacrant efforts et énergie à leur cause. Rappelez-vous, encore une fois, que les droits syndicaux sont aussi des droits de l’homme. Rappelez-vous que les bafouer, c’est aussi bafouer notre dignité d’être humain. Et c’est à ce titre que les syndicats ont leur place dans cette affaire. C’est au nom de cela que les « 18 du 57 » peuvent compter sur leur aide. Car ce n’est qu’ensemble, Mesdames et Messieurs, qu’ils avanceront. 113 114 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Chez les bourreaux du Sinaï Bilel Miled Lycée Catherine et Raymond Janot, Sens 115 116 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Le Sinaï ? C’est si loin d’ici… Peut-être ne savez-vous même pas où ce lieu se situe, ou bien juste que c’est en Afrique de l’Est. Il faut dire qu’on dirait un nom tout juste sorti des textes sacrés, presque plus légendaire que réel. Pourtant, un drame bien réel s’y joue depuis maintenant cinq ans, et c’est de ce drame que je veux vous parler ici. Cinquante mille personnes ont quitté leur pays et sont passées par ce désert du Sinaï depuis 2009, dix mille ont disparu. Dix mille personnes qui ont tenté un long périple depuis l’Érythrée et qui ne sont jamais arrivées en Europe alors qu’elles tentaient de rejoindre le monde libre. Ils ont fui une des plus sanglantes dictatures de la planète. Car, depuis son indépendance en 1993, l’Érythrée s’est jetée dans une course effrénée pour combattre son frère ennemi : l’Éthiopie. Depuis lors, le dictateur Issayas Afeworki y tient le pouvoir d’une main de fer, pourchassant ses opposants, militarisant le pays, et le transformant en prison à ciel ouvert. Là-bas, les jeunes de mon âge doivent s’engager dans un service militaire à durée indéterminée, et doivent sacrifier leur jeunesse à l’obsession d’une guerre avec le pays voisin. Là-bas, la jeunesse est embrigadée et mise sous verrou, sans aucune perspective d’avenir. Là-bas, pour tenter de vivre, il n’y a qu’une chose à faire : tenter de fuir. Chaque mois, trois à quatre mille jeunes s’échappent d’Érythrée en direction du Soudan. « Un véritable exode, le pays se vide de sa population », selon la rapporteuse des Nations unies pour l’Érythrée, Sheila Keetharuth. Les Érythréens représentent un tiers des clandestins qui abordent Lampedusa, en Italie – pour les plus chanceux d’entre eux qui y parviennent. 117 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS La plupart de ces jeunes voient leur voyage s’arrêter bien avant. Ceux qui ont la chance de réussir à s’enfuir d’Érythrée tombent rapidement dans un autre enfer, au Soudan. Ils voient leur rêve de liberté se heurter à la dure réalité des camps de réfugiés. Ils sont confrontés à un véritable trafic d’êtres humains qui annihile tous leurs espoirs de rejoindre ceux qui, avant eux, ont réussi à se réfugier en Suède, où il existe une importante communauté érythréenne. Laissez-moi vous parler de Germay, qui fait partie de ces jeunes. À vingt-trois ans, il a été enlevé par des trafiquants, dans le camp de réfugiés de Kassala, au Soudan, au début de l’année 2013. Il a été vendu à une tribu bédouine du delta du Nil qui vit de la contrebande. Son sort a suivi un système bien rodé : il a été conduit à un point de ralliement dans le désert, où d’autres captifs attendaient, pieds nus, enchaînés comme lui – d’autres comme Halefom, dix-sept ans, et sa sœur Wahid, seize ans. Il a connu la traversée de la mer Rouge à fond de cale, sans eau ni nourriture. Il a connu le cauchemar du passeur qui jette certains détenus par-dessus bord sans autre raison que de se divertir. Il a connu le désert du Sinaï, qui signait pour lui à la fois la fin d’une odyssée tragique et le début d’une longue captivité à l’issue incertaine, faite de coups et de torture. Les jeunes comme Germay, Halefom et Wahid sont séquestrés dans des maisons de tortures installées spécialement dans le Sinaï – ou peut-être devrais-je plutôt dire des maisons de l’enfer, des lieux où la limite à la barbarie n’existe pas. Une rançon exorbitante de l’ordre de plus de cinquante mille dollars est exigée des familles des jeunes captifs, qui remuent ciel et terre pour que leurs jeunes fils, ou filles, soient libérés. Les plus chanceux voient leur rançon payée ; pour les autres, le calvaire ne s’arrête pas à la torture : ils sont vendus comme travailleurs forcés, exploités sexuellement ou soumis à des mariages forcés. 118 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Rendez-vous compte, Mesdames et Messieurs : nous sommes ici face à tout ce qui caractérise, dans sa forme la plus abjecte, le terme de « traite » des hommes. Laisserons-nous ces criminels recourir à de telles méthodes, qui dépassent les limites de la barbarie, qui dépouillent leurs victimes de toute dignité ? Comment avons-nous pu laisser ceci s’installer ? Le commencement de ce trafic humain est flou, la date se situerait vers 2009. Les rapports d’ONG de défense des droits de l’homme sont rares. Amnesty International a publié un rapport sur ce fait en 2013, soit quatre années plus tard. Un point de presse de l’agence des Nations unies pour les réfugiés a été diffusé le 25 janvier 2013. Aujourd’hui, l’ONU paraît préoccupée face à un nombre croissant d’enlèvements et de disparitions de réfugiés érythréens dans l’est du Soudan ; elle appelle à l’aide pour stopper les groupes criminels attirés par l’appât du gain, rôdant autour des camps à l’est du Soudan, et dont les proies de prédilection sont les réfugiés érythréens. Ces criminels sèment la terreur au sein de populations déjà fragilisées, martyrisées par le sort et affaiblies par l’exil. Ce trafic caractérise une violation des droits les plus fondamentaux de l’homme, notamment celui de la libre circulation. L’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. » De plus, la recherche de la paix et de la sécurité doit être garantie pour tous, comme l’énonce l’article 14 : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». Qu’en est-il de ce droit d’asile pour Germay, Halefom, Wahid et tous les autres ? Un tel trafic humain, de nos jours, n’est pas tolérable ; ces réfugiés érythréens y sont assimilés à du bétail, et sont traités comme de la marchandise. 119 Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre le trafic d’êtres humains de 2005 a pour objet l’éradication internationale de telles pratiques. Elle stipule ainsi dans l’article 1 que « la présente Convention a pour objet de prévenir et combattre la traite des êtres humains », et précise également dans l’article 2 que « la présente Convention s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée ». Toutes les conditions sont donc requises et en conformité avec les principes initiaux de cette convention. Le même rapport de l’agence des Nations unies pour les réfugiés appelle à l’aide de la communauté internationale face à ce trafic, assurant déjà une aide psychosociale et juridique aux rescapés avec les autorités locales, qui ont par ailleurs augmenté la sécurité des camps de réfugiés. Mais que fait actuellement la communauté internationale pour lutter contre un tel trafic ? L’Érythrée, le Soudan et l’Égypte sont signataires du statut de Rome de la Cour pénale internationale de 1998, leur donnant toute latitude pour punir ces criminels et protéger leur population, mais encore faut-il qu’ils s’en préoccupent. La vérité, c’est que cette traite humaine se déroule dans l’indifférence totale. Que la plupart des gens n’en ont jamais entendu parler. Que la majorité des interlocuteurs vous diront que c’est un fait intéressant, mais qui ne mérite pas plus d’attention que cela, puisque seuls quelques articles et rapports d’organisations non gouvernementales en parlent. Après tout, cela ne nous concerne pas, pourquoi en faire tout un raffut ? Ce n’est qu’un trafic silencieux, dans un désert qui a déjà vu tant de malheurs et de guerres au cours de l’histoire… ce n’est que le résultat logique de la non-gérance d’un territoire, liée au fait que le Sinaï est une zone de non-droit, plongée dans une région en perpétuelle instabilité depuis le traité de Sèvres et le découpage de l’ancien Empire ottoman. Un état de fait dans lequel nous n’avons rien à faire… 120 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS Mesdames et Messieurs, il est facile de fermer les yeux. Il est facile de laisser ces réfugiés se débrouiller entre eux – facile de se dire, compte tenu de tous les bouleversements qui traversent notre monde : « Ce n’est qu’une broutille sans grand danger pour nous, perdue dans un Proche-Orient à feu et à sang. » Je vous demande néanmoins d’ouvrir aujourd’hui les yeux sur ce trafic. De réaliser que cette situation horrible est le résultat direct de notre désintéressement. Que cette région, connue pour être un des berceaux de la civilisation et du monothéisme, mérite mieux que d’être réduite à ce lieu de malheurs et de désespoir, d’où la paix semble de plus en plus s’éloigner. Que ces jeunes méritent que nous ouvrions les yeux et que nous réagissions. Je vous demande de vous mobiliser pour sauver les oubliés du Sinaï, et pour que leurs cris ne soient pas qu’un cri dans le désert, et qu’ils puissent atteindre enfin nos oreilles. Merci. 121 122 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS 5 e ÉDITION - 31 JANVIER 2015 PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS 2015 Esplanade Général Eisenhower CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4 Tél. : 02 31 06 06 44 www.memorial-plaidoiries.fr E-mail : [email protected] 123 124 5e CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS Samedi 31 janvier 2015 AU MÉMORIAL DE CAEN Le Mémorial de Caen propose aux élèves des écoles des avocats de Paris (E.F.B.), de Versailles (HEDAC), du Nord-Ouest, du Grand Est (ERAGE), de Rhône Alpes, du Sud Est (CFBSE), du Centre Sud (EFACS), du Sud Ouest Pyrénées, de Bordeaux (Aliénor), du centre Ouest (ECOA) et du Grand Ouest, de défendre une cause de violation des droits de l’homme. Chacun des 11 centres de formation invitent ses étudiants à rédiger une plaidoirie défendant la cause d’une victime dont les droits fondamentaux ont été bafoués. Après une première sélection, les lauréats de chaque école se retrouvent en finale au Mémorial de Caen pour présenter leurs plaidoiries devant un jury composé d’avocats, de magistrats, de journalistes et de personnalités engagées dans la défense des droits de l’homme. Trois prix récompensent les causes qui ont été les mieux défendues. Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises par les candidats ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 125 126 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS 5e CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS Samedi 31 janvier 2015 TABLE DES MATIÈRES LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS Le 12 août 2014 : la liberté d’expression perd un héros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Audrey Freeman / École d’avocats de Montpellier Joseph ou le prix de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Ashkhen Harutyunyan / École d’avocats de Marseille L’omerta de la grande muette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Charlotte Antoine / École d’avocats de Rennes La détention d’Abou Dhiab ou Le déni de l’État de droit René Charret / École d’avocats de Poitiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 Le propre de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Lucie Wessler Laux / École d’avocats de Strasbourg La liberté d’expression bafouée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 Mariette Guerrien-Chevaucherie / École d’avocats de Versailles Qui a tué Marina ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Alexandra Zennou/ École d’avocats de Paris Étrangère, sidéenne et dans le « couloir de l’expulsion » Laure Bret / École des avocats de Lyon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Main basse sur les enfants des autres : une histoire française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Flavien Schraen / École des avocats de Lille Requiem gilbertin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Lucie Bustreau / École d’avocats de Toulouse Soheir, victime de la tradition purificatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Sylvain Bouchon / École des avocats de Bordeaux LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 127 128 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Le 12 août 2014 : la liberté d’expression perd un héros Audrey Freeman École des avocats de Montpellier 129 130 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, cher auditoire, Rien n’est plus digne d’admiration, rien n’est plus digne d’hommages que l’héroïsme. Aujourd’hui que doit-on attendre d’un héros ? Les héros ne sont plus les demi-dieux dont Homère a décrit les exploits avec tant de poésie. Un héros, c’est un homme ordinaire capable de l’extraordinaire. Le héros moderne est un homme qui se distingue par un courage incommensurable. Un héros croit en la valeur des droits de l’homme et lutte au péril de sa vie pour leur effectivité. Surtout, un héros est capable de sacrifier sa vie pour ses idéaux. Pour moi, Luis Carlos Cervantes est un vrai héros. Luis Carlos Cervantes était un homme simple et bienveillant. Il était âgé d’à peine trente ans. Luis Carlos aimait sa femme et son petit garçon de neuf ans. Il aimait aussi profondément son pays. La Colombie : la douceur des stations balnéaires, la pureté des lacs et la saveur de son fameux cacao. La piété et la solidarité des Colombiens qui se réunissent au sein de la si belle Cathédrale de sel. La Colombie se revêt également d’habits bien plus sombres : misère, trafic de drogue, enfer des gangs et corruption. Luis Carlos avait embrassé la profession de journaliste d’investigation. Il était directeur de la radio Morena basée dans la ville de Tarazà au sein du département d’Antioquia au nord-ouest de la Colombie. Luis Carlos avait décidé de donner de sa voix pour purger sa ville des maux terribles dont elle était atteinte. En effet, Tarazà est une cité clef pour Los Urabenios. Los Urabenios demeure le plus puissant groupe paramilitaire en Colombie. Ses mille deux cents 131 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS membres vivent du trafic de drogue et plus particulièrement du trafic de cocaïne. Armé d’un immense courage, le journaliste avait dénoncé les pratiques de ce gang infernal au travers de nombreux reportages. Il avait mis en lumière de nombreuses affaires de corruption dans les municipalités de sa région. Il condamnait de façon virulente les liens entre les officiels locaux et le crime organisé. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf. Neuf balles en pleine tête. Le 12 août dernier, Luis Carlos Cervantès a été abattu par trois individus armés qui n’ont pas été identifiés. Une histoire bouleversante qui doit susciter votre indignation. Le plus grave, c’est que ce drame aurait pu, aurait dû, être évité. En juin 2012, Luis Carlos fut placé sous la surveillance de l’Unité nationale de protection (UNP), un organisme gouvernemental en charge de la protection des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme et des avocats menacés dans l’exercice de leurs fonctions. Considérant qu’il n’était plus en danger et malgré ses vives protestations, l’UNP avait cessé de le protéger deux semaines plus tôt en dépit même de très récentes menaces de mort. Le 21 août 2014, lors d’une conférence visant à dénoncer les violences faites aux journalistes, la directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, s’est insurgée contre le meurtre de Luis Carlos Cervantes. Elle a appelé les autorités colombiennes à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour traduire en justice les auteurs de ce crime. Elle a déclaré : « Le meurtre d’un journaliste n’est pas seulement un crime odieux contre un individu – c’est une menace pour toutes les sociétés, et leur droit à l’information et à la liberté d’expression. » En effet, la liberté d’expression est une des libertés les plus emblématiques dans la mesure où elle contribue largement à l’accomplissement de tous les autres droits et de toutes les autres libertés. 132 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS La liberté d’expression a été consacrée sur le plan international. Notamment, l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de rechercher, recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées. » Ainsi, la liberté d’information est un corollaire nécessaire à la liberté d’expression. Les journalistes, qui diffusent l’information, sont les yeux, les oreilles et la bouche des droits de l’homme. Tuer un journaliste, c’est commettre un double crime. À chaque fois qu’un journaliste expire, c’est un pan de la liberté d’expression qui s’évanouit avec lui. Les journalistes, et plus particulièrement les journalistes d’investigation, révèlent à la face du monde des cas de violence, d’abus de pouvoir ou de corruption. Porter les faits à la connaissance du public permet ensuite de remédier aux violations des droits de l’homme et d’amener les gouvernements à rendre des comptes. Luis Carlos Cervantes a permis de mettre en lumière l’incapacité de son gouvernement à démanteler un cartel de drogue. Plus encore, il a révélé que certains politiques soutiennent même de tels réseaux. Il a payé un tel courage de sa vie. Luis Carlos Cervantes a été sacrifié alors même que le problème de la protection et de l’impunité des crimes commis sur les journalistes avait été mis en exergue à l’international. Le 11 novembre 2003, pour la première fois, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution relative à la protection des journalistes. Cette dernière réaffirme ainsi les principes fondamentaux de la protection des civils et rappelle que cette protection inclut les journalistes. Cette résolution rappelle aux États leurs obligations en matière de protection, de prévention et de lutte contre l’impunité. Le 23 décembre 2006, le Conseil de sécurité a adopté à l’unanimité une résolution visant à prévenir les actes de violence à 133 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS l’encontre des journalistes. Le représentant de la France a dénoncé, à cette occasion, la culture de l’impunité pour les auteurs des meurtres de journalistes. Cette résolution endosse également le Plan d’action des Nations unies sur la sécurité des journalistes adopté en 2012 par l’UNESCO. La résolution demande aux États de renforcer la lutte contre l’impunité. Elle recommande notamment la mise en place d’un mécanisme d’alerte précoce et de réponse rapide permettant aux journalistes menacés de contacter les autorités afin de bénéficier de la protection nécessaire. À cet effet, le 2 novembre a été mise en place la « journée internationale pour mettre fin à l’impunité des crimes contre les journalistes ». La Colombie est membre de l’ONU depuis 1945. Pourtant, Luis Carlos est mort alors qu’il avait demandé une protection refusée par l’organisme national de protection des journalistes mise en place par la Colombie dans le cadre des résolutions de l’ONU. En juin 2014, deux mois avant l’assassinat de Luis Carlos Cervantes, se tenait à Genève la 26e session du Conseil des droits de l’homme. Si tous les États s’accordent sur la nécessité de protéger les journalistes et de se doter d’organismes de protection adéquate, le constat des intervenants était unanime : un manque criant de volonté politique des États et d’efficacité des dispositifs de prévention. Aujourd’hui, à ma petite échelle, je souhaite attirer votre attention sur l’ineffectivité de ces débats, de ces rapports et ces résolutions. Suffit-il d’instaurer une journée internationale ? Suffit-il d’appeler les États liberticides à faire leur possible pour prévenir et réprimer ces crimes ? Est-ce que cela a été suffisant pour Octavio Rojas Hernández, chroniqueur judiciaire mexicain abattu le 11 août devant sa propre maison ? 134 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Est-ce que cela a été suffisant pour le journaliste péruvien Donny Buchelli Cueva, retrouvé mort le 11 juillet des suites de tortures inhumaines ? Est-ce que cela a été suffisant pour Luis Carlos Cervantes et pour les trop nombreux journalistes tués cette année à cause de leurs investigations ? Aujourd’hui nous constatons, hélas, que plus de 90 % des crimes commis contre les journalistes dans le monde restent impunis. Ces crimes odieux perpétrés contre des êtres humains, ces atteintes insoutenables à la liberté d’expression, doivent être efficacement prévenus et, à défaut, effectivement sanctionnés. En matière de droits de l’homme, la protection des journalistes et la lutte contre l’impunité des crimes perpétrés à leur encontre restent un défi à relever. Le 12 août 2014 : la liberté d’expression perd un héro. C’est un triste constat pour la Colombie, car, comme le disait le philosophe Bertolt Brecht : « Malheureux les pays qui ont besoin d’un héros ». 135 136 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Joseph ou le prix de la liberté Ashkhen Harutyunyan École des avocats de Marseille 137 138 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS La nuit tombe sur le centre de rétention administrative du Canet en même temps qu’une petite pluie fine. Dans une voiture noire, Ismaël Yaya attend, prostré. Il y a quelques minutes à peine, il vient de franchir ce portail après avoir passé plusieurs jours dans ce centre de rétention. C’est ici que ce jeune ressortissant guinéen de vingt et un ans a reçu la première nouvelle positive de son court séjour en France. Sa demande d’admission sur le territoire au titre de l’asile a été acceptée. Son compagnon d’infortune, Joseph Amadou, n’a pas eu cette chance : il s’est noyé quelques jours plus tôt en tentant de rejoindre à la nage le rivage marseillais. Mais de quelle chance parle-t-on ? Demander l’asile n’est pas une chance, c’est un droit. Un droit prévu par les textes les plus solides du droit national, européen et international. Cependant, lorsque les autorités étatiques dérogent à ces textes, le droit devient une incertitude, dont on peut être le bénéficiaire avec un peu de chance, ou au contraire en être privé, privé parfois au prix de sa vie. Le jeune Joseph Amadou a fait l’objet de cette deuxième option, lorsqu’à la frontière maritime de Marseille la police française a ignoré le droit subjectif de cet homme en refusant d’enregistrer sa demande d’asile, lorsque la police française a violé le droit positif, en se disant tenue d’une obligation de renvoi par le même bateau de réacheminement, et surtout lorsque la police française ne lui a pas notifié ses droits les plus élémentaires. En effet, ces deux jeunes hommes ont quitté la côte guinéenne à bord d’une pirogue, avant de trouver refuge sur un bateau plus robuste, en direction de l’Europe, but de leur voyage. Après vingt-cinq jours d’un périple épuisant à bord d’un cargo parti de 139 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Dakar, les deux jeunes exilés arrivent enfin au port de Marseille le 10 janvier et ils sont amenés à terre par les autorités. C’était la première fois depuis le 15 décembre 2013 qu’ils ont pu quitter ce bateau. La police aux frontières refuse d’enregistrer leur demande d’asile et leur notifie un refus d’entrée sur notre territoire. En effet, l’article L. 213-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) prévoit que l’accès au territoire français peut être refusé à tout étranger qui ne présente pas les documents exigés, dont la présence constituerait une menace pour l’ordre public ou qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement. Après la notification de la décision de refus, l’intéressé a le droit de rester sur le territoire français pendant le délai d’un jour franc. Les policiers soutiennent que ce droit a été notifié à Joseph et à Ismaël et que ce sont eux qui auraient refusé de cocher la case du délai du jour franc, renonçant ainsi à ce droit. Pourtant les faits ultérieurs prouvent le contraire, car rien n’expliquerait que Joseph et Ismaël se jettent dans l’eau glacée, sauf leur désir de rester en France. Et même si les policiers avaient notifié ce procès-verbal avec les deux cases à cocher, le débat n’est pas là. Le débat ici est beaucoup plus profond, car cette procédure du jour franc en elle-même est une violation évidente des droits de l’homme. Car, présenter une fiche à lire et à cocher à un étranger qui a passé trente jours sans manger ni dormir, qui ne comprend peut-être même pas le français et encore moins la notion du jour franc, me paraît absurde. Il est évident que ce délai du jour franc devait être effectué d’office, ainsi que le droit au recours effectif de l’étranger qui pourrait contester cette décision de refus auprès d’un juge. Certes, l’immigration représente un enjeu politique majeur auquel l’État doit faire face quotidiennement. Certes, il existe de faux réfugiés et des abus du droit d’asile, mais cela ne justifie aucunement que des personnes subissent des traitements inhumains alors qu’ils ont quitté leur pays d’origine, abandonné leurs 140 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS familles, pour justement fuir ce genre de traitements inhumains et dégradants. En fait, en l’espèce, il n’est même pas question d’un problème d’immigration, ni d’autorisation de séjour, il est juste question d’enregistrement d’une demande d’asile, un enregistrement prévu par l’article L. 221-1 du CESEDA. Une simple formalité qui pourrait sauver une vie jeune. Une directive européenne nous donne la définition de la demande d’asile : « C’est une demande introduite par un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride et pouvant être considérée comme une demande de protection internationale en vertu de la Convention de Genève. Toute demande de protection est présumée être une demande d’asile.1 » Or, il est incontestable que Joseph, épuisé de son voyage de vingt-cinq jours dans les conditions les plus indignes, demandait une protection ce soir-là. Il avait insisté : « Je vais me jeter dans l’eau si vous me remettez sur le bateau, je préfère mourir que de repartir. » Oui, malgré son jeune âge, Joseph Amadou était un homme de parole. Mais les autorités sont restées sourdes aux cris d’un jeune homme en souffrance voulant vivre dignement. Je soutiens qu’ils ont commis un abus d’autorité, réprimé par l’article 432-1 du Code pénal aux termes duquel « le fait, par une personne dépositaire d’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ». Il apparaît en effet que, en refusant d’enregistrer la demande d’asile que les deux jeunes Guinéens avaient exprimé dès leur premier contact avec les agents de police, les autorités publiques françaises ont porté une atteinte grave au droit constitutionnel de la demande d’asile. Le droit que certains auteurs appellent « un droit de rattrapage » lorsque tous les autres droits fondamentaux de la personne sont bafoués. Ils ont fait échec à l’exécution de l’article L. 221-1 du CESEDA. 1 Directive n° 2003/09/CE du 27/01/2003, Journal officiel de l’Union européenne, no L 31, 06/02/2003. 141 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Oui, la demande d’asile de Joseph devait être enregistrée et étudiée par les autorités compétentes. Oui, il ne devait pas repartir. Et oui, il n’est pas reparti, et pas parce que les gardiens de l’ordre public lui ont laissé cette possibilité, mais parce qu’il voulait à tout prix trouver la paix et la liberté. Parce qu’il avait dix-huit ans et qu’il croyait en un avenir plus lumineux. Et c’est cette conviction qui l’a poussé à se jeter à la mer en plein milieu de l’hiver pour regagner la France. Mais finalement, ce soir-là une chance était avec Joseph Amadou, la chance d’être accompagné par son compatriote Ismaël, qui témoigna, raconta ce qui aurait pu faire l’objet d’un silence. Car, lorsque l’avocate du rescapé consulte la procédure pénale, elle trouve bien trace d’un refus d’entrée puis d’un maintien en zone d’attente. En revanche, il n’y a rien sur le fait qu’ils ont été réembarqués sur le bateau, ni sur la mort de Joseph Amadou. Comme si rien ne s’était passé dans le port de Marseille. Les autorités ont qualifié la mort provoquée de Joseph d’un « accident sur la voie publique ». La cause de Joseph doit être entendue et défendue, puisque la justice ne s’arrête pas aux portes de la mort, elle ne doit être limitée ni dans le temps ni dans l’espace. C’est cette justice absolue qui doit être effectuée au nom de Joseph, au nom de toutes les victimes du naufrage de Lampedusa, au nom de tous les hommes, femmes, enfants, vieillards, qui sont contraints de quitter leurs pays natals en quête d’une vie nouvelle, d’une vie libre. À l’heure actuelle, certaines personnes et organisations ont revendiqué une justice pour Joseph Amadou. Une plainte pénale pour abus d’autorité, délaissement ou non-assistance à personne en danger a été déposée auprès du parquet. Une marche en mémoire de Joseph a été organisée à Marseille. Malheureusement, ces démarches ne rendront pas Joseph à sa famille. Cependant, je porte l’espoir qu’elles permettront d’éviter la mort d’autres demandeurs d’asile qui, en arrivant aux frontières de la France, 142 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS méritent que leur demande soit enregistrée et étudiée, méritent un autre traitement que celui dont ont été victimes Joseph et Ismaël. Aujourd’hui, je défends la cause de Joseph, mort pour sa liberté, et d’Ismaël, libre au prix de la vie de son ami, pour faire appel à tous les protagonistes des droits de l’homme pour tenter d’infléchir une politique qui fait tant de victimes et de dégâts humains, une politique menée à Marseille, en France, pays des droits de l’homme. Nous devons combattre pour une vie libre, pour que des gens comme Joseph ne retrouvent pas cette liberté dans un monde parallèle, nous devons tout faire pour qu’ils puissent sauver leur vie, nous devons tout faire pour qu’ils puissent vraiment vivre. « Vie » ne peut donc signifier que vie méritant ce nom ; vie au sens plein du terme : exil, certes, mais ni prison, ni bagne, ni camp de concentration. Vie qui est vie. 143 144 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME L’omerta de la grande muette Charlotte Antoine École des avocats de Rennes 145 146 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, Mesdames, Messieurs, Lætitia a dix-neuf ans, débordante de vie, de courage, de rêves et de passions. Sa fibre patriotique l’a poussée à s’engager dans le 121e régiment du train à Montlhéry dans l’Essonne. Elle est heureuse d’annoncer à son père, ancien militaire, son engagement dans la grande famille. Lætitia rejoint les frères d’armes car elle souhaite exercer un métier qui a du sens. Elle fait partie de celles et ceux qui pensent que nous sommes sur terre pour y accomplir un devoir. Alors, Lætitia a choisi un métier utile pour elle, mais également pour vous, Mesdames et Messieurs. Elle a souhaité intégrer cette grande communauté, humaine, unie, soudée, accessible à tous, qui nous protège, nous les Français, et qui protège la France et ses valeurs. Elle est fière de faire partie de cette fraternité, où règne une confiance absolue. Pourtant, un 14 juillet, date qui restera ô combien symbolique pour elle, Lætitia a découvert jusqu’où allait cet esprit de fraternité. Ce soir de juillet, une fête est organisée entre « frères d’armes ». Lætitia rejoint les festivités. On lui sert un verre, elle rechigne un peu mais se laisse porter par la douceur de la soirée. Puis, Lætitia sent que l’alcool l’enivre ; fatiguée, elle décide de retourner dans sa chambre. Sur le chemin, elle croise un caporal-chef qui lui fait des avances. Elle refuse, elle s’éloigne. Mais lui, la plaque contre le mur, elle se débat. Il l’embrasse de force malgré ses supplications. Finalement, elle réussit à s’échapper. Après c’est le néant… Impossible de se rappeler la fin de soirée. Impossible d’expliquer pourquoi elle ne se réveille pas dans son lit. Tout est flou. Dans 147 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS la journée, elle croise un camarade qui lui reproche de s’être comportée comme une « vraie salope » la veille. Elle apprend qu’elle aurait passé la nuit avec le caporal-chef qui l’a agressée. Partagée entre un sentiment de honte, d’humiliation, de peur, elle se sent salie, meurtrie, violée physiquement et psychologiquement. Prise de panique, elle sombre dans une crise d’angoisse qui la conduira à l’hôpital. Les jours suivants, Lætitia s’en souvient à peine. Elle sombre dans la léthargie des troubles stress traumatiques post-viols : ses pensées sont nauséeuses, elle vomit sans arrêt. Elle se dit qu’elle n’a plus rien à perdre, autant parler. Et puis non, se taire, surtout se taire, de peur d’être punie par sa supérieure. Entre deux crises d’hystérie, elle ne pense qu’à se laver, retirer à tout prix cette sensation de saleté qui a pénétré sa peau. Une réelle dissociation s’opère, ce n’est plus son corps. Ses amies la soutiennent, tentent de la raisonner et réussissent finalement à la convaincre de dénoncer les faits à sa chef de service. Immédiatement, la machine administrative est déclenchée. Tous sont informés : lieutenant-colonel, chef d’état-major, officier supérieur adjoint du régiment. On la méprise, on lui conseille de se taire, de garder cet événement pour elle. On lui fait valoir son devoir de loyauté. On lui rappelle l’article 10 du code du soldat qu’elle se doit de respecter à la lettre : le bon soldat ne s’exprime qu’avec « réserve pour ne pas porter atteinte à la neutralité des armées en matière philosophique, politique et religieuse ». Parler pourrait salir la réputation de son régiment, le déshonorer. Les loups ne se mangent pas entre eux… Rongée par le besoin d’être entendue par sa hiérarchie, par le besoin de tourner la page, par le besoin de voir son agresseur puni, elle finira par porter plainte. Après une analyse toxicologique, on découvrira une trace de molécule de GHB dans les cheveux de Lætitia. Le GHB, la drogue du violeur. Lætitia a été violée. Violée dans sa famille, violée par l’un de ses frères. 148 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Durant sept ans, elle va se battre en vain. Quelle a été sa surprise de constater que l’armée, pour laquelle elle a accepté de donner sa vie, a refusé de la soutenir ! De l’administration militaire à la justice on lui opposera que rien n’a été signalé dans le registre lors de la ronde de sécurité de cette nuit-là. Face à la passivité de l’armée, la justice est restée de marbre… Durant sept ans, elle va se battre contre le silence de la Grande Muette. Passant de bureaux en bureaux, soutenue par son père, ancien militaire qui ne comprend pas qu’on puisse laisser sa fille dans une telle détresse. Durant ces sept longues années, elle va descendre l’échelle sociale de l’armée, mutée, placée sous arrêt maladie, déclarée inapte, réformée pour infirmité, pour se voir enfin refuser sa pension d’invalidité. On lui avancera que son état dépressif n’est dû qu’à « un acte isolé d’un tiers sans que la relation avec le service puisse être retenue ». On parle pourtant bien d’un viol commis sur une militaire, par un militaire, dans une caserne, couvert par l’armée française ! Le cas de Lætitia n’est pas un cas unique, des centaines de femmes sont concernées, enfermées dans un autisme imposé par leur grande famille. Elles ont été bizutées, harcelées, agressées, violées en toute impunité… Dans l’armée française, toute dénonciation d’agression débute par un huis clos. L’article 40 du Code de procédure pénale impose à « toute autorité constituée […] qui acquiert la connaissance d’un crime ou un délit » d’en informer le procureur de la République. Pourtant, l’article L. 4121-4 du Code de la défense fait écran à ce principe. Le militaire victime d’une infraction pénale est fortement incité à informer sa hiérarchie de toute difficulté avant de s’adresser aux autorités civiles. Le chef, en bon père de famille, va régler l’incident en interne. Même si cet incident consiste à droguer et violer un militaire. Actuellement, si une victime a le courage de défier la hiérarchie et son conformisme, elle va se heurter à l’absurdité des peines envisagées. On a ainsi pu voir des peines totalement scandaleuses 149 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS et irréelles être prononcées : ce militaire qui harcelait sexuellement l’une de ses subordonnées, condamné à dix jours de suspension. Peine également infligée à celui qui aura mal ciré ses chaussures… Le mutisme des victimes peut s’expliquer par différentes raisons, notamment parce qu’il paraîtrait que la femme attirerait trop les hommes. Cette excuse, stéréotypée, est l’ignoble argument avancé. On le sait, la cohésion dans l’armée est particulièrement machiste, avec une forte sexualisation, au travers des films X, ou encore du recours à la prostitution en opérations extérieures. Les blagues graveleuses et les brimades font partie du quotidien de la vie sociale au sein de l’armée. Il existe une promiscuité qui parfois, exacerbée par l’alcool, pousse à l’inacceptable. Malheureusement, et tout le monde le comprendra, ces femmes se disent qu’une remarque ou un geste déplacé n’a jamais mis personne à terre. L’ennui, c’est qu’à tout banaliser, l’intensité des réflexions et des gestes augmente. Et un jour… il est trop tard. Et puis la honte. La honte de s’être fait violer. La honte de ne pas avoir réussi à résister. La honte d’être traumatisée à vie. La honte d’avoir le corps et l’âme souillés. Qui voudra d’une femme violée ? Particulièrement chez les victimes militaires, la peur des représailles les fait taire. Dès que Lætitia a parlé, elle est devenue « la putain du régiment ». Parler signifie mettre sa carrière en danger. Dénoncer un problème, c’est créer le problème. La Grande Muette est restée silencieuse durant des années à ce sujet. D’ailleurs, lorsque les gradés, ou même le ministère de la Défense, ont été interpellés sur le sujet, la réponse a toujours été la même : « Tout se passe bien, il n’y a aucun problème en France. » Non, tout ne se passe pas bien. Comment peut-on le prétendre, alors que la France a été jusqu’à peu le seul pays à ne jamais avoir réalisé d’audit sur le sujet ? Dans les armées équivalentes, il a été révélé qu’en 2010, aux États-Unis, un viol sur une soldate était commis toutes les trois heures ; en Allemagne, 55 % des femmes militaires sont victimes d’agressions sexuelles. Il a fallu attendre que deux journalistes brisent le silence en février dernier pour que le 150 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS ministère de la Défense soit obligé de faire face à la situation. C’est à ce moment que la Grande Muette a été contrainte de parler. Que de temps perdu pour autant de victimes… Récemment la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt O’Keeffe c. Irlande, a condamné l’Irlande sur le fondement de l’article 3 de la Convention interdisant les traitements inhumains et dégradants, en raison d’un manquement de la part de cet État à son obligation de protéger la requérante des abus sexuels dont elle a été victime. L’armée ne doit-elle pas protéger ceux qui se battent pour elle ? Depuis août dernier, l’Article L. 4123-10-1 du Code de la défense condamne enfin le harcèlement sexuel au sein de l’armée. Désormais, « est passible d’une sanction disciplinaire tout agent ou militaire ayant procédé ou enjoint de procéder aux faits de harcèlement sexuel ». Pour Lætitia et pour les autres victimes, c’est la première forme de reconnaissance de ce qu’elles ont vécu. C’est la reconnaissance d’une guerre qui tend à devenir visible. La première pierre à l’édifice est donc posée, mais il reste un long chemin à parcourir pour la France, pour faire parler les militaires et rendre tout son honneur et son prestige à l’armée. Car pour l’instant, comme l’écrivait André Malraux dans L’Espoir, « il y a des guerres justes ; il n’y a pas d’armée juste »… Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, Mesdames, Messieurs, Lætitia a voulu exercer un métier qui a du sens, laisser son empreinte. Elle a été mise au placard, évincée, ostracisée pour avoir parlé et finalement elle a tristement réussi à laisser son empreinte… Une empreinte que nous ne devons pas laisser s’effacer. Elles s’appellent Lætitia, Fanny, Isabelle, Karine… elles partageaient toutes la même passion pour l’engagement et le dévouement à leur nation, mais elles partagent désormais bien plus… Les féminines se sont fait violer, violer par leurs frères d’armes, violer par l’armée française. 151 152 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME La détention d’Abou Dhiab ou Le déni de l’État de droit René Charret École des avocats de Poitiers 153 154 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Chaque écolier français apprend (ou devrait apprendre) cet article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Le 6e amendement (15 décembre 1791) de la Constitution américaine nous apprend également que « dans toutes poursuites criminelles, l’accusé aura le droit d’être jugé promptement et publiquement par un jury impartial […] d’être instruit de la nature et de la cause de l’accusation […] et d’être assisté d’un conseil pour sa défense ». Nous ne pouvons, sans doute, pas imposer à tous les pays de la terre la mise en œuvre de ces principes élémentaires pour une justice impartiale et digne de ce nom. Mais nous devons exiger, c’est un minimum, leur application par les États qui les ont édictés. Malheureusement, le cauchemar que vit actuellement M. Abou Dhiab va vous démontrer le contraire. Il est détenu, enfermé à la prison de Guantanamo Bay, par le gouvernement américain, depuis 2002. Madame, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, je souhaite à travers cette plaidoirie, avant tout, répondre à une question simple : « Pourquoi moi, jeune avocat, accepterais-je de défendre M. Dhiab s’il me le demandait ? » Mais je désire aller plus loin. Je veux vous alerter, vous convaincre, à travers ce cas qui ressemble à des centaines d’autres (dont certains sont encore plus dramatiques), des dérives sécuritaires de nos démocraties. J’insiste volontairement sur nos pays démocratiques car loin de moi l’idée de tomber dans un antiaméricanisme tout aussi stérile que primaire. D’une part, cela ne serait pas d’une grande 155 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS élégance en ce lieu bâti si proche des plages du débarquement et d’autre part, il nous faut admettre que l’ensemble des États européens ont apporté un soutien conscient et actif à tous les dérapages possibles, acceptés et tolérés, de nos alliés américains. Défendre M. Abou Dhiab. Comment défendre un monstre ? « Maître, comment un être tel que vous, peut-il accepter de défendre un personnage aussi ignoble ? » Durant leur vie professionnelle, beaucoup de confrères sont confrontés à cette question. Le terrorisme sous toutes ses formes m’est insupportable. Au plus profond de moi-même j’abhorre cette lâcheté suprême consistant à prendre par surprise la vie d’innocents qui n’ont pas la possibilité de se protéger. Mais au-delà de ma personne, il y a l’avocat, il y a le serment que j’ai prêté. Au-delà de l’individu, il y a la robe qui m’oblige, qui m’oblige à me lever et à me comporter en auxiliaire de la justice, en serviteur de la vérité judiciaire. Accepter de défendre M. Abou Dhiab, présumé terroriste, ce n’est pas être assimilé à une philosophie mortifère. Accepter de défendre un présumé terroriste, ce n’est pas adhérer à des idées contraires à mes propres convictions. Non, défendre un présumé terroriste c’est d’abord et avant tout vouloir placer la justice au-dessus de la vengeance. C’est remplacer l’aveuglement de la loi du talion par un jugement éclairé, équitable et juste. C’est permettre aux magistrats de juger en connaissance et en conscience. Ensuite, dans un État de droit, la justice et la défense ne se partagent pas, elles doivent être égales pour tous, indépendamment des faits incriminés. Chaque prévenu doit bénéficier des mêmes règles et doit pouvoir être jugé selon les mêmes procédures. Enfin, je sais qu’accepter de défendre un présumé terroriste ne va pas me rendre très populaire. Mais je ne suis pas là pour cela. Je ne suis pas là pour plaire mais pour plaider. 156 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Je suis ici pour expliquer, je suis ici pour convaincre et pour comprendre. Armé de mes seules qualités humaines, de ma déontologie et de mon secret professionnel, je vais devoir gagner la confiance d’Abou afin qu’il puisse se livrer ; pour qu’il puisse expliquer par quels ressorts intimes un individu doué de raison peut s’en prendre à la communauté humaine à laquelle il appartient. Au fond de moi je n’ai qu’une seule certitude : derrière le terroriste se cache un homme ; derrière ses actes il y a un être, rien qu’un homme qui me ressemble, qui nous ressemble. Derrière le terroriste il n’y a qu’un simple individu qui s’est perdu sur une route sans issue. Pour que la justice se rapproche de la vérité, avec ou sans le soutien d’Abou Dhiab je vais devoir aider le juge, non pas à pardonner mais à appréhender la réalité d’un combat, les complexités et les contradictions d’une vie. Ainsi, je vais pouvoir espérer que le jugement démontre que celui que l’on juge n’est pas forcément le même individu que celui qui a commis l’effroyable. Avec du temps et beaucoup de patience, je vais pouvoir gagner la confiance d’Abou. Je peux tenter de chercher et de trouver au plus profond de lui ce qu’il reste d’humanité avec l’espoir de l’amener sur le long chemin de la rédemption. Le succès n’est pas garanti mais c’est le sens de mon engagement et l’honneur de la robe que je porterai bientôt. Mais pour qu’Abou Dhiab s’engage sur cette voie de la rédemption, il va falloir que les autorités américaines me démontrent qu’il est un terroriste. Oui, je suis prêt à défendre M. Abou Dhiab, le présumé terroriste ou le « combattant illégal », pour reprendre la terminologie officielle. Mais pour le défendre efficacement faudrait-il encore prouver ce que l’on lui reproche : - M. Abou Dhiab est-il un terroriste ? - M. Abou Dhiab a-t-il commis un acte terroriste ou s’apprêtait-il à le commettre ? 157 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Voici les questions qu’il faudrait commencer par se poser. Mais ces dernières ne seront pas posées et, par voie de conséquence, aucune autorité n’y apportera de réponse. rrêté en 2002 en Afghanistan, Abou va avoir quarante-quatre ans. A Il est syrien d’origine libanaise, marié et père de quatre enfants. Mais il fut arrêté par qui ? Il fut arrêté pourquoi, comment ? - A-t-il été capturé par des troupes spéciales américaines ou occidentales ? - A-t-il été, comme beaucoup d’autres, dénoncé par une source anonyme ou par un autre détenu sous la torture ? - A-t-il été dénoncé par un chef de tribu contre une forte somme d’argent ? Il est impossible d’obtenir ces informations. Il est tout aussi impossible d’accéder aux éléments de preuves. Ici, nous sommes contraints de faire des hypothèses et de nous rapporter aux quelques éléments glanés auprès des très rares détenus qui ont eu la chance d’être libérés. Alors, peut-être qu’Abou Dhiab est emprisonné, torturé, sans jugement depuis plus de douze ans parce que lors de son arrestation il était en possession d’une simple somme d’argent ou bien d’une arme à feu (ce qui doit être très rare dans un pays en guerre permanente). Il est peut-être là parce qu’il possédait un appartement à l’étranger. Mieux encore, il est peut-être dans ce lieu de non-droit parce qu’il portait au poignet une montre de marque étrangère (Casio en l’occurrence) ou parce qu’il a eu le mauvais goût de porter des vêtements de couleur kaki. Cela fait beaucoup de peut-être. Quoi qu’il en soit, pour ses défenseurs, il est impossible d’obtenir la moindre information. Son dossier est classé. Comment puis-je le défendre ? Comment espérer un procès équitable si je n’ai accès ni aux pièces ni aux témoins ? 158 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Comment même avoir l’espoir de faire respecter les droits les plus élémentaires de la défense si je ne peux même pas savoir ce que l’on reproche vraiment à M. Dhiab ? Oui, force est de constater que M. Dhiab est détenu depuis plus de douze ans, d’une manière honteuse et inacceptable dans un État de droit et ce sans jamais avoir été informé des motifs de son incarcération. Depuis 2002, il croupit dans une cellule de deux mètres sur deux, sans connaître sa date de libération, au nom de la sécurité nationale et d’une simple présomption de culpabilité. Qualifié de « combattant illégal », Abou Dhiab se retrouve à Guantanamo parce que cette dénomination officielle est inconnue des différentes conventions internationales ratifiées par les États-Unis et que la prison se situant hors du territoire national, les lois américaines ne s’y appliquent pas. Ainsi, durant quatre longues années M. Abou Dhiab est resté, dans ce trou noir judiciaire sans existence légale, sans la moindre protection juridique internationale, à la totale disposition des forces américaines pour subir toutes les formes d’interrogatoires possibles et inimaginables. Il faudra attendre l’intervention de la Cour suprême le 29 juin 2006, dont il faut saluer la détermination et l’obstination pour que les « combattants illégaux » de Guantanamo Bay puissent contester devant les juridictions civiles américaines leur détention par l’utilisation de la procédure du recours en habeas corpus. Depuis cette date, si sa condition physique s’est détériorée durant sa détention, au moins sur le plan juridique, sa situation a légèrement évolué. En effet, toujours sans chef d’inculpation et sans procès, M. Dhiab, en 2009, a été déclaré libérable dans la mesure où il ne représenterait plus une menace pour la sécurité des États-Unis. Bien sûr, personne ne nous a informés en quoi il pouvait représenter une menace aussi bien en 2002 qu’en 2014. Mais pour les autorités américaines, être libérable ne veut pas 159 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS dire être libéré rapidement. Il y a une nuance qui m’échappe mais c’est cette nuance qui permet de priver de liberté Abou au moins cinq ans de plus. Face à cette nouvelle injustice faite à sa dignité et devant cette nouvelle atteinte à ses droits fondamentaux, il a décidé d’entamer plusieurs grèves de la faim considérant que « c’est le seul moyen qu’il lui reste pour protester contre sa détention abusive ». Mais ses geôliers, que l’on pourrait appeler « ses tortionnaires », ont décidé de le nourrir à tout prix, de gré ou de force. Ainsi dès que son poids « idéal » passe au-dessous de la barre de 85 % il est extrait de sa cellule par la contrainte. Il est menotté aux poignets, aux chevilles et à la hanche comme s’il existait un risque qu’il retourne auprès de sa famille à la nage ! Ligoté sur une chaise spéciale, il est nourri de force à l’aide de sondes naso-gastriques qui lui sont posées et retirées plusieurs fois par jour. Cette opération est extrêmement choquante et douloureuse mais il paraît que c’est pour des raisons de sécurité. Et puis, il ne devrait pas se plaindre car on lui laisse le choix du parfum de la préparation qui lui sera administrée : chocolat, fraise, noix de pécan, voire vanille ; plus allégeant qu’au fast-food ! Au mois d’octobre dernier, une juge fédérale de Washington s’est prononcée sur cette affaire d’alimentation forcée. La juge Gladys Kessler a décidé de rendre publiques certaines vidéos de ces séances de « gavages ». C’est comme cela que nous avons eu confirmation que ces séances d’intubation inqualifiables sur Abou se sont produites et reproduites plus de 1 300 fois ! La juge Kessler a considéré que ces traitements cruels et inhumains étaient « douloureux et humiliants ». Cependant elle a reconnu que les militaires n’avaient pour objectif que d’empêcher la mort d’Abou Dhiab. Comprenne qui pourra… Aujourd’hui, demain, dans deux ou six mois… Abou pourra sortir et sera extradé vers l’Uruguay. Il paraît que c’est un beau pays, mais 160 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS c’est un État qu’il n’aura pas choisi. Là-bas, il devra essayer de refaire sa vie en commençant par soigner son dos, sa jambe et sa paralysie faciale. Il devra refaire sa vie mais loin des siens, loin de ses quatre enfants qui ne sont plus que trois puisque l’un d’eux est décédé durant sa captivité sans qu’il puisse lui dire adieu. Abou Dhiab, au même titre que la plupart des hommes et des enfants qui sont passés par ce lieu d’enfermement (dont certains sont morts), illustre la dérive sécuritaire des démocraties occidentales depuis le 11 septembre 2001. Au nom d’une lutte légitime contre le terrorisme, la plupart des États ont voté une multitude de lois antiterroristes toutes plus attentatoires les unes que les autres aux libertés individuelles et aux droits fondamentaux. Certes, nos gouvernements, face à une menace réelle, doivent composer et trouver un juste équilibre entre une liberté chèrement acquise et une sécurité à laquelle chacun peut légitimement revendiquer. Entre ces deux valeurs fondamentales, qui parfois peuvent être antinomiques, il faut trouver des compromis et de subtils dosages. Malheureusement, depuis les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, l’équilibre a été largement brisé au profit d’un renforcement assez illusoire de la sécurité et cela sans que des institutions ou des contre-pouvoirs s’y soient beaucoup opposés. Le Patriot Act américain, le Terrosim Bill anglais, la dernière loi antiterroriste australienne, sans omettre l’adoption de la loi Cazeneuve en France et tous les autres textes sur le même sujet n’ont eu pour seuls objectifs que d’améliorer le contrôle des communications et des déplacements des citoyens, de renforcer les moyens de police administrative pour qu’elle puisse œuvrer en toute tranquillité. Toutes ces normes possèdent un point commun : museler l’État de droit en éloignant le juge et l’avocat. Il faut que les services de l’État travaillent sans contrainte, sans retenue, avec pour seuls contrôles leur pouvoir hiérarchique et leur gouvernement. C’est une scandaleuse remise en cause du principe de la séparation des pouvoirs. 161 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Dehors le juge ! Dehors l’avocat ! Dehors tous ces empêcheurs d’enquêter, d’interroger et d’enfermer sans contrôle et recours impartial. De quoi nos gouvernements ont-ils peur ? Les professionnels du droit que sont les magistrats et les avocats ne sont-ils pas capables de protéger nos sociétés contre nos ennemis ? Ce serait sans doute moins expéditif, mais serait-ce moins efficace ? Ce n’est pas la première fois que nos pays sont pris pour cible et qu’un ennemi essaie de nous abattre. Il y a soixante-dix ans, à quelques encablures d’ici, descendus du ciel dans le bocage, jetés sur les plages, cent cinquante mille hommes sont venus nous libérer d’un mal et d’un ennemi bien plus mortel et redoutable de par ses moyens et sa puissance destructive. Pour vaincre le nazisme, ils ont eu davantage besoin de courage et de croyance dans le bien-fondé de leurs actes que d’une multitude de lois d’exceptions et attentatoires. Bien sûr, il y a eu des exactions et la Normandie, comme les Normands, en ont longtemps porté les stigmates. Mais aucun ordre, aucun décret présidentiel n’a autorisé l’usage quasi systématique de la torture et promis l’immunité à ceux qui commettraient les pires atrocités. Mieux, les criminels de guerre nazis ont eu droit à un procès. Bien sûr, le tribunal de Nuremberg était une juridiction militaire spéciale mais, à l’exception de ceux désignés par l’URSS, tous les juges et les avocats généraux étaient des professionnels du droit reconnus et renommés (R. Jackson pour les États-Unis était juge à la Cour suprême, G. Lawrence pour le Royaume-Uni était avocat et H. Donnedieu de Vabres pour la France était un grand spécialiste du droit pénal). Nous pourrons toujours regretter que les droits de la défense aient subi quelques restrictions mais, dans l’ensemble, les inculpés ont pu choisir leurs avocats, s’entretenir avec eux, monter une stratégie de défense, interroger les témoins, contester les preuves, etc. Durant le procès, il y a eu un réel respect du contradictoire comme en atteste le face-à-face, resté célèbre, entre Göring et l’avocat général Jackson. 162 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Vous imaginez ? Göring, Kaltenbrunner, Albert Speer, Rudolf Hess, Alfred Jodl et les dix-neuf autres criminels de guerre jugés à Nuremberg ont eu plus de droits qu’Abou D. à Guantanamo. Sans commentaire ! Nos gouvernants, paniqués à l’idée d’être accusés de faiblesse, ont abandonné toute mesure et sens des proportions. Ils ont perdu toute confiance dans la force de nos valeurs et nos principes pour s’enfoncer dans le brouillard et l’obscurité du tout répressif. Dans un arrêt célèbre du 27 mars 1996 (Goodwin c. RU), la CEDH1 a déclaré que les journalistes étaient « les chiens de garde de la démocratie ». Eh bien, en défendant Abou D., en lui permettant de recouvrer ses droits et sa liberté, l’avocat que je vais devenir doit être le chien de garde de l’État de droit. En enfilant notre robe, mes camarades et moi ne pourrons pas nous contenter d’être des chihuahuas mais il nous faudra être de véritables pitbulls. Ce sera notre manière de prouver notre volonté de protéger l’État de droit, et l’honneur d’Abou Dhiab le vaut bien. 1 La Cour européenne des droits de l’homme (N.d.É.) 163 164 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Le propre de l’homme Lucie Wessler Laux École des avocats de Strasbourg 165 166 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Le propre de l’homme, dit-on, c’est l’amélioration perpétuelle de sa condition. Mais la peine de mort est aussi le propre de l’homme. Nous l’avons inventée. Quel paradoxe ! Et comment le résoudre ? La réponse est peut-être de l’autre côté de l’Atlantique, dans les trente-deux États où l’homme civilisé élabore des techniques d’exécution dignes de l’humanité. Fini pendaison, poteau d’exécution, chambre à gaz, chaise électrique. Il faut désormais une méthode blanche, abstraite comme une théorie. Les États modernes peuvent tuer, mais ils doivent tuer sans sauvagerie, sans blessure, comme si la mort devait circuler directement du corps de la loi au corps du condamné. En 1991, l’État d’Arizona a prononcé l’exécution de Joseph Wood pour un double meurtre. Le 23 juillet 2014, alors qu’il attend son exécution depuis vingt-trois ans, on lui fait quitter sa cellule. Menotté, il traverse une dernière fois le couloir de la mort. Il ne va pas mourir comme nos derniers guillotinés français, dérobés à tous les regards par le dais noir qui recouvrait la Veuve emmurée dans les cours de nos prisons. Non, il va mourir devant témoins, car l’Humanité responsable doit assumer ses décisions jusqu’au bout. Il est résigné. On le sangle sur un brancard : bras, jambes, abdomen, thorax. Craignent-ils qu’il s’enfuie ? Craignent-ils que, sous l’effet de l’injection létale qu’ils vont administrer, le spectacle de son corps contorsionné n’ait pas la solennité requise ? Dans son indéfinissable solitude, il n’a plus qu’un seul espoir : mourir vite, avec certitude. Ne pas être le cobaye d’un mélange de médicaments mortels élaborés par la science de ses semblables. Le doute, l’incertitude, Joseph Wood les a assez connus pendant ses vingt-trois dernières années. 167 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS On lui a bien expliqué au nom de la loi et de la médecine : l’injection létale consiste, en principe, en l’administration successive de trois produits : un anesthésiant, un paralysant et un dernier qui provoquera l’arrêt de son cœur sans conscience, sans douleur. Alors pourquoi douter ? Cette méthode a été utilisée pour la première fois en 1982, l’année où, pour la première fois, la science américaine sauvait un homme en lui posant un cœur artificiel. Pourtant, couché sur ce brancard, il doute. Il sait que, depuis 1982, les dysfonctionnements de l’injection létale ont été très nombreux. Désormais, les fournisseurs officiels, européens pour la plupart, refusent de vendre aux prisons américaines ce produit mortel, destiné initialement à l’euthanasie des animaux. Être complice, non. Laisser faire, oui. Joseph Wood sait donc que l’Arizona, comme d’autres États, s’est approvisionné en médicaments auprès d’apprentis sorciers payés avec une valise de billets afin qu’il ne reste nulle trace de la transaction inavouable. Silence. Lumière. Perfusion. Dernières prières. Paupières closes. Il attend. Le poison inconnu coule dans ses veines depuis trente-cinq minutes déjà. Ce n’était pas prévu. Tout à coup, il se met à haleter. Puis plus rien. Puis de nouveau. Puis encore. Toutes les deux minutes, sa bouche s’ouvre à chaque fois plus largement. Puis elle ne se referme plus. Il suffoque, déglutit, comme un poisson hors de l’eau. Machinalement, ses lèvres s’écartent, et, tel un piston, sa poitrine se soulève et son estomac convulse. La fréquence est régulière comme les aiguilles de l’horloge accrochée en face de lui. L’homme devrait être déclaré mort depuis longtemps. Alors, le médecin improvise. Il cherche à rassurer les spectateurs installés 168 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS derrière la baie vitrée. Leur dire que le condamné est encore sous l’effet de l’anesthésiant, qu’il ne souffre pas. Il appuie sur le bouton du micro et parle. Un bruit inattendu couvre presque sa voix : c’est le grognement inhumain qui sort du corps couché, le bruit jusque-là insoupçonné des poumons qui se noient. Joseph Wood est en train de mourir par apnée depuis une demi-heure. Pour les témoins, c’est insoutenable. L’aumônier fait rouler entre ses doigts les perles de son rosaire et prie en silence. Chacun cherche quelque chose à faire pour échapper à l’absurdité du spectacle. Les journalistes retranscrivent ce qu’ils voient dans les moindres détails. L’un d’eux compte combien de fois l’homme ouvre la bouche pour suffoquer. Il dénombre six cent quarante soubresauts. Enfin, les trois avocats du condamné s’animent : il faut saisir quelqu’un, former un recours ! Mais devant qui ? Devant les juges d’Arizona ou de la Cour suprême qui ont envoyé Joseph Wood à l’empoisonnement ? Ceux-là même qui savaient tous pertinemment que d’autres condamnés à mort avaient subi le même sort quelques mois auparavant ? Les avocats se lèvent, éperdus. Ils ne savent plus à qui il faudra crier que ce mélange de médicaments est anticonstitutionnel parce qu’il viole le huitième amendement qui interdit au gouvernement d’infliger des peines cruelles ou inhumaines. Les minutes défilent, interminables. Bientôt une heure. Le personnel pénitentiaire qui surveille Joseph Wood ne peut abréger ses souffrances. Pourtant, un autre amendement de la Constitution donne à tout Américain le droit de porter une arme. Beaucoup seraient prêts à dégainer pour se protéger ou protéger leurs biens. Prêts à tuer avec légitimité. Nous voilà devant l’absurde. Un État qui autorise l’usage des armes à feu interdit de tirer une balle dans le cœur de l’agonisant dont il a signé lui-même l’arrêt de mort. Mais le vrai crime est celui qui se commet en ce moment. 169 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Certes, on nous dit qu’il y a de bonnes et de mauvaises morts : des meurtres sanglants, inhumains, perpétrés par des criminels, et des exécutions propres, justes, administrées par l’État et légitimes parce que frappées du sceau de la plus grande démocratie moderne. Avouons que la mort, notre mort, nous épouvante alors qu’au fond, celle de Joseph Wood nous rassure. Si nous acceptons que l’État, sous prétexte qu’il est l’État, puisse torturer un homme, qu’accepterons-nous de lui demain ? Cet État de droit nous berne : il signe la Convention interaméricaine des droits de l’homme, mais ne la ratifie pas. Il adhère au Pacte international relatif aux droits civils et politiques en émettant des réserves sur la peine de mort et les traitements cruels ou inhumains. Surtout, ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Cessons d’espérer une peine de mort humaniste. La peine de mort ne peut être qu’inhumaine. « Guillotiner un homme, c’est le couper, vivant, en deux morceaux, dans la cour d’une prison », disait Robert Badinter. Là-bas, exécuter un homme, c’est le sangler vivant pour l’asphyxier lentement dans une salle aseptisée. L’exécution de Joseph Wood effacera-t-elle son crime ? Sa souffrance soulagera-t-elle celle des familles ? La peine de mort dissuade-t-elle les assassins ? Chacun d’entre nous sait que la réponse est non. Regardons les choses en face. Le seul progrès possible de la peine capitale, c’est son abolition. L’Arizona avait annoncé que Joseph Wood mourrait en dix minutes. C’est le temps qu’il m’a fallu pour évoquer son agonie. Elle a duré, en réalité, cent dix-sept minutes, soit le temps de dix autres plaidoiries. « La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. » Ces mots sont de Victor Hugo. 170 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS N’oublions jamais qu’à la barbarie du crime ne doit pas répondre la barbarie du châtiment. Et c’est peut-être cela le propre de l’homme. 171 172 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME La liberté d’expression bafouée Mariette Guerrien-Chevaucherie École des avocats de Versailles 173 174 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Nous ne sommes pas aujourd’hui à l’autre bout du monde, au chevet d’Asia Bibi promise à la pendaison ; nous ne sommes pas non plus dans les ténèbres de Guantanamo. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, nous sommes à Paris, en France, berceau de ce qui fait notre fierté, les droits de l’homme. Le 25 juin 2014, le CSA1 a censuré un court-métrage de sensibilisation à la trisomie 21 diffusé par M6, Canal+ et D8 et visionné plus de cinq millions de fois sur Internet. Dans ce court-métrage, intitulé Chère future maman, plusieurs enfants et jeunes adultes trisomiques s’adressent à une future maman enceinte d’un enfant atteint de trisomie 21. Ils lui expriment toute la joie, l’amour que son enfant trisomique peut lui apporter. À cette occasion, les personnes trisomiques nous disent qu’elles sont heureuses, qu’elles peuvent vivre, travailler et aimer comme tout le monde. Le 25 juin 2014, le Conseil a censuré ce témoignage en considérant « qu’il ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du décret du 27 mars 1992. Bien qu’ayant été diffusé à titre gracieux, il ne peut pas non plus être regardé comme un message d’intérêt général, au sens de l’article 14 de ce même décret, puisqu’en s’adressant à une future mère, sa finalité peut paraître ambiguë et ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle ». Parce qu’elles apparaissaient heureuses, les personnes trisomiques se sont vu retirer le droit de s’exprimer librement au sein des écrans publicitaires. 1 Conseil supérieur de l’audiovisuel (N.d.É.) 175 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Choquée par une telle décision, une des jeunes actrices du courtmétrage, Inès, trisomique, a formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État pour atteinte à sa liberté d’expression. Liberté fondatrice de la Convention européenne des droits de l’homme, pierre angulaire, orgueil de l’Occident, cheval de bataille de nos grands philosophes ! « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire2 » ! Notre cher Voltaire s’est retourné dans sa tombe à l’annonce de la décision du CSA. Les personnes atteintes de trisomie 21 ont, sur le fondement de l’article 10 de la Convention, le droit à la liberté d’expression. Inès a le droit de s’exprimer, sans restriction et sans pudeur. Elle a ce droit comme chacun de nous. Le 25 juin 2014, elle a été marginalisée, dans une société où la faiblesse humaine n’est pas la bienvenue. Sur ce constat, je soulève devant vous le non-respect de l’article 14 de la Convention qui interdit les discriminations. Pour se justifier, le CSA retient trois arguments. Il considère en premier lieu que ce message n’est pas d’intérêt général. Mais qu’est-ce que l’intérêt général ? L’intérêt général, c’est l’intérêt de la société dans son ensemble, le vôtre, le mien, celui des personnes handicapées. M. Jean-Frédéric Poisson considère que ce spot « met en valeur la capacité des enfants trisomiques à propager du bonheur autour d’eux ». Je considère qu’il est dans l’intérêt général que « la capacité des enfants trisomiques à propager du bonheur autour d’eux » soit connue de tous. Sauf à considérer que les personnes trisomiques n’ont pas les mêmes droits que les autres, parce qu’elles ont un troisième chromosome 21. Je pense que nous n’en sommes pas là aujourd’hui. 2 Phrase attribuée à Voltaire dans la biographie qui lui a été consacrée par Evelyn Batrice Hall (N.d.É.) : Stephen G. Tallentyre (pseud. de Evelyn Beatrice Hall), The Friends of Voltaire, Londres, Smith Elder & Company, 1906. 176 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS En deuxième lieu le CSA avance que la finalité de ce message « peut paraître ambiguë et ne suscite pas une adhésion spontanée et consensuelle ». Alors oui, ce spot peut mettre mal à l’aise. Il dérange. Il culpabilise. Cependant il n’est pas le premier en la matière. Je tiens à rappeler que des spots choquants sont diffusés à foison sur nos écrans télévisés. Je pense notamment aux courts-métrages sur la sécurité routière, qui nous glacent le sang. Qui oserait dire qu’ils sont inutiles ? Qui oserait dire qu’ils ne culpabilisent pas les mauvais conducteurs ? Le CSA les autorise car il est évident que dans notre for intérieur, nous sommes réceptifs aux messages de sensibilisation qu’ils transmettent. Pourquoi alors refuser la libre parole aux personnes trisomiques sous prétexte que leur spot ne susciterait pas une adhésion spontanée et consensuelle ? Si toutes les émissions et spots télévisés devaient susciter une telle adhésion, imaginez-vous toutes les suppressions qu’il faudrait réaliser au sein des programmes télévisés ! En troisième lieu, le CSA conclut en énonçant que ce message « s’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation des personnes handicapées, aurait pu être valorisé, à l’occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée et contextualisée, par exemple au sein d’émissions ». Les personnes trisomiques devraient alors attendre le 21 mars de chaque année, Journée mondiale de la trisomie 21, pour pouvoir s’exprimer sur les chaînes de télévision publique. Et qui plus est, elles devraient le faire dans le cadre d’un documentaire adapté, pour que chaque personne qui visionne ce spot ne soit pas surprise, et ne le voie pas sans le vouloir. De quel droit une parole doit-elle être contextualisée ? Parce qu’Inès est trisomique alors sa parole est bridée, rangée bien soigneusement dans les documentaires scientifiques. 177 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, l’une des missions du CSA est notamment celle de contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et de lutter contre les discriminations dans le domaine de la communication audiovisuelle. Le CSA a pour mission de changer notre regard sur le handicap ; la trisomie 21 fait peur car elle est méconnue, car elle marque la différence, car elle n’est pas normale. Mais qu’est-ce que la normalité ? Monsieur le Président du CSA, défendez-les ! Défendez le droit des personnes handicapées de s’exprimer librement et par tous les canaux de communication possibles ; défendez leurs droits à se faire connaître, à se faire aimer ! En bridant leur liberté d’expression vous les condamnez à l’oubli ; le grand public doit savoir que l’on peut être handicapé et heureux ! Je ne souhaite de votre part aucune pitié ni aucune complaisance. C’est de sagesse dont il est question aujourd’hui. Le professeur Jérôme Lejeune, pionnier de la génétique moderne, découvreur de la trisomie 21, n’en a pas manqué. Pour lui, la trisomie 21 a été le combat d’une vie. Il disait en ces mots : « Je n’ai plus qu’une solution pour les sauver, c’est de les guérir. » La guérison est en marche, en attendant ce jour, faisons preuve de sagesse, acceptons la différence. Reconnaissons le droit aux personnes handicapées de s’exprimer librement. Monsieur le Président du CSA, pour l’honneur de l’institution que vous représentez, pour la liberté d’expression des personnes handicapées, annulez courageusement votre décision. Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, je n’ai qu’une question à vous poser : « Doit-on nier le droit aux personnes trisomiques de s’exprimer librement au grand public au motif que leur joie, leur vie, et leur bonheur seraient culpabilisants ? » 178 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Qui a tué Marina ? Alexandra Zennou École des avocats de Paris 179 180 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS « Bonne nuit maman, à demain. ». Ce sont les derniers mots que Marina, à peine âgée de huit ans, adresse à sa mère, avant de succomber dans la nuit du 6 août 2009, seule, dans la cave de la maison familiale. Mesdames, Messieurs, Marina est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants. Elle est déjà morte une première fois. Abandonnée sous X dès sa naissance par sa mère, qui informe tout son entourage que Marina n’a pas survécu à l’accouchement. Puis, sans aucune explication, sa mère se ravise, quelques jours plus tard et la récupère. Le père est mécontent. La mère culpabilise. Le couple se délite. Ensemble, les parents font payer à la fillette le prix de l’échec de leur relation, de la médiocrité de leur quotidien. Quand est-ce que Marina a reçu les premiers coups ? Personne n’est vraiment capable de le déterminer. En revanche, ce qui est certain, c’est que le calvaire de la fillette est innommable, et que ce calvaire dure depuis des années. Coups de pied, de poing, de latte, de barre en fer. Privations de nourriture. On l’attache avec du scotch à son lit, des journées entières. Sa mère lui impose régulièrement des bains glacés. Son père la fait courir pieds nus, sur un sol rugueux, un sac à dos rempli de bois sur ses frêles épaules. En guise de dîner, elle est contrainte d’ingurgiter du vinaigre, de la moutarde et du gros sel, parfois même ses propres déjections. Ce qui est encore plus innommable, Mesdames, Messieurs, ce sont tous ces acteurs de la protection de l’enfance que Marina a vu défiler pendant huit ans. Beaucoup n’ont rien fait. D’autres ont gravement failli. 181 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Rares sont ceux qui se sont manifestés. Ils existent tout de même, et il serait indécent de les taire. En 2008, l’enseignante de maternelle de Marina remarque les bleus qui défigurent la petite, sa démarche particulière, son doigt de pied déformé, les trous de peau nue sur son crâne. Elle alerte immédiatement le médecin scolaire qui daigne se déplacer un mois plus tard. Le médecin rencontre alors le père de Marina qu’il trouve tout à fait charmant. Trois mois plus tard, face au visage déformé par les hématomes de Marina, il conclut à une conjonctivite. Une conjonctivite ! Parce qu’en réalité, elle ne parvient même plus à entrouvrir ses paupières, tuméfiées par les coups de ses parents. De peur d’être démasqués, ces derniers déménagent rapidement. Mais la brutalité de ce déménagement n’interpelle personne. Personne, à l’exception de l’enseignante de Marina, qui transmet le petit journal de bord qu’elle tient depuis qu’elle a rencontré l’enfant, à la nouvelle école. Janvier 2008, premier signalement au parquet, à la protection de l’enfance. Février 2008, seconde alerte aux services sociaux. Second déménagement des parents. Marina change une nouvelle fois d’école. Mars 2008, nouvelle inspection d’académie par un troisième directeur d’école. Juin 2008, Marina est enfin convoquée par deux gendarmes qui notent la présence de blessures sur le dos, le ventre, les bras et la bouche. Fin de la procédure. Malgré le corps de l’enfant, couvert de cicatrices, le parquet procède à un classement sans suite en octobre 2008. En août 2009, les services de l’aide sociale à l’enfance envisagent tranquillement de rendre une seconde visite à l’enfant. Seulement, Marina est déjà morte depuis plusieurs jours. 182 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Son petit corps sans vie, massacré par les coups, les actes de torture infligés par ses parents, gît au sous-sol de la maison familiale. Dans l’année précédant sa mort, les autorités ont été, par le biais de l’administration policière, hospitalière, scolaire, judiciaire, mises à même de constater la violence de ses géniteurs. Violence répétée, violence sans limites, violences qui allaient s’accélérant. Et en dépit de ces signaux accablants, quelles furent les mesures mises en œuvre ? Quelles mesures pour protéger cette enfant ? Pour prévenir ce drame qui aurait pu être évité ? Aucune. Aucun suivi, aucun accompagnement, aucune enquête sérieuse, ne furent diligentés. Omission, inaction, abstention. Nouvelle devise de notre République. Manque de moyens, de volonté ? Qu’importe. Désormais, l’État a une nouvelle mort sur les bras. Un cadavre de fillette sur la conscience publique. Une enfant abattue minutieusement, terrassée par une violence que personne n’avait voulu voir. Pourtant, ce sont bien les dysfonctionnements du système de la protection de l’enfance qui ont rendu inévitable cette tragédie. L’État n’a pas su protéger Marina. L’État n’a pas voulu protéger Marina. Combien de fois Marina s’est crue en danger de mort ? Combien de fois Marina s’est retrouvée seule, abandonnée de tous, sans protection aucune, à la merci de ses bourreaux ? Si la gendarmerie, l’école, le parquet, l’hôpital, l’aide sociale à l’enfance se sont révélés incapables de protéger cette enfant, alors qui le peut ? À qui s’adresser ? La responsabilité de l’État pour faute lourde a été écartée sans ménagement par le tribunal d’instance. Le motif ? Les uniques responsables sont les parents, qui ont déjà été condamnés. « Aucun dysfonctionnement des services de l’État n’est caractérisé, aucune faute lourde ne peut leur être reprochée. Un examen médical a été réalisé par un médecin, qui ne s’est pas montré alarmant. L’enfant a été entendue en présence d’un spécialiste de l’enfance. Elle s’est 183 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS montrée souriante et a donné des explications plausibles aux marques qu’elle portait sur le corps. Aucun indice ne permettait donc à la justice d’aller au-delà de cette enquête. » Vraiment ? Mais, comme l’affirmait Christiane Ruel : « Les enfants maltraités ne pleurent pas. Les enfants maltraités aiment leurs parents. C’est à nous, adultes, de décrypter leurs souffrances. C’est à nous, adultes, de contribuer à leur protection. » Le rapport rendu par la Défenseure des enfants1 à la suite de cette affaire soulignait expressément la faillite générale de la politique publique de protection de l’enfance. Comment expliquer que les nombreux indices relevés ont échappé à une qualification juridique qui aurait permis la mise en place de mesures de protection ? Comment expliquer que Marina n’ait jamais été identifiée comme une « enfant en danger », comme l’exige l’article 375-1 du Code civil qui précise notamment que des mesures d’assistance éducative peuvent être prises par un juge des enfants, lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont supposées gravement compromises ? Or la possibilité de saisir un juge des enfants, indépendamment de toute enquête pénale, n’a jamais été envisagée. Mesdames, Messieurs, la maltraitance des enfants est une vérité qui dérange, une vérité qui met mal à l’aise. Mais au nom de quel malaise pouvons-nous délibérément choisir d’ignorer qu’en France, cet État fondateur et respectueux des droits de l’homme, deux enfants décèdent chaque jour sous les coups de leurs parents ? Je dénonce l’absurdité du jugement du tribunal d’instance qui dédouane un État violeur des droits de l’enfant et protège la défaillance manifeste de l’institution tout entière. Je dénonce l’abstention fautive et répétée des acteurs de la protection de l’enfance, qui constitue indéniablement une faute 1 Adjointe au Défenseur des droits, autorité administrative indépendante, cette autorité est chargée de défendre et de promouvoir les droits de l’enfant. Ce poste est occupé par Marie Derain depuis juillet 2011. (N.d.É.) 184 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS lourde, en lien direct et certain avec la mort de Marina. Je rappelle la loi du 5 mars 2007 qui se targue de développer la prévention en matière de protection de l’enfance et de renforcer les dispositifs d’alerte et d’évaluation des risques de danger de l’enfant. Je rappelle que l’État français est signataire de la Convention internationale des droits de l’enfant, dont nous fêtons le vingt-cinquième anniversaire. Je rappelle que cette Convention énonce que si l’État ne doit pas faire d’ingérence arbitraire dans la vie privée et familiale de l’enfant, son intervention est nécessaire en cas de maltraitance. Pour faire respecter des lois, il faut d’abord que l’État les respecte lui-même. Un pourvoi en cassation a été formé récemment par des associations de protection de l’enfance. Pourvoi rejeté froidement par la Cour de cassation, se refusant de nouveau à reconnaître la responsabilité de l’État. Combien d’années faudra-t-il encore pour inscrire dans le marbre la responsabilité de l’État face à ce drame ? Combien de Marina faudra-t-il encore pour que l’État se décide enfin à combattre effectivement le fléau de la maltraitance infantile ? Le 6 août 2009, Marina n’est pas seulement morte sous les coups et actes de torture infligés par ses parents. Elle est aussi morte de la négligence, de la défaillance, du manque de clairvoyance des acteurs de la protection de l’enfance. À l’heure où les frères de Marina pleurent encore leur sœur, où les campagnes coûteuses et inutiles prolifèrent sur les enfants maltraités, il ne me reste alors que la tribune de Caen pour exprimer tout mon désarroi, ma tristesse et mon indignation pour cette enfant qui, comme des milliers d’autres, a succombé sous les coups de ses parents, dans l’indifférence générale. 185 186 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Étrangère, sidéenne et dans le « couloir de l’expulsion » Laure Bret École des avocats de Lyon 187 188 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Mme J., enceinte, fuit son pays, le Nigeria, pour échapper à l’avortement que veut lui imposer la famille de son compagnon. Elle trouve refuge en Belgique où elle est diagnostiquée séropositive. À dix-huit ans, Mme J., enceinte, est étrangère et sidéenne. À vingt et un ans, Mme J., mère de deux enfants, enceinte du troisième, se voit délivrer un ordre de quitter le territoire belge. Elle est dans le couloir de l’expulsion vers sa terre natale, vers un pays qui ne peut pas lui procurer le traitement qui est pour elle vital. Il s’agit d’un cas où l’expulsion est synonyme de condamnation à combattre le virus seul, de privation de traitement médical indispensable à la survie, en somme, d’exposition à une situation inhumaine et dégradante. En dialecte lobi, le mot « sida » se prononce comme en français et se traduit par le mot « araignée ». Il désigne aussi bien l’insecte dont la morsure peut être mortelle pour l’homme, que le personnage rusé et insatiable, emblématique des contes de l’Ouest africain. L’homonymie est parabolique puisque, comme l’araignée, le syndrome d’immunodéficience acquise est malin, en ce sens que le virus est épidémique. Comme l’araignée, le sida est insatiable dans la mesure où il dévore la personne qu’il contamine. Mais l’analogie s’arrête là, car si la morsure de l’araignée-bouton a son remède, le sida ne se guérit pas. Sans traitement adéquat, le malade est exposé à de terribles souffrances, à un affaiblissement considérable de son système immunitaire, au développement de maladies opportunes et, in fine, à la mort. La contamination est irréversible. Seule la progression de la maladie peut être stabilisée, par la prise d’un traitement antirétroviral. 189 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Qu’est-ce qu’un traitement antirétroviral ? Il s’agit d’une puissante association, hautement active, d’au moins trois médicaments, qui s’attaque au virus afin de réduire le plus possible la charge virale dans l’organisme du patient. Toutefois, il ne s’agit pas d’une combinaison magique. Au contraire, l’association est savante et personnelle dans le sens où le traitement est adapté à chaque patient et à chaque phase de la maladie. Plusieurs combinaisons doivent être essayées pour trouver celle qui permettra de garder sous contrôle la maladie. En Belgique, Mme J. prend un traitement antirétroviral depuis qu’elle a dix-huit ans. La trithérapie qui lui convient y est accessible. Au Nigeria, tel n’est pas le cas. Dans le pays qu’elle a quitté alors qu’elle n’était qu’une adolescente, Mme J. n’a ni les ressources financières, ni le réseau social ou familial sur lequel s’appuyer pour accéder aux soins. Dans le pays qu’elle a fui, Mme J. n’a aucune perspective professionnelle car, même si son état physique lui permettait de travailler, au Nigeria, on ne trouve pas de travail quand on a le sida. Pour Mme J., le couloir de l’expulsion conduit vers une porte derrière laquelle une situation inhumaine et dégradante l’attend, une vie de souffrance physique et morale, souffrance de voir son corps se meurtrir, s’affaiblir, s’éteindre, sous le regard apeuré, impuissant, perdu de ses trois enfants âgés respectivement de quatre, cinq et sept ans. Pourtant, en droit belge, une procédure permet à l’étranger d’obtenir une autorisation de séjour pour des raisons médicales dès lors qu’il démontre qu’il souffre d’une maladie pour laquelle il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine. Revenons au sens des mots. Adéquat ne signifie-t-il pas « qui correspond parfaitement à son objet » ? Alors, démontrer que la trithérapie qui correspond parfaitement à l’état clinique de Mme J. n’est pas disponible au Nigeria aurait dû suffire à lui octroyer un titre de séjour. 190 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Tel n’a pas été le cas. Saisie de la question, la Cour européenne des droits de l’homme constate de manière générale que l’accès aux traitements antirétroviraux au Nigeria est aléatoire et très onéreux. Elle rappelle à cet égard qu’en 2013, dans ce pays, seules 28 % des personnes atteintes du sida avaient accès aux médicaments dont elles avaient besoin. En particulier, elle relève que la trithérapie adaptée à l’état de santé de Mme J. n’y est pas disponible. Elle admet en outre que depuis deux ans, la situation médicale de la requérante est « sous contrôle » en Belgique et que le retour dans son pays d’origine entraînerait une baisse de son espérance de vie, voire conduirait à engager son pronostic vital. Elle ajoute par ailleurs que la vulnérabilité de Mme J. est renforcée par son jeune âge et sa situation familiale en ce qu’elle est mère de trois enfants en bas âge. Elle affirme plus encore que le cas de la requérante est marqué par de fortes considérations humanitaires militant en faveur d’une régularisation de son séjour. Pour autant, la Cour refuse de remettre en cause l’expulsion de Mme J., estimant que les considérations d’espèce ne sont pas suffisamment impérieuses. Cette solution est surprenante et choquante. Elle doit être dénoncée. Elle ne se justifie pas par la technique juridique car elle est contraire à la lettre de l’article 3 de la Convention. Cette ligne de jurisprudence s’oppose à la doctrine du droit naturel selon laquelle les droits de l’homme appartiennent à chaque individu, simplement parce qu’il est homme. Par une interprétation constructive de la Convention, la Cour avait pourtant élaboré une protection des ressortissants non européens placés sous sa juridiction contre des procédures d’éloignement dont l’exécution exposerait à un traitement inhumain ou dégradant. La décision de retour prononcée par l’État s’analyse alors comme une atteinte par ricochet au droit garanti par l’article 3 de la Convention. 191 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Dans l’arrêt Soering de 1989, la Cour avait censuré l’extradition d’un ressortissant américain soupçonné d’actes terroristes dès lors que cela risquait de l’exposer au couloir de la mort. Dans l’arrêt D. de 1997, la juridiction européenne avait condamné le Royaume-Uni pour avoir ordonné l’expulsion d’un ressortissant étranger gravement atteint du sida. Cependant, en 2008, sous la pression des États membres soucieux de préserver leurs politiques migratoires, la Grande Chambre a limité le champ d’application de sa jurisprudence en imposant un critère restrictif, à savoir l’existence de conditions humanitaires impérieuses. En application de cette formule, la protection européenne des malades étrangers ne profite désormais qu’à celui qui n’est plus en mesure de voyager, celui qui est déjà en train de mourir, en somme, celui dont la charge ne pèsera plus très longtemps sur le pays accueillant. Pour certains auteurs, la Cour s’illustre ainsi comme le Ponce Pilate des temps modernes. Loin de défendre une vision naïve des droits de l’homme qui consisterait à promouvoir l’accès gratuit et illimité aux médicaments pour tous les étrangers, il me semble que le combat contre le sida constitue une cause mondiale qui doit rassembler plutôt que diviser. En effet, même si l’Europe se trouve incontestablement dans une situation de crise économique, les critères de l’urgence humanitaire ne doivent pas se définir uniquement par la faisabilité du retour mais, audelà, par la prise en compte des conséquences concrètes de l’expulsion. Comme l’a récemment formulé le souverain pontife devant le Parlement européen, « l’Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir sur la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme ainsi que cet esprit humaniste qu’elle aime et défend cependant ». Or, il est certain que cette ligne de jurisprudence a déjà eu des impacts désastreux. Dans une affaire similaire, la Cour avait validé l’expulsion par le Royaume-Uni de Mme N., Ougandaise et sidéenne. 192 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Certes, la requérante avait la possibilité de voyager. Elle a de fait été expulsée avec succès, mais elle est décédée quelques mois après son éloignement. Peut-on vraiment soutenir qu’expulser une personne atteinte du sida dans un pays où elle n’a pas accès aux médicaments indispensables à sa survie ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant ? La réponse est négative. Parce que le paramètre déterminant qui constitue l’exposition à un traitement inhumain et dégradant est la décision d’expulsion sans garantie de soins adéquats. Parce que le charter affrété par la Belgique pour Mme J. est un aller simple pour le tombeau. Parce qu’il n’est pas concevable que Mme J. connaisse le même sort que Mme N. Parce que les droits de l’homme doivent être concrets et effectifs, non abstraits et illusoires, et ce, même pour les étrangers, mêmes pour ceux atteints du sida. Parce qu’enfin, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les membres du jury, si l’on vous faisait chuter d’une falaise, diriez-vous que votre mort est due à la dureté du sol sur lequel vous êtes tombé ou à la main qui vous y a poussé ? 193 194 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Main basse sur les enfants des autres : une histoire française Flavien Schraen École des avocats de Lille 195 196 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Elle est née dans une ville du nord de l’île de la Réunion l’été 1956. Élevée par sa grand-mère avec son frère et sa sœur, elle grandit dans un quartier miséreux. Elle se souvient des quelques fois où elle accompagnait sa mère qui travaillait comme femme de ménage. C’étaient pour elle des moments précieux de complicité qu’elle chérissait. Elle évoque également les bons moments passés avec d’autres enfants du quartier dans la chaleur des rues de la ville. Je vous parle de Jessie Abrousse. À neuf ans, elle se retrouve au foyer Notre-Dame-de-la-Réunion et y restera deux ans. Dans quelles conditions fut-elle arrachée à sa famille ? Le traumatisme fut tel qu’elle ne parvient pas à s’en souvenir. À onze ans, elle sera envoyée en métropole avec son frère de sept ans et sa sœur de six ans. Nous sommes en 1967. La fratrie se retrouve à l’aérium de Saint-Clar, dans le Gers, et trois mois après, un couple les recueille, et déjà, sans leur demander leur avis, ils perdent leur nom d’Abrousse. L’adoption plénière des trois enfants est prononcée par le tribunal de grande instance d’Auch par jugement du 9 mai 1969. Le jugement précise que la DDASS1 a émis un avis favorable à cette adoption, en précisant qu’elle ne présentait que des avantages pour les adoptés. Elle a douze ans lorsque son père adoptif, psychologue de formation, va abuser sexuellement d’elle. Elle sera humiliée comme son frère et sa sœur : « petits négros », « bicots », ainsi les nommait-on dans la famille paternelle. Jessie fait une tentative de suicide. 1 Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (N.d.É.) 197 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS À dix-huit ans, elle fuit cette maison du malheur et pense trouver refuge dans un centre d’hébergement de la DDASS, et là elle retrouve deux amies de longue date : la moquerie et le racisme ordinaire. Sans qualification professionnelle, puisque personne – ni ses parents adoptifs, ni la DDASS – ne s’est occupé de sa scolarisation, elle travaille cependant et économise dans le seul espoir de retourner à la Réunion et enfin comprendre son histoire. C’est à vingt ans qu’elle y retrouve sa mère ; celle-ci lui expliquera que ce n’est que le jour où elle a voulu reprendre ses trois enfants que la DDASS lui a annoncé leur départ en métropole… Jessie Abrousse n’est pas la seule à avoir connu un tel drame : plus de mille six cents enfants de la Réunion et d’autres départements d’outre-mer ont été exilés de force de 1963 à 1982. Le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, dit « le Bumidom », a mis en place une politique d’immigration massive d’enfants de l’outre-mer et principalement de la Réunion pour repeupler une soixantaine de départements français en voie de désertification. Les campagnes manquaient cruellement de main-d’œuvre. Le gouvernement français de l’époque a profité de l’illettrisme et de la misère des parents pour voler leurs enfants avec la complicité délibérée de la DDASS, pourtant chargée de la protection infantile. Pour certains parents, comme la mère de Jessie Abrousse, aucun consentement au départ et moins encore à l’adoption n’a été obtenu. D’autres parents, sous la pression des autorités, ont signé d’un pouce des actes d’abandon qu’ils étaient incapables de lire ou de comprendre. À d’autres encore, plus réticents, les pouvoirs publics ont fait miroiter un avenir meilleur pour leur progéniture, l’accès à des études et l’assurance d’un bon métier. Ils assuraient que leurs enfants reviendraient chaque année aux grandes vacances. Par cette forfaiture, ces enfants, soi-disant abandonnés, sont devenus pupilles de l’État dépendant de l’Assistance publique. 198 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Jessie Abrousse a souhaité avoir la preuve que sa mère avait signé un acte d’abandon. Lorsqu’elle demande son dossier au tribunal d’Auch comme cela est désormais permis, il lui est répondu qu’il est reparti au conseil général de la Réunion ; elle s’adresse alors au service compétent qui lui envoie seulement son dossier « jeune majeure », le dossier qui porte sur sa minorité n’ayant pu être retrouvé. Le comportement de l’administration corrobore la déclaration de sa mère qui conteste avoir signé quoique ce soit. Jessie Abrousse considère qu’il y a eu escroquerie au jugement d’adoption. Tels ont été les nombreux moyens utilisés par l’État français pour légaliser ces transferts d’enfants contraires aux principes fondamentaux des droits de l’homme. Tout fut volontairement orchestré pour qu’ils oublient tout de leur île et de leurs familles : on les appelle « les enfants de la Creuse » car la plupart ont été envoyés dans ce département désertifié. La Convention des Nations unis pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 condamne en son article 2 le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre comme étant constitutif de génocide. Cet éloignement forcé est reconnu comme génocide culturel, lorsqu’il est massif, planifié et organisé et a pour but de sortir volontairement des enfants de leur environnement, de les couper de leurs racines, de les priver de leur langue (en l’espèce il s’agissait du créole), de leurs codes sociaux et culturels. Cette Convention est applicable aux faits que je viens d’illustrer par l’histoire de Jessie Abrousse car elle est entrée en vigueur en 1951. Par la résolution mémorielle du 18 février 2014, l’Assemblée nationale a reconnu que le respect de la vie privée et l’accès à la mémoire de ces enfants ont été « insuffisamment protégés » et que l’État avait « manqué à sa responsabilité morale envers ses pupilles ». C’est un premier pas, mais bien entendu, c’est insuffisant 199 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS et si j’ai choisi aujourd’hui de vous faire le récit de l’histoire de Jessie Abrousse, c’est bien sûr au nom de ces mille six cents victimes qui attendent enfin des propositions concrètes de réparation. Ces personnes, réunies en associations, ne réclament pas une réparation exagérée, bien au contraire : elles demandent à être indemnisées sous forme de billets d’avion ou de l’équivalent en numéraire ; cela correspond aux voyages promis à leurs parents pour rentrer chez eux aux vacances d’été, ce qui n’a jamais été mis en place. Certaines victimes réclament en sus le financement d’une psychothérapie. Beaucoup n’ont jamais pu s’adapter ; certains sont devenus fous ou se sont suicidés ; d’autres ont subi un véritable esclavage moderne, et d’autres, comme Jessie Abrousse, ont été abusées. Ceux ayant trouvé la force de se battre souhaitent revoir leur famille, leur île, lever les ambiguïtés, être dédommagés pour leur enfance suppliciée. Le mot est fort mais c’est à l’image de leur histoire. Auriez-vous pu croire qu’au XXe siècle, votre patrie, ce pays des droits de l’homme, soit capable d’un tel crime ? Portant la voix de Jessie Abrousse et de plus de mille six cents Réunionnais et autres enfants des DOM, je ne peux que dénoncer… Oui, je dénonce la pratique honteuse de la France d’hier. Oui, je dénonce le mutisme de la France d’aujourd’hui. Jessie Abrousse et tous les autres enfants d’outre-mer qui ont connu cette déportation méritent que l’État français passe à des aveux plus complets et moins confidentiels que ceux de l’Assemblée nationale de février dernier et qu’enfin il consente à une réparation digne d’un État dit « de droit ». Alors, et alors seulement, justice sera rendue. 200 201 202 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Requiem gilbertin Lucie Bustreau École des avocats de Toulouse 203 204 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du jury, Mesdames, Messieurs, Le 10 octobre 2013, c’est le cœur rempli de fierté que le commandant du Nordic Orion arrive au port de Pori, en Finlande. Il vient de mener avec brio le gros cargo de deux cent vingt-cinq mètres au travers du passage du Nord-Ouest, inaugurant ainsi la nouvelle route maritime qui relie les océans Pacifique et Atlantique en passant entre les îles du Grand Nord canadien. Le passage est devenu navigable sous l’effet de la fonte des glaces. Quel voyage ! Un mois sous le ciel immaculé du Grand Nord. À quai, les flashs crépitent, les journalistes trépignent. Les perspectives économiques sont formidables : en évitant le canal de Panama, l’exploit a permis d’économiser dix jours de voyage et plusieurs dizaines de milliers de dollars de mazout. Ce n’est plus à prouver : le dérèglement climatique d’origine anthropique redessine le monde. Selon les projections avancées par les modèles climatiques dominants, la banquise arctique devrait d’ailleurs avoir totalement disparu en été avant la fin du siècle. Mais sur cette nouvelle fresque planétaire, la réduction des calottes polaires n’est pas qu’une promesse d’ouverture de routes maritimes. Elle est aussi un facteur majeur de l’élévation du niveau des mers, au côté de la fonte des glaces d’altitude et de la dilatation thermique des océans. Plus ils se réchauffent, plus leur volume augmente. Entre les contours modifiés du monde, elle est donc aussi une menace, terrible, celle de l’engloutissement des terres, de la disparition des civilisations qui les occupent. 205 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Ioane Teitiota est l’un de ceux qui souffrent de la montée des eaux. En octobre 2013, quand on se félicite en Finlande de l’arrivée du cargo danois, lui est dans l’attente d’une décision de justice sur le sol néo-zélandais. Originaire de la République des Kiribati, un État archipélagique du Pacifique central, il a mis sa vie entre parenthèses, il a laissé derrière lui famille et amis, sa culture chantée et dansée. Il a chargé son beau-frère de la gestion de sa ferme, des cultures de tubercules de taro et de concombres qui lui restent, et des quelques bêtes qu’il possède. Il est parti en se répétant l’un des codes de conduite ayant traversé les âges de cette société traditionnelle : « te betia » (« rester à l’écart du danger »). M. Teitiota a demandé à la Nouvelle-Zélande de lui accorder le statut de réfugié climatique. La communauté internationale reconnaît depuis plusieurs années l’extrême vulnérabilité des îles coralliennes de basse altitude au changement climatique. Elles s’élèvent en moyenne d’un mètre au-dessus du niveau de la mer. Un mètre, c’est aussi la hausse prévue d’ici la fin du siècle selon les prévisions les plus négatives du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Dans son rapport 2014, celui-ci expose son inquiétude face au devenir de ces territoires ; car c’est leur existence même, à tout le moins leur habitabilité, qui est menacée par la montée des eaux. Les cent mille habitants des Kiribati se répartissent entre trente-trois îles, éclatées sur un périmètre aussi vaste que l’Inde. La vulnérabilité de ces petits groupes de palmiers plantés sur l’océan est frappante. C’est l’un des plus petits pays du monde, et il doit composer avec un voisin turbulent : le Pacifique. Aux Kiribati, on vit au rythme de l’oscillation australe, entraînant réchauffement puis refroidissement des eaux, on accepte les longues périodes de sécheresse ou de fortes pluies qui l’accompagnent. On vit depuis toujours avec les colères de l’océan. On le respecte parce qu’il nourrit les habitants, parce qu’il est le lien entre toutes les îles, 206 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS parce qu’on lui doit tout ; à commencer par les édifices coralliens qui ont formé les archipels il y a plusieurs millions d’années. Le petit pays marche sur le fil du climat. Pour ce funambule géographique, qui survit entre terre et mer, le moindre dérèglement peut se révéler apocalyptique. Une légère secousse et c’est cet équilibre fragile, ce compromis trouvé entre l’homme et la nature qui s’effondre. Le cercle vicieux du dérèglement climatique a mis fin à ce statu quo. Les marées de plus en plus violentes engloutissent des villages, détruisent des maisons. L’océan a déjà gagné deux petites îles inhabitées des Kiribati, présage funeste de ce qui attend le reste du territoire. La ligne côtière recule, le sol s’érode. L’eau salée envahit les réserves d’eau douce, il faut redoubler d’inventivité pour trouver le liquide vital. Les cultures dépérissent. Ioane Teitiota ne pouvait plus vivre dignement. Pendant un temps, il a trouvé des solutions temporaires, il a protégé sa maison de bois de cocotier de son mieux. Il a renforcé les digues de fortune l’entourant, il a déplacé ses bêtes. Mais il a perdu des terres à ne plus en avoir, il a reconstruit trop de fois sa maison, fou de rage devant le bois éclaté par les eaux. C’est à l’avenir de son pays qu’il est confronté, à un combat perdu d’avance, en raison du coût titanesque de l’adaptation, dû au ratio élevé de la superficie des zones côtières par rapport au total des terres émergées... un coût disproportionné pour la petite économie du pays. Quand les Pays-Bas investissent vingt milliards d’euros pour protéger leurs côtes face à la montée des eaux, les Kiribati pleurent. D’abord parce que l’État n’est que côtes, et que l’on n’entoure pas trente-trois îles de digues. Ensuite parce que le PIB du premier est neuf mille fois plus élevé que celui du second. Le président, Anote Tong, a pris la mesure de l’urgence de la situation et redouble d’énergie pour attirer l’attention du monde et des médias sur son petit État. D’île en île, il suit de près les dégâts subis par ses citoyens. Il s’égosille à la tribune des instances 207 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS internationales. Sa famille aussi est impactée par la dégradation environnementale. Ce n’est pas le face-à-face terrifiant avec un événement soudain et catastrophique, qui détruit tout et oblige à repartir de zéro, mais qui est aussi porteur des promesses de la reconstruction. Non… C’est une lutte quotidienne, toujours recommencée mais jamais gagnée, un repli continu, un recul sans espoir jusqu’à la défaite inéluctable, jusqu’à la disparition totale et définitive, jusqu’à l’engloutissement. C’est l’absence de perspectives, la promesse d’une mort lente, d’un futur où le bleu de l’océan prend des teintes de plus en plus sombres. « Un pays en perdition. Je suis citoyen d’un pays en perdition. » Quand cette idée a commencé à faire jour dans l’esprit de M. Teitiota, après un énième matin de désolation suivant une nuit de tempête, quand il s’est rendu compte qu’il ferait partie de ces apatrides d’un genre nouveau, quand le sentiment d’être prisonnier d’une île se réduisant comme peau de chagrin est devenu insupportable, il est parti. La Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés ne prévoit rien pour les personnes comme lui. En 1951, personne n’imaginait l’ampleur du désastre climatique à venir. Le premier système de mesure de la concentration de CO2 dans l’atmosphère n’était même pas encore inventé ! On est donc « réfugié », au sens conventionnel du terme, si l’on craint d’être persécuté dans son pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. Devant le tribunal, M. Teitiota a expliqué la persécution climatique dont il fait l’objet. Il a décrit les marées destructrices, les tempêtes dont la fréquence s’est accrue, les cultures qui meurent de la salinisation des sols et que l’on retrouve blanches ; les troncs noirs, sans têtes, de cocotiers morts, qui restent plantés comme les témoins d’une civilisation disparue. Il a expliqué le contraste avec ses jeunes années, avec le discours des anciens, il a décrit dans le détail les problèmes sanitaires causés à sa famille par l’eau contaminée. 208 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Il a raconté son stress, ses cauchemars, ses nuits sans dormir, aux aguets, le manque de moyens pour faire face à un ennemi aussi puissant qu’imprévisible. Sa demande a été rejetée en première instance. Le tribunal a reconnu les difficultés auxquelles M. Teitiota fait face, toutefois, il s’en est remis aux États pour la création d’un statut pour ces oubliés du droit international. Les victimes directes du changement climatique global n’ont pas de statut, pas de droit à revendiquer ni de garanties. M. Teitiota n’est rien. Il paie le prix de la négligence collective, de la responsabilité collective, mais il n’est rien. Il ne peut ni se réclamer de la protection d’un autre État, ni faire valoir la violation de son droit naturel de vivre dans un environnement sain. Alors que nous interdisons la destruction par la main de l’homme d’un groupe national, ethnique ou religieux, par un paradoxe sordide nous ne garantissons pas le droit à la survie des mêmes peuples et des civilisations. La responsabilité de protéger de la communauté internationale s’arrête là où l’homme n’est plus acteur direct de la destruction d’une part de l’identité humaine. Un expert a été nommé par l’ONU en 2012 pour traiter des questions de violation des droits de l’homme en rapport direct avec le changement climatique. En octobre 2014, il s’est allié à ses pairs pour enjoindre dans une lettre ouverte les gouvernements du monde entier à reconnaître les effets néfastes du changement climatique sur l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans les petits États insulaires, afin que des mesures ambitieuses soient adoptées fin 2015, à Paris, lors de la 21e conférence sur le climat. Ioane n’est donc pas seul à réclamer la reconnaissance de la violation de ses droits du fait des changements climatiques. Les experts les plus autorisés ont joint leurs voix à la sienne. Car ce sont ses droits à l’eau, à la sûreté, à la propriété, à des conditions décentes d’habitation, à la santé qui sont quotidiennement violés ! Il s’agit de la violation de droits fondamentaux reconnus et protégés par les instruments universels 209 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS des droits de l’homme. C’est du droit pour son peuple de ne pas être privé de ses propres moyens de subsistance dont il s’agit, droit garanti par le premier article des pactes de 1966 ! Dans le monde entier, le changement climatique déplace, assèche, inonde, surprend des populations en rompant le rythme ancestral auquel elles sont habituées. Nous préparons le futur, mais c’est au présent qu’il faut conjuguer. Nous devons prendre la mesure de la responsabilité collective, notamment par la mise sur pied d’un mécanisme d’accueil des personnes les plus exposées. Le 26 novembre 2013, après la confirmation par la Cour suprême d’Auckland de la décision du tribunal, se refusant elle aussi à une interprétation in extenso de la Convention, M. Teitiota est rentré sur l’île de Tarawa avec sa femme et ses enfants. La vie, les difficultés ont repris. Après la journée de travail à la ferme, il aime aller s’asseoir sur la plage, face au grand bleu. Le bleu jadis ami, nourricier, le bleu à perte de vue, éternel, intemporel. Il pense que nous avons rompu le lien immémorial qui nous unissait à la nature. Il rêve de gagner assez d’argent pour que ses enfants puissent s’établir à l’étranger. Il est piégé. De l’autre côté de l’île, sur la plage, une manifestation : sur les drapeaux brandis vers le ciel par les habitants, l’on peut lire : « Aidez-nous. Nous nous noyons ». 210 211 212 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Soheir, victime de la tradition purificatrice Sylvain Bouchon École des avocats de Bordeaux 213 214 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Il y a quinze ans, aux premières lueurs du troisième millénaire, une petite fille égyptienne, Soheir al-Batea, voyait le jour sur les terres bordant le delta du Nil. Soheir était enjouée, elle présentait de grandes dispositions pour les mathématiques. L’avenir s’annonçait lumineux pour celle dont le prénom signifie « étoile ». Sa passion, c’étaient les bébés ; elle passait des heures à leur apprendre à marcher, et lorsqu’ils tombaient, elle calmait les pleurs et pansait les bleus grâce à une petite comptine magique. Le jour de ses treize ans, avec son foulard rose bonbon sur la tête, ses grands yeux noirs espiègles et son sourire poupon, « Soso », comme on la surnommait, avait davantage l’air d’un grand bébé que d’une adolescente. Au dîner pour son anniversaire, l’atmosphère est joyeuse autour de la table, quand, au détour de la conversation, sa mère déclare qu’il est désormais temps de devenir femme. Soheir ne relève pas sur l’instant. Mais quelques heures plus tard, ces propos lui reviennent en mémoire. Ces quelques mots la tourmentent, l’obsèdent, l’oppressent. D’ailleurs est-ce vraiment cette phrase qui la hante ou plutôt le silence qu’elle a engendré et le malaise qui s’est instauré autour de la table ? Le lendemain, sa mère et grand-mère viennent la tirer du lit aux aurores. Direction la clinique. Soheir est accueillie dans le service du docteur Raylan Fadl. On lui explique qu’elle va subir une petite intervention de routine, la thara. La thara, en français « purification », un euphémisme pour le terme « excision ». L’excision. Un mot. Un simple substantif. Qu’il est commode d’avoir inventé les mots ! 215 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Quelques syllabes permettent de nommer un geste. Mais il est des cas dans lesquels ce geste est tellement innommable qu’il ne mérite pas de mot. Comme un complice, le mot est alors coupable car il conçoit l’inconcevable. Comme un complice, ce mot, l’excision, dissimule derrière un vocable médical un crime épouvantable, l’ablation du clitoris d’une petite fille. Soheir s’allonge sur la table d’opération. Très vite la situation dégénère. Soheir souffre et s’affaiblit de minute en minute. Ses forces la quittent, et avant que ses yeux ne se referment à jamais, Soheir lance à sa mère cet ultime regard, le regard d’un enfant qui a compris qu’il allait mourir et qui demande « Maman, pourquoi ? » C’est terminé. Le petit corps sans vie gît sur la civière. Son assassin n’est nul autre que son propre pays. À première vue pourtant, l’Égypte a ratifié quatre conventions internationales qui répriment toutes les formes de violences envers les femmes comme la Charte africaine des droits de l’homme ou la Convention internationale sur les droits de l’enfant. Mais dans une société très largement archaïque, que représentent quelques textes de droit international face aux poids de la tradition, qui a toujours servi d’unique cadre de pensée ? Depuis 2008, le Code pénal égyptien punit pourtant l’auteur d’excision de deux mois d’emprisonnement et de six cents euros d’amende. Mais la loi prévoit expressément un fait justificatif en cas de nécessité médicale. Or, la nécessité médicale, c’est précisément l’un des leitmotivs des partisans de l’excision, qui prétendent que l’ablation du clitoris protège des maladies. Par conséquent, depuis 2008, un seul médecin a été poursuivi pour le délit d’excision. Dans les faits, sous couvert de réprimer cette pratique, l’Égypte a consacré le permis d’exciser à l’échelle d’un pays de quatre-vingt-sept millions d’habitants. 216 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS En ce début d’année 2015, on dénombre donc près de quarante millions de femmes égyptiennes excisées, soit 85 % de la population féminine. Et la pratique de l’excision atteint parfois le stade ultime de l’horreur, avec l’infibulation. « L’infibulation », encore un mot coupable de nommer l’innommable, la suture des grandes lèvres et l’ablation des petites, qui ne laisse à une jeune fille qu’un orifice de la taille d’une allumette, lequel ne laisse filtrer que l’urine et les menstruations. Absurdité suprême, nul ne sait dater ni justifier ces pratiques. Le Coran est muet sur le sujet mais le prophète Mahomet aurait qualifié l’excision d’« honneur fait aux femmes ». D’autres prétendent que le clitoris doit être ôté en raison de sa ressemblance avec le sexe masculin. Autant de prétextes fallacieux qui dissimulent une réalité inavouable : mutiler une femme, c’est tout simplement la priver de liberté. L’excision n’est rien d’autre qu’une marque de soumission définitive à l’homme. La femme excisée devient un être dépourvu du moindre désir, un bois mort garanti 100 % vierge pour le mariage et 100 % fidèle. Un esclave qui subit chaque pénétration comme une torture. L’étroitesse de l’orifice serait une source de plaisir renforcé pour le mari. En Égypte, la satisfaction du mâle doit être exquise, peu importe le mal qu’endure l’excisée. Une femme qui n’est pas excisée n’est qu’une traînée. Une femme qui, ô crime, pourrait ressentir du désir, une femme qui, ô crime, pourrait posséder son corps, comme ces Occidentales aux mœurs dépravées et aux vies dissolues. Malgré la douleur, malgré les cystites à répétition, malgré le supplice de l’accouchement, jamais la femme d’Égypte ne se plaindra ni ne se rebellera, car la mutilation qui réprime le corps entrave aussi la parole. 217 Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Victime de cette double peine, muette et résignée, la femme égyptienne n’est pas objet de débat, elle est un objet tout court, qu’on mutile à treize ans et qu’on voile à seize. Si le corps des femmes est un curseur de liberté, il n’est pas très étonnant que la nation des filles sans clitoris et des femmes sans visage soit classée dernier pays d’Afrique concernant le droit des femmes selon une étude de la fondation Thompson Reuters. Quand la domination masculine réduit l’amour à la sexualité de soumission, on conçoit mieux pourquoi une étude de l’ONU révèle que 99 % des femmes égyptiennes ont été victimes de harcèlement sexuel au cours de leur vie. Lorsque les droits de l’homme ne servent que les hommes tandis que les femmes restent serves, on saisit mieux pourquoi le docteur Fadl, bourreau de Soheir, a été purement et simplement blanchi en novembre dernier. Égypte, cadeau du Nil, terre de fertilité, comment peux-tu mutiler ainsi la propre chair de ta chair, le sang de ton sang ? Lumineuse Égypte, toi qui la première sus apporter la civilisation aux hommes, comment oses-tu perpétrer la barbarie envers les femmes siècle après siècle ? Comment peux-tu priver les femmes de parole, toi qui avec les hiéroglyphes structuras la communication entre les hommes ? As-tu oublié les promesses de ta civilisation antique qui, bien avant les autres, mit femmes et hommes sur un pied d’égalité ? As-tu oublié que c’est toi qui inventas le maquillage, le rouge à lèvres et même le premier test de grossesse à base d’orge et de blé trente-cinq siècles avant la médecine moderne ? As-tu oublié que ce sont des femmes comme Néfertiti ou Cléopâtre qui, en gagnant de haute lutte le respect des hommes, ont façonné ta légende par-delà les siècles et les continents ? Meurtrière Égypte, c’est l’ignorance de ton peuple, l’indifférence de tes religieux et la misogynie de tes dirigeants qui ont tué Soheir, comme tant d’autres petites filles avant. 218 L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS Dans tous les autres États d’Afrique, les pouvoirs publics ont pris des mesures contre l’excision mais toi, tu ne mesures en rien l’étendue des crimes en masse, des crimes contre l’humanité que tu abrites sur ton sol. Criminelle Égypte, toi dont les pharaons ont si brillamment régné sur le monde, en ce monde où tout change, tu ne trônes plus aujourd’hui que sur l’immobilisme et sur la barbarie. 219 220 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS 26 e ÉDITION - 1 er FÉVRIER 2015 PLAIDOIRIES AVOCATS 2015 Esplanade Général Eisenhower CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4 Tél. : 02 31 06 06 44 www.memorial-plaidoiries.fr E-mail : [email protected] 221 222 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS 26e CONCOURS INTERNATIONAL DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Dimanche 1 er février 2015 AU MÉMORIAL DE CAEN En 1989, le Mémorial, le Barreau et la Ville de Caen organisaient le 1er Concours international de plaidoiries. 25 ans plus tard, ce sont 250 avocats venus des cinq continents (Algérie, Australie, Argentine, Belgique, Bengladesh, Birmanie, Bolivie, Brésil, Bulgarie, Burkina Faso, Burundi, Cambodge, Cameroun, Canada, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Croatie, Équateur, Espagne, États-Unis, France, Gabon, Grèce, Guinée, Inde, Israël, Italie, Luxembourg, Malaisie, Mali, Maroc, Mauritanie, Népal, Niger, Nouvelle Guinée, Pays-Bas, République Démocratique du Congo, République du Congo, Roumanie, Royaume-Uni, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie, Turquie, Zimbabwe…) qui sont venus au Mémorial plaider la cause d’une victime de violation des droits de l’homme. Le Mémorial, le Barreau et la Ville de Caen remercient leurs partenaires qui, au sein des différents barreaux dans lesquels ils exercent leur profession, soutiennent la promotion du concours : le Conseil National des Barreaux, la Conférence des Bâtonniers de France et d’Outre-mer, le Barreau de Paris, la Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats et l’Union Internationale des Avocats. Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises par les candidats ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 223 224 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS 26e CONCOURS INTERNATIONAL DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Dimanche 1 er février 2015 TABLE DES MATIÈRES LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS Ioane Tietiota, ou Vers la reconnaissance d’un statut de « réfugié climatique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 Maître Ophélie Gourdet / Caen - France Soif de justice. L’insupportable condamnation à mort d’Asia Bibi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 Maître Olivier Roquain / Bordeaux - France Le temps de l’exode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Maître Maxime Filluzeau / Paris - France Edward Snowden : le choix d’une vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Maître Henri Carpentier / Nantes - France Enfer mental et damnation carcérale : pour un sursaut d’humanité à l’ombre de nos sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Maître François Dessy / Huy - Belgique Le droit à la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 Maître Iris Naud / Paris - France Jindandao au grand jour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281 Maître Vony Rambolamanana / Seine-Saint-Denis - France D’Homo Sapiens à Homophobe : la malédiction du Cameroun Maître Julien Martin / Strasbourg - France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 Razan Zaitouneh, la Mandela de la Syrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 Maître Clara Ménard / Saint-Malo - Dinan - France Chokri, martyr de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 Maître Yassine Younsi / Tunis - Tunisie 225 226 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Ioane Tietiota ou Vers la reconnaissance d’un statut de « réfugié climatique » Maître Ophélie Gourdet Caen, France 227 228 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Mesdames, Messieurs les membres du jury, J’aimerais que vous fermiez les yeux, que vous imaginiez un océan, plus exactement, l’océan Pacifique. Je vous invite à regarder de plus près cette immensité d’eau. Ajoutez-y de la couleur, du bleu, pas n’importe quel bleu, un bleu turquoise, un bleu qui invite au voyage ! Voyez-vous cette transparence ? Devinez-vous ces coraux, ces trésors marins, ces poissons multicolores ? Agrandissez l’image ! Distinguez cette myriade d’îles et d’îlots, ces barques, ces pêcheurs… Vous êtes au large de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, non loin de la Polynésie française, entre Hawaï et les îles Fidji. Il y a là près de cent mille habitants, trois archipels, une trentaine de petites îles qui forment un collier d’émeraude, sur le bleu turquoise de l’océan Pacifique. Cette région du monde se nomme les Kiribati. Si l’étroitesse de ses terres émergées en fait le plus petit pays au monde, il existe là la plus grande réserve marine inscrite au patrimoine mondial1. Vous pouvez ouvrir les yeux. Pas trop vite ! Faites un dernier effort. Gravez à jamais cette image dans votre esprit. Ce tableau idyllique ne sera bientôt plus. D’ici quelques décennies, de cette vision de carte postale, il ne restera qu’un souvenir, un document d’archives. Ces hommes, ces femmes, ces enfants, leur culture, leur langue, leur terre, appartiendront au passé. Est-ce une fatalité ? Il semble que oui. Le sort des Kiribati apparaît à ce jour scellé. Pour certains, c’est un « pays en voie de disparition2 ». 1 http://whc.unesco.org/fr/etatsparties/KI/ Julien Blanc-Gras, Paradis (avant liquidation), Vauvert, Éd. Au diable vauvert, 2013 (Nouvelle édition 2014, en Livre de poche). 2 229 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS L’archipel de Tuvalu serait sous les flots d’ici cinquante à soixante ans3. C’est-à-dire demain. Pourquoi ? Parce que l’être humain n’a pas su, à temps, prendre la mesure des catastrophes écologiques, des changements climatique qui se sont opérés en raison des activités humaines d’un tiers des pays du monde. D’aucuns de dire : « La première victime collatérale de la crise économique est l’écologie4 », simplement parce qu’elle n’est pas placée au rang des priorités des grandes nations de ce monde. À vouloir garder les yeux fermés, il sera vite trop tard. La vraie victime de cet aveuglement sera l’humanité. C’est pourquoi, aujourd’hui, devant vous, éminente assemblée, j’ai choisi de porter le combat d’un homme pour la reconnaissance du statut de « réfugié climatique ». Il se nomme Ioane Tietiota, il est natif des Kiribati. Agriculteur et pêcheur dans son pays, il a rejoint en 2007 les rivages de la Nouvelle-Zélande. Il a fui la maladie et la violence, consécutives à l’effondrement des ressources en eau potable et à une agriculture en berne. L’eau salée de l’océan pénètre toujours plus avant dans les terres qu’elle stérilise, l’eau douce se fait rare5. Ioane Tietiota a été plusieurs fois contraint de se battre, parce que sur ces terres il y a de plus en plus de gens mais de moins en moins de place. Il est devenu impossible de faire pousser quoi que ce soit. Il ne pleut presque plus. L’eau dans les nappes phréatiques ne se renouvelle pas6. Certains habitants des Kiribati se sont déjà résignés au départ. À son arrivée en Nouvelle-Zélande, M. Tietiota a obtenu un visa de travail. Son épouse l’a rejoint. Ils ont eu trois enfants. 3 Angela Bolis, « Les habitants des atolls poussés à l’exil par la montée des eaux », lemonde.fr, 05/09/2013. 4 Christophe Jaffrelot, « Tous pollueurs, tous payeurs », Alternatives internationales, no 62, mars 2014. Laetitia Van Eeckhout, « IoaneTeitiota sera-t-il le premier réfugié climatique ? », lemonde.fr, Le Monde geo et politique, 22/10/2013. 5 6 Karine Le Loët, « Ioane Teitiota, 37 ans, l’homme qui voulait être le premier réfugié climatique du monde », Terraeco.net, 21/10/2013 (http://www.terraeco.net/Ioane-Teitiota-37-ans-premier,51717.html). 230 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Depuis 2011, ce visa est expiré et il ne peut être renouvelé. M. Tietiota et sa famille devraient être expulsés. Espérant éviter cela, au cours de l’année 2013, la justice néozélandaise a été saisie afin qu’Ioane Tietiota soit reconnu comme réfugié climatique. Le tribunal de l’immigration l’a débouté. Un recours devant la Cour d’appel d’Auckland a été formé. Comment espérer prospérer ? Ce statut de réfugié climatique n’a pas d’existence juridique. C’est une aberration au vu des données existantes. Aujourd’hui dans le monde, il y a plus de personnes déplacées hors ou à l’intérieur de leur pays en raison de catastrophes climatiques qu’en raison de faits de conflits. 32,4 millions, c’est le nombre de personnes déplacées en 2012 du fait d’événements extrêmes et soudains (ouragans, inondations, sécheresses). Les pays les plus pauvres sont les plus touchés. Cent cinquante à cinq cents millions de personnes pourraient être obligées de migrer d’ici 2050 à cause des catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique7. Il est acquis que la montée des eaux va condamner des millions de personnes au départ : les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de deux cents kilomètres des côtes et trente des cinquante plus grandes villes du monde sont situées en bord de mer8. Les droits de l’homme sont sans cesse bafoués : le droit à la vie, à la terre, à l’accès à l’eau potable, à la culture, à l’éducation, etc. Fautil rappeler le Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui stipule : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi » ; la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui affirme : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ? 7 « Les réfugiés climatiques », Planetoscope.com (http://www.planetoscope.com/catastrophesnaturelles/1128-nombre-de-refugies-climatique-dans-le-monde.html) ; Nolwenn Weller, « Des millions de réfugiés climatiques attendent un statut », Bastamag.net, 15/07/2013. 8 Le Monde, no 21366, 28/09/2013. 231 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Ces problématiques sont loin d’être méconnues et délaissées par la communauté internationale. Au sein de l’ONU a été créé, en 1987, un groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), réunissant et fédérant des milliers d’experts et de scientifiques. Le deuxième rapport de ce groupe, paru en 1995, prévoyait déjà un réchauffement moyen compris entre un et quatre degrés d’ici 20109. Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) a arrêté depuis longtemps une définition des réfugiés environnementaux 10. Nombre de réunions, de sommets, de colloques à travers le monde ont eu lieu sur ces sujets11. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a approuvé, le 26 mars 2008, la résolution appelée « Droits de l’homme et changements climatiques ». En France, une équipe de juristes et d’universitaires a décidé d’apporter une réponse aux carences du droit international en élaborant un projet de convention relatif au statut international des déplacés environnementaux12. Au-delà de ce statut audacieux, ce groupe de travail préconise la création d’une instance internationale permettant un recours individuel. La population mondiale se mobilise. Le 21 septembre 2014, des milliers de personnes ont marché « pour le climat » partout dans le monde (Melbourne, New York, New Delhi, Berlin, Londres, Paris)13. La France a été officiellement nommée « pays hôte » de la 21e conférence climat qui se tiendra en 2015 à Paris. Mais tout cela reste désespérément vain. 9 Collectif Argos, Réfugiés climatiques, préfaces de Hubert Reeves et Jean Jouzel, Paris, Éd. D. Carré, 2010. « Personnes qui ont été forcées de quitter leurs habitations traditionnelles d’une façon temporaire ou permanente, à cause (naturelle ou humaine) d’une dégradation nette de leur environnement qui bouleverse gravement leur cadre de vie et/ou qui déséquilibre sérieusement leur qualité de vie. » 10 11 « Déclaration des juristes de l’environnement sur les engagements post Rio+20 », adoptée à Rio de Janeiro, Jardin Botanique, le 17 juillet 2012. 12 Au trésor des souffles, « Projet de convention sur les déplacés environnementaux » (Autresordessoufles.fr/le-projet-de-convention-sur-les-deplaces-environnementaux/) 13 Laurent Caramel, « New York fait ville pleine contre le réchauffement climatique », lemonde.fr, 22/09/2014 232 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Si la haute instance d’Auckland a reconnu que les Kiribati souffraient de la dégradation de l’environnement due aux changements climatiques14, le 26 novembre 2013, elle a tranché et a refusé d’accorder le statut de réfugié à M. Tietiota, considérant que « personne » ne menaçait sa vie. La cour s’est référée au statut de réfugié tel que défini par la Convention de Genève de 1951. Selon ce texte, peut être reconnue comme réfugiée une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Il avait pourtant été martelé, devant chaque instance, que la vie de M. Tietiota et celle de sa famille étaient menacées, mais par l’environnement. La législation internationale ainsi visée date de cinquante ans et résulte spécifiquement du grand nombre de déplacés par suite de la Seconde Guerre mondiale. Elle est inadaptée au cas présent15. La menace climatique n’a pas d’existence juridique. M. Tietiota devrait-il aujourd’hui retourner dans les Kiribati ? Il n’y a plus de maison, plus de travail, ses enfants risquent la famine ou la maladie. À terme, ils n’auront plus de pays. Ils seront « sans terre » comme le prédit la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Ils deviendront apatrides et condamnés de fait à l’exode, s’ils survivent à la submersion… M. Tietiota et sa famille sont condamnés, à fuir ou à mourir. Quels crimes ont-ils commis ? Aucun ! Dois-je rappeler que les Kiribati et leurs habitants ne représentent qu’une partie infinitésimale de la population mondiale ? Ils ne vivent que de la pêche côtière et de l’agriculture locale. Leurs modes de vie sont précaires. Ils ne bénéficient d’aucune infrastructure industrielle 14 « Pacific Islander Ioane Teitiota fails in bid to be first climate change refuge », abc.net.au, 26/11/2013 (http://www.abc.net.au/news/2013-11-26/kiribati-ioane-teitoa-refugee-new-zealand-climatechange/5117848). 15 Nolwenn Weller, « Des millions de réfugiés climatiques attendent un statut », Bastamag.net, 15/07/2013. 233 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS polluante. Pour les Nations unies c’est un « PMA » : un des pays les moins avancés au monde. Face aux Kiribati se trouvent les pays dits « riches et modernes », habités par une minorité de la population mondiale, polluant avec excès notre planète et abusant de ses ressources. Le dernier rapport rendu en 2013 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) fait état d’un consensus à 97,1 % sur la responsabilité de l’activité humaine sur le réchauffement climatique. Autre certitude, confirmée par le PNUE16 en 2012, la dégradation mondiale de l’environnement est « profonde, multiforme et rapide ». Le climat se réchauffe et le niveau de la mer augmente, c’est désormais irrémédiable17. Pour M. Luong, docteur en psychologie : « L’humanité entière n’a jamais été aussi fragile et vulnérable ni confrontée à un problème aussi général que celui du changement climatique actuel et à cette grande échelle. La situation est unique dans son histoire. […] Le réfugié climatique témoigne d’une situation hors norme imposée par les événements dont l’humanité doit assumer sa part de responsabilité18 ». Nier cette responsabilité c’est faire preuve d’une cécité inconséquente. Pour reprendre les mots de Jean-Jacques Rousseau : « Nous sommes perdus si nous oublions que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ». ••• M. Tietiota n’est pas un envahisseur ou un ennemi. Il n’est qu’un témoin, une victime malheureuse du désastre écologique que nous faisons subir à notre planète. L’ennemi, c’est le changement climatique et le déni de cette réalité. Seuls le réveil des consciences, la force de notre solidarité, 16 Programme des Nations unies pour l’environnement. GIEC, Rapport 2013 (www.climatechange2013.org/) ; Stéphane Foucart, « Réchauffement climatique : les experts du GIEC durcissent leur diagnostic », lemonde.fr, 27/09/2013 (www.lemonde.fr/planete/ article/2013/09/27/rechauffement-climatique-les-experts-du-giec-aggravent-leur-diagnostic_3485857_3244. html). 17 18 Cân-Liêm Luong, Le réfugié climatique : un défi politique et sanitaire, Paris, L’Harmattan, 2014. 234 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS les actions collectives et menées ensemble, permettront de sauver le plus grand nombre. ••• Il semble primordial, alors que la réalité de l’existence d’un danger climatique d’origine anthropique fait de moins en moins débat, de créer un statut pour les « déplacés environnementaux ». Ce pourrait être le point de départ d’une mobilisation internationale, l’embryon d’une « justice climatique » tant attendue par les peuples qui sont, comme celui des Kiribati, en première ligne face au réchauffement climatique19. Je voudrais finir sur les vers d’un poème : L’homme est périssable mais ne périssons pas sans résister. Et si le néant nous attend, faisons en sorte qu’il ne soit qu’une injuste destinée20. 19 Collectif Argos, Réfugiés climatiques, préfaces de Hubert Reeves et Jean Jouzel, Paris, Éd. D. Carré, 2010. Lynton Keith Caldwell, Between Two Worlds : Science, the Environmental Movement and Policy Choice, Cambridge University Press (Cambridge Studies in Environmental Policy), 1992. 20 235 236 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Soif de justice. L’insupportable condamnation à mort d’Asia Bibi Maître Olivier Roquain Bordeaux, France 237 238 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS « J’ai soif » : trois mots simples, trois mots naturels, et pourtant, trois mots mortels ! La Haute Cour de Lahore, au Pakistan, en tant que tribunal d’appel, a confirmé, le 16 octobre 2014, la condamnation à mort, par pendaison, d’Asia Bibi, jeune mère de famille, accusée du chef de « blasphème ». « J’ai soif », dit aujourd’hui Asia Bibi. Trois mots souffrants, trois mots crucifiants, et pourtant trois mots d’amour et d’espérance. Car Asia Bibi, du fin fond de sa prison où elle est incarcérée depuis cinq ans, humiliée et torturée, a soif de justice et d’amour. Saurons-nous la rassasier, la désaltérer en lui offrant par notre soutien, notre engagement, notre défense des droits de l’homme et de la justice, une chance de la sauver ? Stéphane Hessel, dans son essai Indignez-vous !, dont l’écho a retenti dans le monde entier, nous invite à ce combat, à cette révolte pour une société plus juste, plus respectueuse de la dignité humaine et des droits fondamentaux de la personne : « Quand quelque chose nous indigne, comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté, mais non cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la Déclaration universelle a rédigé le programme en 1948, sont universels. Si vous rencontrez quelqu’un qui n’en bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les conquérir ». Ainsi, dans un monde libre où la liberté d’expression, la liberté de parole, la liberté de débattre, la liberté de croire, constituent des droits imprescriptibles de la personne, des hommes, des femmes, des enfants, se voient aujourd’hui poursuivis, jugés, condamnés, 239 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS torturés, pour le seul fait de déclarer publiquement, ce qu’ils sont vraiment, ce qu’ils aiment, ce en quoi ils croient. Ces droits de la personnalité qui ne font qu’un avec l’être, dans toutes ses composantes, restent le bien le plus cher, ceux qui doivent être le plus protégés, surtout lorsqu’ils concernent les plus faibles, les plus pauvres, les plus oubliés… Je voudrais aujourd’hui porter devant vous la défense d’Asia Bibi, une femme, une mère de famille de quarante-quatre ans, pakistanaise, qui habitait dans un village minuscule du Pendjab, dans le centre du Pakistan. Le 19 juin 2009, Asia Noreen Bibi, plus connue sous le nom aujourd’hui d’Asia Bibi, est jetée en prison pour avoir soi-disant blasphémé. Le 8 novembre 2010, après quelques minutes de procès, le tribunal l’a condamnée à la peine capitale, par pendaison, et à une amende de 300 000 roupies. Près de quatre ans plus tard, le 16 octobre 2014, la Haute Cour de Lahore a confirmé la sentence, confirmé la peine de mort, confirmé que l’iniquité et l’injustice font loi ! Mais quel crime Asia Bibi a-t-elle pu commettre, délibérément, pour encourir la peine de mort et, avant celle-ci, la maltraitance et la torture en prison ? Nous sommes le 14 juin 2009, dans le petit village d’Ittan Wali, au Pendjab. Asia Bibi, mère de famille, appartient à une famille chrétienne pauvre, à une minorité qui vit chaque jour dans la peur de l’injure, de la violence et de la mort. Ce jour-là, pour gagner 250 roupies – soit juste l’équivalent pour nourrir sa famille pendant une semaine –, elle décide de participer à la cueillette des baies qui est organisée dans un champ, un peu plus loin, à la sortie du village. Cette journée s’annonce difficile, et cela d’autant plus qu’Asia ne sait pas encore que c’est l’une de ses dernières journées de liberté… La cueillette des baies est une tâche délicate, car il ne faut pas abîmer les fruits, et il faut les chercher à travers des branches 240 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS parsemées d’épines, les épines de la souffrance, pour un salaire modeste, des épines annonciatrices de sa propre souffrance, mais dont elle ne connaît pas encore le terrible dénouement. À midi, sous un soleil de plomb, il fait 45 °C, Asia est exténuée, fatiguée ; elle a soif. Elle décide d’aller au puits, et de se désaltérer. Elle tire un seau rempli d’eau, et se contente de boire quelques gouttes d’eau à peine, pour se rafraîchir, pour reprendre des forces, pour continuer son travail. Ce simple geste, ce geste naturel, consomme pourtant sa tragédie. À l’instant même où l’eau réhydrate son corps, elle entend un cri derrière elle, et une femme hurler : « Ne bois pas cette eau, elle est haram.1 » Ainsi, Asia Bibi se voit reprocher d’avoir souillé l’eau du puits, empêchant soi-disant ces femmes de boire après elle. Des mots sont échangés ; les cris se font de plus en plus forts ; la haine monte comme une vague déferlante qu’Asia reçoit de plein fouet au visage. Elle est injuriée ; elle est traitée de « sale chrétienne » et la dispute irrationnelle, peut-être échauffée par le soleil brûlant du jour et le travail harassant, tourne à la querelle religieuse. Elle s’entend dire en sa qualité de chrétienne que son « Jésus est un bâtard parce qu’il n’a pas de père légitime ». Asia tente de répondre. On lui demande de se convertir. Elle résiste, elle balbutie : « Et pourquoi devrais-je me convertir et pas vous ? » Tout est dit ; tout est joué ; tout est consommé, tout est fini pour Asia Bibi ! Asia s’enfuit, mais elle est très rapidement rattrapée, non seulement par les femmes qui l’ont injuriée, mais par l’ensemble du village qui crie au blasphème ; elle est alors attrapée et, le 19 juin, jetée en prison, au cri de « À mort la chrétienne ! » Voilà ce qui justifie selon certains, au XXI e siècle, le 16 octobre 2014, la condamnation à mort par pendaison d’Asia Bibi ! Elle est la première femme du Pakistan à avoir été condamnée à 1 Ce mot arabe désigne à la fois ce qui est sacré pour les musulmans et ce qui est interdit. (N.d.É.) 241 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS mort pour blasphème, au moment même où une autre jeune femme pakistanaise, Malala Yousafzai, reçoit le prix Nobel de la paix. Quel paradoxe, quelle injustice ! Asia Bibi a été condamnée pour avoir violé les dispositions de l’article 295 (c) du Code pénal applicable au Pakistan qui dispose : « Toute remarque dérogatoire […] vis-à-vis du prophète sacré […] à l’écrit ou à l’oral, ou par représentation visible, ou toute imputation ou insinuation, directe ou indirecte est condamnée à la peine de mort ou à un emprisonnement à vie ainsi qu’à une amende. » En 1990, la Cour fédérale de la charia a jugé comme non conforme au droit musulman la disposition de la section 295, prévoyant, comme alternative à la peine de mort pour blasphème, la prison à vie. Ainsi, seule la mort peut réparer l’offense faite au Prophète, à la condition, cependant, que les faits soient avérés… Souvenez-vous de cette journée du 14 juin 2009 ; remémorezvous le déroulement de cette rencontre d’Asia Bibi, sous la chaleur insupportable du Pendjab ; pensez à la dureté du travail, à son désir simple et naturel de se désaltérer, aux injures des femmes sur la souillure dont elle se serait rendue responsable et coupable, aux injures formulées avec haine contre elle, contre sa situation de chrétienne, de minorité juste supportée, à peine acceptée ; gardez à l’esprit que le seul mot d’Asia Bibi a été de se demander, comme un réflexe de défense, pour quelle raison elle devrait se convertir ; cherchez l’insulte, cherchez l’injure, cherchez le blasphème, cherchez le crime, cherchez la justification de la mort par pendaison. Son refus de se convertir après un tel échange ne fut que sa seule défense, celle d’affirmer ce qu’elle est, ce en quoi elle croit profondément, sa raison d’être, tout simplement, sa raison de vivre. Mais, la parole peut tuer ; l’expression de conviction différente peut entraîner la mort ; la liberté de penser et de débattre, de critiquer peut se traduire par la pendaison, et plus loin, elle justifie pour ceux qui l’ont emprisonnée, des traitements humiliants et dégradants, des tortures en prison, la séparation de sa famille, 242 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS l’éradication de toute vie, le mépris absolu de l’être humain. Ces agissements consacrent qu’être différent n’est acceptable qu’à la condition de se taire ! Comment ne pas être indigné, comment ne pas réagir, comment ne pas se révolter ? Certes, toute liberté peut et doit connaître certaines limites, et notamment celle instaurée par la loi, pour permettre une vie plus juste en société. Mais, la loi ne respecte plus les droits fondamentaux de la personne, la liberté d’expression, la dignité de la personne, lorsque la justice, par sa disproportion, par son incohérence est source d’injustice, et lorsque la loi elle-même est injuste ! Mme Navi Pillay, Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, prenait position sur l’application de la peine de mort, en cas de blasphème. Elle déclarait : « L’expérience dans le monde a montré que ces lois sur les blasphèmes étaient des couteaux à double tranchant. Ayant pour objectif de défendre certaines valeurs, elles ouvrent la porte à des abus et mènent à des violations de la liberté d’expression, de la liberté de religion et au bout du compte, du droit à la vie. » Elle rappelait ainsi la difficulté de concilier des législations, qu’il convient assurément de respecter, avec les abus et les excès d’une réglementation appliquée sans discernement, sans humanité, qui violent les droits de l’homme, tels qu’exprimés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948. Le préambule de celle-ci rappelle que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Ce droit implique selon la même Déclaration de ne pas être « inquiété pour ses opinions ». Asia Bibi n’a fait que se défendre, n’a fait qu’exprimer ses convictions. Pour cela, après soi-disant, selon le Juge qui l’a condamnée, une enquête appronfondie, elle est condamnée à la peine de mort par pendaison ! 243 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Ceux qui ont tenté de la défendre, comme notamment le gouverneur du Pendjab, M. Taseer, et le ministre pakistanais des Minorités religieuses, M. Shahbaz Bahtti, ont été, après sa condamnation, assassinés. M. Taseer, par son propre garde du corps qui est devenu un héros pour avoir tué un défenseur des chrétiens, d’un membre d’une minorité. Comment considérer alors, que le fond même du droit puisse reposer sur des causes justes, respectant les droits fondamentaux de la personne, lorsqu’au nom de Dieu ou d’un dieu, une simple dispute, des mots échangés se traduisent par la mort ? Le droit, pour être juste, doit exprimer une vérité intangible, applicable et compréhensible pour tous, et être respectueux des droits et des devoirs de chacun, et notamment la liberté et la dignité de la personne humaine. Si les rédacteurs de la Déclaration de 1948 ont voulu la qualifier d’« universelle » et non d’« internationale », c’est pour exprimer, après l’horreur nazie, dénonçant ainsi toutes les formes de totalitarisme politique et de la pensée, que l’humanité devait entrer dans une nouvelle ère, celle de la reconnaissance des droits ; que l’égalité entre les hommes et les femmes de toute la planète se devait d’être une réalité, que chacun avait droit à sa dignité et, plus loin, en termes de justice, à un procès équitable, proportionnalité entre l’« assujettissement » à la loi et son ajustement à la cause litigieuse. Respecter les religions quelles qu’elles soient, constitue un devoir ! Et respecter la personne humaine consiste à appliquer la règle que tous les dieux en lesquels les hommes croient, expriment, à savoir : le respect d’autrui ; valeur universelle partagée également par ceux qui croient à d’autres systèmes de pensées ou philosophiques, qui au nom des droits de l’homme et de la solidarité, partagent la même conception de la dignité de la personne et de la vie. Ce sont les hommes qui défigurent les religions, car elles sont toutes porteuses d’un sacré qu’il faut respecter ; d’ailleurs cette 244 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS sacralité se trouve inscrite dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui consacre les droits sacrés de l’homme. Alors que faire pour Asia Bibi ? S’indigner ? C’est bien, mais c’est peut-être peu ! Élisabeth Badinter, philosophe et épouse de l’ancien garde des Sceaux et avocat Robert Badinter, partisan de l’abolition de la peine de mort en France, s’indignait le 29 octobre 2014 en prenant la défense d’Asia Bibi : « L’idée que l’on puisse condamner une femme pour une raison d’eau, et ce qu’ils disent être un blasphème, c’est absolument insupportable. » Élisabeth Badinter ajoutait : « Il faut mettre une pression constante » pour sauver Asia Bibi. Dans le respect du droit interne de chaque État, il faut pourtant réagir pour que l’atteinte à la vie, par la suppression de la vie, par des traitements humiliants et dégradants que sont la torture et l’isolement et, plus loin, la peine de mort, soit sanctionnée et disparaisse ! Pour les défenseurs des droits de l’homme, comme pour les États qui ont ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme, la vigilance reste de mise. Le pire, c’est l’indifférence ! Seule, la capacité d’indignation et d’engagement constitue l’un des moteurs essentiels de la solidarité, car c’est la vie qui est en jeu. Il ne faut pas permettre que le seul argument de la pleine souveraineté, comme le dit Stéphane Hessel, puisse constituer pour des États – même démocratiques – un argument pour justifier que soient perpétrés des crimes contre l’humanité et contre les droits rappelés dans la Déclaration des droits de l’homme. Car tous les totalitarismes politiques, de la pensée, de la religion, sont des atteintes directes à ce qu’il y a de plus beau, de plus cher, de plus précieux : la vie et sa dignité. Alors que nous dit aujourd’hui Asia Bibi du fond de sa prison ? « La seule chose qui me permette de tenir encore debout, malgré 245 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS toutes les privations, les vexations, et cette angoisse qui ne me quitte pas, c’est la certitude de mon innocence. La certitude de l’injustice qui m’est faite. Et la volonté de témoigner, de faire en sorte que mon combat serve à d’autres. » Hurlant dans le silence de sa prison ces quelques mots, Asia concluait : « Maintenant que vous me connaissez, racontez ce qui m’est arrivé autour de vous, faites-le savoir. Je crois que c’est ma seule chance de ne pas mourir au fond de ce cachot. J’ai besoin de vous ! Sauvez-moi ! » Le soleil du 14 juin 2009 anima le feu de la haine et provoqua l’injustice d’une sanction capitale ; que le feu de notre indignation, que la force de notre combat pour les droits de l’homme, nous permettent pour tous, et notamment pour les plus démunis, les plus pauvres, les exclus, pour Asia Bibi, de combattre inlassablement pour le respect de la vie et de la dignité, sous toutes ses formes, sans aucune oppression, ni de la loi injuste, ni de la folie des hommes. La liberté n’a pas de prix et le prix de la vie, c’est la liberté de tous ! Alors, ensemble sauvons Asia Bibi. 246 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Le temps de l’exode Maître Maxime Filluzeau Paris, France 247 248 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS « Quand je traverse la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi1 ». Depuis deux mille ans, dans la province de Ninive en Irak vivent les Assyro-Chaldéens, l’une des plus vieilles branches du christianisme. Par ma bouche et par mes mots, je ne serai que l’instrument d’un jeune homme, Yousef, soucieux de témoigner des atrocités qu’il a subies parce qu’il a un jour assumé ses croyances, différentes de celles de ses voisins. Ce jeune homme, étudiant en médecine à Mossoul, a dû fuir Qaraqosh dans la nuit du 6 août 2014 avant l’arrivée des djihadistes. Aujourd’hui réfugié à Erbil, en territoire kurde, c’est l’histoire de son exode que je vais vous conter. 29 juin… Aujourd’hui, premier jour du ramadan pour nos frères musulmans, jour de joie, jour de fête. Le soleil pointe à son firmament, la lune sera maîtresse en ce mois de ferveur, de gaieté, et de recueillement. Pourtant, le malheur et le désespoir semblent poindre à l’annonce de l’émergence d’un califat par l’État islamique en Irak. L’émir Abou Bakr al-Bahgdadi al-Husseini al-Qurashi vient de s’autoproclamer calife sous le nom d’Ibrahim. 15 juillet, la terreur toque à notre porte. Le calife a décrété que les maisons de « ceux qui adorent la Croix » devenaient propriété de l’État islamique. Pour faciliter la tâche des persécuteurs et ajouter à la pression exercée, une marque a été déposée sur nos maisons. Il ne s’agit pas 1 Psaume 23, verset 4. 249 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS d’une étoile jaune, ni d’une croix, mais d’un simple « noun » souvent inscrit dans un cercle. Ce symbole, particulièrement évocateur fait écho au « N » latin et signifie « Nasarah » pour Nazaréen – terme désignant les chrétiens dans le Coran. Les hommes du calife parcourent notre terre et entament leurs persécutions avec une malveillance abjecte. Ils plastiquent les églises, les mosquées chiites et même le tombeau de Jonas, prophète emblématique des religions juive, musulmane et chrétienne. Ces jours-ci, tous les livres de l’université de Mossoul, hormis le Coran, ont été brûlés en place publique. L’autodafé, prémisse de l’apparition d’un régime autoritaire. Les habitantes des villes avoisinantes frémissent de rage. Elles ont toutes reçu l’ordre de se couvrir d’une abaya, un voile qui cache l’intégralité du corps, visage inclus. 17 juillet, la tension monte. Le calife convoque les dirigeants de notre communauté à Mossoul, pour définir notre futur statut au sein de l’État islamique. Devant l’absence de nos représentants, le calife ivre de rage a promulgué le décret suivant : « Nous avons informé les dirigeants des chrétiens de venir découvrir leur statut sous le régime de l’état du califat dans la province de Ninive. Ils ne se sont pas présentés au rendez-vous fixé. Nous avions prévu les trois choix suivants : devenir musulman ; accepter le statut de dhimmi2 ; en cas de refus de ces choix, ils seront exterminés par l’épée. « Le prince des croyants, le calife Ibrahim, a généreusement laissé aux chrétiens la possibilité de s’exiler par eux-mêmes à l’extérieur des frontières de l’État islamique. Cela doit être fait avant le samedi 19 juillet à midi. Passé ce délai, il n’y aura que l’épée. » Mourir par l’épée comme Paul de Tarse ou fuir ? Quel choix avons-nous ? Renier nos croyances, nous résigner, nous défendre ? 2 Un dhimmi est, suivant le droit musulman, un citoyen non-musulman d’un État musulman, lié à celui-ci par un « pacte » de protection. Ce terme s’applique essentiellement aux « gens du Livre » qui, dans le champ de la gouvernance islamique, moyennant l’acquittement d’un impôt, d’une certaine incapacité juridique et du respect de certaines obligations discriminantes édictées dans un « pacte » conclu avec les autorités, se voient accorder une liberté de culte restreinte, certains droits ainsi que la garantie de sécurité pour leur personne et leurs biens. 250 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Ne nous a-t-on pas enseigné que celui qui prendrait l’épée périrait par l’épée ? 6 août… L’effroi gronde. De nombreuses familles ont déjà quitté la ville dans la matinée à la suite d’un bombardement au mortier. Les cadavres d’hommes, de femmes, et d’enfants jonchent les rues. L’odeur de la mort embaume les passages maculés de sang. Vers 23 heures, les peshmergas3 abandonnent leurs positions alors qu’ils devaient garder le contrôle de la situation… La panique la plus totale a submergé la ville. Le mari perdait sa femme, la femme ses enfants, les enfants leur vie. Nous avons pris tout et n’importe quoi et nous avons fui. À bord de mon véhicule en route vers Erbil, j’ai pris à tour de bras des personnes abasourdies qui quittaient la ville à pied. Aux premières lueurs de l’aube, nous sommes arrivés au milieu d’un flot de véhicules jouant du klaxon au checkpoint de Kalak tenu par les Kurdes. Une attente interminable a commencé. Les soldats kurdes nous laissaient passer au compte-gouttes. Puis, nos craintes se sont confirmées. Les hommes en noir du calife nous ont rejoints en tirant des coups de feu dans notre direction. La panique a atteint son paroxysme. Des soldats kurdes arrivaient, fonçant dans la masse des voitures et se taillant un passage pour traverser le checkpoint. D’autres ont tiré en l’air pour effrayer l’ennemi. J’ai aussitôt sauté de ma voiture, j’ai couru en me baissant pour me protéger. Les gens hurlaient, pleuraient, pensant leur dernière heure arrivée. À mon tour, j’ai sombré dans la peur et la tristesse. Puis mystérieusement, après quelques échanges de tirs avec les peshmergas, les djihadistes ont fait demi-tour. Vers 7 heures, nous avons pu franchir le checkpoint à la condition de laisser nos véhicules devant cette « frontière » imaginaire. Chacun a pris un petit sac, quelques affaires, et des objets de valeur. 3 Terme utilisé pour qualifier généralement les combattants kurdes dans la région irakienne. 251 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Cette scène indescriptible et horrible ouvrait la voie de l’exode. Je n’en croyais pas mes yeux. La route, noire de monde, n’en finissait plus. Il n’y avait ni début, ni fin à ce cortège maudit. Sur plusieurs dizaines de kilomètres pour atteindre Erbil, des enfants sanglotaient, des familles traînaient de petites valises, les vieillards portés sur le dos de leur fils semblaient désabusés. Le soleil déjà haut dans le ciel brûlait nos yeux et notre peau. La chaleur était étouffante et le manque d’eau se faisait cruellement sentir. À Erbil, la ville était envahie de réfugiés et au bord de l’asphyxie. Les établissements religieux ont accueilli autant qu’ils le pouvaient. Il n’y avait plus un centimètre carré de disponible, ni trottoir, ni parcs. Mon père tentait de réconforter ma mère comme il le pouvait, il osait même l’humour. Pourtant, lorsque nous étions tous les deux, il m’a confié qu’il était brisé, fini. Pour la toute première fois, je l’ai vu pleurer. J’ai tenté de le réconforter, mais que dire de vrai ? Nous avons perdu tout ce que nous avons bâti durant toute une vie, et à aucun moment nous n’avons été défendus. Les djihadistes pillent et violent notre ville. Ils ont hissé leur drapeau noir sur la colline Sainte-Barbe. Nous n’avons plus confiance en personne, nous sommes devenus des jouets, une pièce de monnaie que l’on échange entre des protagonistes dont nous ne connaissons pas les motifs. Comment imaginer que ces djihadistes habillés en noir peuvent repousser l’armée irakienne, puis les peshmergas ? À Qaraqosh, ils sont entrés sans résistance… Pourquoi ? Où sont les belles promesses des chefs kurdes de mourir avec nous s’il le fallait ? Pourquoi sommes-nous ainsi persécutés ? Comme se fait-il que nos croyances impliquent une telle différence ? En effet, dans toute société démocratique, toute personne a le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Celui-ci implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 252 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS La liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises de tout État de droit. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Cette liberté nous confère le droit de témoigner pleinement de notre engagement au-delà du prosélytisme abusif qui n’est que déformation, violence et corruption. L’ingérence de l’État se comprend parfaitement dans la liberté de manifester sa religion ou ses convictions. Tout État peut légitimement estimer nécessaire de prendre des mesures visant à réprimer certaines formes de comportement, y compris la communication d’informations, d’idées jugées incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui. Mais de telles violations de notre droit le plus sacré, ne fait-il pas l’objet d’une violation malveillante ? Doit-on rester tolérant et subir un nouvel exil à Babylone ? Faut-il encore une fois tendre la joue gauche ? Ces agissements sont d’autant plus révoltants que notre pays a ratifié le 25 janvier 1971 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques reconnaissant des droits égaux et inaliénables tels que la liberté de conscience et de religion dans son article 18. Pire, notre Constitution irakienne du 15 octobre 2005 protège, dans son article 42, en des termes totalement similaires, la liberté de conscience et de religion. Devant ces violations manifestes, nous nous retrouvons démunis. Je vous exhorte donc, vous, institutions représentatives des droits de l’homme ! Passez au-delà de vos réunions ministérielles, présidentielles, et au-delà des pétitions auprès de l’ONU… À vous, pays fondateurs des droits de l’homme, mobilisez-vous ! Ne nous laissez pas sombrer dans l’oubli. Notre peuple est porteur d’une culture et d’une histoire qu’il convient de protéger. 253 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Aujourd’hui, il ne nous reste que notre foi et notre entourage. Car souvenez-vous qu’au cours de l’histoire de l’humanité, c’est bien la violation de ces libertés de conscience qui ont conduit aux prémisses des conflits les plus abominables et meurtriers. Ne laissez pas la bête nous marquer de son sceau et enterrez-la avant qu’elle ne se déploie. Entendez-nous marcher, crier, supplier pour nos croyances et notre vie. Nous avançons toujours sur le chemin de l’exode en espérant des lendemains meilleurs. Oui, nous sommes désormais peu nombreux dans ce combat mais notre foi reste grande. Alors, quand il faudra poursuivre cette lutte, qu’à l’issue de cette défense il faudra laisser hurler le silence… il sera temps enfin de faire cesser ce temps de l’exode. « Lorsque je traverse la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi4 ». 4 Psaume 23, verset 4. 254 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Edward Snowden : le choix d’une vie Maître Henri Carpentier Nantes, France 255 256 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS À chaque étape de notre vie, nous faisons des choix. Des choix des plus anodins – cravate rouge ou cravate bleue ? – aux plus importants – Dois-je l’épouser ? Quelle carrière embrasser ? – mais en définitive, pour avancer, il nous faut à chaque instant décider. Vivre, c’est choisir. Le plus souvent, ces choix se font à l’échelle individuelle. Il est rare qu’un homme soit confronté à un choix qui va retentir sur l’humanité tout entière. Encore plus rare est l’homme qui aura le courage d’assumer ce choix. Edward Snowden est l’un de ces hommes. Le choix délibéré, libre et indépendant d’Edward Snowden a rejailli sur la terre tout entière. Edward Snowden n’est pourtant pas un Christ rédempteur ou un quelconque super-héros programmé pour sauver la planète. Non. C’est un simple garçon de vingt-neuf ans qui vit à Hawaï. Grâce à ses talents informatiques, il est parvenu à se trouver un bon employeur qui lui laisse à la fin du mois suffisamment de temps et d’argent pour profiter de la vie. Le week-end, il rejoint ses copains sur la plage qui font du surf et il boit quelques bières avec eux. Ils regardent ensuite le soleil qui se couche sur l’océan. Les vacances, il les passe avec sa petite amie Lyndsay, entre escapades romantiques et rêves d’un avenir à deux. Sweet american dream1 d’une famille en devenir… Edward ne vit pas de névrose, de ressentiment ou de rancœur. Edward ne vit pas davantage d’idéalisme naïf, de passion déraisonnée ou d’un quelconque messianisme mystique. Edward est un type normal. En mai 2013, ce jeune homme sans histoires fait le choix de 1 « Doux rêve américain » (N.d.É.) 257 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS renoncer à ce confort, à cette vie déjà programmée. Ce type normal choisit de révéler des choses anormales. Via les plus grands médias, The Guardian, The Washington Post, Le Monde, il révèle une réalité que le monde ignore : les services secrets américains espionnent les communications téléphoniques et informatiques de millions de personnes, sur le sol américain et à travers le monde. Piratage d’ordinateurs, lectures de courriels, interceptions d’appels passés depuis les téléphones portables, on apprend que la NSA2 peut conduire ces opérations en dehors de toute autorisation ou contrôle judiciaire. Jamais, dans toute l’histoire des services secrets, un tel programme de surveillance de masse n’a été mis en place. Jamais la prétention d’un gouvernement d’être omniprésent et omniscient dans la sphère intime des individus n’a été aussi forte. L’image de l’espion de la Stasi qui écoute ses voisins, un casque sur la tête, est multipliée à l’infini. Au nom de la sécurité, la vie des autres ne doit plus être un secret. Au nom d’intérêts prétendument supérieurs, un fonctionnaire américain est en droit d’être dans votre ordinateur, dans votre téléphone, dans votre tablette ou dans votre boîte aux lettres. Installé dans votre salon, il écoute et regarde qui vous êtes, ce que vous faites et ce que vous dites. Et il sait ce que vous pensez puisqu’il a accès à tout. Voilà l’effroyable, monstrueuse réalité qui a conduit Edward Snowden à faire le choix de renoncer à sa vie : « Je suis prêt à renoncer à tout cela parce que je ne peux, en mon âme et conscience, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d’Internet et les libertés essentielles des gens du monde entier avec ce système de surveillance. » En réaction, confrontés à leur propre réalité, à la nudité sordide d’un espionnage blafard effectué à la lueur des écrans d’ordinateurs, les États-Unis d’Amérique vont faire leur le mot de Talleyrand : « On peut violer les lois sans qu’elles ne crient. » 2 L’Agence nationale de la sécurité américaine. (N.d.É.) 258 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Le 22 juin 2013, Snowden, alors en transit à l’aéroport de Moscou, voit son passeport brutalement révoqué. En un instant, l’administration fait de lui un apatride, un sans-nom ni identité, incapable de prouver sa nationalité aux autorités civiles étrangères. La Cour suprême américaine reconnaît pourtant depuis 1835 et l’arrêt Urtetiqui la fonction essentielle du passeport dans la protection de l’identité et de la nationalité du citoyen. Mais le département d’État américain va faire un autre choix : celui de contourner les accords d’extradition pour forcer Edward Snowden à retourner aux États-Unis, hors de toute procédure légale : « The department may not issue a passport, except a passport for direct return to United States3 ». La violation de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de l’article 22 de la Convention américaine relative aux droits l’homme de 1969 est manifeste : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. » Ensuite, les autorités américaines vont faire litière de la présomption d’innocence, en livrant Edward Snowden à la calomnie et au déshonneur. Accusé d’espionnage, de vol et d’utilisation illégale des biens gouvernementaux, Edward Snowden est assimilé publiquement à un traître, en parfaite violation des garanties prévues à l’article 11 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. » Enfin, les États-Unis choisissent de bloquer toute possibilité pour M. Snowden de circuler librement hors de son pays et de solliciter l’asile. Souvenez-vous ! ce jour où les États Unis sont parvenus à verrouiller au sol l’avion que devait prendre Edward Snowden pour rejoindre l’Amérique du Sud, en obtenant des pays européens la fermeture totale de leur espace aérien. Le protocole de New York 3 « Le département peut ne pas délivrer de passeport, à l’exception d’un passeport pour un retour direct aux États-Unis. » (N.d.É.) 259 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS relatif aux réfugiés et l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme permettant à chacun de recevoir asile sont à nouveau bafoués. Et les pays européens, alliés et pourtant cibles de cet espionnage de masse – jusqu’à leurs plus hauts dirigeants comme Angela Merkel dont le portable était sur écoute constante –, n’accorderont pas l’asile pour Edward Snowden. Snowden, emprisonné dehors, comme Bradley Manning – dont la cause fut reconnue ici même, au Mémorial de Caen, il y a un an – est enfermé dedans. Étrange parallèle et destin de ces jeunes gens qui n’ont eu que pour but, non de servir une puissance étrangère ou de monnayer des informations, mais simplement d’alerter les peuples sur ce qui se pratiquait en leur nom, et qui font désormais l’objet d’une chasse à l’homme de dimension planétaire. Ils font penser au mythe de la caverne tel que décrit par Platon : ce moment où un homme enchaîné au fond de la grotte voit le vrai soleil et non plus son seul reflet sur les murs ; ce moment où cet homme indique aux autres prisonniers l’endroit où porter le regard ; ce moment où ceux-ci, loin de le remercier pour les guider vers la réalité, se mettent à l’insulter : la lumière crue de la vérité leur aveugle soudainement les yeux. Ils préfèrent s’en détourner pour retourner vers l’ombre apaisante. Ils maudissent et chassent l’homme qui les en a détournés. Et nous, au fond de cette caverne, quels choix faisons-nous ? Aujourd’hui, considérant les multiples violations des droits de M. Snowden, tels que reconnus par les plus hautes conventions internationales, j’ai l’honneur de demander devant vous l’octroi du statut de défenseur des droits de l’homme à son bénéfice. Le statut de défenseur des droits de l’homme est prévu par la résolution 53/144 des Nations unies. Directement applicable au cas d’espèce, c’est le droit, selon l’article 6, « de publier, communiquer à autrui ou diffuser librement des idées, informations et connaissances sur tous les droits et toutes les libertés fondamentales » et, encore, 260 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS « d’étudier, discuter, apprécier et évaluer le respect, tant en droit qu’en pratique, de tous les droits de l’homme et de toutes libertés fondamentales et, par ces moyens ou d’autres moyens appropriés, d’appeler l’attention du public sur la question ». Hier, en pleine guerre froide, Soljenitsyne a attiré notre attention, notre émotion et notre réflexion sur la réalité du système soviétique en publiant L’Archipel du goulag. Aujourd’hui, il est temps que la communauté internationale reconnaisse que le choix courageux qu’a effectué Edward Snowden, au mépris du confort de sa propre vie, constitue une avancée majeure dans la protection des libertés individuelles face à une emprise de masse. Aujourd’hui, grâce à ce choix et à ce courage, nous sommes en capacité de répondre à ceux qui prétendent entraver les libertés : « Be careful Big Brother, citizens are watching you4 ». 4 « Attention Big Brother, les citoyens te regardent », renversement de la célèbre formule inventée par George Orwell dans son roman 1984 : « Big Brother is watching you » (« Big Brother vous regarde »). (N.d.É.) 261 262 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Enfer mental et damnation carcérale : pour un sursaut d’humanité à l’ombre de nos sociétés Maître François Dessy Huy, Belgique 263 264 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS « Les conditions pour l’euthanasie, c’est qu’on ait des souffrances physiques infinies et qu’aucun traitement n’existe. Si je n’ai pas la possibilité d’aller aux Pays-Bas, alors il n’y a pas de traitement possible en Belgique, et alors suivant la loi, j’ai droit à l’euthanasie. Et alors on n’a qu’à m’accorder cette euthanasie. Et je serai en dehors de la société. Mais il y en aura d’autres après moi. Les gens doivent se rendre compte que lorsque vous internez des gens et ils ont commis un délit sexuel, aidez-les. Aidez-les à vivre avec cela. Mais laisser quelqu’un simplement derrière des portes fermées avec cela ; on n’aide personne : ni la personne même, ni la société, ni la victime. Je ne me sens plus un homme. » Cette voix qui transperce l’écran de la télévision flamande, à la monotonie résignée, monocorde, sans haine, ni rage ; et ces yeux qui l’accompagnent, embués de larmes, éteints, vides de toute énergie… sont ceux de Frank Van Den Bleeken, cinquante ans. Son statut : interné. Ses actes : abominables, meurtriers. Plusieurs agressions sexuelles commises sur des jeunes femmes dont l’une y a laissé la vie. Ça n’appelle aucun état d’âme, aucune sollicitude, me direzvous. Oserait-on d’ailleurs l’appeler Frank ? Son état mental est à ce point troublé qu’il ne peut contrôler ses actes. Motif pour lequel il est sous le coup d’une mesure d’internement, c’est-à-dire une alternative à l’emprisonnement ou, en termes légaux, « une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à l’interné les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société ». Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, de la loi aux actes… Frank a et aurait tout accepté. Mais il est là, à croupir dans l’annexe psychiatrique d’une prison ordinaire près d’Anvers. 265 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Rien ne lui a été proposé. Rien qui puisse répondre à ses besoins, le guérir ou à tout le moins soulager tant soit peu le mal intérieur qui le ronge. Mal accentué par des éclairs de lucidité. Car il le sait depuis son premier jour d’enfermement : s’il sort, il recommencera. Or, il ne veut plus faire de mal. C’est pourquoi il n’a jamais demandé, ni même envisagé sa libération, fût-ce à long terme. Depuis trois ans, Frank est à bout. Il lutte depuis toujours. L’enfer, c’est lui-même… avec, vous allez le voir, la complicité des autres. Jugeant ses souffrances inapaisables, ce calvaire, cette guerre interne, cette survie mentale, impossible à endurer, il demande son euthanasie, laquelle échoue, faute de médecins persuadés que toutes les possibilités thérapeutiques ont été épuisées. Sage prudence médicale puisque finalement Frank trouve aux Pays-Bas un établissement adapté, De Pompestichting, conçu pour accueillir des délinquants sexuels dans le cadre de longs séjours, « langdurige forensich psychiatrische zorg », dont le pendant n’existe pas en Belgique. Mais ses derniers espoirs ravivés vont vite voler en éclat. Parce qu’un procureur écarte d’un prompt revers de main cette solution, suivi par la Commission de défense sociale chargée de statuer sur son cas ! En instance : demande de soins rejetée ! Circulez, il n’y a plus rien à dire ! Bis repetita en appel. En raison de quoi, Frank assigna l’État belge pour le contraindre à accepter son transfert salvateur ou, à défaut, sa demande d’euthanasie. J’espère que vous êtes tous assis, Mesdames et Messieurs. La ministre de la Justice a proscrit l’option thérapeutique et privilégié la mort de Frank – « d’accord pour l’euthanasie » ! – tandis que la cour d’appel de Bruxelles, par arrêt rendu le 29 septembre 2014, a entériné cet accord ! 266 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Suprême justification alléguée : on ne peut faire de cette faveur un précédent, « après on verrait des détenus demandant d’être extradés au soleil ». Par quelle contorsion « légale » et létale, un État de droit peut-il décider de la mort d’un citoyen qui ne demandait qu’à vivre autrement, c’est-à-dire dignement, à se soigner différemment. Le triste destin de Frank pose d’abord triplement question. Comment peut-on accueillir la demande « réfléchie et volontaire » – comme la loi belge le prescrit – d’un malade mental, paradoxalement irresponsable de ses actes sur le plan pénal ? Comment peut-on qualifier d’« inapaisables » ses souffrances psychiques, quand un établissement frontalier se propose d’en alléger le poids ? D’« insupportables », quand lui veut bien les supporter ailleurs ? Comment l’État belge peut-il parler de « pathologie incurable », sans fournir un seul établissement de soins ad hoc pour les délinquants sexuels ? Tout cela pour servir quel but ? Pour bafouer la vie. Des signes de régression furent déjà observables pour ne pas dire annonciateurs. J’en veux pour preuves les derniers développements législatifs en Belgique en matière d’euthanasie. Au bénéfice : - des personnes qui souhaitent y consentir par anticipation en prévision d’une future inconscience ; - des personnes souffrant d’une lourde pathologie ou d’un handicap, non mortels ; - et, depuis février 2014, fait unique au monde, au bénéfice des mineurs « capables de discernement ». Mais ici, Mesdames et Messieurs, nous assistons à la plus grande des régressions. 267 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Car en retirant la vie de force à celui qui veut vivre, même dans la douleur, en ôtant la vie à un prisonnier qui s’accroche à elle depuis trente ans, à un patient comme Frank – pardonnez-moi de le préciser – ni mourant, ni même guetté par la mort, oui, on piétine sa vie au lieu de la protéger ; oui, la Belgique achève ainsi de piétiner ce que nous avons de plus sacré, de plus précieux, notre droit le plus indérogeable, notre valeur la plus intangible et inconditionnelle : la vie. Après en avoir été l’orgueilleux porte-étendard, après en avoir combattu, des décennies durant, la négation même, la peine de mort, c’est ce même châtiment – capital ! – qui, sans oser porter son nom, fut, en Europe, rétabli. La lâcheté terminologique jointe à l’abomination étatique ! Vous entendez bien. Un crime légal, qu’on avait, nous, presque oublié ! Est-il besoin de le réaffirmer ? Dans l’ordre des droits sauvegardés par la Convention européenne du 4 novembre 1950, le droit de vivre les devance tous ; le droit de vivre est plus cher que tous les autres et les permet tous : le droit de vivre à deux, en famille ou en société, le droit de vivre dans l’intimité et dans la dignité… Faut-il faire à mon pays, berceau de l’Europe, aux allures modèles, l’affront de rappeler qu’elle s’est engagée à l’appliquer comme toutes ses juridictions, au besoin en récusant ses propres lois et qu’elle a ratifié le 23 juin 2003, le protocole additionnel relatif à l’abolition de la peine de mort précédé de cet incipit majeur : « Convaincus que le droit de toute personne à la vie est une valeur fondamentale dans une société démocratique, et que l’abolition de la peine de mort est essentielle […] et à la pleine reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains. » Bien plus encore, tout État doit non seulement « s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière » et « prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction », mais encore « assurer ce droit en dissuadant de commettre des atteintes contre ces personnes ». 268 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Dois-je avoir le déshonneur de rappeler à ma Belgique ce b.a.ba jurisprudentiel martelé par la Cour européenne dans l’arrêt Keenam c. Royaume-Uni en 2001 ? Ni la CEDH ni les lois nationales ne sont des poupées vaudou que l’on peut manipuler, rudoyer, et transpercer d’un coup de canif, au mépris de ce qui nous fonde et nous caractérise : l’humanité ! Et non l’animalité ! « L’humanité désigne à la fois le genre humain dans sa totalité ou un sentiment de compassion, c’est tous ou personne. S’il est un mot qui exclut l’exclusion c’est bien celui-là », disait un confrère avisé. Quel odieux message délivrons-nous, délivrent ceux qui parlent en notre nom lorsque la fraternité est défaillante ou inexistante, à l’égard des délaissés, des parias sociaux, le fussent-ils en vertu d’un procès équitable ? Plus grande est la difficulté d’un homme, plus importante doit être l’aide que doit lui fournir la société. Aider, assister et soutenir. Non point épurer, purger, bannir, exclure. Favoriser la résilience des victimes, mais aussi des « condamnés » en grande souffrance. Et non point leur élimination mortifère. Là réside le salut, la viabilité, de nos sociétés ; là réside le gage d’amendement du condamné et, partant, le gage de notre sécurité. Cette fraternité est notre ciment, le cœur qui fait vivre notre État de droit, l’ADN de notre démocratie. L’oublierait-on ? Jamais, jamais une mort évitable, et donc toujours injustifiable, ne doit nous indifférer. Surtout pas la mort ô combien évitable et prétendument acceptée d’un homme sous l’empire d’un mal que ne dominent ni son esprit ni son corps. Et pour cause, puisque son âme, siège de toute pensée, moteur de toute action, est ébranlée, déréglée. En dépit de tout, un médecin a d’ores et déjà offert ses services pour l’euthanasier ! La loi ne prévoit aucun contrôle préalable, la commission fédérale de contrôle ne délibère que post mortem… Les heures sont maintenant comptées. 269 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS À l’heure où je plaide devant vous, sa dernière heure est arrivée… Frank Van Den Bleeken a reçu une permission de quarante-huit heures pour disparaître définitivement. Voilà pourquoi je plaide – il en est encore temps : pour empêcher ce crime organisé, légalisé et déguisé, ce suicide assisté et planifié, le sien, celui d’un homme seul, mal, et d’une démocratie démissionnaire, aveugle, coupable de non-assistance à personne en danger de mort. « Nous sommes parfois aveugles. Nous faisons un usage pervers de notre raison quand on humilie la vie. L’homme a cessé de se respecter lui-même quand il a perdu le respect qu’il devait à son semblable. » Puisse la lumière de José Saramago, jetée au monde en quelques mots, lors de son discours de réception du prix Nobel, dessiller nos yeux aveugles et nous faire voir notre injustice afin que la vie, et donc l’espoir, ne déserte pas les champs clos de notre misère sociale. 270 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Le droit à la vie Maître Iris Naud Paris, France 271 272 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Elle a souhaité rester anonyme et nous l’appellerons Puja. Elle a dix-huit ans. Un soir de juin 2014, alors que Puja se promène près de chez elle, un homme insiste pour coucher avec elle. Elle refuse. Il la viole. Elle rentre chez elle et pleure. Le lendemain elle pleure, le surlendemain elle pleure, mais n’en parle pas. C’est l’honneur de sa famille qui a été souillé. Elle vient de vivre ce qu’elle croyait être le pire cauchemar de son existence. Le viol est un crime terriblement répandu, mais Puja s’obstine à penser que son existence peut être meilleure ailleurs. Elle décide de partir en Irlande, caressant l’espoir d’une vie meilleure. Elle pourrait y suivre des études, devenir une grande de ce monde, et honorer sa famille. Elle les a tous quittés : sa mère, son père, ses sœurs et ses frères. Elle les a quittés pour être libre, libre de choisir sa vie, libre de se marier, libre d’avoir des enfants, libre de ne pas avoir d’enfant, parce qu’être femme dans son pays c’est porter le poids de lourdes chaînes. Puja devait se marier cette année, avoir plein d’enfants, ne pas étudier et ne pas travailler, parce que le destin d’une femme est d’enfanter, de servir son mari et sa famille. Mais elle a fait un rêve, celui de choisir sa vie. C’est avec des étoiles plein les yeux qu’elle arrive à Dublin début juillet dernier, remplie d’espoirs. Au cours d’une visite médicale, huit semaines après le viol, elle apprend qu’elle est enceinte. Les yeux humides et gonflés de larmes, elle demande à avoir recours à un avortement pensant naïvement que son calvaire s’arrêterait là. En réalité, il ne faisait que commencer. 273 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Je préfère mourir plutôt que de porter un enfant de ce violeur », « crie-t-elle. À huit semaines, l’embryon mesure trois centimètres, pèse trois grammes et n’a aucune conscience. Son cerveau et ses organes sensoriels ne sont pas formés. Pourtant, on lui refuse l’avortement, prétextant que sa grossesse est trop avancée. L’Irlande a légalisé l’interruption volontaire de grossesse en juillet 2013, mais il s’agit d’une légalisation « cosmétique ». En réalité, des experts décident à la place de la personne concernée si elle pourra avoir recours à un avortement uniquement dans le cas où pèse un risque sur la vie de la femme enceinte. Il avait été considéré que les tendances suicidaires constituaient un risque pour la vie de la femme. Mais pour Puja il n’en est rien et les experts en ont décidé autrement, à sa place. Elle réfléchit à aller en Grande-Bretagne avorter, mais le coût du voyage est trop élevé pour elle qui, sans famille, sans ami, ne peut compter que sur elle-même. Et au demeurant, les démarches administratives pour entrer en Grande-Bretagne sont telles que sa temporalité ne lui permet même pas d’y songer, à moins d’augmenter encore le prix du billet en alimentant des passeurs de fortune. Son corps commence à changer : ses seins gonflent et son ventre s’arrondit car elle porte en elle le fruit du viol. Sa vie est un enfer. Elle décide d’en terminer et entame une grève de la faim et de la soif. Alors qu’elle en est à vingt-quatre semaines de grossesse, son pronostic vital est engagé et elle est conduite de force à l’hôpital. Elle réitère sa demande : « Je veux avorter ou laissez-moi mourir. » Un collège d’experts, composé de deux psychiatres et d’un obstétricien, est réuni pour décider de son sort. Ils décident que sa grossesse doit prendre fin au vu de sa santé fragile et de ses tendances suicidaires avérées. Dans le même temps, une décision de justice ordonne qu’elle soit artificiellement alimentée et réhydratée. 274 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS L’hôpital l’informe qu’elle pourra avorter, puis finalement se rétracte et l’informe qu’elle va subir une césarienne. Une semaine plus tard, le 17 août 2014, contre sa volonté, l’enfant est extrait de son corps par césarienne et, sans avoir eu aucun contact avec Puja, est placé en soins intensifs. Elle pleure, le crime est gravé dans sa chair : « La cicatrice ne disparaîtra jamais. Elle sera toujours un rappel. Je souffre encore. » Ils ont décidé pour elle. Puja a cru que l’Irlande lui apporterait la liberté dont elle a toujours rêvé, qu’elle serait enfin heureuse. Elle a été un peu plus enchaînée à sa condition de femme. Quand je suis venue dans ce pays, je pensais que j’arrêterais de « souffrir. » Puja aurait-elle dû choisir entre être victime d’un viol ou coupable d’un avortement ? La considérer comme coupable est nier la cause de la grossesse : le coït du viol. Tout au long de ses démarches, elle a été jugée, examinée comme un « outil procréatif » et jamais considérée comme une personne libre de disposer de son corps. Puja a été victime d’être née femme dans un pays où ses droits fondamentaux ne sont pas garantis. Elle crie à l’injustice : « Je voulais que justice soit faite alors que je vis une injustice. » Pourtant, l’Irlande est membre du Conseil de l’Europe et doit appliquer la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. C’est sur le fondement des articles 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Pologne pour avoir refusé l’avortement à une femme dont le fœtus comportait des malformations. Est-il utile de rappeler que le 16 décembre 2010, l’Irlande a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour sa législation relative à l’avortement ? 275 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Mais il n’en est rien et l’État irlandais a préféré choisir pour elle plutôt que de se conformer aux règles auxquelles il s’est lui-même soumis. Pratiquer un avortement était du ressort de la vie privée de Puja, de sa santé, de son droit à décider de son propre corps, de son droit à avoir une religion ou de ne pas en avoir. Au lieu de cela, les experts ont préféré qu’elle porte toute sa vie les stigmates du viol du mois de juin. Elle revivra cette scène chaque fois qu’elle regardera son ventre et sa cicatrice et reverra son violeur chaque fois qu’elle revivra cette scène. Ce qu’a vécu Puja c’est la double peine d’être femme : violée et empêchée d’avorter. C’est la peine infligée pour avoir fauté d’être violée. Plutôt que de lui apporter le réconfort, l’Irlande lui a offert l’enfer. Sa voix résonne : « Je préfère mourir plutôt que de porter un enfant de ce violeur. » Aujourd’hui elle vit et a porté l’enfant de ce violeur. Les spécialistes sont en effet mieux placés qu’elle pour savoir si elle doit ou non enfanter, pour affirmer qu’un enfant doit naître alors que sa mère a voulu interrompre sa grossesse et que son père est un violeur, pour juger de son degré de souffrance. Puja est-elle coupable d’avoir voulu avorter ou victime d’avoir été violée ? Son cas est l’illustration de la souffrance de nombreuses femmes à travers le monde, d’avoir refusé une grossesse et d’avoir été considérées comme coupables de refuser le triste destin que la société leur impose. Cette société conçue par et pour des hommes qui ne seront jamais concernés dans leur chair par la grossesse et qui, pour la plupart, n’assument pas l’enfantement. Refuser l’avortement à une femme, peu importent les raisons, c’est dénier son droit à disposer de son corps, c’est soumettre son corps aux volontés des autres. Lorsqu’une femme a été violée, refuser l’avortement revient à imposer le pouvoir du violeur sur son corps. Elle n’a pas choisi ce coït et ne peut encore pas choisir les conséquences de ce rapport sur son corps et les stigmates que la société lui impose. 276 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS En déniant à Puja le droit d’avorter, c’est un permis de violer qui a été donné à son violeur. En effet au-delà de l’absence de poursuites, on indique au violeur que la victime ne possède pas le droit de prendre de décision sur son propre corps, pas même celui de refuser les conséquences du coït sans consentement. In fine, Puja est seule à subir les conséquences du viol par la grossesse imposée. Elle ne choisit pas sa sexualité, elle ne choisit pas non plus sa maternité. L’Irlande n’en est pas à son premier coup d’essai. Déjà, le 28 octobre 2012, une jeune femme était morte de s’être vu refuser une interruption de grossesse alors qu’elle faisait une fausse couche qui a dégénéré en septicémie. Les médecins ont préféré le rythme cardiaque du fœtus non viable de dix-sept semaines à celui de la femme de trente et un ans. Ce triste cas illustre encore que, pour l’Irlande, la vie de la femme vaut bien peu, que sa mort psychique ou clinique n’est rien comparée au « principe supérieur » du droit à la vie de l’embryon, qui à ce stade n’est même pas viable. Cela revient à considérer que l’embryon, alors si petit, n’est pas une partie de son corps, mais qu’il en est détachable et que son corps n’est qu’un outil au service de la gestation et de la naissance. C’est donc affirmer que son corps ne lui appartient pas. Il est nécessaire de rechercher la cause de l’avortement qui est le coït. Lorsque ce coït a été imposé à la femme et que l’avortement lui est refusé, c’est lui nier à deux reprises successivement le droit à disposer de son corps. Les femmes doivent-elles être réduites à être des outils à assumer les pulsions dites « irrépressibles » des hommes et à être des outils de procréation, sans prise en compte de leur volonté ? Les femmes sont-elles des êtres mineurs irresponsables que l’État doit contrôler ? C’est ce qu’affirme l’État irlandais. Le déni du droit à avorter est un crime contre l’humanité des femmes qui se produit en Irlande, dans l’indifférence générale. 277 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Je fais référence ici au pays qui a été le théâtre de ce triste scénario, mais cela s’applique à beaucoup d’autres pays. D’ailleurs, ces événements sont les souvenirs de nos mères, grands-mères, et arrière-grands-mères en France il n’y a que quarante ans. Certes, Puja est toujours en vie, mais on lui a dénié le droit de vivre librement, le droit de choisir sa vie, le droit à disposer de son corps. Mesdames et Messieurs, l’avortement ne doit pas être une tolérance ou une faveur mais un droit pour toute femme qui le décide. Le refuser est en réalité un traitement inhumain et dégradant, une atteinte à la vie, au droit à la vie privée, à la dignité humaine et à l’intégrité physique. Cela peut changer. Cela doit changer. Je vous remercie. 278 279 280 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Jindandao au grand jour Maître Vony Rambolamanana Seine-Saint-Denis, France 281 282 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Il est sans doute peu aisé pour celui qui n’est pas habitué aux espaces à perte de vue de l’imaginer. Cette scène est de toute beauté, et pourtant ce qu’elle raconte l’est beaucoup moins. Comme à l’approche de la fête nationale Naadam, Enkhamgayam galope sur son cheval mongol alezan à travers la steppe en direction de la prochaine yourte. Sauf que l’heure n’est pas à la fête. Son regard concentré sur l’horizon ne trahit en rien ses idées qui se bousculent, ni ses angoisses qui accélèrent le rythme de son cœur, et peut-être bien aussi celui de sa course. Les nuages de poussière qu’il provoque ne sont pas sans rappeler sa colère qui monte en lui avant de retomber, humiliée. Une humiliation vieille de plusieurs décennies d’oppression. Il ne croise pas âme qui vive sur sa route. De ce côté du territoire mongol, à Ujimqin-Ouest, la modernité n’a pas encore tout à fait planté son drapeau. Ici règnent les derniers vestiges de cette ethnie, seul espace où les Mongols sont encore nombreux. Quand un troupeau de moutons surgit, il sait qu’il est arrivé. Il se présente à ses amis, empreint de gravité. « Ils ont tué l’un des nôtres. Mergen est mort hier soir. Leurs camions l’ont traîné sur plus d’une centaine de mètres alors qu’il résistait. » Las des révoltes spontanées, ils optent dorénavant pour l’organisation pacifiste. Les émotions exprimées dans la douleur seront contenues dans l’action. Il y a celui qui fait des pancartes, celle qui se rend dans les gachas1 environnantes pour annoncer la tenue de la prochaine manifestation. On est remonté, motivé, voire optimiste, car l’union fait la force. Seulement personne n’ose dire tout haut ce qu’il pense tout bas : cette lutte n’aura de fin que dans l’annihilation de leur identité, de leurs terres, voire de leur peuple. 1 Le gacha désigne en mongol l’entité administrative de base, l’un village. (N.d.É.) 283 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS La fatigue déjà se ressent. Aujourd’hui ce combat perdure, et pour ces protagonistes, l’espoir n’est plus permis. Certains ont disparu, d’autres sont en prison, et les plus chanceux ont réussi à s’enfuir. Parmi ces derniers, il y a Munkhazaya, l’épouse d’Enkhamgayam, contrainte d’abandonner ses prairies pour trouver refuge dans nos mégalopoles étroites et asphyxiantes. Quelques jours après la mort de Mergen, en mai 2011, des milliers de personnes sont venues grossir leurs rangs. On y retrouve ceux qui ont résisté à la relocalisation forcée, et ceux qui, de retour sur leurs terres ancestrales, n’y ont pas survécu. Majoritaires à 80 % en 1949, ils ne représentent plus que 17 % de la population de la Mongolie-Intérieure et portent aujourd’hui les stigmates de « minorité ethnique ». La province autonome de Mongolie-Intérieure est une région qui n’a plus rien d’autonome. Victime de sa richesse naturelle, elle constitue la base énergétique de la Chine. Sous le prétexte mensonger de protéger l’environnement et de laisser reposer les pâturages, les autorités chinoises ont organisé la migration forcée de plus de 160 000 nomades mongols. Les prairies verdoyantes sont désormais lacérées de routes goudronnées. Les conséquences sont alarmantes : les réserves souterraines sont asséchées, la désertification de cette zone est largement entamée, l’air est impur. Loin de se reposer, les pâturages sont colonisés par les camions de sociétés minières favorisées par le gouvernement en quête de charbon et de terres rares. Ces mêmes camions qui ont tué Mergen. Or, les pâturages sont à l’identité des Mongols ce que l’eau est à leurs récoltes. Les en priver est une violation de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones adoptée par Pékin. Tang Jiuaxan, conseiller d’État, ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il déclare au commissaire des droits de l’homme qu’« améliorer les conditions économiques, sociales et culturelles [est] notre tâche la plus importante ». Signataire du Pacte international relatif aux droits économiques, 284 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS sociaux et culturels qu’elle a ratifié en 2001, la Chine trahit pourtant ses engagements : - À son article 1 : la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de leurs richesses et ressources naturelles. Que dire alors du pillage que je viens de dénoncer ? - À son article 11 : le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement, et un logement suffisants. Quid des évictions fréquentes, sans aucune compensation ou consultation adéquate, qui privent les Mongols des recettes de l’élevage et de l’agriculture indispensables à leur survie ? - À son article 13 : le droit de toute personne à l’éducation. La politique de fermeture des écoles en langue mongole n’est-elle pas précisément destinée à en limiter l’accès ? Exclus, discriminés dans les villes où on les installe, loin de leur langue et de leur culture, ils ne sont plus chez eux ici, sans l’être davantage ailleurs. Au-delà des paroles et des textes, la réalité est donc bien moins avouable… Ce n’est pas un hasard si deux semaines après la première manifestation, un nouvel appel à la mobilisation circule. Cette fois, les étudiants rejoignent Enkhamgayam et ses compagnons d’infortune. La police antiémeute à Hohhot, la capitale de la région, ne fait pas dans le détail : quarante personnes sont arrêtées. Un second berger est tué au mois d’octobre, déclenchant de nouvelles manifestations. Les forces de sécurité se livrent à une sourde répression. Agitant le spectre fantaisiste d’activités terroristes, elles arrêtent 82 groupes et 3 644 criminels présumés, selon le bureau de la Sécurité publique. Les réseaux de télécommunications sont interrompus dans une grande partie de la région. Lorsque des bergers se rendent en 2013 à Pékin pour protester contre l’occupation de leurs pâturages, ils sont expulsés au mépris du droit de pétition pourtant reconnu par la loi chinoise. Plus d’une cinquantaine de personnes ayant évoqué leur sort sur internet et dénoncé la migration des Hans sur leurs territoires sont détenues 285 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS sans procès au motif qu’elles auraient, selon les médias étatiques, « créé et propagé des rumeurs ». Les Hans sont en effet encouragés à la migration en MongolieIntérieure et bénéficient de la mansuétude des autorités chinoises. En avril 2013, à la bannière d’Ongniud, une centaine de fermiers hans ont agressé des éleveurs mongols, en blessant grièvement sept, et ce en toute impunité. Au cours de la même année, Bayanbaatar, un autre berger, est battu violemment par des employés hans du chemin de fer lors d’une protestation. En empêchant ses amis de le transporter à l’hôpital, ces employés ont provoqué sa mort. Comme si la disparition de ce berger ne suffit pas, sa famille et quatre-vingts autres protestataires sont assignés à résidence, alors que ses agresseurs n’ont jamais été poursuivis. La compensation financière proposée sonne comme une insulte. La mort ne se marchande pas. Six bergers sont ensuite condamnés à des peines de prison pour sabotage et destruction de biens. Leur crime ? Se défendre contre leur expropriation par une entreprise forestière. Ce qui aurait dû être une affaire civile a été transformé en procès pénal. Afin d’étouffer toute velléité de mobilisation, les porte-voix du peuple mongol sont bâillonnés. Ainsi en est-il de l’écrivain Hada qui, visionnaire, avait prévu dès 1995 ce qu’il adviendrait de son peuple. Pour s’être exprimé, il a passé quinze ans en prison avant d’être placé en résidence surveillée plutôt que d’être libéré. Il en est de même pour Huuchinuu, cyberdissidente régulièrement battue avant de disparaître. Leurs situations respectives sont rapportées par Amnesty International et Reporters sans frontières. Cette dernière ONG rappelle à juste titre que la Chine « fait de la disparition forcée un instrument privilégié de censure de la parole libre ». Et Enkhamgayam dans tout ça ? Enkhamgayam, dont le seul crime fut d’organiser des manifestations, a été exécuté en juin 2013, au terme d’un procès à huis clos. Il a connu avant sa mort deux années de travaux forcés et de maltraitances, car en Chine, dit-on, la torture 286 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS est une maladie chronique. Ainsi va la vie en Mongolie-Intérieure. Une succession d’exactions couchées et répertoriées sur les pages virtuelles d’une poignée de sites d’ONG ou de journaux en ligne. La Constitution chinoise a intégré la protection et le respect des droits de l’homme en mars 2004, mais cela reste, comme vous en faites le constat, une rhétorique vide. D’ailleurs, la Chine ne semble même plus s’embarrasser de rhétorique puisqu’elle n’a toujours pas ratifié le Pacte international des droits civils et politiques. Agriculteurs ou bergers, étudiants ou intellectuels, hommes ou femmes, tous vivent sans savoir de quoi seront faits leurs lendemains. Existe-t-il quotidien plus angoissant que celui de voir son histoire s’éteindre à petit feu ? Ne subsisteront bientôt que ces steppes où seul le souffle du vent nous fait écho. Et même cet écho finira par mourir sous le bruit des pelleteuses, étouffé par la fumée des usines. Une société chinoise secrète du nom de Jindandao a massacré des dizaines de milliers de Mongols en 1891, invoquant la lutte contre l’impérialisme pour dissimuler des tentations de nettoyage ethnique. C’est en fuyant vers les montagnes que les rescapés ont pu bâtir cette société pastorale, aujourd’hui également menacée. Pendant un siècle, la version chinoise de ce massacre s’imposa en vérité, les Mongols et leur histoire étant réduits au silence. Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on commence à saisir ce qui s’est réellement passé. Faudra-t-il attendre un siècle de plus pour dévoiler ce qui arrive actuellement aux Mongols de Chine ? Nul ne pourra alors prouver leur existence, encore moins leur fin. Non, refusons de parler d’eux comme d’un mythe ! Il ne me faut pas de courage pour prendre le train, venir à Caen et vous dire tout ceci, pas plus que pour passer ces heures auprès de Munkhazaya, assise dans mon bureau à écouter le récit de l’exécution de son mari. J’ai en tête les huit mille kilomètres qu’elle a traversé et qui la séparent de la terre qu’elle aime, seul trait d’union qui lui reste avec Enkhamgayam. 287 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS À l’image du massacre de Jindandao trop longtemps tu, venir vous livrer sa version permettra peut-être que l’on réhabilite leur mémoire. De ceux qui disparaissent, de ceux qui fuient, de ceux qui paient au prix fort le choix de la parole libre. Tout simplement je suis venue vous parler de Mergen, d’Enkhamgayam, de Munkhazaya, de Hada. C’est ici l’histoire de ces courageux. 288 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME D’Homo Sapiens à Homophobe : la malédiction du Cameroun Maître Julien Martin Strasbourg, France 289 290 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS On nous appelle « Homo sapiens », « l’homme intelligent et sage ». Pourtant, certains d’entre nous sont bannis, pourchassés et abattus comme des bêtes maudites parce qu’on les nomme « les homosexuels ». Il s’appelait Éric Ohena Lembembe. Il était journaliste, militant des droits de l’homme et directeur exécutif d’une association de défense des droits des homosexuels au Cameroun. Son corps a été retrouvé le 15 juillet 2013 à son domicile. Les membres ont été brisés, son visage et ses mains brûlés avec un fer à repasser. Ses parties intimes portant des traces de sévices. Ils l’ont sauvagement torturé et assassiné ! Survenu après plusieurs attentats contre les défenseurs des droits humains, ce meurtre ne peut être mis qu’en relation avec l’implication d’Éric Lembembe pour la défense des droits des homosexuels. Il s’appelait Roger Jean-Claude Mbede. Il était à trente-quatre ans le symbole de la lutte homosexuelle au Cameroun. Ils étaient ses voisins, ses amis, ses frères, sa famille et ils lui ont fait subir un véritable calvaire. Pour ce message adressé à un autre homme : « Je suis amoureux de vous », Roger Mbede est interpellé le 2 mars 2011 et placé en détention provisoire à la prison de Yaoundé. Selon son témoignage, les gendarmes l’avaient roué de coups lors de son audition : « Celui qui m’interrogeait a appelé son collègue pour me passer à tabac. Il m’a donné un premier coup dans la bouche. Puis un autre, et encore un autre, et il a déchiré ma chemise. Ils ont jeté mes chaussures. Lorsque j’ai été emmené au bureau du procureur, j’étais pieds nus, comme un bandit. » 291 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Humilié, Roger Mbede révèle ses précédentes aventures avec des hommes, un délit puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de vingt mille à deux cents mille francs CFA, selon l’article 347 bis du Code pénal camerounais. Un mois plus tard, sans avoir pu être assisté par un avocat, Roger Mbede est condamné par le tribunal de première instance de Yaoundé à trois ans d’emprisonnement et trente-trois mille francs d’amende. Il fallut le courage de trois de mes confrères présents dans la salle d’audience, Maître Alice Nkom, Maître Saskia Ditisheim et Maître Michel Togue, pour intervenir aussitôt en défense et interjeter appel. Sur requête de ses avocats et après plus d’un an de détention dans des conditions inhumaines, Roger Mbede est remis en liberté provisoire le 16 juillet 2012. Une liberté dérisoire, puisque’à compter de ce jour ses jours seront comptés. La médiatisation de l’affaire l’oblige à vivre comme un fugitif, victime de menaces de mort et du rejet de sa famille. Dans ce quotidien de survie, il poursuit ses études de philosophie de l’éducation à l’université catholique de Yaoundé et soutient son mémoire universitaire avec succès. Le 18 décembre 2012, après une audience sous haute tension, la cour d’appel confirme la condamnation de Roger Mbede. Le pourvoi interjeté par ses avocats devant la Cour suprême était son dernier recours. Avant que celle-ci ait pu se prononcer, ses tortionnaires ont étouffé jusqu’à son dernier souffle les appels au secours de Roger Mbede. Le 10 janvier 2014 à Ngoumou, alors qu’il sortait de l’hôpital gravement atteint d’un cancer, il est séquestré sans soins. Il meurt abandonné par ses ravisseurs, agonisant dans la souffrance. Plus pesant que l’émoi de la communauté internationale, c’est le silence de la Cour suprême du Cameroun qui demeure à jamais scellé par ce crime. 292 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS C’est pour briser ce silence que je plaide devant vous, car aujourd’hui encore, on veut enterrer la liberté. Celle de Jonas et Franky, deux hommes arrêtés et accusés au mois de juillet 2011 pour délit d’homosexualité. Seules charges retenues à leur encontre de ce qui ne devait être qu’un simple contrôle d’identité : ils portaient des parures féminines. L’article 347 bis du Code pénal camerounais n’incrimine cependant que les rapports sexuels entre individus du même sexe. Qu’importe l’absence de flagrance et de preuve d’un tel rapport, aux yeux des officiers de police, Jonas et Franky portaient l’infamie sur leur visage. Une présomption de culpabilité… À deux mois de l’élection présidentielle au Cameroun, ces faits ouvraient la chasse aux homosexuels, sous prétexte de cette comparaison grossière : « Un bouc fait avec une chèvre, et non un autre bouc. » Autrement dit, il faut des boucs émissaires ! Pour l’archevêque catholique de Yaoundé, « l’homosexualité est une perversion, une infamie […] la légalisation pour l’homosexualité est un complot contre la famille, le mariage et la société tout entière ». Par cette homélie de Noël, il conviait, je le cite, « à mener résolument un combat sur plusieurs fronts pour un véritable réarmement spirituel et moral ». Rapidement, les journalistes et les médias s’emparent du credo, publiant de nombreuses listes sur lesquelles figurent les noms d’homosexuels présumés, dont ceux de personnalités politiques. Cette débâcle incite la plupart des suspects à sauver leur honneur en réprouvant d’autant plus fermement l’homosexualité. C’est la course aux scoops, où chaque journal soumet sa propre liste pour gonfler ses ventes et prendre part à cette lutte fratricide où la diabolisation l’emporte sur la raison. Comme ce jour du mois de novembre 2011, au cours duquel se tient le procès de Jonas et de Franky, face à un juge convaincu que la marque de leur boisson préférée est la preuve de leur homosexualité et de la consommation du délit. 293 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Malgré une procédure négligée et une juridiction délibérément partiale, la condamnation tombe : cinq ans d’emprisonnement et vingt mille francs CFA. À justice minimale, peine maximale. Jonas et Franky sont incarcérés dans des conditions indignes jusqu’à leur procès en appel au mois de juillet 2012 dans une salle d’audience sous pression. Un déluge d’injures et de menaces s’abat sur les accusés. Leurs avocats peinent à prononcer leur plaidoirie sous les exclamations intempestives du procureur : « Quelle honte ! Abomination, malédiction ! ». En jetant ainsi l’opprobre, tous ces hommes ignoraient que, en réalité, ils étaient terrassés par un puissant démon : la peur. Sans frémir, la cour d’appel acquitte Jonas et Franky le 7 janvier 2013. Mais ce n’était qu’un sursaut de courage et d’espoir pour la justice des hommes. Car aussitôt innocentés et libérés, Jonas et Franky sont à nouveau lynchés et roués de coups, avant d’être laissés pour morts en pleine rue. Aucune poursuite ne sera exercée pour ces agressions. En revanche, le procureur ne manquera pas de faire appel du jugement d’acquittement en saisissant la Cour suprême du Cameroun. Qu’en est-il des principes énoncés par la Constitution du Cameroun, notamment dans son préambule où le principe d’égalité devant la loi fait foi de pierre angulaire ? Cette même Constitution proclame l’attachement aux droits fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Ainsi, aux termes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’il a ratifié le 27 juin 1984, le Cameroun s’est engagé « à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa compétence des droits reconnus […] sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » 294 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Et pourtant, le délit d’homosexualité a été repris par une ordonnance présidentielle en violation délibérée de la séparation des pouvoirs, de la Constitution camerounaise et des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme. Aucun juge ne devrait appliquer ces dispositions illégales et criminogènes. Car c’est bien le maintien de la pénalisation de l’homosexualité au Cameroun qui a permis les condamnations arbitraires et les assassinats d’Éric Lembembe et de Roger Mbede. Sans respect de sa Constitution, sans preuves des prétendus délits reprochés, sans droit à un procès équitable et à un tribunal impartial, l’État du Cameroun a violé sa propre législation et les conventions internationales qu’il a ratifiées. En maintenant une loi inconstitutionnelle pour fondement de condamnations arbitraires, le Cameroun enterre les siens et le serment fait à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ! « Vous ne respectez pas leur dignité qui veut qu’un homme s’affiche avec une femme », s’adressait le procureur aux avocats de Jonas et de Franky. J’invoque donc les citations d’un homme et d’une femme : « La dignité de l’homme requiert l’obéissance à une loi supérieure, à la puissance de l’esprit.» (Gandhi) ; « Libérez-vous de la peur. » (Aung San Suu Kyi). Si la Cour suprême du Cameroun tranche en faveur de Jonas et de Franky, elle confirmera leur innocence, leur dignité, leur liberté et celle d’une dizaine d’autres personnes encore détenues. Ce sera l’abolition judiciaire du délit d’homosexualité. Ce sera la fin d’un silence prolongé jusqu’en Mauritanie, où le ministre de la Justice m’a empêché de prononcer ce texte lors du second concours international de plaidoiries pour les droits de l’homme. Motif avancé : « Le risque de troubles à l’ordre public ». La frustration fut grande de ne pouvoir plaider cette cause dans un pays où l’homosexualité est réprimée par la peine de mort. 295 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS À l’issue des plaidoiries, on m’invitait en guise de consolation à retirer à la tribune du palais de Justice de Nouakchott un trophée en l’honneur des droits de l’homme. Portant ma robe, près de mes confrères qui avaient pu dénoncer des violations tout aussi révoltantes, je me trouvais comme seul face à l’auditoire. Je ressentais le poids de cette censure qui permet un peu plus loin, au Cameroun, la persécution et l’assassinat des hommes à raison de leur orientation sexuelle, même supposée. N’ayant trouvé d’autre moyen raisonnable d’indignation, j’ai alors posé mon doigt sur la bouche en pensant à ces victimes que je ne connaissais pas mais pour qui j’étais venu ce 23 avril 2014. Non sans crainte des éventuelles réactions, j’ai pensé à Roger Mbede et Éric Lembembe, puis à notre pays où nos droits et libertés semblent évidents. Mais rien n’est acquis, encore moins pour ces hommes comme Jonas et Franky. Alors, pour conjurer cette malédiction qu’est l’homophobie, je fais solennellement le vœu qu’on continue de nous appeler « homo sapiens ». 296 297 298 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Razan Zaitouneh, la Mandela de la Syrie Maître Clara Ménard Saint-Malo, Dinan, France 299 300 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Razan Zaitouneh est avocate des droits de l’homme en Syrie. Cette phrase, à elle seule, résume tout le courage de cette femme. Mais Razan a disparu depuis le 9 décembre 2013. Elle a été enlevée, justement, parce qu’elle est avocate des droits de l’homme en Syrie. Depuis cette date, un silence pesant s’est installé. Aucun signe de vie. Aucune revendication. Quelle lâcheté de la part de ses ravisseurs ! Il est une heure du matin ce 9 décembre 2013 lorsque Razan Zaitouneh est enlevée à Douma, ville située en Ghouta orientale, une région contrôlée par les rebelles mais assiégée par les forces armées du régime de Damas. Razan n’était pas seule. Elle a été enlevée avec son mari Wael Hamada et deux collègues, Nazem Hamadi, avocat reconnu pour son combat en faveur des détenus depuis la révolution, et Samiraa Khalil, membre d’un parti politique pacifique de l’opposition, tous très impliqués dans la défense des droits de l’homme. Razan et son équipe effectuaient un travail de terrain. De véritables reporters de guerre. Mais l’extraordinaire parcours de Razan Zaitouneh n’a pas commencé avec la révolution syrienne et ne s’est pas arrêté le 9 décembre 2013. Non. Razan Zaitouneh est née le 29 avril 1977. Elle a aujourd’hui trente-huit ans. Dix ans nous séparent. En 1999, elle est diplômée de l’école de droit. En 2001, elle devient avocate en Syrie et nulle part ailleurs. Cinq mille kilomètres nous séparent. Malgré le danger, Razan Zaitouneh ne quitterait son pays pour rien au monde. Elle y fonde d’ailleurs les deux piliers de son action. 301 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS D’un côté, le Bureau pour le soutien au développement local et aux projets de petite ampleur qui tente d’apporter, par tous moyens, une assistance humanitaire aux centres médicaux de Ghouta orientale. De l’autre, le Centre de documentation des violations, une organisation non gouvernementale qui recense les violations des droits humains commises par le gouvernement syrien depuis mars 2011. Et même si Razan voulait quitter son pays, cela lui est interdit depuis douze ans par le régime. Elle est assignée à résidence dans son propre pays par le gouvernement syrien alors qu’elle en est la cible permanente. Quel paradoxe ! Mais le régime se trompe de cible. Ce n’est pas Razan qu’il faut combattre. Mais bel et bien les djihadistes. Opposante farouche et notoire au régime de Bachar Al-Assad, Razan avait pourtant mis en garde contre la radicalisation de l’opposition, laissant entrevoir l’influence grandissante de l’État islamique. C’est parce qu’elle s’en est prise à l’un de ces groupes djihadistes que Razan a été enlevée. Elle avait accusé ouvertement l’État islamique en Irak et en Syrie d’être l’acteur premier des enlèvements des défenseurs des droits et des journalistes syriens. Ironie du sort : opposante au régime qui a tenté de la faire taire plus d’une fois, Razan a finalement été enlevée par des djihadistes ; par les ennemis de son ennemi. Il faut dire que depuis mars 2011, c’est le chaos qui règne en Syrie. Le 18 mars 2011, baptisé a posteriori le « Vendredi de la dignité », marque le premier jour du soulèvement syrien. Quinze enfants avaient été arrêtés à Deraa, petite ville du Sud, pour avoir écrit « Le peuple veut la chute du régime » sur les murs de leur école. Ces enfants ont été torturés puis rendus à leurs familles, qui se sont alors senties trahies et humiliées par le régime. 302 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS C’est le point de départ du soulèvement populaire pour obtenir plus de droits civiques et politiques. Le régime réplique violemment, n’hésitant pas à tirer sur les manifestants pour les faire taire. Le soulèvement se radicalise, l’opposition s’organise et l’Armée syrienne libre demande purement et simplement la chute du régime. C’est le début de la guerre civile. Le début d’une chasse aux sorcières : journalistes et défenseurs des droits sont en première ligne. Les avocats sont la cible permanente des autorités syriennes : menaces, arrestations, détentions, tortures et mort. Il est impossible de chiffrer le nombre d’avocats incarcérés arbitrairement par le régime de Damas et qui n’en sont pas ressortis vivants. Voilà le sort réservé aux défenseurs et militants syriens dans leur propre pays, de la part de leurs propres gouvernants. De vulgaires prisonniers politiques, injustement incarcérés. C’est parce qu’elle a continué à se battre pour les droits de l’homme que Razan est tombée dans la clandestinité en avril 2011. La clandestinité plutôt que l’exil, pour se protéger et continuer son travail. Clandestine mais pas anonyme. Plus que de sa sécurité, il y va de la crédibilité de ses propos car aujourd’hui, en Syrie, un témoin anonyme des atrocités commises par le régime est accusé d’être un menteur. Mais ces atrocités sont réelles. Il suffit de lire les témoignages recensés par le Centre de documentation des violations pour s’en convaincre. Peu importe le risque, Razan est influente et le régime sait que ses paroles ont un poids et sont une menace. Razan a donc continué à dénoncer les violations des droits humains en indiquant toujours sa source à qui voulait bien l’entendre : elle-même. Dénoncer, quel qu’en soit le prix, ces violations commises contre les opposants au régime mais également contre le peuple syrien : ces hommes, ces femmes et ces enfants ouvertement massacrés sous la colère d’un seul homme. Car les avocats ne sont pas les seules victimes de la répression. 303 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Non. La guerre civile, c’est plus de deux cents mille morts, dont près de dix mille enfants. Mais combien de détenus non recensés ? Combien de disparitions non revendiquées comme celle de Razan Zaitouneh ? Avant d’être enlevée le 9 décembre 2013, Razan avait déjà échappé à plusieurs tentatives d’enlèvement. Il lui est reproché d’être une espionne. Un agent étranger chargé d’informer la communauté internationale sur la réalité syrienne. Razan est une acharnée et elle se cache pour poursuivre son travail. Mais le régime est plus fort qu’elle et s’en prend à son époux, Wael Hamada, arrêté en mars 2011 par l’armée syrienne. Difficile de dire ce qui lui est exactement reproché tant la liste des fausses accusations est sans fin. Il défend activement et légitimement les droits de l’homme. Ce qui suffit à son arrestation. Trois mois de détention d’abord dans un endroit tenu secret puis ensuite à la prison centrale de Damas où il sera placé à l’isolement et douloureusement torturé avant d’être libéré sous caution le 1er août 2011, dans l’attente d’un procès fondé exclusivement sur de fausses accusations. C’est parce qu’elle a continué à se battre pour les droits de l’homme, à travailler en faveur des prisonniers politiques et à dénoncer les actes des groupes armés djihadistes que Razan a été enlevée. Aujourd’hui, elle doit continuer à se battre. Razan doit continuer à se battre parce qu’elle est une femme extraordinaire. Elle fait preuve d’un optimisme à toute épreuve et elle a le don de voir le meilleur au milieu du chaos. Elle le dit elle-même, elle voit la « face lumineuse et incroyable » de la guerre ; elle voit la volonté du peuple syrien qui s’attache à vivre, à survivre et à se reconstruire au quotidien malgré « la trahison de la communauté internationale ». Ce sont ses mots et elle a raison. 304 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS L’indifférence et la faiblesse de la communauté internationale suffisent à la rendre coupable. Coupable d’avoir laissé le régime de Damas impunément massacrer son peuple, coupable de son impuissance. Razan Zaitouneh doit continuer à se battre parce qu’elle est une femme consacrée par ses pairs. Elle est « la Mandela de la Syrie ». En 2011, elle reçoit le prix Anna Polikovskaïa qui honore les femmes défendant les droits des victimes dans les zones de conflit. La même année, le Parlement européen récompense son implication dans le Printemps arabe en lui remettant le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, symbole de son implication féroce dans la défense des droits du peuple syrien. En 2013, elle reçoit même le prix international Femme de courage, décerné par le département d’État américain pour son courage exceptionnel dans la promotion des droits humains. Razan Zaitouneh est récompensée mais elle n’est jamais présente pour recevoir ses prix en main propre. Le prix du sacrifice. Et il aura fallu une révolution pacifique et, malheureusement, une guerre civile pour mettre en avant le travail exemplaire de cette consœur. Elle force l’admiration. Elle force mon admiration et elle doit forcer votre admiration. Alors, pour que le combat qu’elle a initié ne soit pas vain, pour que le régime de Damas ne dorme pas en paix, le travail doit continuer. Et il continue car d’autres défenseurs des droits ont pris le relais. Le Centre de documentation des violations poursuit son travail de recensement avec l’aide des comités locaux de coordination. Dès le début de la guerre civile, ces comités, répartis sur tout le territoire, ont organisé des manifestations pacifiques pour permettre au peuple d’exprimer son mécontentement face au régime. Ils constituent une force déterminante en Syrie et Razan Zaitouneh participait activement à leur fonctionnement. 305 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Mais dans un contexte belliqueux, aujourd’hui aggravé par la présence de l’État islamique, dénoncer devient de plus en plus compliqué. La radicalité de l’État islamique, qui a pour but affiché de prendre la main sur la Syrie en supprimant les rebelles, sème le chaos dans un pays déjà affaibli par quatre ans de guerre civile. Aussi étroit soit le chemin, Razan a trouvé la force et le courage de nous transmettre ce dont nous avions besoin pour agir et pour réagir. Alors, agissons et réagissons ! Être avocat en Syrie aujourd’hui, c’est finalement affirmer son humanité et ne jamais abandonner, quitte à le payer de sa vie. Razan en avait bien conscience et je la cite : « Vivre sans savoir ce qui pourrait arriver l’instant d’après n’est pas facile. Mais nous savons tous que le prix que je paye est modeste par rapport à d’autres. Certains ont payé de leur vie, d’autres ont subi la prison, la torture et les mauvais traitements ». Je souhaite, du plus profond de mon âme, que Razan n’ait pas à payer le sacrifice ultime pour que sa cause soit à jamais entendue. 306 307 308 LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Chokri, martyr de la liberté Maître Yassine Younsi Tunis, Tunisie 309 310 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Il faisait beau ce 6 février 2013. Déjà, l’odeur du jasmin se mêlait à celle des petits-déjeuners. Tunis, encore pleine d’espoir, se réveillait doucement. Chokri Belaïd est sorti de son appartement tranquillement en tenant sa serviette à la main. Il prit place à côté de son chauffeur sans remarquer l’homme à la casquette et au blouson sombre qui s’approchait. L’homme pointa son arme froidement. Quatre coups de feu à bout portant. Aucune chance d’en réchapper. La tête, le cou, la poitrine. L’homme monta sur la moto qu’un complice conduisait et disparut en un bruit de moteur puissant. Transporté d’urgence à la clinique Ennasr, Chokri meurt une heure plus tard. Qu’emporte-t-il avec lui ? À quoi a-t-il pensé lors de son dernier souffle ? A-t-il revu sa vie défiler devant lui ? Chokri est né en 1964 à Tunis dans la banlieue pauvre de Jbal Jloud. Enfant de la jeune république indépendante, Chokri se souvient du son de la radio et des voix du président Bourguiba et de son principal opposant, Salah Ben Youssef. À 12 ans, alors que Bourguiba est devenu président à vie, l’Union générale tunisienne du travail s’affranchit du pouvoir et la Ligue tunisienne des droits de l’homme, première organisation nationale des droits de l’homme en Afrique et dans le monde arabe, naît, Chokri, lui, se souvient des rêves et des espoirs que ces mouvements ont fait naître en lui. À 16 ans, alors que le pays traverse une crise politique et sociale où se conjuguent clientélisme et corruption et la paralysie de l’État devant la dégradation de la santé de Bourguiba, Chokri, lui, rêve de démocratie et d’État de droit. Très vite, il s’engage au sein de l’Union générale des étudiants 311 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS de Tunisie et dans l’action politique clandestine dans une des plus célèbres organisations de la gauche tunisienne, le Mouvement des patriotes démocrates, ou MPD. Après son inscription à l’université, il est déjà l’un des plus hauts dirigeants du MPD et, à ce titre, surveillé. Il se souvient de la clandestinité avant la restauration partielle en 1981 du pluralisme politique, des espoirs et des déceptions. Les yeux fermés, un goût de sang aux lèvres, Chokri se rappelle encore… De la répression sanglante des émeutes du pain à la chute du président vieillissant, en arrivant jusqu’à la révolution du Jasmin… une révolution de liberté et dignité contre un tyran, un certain… Ben Ali. Il se remémore sa passion du droit, ses études en Tunisie, en Irak puis en France. À 23 ans, arrêté au cours d’affrontements entre les étudiants et les autorités, il est détenu à R’jim Maâtoug, pour son activisme politique en milieu universitaire. Il se souvient des murs, de la chaleur et de son envie de devenir avocat. Libéré après que Ben Ali eut pris le pouvoir, dans une initiative qui visait à promouvoir une sorte de détente politique, il peut enfin embrasser sa profession de défenseur. Militant progressiste, il s’engage dans les affaires liées à la liberté d’expression et à la défense des syndicats, aux droits de l’homme. Tous ses dossiers lui reviennent en mémoire. Les salafistes arrêtés sous le régime de Ben Ali et les prisonniers du bassin minier de Gafsa. Chokri se souvient de la fondation du MPD après la chute du régime de Ben Ali, des louanges des Tunisiens quand il réussit à ressusciter le parti démocrate nationaliste unifié, qui aboutira à une union des partis de gauche et au front populaire. Il se souvient des villages traversés, des kilomètres parcourus pour prononcer des discours. Il se souvient des attentes du peuple, des espoirs des Tunisiens. Il se souvient d’avoir été l’avocat de la chaîne de télévision Nessma, accusée d’avoir diffusé le film Persepolis qui a suscité une vague de violences entre partisans des libertés retrouvées et islamistes. 312 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS Aimé et donc dangereux, il se souvient aussi que le parti politique islamiste Ennahda et le ministre de l’Intérieur l’ont accusé d’être l’instigateur des manifestations dans les villes de Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine et Siliana. Il revoit le clip dans lequel, sur les réseaux sociaux, un groupe de salafistes appelle à son assassinat. Chokri se souvient de la veille. Le 5 février 2013, à 21 heures, il était invité à parler en direct sur Nessma dans le cadre d’une discussion sur la violence et les assassinats politiques. Il se souvient qu’il ne se posa pas la question du courage quand il dénonça en direct que le gouvernement était subordonné au néocolonialisme qatari. Reçu comme avocat et leader de l’opposition tunisienne, il n’hésita pas à critiquer vivement la poussée de l’islam intégriste en Tunisie, s’en prenant aux promoteurs de ce qu’il désigne comme un « projet salafiste servant un plan de déstabilisation américanoqatari » et reprochant au parti Ennahda au pouvoir sa complaisance à l’égard de ces mouvements extrémistes, voire même accusant Ennahda d’encourager le terrorisme en créant un climat de peur dans la population tunisienne. Il se souvient avoir dit qu’il se sentait menacé et sur écoute. Dans un dernier effort, Chokri se souvient de son épouse Basma Khalfaoui, avocate et militante, et de ses deux petites filles en bas âge, Nayrouz et Nada. Puis, plus rien, le vide. Le silence. L’enquête sur l’assassinat de Chokri n’a jamais sérieusement abouti. Un certain nombre de données prouvent que le ministère de l’Intérieur aurait pourtant pu empêcher l’assassinat du 6 février. En effet, à côté du domicile de Chokri se trouve une agence bancaire. Quelques semaines plus tôt, une employée avait téléphoné à la police pour signaler le comportement suspect de deux jeunes circulant à bord d’une Volkswagen Polo. 313 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Grâce à la plaque d’immatriculation, les vérifications effectuées ont permis de remonter jusqu’au propriétaire du véhicule qui s’est avéré être un certain Marwen Belhaj Salah, un des salafistes connu et qui était accompagné, ce jour-là, de Kamel Gadhgadhi. Ces deux hommes sont aujourd’hui suspectés d’être les meurtriers. Le traitement de l’enquête révèle des failles sécuritaires profondes. Si l’agence était surveillée, si le ministère de l’Intérieur a pris des mesures sérieuses compte tenu de sa connaissance de la propagande virulente qui circulait sur les réseaux sociaux par les imams affiliés à Ennahda et les courants salafistes qui avaient lancé des appels au meurtre contre Chokri, tout aurait pu changer ! Par contre aucune mesure sérieuse n’a été prise pour mener des investigations sur le sujet ou interroger le suspect même après l’assassinat. Ce n’est qu’après l’assassinat de Chokri que la police judiciaire se rendra, le 5 mars 2013, au lieu de résidence de Marwen Belhaj Salah. Lorsque les policiers arrivent, celui-ci a déjà quitté la Tunisie depuis deux jours en direction de l’Arabie saoudite. Le 25 juillet, Mohamed Brahmi, autre figure de l’opposition tunisienne, est assassiné devant son domicile avec la même arme ayant servi à l’assassinat de Chokri. L’un des terroristes suspectés dans l’assassinat de Brahmi, Ezzeddine Abdellaoui, ancien agent de la police tunisienne, est arrêté lors d’une opération de la brigade antiterrorisme le 5 août à El Ouardia, au sud de Tunis. Interrogé le 16 août par le juge d’instruction, il avoue qu’il faisait partie du groupe ayant organisé et perpétré l’assassinat de Chokri. La responsabilité politique de l’assassinat est attribuée au gouvernement en place, en raison de son laisser-faire face au climat de violence politique comme moyen de résolution des conflits. Mesdames, Messieurs, cela fait un an que la famille Belaïd, ses rifaks (ses compagnons membres du MPD), ses confrères avocats et tous les Tunisiens libres et démocrates attendent ce procès ! 314 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS C’est le procès de l’intolérance, de la haine, de la peur, du terrorisme qui nourrit le projet de déstabilisation du régime. La recrudescence de la violence politique en Tunisie s’est nourrie de l’impunité dont ont très souvent bénéficié les auteurs de ces actes, se disant certainement : « ni vus, ni connus, ni punis », et qui visent à mettre à mal les libertés d’expression et de rassemblement pacifique et le pluralisme politique. Pendant qu’on attend le procès à Tunis, je veux, moi, avocat tunisien, libre, plaider devant vous la violation des droits fondamentaux que fut le meurtre de Chokri Belaïd. Depuis plusieurs mois, les violences politiques se succèdent en Tunisie sous des formes diverses : meurtres, incitations à la haine et au meurtre, agressions physiques, destructions de biens et campagnes de diffamation. Celles-ci sont le plus souvent le fait de groupes extrémistes salafistes djihadistes. Tuer Chokri était un crime odieux. En s’en prenant à lui, ses assassins visaient aussi les principes sacrés des droits de l’homme : la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté du culte, le droit à la sécurité et le droit à la vie. Personne n’ignore que le droit à la liberté d’expression consiste dans le droit de toute personne d’exprimer librement ses opinions et ses idées. C’est un droit fondamental dans toute démocratie. La liberté d’expression n’est donc pas seulement importante pour la dignité individuelle mais aussi pour la participation, la transparence et la démocratie. Dans ses déclarations, le gouvernement tunisien considère que les droits de l’homme sont les fondements inaliénables de la liberté des individus. Or, les droits initialement reconnus comme fondements de la liberté individuelle sont régulièrement bafoués. Il faut que ces violences, qui menacent directement les acquis de la révolution de janvier 2011, soient traitées avec la plus grande fermeté par les autorités et dénoncées au niveau international. 315 L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS Je viens donc ici, au Mémorial de la Paix, les mains tendues soutenir la cause de ma Tunisie et honorer la mémoire de ses martyrs qui ont offert leur vie au nom du respect des droits de l’homme. L’histoire a montré que la reine Alissa, fuyant la Phénicie, vint s’installer sur les côtes d’Afrique. À son arrivée, le Roi Hiarbas consentit à lui offrir un territoire « aussi grand que pourrait en recouvrir une peau de bœuf ». Alissa découpa alors avec malice la peau en lanières dont elle entoura un espace suffisamment grand pour y bâtir une cité qu’on appela Qart Hadasht. Au cours de son périple, le héros grec légendaire Énée y fit escale après une tempête. Lorsqu’il vit Alissa, Énée en tomba éperdument amoureux. Lorsqu’Énée, forcé par les dieux, dût quitter Carthage, Alissa, incapable de le supporter, préférera s’enfoncer l’épée d’Énée dans le corps et se jeter dans le feu. Ainsi naquit l’âme de la Tunisie, fière, douce, indépendante et libre. Deux mille huit cents ans plus tard, les enfants d’Alissa ont toujours les mêmes valeurs. Ce sont les valeurs humaines de tolérance et d’espoir. La Tunisie vit des heures cruciales. Dans ce qu’elle construit, elle doit laisser les valeurs fondamentales que sont la vie, la sécurité des biens et des personnes, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté religieuse, être les piliers de son avenir. 316 317 318 319 © Le Mémorial de Caen - Janvier 2015 Directeur de la publication : Stéphane Grimaldi Directrice culturelle et éducative : Isabelle Bournier Organisation du concours des lycéens : Nathalie Lemière Organisation des concours des élèves avocats et avocats : Cécile Brossault avec l’aide de Clothilde Mazau et Sandrine Ballard Directeur de la communication : Franck Moulin Chargée de communication : Corinne André Relecture : Judith Lévitan-Dousset Imprimé en France par Corlet (14) Photographie page de couverture : François Decaëns Dépôt légal : Janvier 2015 ISBN : 978-2-84911-210-6 ISSN : 2106-9662 Recueil imprimé le 20 janvier 2015 sous réserve de modifications et/ou d’annulations 320 Suivez l’actualité des concours de plaidoiries sur notre site internet L’équipe du Mémorial de Caen remercie la Région Basse-Normandie, la Ville, le Barreau de Caen et tous ses partenaires pour leur précieux soutien. 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