recueil des plaidoiries 2015

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recueil des plaidoiries 2015
RECUEIL DES PLAIDOIRIES 2015
lycéens / élèves avocats / avocats
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18 e ÉDITION - 30 JANVIER 2015
PLAIDOIRIES DES LYCÉENS
2015
Esplanade Général Eisenhower
CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4
Tél. : 02 31 06 06 44
www.memorial-plaidoiries.fr
E-mail : [email protected]
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LE 18e CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES LYCÉENS
POUR LES DROITS DE L’HOMME
Vendredi 30 janvier 2015
AU MÉMORIAL DE CAEN
Depuis 17 ans, le Mémorial de Caen organise, le Concours de plaidoiries des
lycéens pour les droits de l’homme. Soutenu par le Conseil Régional de BasseNormandie, cet événement offre aux lycéens une tribune exceptionnelle pour
défendre une cause qui leur tient à coeur.
Ce concours se déroule en plusieurs étapes. Après une première sélection écrite
qui a départagé plus de 1 300 plaidoiries, des jurys se sont réunis en région afin de
sélectionner les équipes lauréates qui participeront à la finale au Mémorial de Caen.
En présence d’un jury composé de personnalités engagées dans la défense
des droits de l’homme, de représentants de l’Éducation Nationale, de journalistes,
d’artistes et de lycéens, ce concours, qui se déroule devant un public de plus de
2 000 personnes, récompense les qualités oratoires et la force argumentaire des
candidats.
Nous remercions sincèrement nos partenaires qui, pour la plupart d’entre
eux, nous accompagnent depuis 17 ans : la MGEN, Amnesty International
France, Reporters sans Frontières, le quotidien L’Actu. Nous remercions tout
particulièrement nos partenaires qui accueillent les présélections en régions et
sans lesquelles le Concours de plaidoiries des lycéens pour les droits de l’homme
ne connaîtrait pas un tel succès. Merci au CERCIL d’Orléans, au Tribunal de Grande
Instance de Lille, au Musée d’Aquitaine, au CRDP de Toulouse, au CRDP AixMarseille, au CRDP de Reims, au Midi-Libre à Montpellier, à Ouest-France à Rennes,
à la MGEN à Paris, au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation à Lyon
et à la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg. Le Mémorial remercie
également France Bleu Basse-Normandie pour son soutien.
Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner aucune
approbation ni improbation aux opinions émises par les candidats ; ces opinions
doivent être considérées comme propres à leurs auteurs.
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Les notes de bas de page sont à attribuer aux auteurs des plaidoiries,
à l’exception des notes portant la mention N.d.É. (Note de l’Éditeur).
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TABLE DES MATIÈRES
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES LYCÉENS
Rana Plaza : autel du textile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Christvient Lumbu Milandu / Lycée Assomption Sainte Clotilde, Bordeaux
L’enfant s’appelle Avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Gaby Da Silva / Lycée Raymond Savignac, Villefranche-de-Rouergue
Pour le meilleur et surtout pour le pire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Nina Bonche et Camilia Gaied / Lycée Jacob Holtzer, Firminy
Les femmes sont les nègres du monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Dalhie Tahangy / Lycée français de Tamatave, Madagascar
Réformons le Conseil de sécurité et arrêtons la protection des criminels
Eliška Stroehlein / École européenne de Bruxelles I, Académie de Strasbourg
La révolution syrienne, une lutte, une souffrance au nom de la liberté
Yamane Jaber / Lycée Saint-Jean La Croix, Saint-Quentin (02)
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Cette négligence est à rendre fou ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Basile Desvignes et Lucien Thommen / Lycée Hector Berlioz, Vincennes
Soleil sanglant au Levant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Zakaria Gati / Lycée La Trinité, Béziers
Un couloir pour la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Juliette Latchimy / Lycée Marie Curie, Vire
Pour le malheur et pour le pire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Charlotte Mabille de Poncheville et Camille Laheurte / Lycée Sacré-Cœur, Angers
iSlave : le prix de la futilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Alice Lefèvre / Lycée Paul Mélizan, Marseille
Vivre ou ne pas vivre, telle est la question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Mathilda Salières / Lycée La Pérouse - Kerichen, Brest
Parce que le syndicalisme ne va (apparemment) pas de soi… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Brian Bousquet / Pensionnat de Versailles, Basse-Terre, Guadeloupe
Chez les bourreaux du Sinaï . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Bilel Miled / Lycée Catherine et Raymond Janot, Sens
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Rana Plaza :
autel du textile
Christvient Lumbu Milandu
Lycée Assomption Sainte Clotilde,
Bordeaux
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Mesdames, Messieurs,
Je me tiens devant vous pour évoquer cette folie du textile, du
toujours produire plus à bas coût, dans des conditions de travail
immondes.
Ce fléau touche de nombreux pays d’Asie : Chine, Inde,
Cambodge, Indonésie et Bangladesh… Non sans conséquence, des
autels du textile ont vu le jour comme Rana Plaza.
Oui ! Rana Plaza, autel du textile !
Le 24 avril 2013, un immeuble du nom de Rana Plaza s’est
effondré. Il logeait des ateliers du textile au service de grandes
marques occidentales : Nike, H&M, Zara et Gap. Parmi les
3 122 employés, 1 127 ont trouvé la mort. C’était au Bangladesh.
La majorité des personnes salariées sont des femmes comme
Hony Chantam. Le « salaire est de cent dollars par mois pour un
travail de dix à douze heures par jour, et parfois vingt-quatre heures
lorsqu’il y a des commandes importantes », selon ses dires rapportés
à l’Observatoire des multinationales.
En plus de cela s’ajoutent « les loyers de cinquante dollars ; l’eau
et l’électricité coûtent vingt dollars ».
Comme vous l’avez bien compris, ces ouvrières se saignent les
veines pour nourrir leur famille. Elles se battent sans relâche pour
éduquer leurs enfants. La misère, la fatigue, la pauvreté et la peur
du lendemain s’écrasent sur leurs épaules. Elles s‘endettent même
pour consommer !
Le site du collectif Éthique sur l’étiquette révèle cette course aux
salaires les plus bas en Asie de l’Est. Cent soixante-quatorze euros
par mois en Chine, cinquante et un euros en Inde, soixante euros
au Cambodge et quatre-vingt-deux en Indonésie.
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Les salaires des ouvrières ne valent pas plus que les articles
vendus. Ces femmes sont « soldées » ! Comment ce genre de chose
a-t-il pu arriver ? Qui l’encourage et dans quel but ?
Eh bien, les premiers responsables, c’est nous, les consommateurs
et consommatrices !
Coluche disait : « Pour qu’un produit ne se vende plus, il suffit de
ne plus l’acheter. » Par notre envie de tout acheter sans se soucier
des normes, nous avons oublié ces sacrifiés du textile. Nous avons
oublié que c’est à ce prix que nous avons des vêtements.
Bien sûr, il est évident que les autorités locales ont aussi leur
part de responsabilité. Les dirigeants préfèrent laisser continuer cet
esclavage moderne et écraser toute opposition.
Au Cambodge, le premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis
1985, broie les revendications ouvrières. Le 3 janvier 2014, la police
a tiré sur les manifestants, faisant trois victimes. Ces trois révoltés
morts étaient sans doute des parents qui ont laissé derrière eux
femmes, maris, pères, mères, orphelins et amis.
Si nos garde-robes sont tant remplies, le vide laissé par les morts
demeure.
Évidemment, j’ai conscience de la place du textile dans le
développement de ces pays ateliers. Il représente un tiers du PNB
et 85 % des exportations rien qu’au Cambodge ! Sur les six cents
mille ouvrières cambodgiennes, quatre cents mille travaillent pour
des grandes marques.
Il ne s’agit pas de freiner la croissance de ces États souvent jeunes
et sortis de la guerre. Il ne s’agit pas également d’interdire aux gens
de travailler. Il ne s’agit pas non plus d’interdire la religion du libreéchange, qui le pourrait d’ailleurs ? Mais ces firmes transnationales
jouent sur les frontières et contournent les lois habilement. Elles
s‘engraissent alors que les salaires diminuent.
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Pourtant ! Devrions-nous ignorer les droits de ces travailleurs
et travailleuses ?
« Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à
des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection
contre le chômage », nous rappelle la Déclaration universelle des
droits de l’homme dans son article 23.
Dans ce même article il est aussi stipulé que : « Tous ont droit
sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail
égal. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et
satisfaisante, lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme
à la dignité humaine et complétée s’il y a lieu par tous les autres moyens
de protection sociale ». Trouvez-vous qu’être payé cent euros pour
parfois vingt-quatre heures de travail est correct et digne ?
Toujours dans la Déclaration universelle des droits de l’homme :
« Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une
limitation raisonnable de la durée de travail et à des congés payés
périodiques. » Cette déclaration démontre combien les droits des
ouvriers et ouvrières partent en fumée sur l’autel de la rentabilité.
Deux semaines après le drame du Rana Plaza, une usine de
pull-overs a pris feu. Cela a fait huit morts. Leurs corps calcinés sont
la conséquence de cette folie qui ronge le textile d’où proviennent
nos jeans, nos chaussures, nos pulls et autres habits.
Les inspections n’ont pu fermer que vingt usines, soit moins
de 1 % de tous les ateliers. Les commandes des distributeurs
valent-elles plus que la vie humaine aujourd’hui ?
J’espère ne pas le croire même si des chiffres et des faits nous
prouvent le contraire.
À l’ère du XXIe siècle, l’« armée de réserve du textile » grandit
et se compose d’une catégorie bien plus faible et plus fragile que
les adultes : les enfants. À peine plus grands que la taille des jeans
qu’ils produisent et souvent âgés de six à dix ans, ces enfants sont
au premier front des injustices.
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Leurs mains ne sont pas dédiées à l’écriture alors que tout
enfant a le droit à l’éducation. Ces mains servent plutôt à fabriquer
des ballons de foot que certains appellent, comme Neil Kearney,
secrétaire général de la Fédération internationale des travailleurs
du textile, de l’habillement, et du cuir (FITTHC), « les ballons de
la honte ».
Ces « victimes de la mode » sont souvent « affamées et fouettées
en cas d’erreur », dénonce le journal Libération.
Pour ceux-là, il est encore plus difficile d’échapper à la toile
d’araignée du textile qui les mène dans une spirale de pauvreté et
de violence sans fin. Tout ceci se fait au mépris de l’article 37 de
la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) « Nul
enfant [ne peut être] soumis à la torture ni même à des peines ou des
traitements cruels, dégradants et inhumains ».
Cet article énonce aussi que « tout enfant […]soit traité avec
humanité et avec le respect dû à la dignité de la personne humaine ».
Anonymes et victimes de l’indifférence du monde, ces enfants
connaissent le même destin que ceux de Sialkat. Dans cette ville du
nord-est du Pakistan sont assurés « 80 % de la production de ballons
du monde », rapporte encore Libération. Des tâches ingrates « sont
effectuées pour 200 roupies au lieu de 1 500 » comme le demande la
loi. L’article 37 de la CIDE mentionne très bien « une réglementation
appropriée des horaires et des conditions de travail » pour ces enfants
qui travaillent quinze heures par jour.
Mesdames et Messieurs, ne vous y trompez pas ! Ces enfants
sont aussi des esclaves modernes et leurs patrons des esclavagistes.
Le mot « esclavagisme » est dur mais au fond tellement léger pour
qualifier les conditions de travail de ces enfants.
N’auraient-ils pas droit, eux aussi, de dire avec Voltaire : « Ce qui
sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes » ?
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Pour ma part, je m’oppose à cette réalité et propose une autre vision.
Je veux un monde plus juste où tous les pays auraient un même
niveau de vie élevé. Je veux un monde où entreprises et salariés
marchent ensemble vers l’équité sociale, la croissance économique
et la protection de l’environnement.
Je veux un monde où adultes et enfants puissent cohabiter en
paix sans être maîtres ni esclaves.
C’est pour cela que je suis devant vous.
Merci de votre attention.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
L’enfant s’appelle Avenir
Gaby Da Silva
Lycée Raymond Savignac,
Villefranche de Rouergue
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Mesdames et Messieurs, Membres du jury
J’aimerais vous parler de Rosa, elle est née dans un petit village
en Espagne dans les années trente… Rosa a eu la chance d’aller
à l’école pendant quelques années, elle n’aurait manqué un jour
d’école pour rien au monde. Nous sommes en Espagne, dans un
petit village au milieu des années quarante. Hélas, à quatorze ans,
elle doit partir étudier dans la ville la plus proche et c’est impossible.
Elle n’en a pas les moyens.
Pour elle, le rêve s’arrête. Pour moi, c’est le début de ma
plaidoirie. Rosa était ma grand-mère, elle a toujours défendu l’école.
À mon tour de le faire maintenant, pour elle, mais surtout pour
nous tous, ici.
Aujourd’hui dans le monde, ils sont cent un millions d’enfants à
ne pas avoir accès à l’école, dont plus de la moitié sont des filles. Le
septième principe de la Déclaration des droits de l’enfant énonce
que tout enfant a le droit à l’éducation gratuite.
2006, Afghanistan. Il s’appelait Malim Abdoul Habib, il avait
quarante-cinq ans ; huit ans déjà qu’il est mort. Son crime ? Avoir
été le proviseur d’une école. Pas une simple école. Il a été décapité
par les talibans qui n’acceptaient pas la présence de jeunes filles
dans son établissement. Lui a eu le courage de dire non. L’aurionsnous eu, nous ?
2012, Pakistan. Une jeune fille de quinze ans veut étudier. Le
9 octobre, elle se prend une balle dans la tête mais elle sera sauvée.
Vous avez tous, bien évidemment, reconnu la plus jeune Prix Nobel
de la paix, Malala Yousafzai. Malala, jeune fille qui, elle aussi, se bat
pour l’accès à l’éducation des filles. Aujourd’hui elle poursuit son
chemin dans d’autres pays que le Pakistan pour dire et dénoncer
cette situation. Elle aussi en a le courage.
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2014, Nigeria. Peut-être ne les retrouvera-t-on jamais ? Qui
donc ? Ces deux cent vingt jeunes filles, kidnappées le 14 avril.
Aujourd’hui, deux cent quarante-cinq jours que nous ne savons plus
et que les jours continuent de passer. L’actualité passe aussi, alors
les médias oublient. Pourtant ces jeunes Nigérianes méritent qu’on
pense à elles. Nous pourrions être l’une d’entre elles.
Mais où sont-elles ? On ne sait pas.
Dans quelles conditions ? On ne sait pas non plus.
Sont-elles encore en vie ? Selon les vidéos, oui, mais dans quel
état les retrouverons-nous, si nous les retrouvons ?
Mais la Déclaration universelle des droits de l’homme ne stipulet-elle pas dans son article 3 que « tout individu a droit à la vie, à la
liberté et à la sûreté de sa personne » ?
Et moi, j’ai le droit aussi de ne pas les oublier.
J’ai le droit de répéter les jours qui défilent, 246, 247, 248…
Jusqu’à quand vais-je compter ?
Et je compte 249, 250, 251. Et je continuerai à compter.
Nous ne devons pas les oublier, il ne faut pas non plus que les
politiciens oublient leurs promesses de les ramener.
Bring back our girls1.
Mesdames et Messieurs, voilà un homme et des jeunes femmes
qui se battent ou qui se sont battus pour leur droit. Chaque année,
des personnes luttent. Des personnes anonymes qui se battent pour
défendre l’école. En soixante ans, qu’est-ce qui a changé ?
Et nous, ici, en France, que faisons-nous de l’école ? Avons-nous
oublié son importance ? Nous comptons les jours de nos vacances,
nous nous demandons pourquoi tant d’heures de classe, nous nous
réveillons mollement le lundi matin, nous ne sourions même plus.
Nous n’avons plus envie. Et pourtant…
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« Ramenez-nous nos filles. » (N.d.É.)
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Ailleurs, en Amérique latine ou en Asie, ils comptent les jours
où l’école a dû être fermée, ils font des kilomètres à pied pour y
accéder, ils se réjouissent de revoir leur maître d’école.
Ailleurs aussi, des enfants sont obligés d’aider leurs parents,
de réaliser des tâches ménagères, de garder leur petit frère, de
travailler en oubliant leur dignité.
Ailleurs encore, des petites filles sont mariées très jeunes, trop
jeunes et ne peuvent plus aller à l’école. Cette école qui signifie
pour elles un avenir meilleur, une meilleure vie. Elles ne seraient
plus esclaves de leur famille ni de leur futur mari. Grâce à l’école,
elles deviendront médecin, avocate, maîtresse d’école ou bien
infirmière…
Car c’est l’école qui forme, qui façonne l’être humain. Accéder à
une éducation de qualité permettra de dire non à la maltraitance,
à l’exploitation. Selon l’article 26 de la Déclaration des droits de
l’homme, « toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit
viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au
renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés
fondamentales ». Pour cela, l’être humain, quel que soit son pays,
quelle que soit sa religion, quelle que soit sa condition sociale, doit
réagir. Moi, je n’ai pas le pouvoir de changer le monde mais j’ai le
devoir de le dénoncer.
Mesdames, Messieurs, nous avons tous le devoir de le dénoncer,
car une Malala ne suffit pas, car un Malim Abdoul Habib ne suffit
pas, car deux cent vingt jeunes filles ne suffisent pas, car nous
devons être tous ensemble pour qu’un changement puisse s’opérer.
Selon Albert Einstein, « le monde est dangereux à vivre, non pas
à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent
et qui laissent faire ».
Alors arrêtons de regarder et ne laissons plus faire. Comment ?
En tant que citoyen, communiquons, dénonçons, partageons sur
les réseaux sociaux ces images de ces jeunes filles.
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Si les politiques ne bougent pas, si les signatures des pays qui
ont ratifié la Déclaration des droits de l’enfant ne sont que sur le
papier, alors c’est à nous de réagir comme nous le pouvons, avec nos
petits moyens. Manifestons, exprimons-nous, écrivons notre colère.
Nous sommes bien nés, ici en France, et bien sûr, on pourrait aussi
se plaindre des manques de moyens à l’école. Mais nous y allons,
nous, à l’école. « L’école », qui est un mot magique pour ces cent
un millions d’enfants.
Mesdames et Messieurs, j’insiste : il est indispensable pour un
être humain de savoir lire, écrire, compter, de penser, et d’avancer
libre et autonome. Et quand je vous dis cela, je pense à Nelson
Mandela qui a dit : « L’éducation est l’arme la plus puissante pour
changer le monde ».
Mesdames et Messieurs, l’éducation est transmission, et c’est
parce qu’un jour ces jeunes filles instruites deviendront à leur tour
des mères qu’il faut que l’école soit accessible à ces jeunes filles. Ces
mères de demain feront avancer le monde.
Ces mères de demain feront des enfants instruits, qui traceront
leur propre chemin. Ce chemin sera sûrement long et difficile mais,
si aujourd’hui, les jeunes filles sont chaque fois plus nombreuses à
aller à l’école, c’est l’humanité qui en profitera demain.
« Il faudra peut-être du temps, de nombreuses lunes traverseront
le ciel », lit-on dans le livre de Viviana Mazza qui raconte l’histoire
de Malala. La vie des jeunes filles changera l’histoire. Les enfants
qu’elles mettront au monde ne seront plus jamais seuls. Ils auront
le savoir avec eux, savoir qui fera d’eux des hommes.
Je ne peux m’empêcher de penser à ma grand-mère, elle qui,
dans les années quarante, s’est battue pour aller à l’école, puis pour
que ma mère puisse y aller à son tour… C’est grâce à cette chaîne
que je suis devant vous ce soir pour défendre la scolarisation des
filles.
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Enfin, pour finir, je vous laisse méditer sur ces quelques mots
de Victor Hugo :
« L’enfant doit être notre souci. Et savez-vous pourquoi ?
Savez-vous son vrai nom ? L’enfant s’appelle l’avenir ».
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Pour le meilleur
et surtout pour le pire
Nina Bonche
et Camilia Gaied
Lycée Jacob Holtzer,
Firminy
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Il me répétait sans cesse que j’étais la femme de sa vie, qu’à tout
«
jamais nous serions liés.
Je l’ai cru.
À notre mariage il a juré qu’il me protégerait, qu’il me chérirait.
J’ai dit oui.
Mais, très vite… tout a chaviré… dans le silence de la nuit, j’ai dit non…
Il ne m’entendait plus. »
On pourrait croire que ce cas dramatique est isolé. Que le viol
conjugal n’existe pas ou qu’il est rare. Malheureusement, il est d’une
triste banalité.
Sur les 75 000 femmes violées chaque année en France,
34 % d’entre elles seraient victimes de leur conjoint ou de leur
concubin. Ainsi, par an, en France, pays moderne et développé,
on compte près de 25 000 femmes victimes de viols conjugaux.
Ce chiffre vous paraît accablant ? Il est pourtant sous-estimé.
Selon le Collectif féministe contre le viol, elles seraient plus
de 40 000 par an. Mais par peur, ou à cause de la pression de
l’entourage, seuls 2 % des viols conjugaux sont signalés à la police
ou à la gendarmerie. C’est ce que les professionnels appellent le
« chiffre noir » du viol.
Lorsque les victimes parviennent enfin à parler, on met
en doute leur propos ; beaucoup de plaintes, faute de preuves
suffisantes, aboutissent à des non-lieux ou à un classement sans
suite. Trop souvent aussi, l’affaire est requalifiée : de la qualification
de viol, considérée comme un crime, on passe à celle d’agression
sexuelle considérée comme un simple délit. Le violeur échappe ainsi
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aux assises et s’en tire à bon compte en allant en correctionnelle.
Comment, Mesdames et Messieurs, ces femmes pourraient-elles
avoir confiance en la justice ?
Les chiffres de l’année 2010 parlent d’eux-mêmes : sur les
1 356 viols condamnés en cour d’assises, on ne compte que
52 condamnations pour viol conjugal. 52 sur 40 000.
Ce chiffre est honteusement dérisoire. Ainsi, moins de 2 % des
violeurs sont condamnés et, dans la plupart des cas, les peines sont
rarement lourdes : quelques mois de prison avec sursis. Voilà ce que
l’on encourt en France pour avoir violé sa compagne !
Leurs bourreaux bénéficient d’une impunité quasi-totale et les
victimes ne peuvent espérer que justice leur soit rendue. Pourtant,
tous les êtres humains ne naissent-ils pas libres et égaux en dignité
et en droits ? Tout individu n’a-t-il pas droit à la vie, à la liberté et
à la sûreté de sa personne ? Tout être humain ne doit-il pas être
protégé de la torture, de peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants ? Le manque de sévérité dans l’application de la loi
constitue à nos yeux une grave atteinte aux respects des droits
fondamentaux de l’être humain !
Les violeurs. Des psychopathes ? Des alcooliques ? Des
anormaux ? Des obsédés sexuels ? Non, ce sont des personnes
comme vous et moi. Parfois même au-dessus de tout soupçon. Les
faire passer pour des personnes jugées déficientes, des malades,
n’est-ce pas leur enlever leur part de responsabilité ? N’est-ce pas
les excuser au regard de la loi ?
En France, ce sujet reste tabou. Il est effrayant de constater que
le « devoir conjugal » demeure très ancré dans notre société. Cette
conception d’un autre âge suppose que la femme est à la disposition
de l’homme pour satisfaire des besoins sexuels prétendument
supérieurs, naturels, irrépressibles et incontrôlables. L’idée de devoir
conjugal justifie et, pire encore, normalise le viol au sein du couple.
Et à la honte, s’ajoute la culpabilité. Une épouse, qui plus
est, une mère, ne doit-elle pas assurer la stabilité de son foyer ?
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Ne doit-elle pas pour cela céder aux « normales envies » de son
conjoint ? N’est-ce pas là le destin des femmes : être de fidèles
compagnes et de bonnes mères ? Le poids des traditions dans un
pays réputé machiste ne fait qu’isoler encore plus ces victimes.
Elles, qui sont priées de tout oublier et de pardonner, sans aucune
objection. Elles, qui doivent vivre avec le sentiment continuel d’avoir
été salies, trahies par l’homme qu’elles aimaient. Elles, qui dans un
nombre non négligeable de fois se retrouvent enceintes, avec toutes
les conséquences humaines désastreuses que l’on peut imaginer.
La législation française semble pourtant très claire : elle définit le
viol comme un crime, puni de quinze ans de réclusion criminelle. Il
a cependant fallu attendre 1980 pour que l’article 222-23 du Code
pénal dispose que : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque
nature qu’elle soit, commis sur la personne d’autrui par violence,
contrainte ou surprise est un viol. »
Concernant le viol conjugal, la législation a évolué encore plus
lentement ! En 1810, le Code civil introduisait l’obligation de devoir
conjugal entre époux et il faut attendre 1990, pour que le viol
conjugal soit enfin reconnu par un arrêt de la Cour de cassation.
Mais ce n’est qu’en 2006 que la loi reconnaît dans le Code pénal
« la notion de présomption de consentement à l’acte sexuel » et le
viol conjugal puni de vingt ans de réclusion criminelle. Depuis 2010,
c’est désormais à l’auteur de démontrer que sa concubine était
d’accord et non à la victime de prouver qu’elle ne l’était pas.
Sur ce sujet la France, pays des droits de l’homme, est donc
tristement en retard ! Le viol au sein du couple est punissable en
Suède depuis 1965, en Autriche, en Angleterre, au pays de Galles
depuis le début des années quatre-vingt-dix ! Cette lenteur du
législateur à reconnaître le viol conjugal et ainsi à vouloir protéger
ces femmes peut expliquer pourquoi les violeurs n’ont pas
l’impression de commettre l’irréparable.
Il est temps de médiatiser ce problème pour déculpabiliser les
victimes et en empêcher de nouvelles.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Les plaintes de victime de viol conjugal sont en constante
hausse depuis quelques années. Le tabou semble donc doucement
s’estomper. Mais ces progrès restent insuffisants.
Il est temps que les tribunaux changent d’attitude et admettent
qu’il peut y avoir viol entre époux. Les violeurs doivent être punis
avec plus de sévérité. La loi doit être appliquée pour montrer aux
violeurs que leur acte est grave, horrible, et inhumain. Une juste
application de la loi aurait ainsi valeur d’exemple ! Les punir plus
sévèrement prouverait aux victimes qu’il y a une justice, qu’elles
ne sont pas abandonnées et en rien responsables. Un préalable
nécessaire pour leur permettre enfin de se reconstruire.
En apparence, la reconnaissance du viol conjugal en tant que
crime semble être de plus en plus reconnue par la société. Selon un
sondage réalisé par l’IFOP en 2013, 86 % des Français savent que le
viol conjugal est puni par la loi. Le chiffre atteint même 91 % chez
les cinquante ans et plus. Cela peut paraître encourageant mais il
révèle que 14 % des Français ne sont pas au fait de la législation
concernant le viol conjugal.
Plus inquiétant, ce chiffre atteint les 19 % chez les moins de
trente-cinq ans. Et il est de 24 % chez les femmes de moins vingtcinq ans. Ainsi une jeune femme sur quatre ne connaît pas ses droits
alors qu’elle est potentiellement plus exposée à ce risque !
Il est temps de changer les mentalités. Le combat contre le viol
conjugal passe par l’éducation des jeunes et la prévention. Il est
temps de briser définitivement l’idée communément admise de
« devoir conjugal ». Les pouvoirs publics doivent se saisir enfin du
problème ! Qu’en est-il de la prévention en milieu scolaire ? À quand
remonte la dernière campagne de prévention sur de grands médias
nationaux ? Sans leur engagement total il sera difficile de briser ce
tabou et de faire changer les mentalités !
Il est donc de notre devoir, Mesdames et Messieurs, d’exiger
de nos représentants qu’ils agissent pour qu’enfin justice soit faite.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Pour qu’enfin, lorsque deux personnes s’unissent, ce soit pour le
meilleur et surtout pas pour le pire.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Les femmes sont les
nègres du monde
Dalhie Tahangy
Lycée français de Tamatave,
Madagascar
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mesdames et Messieurs, Chers Membres du jury, les femmes
sont les Nègres du monde.
Connaissez-vous l’histoire de Fatouma, une jeune Malgache
de vingt-six ans, retrouvée le visage boursouflé et les cheveux
ébouriffés à la sortie de l’aéroport d’Ivato, l’aéroport international
d’Antananarivo ? Ou celle de Razanamisa, vingt-trois ans, qui, après
avoir vu une émission à la télévision vantant l’eldorado dans les pays
du Golfe, décide de partir ?
Je pourrais vous citer, plus de deux millions de personnes qui,
selon l’Organisation internationale du travail, sont victimes de
travail forcé lié à la traite, interne et externe. 80 % ont des prénoms
féminins. La traite des personnes a connu une très forte croissance
durant les dernières années.
L’esclavage a été aboli dans tous les pays depuis les années 1980…
en théorie. Néanmoins en pratique, l’esclavage est toujours présent
sous de nouvelles formes… et s’est adapté aux nouveaux visages
de la société.
À travers ma voix, écoutez Fatouma qui s’est laissé convaincre
par la promesse d’un salaire qu’elle n’a jamais touché. Pour payer ses
études d’anglais, elle a décidé d’aller travailler comme domestique
en Arabie saoudite pour un salaire de deux cents dollars par mois.
« Dès le début, je travaillais jour et nuit, parfois sans manger. Puis,
mon patron a voulu que je couche avec son fils. J’ai refusé. Et ils m’ont
violée. J’ai fini par m’enfuir lorsque je les ai aperçus en train d’aiguiser
des couteaux. »
Et Razanamisa : « Tout n’était que mensonges. On nous parlait
de quinze heures de travail par jour, j’en ai fait souvent vingt dans la
même journée. J’ai voulu m’enfuir de chez mon patron. Il m’a brûlée
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
au visage et au bras avec un briquet pour m’obliger à lui rendre les
deux mois de salaire que j’avais cachés dans ma culotte. Il me disait :
“ Tu vas rentrer chez toi, mais dans un cercueil “. »
À Madagascar, dans certaines familles pauvres, quand naît une
fille et qu’elles n’ont pas les moyens de faire son éducation, certaines
décident de marier les aînées à l’âge de quinze ans en échange
d’un zébu. Cette initiative a pour but de réduire « la charge » de la
famille. L’échange est effectué que s’il y a accord avec la famille du
prétendant, la jeune fille à marier n’a pas son mot à dire.
Par ailleurs, dans mon pays, neuf habitants sur dix vivent avec
moins de deux dollars par jour à cause du sous-développement
économique, alors qu’il est stipulé dans la Déclaration des droits
de l’homme, article 23 : « Quiconque travaille a droit à une
rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa
famille une existence conforme à la dignité humaine. »
Donc si l’on est une femme à Madagascar, issue d’une famille
pauvre et sans diplôme, que faire ?
Et là interviennent les marchands d’esclaves.
Ils utilisent la télévision et les jeunes filles vont alors s’inscrire
dans ces agences volontairement ou influencées par leur propre
famille. Elles quittent leur pays pour un salaire de cent soixante
euros par mois seulement, une somme qu’elles ne toucheront
jamais car peu d’entre elles reviendront au pays vivantes. Cette
somme qui vous semble dérisoire est cependant six fois supérieure
au salaire minimum à Madagascar.
Ces marchands d’esclaves modernes profitent de la situation
économique, de la situation politique instable, ils opèrent par le biais
d’agences de placements, destinées à aider les femmes à trouver
du travail. Selon un rapport des Nations unies, quatre mille femmes
malgaches sont actuellement esclaves au Proche et au MoyenOrient. Via des agences de placement, de – très – jeunes femmes
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
sont vendues au Liban, au Koweït et dans les Émirats. Ces agences
reçoivent une somme exorbitante, de mille cinq cents à deux mille
sept cents euros pour chaque femme envoyée, de la part des clients
avec lesquelles elles ont un contrat.
Parties pleines d’espoirs, arrivées à destination, elles sont
souvent victimes : de viols, d’abus psychologiques, de torture
physique, de séquestration et de confiscation de papiers, et de plus
ne sont pas payées. Toutes croient qu’à l’extérieur de Madagascar
c’est l’eldorado, et pourtant…
En partant pour ces pays étrangers, l’État ne leur fournit
aucune protection car elles perdent leurs droits, leurs papiers, leur
identité. Après trois années de séquestration, de maltraitance et
de travaux forcés comme bonnes à tout faire, leurs tortionnaires
s’en débarrassent.
L’esclavage existe toujours.
Ce fléau séculaire est aujourd’hui plus sournois et plus sordide.
Alors pour Fatouma, après deux années et huit mois à gérer
deux enfants en bas âge, à dormir trois heures par nuit (à même le
sol), à se nourrir des restes de la famille, à subir les viols du père et
les violences de son épouse jalouse, elle réussit à rentrer au pays.
Nous sommes, mesdames et messieurs, dans une atteinte
manifeste des droits de l’homme car dans l’article 4 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, il est écrit que « nul ne sera tenu
en esclavage ni en servitude ».
Femmes devenues esclaves, les familles sans nouvelles se
mobilisent : elles demandent leur rapatriement auprès de ces
agences mais celles-ci refusent car cela leur coûterait trop d’argent.
Cela est une nouvelle atteinte aux droits de l’homme car dans
l’article 13 de ce texte ratifié par Madagascar, il est dit que « toute
personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir
dans son pays ».
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Lorsqu’elles se tournent vers les autorités du pays d’accueil,
elles sont souvent forcées de retourner chez les employeurs qui les
maltraitaient, ou de travailler pour de nouvelles familles contre leur
volonté. La plupart meurent là-bas et leur corps est jeté à la mer.
Rares sont celles qui ont les moyens de se payer un billet de retour.
Les employés de l’aéroport d’Ivato voient souvent des Fatouma
au visage boursouflé. Et la situation de ces femmes devient donc
banale, sans aucun intérêt… Certaines échouent à l’hôpital
psychiatrique d’Antananarivo. Les victimes ont aujourd’hui plus
conscience que jamais de leur condition d’esclave mais constatent
avec désespoir que le public reste insensible à leur douleur, mal
informé ou préférant tourner la tête.
Alors ne tournons pas la tête, Mesdames et Messieurs…
Car voilà le prix que sont prêtes à payer beaucoup des femmes
de mon pays pour la réussite. Beaucoup les jugent comme
inconscientes, mais qu’auriez-vous fait à leur place ?
Je vous demande, au nom de ces femmes, de faire pression sur
l’État malgache, pour qu’il respecte les textes internationaux qu’il
a signés :
- Qu’il amende la loi contre la traite des personnes pour prévoir
des peines plus sévères pour des crimes de travail forcé ;
- Qu’il mette fin à ces agences de placement pour que le trafic
de femmes soit aboli ;
- Que l’État malgache sensibilise le monde pour que cet acte soit
considéré comme un crime contre l’humanité.
J’en appelle maintenant aux jeunes filles qui, aujourd’hui, se
poseraient la question d’un départ, de bien se renseigner sur le
danger de travailler sans protection dans des pays étrangers.
Et ma victoire sera là, si l’une d’entre elles changeait d’avis, après
cette plaidoirie.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mesdames et Messieurs les jurés, les femmes ont été considérées
depuis la nuit des temps comme étant inférieures à l’homme.
On a négligé leur éducation, elles attendent parfois encore le
droit de vote, elles sont encore dans certains lieux considérées
comme de la marchandise. Elles sont les plus soumises à
l’exploitation.
Alors, ensemble, unissons-nous pour changer les mentalités,
Ensemble pour le respect des droits des femmes,
nsemble pour que les femmes cessent de devenir les Nègres
E
du monde.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Réformons
le Conseil de sécurité
et arrêtons la protection
des criminels
Eliška Stroehlein
École européenne de Bruxelles I,
Académie de Strasbourg
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Imaginez pour une seconde, je vous prie, que vous êtes dans un
bâtiment. Un bâtiment où vous avez construit votre vie.
Là où vous saluez votre voisin, où vous élevez vos enfants, là
où vous aimez et pleurez, là où vous rigolez et criez. Il y a toujours
fait chaud, là où votre vie se déroule. Il y a toujours eu une chaleur
étouffante qui vous pèse sur les épaules, qui semble presque vous
écraser. De temps en temps vous suez, et vous croyez ne pas
pouvoir en supporter davantage. Mais dès que vous caressez votre
chat, ou allez au travail, vous oubliez la chaleur suffocante, et vous
vous habituez…
Soudain, d’un jour à l’autre, la chaleur devient trop forte à
supporter. Un feu, violent et puissant, jaillit de nulle part.
Vous voyez le bâtiment entier où vous avez construit votre vie
être consumé par une éruption de flammes, prêtes à tout pour le
détruire. Vous voulez vous sauver, sauver vos enfants, vos voisins
et votre chat, mais une fois arrivé aux extincteurs de feu, vous les
voyez enfermés et gardés par les personnes qui étaient là pour
vous protéger, pensiez-vous. Ils vous informent aussi que, malgré
les personnes qui brûlent à vos pieds, les personnes responsables ne
connaîtront jamais l’intérieur d’une cour de justice. Ils seront libres
de parcourir la Terre jusqu’à la fin de leurs jours. Que penseriezvous ? Quel mélange toxique de haine, de panique et de trahison
sentiriez-vous ?
Mesdames et Messieurs, je vous présente l’actuelle situation des
Syriens !
Cette organisation que vous pensez être un vent protecteur
dans une mer d’atrocités est le Conseil de sécurité de l’ONU. Oui !
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Le Conseil qui envoie des casques bleus et impose des sanctions
est devenu faible face aux besoins de notre planète et de ses
habitants. Il fonctionne d’une manière irraisonnable et inefficace,
si on considère l’article 24 de la Charte de l’ONU, qui dit clairement
que le « Conseil de sécurité [a] la responsabilité principale du
maintien de la paix et de la sécurité internationale. »
Ces soixante-neuf dernières années, il y a eu cinq membres
permanents du Conseil (la Russie, la Chine, les États-Unis, la France
et la Royaume-Uni). Ces cinq membres ont eu, et ont toujours,
un droit de veto, qui, si utilisé, annule tous les autres votes des
quatorze autres membres, permanents ou non, sur n’importe quelle
résolution. Ceci n’est simplement pas démocratique.
Le pire dans ce système catastrophique est que les pays abusent
de leur droit de veto pour protéger des régimes atroces, pour des
raisons économiques, militaires ou politiques qu’ils jugent plus
importantes que les vies de milliers d’hommes, femmes et enfants.
L’une des raisons pour lesquelles la Russie continue de bloquer tous
les efforts des autres membres du Conseil de sécurité pour faire quoi
que ce soit en Syrie est qu’il est estimé que, entre 2000 et 2010,
Moscou a vendu 1,5 milliard de dollars en armes à Damas. Ce sont
ces mêmes armes qui sont maintenant, en ce moment même, en
train de tirer sur des humains innocents.
La Syrie d’aujourd’hui est moins un bâtiment brûlé, est plus un
feu sauvage, avec quelques pompiers qui essayent et échouent à
l’arrêter. Vous le voyez vous aussi, à chaque fois que vous allumez
la télévision, ou écoutez la radio. Depuis mars 2011, plus de cent
quatre-vingt-dix mille personnes ont perdu la vie dans le conflit
selon l’ONU. Plus de trois millions de personnes, dont 50 % sont
des enfants, ont dû se réfugier dans un pays qui n’est pas le leur. Ce
ne sont que des chiffres bruts, mais si vous regardez de plus près,
vous verrez à quel point cette guerre est devenue une menace pour
les droits de l’homme.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mariam Akash vit à Alep, l’une des villes les plus affectées par le
conflit. Son mari a été tué, et elle vit maintenant dans une maison
à moitié construite avec ses neuf enfants (âgés de deux à quinze
ans). Elle ne peut envoyer que deux de ses enfants à l‘école, tandis
que les plus grands doivent travailler. La Déclaration des droits de
l’enfant, stipule dans le principe 9 que « l’enfant ne doit pas être
admis à l’emploi », dans le principe 4 que « l’enfant a droit […] à un
logement […] adéquat » et dans le principe 7 que « l’enfant a droit à
une éducation ». Les droits les plus fondamentaux des enfants sont
en train d’être bafoués sous nos yeux.
Malheureusement, la situation de Mariam n’est pas unique.
Comme des milliers de femmes en Syrie, ainsi que dans le monde
entier, elle n’a pas le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer
sa santé, son bien-être et ceux de sa famille », et elle n’est pas en
sécurité « en […] cas de perte de ses moyens par suite de circonstances
indépendantes de sa volonté », comme l’exige la Déclaration
universelle des droits de l’homme, article 25. Comme Mariam le
dit elle-même, « on vit juste au bord de la vie ».
Plus important encore, l’article 3 dit noir sur blanc que « tout
individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne »,
mais, quand les bombes tombent, ou que vous marchez pendant
des jours dans le désert pour arriver à la frontière, ce n’est jamais
le cas.
Il n’y a désormais pas de doute, la Syrie est devenue l’un des
conflits les plus détestables de notre siècle. Mais laissez-moi vous
montrer une ironie tragique qui enveloppe le tout. Ces chiffres sur
les morts ou les réfugiés, ces rapports sur les armes chimiques ou la
destruction des villes, viennent tous de l’Organisation qui pourrait,
en une simple réforme, changer pour le mieux l’histoire humaine.
On doit impérativement changer le Conseil de sécurité. Si on
changeait le droit de veto afin qu’aucun membre ne puisse l’utiliser
sur des résolutions concernant les crimes contre l’humanité, les crimes
de guerre, de génocide et de nettoyage ethnique, on éviterait des
situations comme ce qui s’est passé en mai cette année, à tout jamais.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Le 22 mai, il y a eu une résolution au Conseil de sécurité pour
déférer les atrocités en Syrie à la Cour pénale internationale. Cela
aurait permis à un enquêteur d’entrer dans le pays et de rassembler
des preuves contre ceux qui ont commis des crimes détestables
(utilisation d’armes chimiques, attaques sur des populations civiles,
je pourrais bien continuer, mais la liste est déjà trop longue pour
être acceptable dans notre monde d’aujourd’hui). Mais, bien que
les treize autres membres aient voté pour, la Chine et la Russie ont
utilisé leur veto ! Ils n’ont eu aucune considération pour la tragédie
humanitaire, car tout ce qu’ils voulaient c’était protéger le régime
répugnant d’Assad.
Ce n’est pas la première fois que cela se passe. Il y a eu trois
autres résolutions depuis le début du conflit pour améliorer la
situation de diverses manières, mais chaque fois, dans l’incarnation
parfaite du régime têtu, irraisonnable et pourri, la Chine et la Russie
ont utilisé le droit de veto. Mais attention, je ne dis pas que ces deux
pays sont les seuls coupables. Les cinq pays membres permanents
ont tous utilisé ce droit de veto absurde dans leur intérêt depuis
l’existence de l’ONU. Les États-Unis par exemple en ont abusé dans
le cadre du conflit israélo-palestinien à plusieurs reprises.
Maintenant vous voyez qu’il y a là un problème que l’on ne peut
plus ignorer.
Lord Hewart1 a dit que « la justice ne doit pas seulement être
rendue, mais elle doit être manifestement et indubitablement
vue rendue. » Cette réforme serait une victoire pour la justice
internationale, en traduisant en justice ceux qui y ont longtemps
échappé. Pour dire aux monstres qu’ils ne peuvent plus se cacher
derrière le rideau fin d’un mauvais système.
Je n’ai pas la prétention d’avoir la solution aux conflits dans le
monde mais cette réforme enverrait un message aux victimes : ils
ne sont pas seuls, ils seront protégés.
1
Gordon Hewart, Lord Juge en chef de la Cour d’Angleterre et du pays de Galles de 1922 à 1940. (N.d.É.)
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Cela appliquerait l’article 7 de la Déclaration universelle des
droits de l’homme : « Tous ont droit à une protection égale contre
toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre
toute provocation à une telle discrimination. » De plus, qui sait dans
quel monde nous vivrons dans dix, vingt ou cinquante ans ?
La Syrie ne serait pas l’unique victoire de cette réforme, car dans
le futur, la justice serait plus efficace en amenant la loi là où il y en
a le plus besoin. Par conséquent, qui sait combien de centaines de
milliers de vies seront sauvées ?
Mais ne prenez pas en considération mes paroles seulement,
prenez celles des organisations réputées dans la lutte pour un
monde plus juste (Amnesty International, Human Rights Watch,
la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme,
le World Federalist Movement, R2P 2), au nom desquelles le
Dr Simon Adams a adressé une réclamation au Conseil de sécurité
le 25 septembre 2014. Il a dit que le veto « sape la légitimité » du
Conseil de sécurité et a appelé pour que la réforme soit effectuée
avant le soixante-dixième anniversaire de l’ONU, l’année prochaine.
Le Conseil ne doit pas toujours être paralysé ainsi. En le
réformant, on l’amènerait dans le monde moderne où il serait
capable de servir l’humanité pour le mieux. Pour citer une dernière
fois la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 1,
les humains « sont doués de raison et de conscience et doivent agir
les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Ne laissons
pas les innocents souffrir et les coupables tranquilles. Montrons
aux criminels et à leurs « amis » qu’être humain c’est plus que se
respecter soi-même, c’est également important de respecter les
limites, et les autres.
Arrêtons le feu.
Merci Beaucoup.
2
« R2P » ou « RtoP », « Responsibility to Protect », en français « responsabilité de protéger », est un
principe international entériné par le Sommet mondial de l’ONU en 2005, selon lequel il incombe en premier
chef aux États de protéger leurs populations contre des massacres de masse et des crimes de guerre mais en
cas de défaillance des États souverains, la communauté internationale, par l’entremise du Conseil de sécurité
des Nations unies, se doit d’intervenir collectivement en substitution de ces États. (N.d.É.)
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
La révolution syrienne,
une lutte, une souffrance
au nom de la liberté
Yamane Jaber
Lycée Saint-Jean La Croix,
Saint-Quentin
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Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour,
Bientôt quatre ans seront passés depuis mars 2011, date à
laquelle la révolution syrienne a débuté, date à laquelle des millions
de Syriens ont bravé la peur et sont sortis manifester et réclamer
leur liberté et leurs droits.
La réponse du président syrien Bachar el-Assad a été terrible.
Dès le premier jour, les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles sur
les manifestants. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
ont été tués par la police, puis l’armée, pour avoir osé manifester
pacifiquement. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants, ont été arrêtés arbitrairement par les forces de Bachar
el-Assad pour être ensuite entassés et torturés dans les caves de la
police politique syrienne.
Les images des manifestants tués et des enfants torturés
dans les prisons se sont répandues via les réseaux sociaux et, très
vite, les manifestations pour la démocratie se sont étendues à tout
le territoire syrien.
Confronté à l’ampleur du mouvement pacifique, le régime
envoie l’armée pour assiéger les civils et les affamer. Face à cette
trahison, beaucoup de soldats et d’officiers désertent et emportent
leurs armes. Ils rentrent chez eux afin de protéger leurs proches :
c’est ainsi que naît l’Armée syrienne libre qui parvient en un peu plus
d’un an à libérer le tiers de la Syrie.
Pour se maintenir au pouvoir malgré ces difficultés, le
régime syrien décide de s’enfoncer dans le crime et ordonne le
bombardement massif des villes libérées. Son artillerie et ses avions
militaires jettent des centaines de bombes tous les jours sur les
habitations civiles et détruisent des quartiers entiers.
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Durant les premiers mois, en 2011, les Syriens pensaient que le
monde empêcherait le régime de les massacrer aveuglément. Ils se
trompaient. Le monde a détourné les yeux des images de Hamza
al-Khatib, enfant de treize ans mort sous la torture. Le monde a
détourné les yeux de la ville de Homs en ruine, bombardée à n’en
plus finir. Le monde a détourné les yeux de la Syrie et a laissé le
régime syrien faire du meurtre et de la peur un système pour
gouverner et écraser la dignité humaine.
Pendant ce temps, profitant du chaos, de nombreux groupes
radicaux extrémistes liés à Al-Qaïda sont entrés en Syrie. Ces
organisations mafieuses telles que l’État islamique, ont profité de
la vulnérabilité des victimes, et sont venues imposer leur ordre
criminel, niant tout droit à l’homme, et l’idée même de liberté.
Ces terroristes, comme les miliciens du régime, combattent les
révolutionnaires, qui luttent et donnent leur vie dans l’espoir de
voir un jour leur pays libre de toute tyrannie. Ces derniers sont pris
entre le marteau et l’enclume, entre la répression sauvage de Bachar
el-Assad, et la barbarie des bourreaux de l’État islamique.
Cependant, la révolution syrienne suivra son cours, et le
peuple syrien poursuivra sa lutte pour la liberté, ce droit sacré et
fondamental, malgré la souffrance et la douleur.
À l’heure où je vous parle, entre cent et deux cents mille Syriens
croupissent dans les geôles de Bachar el-Assad, s’ils ne sont pas
déjà morts sous les mauvais traitements. Des milliers d’autres, en
premier lieu des activistes pour les droits de l’homme et pour la
révolution, sont emprisonnés par l’État islamique.
De nombreux témoignages attestent des crimes contre
l’humanité qui ont lieu dans les prisons du régime syrien, dans
lesquelles de nombreux enfants sont encore détenus. Human
Rights Watch qualifie le système carcéral du régime d’« archipel de
la torture ». L’an dernier, un photographe de la police a fui la Syrie
en emportant avec lui des photos sur lesquels onze mille prisonniers
politiques différents ont été identifiés.
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Leurs corps faméliques témoignaient des pires marques de
torture que l’on peut imaginer…
Selon Amnesty International : « Les témoignages que nous
avons recueillis nous ont donné un aperçu choquant d’un système
de détention et d’interrogatoire qui semble avoir pour but premier de
dégrader, d’humilier et de terrifier ses victimes afin de les contraindre
au silence. » Et tout cela dans le mépris le plus total de l’article 5
de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Nul ne sera
soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants. »
Outre la torture, le viol est une des armes favorites de la
répression du régime. D’après le président de la Ligue syrienne des
droits de l’homme, le nombre de femmes violées dans les geôles
de Bachar el-Assad est estimé à plus de cinquante mille depuis les
premières manifestations de mars 2011.
Pour ceux qui ont du mal à s’imaginer ce que cela signifie,
sachez que dans toute la ville de Caen, il y a cinquante mille femmes
seulement… Un article du Monde rapporte le cas d’une jeune femme
de vingt-sept ans qui a été arrêtée arbitrairement et emprisonnée
pendant un mois dans une cave de la police politique. « J’ai tout eu !
J’ai été violée chaque jour par plusieurs hommes qui puaient l’alcool et
obéissaient aux instructions de leur chef, toujours présent. Ils criaient :
“Tu voulais la liberté ? Eh bien la voilà !” »
En fait, tous les Syriens la connaissent cette phrase, qui apparaît
dans de nombreux témoignages, et de nombreuses vidéos
d’exaction. Au fond, elle est le symbole de la politique répressive
qu’ont choisi Bachar el-Assad et les hauts cadres de son régime.
C’est la phrase que le régime répète aux Syriens depuis quatre ans :
vous avez voulu la liberté, eh bien voilà la mort, la torture et la
destruction. La voilà votre liberté.
Mais les Syriens ne devraient-ils pas, comme le stipule l’article 3 de
la Déclaration universelle des droits de l’homme, « avoir droit », comme
vous qui m’écoutez, « à la vie, à la liberté, et à la sûreté de leur personne » ?
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Depuis la révolution et ses souffrances, les Syriens ont un dicton
qu’ils s’échangent avant de dormir : « Boukra ahla ». « Demain sera
plus beau. » Et ils se réveillent le matin, sous les bombes ou dans un
camp de réfugiés, toujours aussi seuls, toujours aussi abandonnés.
Imaginez-vous, Mesdames et Messieurs, vivre dans la routine
de la mort, de la torture, de la destruction, de la perte des proches,
des personnes chères.
Tous les jours, on vous informe qu’un autre de vos proches est
mort, ou qu’il a été arrêté et que vous ne le reverrez plus. Imaginez
votre frère, votre sœur, votre enfant qui n’a même pas atteint l’âge
de dix ans, tué au détour d’une rue par les bombardements, ou par
une balle de sniper. Imaginez qu’un jour, vous est rendu votre enfant
brisé par la torture. Imaginez-vous simplement devoir quitter votre
maison, quitter votre pays et devoir tout laisser derrière vous. Tout
ça pour quoi ? Parce que vous avez voulu vivre libres.
Mesdames et Messieurs, cela fait quatre années, quatre longues
années, que souffre ce peuple meurtri. Quatre années durant
lesquelles le peuple syrien a souffert seul, abandonné, orphelin,
luttant pour entretenir la flamme de la liberté que veulent éteindre
le régime syrien et les groupes terroristes. Le Conseil de sécurité de
l’ONU n’a même pas été capable de condamner les crimes qui ont
lieu en Syrie, puisque la Russie et la Chine, alliées du régime syrien,
ont bloqué toute résolution par leur droit de veto.
Peut-on néanmoins rester les bras croisés devant le martyre de
tout un peuple ? Presque aucun Syrien n’a été épargné. Près d’un
Syrien sur deux a dû tout abandonner et quitter sa maison pour
ne pas mourir sous les bombes. Les bombardements incessants
ont anéanti des villes entières. Les listes des ONG syriennes de
défense des droits de l’Homme recensent déjà plus de deux cent
mille victimes, parmi lesquels 13 313 enfants. Cette liste s’allonge
tous les jours, parce que tous les jours, en Syrie, les bombardements
tuent de nouveaux enfants, emportant d’autres petits êtres rieurs
et adorables, qui n’aspiraient qu’à la vie et à la joie.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Nous sommes dans le devoir en tant que citoyens français libres
de condamner les actes de ce régime dictateur et de l’État islamique
qui tuent et torturent leurs opposants.
Nous devons lutter afin que ce régime despotique et ces
organisations terroristes soient anéantis.
Nous devons soutenir ce peuple opprimé et aider à l’avènement
ultime de sa révolution. Car sa révolution aboutira. Et un jour
viendra où l’on pourra entendre retentir, haut et fort, dans toute la
Syrie, le chant de la liberté.
Certes, cette nuit de mort semble s’allonger et s’obscurcir.
Nombreux sont ceux qui disent qu’elle n’aura pas de fin. Mais,
en citant Edmond Rostand, les Syriens persisteront à répondre,
tranquillement, et avec le sourire que « c’est la nuit qu’il est beau
de croire à la lumière. »
Par-delà nos proches et amis qui sont partis, par-delà nos
maisons détruites et nos souvenirs perdus, par-delà la souffrance
sans nom, et la douleur qui semble infinie, il y aura un lendemain
de liberté pour la Syrie.
Demain sera plus beau, Boukra ahla.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Cette négligence est à
rendre fou !
Basile Desvignes
et Lucien Thommen
Lycée Hector Berlioz,
Vincennes
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Une femme dépose des fleurs parmi les détritus et les vêtements
épars. Son frère est mort ici, dans un squat, à quarante-deux ans.
« Il était dans son monde, on n’arrivait plus à le suivre, on a baissé
les bras, et il s’est retrouvé à la rue… » Sulleman était schizophrène
depuis l’adolescence.
C’est un reportage à petit budget, de ceux que l’on diffuse
sur France 5, tard dans la nuit, et dans quelques salles d’art et
d’essai. Plus loin, un juge résume : « Le parcours du fou, c’est une
forme d’aller-retour entre la rue, le foyer, ce qui reste de l’hôpital
psychiatrique et la prison. »
Il a raison : 20 à 30 % des détenus en France souffriraient de
troubles psychiques. Un prisonnier sur quatre, cela représente
environ vingt et un mille détenus. Nombre d’entre eux sont
condamnés à de la prison ferme sans qu’aucune expertise
psychiatrique ne soit réalisée, comme Hakim, jeune schizophrène
détenu à la maison d’arrêt de Valenciennes pour des faits de
violences légères. Pendant son incarcération il ne recevra aucun
soin. Il sera exposé à la violence des autres détenus.
Où ira-t-il à sa sortie de prison ?
Entre un tiers et la moitié des SDF de France seraient atteints
de troubles psychiques, et ces troubles s’aggraveraient à cause de
leur situation.
Après la guerre, pendant laquelle quarante mille malades sont
morts de dénutrition dans les asiles français, le préambule de la
Constitution de 1946 avait posé une exigence : « Tout être humain,
se trouvant dans l’incapacité de travailler en raison de son état
mental, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables
d’existence. » Alors, comment en est-on arrivé à abandonner nos
malades à la rue ou à la prison ?
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Dans les années soixante-dix, une idée noble avait conduit à la
fermeture des asiles jugés néfastes et désocialisant. L’idée était de
réinscrire les malades dans des structures plus proches des patients
comme les centres médico-psychologiques (CMP), offrant aux
patients des soins pris en charge par la Sécurité sociale.
Mais, les restrictions budgétaires sont passées par là, les
cinquante mille lits d’hospitalisation retirés n’ont pas été remplacés
par des structures ouvertes. Nous les attendons toujours, ces
nouvelles structures !
Les budgets donnés à la psychiatrie ne sont débloqués que pour
bâtir des enceintes, pour créer des unités fermées, des chambres
d’isolement ou des dispositifs de surveillance. Éléments qui, bien sûr,
ne garantissent pas l’amélioration de l’état des patients et donnent
seulement aux hôpitaux une couleur carcérale.
Les cinquante mille lits manquent, ils provoquent une
surpopulation dans les hôpitaux trop peu nombreux.
Comme si ça ne suffisait pas, l’accompagnement des patients,
nécessitant beaucoup de temps et d’attention, ne peut être assuré
par le personnel en sous-effectif. Ne possédant pas le temps et les
structures nécessaires, il ne peut s’occuper que superficiellement
des patients. La profession n’en est que moins attractive, et elle
s’enfonce dans un cercle vicieux : plus de mille postes de praticiens
hospitaliers sont vacants.
Les CMP, en nombre insuffisant, sont difficiles d’accès. Ils n’ont
qu’une amplitude horaire très limitée et manquent de soignants. Les
délais sont interminables. Ils peuvent aller jusqu’à six mois pour une
première consultation. Leur existence est quasi inconnue du public,
et les médecins généralistes n’ont pas toujours le réflexe d’orienter
leurs patients vers ces centres.
La psychiatrie n’a la faveur des médias et des gouvernants que
lorsqu’un crime est commis par un patient. On la rappelle à ses
obligations sécuritaires. Qui n’a jamais eu peur d’un « dangereux
et violent schizophrène », alors que moins de 1 % des crimes
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
sont commis par des personnes atteintes de troubles de la santé
mentale ? La société n’envisage la folie qu’au travers de ses craintes,
comme en témoigne Jocelyne, la maman d’un patient : « Dès que
l’on prononce le mot, tout le monde a peur… les gens n’y connaissent
rien, il faut démystifier la maladie. » Les insultes « parano » ou
« schizo » qui fusent dans les cours de récréation, en sont de
bons exemples. Les coupables des séries américaines sont, eux,
toujours des « psychopathes ». Cela paraît anodin, mais cache une
discrimination. Qui se risquerait à employer une personne souffrant
de troubles psychiques alors qu’il est si simple d’engager quelqu’un
« en bonne santé » ?
Certains, pourtant, n’ont pas renoncé. Ils croient, comme le
psychiatre Lucien Bonnafé, que « l’on juge le degré de civilisation
d’une société à la manière dont elle traite ses fous ». Ils veulent
accompagner dignement les patients, selon leurs besoins, dans les
hôpitaux ou dans la cité. Ainsi, le rapport du député Denys Robiliard,
rendu le 8 janvier 2014 à la ministre de la Santé Marisol Touraine,
contenant trente propositions visant à assurer aux personnes
atteintes de troubles mentaux, les soins d’urgences appropriés à
leur état.
Les familles des patients, elles, se battent avec leurs propres
armes en mettant en place des réseaux d’entraide et en militant
dans des associations. Elles rejoignent certains centres, comme les
maisons d’accueil des personnes handicapées, chargées de l’accueil
et de l’accompagnement des personnes handicapées et de leurs
proches.
Mais, si ni le gouvernement ni la population ne sont là pour les
aider, qui le fera ?
Nous demandons donc, Mesdames et Messieurs, la mise en place
des moyens nécessaires au suivi des patients.
Nous demandons l’amélioration de l’accessibilité des CMP,
en étendant leur amplitude horaire et leur nombre de jours
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
d’ouverture ; la formation des médecins généralistes à la détection
précoce des troubles psychiatriques et à l’orientation de leurs
patients vers les CMP.
Nous demandons la sensibilisation de la population aux troubles
psychiques, en luttant contre les idées reçues sur les malades
mentaux.
Nous demandons que soit favorisée l’insertion professionnelle
des malades, en s’appuyant sur plusieurs structures les aidant à se
réinsérer en leur reconnaissant le statut de travailleur handicapé.
Enfin, nous demandons la meilleure prise en compte des familles
des patients, de leurs efforts et de leur souffrance.
Annabel, la maman d’un patient, nous dit : « Accompagner
les malades, c’est du temps, de l’énergie. Il faut donner de la place
à l’imagination pour inventer de nouvelles solutions. Mais si nous
parvenons à progresser, nous aurons de jolis retours. »
Mesdames, Messieurs, lui tendrons-nous la main ?
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Soleil sanglant au Levant
Zakaria Gati
Lycée La Trinité,
Béziers
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mesdames et Messieurs,
Imaginez-vous un instant, quelques secondes, sous le soleil
ardent du désert irakien tentant d’échapper à pied à la mort ou
l’esclavage promis par les islamistes qui vous poursuivent.
Imaginez-vous seul, livré à ces hommes sans foi ni loi, témoin de
l’assassinat abominable des membres de votre famille.
Imaginez-vous réduit à n’être que l’objet sexuel d’un mercenaire
djihadiste. Cet homme aurait pu être votre père, il est votre
bourreau.
Je viens aujourd’hui témoigner devant vous de l’expérience à
jamais traumatisante qu’a vécue une jeune adolescente irakienne
âgée de seulement quatorze ans au seul motif de son appartenance
religieuse. Cette jeune fille qui se fait appeler Narin est yézidi. Cela
ne vous évoque peut-être rien, cependant en Irak il est synonyme
de mort et de désolation.
Le peuple yézidi est présent sur les terres arides du nord de
l’Irak depuis des millénaires bien avant l’arrivée des gens du Livre.
Minorité vénérant une divinité solaire, son histoire est marquée par
nombre de persécutions.
À l’heure actuelle, le destin tout entier de cette minorité est
menacé par la mouvance terroriste appelée à tort « État islamique ».
Ces fanatiques, sous prétexte de répandre la sagesse de l’islam,
convertissent de force les plus faibles. Pour les autres, la mort ou la
fuite deviennent les seules issues.
Au nom de quelle religion se battent ces djihadistes ?
Certainement pas l’islam. Ils se battent dans la recherche de la gloire
et du pouvoir méprisant les préceptes coraniques.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Ces pratiques féodales violent tous les principes fondateurs des
textes internationaux au premier rang desquels la Déclaration des
droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou
ethniques, religieuses et linguistiques. Elle stipule dans son second
article que « les personnes appartenant à des minorités ont le droit
de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre
religion ».
Les cas de yézidis tentant de fuir sont légion. Ils espèrent pour
la plupart retrouver la paix au Kurdistan. Pour se faire, en août
dernier, non moins de quarante mille yézidis, hommes femmes et
enfants, ont fui leurs villages. Mais les islamistes les ont poursuivis,
et encerclés dans les monts Sinjar. Ces civils ont été – et sont
toujours – prisonniers des cimes des monts Sinjar bien que les ÉtatsUnis aient annoncé la fin du siège. La situation humanitaire y est
actuellement préoccupante, des enfants dorment à même le sol et
les provisions s’amenuisent…
Comment pouvons-nous laisser mourir des civils de la sorte ?
Comment la situation a-t-elle pu dégénérer ainsi ?
J’accuse l’État irakien d’avoir laissé germer en son sein cette
menace nommée « Daesh » : voilà le résultat de luttes intestines
au sommet de l’État. Car enfin, l’Irak elle-même bafoue sa propre
Constitution stipulant dans l’article 43 que l’État garantit la liberté
de culte pour toutes les religions. L’Irak est membre de l’ONU, et
pourtant les droits les plus universels de l’homme sont bafoués.
L’Irak est devenu une terre de non-droit…
Je voudrais revenir sur le cas de Narin, cette jeune adolescente
yézidi qui a été esclave sexuelle d’un haut dignitaire islamiste.
L’exemple de cette jeune fille fait transparaître une réalité
difficilement supportable. L’État islamique réintroduit une forme
d’esclavagisme primitif, indigne et amoral.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Ce servage concerne les femmes yézidis qui sont actuellement
utilisées comme simple objet de pulsion d’ordre sexuel. Elles sont
données, mariées de force, séquestrées. N’étant pas musulmanes,
elles ne jouissent d’aucun statut officiel, et sont sujettes à tous les
sévices imaginables.
En vertu de quels préceptes peut-on réserver à une femme un
sort aussi détestable ? Cette situation est inconcevable en France,
elle est réalité au Levant.
Qu’en est-il des hommes ? Ils jouissent d’un sort plus enviable,
moins détestable me direz-vous. En effet, ils sont sommairement
exécutés à leur arrestation. Ces assassinats de sang-froid ne
semblent plus choquer grand monde, ils deviennent monnaie
courante, ancrée dans le quotidien des villages d’Irak.
Mais pourtant, comment condamner un individu à mort
quand bien même il viendrait à transgresser de pseudo-préceptes
coraniques ? car, comme Jean Jaurès le disait si bien, « la peine de
mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé
de plus haut et rêvé de plus noble ».
Mesdames, Messieurs, un génocide se joue au moment même
où je vous parle, à quelques milliers de kilomètres d’ici ; je parle bien
de génocide à l’échelle d’un peuple, d’une nation. Et nous laissons
commettre de tels actes ? Les frappes de la coalition internationale
relèvent de l’anecdote lorsque l’on se rend compte de l’ampleur
du drame.
À l’heure actuelle, le nombre de yézidis exécutés, asservis, n’est
pas connu, néanmoins, selon toute vraisemblance, il est de l’ordre
de plusieurs milliers de personnes : un chiffre parmi tant d’autres,
pourtant imaginez que cela se produise autour de vous : ce serait
toute une partie de votre ville qui disparaîtrait dans de sordides
conditions. Ne vous indigneriez-vous pas ? Ne vous battriez-vous
pas pour ces victimes ?
De surcroît, nous assistons à la disparition d’une culture
singulière, un héritage historique précieux. Au-delà du drame
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
humain qui se joue, nous sommes témoin d’un drame civilisationnel.
Mesdames, Messieurs, je voudrais attirer votre attention sur
la non-médiatisation de la cause yézidie. La situation est à peine
évoquée par certains médias préférant se concentrer sur le cas des
chrétiens d’Orient tout aussi préoccupant mais plus proche de nous,
plus marquant pour les journalistes.
Quand la situation actuelle qui est intenable sera-t-elle mise en
lumière ? Combien de morts supplémentaires faudra-t-il attendre
pour que le sujet soit pris au sérieux ?
Pour préserver ce peuple de la désolation, il faut que
la condamnation soit unanime au sein de la communauté
internationale et qu’elle soit suivie d’actes forts.
Mais rien ne sera possible si nos sociétés occidentales et plus
encore le monde entier ne prend pas conscience de la tragédie
nommée « yézidis ».
Car enfin nous sommes tous des yézidis et c’est le sang de nos
frères qui coule au Levant.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Un couloir pour la vie
Juliette Latchimy
Lycée Marie Curie,
Vire
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Je vais vous parler d’un enfant.
Cet enfant s’appelle George. Il s’appelle également Kasongo,
Kazem, mais aussi Frederick, Curtis, Christopher. Cet enfant
s’appelle comme vous. Comme moi.
C’est auprès des siens que cet enfant fait ses premiers pas
maladroits, qu’il balbutie ses premiers mots. Pour dire vrai, c’est
auprès des siens qu’il savoure innocemment la vie qu’on lui a donnée.
Cet enfant grandit et, peu à peu, il ôte le masque invisible mais si
magnifique de l’innocence de la vie. Qu’il puisse être texan, iranien
ou congolais, cet enfant essaie de se rapprocher au plus près de la
vie ! Et c’est ainsi qu’il apprend à vivre, tout simplement.
Cet enfant est devenu grand, et malheureusement depuis le
27 avril dernier il peut aussi être maldivien. Celui qui, à seulement
vingt et un ans, s’appelle désormais Humaam.
Je me fais ici l’avocate de cet enfant.
Rajjeyge Jumhuriyya, plus connu sous le nom de république
des Maldives, est un archipel voisin de l’Inde et du Sri Lanka. Mais
derrière le décor idyllique destiné aux touristes européens se cache
en coulisses l’un des régimes les plus autoritaires au monde.
En effet, ce 27 avril 2014, le président Abdulla Yameen a annoncé
le retour de la peine capitale au sein du pays ; ce même pays qui a
pourtant ratifié, tout juste dix ans auparavant, la Convention contre
la torture ! Est-il utile de vous faire remarquer que cette nouvelle
réglementation est en total désaccord avec cette convention ?
Cependant, le gouvernement maldivien ne s’est pas limité à la
fin du moratoire. Puisque désormais l’âge de responsabilité pénale
aux Maldives est fixé à dix ans ! Mais cette république islamique en
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
phase de radicalisation précise aussi que dans le cas d’infractions
dites « Hadd1 », cet âge est abaissé à sept ans !
Oui, Mesdames et Messieurs, condamné à mourir aux aurores
de sa vie. Et que dire des infractions passibles de mort ?
« Aux Maldives, on peut être condamné pour n’importe quoi »,
rapporte un habitant. Car si l’homicide est passible de cette terrible
sentence, le vol l’est également ! Les relations sexuelles hors
mariage ! L’apostasie ! La consommation d’alcool ! Est-ce à dire
que tous ces jeunes enfants ne sont que « Bandit ! Voyou ! Voleur !
Chenapan ! » comme le dit ironiquement Jacques Prévert ?
Et pourtant cet archipel, qui est considéré par des millions de
touristes comme idyllique, dit « reconnaître que tout enfant a un
droit inhérent à la vie », car lié à la Convention relative aux droits
de l’enfant et donc à cet article 6.
Néanmoins, afin « d’assurer dans toute la mesure du possible la
survie et le développement de l’enfant » – toujours stipulé dans ce
sixième article –, les Maldives ont précisé qu’un enfant condamné
ne sera exécuté qu’à sa majorité.
À défaut d’un couloir d’école, on lui offre un couloir de mort.
Mais le gouvernement maldivien a probablement oublié le
premier paragraphe de l’article 37 de cette convention qui exprime
clairement que « ni une peine capitale, ni l’emprisonnement à vie ne
doivent être prononcés pour des infractions commises avant l’âge de
dix-huit ans ». Et oublié aussi l’article 6 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques, qui rappelle ce droit.
Pour tenter de justifier cette nouvelle mesure, le président des
Maldives a déclaré avec fermeté que « le meurtre doit être puni par le
meurtre ». Ce que confirme le ministre de l’Intérieur, Umar Naseer,
en ajoutant que le recours à cet « assassinat administratif » est
1
Terme de droit musulman qui désigne les peines prescrites par le Coran pour des crimes « contre la loi
de Dieu ». (N.d.É.)
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
devenu nécessaire afin de lutter contre « l’environnement criminel
dynamique » aux Maldives.
Je m’adresse à vous, représentants du gouvernement des Maldives.
Je ne désire plus maquiller sous des formules adoucissantes cette
vengeance barbare, encore pratiquée dans notre monde qui se dit
« civilisé », et que l’on nomme plus couramment « peine de mort ».
Mais aux Maldives, cette nouvelle réglementation n’est
malheureusement qu’une des représentations de l’état de
délabrement des libertés.
Car, en 1953, après son indépendance face à l’Empire
britannique, c’est un pays à l’abandon qui a été la proie de
Maumoom Abdul Gayoom. D’une main de fer, M. Abdul Gayoom a
dirigé le pays entre 1978 et 2008.
Assoiffé de pouvoir, cet homme a conduit les populations
locales à vivre en plein cauchemar d’Orwell : pensée unique,
censure, surveillance omniprésente, autorités violentes. De quoi
nous remémorer les heures sombres de notre histoire européenne…
Et après un bref répit démocratique de 2008 à 2012, le pays
retombe dans un régime autoritaire avec Abdulla Yameen Abdul
Gayoom, qui n’est autre que le demi-frère de l’ex-dictateur.
Alors, malgré ce que vous osez revendiquer M. Naseer, je vous
affirme que la peine de mort ne rétablit ni la paix, ni la sécurité !
Au contraire, elle éveille les instincts sadiques de sa population.
Elle détruit en chaque homme, en chaque femme, en chaque enfant,
sa raison et sa qualité humaine.
Je vous réponds également que cette sanction est perverse,
d’autant plus que vous n’exécutez le mineur condamné qu’à sa
majorité ! Une souffrance insoutenable que vous tentez de justifier
comme équitable mais qui n’est autre qu’un anéantissement
psychologique ajouté à une mort physique ! Ô partisans de la
peine de mort, comment pouvez-vous penser que cette peine soit
équitable, et ce, quel que soit l’âge du condamné ?
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Je n’innocente pas ce condamné. Mais qui peut dire qu’Albert
Camus s’égare en affirmant que « pour qu’il y ait équivalence, il
faudrait que la peine de mort châtiât un criminel qui aurait averti
sa victime de l’époque où on lui donnerait une mort horrible et qui, à
partir de cet instant, l’aurait séquestré à merci pendant des mois » ?
Seul un État s’octroie ce droit.
Enfin, vous affirmez, M. Naseer, que ce serait un développement
de la criminalité qui vous aurait contraint de réinstaurer cet homicide
légal. Mais aucune preuve statistique ne permet de l’attester.
En fait, les Maldiviens survivent, noyés dans la misère. Car si on
offre aux touristes le luxe d’un hôtel cinq étoiles, c’est au détriment
de la réelle souffrance des populations locales. Une majorité de
Maldiviens vit entassée dans des logements exigus à Malé, l’une des
capitales les plus peuplées au monde. Et dont de la drogue frelatée,
à bas coût, forme le seul échappatoire pour la jeunesse maldivienne.
Un univers trop étanche pour une jeunesse débordante de vie.
Les Maldives forment alors un couloir de vie en sursis.
Car le gouvernement maldivien ne porte pas secours à cette
population en perdition ! N’est-ce pas là la représentation d’un pays
en autodestruction, tel le dieu grec Cronos dévorant ses propres
enfants ?
Des tyrans qui stérilisent la vie.
C’est pourquoi je m’adresse à vous, membres du gouvernement
des Maldives. C’est pourquoi je m’adresse aux jurys texans qui,
en 1944, ont condamné à mort George Stinney. C’est pourquoi
je m’adresse aussi à la Cour d’ordre militaire congolaise, au
gouvernement iranien ainsi qu’aux nombreux jurys américains
qui ont décidé de la mort de Kasongo, de Kazem mais aussi de
Frederick, Curtis, Christopher.
En réalité, c’est pourquoi je m’adresse à tous ceux qui aiment
la peine de mort pour « sa bonté, pour sa beauté, pour sa grâce »,
comme l’a si bien ironisé Victor Hugo.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
La peine de mort n’est qu’un leurre ! Robert Badinter l’a résumé
dans son célèbre discours : c’est une question qui « se pose en termes
de choix politique ou de choix moral » !
Alors offrez à vos populations un couloir qui les mène vers un foyer !
Offrez-leur un couloir qui mène à une salle de soins !
Offrez-leur un couloir qui les mène à une salle de classe !
Offrez-leur simplement un couloir qui les mène vers la vie.
Je vous remercie.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Pour le malheur
et pour le pire
Charlotte Mabille de Poncheville
et Camille Laheurte
Lycée Sacré-Cœur,
Angers
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Comme toutes les petites filles, Amina connaît les contes de fées.
Comme toutes les petites filles, elle sait qu’à la fin l’héroïne devient
la princesse et épouse celui qu’elle aime. Comme toutes les jeunes
filles, Amina attend le prince charmant. Mais elle a eu beau y croire,
l’attendre comme n’importe laquelle d’entre nous, il n’est jamais venu.
Amina, comme le veut la tradition malienne, a été mariée de
force à un homme plus âgé, qu’elle ne connaît pas.
« Tu finiras par l’aimer », lui disait sa mère.
Amina a été bafouée, violée, ridiculisée, transformée en objet
sexuel et esclave de son mari.
« Tu finiras par l’aimer », lui répétait inlassablement sa mère.
Elle a été vendue à Boubakar par sa propre mère, celle qui lui a
donné la vie et qui lui avait promis de ne pas la marier contre son
gré à cet homme qui la méprise, l’exploite et la torture.
À partir de ce jour, Amina a cessé de vivre. Elle a juste tenté de
survivre. En se mutilant et en multipliant les tentatives de suicide.
Espoir que sa vie s’achève plus vite. Ne plus avoir à supporter cet
homme, son corps, sa voix, ses coups. Ne plus avoir à vivre.
Ce récit, c’est l’histoire de plus de quatre-vingts mille jeunes
Maliennes. Elles ont entre quinze et dix-neuf ans. Comme Amina,
elles rêvent toutes du prince charmant. Elles rêvent de pouvoir faire
des études, d’être libres, de choisir leurs destins, leurs vies. Tout
comme nous.
Mais aucun de leurs souhaits ne sera réalisé.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
En novembre 2014, le monde a célébré le vingt-cinquième
anniversaire de la Convention relative aux droits de l’enfant. Il y a
donc tout juste vingt-cinq ans, une promesse a été faite aux enfants
de les protéger, de promouvoir leurs droits, de les aider à s’épanouir
et de les entendre. Mais aujourd’hui encore de nombreux enfants et
notamment des petites Maliennes voient leurs droits non respectés.
Trouvez-vous cela normal que, parce que ces jeunes filles sont
maliennes, elles ne peuvent pas choisir l’homme qu’elles veulent
épouser ? Ne pas choisir leur vie ? Est ce vraiment cela le mariage ?
Eh bien, Mesdames et Messieurs, au Mali c’est chose courante
et ça, au XXIe siècle…
En effet, ce pays compte l’un des plus forts taux de mariage
forcé au monde. D’après l’UNICEF, trois quarts des jeunes filles sont
mariées avant d’avoir dix-huit ans.
Pourtant, selon l’article 3 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme, « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté
de sa personne » et selon l’article 16 « le mariage ne peut être conclu
qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux ». De la même
manière, l’article 37 de la Convention internationale des droits de
l’enfant stipule : « Les États parties veillent à ce que nul enfant ne soit
privé de liberté de façon illégale ou arbitraire. »
En quoi le droit le plus élémentaire de ces jeunes filles est-il
respecté ? En rien. Ces jeunes filles sont privées de leur liberté de
vivre. Elles ne sont pas d’accord pour se marier mais devront se
soumettre à la volonté de leur famille car c’est la tradition.
En effet, selon la coutume des peuples du Sahel, on ne doit
pas mélanger son sang avec celui de quelqu’un d’autre. La famille
cherche et choisit donc un cousin éloigné, un lointain parent.
Vous avez bien entendu « la famille cherche et choisit » ! C’est
exactement cela ! C’est la famille qui décide de l’homme que leur
fille épousera. Une fois l’homme élu, la fille doit l’accepter, qu’il
lui plaise ou non. Qu’elle ait d’autres projets, d’autres rêves, cela,
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personne ne s’en soucie. C’est un objet, que l’on troque, que l’on
vend, que l’on exploite.
Le Mali fait partie des dix pays les plus pauvres du monde.
C’est pourquoi, l’autre motivation des parents est financière.
Ces jeunes filles sont considérées comme une charge pour leur
famille mais présente un indéniable intérêt économique pour les
leurs dès qu’elles sont pubères. Alors seulement, elles deviennent
intéressantes aux yeux de leurs proches qui pourront les monnayer,
les marchander jusqu’à trouver celui qui en offrira le meilleur prix.
C’est bien de jeunes filles, presque des enfants encore, que nous
parlons, Mesdames et Messieurs, et non pas d’objets ou de bétail…
Enfin, quand elles ont la chance de faire des études, luxe qui
coûte cher au Mali, le mariage est prétexte à interrompre ces frais
supplémentaires à la charge de la famille. Cela, nous le tenons de la
bouche de deux enseignants maliens que nous avons rencontrés.
En effet, M. Karamako Dembelé et M. Grégoire Kassogué,
enseignants dans un lycée de jeunes filles, Notre-Dame-du-Niger,
à Bamako, déplorent chaque semaine la perte de leurs élèves qui
sont contraintes de quitter l’école, leurs amies, leurs ambitions afin
d’aller répondre aux désirs d’un homme qu’elles ne connaissent pas
et à qui elles seront liées pour la vie. Ces deux enseignants nous ont
parlé des mesures de prévention que l’école essaye de mettre en
place afin de sauver quelques-unes de ces jeunes filles. Mais affiches,
discours, réflexions collectives ont peu de poids contre une tradition
ancrée dans les esprits depuis des millénaires…
De plus, leurs familles sont contre elles. Elles sont mariées et
doivent le rester. Si la jeune fille remet en cause le mariage, et essaie
par n’importe quels moyens de le briser, elle deviendra la honte
de sa famille, jusqu’à la fin de ses jours sans moyen de se racheter.
Une fois mariées, leurs vies se transforment alors en un véritable
cauchemar… Les jeunes filles sont battues, violées, transformées
en objet sexuel et esclaves de leur mari. Tout ceci est encore en
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contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme,
qui stipule dans l’article 5 que « nul ne sera soumis à la torture, ni à
des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Ceci est
également écrit dans l’article 37 dans la Convention internationale
des droits de l’enfant : « Les États parties veillent à ce que nul enfant
ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants. »
De plus, elles ont moins de dix-huit ans, elles sont adolescentes
mais elles ne sont avant tout et encore que des enfants. Elles ne
sont pas prêtes à assumer les responsabilités du mariage et encore
moins de la maternité.
Elles ne sont pas prêtes sur le plan physique : Comment
pourraient-elles donner la vie à un enfant alors qu’elles-mêmes le
sont encore ? En effet, leurs corps ne sont pas prêts. Elles risquent
également de contracter des maladies telles que le sida.
Selon l’Unicef, plus de soixante-dix mille jeunes filles maliennes
mariées de force meurent chaque année de complications liées
à la grossesse ou à l’accouchement. Quant au taux de mortalité
néonatale, le Mali se place au septième rang mondial. Ces chiffres
sont éloquents…
Alors que faire ?
Cette question, nous nous la sommes posée de nombreuses
fois. Et d’abord en compagnie de M. Karamako Dembelé et
M. Grégoire Kassogué. Leur sentiment d’impuissance face à ce
phénomène nous a profondément touchées. Et c’est pour cela que
nous sommes devant vous, Mesdames et Messieurs. Parce que nous
sommes intimement persuadées que la parole a le pouvoir d’ouvrir
les consciences et les cœurs et que faire connaître ce fléau, c’est
déjà le combattre. Et puis, ces jeunes filles nous sont proches, elles
nous ressemblent, en âge et sans doute en rêves, et c’est de notre
responsabilité de leur prêter nos mots et nos voix.
C’est pourquoi nous dénonçons aujourd’hui cette situation.
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Certes, nous direz-vous, mais alors que faire ?
Nous croyons qu’il faut nous mobiliser, nous qui avons le droit de
nous exprimer et de faire nos choix librement afin qu’elles sachent
qu’elles ne sont pas oubliées.
Nous croyons que, si nous sommes nombreux, alors nous serons
entendus et que les pays européens réagiront. En aidant le Mali à
rendre sa politique de prévention plus efficace par exemple. Pour
cela, il faut généraliser l’accès à l’éducation des filles en obligeant le
gouvernement à, d’une part, faire baisser le coût de la scolarisation
et, d’autre part, promulguer une loi qui rendrait la scolarisation
obligatoire au moins jusqu’à seize ans. Cela permettrait déjà de
protéger les plus jeunes, ces fillettes qui meurent en couches,
tant leurs corps d’enfants sont martyrisés par des grossesses trop
précoces.
Nous demandons également que, à l’instar de l’Unicef qui l’an
dernier s’est associé à une ONG locale pour mener la première
campagne de prévention contre les mariages forcés, d’autres
organismes s’impliquent. En effet, la prévention pour ces jeunes
filles passe avant tout par l’information qui sera donnée aux familles
sur les risques encourus par leurs filles. Et cette information doit se
généraliser pour combattre l’ignorance véhiculée par la tradition.
Enfin, il faut que le gouvernement, secondé par les ONG, ouvre
des centres d’accueil afin que ces jeunes filles puissent fuir leur
mariage et trouver un lieu de refuge dans lequel elles ne seront
pas jugées.
Voilà ce que nous pensons, Mesdames et Messieurs, et voilà
pourquoi nous avons choisi de nous battre pour toutes ces jeunes
filles. Nous espérons que leur vie change et que, comme toutes les
jeunes filles, elles puissent rêver au prince charmant et espérer se
marier non plus pour le malheur et pour le pire mais juste pour le
meilleur.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
iSlave : le prix de la futilité
Alice Lefèvre
Lycée Paul Mélizan,
Marseille
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À l’heure où l’on célèbre la sortie de l’iPhone 6 ; à l’heure où des
milliers de personnes attendent impatiemment, certaines depuis
quinze jours, devant les Apple Stores, de recevoir l’objet de leur
convoitise, parfois simplement pour tester la solidité du nouvel écran
en l’envoyant s’écraser contre le béton du trottoir new-yorkais ;
à l’heure où Apple a déjà vendu dix millions d’exemplaires de son
nouveau jouet en un seul week-end, je me demande comment, et
surtout à quel prix, nous en sommes arrivés là.
Cette fois, l’iPhone a enfin dépassé le seuil symbolique des
1000 euros, 1 019, pour être précise ; soit près de cinq mois de
travail brut pour un ouvrier de Foxconn, le secret de fabrication le
plus controversé d’Apple.
Alors que le groupe impose une tyrannie du « cool », soigne son
image de marque et que Steve Jobs fait l’objet d’un véritable culte
de la personnalité ; la réalité est bien plus sombre...
Une étude universitaire chinoise a conclu que les usines de
Foxconn – le principal sous-traitant d’Apple en Chine, et le premier
employeur privé chinois avec 1,3 million de salariés et plus de
400 000 dans la seule ville de Shenzhen – « peuvent être comparées
à des camps de concentration ».
Foxconn a créé un monde où l’être humain est entièrement
dédié à la production, déshumanisé, mécanisé, mais indispensable
à la chaîne d’assemblage tant qu’il ne sera pas remplacé par des
millions de robots, comme ils l’ont annoncé.
Un monde « qui donne, en somme, l’âme à la machine pour la
retirer à l’homme », pour reprendre la formule de Victor Hugo.
Dans ce monde où la rationalisation, la recherche du profit, le
capitalisme, sont poussés dans leurs pires excès, 13 % des ouvriers
sur les 1800 interrogés déclarent s’être déjà évanouis à la tâche,
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28 % avoir été insultés par leurs superviseurs et les gardes de
sécurité, 16 % avoir subi des punitions corporelles et 38 % des
entraves à leur liberté de mouvement.
Leurs tâches répétitives durent en moyenne deux secondes,
répétées inlassablement, pendant des heures, des jours, des nuits,
jusqu’à l’épuisement ; souvent pendant plus de onze heures… y
compris les week-ends et les jours fériés dans les périodes de pointe,
sans compter les heures supplémentaires.
Au sein des ateliers, les montres sont interdites et les horloges
absentes, il est impossible d’avoir une quelconque notion du temps
ni de savoir combien d’heures ils travaillent réellement.
La Déclaration universelle des droits de l’homme assure pourtant
que « toute personne a droit […] à des conditions équitables et
satisfaisantes de travail ».
Mais ce n’est pas tout : les ouvriers des usines d’assemblage
seraient également exposés quotidiennement à des substances
hautement toxiques telles que le cuivre, le nickel, des gaz contenant
des vapeurs d’acide ou du cyanure, cela sans aucune protection,
mettant en danger leur santé et leur vie pour produire. Produire
frénétiquement de quoi combler la demande.
Depuis 2007, Foxconn, conscient du danger, fait contrôler
quotidiennement ses travailleurs par des tests d’urines, des tests
aux rayons X ou des prises de sang, pour savoir si leur corps ne
contient pas ces substances toxiques en excès, mais sans jamais les
informer du taux de ces produits présents dans leur corps.
Mais si leurs conditions de travail sont éprouvantes, leur vie
quotidienne devient rapidement insupportable.
Les travailleurs sont logés dans d’immenses tours anonymes, à
huit par chambre, avec des couchages sommaires qui ne permettent
aucune intimité. Les ouvriers ne font que s’y croiser, personne ne
se parle.
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Malgré le monde, la solitude règne. Les seuls espaces
communs sont des salles télé. 40 % de ces logements insalubres
ne disposeraient pas de douches, de toilettes, ni même d’un
quelconque point d’eau potable.
Ces dortoirs, où les ouvriers sont contraints de s’entasser, sont
en réalité payants. En principe, pour ces travailleurs qui viennent de
toute la Chine, le salaire mensuel est plutôt attractif chez Foxconn :
220 euros, légèrement au-dessus du minimum légal à Shenzhen,
mais beaucoup plus que dans les provinces dont ils sont originaires.
Pourtant, cette somme ne leur est pas vraiment versée : Foxconn
leur prélève 14 euros pour les charges et le dortoir, 50 euros pour
les repas, le prix de leur badge, et celui des assurances. Pour qu’il
leur reste de quoi envoyer de l’argent à leurs familles, les ouvriers
sont contraints de multiplier les heures supplémentaires. Et ce,
même si l’alinéa 3 de l’article 23 de la Déclaration universelle des
droits de l’homme indique que « quiconque travaille a droit à une
rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa
famille une existence conforme à la dignité humaine ».
Mais il a fallu attendre que des dizaines de personnes soient
poussées au suicide pour que la communauté internationale
réagisse. En 2010, en cinq mois, dix-sept personnes âgées de 17 à
20 ans avaient tenté de mettre fin à leurs jours, la plupart en sautant
du haut de leur dortoir. Et ceci ne serait que la partie émergée de
l’iceberg : Jack Qiu, reporter chinois, avait recensé en seulement
cinq mois d’étude clandestine de la société plus de cinquante
tentatives de suicide, uniquement dans une partie des usines de la
ville de Shenzhen, soit déjà trois fois le chiffre annoncé par la firme.
Une lâcheté dommageable pour l’image de marque du
fabricant qui a immédiatement réagi en considérant la solution
la moins coûteuse. Il a donc commandé un stock de filets antisuicides installés à chaque fenêtre des dortoirs et ateliers,
instauré un test psychologique à l’entrée, créé une hotline et
embauché 2000 psychologues ; sans pour autant améliorer les
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conditions de travail, mais permettant ainsi à ses employés de
mieux supporter leur supplice, et éviter le suicide de ses salariés
sur leur lieu de travail. Et uniquement sur leur lieu de travail, sachant
pertinemment qu’un suicide réalisé dans l’indifférence de la société
ne possède pas la même portée symbolique que celui réalisé sur le
lieu des causes du désespoir.
Les employés doivent désormais signer une clause à leur
embauche, leur interdisant de poursuivre l’entreprise en justice s’ils
sont victimes d’un accident du travail où d’une réaction excessive,
autrement dit le suicide.
Depuis, les conditions ont bien peu changé et le géant Foxconn
s’est encore développé, créant d’immenses usines dans le centre
de la Chine, où les salaires sont plus bas que sur la côte, et où elles
sont hors de portée des organisations de défense des droits des
travailleurs.
Pire encore, la société Foxconn a plusieurs fois été dénoncée
par des sources anonymes (souvent des ouvriers ne pouvant se
prononcer publiquement), comme une société volant les papiers
et documents d’identité d’une partie de ses employés pour les faire
disparaître des recensements, supprimer leur existence légale et
les forcer à travailler plus. De l’esclavage moderne en somme, alors
que la Déclaration universelle des droits de l’homme déclare dans
son article 4 que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ».
Mais le pouvoir chinois ne s’en soucie pas, indifférent aux
souffrances de son propre peuple, allant même jusqu’à confier
certaines actions de police ou de maintien de l’ordre au service
de sécurité de l’entreprise. Bien au contraire, il la considère, je
cite, comme une « entreprise révolutionnaire, symbole des progrès
futurs, exemple de productivité et réalisant un produit mondialement
important : l’iPhone d’Apple ».
Voilà un récit bien effrayant de ce que la société de
consommation est capable de générer.
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Alors, comme face à toutes les histoires tristes, nous sommes
en droit de nous demander qui sont les gentils et les méchants à
combattre.
En ce qui concerne les gentils, partons du principe que dans les
contes, on les reconnaît au fait que ce sont ceux qui font le moins de
mal aux autres : les employés de Foxconn semblent être en mesure
de tenir ce rôle.
La question des méchants est un petit peu plus compliquée.
Tout d’abord, le consommateur : on a vite fait de penser que
c’est pour lui que tout ce système est mis en œuvre, et que chaque
achat le conforte et l’encourage. Mais il y a fort à parier que les
clients d’Apple, prêts à dépenser à chaque nouvelle génération de
l’iPhone une somme toujours plus importante et dont ils savent
qu’elle est largement au-dessus des prix du marché, seraient prêts
à consacrer quelques euros de plus pour permettre à ces ouvriers
de bénéficier de conditions de travail plus conforme aux droits de
l’homme et aux valeurs évoquées par leur marque favorite. Nul
doute que les commerciaux d’Apple n’auraient aucun mal à vendre
de la bonne conscience pour un petit supplément.
Voyons à l’autre bout de la chaîne : Foxconn. Nous avons déjà
suffisamment développé les méthodes employées par le soustraitant et il est clair que dans notre histoire, il assurerait sans
problème le rôle de l’homme de main, du guerrier sans état d’âme,
à qui l’on peut, pour son efficacité, pardonner quelques écarts.
Mais s’il est vrai que les jugements s’arrêtent le plus souvent
aux exécuteurs, il serait bien naïf d’en oublier l’initiateur, qui est
ici Apple. Sans aller jusqu’à imaginer qu’Apple serait directement
responsable des conditions de travail imposées aux personnes qui
fabriquent l’iPhone, il n’en est pas moins vrai que ses dirigeants sont
au centre des décisions des coûts de production imposés à Foxconn.
C’est pour ce coût de production, mais également les délais et
une qualité de fabrication, que Foxconn se donne tous les moyens,
y compris les plus brutaux, sans toutefois y parvenir pleinement
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tant les attentes sont élevées. Apple ne peut pas ignorer les
conditions nécessaires à la réalisation de ses objectifs, de même
que les informations et les différentes enquêtes journalistiques,
universitaires ou provenant d’ONG, qui nous parviennent. En la
matière, la réponse d’Apple reste le silence.
Ainsi, avec une vision d’ensemble de la chaîne, les responsabilités
apparaissent diluées : de même qu’aucun des 87 ouvriers de la ligne
de production de l’iPhone ne peut avoir la fierté du produit fini,
aucun des « méchants » que nous évoquions ne se sent responsable
du sort des employés de Foxconn, rejetant chacun la faute sur le
suivant.
Au-delà du cas d’Apple, qui peut faire figure de modèle du genre,
tout le système faisant appel à un mode de production sous-traité et
délocalisé est soumis au même travers. Ses concurrents, Samsung,
Sony, Nokia, HP ou Dell ne sont pas plus vertueux. Nous aurions pu
aussi bien évoquer l’industrie textile au Bangladesh, les exemples
sont innombrables.
Ce qu’il s’agit de plaider, en définitive, serait que la dimension
éthique soit au cœur des stratégies des multinationales, poussées
par une prise de conscience globale des consommateurs.
À ce titre, un militantisme humaniste pourrait passer par de
puissantes associations de consommateurs, éclairées, vigilantes au
respect des droits de l’homme, soucieuses de justice et d’équité, et
favorisées par les nouveaux outils de communication.
Rabelais, il y a déjà cinq siècles, disait que « science sans
conscience n’est que ruine de l’âme ».
Foxcon, est une parfaite illustration de ce qu’il se passe lorsque la
rationalisation, les lois de la productivité, l’emportent sur l’humain.
La mondialisation et le progrès doivent aussi pouvoir se faire au
bénéfice des droits de l’homme.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Vivre ou ne pas vivre,
telle est la question
Mathilda Salières
Lycée La Pérouse - Kerichen,
Brest
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« Vincent Lambert, condamné au silence »,
« Le jour où Brittany a choisi de mourir »,
« Le grand prématuré de Poitiers ne vivra pas ! ».
Voilà, Mesdames et Messieurs, ce qu’ont clamé les médias ! Voilà
les titres qui ont ravivé le débat sur la fin de vie.
C’est non seulement une question de « Faire vivre, laisser
mourir ; laisser vivre, faire mourir ? » mais aussi une affaire de loi !
Qui décide réellement de la fin de notre vie ?
En avril 2005, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de
loi Leonetti, contre l’acharnement thérapeutique. Elle stipule dans
l’article L. 1110-5 que les actes de maintien en vie « ne doivent pas
être poursuivis par une obstination déraisonnable. » C’est là le point
clé du problème ! Où commence et où s’arrête la raison ? C’est donc
au sujet de la fin de vie que je souhaite m’exprimer aujourd’hui.
Parmi les nombreuses affaires liées à la fin de vie,
attardons-nous sur trois cas : celui de Vincent Lambert, celui de
Brittany Maynard et celui de Titouan. Trois situations différentes,
cependant semblables en un point : l’ébranlement de toute une
famille !
Prenons l’exemple de Vincent Lambert, l’une des affaires
les plus connues. Ce trentenaire, victime d’un accident de la route
en 2008, est depuis dans le coma. En six ans, aucun contact n’a pu
être établi avec lui ! Avant son accident, il avait exprimé le souhait
de ne jamais être maintenu dans un état végétatif. Et selon la loi
Leonetti, c’est un droit, le droit de chacun de décider de la fin de
sa vie. Pourquoi donc – me direz-vous – Vincent Lambert est-il
maintenu en vie ? Car ses parents s’opposent au processus de fin
de vie. Car ils affirment que la situation de Vincent relève d’un
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handicap et non d’une affection cérébrale incurable. Car la religion
catholique tient une place importante dans leur vie ! Certes, il est
difficile d’accepter de laisser mourir son enfant, mais « l’amour des
parents ne suffit pas à maintenir un patient en vie ». À l’heure où je
vous parle, Vincent Lambert est au fond d’un lit d’hôpital du CHU
de Reims, attendant la fin, en vain…
La plupart des membres de sa famille, et notamment son
épouse, sont en faveur d’un processus d’accompagnement en fin
de vie. Mais maintes fois ce processus a été interrompu pour des
raisons juridiques ! En effet, la loi Leonetti qui encadre en France
la fin de vie n’est pas assez claire quant au maintien en vie ou non
d’une personne. Il faut donc une révision de la loi qui permette à
chacun de mourir dans la dignité.
Mourir dans la dignité, c’est ce qu’a choisi la jeune américaine
Brittany Maynard, vingt-neuf ans, ayant appris son cancer
au cerveau le 1er janvier 2014. Après plusieurs traitements, le
diagnostic est tombé, son mal était incurable. Elle a renoncé à subir
de nouveaux traitements qui auraient peut-être prolongé sa vie de
quelques mois, mais dans des conditions fortement dégradées. Elle
a préféré vivre les derniers mois de sa vie entourée de ses proches
et s’en est donc allée le 1er novembre 2014, selon son souhait, dans
la dignité. Je la cite : « Pour ceux qui refusent ce choix à des personnes
malades, cela me semble diabolique. Ils essaient de mélanger cela au
suicide et c’est vraiment injuste car il n’y a pas une seule partie de
moi qui ait envie de mourir. Mais je suis en train de mourir. » De plus,
cette jeune femme a dû quitter la Californie pour l’Oregon, afin d’y
finir sa vie. En effet, aux États-Unis, les États n’appliquent pas tous
les mêmes lois concernant la fin de vie.
Revenons en France. En septembre dernier, dans le cas de
Titouan, la loi Leonetti a été appliquée, mais après un rude combat
des parents. En faisant appel aux médias, leur cause a été entendue.
En effet, ce grand prématuré a fait, selon ses parents, l’objet d’un
acharnement thérapeutique, pourtant clairement interdit par la loi !
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Le nourrisson venait d’être victime d’une hémorragie cérébrale.
Les médecins avaient confirmé qu’il serait handicapé. Les parents
voyaient leur bébé souffrir, et savaient qu’il garderait toute sa vie
des séquelles. Était-il donc « raisonnable » de le maintenir en vie ?
La demande des parents d’arrêter les soins étant tout à fait
légitime et compréhensible, l’équipe médicale du CHU de Poitiers
a donné son accord pour l’accompagnement en fin de vie du
bébé, mettant fin à tout acharnement thérapeutique. Ainsi,
conformément à la loi Leonetti, « le médecin sauvegarde la dignité
du mourant et assure la qualité de sa vie en assurant les soins visés à
l’article L. 1110-10. ».
De plus en plus souvent, de telles affaires s’invitent sur la scène
médiatique française. Interrogeons-nous sur ce phénomène !
La loi n’est pas à la hauteur de l’évolution des mentalités et
des progrès scientifiques. Ces nombreux cas témoignent des
insuffisances criantes de la loi Leonetti ! Et d’abord, par rapport au
vœu du patient. Il est pourtant inscrit dans le Serment d’Hippocrate
de l’Ordre des médecins de 1996 : « Je respecterai toutes les
personnes, leur autonomie et leur volonté. » Leur volonté !
Car oui, Mesdames et Messieurs, qui d’autre que nous
peut décider de la fin de notre propre vie ? Qui d’autre que
nous peut choisir de nous maintenir dans une situation de
souffrance silencieuse ? Qui d’autre que nous peut avoir le
droit de nous maintenir en vie contre notre gré ? Personne ! De
plus, la loi Leonetti condamne l’acharnement thérapeutique,
l’obstination déraisonnable, et la prolongation artificielle de la
vie. Mais condamne-t-elle la souffrance, Mesdames, Messieurs ?
La souffrance des malades ? La souffrance autant psychique que
physique ? Je me le demande…
Les Français commencent à parler de la fin de vie, se
questionnent, donnent leur opinion. Ils ne veulent pas d’un destin
tel que celui de Vincent Lambert. Les associations militant pour
le droit de mourir dans la dignité constatent un afflux croissant
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d’appels de personnes de tous âges, « désireuses d’informer leurs
proches sur ce qu’elles souhaitent pour leur fin de vie. » Elles se
renseignent sur les procédures à suivre afin de faire respecter leur
choix, en rédigeant des directives anticipées.
La loi Leonetti s’avérant insuffisante, le président de la
République a annoncé en janvier 2014 un projet de loi concernant la
fin de vie. Il a précisé qu’il s’agissait « de permettre à toute personne
majeure atteinte d’une maladie incurable procurant une souffrance
psychologique, physique insupportable, qui ne peut être apaisée,
de pouvoir demander dans des conditions strictes une assistance
médicalisée pour terminer sa vie en dignité ». C’est un accès au
suicide assisté et à l’euthanasie active ou passive qui aurait pu ainsi
être envisagé.
Cependant, le 12 décembre dernier, deux députés, Alain Claeys
et Jean Leonetti, ont préconisé, dans un rapport remis au président,
d’autoriser la sédation profonde continue, et d’obliger les médecins
à respecter les directives anticipées du patient. Ce texte, discuté
en janvier à l’Assemblée, conduira au vote d’une loi au printemps
prochain.
Malheureusement, la loi ne va pas assez loin : l’euthanasie et
le suicide assisté resteront interdits ! Ils permettraient pourtant à
chacun de finir sa vie comme il l’entend : en intervenant, ou en
laissant faire la nature. Quelques-uns de nos voisins européens
autorisent déjà l’euthanasie. La Belgique, qui depuis douze
ans, la définit comme « l’acte, pratiqué par un tiers, qui met
intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de
celle-ci ». Mais en France, cette idée reste encore difficile à accepter
pour une minorité. Car il y a la religion. En vérité, ce sont des raisons
religieuses qui empêchent Vincent Lambert de finir sa vie selon son
choix.
Avant de terminer, je souhaite évoquer un point important :
la responsabilité du médecin. Vous vous souvenez sûrement du
docteur Bonnemaison de Bayonne, qui avait administré un produit
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mortel à sept de ses patients, atteints de maladies incurables.
D’abord accusé d’assassinat par empoisonnement, susceptible d’être
condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il a heureusement
été acquitté, le 25 juin 2014 ! En effet, son acte, bien qu’illégal, se
justifiait par sa volonté d’abréger la souffrance de ses patients…
Comprenez-moi bien : il n’est pas question de faire porter à un
seul médecin, la responsabilité de la mort d’un patient. C’est une
décision collégiale de l’équipe médicale et des proches du patient
qui devra permettre le suicide assisté ou l’euthanasie de la personne.
Voilà donc, Mesdames et Messieurs, la cause que j’ai souhaité
plaider devant vous. Chacun d’entre nous ici présent doit réaliser
qu’il est mortel et que la vie le quittera un jour. Indéniablement,
chacun souhaite que cela se passe avec le plus de douceur possible.
Alors nous devons affirmer ce droit qui n’apparaît pourtant pas dans
la Déclaration des droits de l’homme :
- Le droit de conduire notre vie jusqu’au bout comme nous
l’entendons ;
- Le droit de choisir comment quitter la vie lorsqu’elle nous
échappe ;
- Le droit de rester pleinement maître de sa vie.
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106
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Parce que le syndicalisme
ne va (apparemment)
pas de soi…
Brian Bousquet
Pensionnat de Versailles,
Basse-Terre, Guadeloupe
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mesdames et Messieurs,
Chaque jour, nous exerçons un métier. Nous faisons ce pour quoi
nous sommes rémunérés, que ce soit un travail passionnant ou bien
un job alimentaire. Et il est important de souligner qu’en France,
berceau des droits de l’homme, nous accordons une importance
plus que significative à nous assurer de bonnes conditions de travail.
Un chèque à la fin de chaque mois, des primes, des
augmentations pour les plus méritants. Mais ce n’est pas qu’une
question d’argent : des horaires réguliers (on parle de huit heures
par jour), des congés payés (cinq semaines par an ce n’est pas rien),
des pauses déjeuners… Plutôt sympathique, me direz-vous ? Et bien
sûr les syndicats, toujours présents afin de lutter sans relâche pour
nos intérêts.
Car à l’autre bout du monde, les gouvernements étrangers,
dans les pays les plus pauvres comme les plus développés, ont une
sérieuse tendance à réprimer les organisations syndicales locales, de
manière plus ou moins violente : arrestations abusives, enlèvements,
tortures, meurtres…
Dans certaines régions, cela en devient presque anecdotique…
Au Guatemala par exemple, où pas plus tard qu’en mai 2014, un
chef syndicaliste fut assassiné. Ce n’est malheureusement pas le
premier, et encore moins le dernier, dans l’un des pays considérés
comme l’un des plus dangereux pour les syndicalistes. On peut
également citer le Swaziland, où toute action est extrêmement
difficile à mener, notamment à cause du poids de la menace d’un
Premier Ministre peu clément à l’égard de ces organisations. Mais
comprenez-moi, tout ça, c’est le b.a.-ba de la gestion, la culture du
profit : quand une entreprise devient moins rentable à cause de
ses salariés ou de leurs revendications, il faut trouver un moyen de
rétablir l’ordre.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Arrêtons-nous là, voulez-vous ? Ne tombons pas dans ce genre
de travers qui consiste à accuser ses voisins pour mieux détourner le
regard de ses propres fautes. C’est un fait, nous ne sommes pas en
reste, bien loin de là. Sauf que les méthodes locales sont légèrement
plus « softs », dirons-nous.
Vous en doutez peut-être ? Dans ce cas, revenons quelques mois
en arrière : nous sommes au 57, boulevard de Strasbourg, dans le
10e arrondissement de Paris, dans le courant de l’année 2014. Nous
parlons d’un salon de coiffure, dont les employés, dix-huit au total,
sont sans papiers. Ils viennent du Mali, du Nigeria, de la Guinée, et
même de la Chine. Ce statut d’étrangers en situation irrégulière
n’a engendré pas moins que leur pure et simple exploitation : sous
la menace de l’expulsion, ces hommes et femmes ont travaillé
environ quatre-vingts heures par semaine, étant payés entre 200 et
400 euros par mois, ce qui représente à peine un tiers du SMIC.
Et cela dure depuis plusieurs mois, parfois même plusieurs années
pour certains. Bien sûr, avec cela, le patron n’est pas un tendre,
multipliant les insultes, en plus des menaces…
À cet instant, la question se pose… Nos syndicats doivent-ils
laisser passer une chose pareille ?
Certains me diront : « Ils travaillent dans la clandestinité, pourquoi
nos syndicats devraient-ils prendre la peine de les défendre ? »
Je vais demander à chacun de vous, présents en ce jour, de se
souvenir… Souvenez-vous des raisons pour lesquelles les gens se
sont rassemblés, afin de défendre leurs droits… Souvenez-vous de
la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 : un premier pas – ou
plutôt, dirais-je, le premier pas.
En effet, il y a deux siècles, il fallait se battre pour obtenir des
journées de travail décentes (ce qui a abouti à nos fameuses huit
heures par jour, parfois bien difficiles à tenir). Au siècle dernier, il
fallait augmenter les salaires pour parvenir à une rémunération égale
au temps de travail fourni. Aujourd’hui, il s’agit pour les travailleurs
de défendre leurs usines, leurs emplois. Et bien que notre monde
ait changé (qui aurait pu évoquer un cas impliquant des étrangers
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
au XIXe siècle ?), vous constaterez qu’il s’agit encore et toujours des
mêmes problèmes.
Car dans toute cette histoire, quel est le premier souhait des
concernés ? Être régularisés pour enfin être vus à leur juste valeur, à
l’égard de leurs compétences. Cela afin de mettre fin aux menaces,
aux insultes dont ils font l’objet. Ne plus subir cette oppression…
Ils ne demandent qu’à faire leur travail dans les meilleures conditions
(eh oui ! comme quoi les avantages cités auparavant ne sont pas
donnés à tout le monde).
Mais bien sûr, d’autres se targueront de dire qu’on ne peut pas
défendre ces personnes sur un plan juridique.
Il se trouve que si, mesdames et messieurs.
En effet, en vertu de l’article L. 8255-1 du Code du travail, les
organisations syndicales ont le droit d’exercer une action en justice
à la faveur des étrangers. Nous voilà sur de bonnes bases…
Les « 18 du 57 » ont donc fait appel à la Confédération générale
du travail (plus connue sous le nom de CGT) pour défendre leurs
intérêts. Pendant plusieurs mois, ils mènent ensemble une action
de grève dans les locaux du salon de coiffure afin de faire pression
sur le patronat.
Néanmoins, il faut dire que tout cela se fait dans un climat de
tension plus que palpable. En effet, cette manifestation des « 18 »
quant au respect de leurs personnes est vue d’un très mauvais œil
dans le quartier : c’est mauvais pour le business. S’ils venaient à se
sortir de cette situation alors les autres suivront probablement, et
c’est tout une « organisation » qui pourrait s’effondrer.
De plus, on ne va pas se mentir, un fort sentiment d’insécurité
règne dans le salon. D’un côté, les employés craignent les représailles
d’un quartier peu enclin au changement, d’un autre, les syndicalistes
n’étant pas les bienvenus, ils savent qu’ils peuvent s’attendre à une
certaine forme d’hostilité. À juste titre : le 16 septembre 2014,
un homme s’introduit dans le même salon et menace de mort une
syndicaliste CGT. Il dit, je cite : « C’est mon territoire, je te retrouverai,
je te décapiterai toi et toute ta famille. »
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Pour aller encore plus loin, il semblerait que ceci s’adressait
également à une autre syndicaliste, ainsi qu’au sénateur PCF de
Paris, tous deux également présents à ce moment-là.
On ne peut être plus clair. La traite inhumaine des « 18 » devait
reprendre de plus belle, peu en importait le prix. Je me permets, au
passage, de me référer au Code pénal, article 222-18, promettant
une douloureuse issue à l’auteur de ce délit. Mais peut-être qu’en
exploitant autant de personnes de cette manière, il pourra aisément
remettre les 75 000 euros d’amende. Pour la prison, c’est une autre
affaire…
Même si nous sommes face à un cas menaçant l’intégrité
physique de ces personnes, nous nous attarderons sur les raisons
de cette agression.
Je le disais à l’instant, le but était d’alimenter la peur chez
les syndicalistes, afin qu’ils puissent plier bagage. Cela dit, il me
semble essentiel à présent d’évoquer deux articles provenant de
deux textes différents, mais tout aussi importants l’un que l’autre.
Le premier est issu du Code du travail (garantissant ce précieux
bien-être de bureau, que nous sommes chanceux de posséder) :
en effet, l’article L. 2146-1 se charge de punir de façon efficace
tous ceux entravant nos droits syndicaux. Le second n’est pas des
moindres, puisqu’issu de la Déclaration universelle des droits de
l’homme : l’article 23 nous affirme que « toute personne a le droit
de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats
pour la défense de ses intérêts. »
Mesdames et Messieurs, vous l’aurez compris, cette attaque
est donc hautement condamnable. Constituant non seulement
un danger pour les personnes menacées, elle est aussi le symbole
d’une discrimination syndicale à l’égard des « 18 du 57 ». En tentant
d’empêcher cette action collective, cet homme, ainsi que le quartier
qu’il représente, porte une atteinte majeure à nos droits fondamentaux,
ces mêmes droits qui nous ont été accordés afin de rendre nos vies
meilleures, afin d’exercer une plus grande justice entre les individus.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Parce que vous devez rappeler que les syndicats sont présents
pour eux, pour tous les travailleurs, pour leur éviter de subir ces
situations d’oppression qu’ont connues ces personnes pendant
trop longtemps. Pour que chacun puisse exerce son métier dans le
meilleur cadre possible, à l’abri de l’exploitation et autres menaces
de licenciement abusives.
Sans l’intervention de la CGT, les hommes et femmes du 57,
boulevard de Strasbourg seraient probablement encore obligés de
quémander une hausse de salaire chaque mois, afin de pouvoir se
nourrir, se vêtir décemment, prendre soin de leurs enfants. Des
faits inacceptables.
Car si nous les interrogeons, que diront-ils ? Ces personnes sont
parties de chez elles, ont tout tenté pour chercher une nouvelle vie
ailleurs, une meilleure vie… Ces individus se sont raccrochés à un
espoir, à la croyance que leur chance était autre part. Arrivées en
France, elles ont décidé de se construire une vie rangée, avec un
travail honnête, évitant les démons rôdant autour d’eux, et pouvant
frapper à tout moment.
Bien au-delà de cette étiquette de « sans-papiers », ce sont aussi
des battants. Ils se sont battus pour sortir de la misère une première
fois, et ils le feront tout aussi bien, voire mieux, la seconde fois.
Notamment grâce à l’aide de nos syndicats, consacrant efforts et
énergie à leur cause.
Rappelez-vous, encore une fois, que les droits syndicaux sont
aussi des droits de l’homme. Rappelez-vous que les bafouer, c’est
aussi bafouer notre dignité d’être humain. Et c’est à ce titre que les
syndicats ont leur place dans cette affaire. C’est au nom de cela
que les « 18 du 57 » peuvent compter sur leur aide. Car ce n’est
qu’ensemble, Mesdames et Messieurs, qu’ils avanceront.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Chez les bourreaux
du Sinaï
Bilel Miled
Lycée Catherine et Raymond Janot,
Sens
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Le Sinaï ? C’est si loin d’ici…
Peut-être ne savez-vous même pas où ce lieu se situe, ou bien
juste que c’est en Afrique de l’Est. Il faut dire qu’on dirait un nom
tout juste sorti des textes sacrés, presque plus légendaire que réel.
Pourtant, un drame bien réel s’y joue depuis maintenant cinq
ans, et c’est de ce drame que je veux vous parler ici.
Cinquante mille personnes ont quitté leur pays et sont passées
par ce désert du Sinaï depuis 2009, dix mille ont disparu. Dix mille
personnes qui ont tenté un long périple depuis l’Érythrée et qui ne
sont jamais arrivées en Europe alors qu’elles tentaient de rejoindre
le monde libre. Ils ont fui une des plus sanglantes dictatures de la
planète. Car, depuis son indépendance en 1993, l’Érythrée s’est
jetée dans une course effrénée pour combattre son frère ennemi :
l’Éthiopie. Depuis lors, le dictateur Issayas Afeworki y tient le
pouvoir d’une main de fer, pourchassant ses opposants, militarisant
le pays, et le transformant en prison à ciel ouvert.
Là-bas, les jeunes de mon âge doivent s’engager dans un service
militaire à durée indéterminée, et doivent sacrifier leur jeunesse à
l’obsession d’une guerre avec le pays voisin. Là-bas, la jeunesse est
embrigadée et mise sous verrou, sans aucune perspective d’avenir.
Là-bas, pour tenter de vivre, il n’y a qu’une chose à faire : tenter
de fuir.
Chaque mois, trois à quatre mille jeunes s’échappent d’Érythrée
en direction du Soudan. « Un véritable exode, le pays se vide de
sa population », selon la rapporteuse des Nations unies pour
l’Érythrée, Sheila Keetharuth. Les Érythréens représentent un tiers
des clandestins qui abordent Lampedusa, en Italie – pour les plus
chanceux d’entre eux qui y parviennent.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
La plupart de ces jeunes voient leur voyage s’arrêter bien avant.
Ceux qui ont la chance de réussir à s’enfuir d’Érythrée tombent
rapidement dans un autre enfer, au Soudan. Ils voient leur rêve de
liberté se heurter à la dure réalité des camps de réfugiés. Ils sont
confrontés à un véritable trafic d’êtres humains qui annihile tous
leurs espoirs de rejoindre ceux qui, avant eux, ont réussi à se réfugier
en Suède, où il existe une importante communauté érythréenne.
Laissez-moi vous parler de Germay, qui fait partie de ces jeunes.
À vingt-trois ans, il a été enlevé par des trafiquants, dans le camp de
réfugiés de Kassala, au Soudan, au début de l’année 2013. Il a été
vendu à une tribu bédouine du delta du Nil qui vit de la contrebande.
Son sort a suivi un système bien rodé : il a été conduit à un point de
ralliement dans le désert, où d’autres captifs attendaient, pieds nus,
enchaînés comme lui – d’autres comme Halefom, dix-sept ans, et
sa sœur Wahid, seize ans.
Il a connu la traversée de la mer Rouge à fond de cale, sans eau
ni nourriture. Il a connu le cauchemar du passeur qui jette certains
détenus par-dessus bord sans autre raison que de se divertir. Il a
connu le désert du Sinaï, qui signait pour lui à la fois la fin d’une
odyssée tragique et le début d’une longue captivité à l’issue
incertaine, faite de coups et de torture.
Les jeunes comme Germay, Halefom et Wahid sont séquestrés
dans des maisons de tortures installées spécialement dans le Sinaï
– ou peut-être devrais-je plutôt dire des maisons de l’enfer, des
lieux où la limite à la barbarie n’existe pas. Une rançon exorbitante
de l’ordre de plus de cinquante mille dollars est exigée des familles
des jeunes captifs, qui remuent ciel et terre pour que leurs jeunes
fils, ou filles, soient libérés. Les plus chanceux voient leur rançon
payée ; pour les autres, le calvaire ne s’arrête pas à la torture : ils
sont vendus comme travailleurs forcés, exploités sexuellement ou
soumis à des mariages forcés.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Rendez-vous compte, Mesdames et Messieurs : nous sommes
ici face à tout ce qui caractérise, dans sa forme la plus abjecte, le
terme de « traite » des hommes.
Laisserons-nous ces criminels recourir à de telles méthodes, qui
dépassent les limites de la barbarie, qui dépouillent leurs victimes
de toute dignité ? Comment avons-nous pu laisser ceci s’installer ?
Le commencement de ce trafic humain est flou, la date se
situerait vers 2009. Les rapports d’ONG de défense des droits de
l’homme sont rares. Amnesty International a publié un rapport sur
ce fait en 2013, soit quatre années plus tard. Un point de presse
de l’agence des Nations unies pour les réfugiés a été diffusé le
25 janvier 2013.
Aujourd’hui, l’ONU paraît préoccupée face à un nombre
croissant d’enlèvements et de disparitions de réfugiés érythréens
dans l’est du Soudan ; elle appelle à l’aide pour stopper les groupes
criminels attirés par l’appât du gain, rôdant autour des camps à
l’est du Soudan, et dont les proies de prédilection sont les réfugiés
érythréens. Ces criminels sèment la terreur au sein de populations
déjà fragilisées, martyrisées par le sort et affaiblies par l’exil.
Ce trafic caractérise une violation des droits les plus
fondamentaux de l’homme, notamment celui de la libre circulation.
L’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de
1948 stipule que « toute personne a le droit de circuler librement et
de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. » De plus, la recherche
de la paix et de la sécurité doit être garantie pour tous, comme
l’énonce l’article 14 : « Devant la persécution, toute personne a le
droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ».
Qu’en est-il de ce droit d’asile pour Germay, Halefom, Wahid et tous
les autres ? Un tel trafic humain, de nos jours, n’est pas tolérable ;
ces réfugiés érythréens y sont assimilés à du bétail, et sont traités
comme de la marchandise.
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Le Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre le trafic
d’êtres humains de 2005 a pour objet l’éradication internationale
de telles pratiques. Elle stipule ainsi dans l’article 1 que « la présente
Convention a pour objet de prévenir et combattre la traite des êtres
humains », et précise également dans l’article 2 que « la présente
Convention s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains,
qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la
criminalité organisée ». Toutes les conditions sont donc requises
et en conformité avec les principes initiaux de cette convention.
Le même rapport de l’agence des Nations unies pour les réfugiés
appelle à l’aide de la communauté internationale face à ce trafic,
assurant déjà une aide psychosociale et juridique aux rescapés avec
les autorités locales, qui ont par ailleurs augmenté la sécurité des
camps de réfugiés.
Mais que fait actuellement la communauté internationale pour
lutter contre un tel trafic ?
L’Érythrée, le Soudan et l’Égypte sont signataires du statut de
Rome de la Cour pénale internationale de 1998, leur donnant toute
latitude pour punir ces criminels et protéger leur population, mais
encore faut-il qu’ils s’en préoccupent.
La vérité, c’est que cette traite humaine se déroule dans
l’indifférence totale. Que la plupart des gens n’en ont jamais
entendu parler. Que la majorité des interlocuteurs vous diront que
c’est un fait intéressant, mais qui ne mérite pas plus d’attention que
cela, puisque seuls quelques articles et rapports d’organisations non
gouvernementales en parlent.
Après tout, cela ne nous concerne pas, pourquoi en faire tout
un raffut ? Ce n’est qu’un trafic silencieux, dans un désert qui a déjà
vu tant de malheurs et de guerres au cours de l’histoire… ce n’est
que le résultat logique de la non-gérance d’un territoire, liée au fait
que le Sinaï est une zone de non-droit, plongée dans une région en
perpétuelle instabilité depuis le traité de Sèvres et le découpage de
l’ancien Empire ottoman. Un état de fait dans lequel nous n’avons
rien à faire…
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • LYC ÉENS
Mesdames et Messieurs, il est facile de fermer les yeux. Il est
facile de laisser ces réfugiés se débrouiller entre eux – facile de se
dire, compte tenu de tous les bouleversements qui traversent notre
monde : « Ce n’est qu’une broutille sans grand danger pour nous,
perdue dans un Proche-Orient à feu et à sang. »
Je vous demande néanmoins d’ouvrir aujourd’hui les yeux sur ce
trafic. De réaliser que cette situation horrible est le résultat direct
de notre désintéressement. Que cette région, connue pour être un
des berceaux de la civilisation et du monothéisme, mérite mieux
que d’être réduite à ce lieu de malheurs et de désespoir, d’où la paix
semble de plus en plus s’éloigner. Que ces jeunes méritent que nous
ouvrions les yeux et que nous réagissions.
Je vous demande de vous mobiliser pour sauver les oubliés du
Sinaï, et pour que leurs cris ne soient pas qu’un cri dans le désert,
et qu’ils puissent atteindre enfin nos oreilles.
Merci.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
5 e ÉDITION - 31 JANVIER 2015
PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS
2015
Esplanade Général Eisenhower
CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4
Tél. : 02 31 06 06 44
www.memorial-plaidoiries.fr
E-mail : [email protected]
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5e CONCOURS
DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS
Samedi 31 janvier 2015
AU MÉMORIAL DE CAEN
Le Mémorial de Caen propose aux élèves des écoles des avocats de Paris (E.F.B.), de Versailles (HEDAC), du Nord-Ouest,
du Grand Est (ERAGE), de Rhône Alpes, du Sud Est (CFBSE), du
Centre Sud (EFACS), du Sud Ouest Pyrénées, de Bordeaux (Aliénor), du centre Ouest (ECOA) et du Grand Ouest, de défendre
une cause de violation des droits de l’homme.
Chacun des 11 centres de formation invitent ses étudiants à
rédiger une plaidoirie défendant la cause d’une victime dont les
droits fondamentaux ont été bafoués. Après une première sélection, les lauréats de chaque école se retrouvent en finale au
Mémorial de Caen pour présenter leurs plaidoiries devant un jury
composé d’avocats, de magistrats, de journalistes et de personnalités engagées dans la défense des droits de l’homme. Trois
prix récompensent les causes qui ont été les mieux défendues.
Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner
aucune approbation ni improbation aux opinions émises par
les candidats ; ces opinions doivent être considérées comme
propres à leurs auteurs.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
5e CONCOURS
DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS
Samedi 31 janvier 2015
TABLE DES MATIÈRES
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES ÉLÈVES AVOCATS
Le 12 août 2014 : la liberté d’expression perd un héros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
Audrey Freeman / École d’avocats de Montpellier
Joseph ou le prix de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
Ashkhen Harutyunyan / École d’avocats de Marseille
L’omerta de la grande muette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Charlotte Antoine / École d’avocats de Rennes
La détention d’Abou Dhiab ou Le déni de l’État de droit
René Charret / École d’avocats de Poitiers
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
Le propre de l’homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
Lucie Wessler Laux / École d’avocats de Strasbourg
La liberté d’expression bafouée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Mariette Guerrien-Chevaucherie / École d’avocats de Versailles
Qui a tué Marina ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Alexandra Zennou/ École d’avocats de Paris
Étrangère, sidéenne et dans le « couloir de l’expulsion »
Laure Bret / École des avocats de Lyon
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
187
Main basse sur les enfants des autres : une histoire française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
Flavien Schraen / École des avocats de Lille
Requiem gilbertin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Lucie Bustreau / École d’avocats de Toulouse
Soheir, victime de la tradition purificatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
Sylvain Bouchon / École des avocats de Bordeaux
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Le 12 août 2014 : la liberté
d’expression perd un héros
Audrey Freeman
École des avocats de Montpellier
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, cher auditoire,
Rien n’est plus digne d’admiration, rien n’est plus digne
d’hommages que l’héroïsme.
Aujourd’hui que doit-on attendre d’un héros ? Les héros ne
sont plus les demi-dieux dont Homère a décrit les exploits avec
tant de poésie. Un héros, c’est un homme ordinaire capable de
l’extraordinaire. Le héros moderne est un homme qui se distingue
par un courage incommensurable. Un héros croit en la valeur des
droits de l’homme et lutte au péril de sa vie pour leur effectivité.
Surtout, un héros est capable de sacrifier sa vie pour ses idéaux.
Pour moi, Luis Carlos Cervantes est un vrai héros.
Luis Carlos Cervantes était un homme simple et bienveillant. Il
était âgé d’à peine trente ans. Luis Carlos aimait sa femme et son
petit garçon de neuf ans. Il aimait aussi profondément son pays.
La Colombie : la douceur des stations balnéaires, la pureté des
lacs et la saveur de son fameux cacao. La piété et la solidarité des
Colombiens qui se réunissent au sein de la si belle Cathédrale de sel.
La Colombie se revêt également d’habits bien plus sombres :
misère, trafic de drogue, enfer des gangs et corruption.
Luis Carlos avait embrassé la profession de journaliste
d’investigation. Il était directeur de la radio Morena basée dans la
ville de Tarazà au sein du département d’Antioquia au nord-ouest
de la Colombie.
Luis Carlos avait décidé de donner de sa voix pour purger sa
ville des maux terribles dont elle était atteinte. En effet, Tarazà est
une cité clef pour Los Urabenios. Los Urabenios demeure le plus
puissant groupe paramilitaire en Colombie. Ses mille deux cents
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
membres vivent du trafic de drogue et plus particulièrement du
trafic de cocaïne.
Armé d’un immense courage, le journaliste avait dénoncé les
pratiques de ce gang infernal au travers de nombreux reportages.
Il avait mis en lumière de nombreuses affaires de corruption dans
les municipalités de sa région. Il condamnait de façon virulente les
liens entre les officiels locaux et le crime organisé.
Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf. Neuf balles en
pleine tête. Le 12 août dernier, Luis Carlos Cervantès a été abattu
par trois individus armés qui n’ont pas été identifiés.
Une histoire bouleversante qui doit susciter votre indignation.
Le plus grave, c’est que ce drame aurait pu, aurait dû, être évité.
En juin 2012, Luis Carlos fut placé sous la surveillance de l’Unité
nationale de protection (UNP), un organisme gouvernemental
en charge de la protection des journalistes, des défenseurs des
droits de l’homme et des avocats menacés dans l’exercice de leurs
fonctions. Considérant qu’il n’était plus en danger et malgré ses
vives protestations, l’UNP avait cessé de le protéger deux semaines
plus tôt en dépit même de très récentes menaces de mort.
Le 21 août 2014, lors d’une conférence visant à dénoncer
les violences faites aux journalistes, la directrice générale de
l’UNESCO, Irina Bokova, s’est insurgée contre le meurtre de Luis
Carlos Cervantes. Elle a appelé les autorités colombiennes à faire
tout ce qui est en leur pouvoir pour traduire en justice les auteurs
de ce crime. Elle a déclaré : « Le meurtre d’un journaliste n’est pas
seulement un crime odieux contre un individu – c’est une menace
pour toutes les sociétés, et leur droit à l’information et à la liberté
d’expression. »
En effet, la liberté d’expression est une des libertés les plus
emblématiques dans la mesure où elle contribue largement à
l’accomplissement de tous les autres droits et de toutes les autres
libertés.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
La liberté d’expression a été consacrée sur le plan international.
Notamment, l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme dispose que : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion
et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour
ses opinions et celui de rechercher, recevoir et de répandre, sans
considération de frontière, les informations et les idées. »
Ainsi, la liberté d’information est un corollaire nécessaire à la
liberté d’expression. Les journalistes, qui diffusent l’information,
sont les yeux, les oreilles et la bouche des droits de l’homme. Tuer
un journaliste, c’est commettre un double crime. À chaque fois
qu’un journaliste expire, c’est un pan de la liberté d’expression qui
s’évanouit avec lui.
Les journalistes, et plus particulièrement les journalistes
d’investigation, révèlent à la face du monde des cas de violence,
d’abus de pouvoir ou de corruption. Porter les faits à la connaissance
du public permet ensuite de remédier aux violations des droits de
l’homme et d’amener les gouvernements à rendre des comptes.
Luis Carlos Cervantes a permis de mettre en lumière l’incapacité
de son gouvernement à démanteler un cartel de drogue. Plus
encore, il a révélé que certains politiques soutiennent même de
tels réseaux. Il a payé un tel courage de sa vie.
Luis Carlos Cervantes a été sacrifié alors même que le problème
de la protection et de l’impunité des crimes commis sur les
journalistes avait été mis en exergue à l’international.
Le 11 novembre 2003, pour la première fois, le Conseil de
sécurité de l’ONU a adopté une résolution relative à la protection
des journalistes. Cette dernière réaffirme ainsi les principes
fondamentaux de la protection des civils et rappelle que cette
protection inclut les journalistes. Cette résolution rappelle aux États
leurs obligations en matière de protection, de prévention et de lutte
contre l’impunité.
Le 23 décembre 2006, le Conseil de sécurité a adopté à
l’unanimité une résolution visant à prévenir les actes de violence à
133
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
l’encontre des journalistes. Le représentant de la France a dénoncé,
à cette occasion, la culture de l’impunité pour les auteurs des
meurtres de journalistes.
Cette résolution endosse également le Plan d’action des Nations
unies sur la sécurité des journalistes adopté en 2012 par l’UNESCO.
La résolution demande aux États de renforcer la lutte contre
l’impunité. Elle recommande notamment la mise en place d’un
mécanisme d’alerte précoce et de réponse rapide permettant aux
journalistes menacés de contacter les autorités afin de bénéficier
de la protection nécessaire.
À cet effet, le 2 novembre a été mise en place la « journée
internationale pour mettre fin à l’impunité des crimes contre les
journalistes ».
La Colombie est membre de l’ONU depuis 1945. Pourtant, Luis
Carlos est mort alors qu’il avait demandé une protection refusée par
l’organisme national de protection des journalistes mise en place par
la Colombie dans le cadre des résolutions de l’ONU.
En juin 2014, deux mois avant l’assassinat de Luis Carlos
Cervantes, se tenait à Genève la 26e session du Conseil des droits
de l’homme. Si tous les États s’accordent sur la nécessité de
protéger les journalistes et de se doter d’organismes de protection
adéquate, le constat des intervenants était unanime : un manque
criant de volonté politique des États et d’efficacité des dispositifs
de prévention.
Aujourd’hui, à ma petite échelle, je souhaite attirer votre
attention sur l’ineffectivité de ces débats, de ces rapports et ces
résolutions. Suffit-il d’instaurer une journée internationale ? Suffit-il
d’appeler les États liberticides à faire leur possible pour prévenir et
réprimer ces crimes ?
Est-ce que cela a été suffisant pour Octavio Rojas Hernández,
chroniqueur judiciaire mexicain abattu le 11 août devant sa propre
maison ?
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Est-ce que cela a été suffisant pour le journaliste péruvien Donny
Buchelli Cueva, retrouvé mort le 11 juillet des suites de tortures
inhumaines ?
Est-ce que cela a été suffisant pour Luis Carlos Cervantes et
pour les trop nombreux journalistes tués cette année à cause de
leurs investigations ?
Aujourd’hui nous constatons, hélas, que plus de 90 % des crimes
commis contre les journalistes dans le monde restent impunis. Ces crimes odieux perpétrés contre des êtres humains, ces
atteintes insoutenables à la liberté d’expression, doivent être
efficacement prévenus et, à défaut, effectivement sanctionnés.
En matière de droits de l’homme, la protection des journalistes
et la lutte contre l’impunité des crimes perpétrés à leur encontre
restent un défi à relever.
Le 12 août 2014 : la liberté d’expression perd un héro. C’est un
triste constat pour la Colombie, car, comme le disait le philosophe
Bertolt Brecht :
« Malheureux les pays qui ont besoin d’un héros ».
135
136
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Joseph
ou le prix de la liberté
Ashkhen Harutyunyan
École des avocats de Marseille
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
La nuit tombe sur le centre de rétention administrative du Canet
en même temps qu’une petite pluie fine.
Dans une voiture noire, Ismaël Yaya attend, prostré. Il y a
quelques minutes à peine, il vient de franchir ce portail après avoir
passé plusieurs jours dans ce centre de rétention. C’est ici que ce
jeune ressortissant guinéen de vingt et un ans a reçu la première
nouvelle positive de son court séjour en France. Sa demande
d’admission sur le territoire au titre de l’asile a été acceptée. Son
compagnon d’infortune, Joseph Amadou, n’a pas eu cette chance :
il s’est noyé quelques jours plus tôt en tentant de rejoindre à la nage
le rivage marseillais.
Mais de quelle chance parle-t-on ?
Demander l’asile n’est pas une chance, c’est un droit. Un droit
prévu par les textes les plus solides du droit national, européen et
international. Cependant, lorsque les autorités étatiques dérogent
à ces textes, le droit devient une incertitude, dont on peut être le
bénéficiaire avec un peu de chance, ou au contraire en être privé,
privé parfois au prix de sa vie.
Le jeune Joseph Amadou a fait l’objet de cette deuxième option,
lorsqu’à la frontière maritime de Marseille la police française a
ignoré le droit subjectif de cet homme en refusant d’enregistrer sa
demande d’asile, lorsque la police française a violé le droit positif,
en se disant tenue d’une obligation de renvoi par le même bateau
de réacheminement, et surtout lorsque la police française ne lui a
pas notifié ses droits les plus élémentaires.
En effet, ces deux jeunes hommes ont quitté la côte guinéenne
à bord d’une pirogue, avant de trouver refuge sur un bateau
plus robuste, en direction de l’Europe, but de leur voyage. Après
vingt-cinq jours d’un périple épuisant à bord d’un cargo parti de
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Dakar, les deux jeunes exilés arrivent enfin au port de Marseille
le 10 janvier et ils sont amenés à terre par les autorités. C’était la
première fois depuis le 15 décembre 2013 qu’ils ont pu quitter ce
bateau.
La police aux frontières refuse d’enregistrer leur demande
d’asile et leur notifie un refus d’entrée sur notre territoire. En effet,
l’article L. 213-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et
du droit d’asile (CESEDA) prévoit que l’accès au territoire français
peut être refusé à tout étranger qui ne présente pas les documents
exigés, dont la présence constituerait une menace pour l’ordre
public ou qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement.
Après la notification de la décision de refus, l’intéressé a le droit
de rester sur le territoire français pendant le délai d’un jour franc.
Les policiers soutiennent que ce droit a été notifié à Joseph et
à Ismaël et que ce sont eux qui auraient refusé de cocher la case
du délai du jour franc, renonçant ainsi à ce droit. Pourtant les faits
ultérieurs prouvent le contraire, car rien n’expliquerait que Joseph et
Ismaël se jettent dans l’eau glacée, sauf leur désir de rester en France.
Et même si les policiers avaient notifié ce procès-verbal avec les
deux cases à cocher, le débat n’est pas là. Le débat ici est beaucoup
plus profond, car cette procédure du jour franc en elle-même est
une violation évidente des droits de l’homme. Car, présenter une
fiche à lire et à cocher à un étranger qui a passé trente jours sans
manger ni dormir, qui ne comprend peut-être même pas le français
et encore moins la notion du jour franc, me paraît absurde.
Il est évident que ce délai du jour franc devait être effectué
d’office, ainsi que le droit au recours effectif de l’étranger qui
pourrait contester cette décision de refus auprès d’un juge.
Certes, l’immigration représente un enjeu politique majeur
auquel l’État doit faire face quotidiennement. Certes, il existe
de faux réfugiés et des abus du droit d’asile, mais cela ne justifie
aucunement que des personnes subissent des traitements
inhumains alors qu’ils ont quitté leur pays d’origine, abandonné leurs
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
familles, pour justement fuir ce genre de traitements inhumains et
dégradants.
En fait, en l’espèce, il n’est même pas question d’un problème
d’immigration, ni d’autorisation de séjour, il est juste question
d’enregistrement d’une demande d’asile, un enregistrement prévu
par l’article L. 221-1 du CESEDA. Une simple formalité qui pourrait
sauver une vie jeune.
Une directive européenne nous donne la définition de la
demande d’asile : « C’est une demande introduite par un ressortissant
d’un pays tiers ou un apatride et pouvant être considérée comme une
demande de protection internationale en vertu de la Convention de
Genève. Toute demande de protection est présumée être une demande
d’asile.1 »
Or, il est incontestable que Joseph, épuisé de son voyage de
vingt-cinq jours dans les conditions les plus indignes, demandait
une protection ce soir-là. Il avait insisté : « Je vais me jeter dans l’eau
si vous me remettez sur le bateau, je préfère mourir que de repartir. »
Oui, malgré son jeune âge, Joseph Amadou était un homme de
parole. Mais les autorités sont restées sourdes aux cris d’un jeune
homme en souffrance voulant vivre dignement.
Je soutiens qu’ils ont commis un abus d’autorité, réprimé par
l’article 432-1 du Code pénal aux termes duquel « le fait, par une
personne dépositaire d’autorité publique, agissant dans l’exercice
de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à
l’exécution de la loi est puni de cinq ans d’emprisonnement et de
75 000 euros d’amende ».
Il apparaît en effet que, en refusant d’enregistrer la demande d’asile
que les deux jeunes Guinéens avaient exprimé dès leur premier contact
avec les agents de police, les autorités publiques françaises ont porté
une atteinte grave au droit constitutionnel de la demande d’asile. Le
droit que certains auteurs appellent « un droit de rattrapage » lorsque
tous les autres droits fondamentaux de la personne sont bafoués. Ils
ont fait échec à l’exécution de l’article L. 221-1 du CESEDA.
1
Directive n° 2003/09/CE du 27/01/2003, Journal officiel de l’Union européenne, no L 31, 06/02/2003.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Oui, la demande d’asile de Joseph devait être enregistrée et
étudiée par les autorités compétentes.
Oui, il ne devait pas repartir.
Et oui, il n’est pas reparti, et pas parce que les gardiens de l’ordre
public lui ont laissé cette possibilité, mais parce qu’il voulait à tout prix
trouver la paix et la liberté. Parce qu’il avait dix-huit ans et qu’il croyait
en un avenir plus lumineux. Et c’est cette conviction qui l’a poussé à
se jeter à la mer en plein milieu de l’hiver pour regagner la France.
Mais finalement, ce soir-là une chance était avec Joseph
Amadou, la chance d’être accompagné par son compatriote Ismaël,
qui témoigna, raconta ce qui aurait pu faire l’objet d’un silence.
Car, lorsque l’avocate du rescapé consulte la procédure pénale, elle
trouve bien trace d’un refus d’entrée puis d’un maintien en zone
d’attente.
En revanche, il n’y a rien sur le fait qu’ils ont été réembarqués
sur le bateau, ni sur la mort de Joseph Amadou. Comme si rien ne
s’était passé dans le port de Marseille. Les autorités ont qualifié la
mort provoquée de Joseph d’un « accident sur la voie publique ».
La cause de Joseph doit être entendue et défendue, puisque la
justice ne s’arrête pas aux portes de la mort, elle ne doit être limitée
ni dans le temps ni dans l’espace. C’est cette justice absolue qui doit
être effectuée au nom de Joseph, au nom de toutes les victimes du
naufrage de Lampedusa, au nom de tous les hommes, femmes,
enfants, vieillards, qui sont contraints de quitter leurs pays natals
en quête d’une vie nouvelle, d’une vie libre.
À l’heure actuelle, certaines personnes et organisations ont
revendiqué une justice pour Joseph Amadou. Une plainte pénale
pour abus d’autorité, délaissement ou non-assistance à personne en
danger a été déposée auprès du parquet. Une marche en mémoire
de Joseph a été organisée à Marseille. Malheureusement, ces
démarches ne rendront pas Joseph à sa famille.
Cependant, je porte l’espoir qu’elles permettront d’éviter la mort
d’autres demandeurs d’asile qui, en arrivant aux frontières de la France,
142
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
méritent que leur demande soit enregistrée et étudiée, méritent un
autre traitement que celui dont ont été victimes Joseph et Ismaël.
Aujourd’hui, je défends la cause de Joseph, mort pour sa liberté,
et d’Ismaël, libre au prix de la vie de son ami, pour faire appel à
tous les protagonistes des droits de l’homme pour tenter d’infléchir
une politique qui fait tant de victimes et de dégâts humains, une
politique menée à Marseille, en France, pays des droits de l’homme.
Nous devons combattre pour une vie libre, pour que des gens
comme Joseph ne retrouvent pas cette liberté dans un monde
parallèle, nous devons tout faire pour qu’ils puissent sauver leur
vie, nous devons tout faire pour qu’ils puissent vraiment vivre.
« Vie » ne peut donc signifier que vie méritant ce nom ; vie au
sens plein du terme : exil, certes, mais ni prison, ni bagne, ni camp
de concentration.
Vie qui est vie.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
L’omerta de la
grande muette
Charlotte Antoine
École des avocats de Rennes
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146
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, Mesdames, Messieurs,
Lætitia a dix-neuf ans, débordante de vie, de courage, de rêves
et de passions. Sa fibre patriotique l’a poussée à s’engager dans
le 121e régiment du train à Montlhéry dans l’Essonne. Elle est
heureuse d’annoncer à son père, ancien militaire, son engagement
dans la grande famille.
Lætitia rejoint les frères d’armes car elle souhaite exercer un
métier qui a du sens. Elle fait partie de celles et ceux qui pensent
que nous sommes sur terre pour y accomplir un devoir. Alors,
Lætitia a choisi un métier utile pour elle, mais également pour
vous, Mesdames et Messieurs. Elle a souhaité intégrer cette grande
communauté, humaine, unie, soudée, accessible à tous, qui nous
protège, nous les Français, et qui protège la France et ses valeurs.
Elle est fière de faire partie de cette fraternité, où règne une
confiance absolue.
Pourtant, un 14 juillet, date qui restera ô combien symbolique
pour elle, Lætitia a découvert jusqu’où allait cet esprit de fraternité.
Ce soir de juillet, une fête est organisée entre « frères d’armes ».
Lætitia rejoint les festivités. On lui sert un verre, elle rechigne un
peu mais se laisse porter par la douceur de la soirée. Puis, Lætitia
sent que l’alcool l’enivre ; fatiguée, elle décide de retourner dans
sa chambre. Sur le chemin, elle croise un caporal-chef qui lui fait
des avances. Elle refuse, elle s’éloigne. Mais lui, la plaque contre le
mur, elle se débat. Il l’embrasse de force malgré ses supplications.
Finalement, elle réussit à s’échapper. Après c’est le néant…
Impossible de se rappeler la fin de soirée. Impossible d’expliquer
pourquoi elle ne se réveille pas dans son lit. Tout est flou. Dans
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
la journée, elle croise un camarade qui lui reproche de s’être
comportée comme une « vraie salope » la veille. Elle apprend qu’elle
aurait passé la nuit avec le caporal-chef qui l’a agressée. Partagée
entre un sentiment de honte, d’humiliation, de peur, elle se sent
salie, meurtrie, violée physiquement et psychologiquement.
Prise de panique, elle sombre dans une crise d’angoisse qui la
conduira à l’hôpital.
Les jours suivants, Lætitia s’en souvient à peine. Elle sombre
dans la léthargie des troubles stress traumatiques post-viols : ses
pensées sont nauséeuses, elle vomit sans arrêt. Elle se dit qu’elle
n’a plus rien à perdre, autant parler. Et puis non, se taire, surtout
se taire, de peur d’être punie par sa supérieure. Entre deux crises
d’hystérie, elle ne pense qu’à se laver, retirer à tout prix cette
sensation de saleté qui a pénétré sa peau. Une réelle dissociation
s’opère, ce n’est plus son corps. Ses amies la soutiennent, tentent de
la raisonner et réussissent finalement à la convaincre de dénoncer
les faits à sa chef de service.
Immédiatement, la machine administrative est déclenchée.
Tous sont informés : lieutenant-colonel, chef d’état-major, officier
supérieur adjoint du régiment.
On la méprise, on lui conseille de se taire, de garder cet
événement pour elle. On lui fait valoir son devoir de loyauté. On lui
rappelle l’article 10 du code du soldat qu’elle se doit de respecter
à la lettre : le bon soldat ne s’exprime qu’avec « réserve pour ne pas
porter atteinte à la neutralité des armées en matière philosophique,
politique et religieuse ». Parler pourrait salir la réputation de son
régiment, le déshonorer. Les loups ne se mangent pas entre eux…
Rongée par le besoin d’être entendue par sa hiérarchie, par le
besoin de tourner la page, par le besoin de voir son agresseur puni,
elle finira par porter plainte. Après une analyse toxicologique, on
découvrira une trace de molécule de GHB dans les cheveux de
Lætitia. Le GHB, la drogue du violeur.
Lætitia a été violée. Violée dans sa famille, violée par l’un de ses
frères.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Durant sept ans, elle va se battre en vain. Quelle a été sa surprise
de constater que l’armée, pour laquelle elle a accepté de donner sa
vie, a refusé de la soutenir ! De l’administration militaire à la justice
on lui opposera que rien n’a été signalé dans le registre lors de la
ronde de sécurité de cette nuit-là. Face à la passivité de l’armée, la
justice est restée de marbre…
Durant sept ans, elle va se battre contre le silence de la Grande
Muette. Passant de bureaux en bureaux, soutenue par son père,
ancien militaire qui ne comprend pas qu’on puisse laisser sa fille
dans une telle détresse.
Durant ces sept longues années, elle va descendre l’échelle
sociale de l’armée, mutée, placée sous arrêt maladie, déclarée
inapte, réformée pour infirmité, pour se voir enfin refuser sa pension
d’invalidité. On lui avancera que son état dépressif n’est dû qu’à
« un acte isolé d’un tiers sans que la relation avec le service puisse être
retenue ». On parle pourtant bien d’un viol commis sur une militaire,
par un militaire, dans une caserne, couvert par l’armée française !
Le cas de Lætitia n’est pas un cas unique, des centaines de
femmes sont concernées, enfermées dans un autisme imposé par
leur grande famille. Elles ont été bizutées, harcelées, agressées,
violées en toute impunité…
Dans l’armée française, toute dénonciation d’agression débute
par un huis clos. L’article 40 du Code de procédure pénale impose
à « toute autorité constituée […] qui acquiert la connaissance d’un
crime ou un délit » d’en informer le procureur de la République.
Pourtant, l’article L. 4121-4 du Code de la défense fait écran à ce
principe. Le militaire victime d’une infraction pénale est fortement
incité à informer sa hiérarchie de toute difficulté avant de s’adresser
aux autorités civiles. Le chef, en bon père de famille, va régler
l’incident en interne. Même si cet incident consiste à droguer et
violer un militaire.
Actuellement, si une victime a le courage de défier la hiérarchie
et son conformisme, elle va se heurter à l’absurdité des peines
envisagées. On a ainsi pu voir des peines totalement scandaleuses
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
et irréelles être prononcées : ce militaire qui harcelait sexuellement
l’une de ses subordonnées, condamné à dix jours de suspension.
Peine également infligée à celui qui aura mal ciré ses chaussures…
Le mutisme des victimes peut s’expliquer par différentes raisons,
notamment parce qu’il paraîtrait que la femme attirerait trop les
hommes. Cette excuse, stéréotypée, est l’ignoble argument avancé.
On le sait, la cohésion dans l’armée est particulièrement machiste,
avec une forte sexualisation, au travers des films X, ou encore du
recours à la prostitution en opérations extérieures. Les blagues
graveleuses et les brimades font partie du quotidien de la vie sociale
au sein de l’armée. Il existe une promiscuité qui parfois, exacerbée
par l’alcool, pousse à l’inacceptable.
Malheureusement, et tout le monde le comprendra, ces femmes
se disent qu’une remarque ou un geste déplacé n’a jamais mis
personne à terre. L’ennui, c’est qu’à tout banaliser, l’intensité des
réflexions et des gestes augmente. Et un jour… il est trop tard.
Et puis la honte. La honte de s’être fait violer. La honte de ne pas
avoir réussi à résister. La honte d’être traumatisée à vie. La honte
d’avoir le corps et l’âme souillés. Qui voudra d’une femme violée ?
Particulièrement chez les victimes militaires, la peur des
représailles les fait taire. Dès que Lætitia a parlé, elle est devenue
« la putain du régiment ». Parler signifie mettre sa carrière en
danger. Dénoncer un problème, c’est créer le problème.
La Grande Muette est restée silencieuse durant des années à
ce sujet. D’ailleurs, lorsque les gradés, ou même le ministère de la
Défense, ont été interpellés sur le sujet, la réponse a toujours été
la même : « Tout se passe bien, il n’y a aucun problème en France. »
Non, tout ne se passe pas bien. Comment peut-on le prétendre,
alors que la France a été jusqu’à peu le seul pays à ne jamais avoir
réalisé d’audit sur le sujet ? Dans les armées équivalentes, il a été
révélé qu’en 2010, aux États-Unis, un viol sur une soldate était
commis toutes les trois heures ; en Allemagne, 55 % des femmes
militaires sont victimes d’agressions sexuelles. Il a fallu attendre que
deux journalistes brisent le silence en février dernier pour que le
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
ministère de la Défense soit obligé de faire face à la situation. C’est
à ce moment que la Grande Muette a été contrainte de parler. Que
de temps perdu pour autant de victimes…
Récemment la Cour européenne des droits de l’homme, dans
l’arrêt O’Keeffe c. Irlande, a condamné l’Irlande sur le fondement
de l’article 3 de la Convention interdisant les traitements inhumains
et dégradants, en raison d’un manquement de la part de cet État
à son obligation de protéger la requérante des abus sexuels dont
elle a été victime. L’armée ne doit-elle pas protéger ceux qui se
battent pour elle ?
Depuis août dernier, l’Article L. 4123-10-1 du Code de la
défense condamne enfin le harcèlement sexuel au sein de l’armée.
Désormais, « est passible d’une sanction disciplinaire tout agent
ou militaire ayant procédé ou enjoint de procéder aux faits de
harcèlement sexuel ».
Pour Lætitia et pour les autres victimes, c’est la première forme
de reconnaissance de ce qu’elles ont vécu. C’est la reconnaissance
d’une guerre qui tend à devenir visible. La première pierre à l’édifice
est donc posée, mais il reste un long chemin à parcourir pour la
France, pour faire parler les militaires et rendre tout son honneur
et son prestige à l’armée. Car pour l’instant, comme l’écrivait
André Malraux dans L’Espoir, « il y a des guerres justes ; il n’y a pas
d’armée juste »…
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, Mesdames, Messieurs, Lætitia a voulu exercer un métier qui a
du sens, laisser son empreinte. Elle a été mise au placard, évincée,
ostracisée pour avoir parlé et finalement elle a tristement réussi
à laisser son empreinte… Une empreinte que nous ne devons pas
laisser s’effacer.
Elles s’appellent Lætitia, Fanny, Isabelle, Karine… elles
partageaient toutes la même passion pour l’engagement et le
dévouement à leur nation, mais elles partagent désormais bien
plus… Les féminines se sont fait violer, violer par leurs frères
d’armes, violer par l’armée française.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
La détention d’Abou Dhiab
ou Le déni de l’État de droit
René Charret
École des avocats de Poitiers
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
Chaque écolier français apprend (ou devrait apprendre) cet
article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du
26 août 1789.
Le 6e amendement (15 décembre 1791) de la Constitution
américaine nous apprend également que « dans toutes poursuites
criminelles, l’accusé aura le droit d’être jugé promptement et
publiquement par un jury impartial […] d’être instruit de la nature
et de la cause de l’accusation […] et d’être assisté d’un conseil pour
sa défense ».
Nous ne pouvons, sans doute, pas imposer à tous les pays de
la terre la mise en œuvre de ces principes élémentaires pour une
justice impartiale et digne de ce nom. Mais nous devons exiger,
c’est un minimum, leur application par les États qui les ont édictés.
Malheureusement, le cauchemar que vit actuellement
M. Abou Dhiab va vous démontrer le contraire. Il est détenu,
enfermé à la prison de Guantanamo Bay, par le gouvernement
américain, depuis 2002.
Madame, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les
membres du jury, je souhaite à travers cette plaidoirie, avant tout,
répondre à une question simple : « Pourquoi moi, jeune avocat,
accepterais-je de défendre M. Dhiab s’il me le demandait ? »
Mais je désire aller plus loin. Je veux vous alerter, vous convaincre,
à travers ce cas qui ressemble à des centaines d’autres (dont certains
sont encore plus dramatiques), des dérives sécuritaires de nos
démocraties. J’insiste volontairement sur nos pays démocratiques
car loin de moi l’idée de tomber dans un antiaméricanisme tout
aussi stérile que primaire. D’une part, cela ne serait pas d’une grande
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
élégance en ce lieu bâti si proche des plages du débarquement
et d’autre part, il nous faut admettre que l’ensemble des États
européens ont apporté un soutien conscient et actif à tous les
dérapages possibles, acceptés et tolérés, de nos alliés américains.
Défendre M. Abou Dhiab.
Comment défendre un monstre ? « Maître, comment un être
tel que vous, peut-il accepter de défendre un personnage aussi
ignoble ? » Durant leur vie professionnelle, beaucoup de confrères
sont confrontés à cette question.
Le terrorisme sous toutes ses formes m’est insupportable.
Au plus profond de moi-même j’abhorre cette lâcheté suprême
consistant à prendre par surprise la vie d’innocents qui n’ont pas la
possibilité de se protéger.
Mais au-delà de ma personne, il y a l’avocat, il y a le serment
que j’ai prêté. Au-delà de l’individu, il y a la robe qui m’oblige, qui
m’oblige à me lever et à me comporter en auxiliaire de la justice, en
serviteur de la vérité judiciaire.
Accepter de défendre M. Abou Dhiab, présumé terroriste, ce
n’est pas être assimilé à une philosophie mortifère. Accepter de
défendre un présumé terroriste, ce n’est pas adhérer à des idées
contraires à mes propres convictions.
Non, défendre un présumé terroriste c’est d’abord et avant tout
vouloir placer la justice au-dessus de la vengeance. C’est remplacer
l’aveuglement de la loi du talion par un jugement éclairé, équitable
et juste. C’est permettre aux magistrats de juger en connaissance
et en conscience.
Ensuite, dans un État de droit, la justice et la défense ne se
partagent pas, elles doivent être égales pour tous, indépendamment
des faits incriminés. Chaque prévenu doit bénéficier des mêmes
règles et doit pouvoir être jugé selon les mêmes procédures.
Enfin, je sais qu’accepter de défendre un présumé terroriste ne
va pas me rendre très populaire. Mais je ne suis pas là pour cela. Je
ne suis pas là pour plaire mais pour plaider.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Je suis ici pour expliquer, je suis ici pour convaincre et pour
comprendre. Armé de mes seules qualités humaines, de ma
déontologie et de mon secret professionnel, je vais devoir gagner
la confiance d’Abou afin qu’il puisse se livrer ; pour qu’il puisse
expliquer par quels ressorts intimes un individu doué de raison peut
s’en prendre à la communauté humaine à laquelle il appartient.
Au fond de moi je n’ai qu’une seule certitude : derrière le
terroriste se cache un homme ; derrière ses actes il y a un être, rien
qu’un homme qui me ressemble, qui nous ressemble. Derrière le
terroriste il n’y a qu’un simple individu qui s’est perdu sur une route
sans issue.
Pour que la justice se rapproche de la vérité, avec ou sans
le soutien d’Abou Dhiab je vais devoir aider le juge, non pas
à pardonner mais à appréhender la réalité d’un combat, les
complexités et les contradictions d’une vie. Ainsi, je vais pouvoir
espérer que le jugement démontre que celui que l’on juge n’est pas
forcément le même individu que celui qui a commis l’effroyable.
Avec du temps et beaucoup de patience, je vais pouvoir gagner
la confiance d’Abou. Je peux tenter de chercher et de trouver au plus
profond de lui ce qu’il reste d’humanité avec l’espoir de l’amener
sur le long chemin de la rédemption. Le succès n’est pas garanti
mais c’est le sens de mon engagement et l’honneur de la robe que
je porterai bientôt.
Mais pour qu’Abou Dhiab s’engage sur cette voie de la
rédemption, il va falloir que les autorités américaines me
démontrent qu’il est un terroriste.
Oui, je suis prêt à défendre M. Abou Dhiab, le présumé terroriste
ou le « combattant illégal », pour reprendre la terminologie officielle.
Mais pour le défendre efficacement faudrait-il encore prouver ce
que l’on lui reproche :
- M. Abou Dhiab est-il un terroriste ?
- M. Abou Dhiab a-t-il commis un acte terroriste ou s’apprêtait-il
à le commettre ?
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Voici les questions qu’il faudrait commencer par se poser. Mais
ces dernières ne seront pas posées et, par voie de conséquence,
aucune autorité n’y apportera de réponse.
rrêté en 2002 en Afghanistan, Abou va avoir quarante-quatre ans.
A
Il est syrien d’origine libanaise, marié et père de quatre enfants.
Mais il fut arrêté par qui ?
Il fut arrêté pourquoi, comment ?
- A-t-il été capturé par des troupes spéciales américaines ou
occidentales ?
- A-t-il été, comme beaucoup d’autres, dénoncé par une source
anonyme ou par un autre détenu sous la torture ?
- A-t-il été dénoncé par un chef de tribu contre une forte somme
d’argent ?
Il est impossible d’obtenir ces informations. Il est tout aussi
impossible d’accéder aux éléments de preuves. Ici, nous sommes
contraints de faire des hypothèses et de nous rapporter aux
quelques éléments glanés auprès des très rares détenus qui ont eu
la chance d’être libérés.
Alors, peut-être qu’Abou Dhiab est emprisonné, torturé,
sans jugement depuis plus de douze ans parce que lors de son
arrestation il était en possession d’une simple somme d’argent ou
bien d’une arme à feu (ce qui doit être très rare dans un pays en
guerre permanente). Il est peut-être là parce qu’il possédait un
appartement à l’étranger. Mieux encore, il est peut-être dans ce lieu
de non-droit parce qu’il portait au poignet une montre de marque
étrangère (Casio en l’occurrence) ou parce qu’il a eu le mauvais
goût de porter des vêtements de couleur kaki. Cela fait beaucoup
de peut-être.
Quoi qu’il en soit, pour ses défenseurs, il est impossible d’obtenir
la moindre information. Son dossier est classé.
Comment puis-je le défendre ? Comment espérer un procès
équitable si je n’ai accès ni aux pièces ni aux témoins ?
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Comment même avoir l’espoir de faire respecter les droits les
plus élémentaires de la défense si je ne peux même pas savoir ce
que l’on reproche vraiment à M. Dhiab ?
Oui, force est de constater que M. Dhiab est détenu depuis
plus de douze ans, d’une manière honteuse et inacceptable dans
un État de droit et ce sans jamais avoir été informé des motifs de
son incarcération. Depuis 2002, il croupit dans une cellule de deux
mètres sur deux, sans connaître sa date de libération, au nom de
la sécurité nationale et d’une simple présomption de culpabilité.
Qualifié de « combattant illégal », Abou Dhiab se retrouve à
Guantanamo parce que cette dénomination officielle est inconnue
des différentes conventions internationales ratifiées par les
États-Unis et que la prison se situant hors du territoire national, les
lois américaines ne s’y appliquent pas.
Ainsi, durant quatre longues années M. Abou Dhiab est resté,
dans ce trou noir judiciaire sans existence légale, sans la moindre
protection juridique internationale, à la totale disposition des forces
américaines pour subir toutes les formes d’interrogatoires possibles
et inimaginables.
Il faudra attendre l’intervention de la Cour suprême le
29 juin 2006, dont il faut saluer la détermination et l’obstination
pour que les « combattants illégaux » de Guantanamo Bay puissent
contester devant les juridictions civiles américaines leur détention
par l’utilisation de la procédure du recours en habeas corpus.
Depuis cette date, si sa condition physique s’est détériorée
durant sa détention, au moins sur le plan juridique, sa situation a
légèrement évolué. En effet, toujours sans chef d’inculpation et sans
procès, M. Dhiab, en 2009, a été déclaré libérable dans la mesure où
il ne représenterait plus une menace pour la sécurité des États-Unis.
Bien sûr, personne ne nous a informés en quoi il pouvait représenter
une menace aussi bien en 2002 qu’en 2014.
Mais pour les autorités américaines, être libérable ne veut pas
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
dire être libéré rapidement. Il y a une nuance qui m’échappe mais
c’est cette nuance qui permet de priver de liberté Abou au moins
cinq ans de plus.
Face à cette nouvelle injustice faite à sa dignité et devant cette
nouvelle atteinte à ses droits fondamentaux, il a décidé d’entamer
plusieurs grèves de la faim considérant que « c’est le seul moyen qu’il
lui reste pour protester contre sa détention abusive ».
Mais ses geôliers, que l’on pourrait appeler « ses tortionnaires »,
ont décidé de le nourrir à tout prix, de gré ou de force. Ainsi dès que
son poids « idéal » passe au-dessous de la barre de 85 % il est extrait
de sa cellule par la contrainte. Il est menotté aux poignets, aux
chevilles et à la hanche comme s’il existait un risque qu’il retourne
auprès de sa famille à la nage !
Ligoté sur une chaise spéciale, il est nourri de force à l’aide de
sondes naso-gastriques qui lui sont posées et retirées plusieurs
fois par jour. Cette opération est extrêmement choquante et
douloureuse mais il paraît que c’est pour des raisons de sécurité.
Et puis, il ne devrait pas se plaindre car on lui laisse le choix du
parfum de la préparation qui lui sera administrée : chocolat, fraise,
noix de pécan, voire vanille ; plus allégeant qu’au fast-food !
Au mois d’octobre dernier, une juge fédérale de Washington
s’est prononcée sur cette affaire d’alimentation forcée. La juge
Gladys Kessler a décidé de rendre publiques certaines vidéos de
ces séances de « gavages ». C’est comme cela que nous avons eu
confirmation que ces séances d’intubation inqualifiables sur Abou
se sont produites et reproduites plus de 1 300 fois !
La juge Kessler a considéré que ces traitements cruels et
inhumains étaient « douloureux et humiliants ». Cependant elle a
reconnu que les militaires n’avaient pour objectif que d’empêcher
la mort d’Abou Dhiab. Comprenne qui pourra…
Aujourd’hui, demain, dans deux ou six mois… Abou pourra sortir
et sera extradé vers l’Uruguay. Il paraît que c’est un beau pays, mais
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
c’est un État qu’il n’aura pas choisi. Là-bas, il devra essayer de refaire
sa vie en commençant par soigner son dos, sa jambe et sa paralysie
faciale. Il devra refaire sa vie mais loin des siens, loin de ses quatre
enfants qui ne sont plus que trois puisque l’un d’eux est décédé
durant sa captivité sans qu’il puisse lui dire adieu.
Abou Dhiab, au même titre que la plupart des hommes et
des enfants qui sont passés par ce lieu d’enfermement (dont
certains sont morts), illustre la dérive sécuritaire des démocraties
occidentales depuis le 11 septembre 2001. Au nom d’une lutte
légitime contre le terrorisme, la plupart des États ont voté une
multitude de lois antiterroristes toutes plus attentatoires les unes
que les autres aux libertés individuelles et aux droits fondamentaux.
Certes, nos gouvernements, face à une menace réelle, doivent
composer et trouver un juste équilibre entre une liberté chèrement
acquise et une sécurité à laquelle chacun peut légitimement
revendiquer. Entre ces deux valeurs fondamentales, qui parfois
peuvent être antinomiques, il faut trouver des compromis et de
subtils dosages.
Malheureusement, depuis les attentats contre le World Trade
Center et le Pentagone, l’équilibre a été largement brisé au profit
d’un renforcement assez illusoire de la sécurité et cela sans que des
institutions ou des contre-pouvoirs s’y soient beaucoup opposés.
Le Patriot Act américain, le Terrosim Bill anglais, la dernière
loi antiterroriste australienne, sans omettre l’adoption de la
loi Cazeneuve en France et tous les autres textes sur le même
sujet n’ont eu pour seuls objectifs que d’améliorer le contrôle des
communications et des déplacements des citoyens, de renforcer
les moyens de police administrative pour qu’elle puisse œuvrer en
toute tranquillité. Toutes ces normes possèdent un point commun :
museler l’État de droit en éloignant le juge et l’avocat.
Il faut que les services de l’État travaillent sans contrainte, sans
retenue, avec pour seuls contrôles leur pouvoir hiérarchique et leur
gouvernement. C’est une scandaleuse remise en cause du principe
de la séparation des pouvoirs.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Dehors le juge ! Dehors l’avocat ! Dehors tous ces empêcheurs
d’enquêter, d’interroger et d’enfermer sans contrôle et recours
impartial. De quoi nos gouvernements ont-ils peur ? Les
professionnels du droit que sont les magistrats et les avocats ne
sont-ils pas capables de protéger nos sociétés contre nos ennemis ?
Ce serait sans doute moins expéditif, mais serait-ce moins efficace ?
Ce n’est pas la première fois que nos pays sont pris pour cible et
qu’un ennemi essaie de nous abattre.
Il y a soixante-dix ans, à quelques encablures d’ici, descendus
du ciel dans le bocage, jetés sur les plages, cent cinquante mille
hommes sont venus nous libérer d’un mal et d’un ennemi bien plus
mortel et redoutable de par ses moyens et sa puissance destructive.
Pour vaincre le nazisme, ils ont eu davantage besoin de courage
et de croyance dans le bien-fondé de leurs actes que d’une multitude
de lois d’exceptions et attentatoires. Bien sûr, il y a eu des exactions
et la Normandie, comme les Normands, en ont longtemps porté les
stigmates. Mais aucun ordre, aucun décret présidentiel n’a autorisé
l’usage quasi systématique de la torture et promis l’immunité à ceux
qui commettraient les pires atrocités.
Mieux, les criminels de guerre nazis ont eu droit à un procès.
Bien sûr, le tribunal de Nuremberg était une juridiction militaire
spéciale mais, à l’exception de ceux désignés par l’URSS, tous les
juges et les avocats généraux étaient des professionnels du droit
reconnus et renommés (R. Jackson pour les États-Unis était juge à
la Cour suprême, G. Lawrence pour le Royaume-Uni était avocat et
H. Donnedieu de Vabres pour la France était un grand spécialiste
du droit pénal).
Nous pourrons toujours regretter que les droits de la défense
aient subi quelques restrictions mais, dans l’ensemble, les inculpés
ont pu choisir leurs avocats, s’entretenir avec eux, monter une
stratégie de défense, interroger les témoins, contester les preuves,
etc. Durant le procès, il y a eu un réel respect du contradictoire
comme en atteste le face-à-face, resté célèbre, entre Göring et
l’avocat général Jackson.
162
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Vous imaginez ? Göring, Kaltenbrunner, Albert Speer, Rudolf
Hess, Alfred Jodl et les dix-neuf autres criminels de guerre jugés à
Nuremberg ont eu plus de droits qu’Abou D. à Guantanamo. Sans
commentaire !
Nos gouvernants, paniqués à l’idée d’être accusés de faiblesse,
ont abandonné toute mesure et sens des proportions. Ils ont perdu
toute confiance dans la force de nos valeurs et nos principes pour
s’enfoncer dans le brouillard et l’obscurité du tout répressif.
Dans un arrêt célèbre du 27 mars 1996 (Goodwin c. RU), la
CEDH1 a déclaré que les journalistes étaient « les chiens de garde de
la démocratie ». Eh bien, en défendant Abou D., en lui permettant
de recouvrer ses droits et sa liberté, l’avocat que je vais devenir doit
être le chien de garde de l’État de droit.
En enfilant notre robe, mes camarades et moi ne pourrons pas
nous contenter d’être des chihuahuas mais il nous faudra être de
véritables pitbulls. Ce sera notre manière de prouver notre volonté
de protéger l’État de droit, et l’honneur d’Abou Dhiab le vaut bien.
1
La Cour européenne des droits de l’homme (N.d.É.)
163
164
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Le propre de l’homme
Lucie Wessler Laux
École des avocats de Strasbourg
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Le propre de l’homme, dit-on, c’est l’amélioration perpétuelle de
sa condition. Mais la peine de mort est aussi le propre de l’homme.
Nous l’avons inventée. Quel paradoxe ! Et comment le résoudre ?
La réponse est peut-être de l’autre côté de l’Atlantique, dans
les trente-deux États où l’homme civilisé élabore des techniques
d’exécution dignes de l’humanité.
Fini pendaison, poteau d’exécution, chambre à gaz, chaise
électrique. Il faut désormais une méthode blanche, abstraite comme
une théorie. Les États modernes peuvent tuer, mais ils doivent tuer
sans sauvagerie, sans blessure, comme si la mort devait circuler
directement du corps de la loi au corps du condamné.
En 1991, l’État d’Arizona a prononcé l’exécution de Joseph
Wood pour un double meurtre. Le 23 juillet 2014, alors qu’il attend
son exécution depuis vingt-trois ans, on lui fait quitter sa cellule.
Menotté, il traverse une dernière fois le couloir de la mort.
Il ne va pas mourir comme nos derniers guillotinés français,
dérobés à tous les regards par le dais noir qui recouvrait la Veuve
emmurée dans les cours de nos prisons. Non, il va mourir devant
témoins, car l’Humanité responsable doit assumer ses décisions
jusqu’au bout.
Il est résigné. On le sangle sur un brancard : bras, jambes,
abdomen, thorax. Craignent-ils qu’il s’enfuie ? Craignent-ils que,
sous l’effet de l’injection létale qu’ils vont administrer, le spectacle
de son corps contorsionné n’ait pas la solennité requise ?
Dans son indéfinissable solitude, il n’a plus qu’un seul espoir :
mourir vite, avec certitude. Ne pas être le cobaye d’un mélange de
médicaments mortels élaborés par la science de ses semblables. Le
doute, l’incertitude, Joseph Wood les a assez connus pendant ses
vingt-trois dernières années.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
On lui a bien expliqué au nom de la loi et de la médecine :
l’injection létale consiste, en principe, en l’administration successive
de trois produits : un anesthésiant, un paralysant et un dernier qui
provoquera l’arrêt de son cœur sans conscience, sans douleur. Alors
pourquoi douter ?
Cette méthode a été utilisée pour la première fois en 1982,
l’année où, pour la première fois, la science américaine sauvait un
homme en lui posant un cœur artificiel.
Pourtant, couché sur ce brancard, il doute. Il sait que, depuis
1982, les dysfonctionnements de l’injection létale ont été très
nombreux. Désormais, les fournisseurs officiels, européens pour
la plupart, refusent de vendre aux prisons américaines ce produit
mortel, destiné initialement à l’euthanasie des animaux. Être
complice, non. Laisser faire, oui.
Joseph Wood sait donc que l’Arizona, comme d’autres États,
s’est approvisionné en médicaments auprès d’apprentis sorciers
payés avec une valise de billets afin qu’il ne reste nulle trace de la
transaction inavouable.
Silence. Lumière. Perfusion. Dernières prières. Paupières closes.
Il attend.
Le poison inconnu coule dans ses veines depuis trente-cinq
minutes déjà. Ce n’était pas prévu.
Tout à coup, il se met à haleter. Puis plus rien. Puis de nouveau.
Puis encore. Toutes les deux minutes, sa bouche s’ouvre à chaque
fois plus largement. Puis elle ne se referme plus. Il suffoque, déglutit,
comme un poisson hors de l’eau. Machinalement, ses lèvres
s’écartent, et, tel un piston, sa poitrine se soulève et son estomac
convulse. La fréquence est régulière comme les aiguilles de l’horloge
accrochée en face de lui.
L’homme devrait être déclaré mort depuis longtemps. Alors, le
médecin improvise. Il cherche à rassurer les spectateurs installés
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
derrière la baie vitrée. Leur dire que le condamné est encore sous
l’effet de l’anesthésiant, qu’il ne souffre pas. Il appuie sur le bouton
du micro et parle. Un bruit inattendu couvre presque sa voix : c’est
le grognement inhumain qui sort du corps couché, le bruit jusque-là
insoupçonné des poumons qui se noient. Joseph Wood est en train
de mourir par apnée depuis une demi-heure.
Pour les témoins, c’est insoutenable. L’aumônier fait rouler entre
ses doigts les perles de son rosaire et prie en silence. Chacun cherche
quelque chose à faire pour échapper à l’absurdité du spectacle. Les
journalistes retranscrivent ce qu’ils voient dans les moindres détails.
L’un d’eux compte combien de fois l’homme ouvre la bouche pour
suffoquer. Il dénombre six cent quarante soubresauts.
Enfin, les trois avocats du condamné s’animent : il faut saisir
quelqu’un, former un recours ! Mais devant qui ? Devant les juges
d’Arizona ou de la Cour suprême qui ont envoyé Joseph Wood à
l’empoisonnement ? Ceux-là même qui savaient tous pertinemment
que d’autres condamnés à mort avaient subi le même sort quelques
mois auparavant ?
Les avocats se lèvent, éperdus. Ils ne savent plus à qui il faudra
crier que ce mélange de médicaments est anticonstitutionnel parce
qu’il viole le huitième amendement qui interdit au gouvernement
d’infliger des peines cruelles ou inhumaines.
Les minutes défilent, interminables. Bientôt une heure.
Le personnel pénitentiaire qui surveille Joseph Wood ne peut
abréger ses souffrances. Pourtant, un autre amendement de la
Constitution donne à tout Américain le droit de porter une arme.
Beaucoup seraient prêts à dégainer pour se protéger ou protéger
leurs biens. Prêts à tuer avec légitimité. Nous voilà devant l’absurde.
Un État qui autorise l’usage des armes à feu interdit de tirer une
balle dans le cœur de l’agonisant dont il a signé lui-même l’arrêt
de mort.
Mais le vrai crime est celui qui se commet en ce moment.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Certes, on nous dit qu’il y a de bonnes et de mauvaises morts :
des meurtres sanglants, inhumains, perpétrés par des criminels, et
des exécutions propres, justes, administrées par l’État et légitimes
parce que frappées du sceau de la plus grande démocratie moderne.
Avouons que la mort, notre mort, nous épouvante alors qu’au
fond, celle de Joseph Wood nous rassure.
Si nous acceptons que l’État, sous prétexte qu’il est l’État,
puisse torturer un homme, qu’accepterons-nous de lui demain ?
Cet État de droit nous berne : il signe la Convention interaméricaine
des droits de l’homme, mais ne la ratifie pas. Il adhère au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques en émettant des
réserves sur la peine de mort et les traitements cruels ou inhumains.
Surtout, ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Cessons
d’espérer une peine de mort humaniste. La peine de mort ne peut
être qu’inhumaine.
« Guillotiner un homme, c’est le couper, vivant, en deux morceaux,
dans la cour d’une prison », disait Robert Badinter. Là-bas, exécuter
un homme, c’est le sangler vivant pour l’asphyxier lentement dans
une salle aseptisée.
L’exécution de Joseph Wood effacera-t-elle son crime ?
Sa souffrance soulagera-t-elle celle des familles ?
La peine de mort dissuade-t-elle les assassins ?
Chacun d’entre nous sait que la réponse est non. Regardons les
choses en face. Le seul progrès possible de la peine capitale, c’est
son abolition.
L’Arizona avait annoncé que Joseph Wood mourrait en dix
minutes. C’est le temps qu’il m’a fallu pour évoquer son agonie.
Elle a duré, en réalité, cent dix-sept minutes, soit le temps de dix
autres plaidoiries.
« La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. »
Ces mots sont de Victor Hugo.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
N’oublions jamais qu’à la barbarie du crime ne doit pas répondre
la barbarie du châtiment.
Et c’est peut-être cela le propre de l’homme.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
La liberté d’expression
bafouée
Mariette Guerrien-Chevaucherie
École des avocats de Versailles
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Nous ne sommes pas aujourd’hui à l’autre bout du monde, au
chevet d’Asia Bibi promise à la pendaison ; nous ne sommes pas non
plus dans les ténèbres de Guantanamo.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, nous sommes à Paris, en France, berceau de ce qui fait notre
fierté, les droits de l’homme.
Le 25 juin 2014, le CSA1 a censuré un court-métrage de
sensibilisation à la trisomie 21 diffusé par M6, Canal+ et D8 et
visionné plus de cinq millions de fois sur Internet.
Dans ce court-métrage, intitulé Chère future maman, plusieurs
enfants et jeunes adultes trisomiques s’adressent à une future
maman enceinte d’un enfant atteint de trisomie 21. Ils lui expriment
toute la joie, l’amour que son enfant trisomique peut lui apporter.
À cette occasion, les personnes trisomiques nous disent qu’elles
sont heureuses, qu’elles peuvent vivre, travailler et aimer comme
tout le monde.
Le 25 juin 2014, le Conseil a censuré ce témoignage en
considérant « qu’il ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du
décret du 27 mars 1992. Bien qu’ayant été diffusé à titre gracieux, il
ne peut pas non plus être regardé comme un message d’intérêt général,
au sens de l’article 14 de ce même décret, puisqu’en s’adressant à une
future mère, sa finalité peut paraître ambiguë et ne pas susciter une
adhésion spontanée et consensuelle ».
Parce qu’elles apparaissaient heureuses, les personnes
trisomiques se sont vu retirer le droit de s’exprimer librement au
sein des écrans publicitaires.
1
Conseil supérieur de l’audiovisuel (N.d.É.)
175
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Choquée par une telle décision, une des jeunes actrices du courtmétrage, Inès, trisomique, a formé un recours pour excès de pouvoir
devant le Conseil d’État pour atteinte à sa liberté d’expression.
Liberté fondatrice de la Convention européenne des droits de
l’homme, pierre angulaire, orgueil de l’Occident, cheval de bataille
de nos grands philosophes ! « Je ne suis pas d’accord avec ce que
vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le
dire2 » ! Notre cher Voltaire s’est retourné dans sa tombe à l’annonce
de la décision du CSA.
Les personnes atteintes de trisomie 21 ont, sur le fondement de
l’article 10 de la Convention, le droit à la liberté d’expression. Inès a
le droit de s’exprimer, sans restriction et sans pudeur. Elle a ce droit
comme chacun de nous.
Le 25 juin 2014, elle a été marginalisée, dans une société où la
faiblesse humaine n’est pas la bienvenue. Sur ce constat, je soulève
devant vous le non-respect de l’article 14 de la Convention qui
interdit les discriminations.
Pour se justifier, le CSA retient trois arguments.
Il considère en premier lieu que ce message n’est pas d’intérêt
général. Mais qu’est-ce que l’intérêt général ?
L’intérêt général, c’est l’intérêt de la société dans son ensemble,
le vôtre, le mien, celui des personnes handicapées. M. Jean-Frédéric
Poisson considère que ce spot « met en valeur la capacité des enfants
trisomiques à propager du bonheur autour d’eux ».
Je considère qu’il est dans l’intérêt général que « la capacité
des enfants trisomiques à propager du bonheur autour d’eux » soit
connue de tous.
Sauf à considérer que les personnes trisomiques n’ont pas
les mêmes droits que les autres, parce qu’elles ont un troisième
chromosome 21. Je pense que nous n’en sommes pas là aujourd’hui.
2
Phrase attribuée à Voltaire dans la biographie qui lui a été consacrée par Evelyn Batrice Hall (N.d.É.) :
Stephen G. Tallentyre (pseud. de Evelyn Beatrice Hall), The Friends of Voltaire, Londres, Smith Elder & Company,
1906.
176
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
En deuxième lieu le CSA avance que la finalité de ce message
« peut paraître ambiguë et ne suscite pas une adhésion spontanée
et consensuelle ».
Alors oui, ce spot peut mettre mal à l’aise. Il dérange. Il
culpabilise. Cependant il n’est pas le premier en la matière. Je tiens
à rappeler que des spots choquants sont diffusés à foison sur nos
écrans télévisés. Je pense notamment aux courts-métrages sur la
sécurité routière, qui nous glacent le sang. Qui oserait dire qu’ils
sont inutiles ? Qui oserait dire qu’ils ne culpabilisent pas les mauvais
conducteurs ?
Le CSA les autorise car il est évident que dans notre for intérieur,
nous sommes réceptifs aux messages de sensibilisation qu’ils
transmettent. Pourquoi alors refuser la libre parole aux personnes
trisomiques sous prétexte que leur spot ne susciterait pas une
adhésion spontanée et consensuelle ?
Si toutes les émissions et spots télévisés devaient susciter une
telle adhésion, imaginez-vous toutes les suppressions qu’il faudrait
réaliser au sein des programmes télévisés !
En troisième lieu, le CSA conclut en énonçant que ce message
« s’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation
des personnes handicapées, aurait pu être valorisé, à l’occasion de la
Journée mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée
et contextualisée, par exemple au sein d’émissions ».
Les personnes trisomiques devraient alors attendre le 21 mars
de chaque année, Journée mondiale de la trisomie 21, pour pouvoir
s’exprimer sur les chaînes de télévision publique. Et qui plus est, elles
devraient le faire dans le cadre d’un documentaire adapté, pour que
chaque personne qui visionne ce spot ne soit pas surprise, et ne le
voie pas sans le vouloir.
De quel droit une parole doit-elle être contextualisée ? Parce
qu’Inès est trisomique alors sa parole est bridée, rangée bien
soigneusement dans les documentaires scientifiques.
177
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, l’une des missions du CSA est notamment celle de contribuer
aux actions en faveur de la cohésion sociale et de lutter contre les
discriminations dans le domaine de la communication audiovisuelle.
Le CSA a pour mission de changer notre regard sur le handicap ;
la trisomie 21 fait peur car elle est méconnue, car elle marque
la différence, car elle n’est pas normale. Mais qu’est-ce que la
normalité ?
Monsieur le Président du CSA, défendez-les ! Défendez le droit
des personnes handicapées de s’exprimer librement et par tous les
canaux de communication possibles ; défendez leurs droits à se faire
connaître, à se faire aimer !
En bridant leur liberté d’expression vous les condamnez à l’oubli ;
le grand public doit savoir que l’on peut être handicapé et heureux !
Je ne souhaite de votre part aucune pitié ni aucune complaisance.
C’est de sagesse dont il est question aujourd’hui. Le professeur
Jérôme Lejeune, pionnier de la génétique moderne, découvreur de
la trisomie 21, n’en a pas manqué.
Pour lui, la trisomie 21 a été le combat d’une vie. Il disait en
ces mots : « Je n’ai plus qu’une solution pour les sauver, c’est de les
guérir. » La guérison est en marche, en attendant ce jour, faisons
preuve de sagesse, acceptons la différence. Reconnaissons le droit
aux personnes handicapées de s’exprimer librement.
Monsieur le Président du CSA, pour l’honneur de l’institution
que vous représentez, pour la liberté d’expression des personnes
handicapées, annulez courageusement votre décision.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du
jury, je n’ai qu’une question à vous poser : « Doit-on nier le droit
aux personnes trisomiques de s’exprimer librement au grand
public au motif que leur joie, leur vie, et leur bonheur seraient
culpabilisants ? »
178
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Qui a tué Marina ?
Alexandra Zennou
École des avocats de Paris
179
180
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
« Bonne nuit maman, à demain. ». Ce sont les derniers mots
que Marina, à peine âgée de huit ans, adresse à sa mère, avant de
succomber dans la nuit du 6 août 2009, seule, dans la cave de la
maison familiale.
Mesdames, Messieurs,
Marina est l’aînée d’une fratrie de quatre enfants.
Elle est déjà morte une première fois. Abandonnée sous X dès sa
naissance par sa mère, qui informe tout son entourage que Marina
n’a pas survécu à l’accouchement.
Puis, sans aucune explication, sa mère se ravise, quelques jours
plus tard et la récupère. Le père est mécontent. La mère culpabilise.
Le couple se délite. Ensemble, les parents font payer à la fillette le
prix de l’échec de leur relation, de la médiocrité de leur quotidien.
Quand est-ce que Marina a reçu les premiers coups ? Personne
n’est vraiment capable de le déterminer. En revanche, ce qui est
certain, c’est que le calvaire de la fillette est innommable, et que ce
calvaire dure depuis des années.
Coups de pied, de poing, de latte, de barre en fer. Privations
de nourriture. On l’attache avec du scotch à son lit, des journées
entières. Sa mère lui impose régulièrement des bains glacés. Son
père la fait courir pieds nus, sur un sol rugueux, un sac à dos rempli
de bois sur ses frêles épaules. En guise de dîner, elle est contrainte
d’ingurgiter du vinaigre, de la moutarde et du gros sel, parfois même
ses propres déjections.
Ce qui est encore plus innommable, Mesdames, Messieurs, ce
sont tous ces acteurs de la protection de l’enfance que Marina a
vu défiler pendant huit ans. Beaucoup n’ont rien fait. D’autres ont
gravement failli.
181
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Rares sont ceux qui se sont manifestés. Ils existent tout de
même, et il serait indécent de les taire.
En 2008, l’enseignante de maternelle de Marina remarque les
bleus qui défigurent la petite, sa démarche particulière, son doigt
de pied déformé, les trous de peau nue sur son crâne. Elle alerte
immédiatement le médecin scolaire qui daigne se déplacer un mois
plus tard. Le médecin rencontre alors le père de Marina qu’il trouve
tout à fait charmant. Trois mois plus tard, face au visage déformé
par les hématomes de Marina, il conclut à une conjonctivite. Une
conjonctivite ! Parce qu’en réalité, elle ne parvient même plus à
entrouvrir ses paupières, tuméfiées par les coups de ses parents.
De peur d’être démasqués, ces derniers déménagent
rapidement. Mais la brutalité de ce déménagement n’interpelle
personne. Personne, à l’exception de l’enseignante de Marina,
qui transmet le petit journal de bord qu’elle tient depuis qu’elle a
rencontré l’enfant, à la nouvelle école.
Janvier 2008, premier signalement au parquet, à la protection
de l’enfance.
Février 2008, seconde alerte aux services sociaux. Second
déménagement des parents. Marina change une nouvelle fois
d’école.
Mars 2008, nouvelle inspection d’académie par un troisième
directeur d’école.
Juin 2008, Marina est enfin convoquée par deux gendarmes qui
notent la présence de blessures sur le dos, le ventre, les bras et la
bouche.
Fin de la procédure. Malgré le corps de l’enfant, couvert de
cicatrices, le parquet procède à un classement sans suite en
octobre 2008.
En août 2009, les services de l’aide sociale à l’enfance envisagent
tranquillement de rendre une seconde visite à l’enfant. Seulement,
Marina est déjà morte depuis plusieurs jours.
182
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Son petit corps sans vie, massacré par les coups, les actes de
torture infligés par ses parents, gît au sous-sol de la maison familiale.
Dans l’année précédant sa mort, les autorités ont été, par le biais
de l’administration policière, hospitalière, scolaire, judiciaire, mises
à même de constater la violence de ses géniteurs. Violence répétée,
violence sans limites, violences qui allaient s’accélérant.
Et en dépit de ces signaux accablants, quelles furent les mesures
mises en œuvre ? Quelles mesures pour protéger cette enfant ?
Pour prévenir ce drame qui aurait pu être évité ? Aucune.
Aucun suivi, aucun accompagnement, aucune enquête sérieuse,
ne furent diligentés.
Omission, inaction, abstention. Nouvelle devise de notre
République. Manque de moyens, de volonté ? Qu’importe.
Désormais, l’État a une nouvelle mort sur les bras. Un cadavre
de fillette sur la conscience publique. Une enfant abattue
minutieusement, terrassée par une violence que personne n’avait
voulu voir. Pourtant, ce sont bien les dysfonctionnements du
système de la protection de l’enfance qui ont rendu inévitable cette
tragédie. L’État n’a pas su protéger Marina. L’État n’a pas voulu
protéger Marina.
Combien de fois Marina s’est crue en danger de mort ? Combien
de fois Marina s’est retrouvée seule, abandonnée de tous, sans
protection aucune, à la merci de ses bourreaux ?
Si la gendarmerie, l’école, le parquet, l’hôpital, l’aide sociale à
l’enfance se sont révélés incapables de protéger cette enfant, alors
qui le peut ? À qui s’adresser ?
La responsabilité de l’État pour faute lourde a été écartée sans
ménagement par le tribunal d’instance. Le motif ? Les uniques
responsables sont les parents, qui ont déjà été condamnés. « Aucun
dysfonctionnement des services de l’État n’est caractérisé, aucune
faute lourde ne peut leur être reprochée. Un examen médical a été
réalisé par un médecin, qui ne s’est pas montré alarmant. L’enfant
a été entendue en présence d’un spécialiste de l’enfance. Elle s’est
183
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
montrée souriante et a donné des explications plausibles aux marques
qu’elle portait sur le corps. Aucun indice ne permettait donc à la
justice d’aller au-delà de cette enquête. »
Vraiment ? Mais, comme l’affirmait Christiane Ruel : « Les
enfants maltraités ne pleurent pas. Les enfants maltraités aiment
leurs parents. C’est à nous, adultes, de décrypter leurs souffrances.
C’est à nous, adultes, de contribuer à leur protection. »
Le rapport rendu par la Défenseure des enfants1 à la suite
de cette affaire soulignait expressément la faillite générale de la
politique publique de protection de l’enfance.
Comment expliquer que les nombreux indices relevés ont
échappé à une qualification juridique qui aurait permis la mise en
place de mesures de protection ? Comment expliquer que Marina
n’ait jamais été identifiée comme une « enfant en danger », comme
l’exige l’article 375-1 du Code civil qui précise notamment que des
mesures d’assistance éducative peuvent être prises par un juge des
enfants, lorsque la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont
supposées gravement compromises ?
Or la possibilité de saisir un juge des enfants, indépendamment
de toute enquête pénale, n’a jamais été envisagée.
Mesdames, Messieurs, la maltraitance des enfants est une vérité
qui dérange, une vérité qui met mal à l’aise. Mais au nom de quel
malaise pouvons-nous délibérément choisir d’ignorer qu’en France,
cet État fondateur et respectueux des droits de l’homme, deux
enfants décèdent chaque jour sous les coups de leurs parents ?
Je dénonce l’absurdité du jugement du tribunal d’instance
qui dédouane un État violeur des droits de l’enfant et protège la
défaillance manifeste de l’institution tout entière.
Je dénonce l’abstention fautive et répétée des acteurs de la
protection de l’enfance, qui constitue indéniablement une faute
1
Adjointe au Défenseur des droits, autorité administrative indépendante, cette autorité est chargée de
défendre et de promouvoir les droits de l’enfant. Ce poste est occupé par Marie Derain depuis juillet 2011. (N.d.É.)
184
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
lourde, en lien direct et certain avec la mort de Marina.
Je rappelle la loi du 5 mars 2007 qui se targue de développer la
prévention en matière de protection de l’enfance et de renforcer les
dispositifs d’alerte et d’évaluation des risques de danger de l’enfant.
Je rappelle que l’État français est signataire de la Convention
internationale des droits de l’enfant, dont nous fêtons le
vingt-cinquième anniversaire.
Je rappelle que cette Convention énonce que si l’État ne doit pas
faire d’ingérence arbitraire dans la vie privée et familiale de l’enfant,
son intervention est nécessaire en cas de maltraitance.
Pour faire respecter des lois, il faut d’abord que l’État les respecte
lui-même.
Un pourvoi en cassation a été formé récemment par des
associations de protection de l’enfance. Pourvoi rejeté froidement
par la Cour de cassation, se refusant de nouveau à reconnaître la
responsabilité de l’État. Combien d’années faudra-t-il encore pour
inscrire dans le marbre la responsabilité de l’État face à ce drame ?
Combien de Marina faudra-t-il encore pour que l’État se décide enfin
à combattre effectivement le fléau de la maltraitance infantile ?
Le 6 août 2009, Marina n’est pas seulement morte sous les coups
et actes de torture infligés par ses parents. Elle est aussi morte de
la négligence, de la défaillance, du manque de clairvoyance des
acteurs de la protection de l’enfance.
À l’heure où les frères de Marina pleurent encore leur sœur,
où les campagnes coûteuses et inutiles prolifèrent sur les enfants
maltraités, il ne me reste alors que la tribune de Caen pour exprimer
tout mon désarroi, ma tristesse et mon indignation pour cette
enfant qui, comme des milliers d’autres, a succombé sous les coups
de ses parents, dans l’indifférence générale.
185
186
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Étrangère,
sidéenne et dans le
« couloir de l’expulsion »
Laure Bret
École des avocats de Lyon
187
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Mme J., enceinte, fuit son pays, le Nigeria, pour échapper à
l’avortement que veut lui imposer la famille de son compagnon.
Elle trouve refuge en Belgique où elle est diagnostiquée séropositive.
À dix-huit ans, Mme J., enceinte, est étrangère et sidéenne.
À vingt et un ans, Mme J., mère de deux enfants, enceinte du
troisième, se voit délivrer un ordre de quitter le territoire belge.
Elle est dans le couloir de l’expulsion vers sa terre natale, vers un
pays qui ne peut pas lui procurer le traitement qui est pour elle vital.
Il s’agit d’un cas où l’expulsion est synonyme de condamnation
à combattre le virus seul, de privation de traitement médical
indispensable à la survie, en somme, d’exposition à une situation
inhumaine et dégradante.
En dialecte lobi, le mot « sida » se prononce comme en
français et se traduit par le mot « araignée ». Il désigne aussi bien
l’insecte dont la morsure peut être mortelle pour l’homme, que le
personnage rusé et insatiable, emblématique des contes de l’Ouest
africain. L’homonymie est parabolique puisque, comme l’araignée,
le syndrome d’immunodéficience acquise est malin, en ce sens que
le virus est épidémique. Comme l’araignée, le sida est insatiable
dans la mesure où il dévore la personne qu’il contamine.
Mais l’analogie s’arrête là, car si la morsure de l’araignée-bouton
a son remède, le sida ne se guérit pas. Sans traitement adéquat, le
malade est exposé à de terribles souffrances, à un affaiblissement
considérable de son système immunitaire, au développement de
maladies opportunes et, in fine, à la mort.
La contamination est irréversible. Seule la progression de
la maladie peut être stabilisée, par la prise d’un traitement
antirétroviral.
189
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Qu’est-ce qu’un traitement antirétroviral ? Il s’agit d’une
puissante association, hautement active, d’au moins trois
médicaments, qui s’attaque au virus afin de réduire le plus possible
la charge virale dans l’organisme du patient.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une combinaison magique.
Au contraire, l’association est savante et personnelle dans le sens où
le traitement est adapté à chaque patient et à chaque phase de la
maladie. Plusieurs combinaisons doivent être essayées pour trouver
celle qui permettra de garder sous contrôle la maladie.
En Belgique, Mme J. prend un traitement antirétroviral depuis
qu’elle a dix-huit ans. La trithérapie qui lui convient y est accessible.
Au Nigeria, tel n’est pas le cas. Dans le pays qu’elle a quitté
alors qu’elle n’était qu’une adolescente, Mme J. n’a ni les ressources
financières, ni le réseau social ou familial sur lequel s’appuyer pour
accéder aux soins. Dans le pays qu’elle a fui, Mme J. n’a aucune
perspective professionnelle car, même si son état physique lui
permettait de travailler, au Nigeria, on ne trouve pas de travail
quand on a le sida.
Pour Mme J., le couloir de l’expulsion conduit vers une porte
derrière laquelle une situation inhumaine et dégradante l’attend,
une vie de souffrance physique et morale, souffrance de voir son
corps se meurtrir, s’affaiblir, s’éteindre, sous le regard apeuré,
impuissant, perdu de ses trois enfants âgés respectivement de
quatre, cinq et sept ans.
Pourtant, en droit belge, une procédure permet à l’étranger
d’obtenir une autorisation de séjour pour des raisons médicales
dès lors qu’il démontre qu’il souffre d’une maladie pour laquelle il
n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine.
Revenons au sens des mots. Adéquat ne signifie-t-il pas « qui
correspond parfaitement à son objet » ?
Alors, démontrer que la trithérapie qui correspond parfaitement
à l’état clinique de Mme J. n’est pas disponible au Nigeria aurait dû
suffire à lui octroyer un titre de séjour.
190
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Tel n’a pas été le cas.
Saisie de la question, la Cour européenne des droits de
l’homme constate de manière générale que l’accès aux traitements
antirétroviraux au Nigeria est aléatoire et très onéreux. Elle rappelle
à cet égard qu’en 2013, dans ce pays, seules 28 % des personnes
atteintes du sida avaient accès aux médicaments dont elles avaient
besoin. En particulier, elle relève que la trithérapie adaptée à l’état
de santé de Mme J. n’y est pas disponible.
Elle admet en outre que depuis deux ans, la situation médicale
de la requérante est « sous contrôle » en Belgique et que le retour
dans son pays d’origine entraînerait une baisse de son espérance de
vie, voire conduirait à engager son pronostic vital.
Elle ajoute par ailleurs que la vulnérabilité de Mme J. est renforcée
par son jeune âge et sa situation familiale en ce qu’elle est mère de
trois enfants en bas âge. Elle affirme plus encore que le cas de la
requérante est marqué par de fortes considérations humanitaires
militant en faveur d’une régularisation de son séjour.
Pour autant, la Cour refuse de remettre en cause l’expulsion
de Mme J., estimant que les considérations d’espèce ne sont pas
suffisamment impérieuses. Cette solution est surprenante et
choquante. Elle doit être dénoncée.
Elle ne se justifie pas par la technique juridique car elle est
contraire à la lettre de l’article 3 de la Convention. Cette ligne de
jurisprudence s’oppose à la doctrine du droit naturel selon laquelle
les droits de l’homme appartiennent à chaque individu, simplement
parce qu’il est homme.
Par une interprétation constructive de la Convention, la
Cour avait pourtant élaboré une protection des ressortissants
non européens placés sous sa juridiction contre des procédures
d’éloignement dont l’exécution exposerait à un traitement inhumain
ou dégradant. La décision de retour prononcée par l’État s’analyse
alors comme une atteinte par ricochet au droit garanti par l’article 3
de la Convention.
191
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Dans l’arrêt Soering de 1989, la Cour avait censuré l’extradition
d’un ressortissant américain soupçonné d’actes terroristes dès lors
que cela risquait de l’exposer au couloir de la mort.
Dans l’arrêt D. de 1997, la juridiction européenne avait
condamné le Royaume-Uni pour avoir ordonné l’expulsion d’un
ressortissant étranger gravement atteint du sida.
Cependant, en 2008, sous la pression des États membres
soucieux de préserver leurs politiques migratoires, la Grande
Chambre a limité le champ d’application de sa jurisprudence en
imposant un critère restrictif, à savoir l’existence de conditions
humanitaires impérieuses.
En application de cette formule, la protection européenne des
malades étrangers ne profite désormais qu’à celui qui n’est plus
en mesure de voyager, celui qui est déjà en train de mourir, en
somme, celui dont la charge ne pèsera plus très longtemps sur le
pays accueillant. Pour certains auteurs, la Cour s’illustre ainsi comme
le Ponce Pilate des temps modernes.
Loin de défendre une vision naïve des droits de l’homme qui
consisterait à promouvoir l’accès gratuit et illimité aux médicaments
pour tous les étrangers, il me semble que le combat contre le sida
constitue une cause mondiale qui doit rassembler plutôt que diviser.
En effet, même si l’Europe se trouve incontestablement dans une
situation de crise économique, les critères de l’urgence humanitaire ne
doivent pas se définir uniquement par la faisabilité du retour mais, audelà, par la prise en compte des conséquences concrètes de l’expulsion.
Comme l’a récemment formulé le souverain pontife devant le
Parlement européen, « l’Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir
sur la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement
risque de perdre son âme ainsi que cet esprit humaniste qu’elle
aime et défend cependant ». Or, il est certain que cette ligne de
jurisprudence a déjà eu des impacts désastreux.
Dans une affaire similaire, la Cour avait validé l’expulsion par le
Royaume-Uni de Mme N., Ougandaise et sidéenne.
192
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Certes, la requérante avait la possibilité de voyager. Elle a de
fait été expulsée avec succès, mais elle est décédée quelques mois
après son éloignement.
Peut-on vraiment soutenir qu’expulser une personne atteinte
du sida dans un pays où elle n’a pas accès aux médicaments
indispensables à sa survie ne constitue pas un traitement inhumain
et dégradant ?
La réponse est négative.
Parce que le paramètre déterminant qui constitue l’exposition
à un traitement inhumain et dégradant est la décision d’expulsion
sans garantie de soins adéquats.
Parce que le charter affrété par la Belgique pour Mme J. est un
aller simple pour le tombeau.
Parce qu’il n’est pas concevable que Mme J. connaisse le même
sort que Mme N.
Parce que les droits de l’homme doivent être concrets et
effectifs, non abstraits et illusoires, et ce, même pour les étrangers,
mêmes pour ceux atteints du sida.
Parce qu’enfin, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les
membres du jury, si l’on vous faisait chuter d’une falaise, diriez-vous
que votre mort est due à la dureté du sol sur lequel vous êtes tombé
ou à la main qui vous y a poussé ?
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Main basse sur les
enfants des autres :
une histoire française
Flavien Schraen
École des avocats de Lille
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Elle est née dans une ville du nord de l’île de la Réunion
l’été 1956. Élevée par sa grand-mère avec son frère et sa sœur, elle
grandit dans un quartier miséreux.
Elle se souvient des quelques fois où elle accompagnait sa mère
qui travaillait comme femme de ménage. C’étaient pour elle des
moments précieux de complicité qu’elle chérissait. Elle évoque
également les bons moments passés avec d’autres enfants du
quartier dans la chaleur des rues de la ville.
Je vous parle de Jessie Abrousse.
À neuf ans, elle se retrouve au foyer Notre-Dame-de-la-Réunion
et y restera deux ans. Dans quelles conditions fut-elle arrachée à
sa famille ? Le traumatisme fut tel qu’elle ne parvient pas à s’en
souvenir. À onze ans, elle sera envoyée en métropole avec son frère
de sept ans et sa sœur de six ans.
Nous sommes en 1967. La fratrie se retrouve à l’aérium de
Saint-Clar, dans le Gers, et trois mois après, un couple les recueille, et
déjà, sans leur demander leur avis, ils perdent leur nom d’Abrousse.
L’adoption plénière des trois enfants est prononcée par le tribunal de
grande instance d’Auch par jugement du 9 mai 1969. Le jugement
précise que la DDASS1 a émis un avis favorable à cette adoption, en
précisant qu’elle ne présentait que des avantages pour les adoptés.
Elle a douze ans lorsque son père adoptif, psychologue de
formation, va abuser sexuellement d’elle. Elle sera humiliée comme
son frère et sa sœur : « petits négros », « bicots », ainsi les nommait-on
dans la famille paternelle.
Jessie fait une tentative de suicide.
1
Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (N.d.É.)
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
À dix-huit ans, elle fuit cette maison du malheur et pense
trouver refuge dans un centre d’hébergement de la DDASS, et là
elle retrouve deux amies de longue date : la moquerie et le racisme
ordinaire.
Sans qualification professionnelle, puisque personne – ni ses
parents adoptifs, ni la DDASS – ne s’est occupé de sa scolarisation,
elle travaille cependant et économise dans le seul espoir de
retourner à la Réunion et enfin comprendre son histoire.
C’est à vingt ans qu’elle y retrouve sa mère ; celle-ci lui expliquera
que ce n’est que le jour où elle a voulu reprendre ses trois enfants
que la DDASS lui a annoncé leur départ en métropole…
Jessie Abrousse n’est pas la seule à avoir connu un tel drame : plus
de mille six cents enfants de la Réunion et d’autres départements
d’outre-mer ont été exilés de force de 1963 à 1982.
Le Bureau pour le développement des migrations dans les
départements d’outre-mer, dit « le Bumidom », a mis en place
une politique d’immigration massive d’enfants de l’outre-mer et
principalement de la Réunion pour repeupler une soixantaine de
départements français en voie de désertification. Les campagnes
manquaient cruellement de main-d’œuvre.
Le gouvernement français de l’époque a profité de l’illettrisme et
de la misère des parents pour voler leurs enfants avec la complicité
délibérée de la DDASS, pourtant chargée de la protection infantile.
Pour certains parents, comme la mère de Jessie Abrousse, aucun
consentement au départ et moins encore à l’adoption n’a été
obtenu. D’autres parents, sous la pression des autorités, ont signé
d’un pouce des actes d’abandon qu’ils étaient incapables de lire ou
de comprendre.
À d’autres encore, plus réticents, les pouvoirs publics ont fait
miroiter un avenir meilleur pour leur progéniture, l’accès à des
études et l’assurance d’un bon métier. Ils assuraient que leurs
enfants reviendraient chaque année aux grandes vacances.
Par cette forfaiture, ces enfants, soi-disant abandonnés, sont
devenus pupilles de l’État dépendant de l’Assistance publique.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Jessie Abrousse a souhaité avoir la preuve que sa mère avait signé
un acte d’abandon.
Lorsqu’elle demande son dossier au tribunal d’Auch comme cela
est désormais permis, il lui est répondu qu’il est reparti au conseil
général de la Réunion ; elle s’adresse alors au service compétent qui
lui envoie seulement son dossier « jeune majeure », le dossier qui
porte sur sa minorité n’ayant pu être retrouvé. Le comportement
de l’administration corrobore la déclaration de sa mère qui conteste
avoir signé quoique ce soit. Jessie Abrousse considère qu’il y a eu
escroquerie au jugement d’adoption.
Tels ont été les nombreux moyens utilisés par l’État français
pour légaliser ces transferts d’enfants contraires aux principes
fondamentaux des droits de l’homme.
Tout fut volontairement orchestré pour qu’ils oublient tout de
leur île et de leurs familles : on les appelle « les enfants de la Creuse »
car la plupart ont été envoyés dans ce département désertifié.
La Convention des Nations unis pour la prévention et la
répression du crime de génocide de 1948 condamne en son article 2
le transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre comme étant
constitutif de génocide.
Cet éloignement forcé est reconnu comme génocide culturel,
lorsqu’il est massif, planifié et organisé et a pour but de sortir
volontairement des enfants de leur environnement, de les couper
de leurs racines, de les priver de leur langue (en l’espèce il s’agissait
du créole), de leurs codes sociaux et culturels. Cette Convention
est applicable aux faits que je viens d’illustrer par l’histoire de Jessie
Abrousse car elle est entrée en vigueur en 1951.
Par la résolution mémorielle du 18 février 2014, l’Assemblée
nationale a reconnu que le respect de la vie privée et l’accès à la
mémoire de ces enfants ont été « insuffisamment protégés » et que
l’État avait « manqué à sa responsabilité morale envers ses pupilles ».
C’est un premier pas, mais bien entendu, c’est insuffisant
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
et si j’ai choisi aujourd’hui de vous faire le récit de l’histoire de
Jessie Abrousse, c’est bien sûr au nom de ces mille six cents victimes
qui attendent enfin des propositions concrètes de réparation.
Ces personnes, réunies en associations, ne réclament pas une
réparation exagérée, bien au contraire : elles demandent à être
indemnisées sous forme de billets d’avion ou de l’équivalent en
numéraire ; cela correspond aux voyages promis à leurs parents
pour rentrer chez eux aux vacances d’été, ce qui n’a jamais été mis
en place. Certaines victimes réclament en sus le financement d’une
psychothérapie.
Beaucoup n’ont jamais pu s’adapter ; certains sont devenus
fous ou se sont suicidés ; d’autres ont subi un véritable esclavage
moderne, et d’autres, comme Jessie Abrousse, ont été abusées.
Ceux ayant trouvé la force de se battre souhaitent revoir leur
famille, leur île, lever les ambiguïtés, être dédommagés pour leur
enfance suppliciée. Le mot est fort mais c’est à l’image de leur
histoire.
Auriez-vous pu croire qu’au XXe siècle, votre patrie, ce pays des
droits de l’homme, soit capable d’un tel crime ?
Portant la voix de Jessie Abrousse et de plus de mille six cents
Réunionnais et autres enfants des DOM, je ne peux que dénoncer…
Oui, je dénonce la pratique honteuse de la France d’hier.
Oui, je dénonce le mutisme de la France d’aujourd’hui.
Jessie Abrousse et tous les autres enfants d’outre-mer qui ont
connu cette déportation méritent que l’État français passe à des
aveux plus complets et moins confidentiels que ceux de l’Assemblée
nationale de février dernier et qu’enfin il consente à une réparation
digne d’un État dit « de droit ».
Alors, et alors seulement, justice sera rendue.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Requiem gilbertin
Lucie Bustreau
École des avocats de Toulouse
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres du
jury, Mesdames, Messieurs,
Le 10 octobre 2013, c’est le cœur rempli de fierté que le
commandant du Nordic Orion arrive au port de Pori, en Finlande.
Il vient de mener avec brio le gros cargo de deux cent vingt-cinq
mètres au travers du passage du Nord-Ouest, inaugurant ainsi la
nouvelle route maritime qui relie les océans Pacifique et Atlantique
en passant entre les îles du Grand Nord canadien. Le passage est
devenu navigable sous l’effet de la fonte des glaces. Quel voyage !
Un mois sous le ciel immaculé du Grand Nord. À quai, les flashs
crépitent, les journalistes trépignent. Les perspectives économiques
sont formidables : en évitant le canal de Panama, l’exploit a permis
d’économiser dix jours de voyage et plusieurs dizaines de milliers
de dollars de mazout.
Ce n’est plus à prouver : le dérèglement climatique d’origine
anthropique redessine le monde.
Selon les projections avancées par les modèles climatiques
dominants, la banquise arctique devrait d’ailleurs avoir totalement
disparu en été avant la fin du siècle.
Mais sur cette nouvelle fresque planétaire, la réduction des
calottes polaires n’est pas qu’une promesse d’ouverture de routes
maritimes. Elle est aussi un facteur majeur de l’élévation du niveau
des mers, au côté de la fonte des glaces d’altitude et de la dilatation
thermique des océans. Plus ils se réchauffent, plus leur volume
augmente.
Entre les contours modifiés du monde, elle est donc aussi
une menace, terrible, celle de l’engloutissement des terres, de la
disparition des civilisations qui les occupent.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Ioane Teitiota est l’un de ceux qui souffrent de la montée des eaux.
En octobre 2013, quand on se félicite en Finlande de l’arrivée
du cargo danois, lui est dans l’attente d’une décision de justice sur
le sol néo-zélandais.
Originaire de la République des Kiribati, un État archipélagique
du Pacifique central, il a mis sa vie entre parenthèses, il a laissé
derrière lui famille et amis, sa culture chantée et dansée. Il a chargé
son beau-frère de la gestion de sa ferme, des cultures de tubercules
de taro et de concombres qui lui restent, et des quelques bêtes
qu’il possède. Il est parti en se répétant l’un des codes de conduite
ayant traversé les âges de cette société traditionnelle : « te betia »
(« rester à l’écart du danger »).
M. Teitiota a demandé à la Nouvelle-Zélande de lui accorder le
statut de réfugié climatique.
La communauté internationale reconnaît depuis plusieurs
années l’extrême vulnérabilité des îles coralliennes de basse altitude
au changement climatique. Elles s’élèvent en moyenne d’un mètre
au-dessus du niveau de la mer. Un mètre, c’est aussi la hausse prévue
d’ici la fin du siècle selon les prévisions les plus négatives du Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Dans son
rapport 2014, celui-ci expose son inquiétude face au devenir de
ces territoires ; car c’est leur existence même, à tout le moins leur
habitabilité, qui est menacée par la montée des eaux.
Les cent mille habitants des Kiribati se répartissent entre
trente-trois îles, éclatées sur un périmètre aussi vaste que l’Inde.
La vulnérabilité de ces petits groupes de palmiers plantés sur l’océan
est frappante. C’est l’un des plus petits pays du monde, et il doit
composer avec un voisin turbulent : le Pacifique.
Aux Kiribati, on vit au rythme de l’oscillation australe, entraînant
réchauffement puis refroidissement des eaux, on accepte les longues
périodes de sécheresse ou de fortes pluies qui l’accompagnent. On
vit depuis toujours avec les colères de l’océan. On le respecte parce
qu’il nourrit les habitants, parce qu’il est le lien entre toutes les îles,
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
parce qu’on lui doit tout ; à commencer par les édifices coralliens qui
ont formé les archipels il y a plusieurs millions d’années.
Le petit pays marche sur le fil du climat. Pour ce funambule
géographique, qui survit entre terre et mer, le moindre dérèglement
peut se révéler apocalyptique. Une légère secousse et c’est cet
équilibre fragile, ce compromis trouvé entre l’homme et la nature
qui s’effondre.
Le cercle vicieux du dérèglement climatique a mis fin à ce statu quo.
Les marées de plus en plus violentes engloutissent des villages,
détruisent des maisons. L’océan a déjà gagné deux petites îles
inhabitées des Kiribati, présage funeste de ce qui attend le reste du
territoire. La ligne côtière recule, le sol s’érode. L’eau salée envahit
les réserves d’eau douce, il faut redoubler d’inventivité pour trouver
le liquide vital. Les cultures dépérissent.
Ioane Teitiota ne pouvait plus vivre dignement. Pendant un
temps, il a trouvé des solutions temporaires, il a protégé sa maison
de bois de cocotier de son mieux. Il a renforcé les digues de fortune
l’entourant, il a déplacé ses bêtes. Mais il a perdu des terres à ne plus
en avoir, il a reconstruit trop de fois sa maison, fou de rage devant
le bois éclaté par les eaux.
C’est à l’avenir de son pays qu’il est confronté, à un combat perdu
d’avance, en raison du coût titanesque de l’adaptation, dû au ratio
élevé de la superficie des zones côtières par rapport au total des
terres émergées... un coût disproportionné pour la petite économie
du pays. Quand les Pays-Bas investissent vingt milliards d’euros pour
protéger leurs côtes face à la montée des eaux, les Kiribati pleurent.
D’abord parce que l’État n’est que côtes, et que l’on n’entoure pas
trente-trois îles de digues. Ensuite parce que le PIB du premier est
neuf mille fois plus élevé que celui du second.
Le président, Anote Tong, a pris la mesure de l’urgence de la
situation et redouble d’énergie pour attirer l’attention du monde
et des médias sur son petit État. D’île en île, il suit de près les
dégâts subis par ses citoyens. Il s’égosille à la tribune des instances
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
internationales. Sa famille aussi est impactée par la dégradation
environnementale.
Ce n’est pas le face-à-face terrifiant avec un événement soudain
et catastrophique, qui détruit tout et oblige à repartir de zéro, mais
qui est aussi porteur des promesses de la reconstruction. Non… C’est
une lutte quotidienne, toujours recommencée mais jamais gagnée,
un repli continu, un recul sans espoir jusqu’à la défaite inéluctable,
jusqu’à la disparition totale et définitive, jusqu’à l’engloutissement.
C’est l’absence de perspectives, la promesse d’une mort lente, d’un
futur où le bleu de l’océan prend des teintes de plus en plus sombres.
« Un pays en perdition. Je suis citoyen d’un pays en perdition. »
Quand cette idée a commencé à faire jour dans l’esprit de
M. Teitiota, après un énième matin de désolation suivant une
nuit de tempête, quand il s’est rendu compte qu’il ferait partie
de ces apatrides d’un genre nouveau, quand le sentiment d’être
prisonnier d’une île se réduisant comme peau de chagrin est devenu
insupportable, il est parti.
La Convention de Genève de 1951 sur le statut des réfugiés
ne prévoit rien pour les personnes comme lui. En 1951, personne
n’imaginait l’ampleur du désastre climatique à venir. Le premier
système de mesure de la concentration de CO2 dans l’atmosphère
n’était même pas encore inventé ! On est donc « réfugié », au sens
conventionnel du terme, si l’on craint d’être persécuté dans son
pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité,
de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions
politiques.
Devant le tribunal, M. Teitiota a expliqué la persécution
climatique dont il fait l’objet. Il a décrit les marées destructrices,
les tempêtes dont la fréquence s’est accrue, les cultures qui meurent
de la salinisation des sols et que l’on retrouve blanches ; les troncs
noirs, sans têtes, de cocotiers morts, qui restent plantés comme les
témoins d’une civilisation disparue. Il a expliqué le contraste avec ses
jeunes années, avec le discours des anciens, il a décrit dans le détail
les problèmes sanitaires causés à sa famille par l’eau contaminée.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Il a raconté son stress, ses cauchemars, ses nuits sans dormir, aux
aguets, le manque de moyens pour faire face à un ennemi aussi
puissant qu’imprévisible.
Sa demande a été rejetée en première instance. Le tribunal a
reconnu les difficultés auxquelles M. Teitiota fait face, toutefois, il
s’en est remis aux États pour la création d’un statut pour ces oubliés
du droit international.
Les victimes directes du changement climatique global n’ont pas
de statut, pas de droit à revendiquer ni de garanties. M. Teitiota n’est
rien. Il paie le prix de la négligence collective, de la responsabilité
collective, mais il n’est rien. Il ne peut ni se réclamer de la protection
d’un autre État, ni faire valoir la violation de son droit naturel de
vivre dans un environnement sain.
Alors que nous interdisons la destruction par la main de l’homme
d’un groupe national, ethnique ou religieux, par un paradoxe sordide
nous ne garantissons pas le droit à la survie des mêmes peuples et
des civilisations. La responsabilité de protéger de la communauté
internationale s’arrête là où l’homme n’est plus acteur direct de la
destruction d’une part de l’identité humaine.
Un expert a été nommé par l’ONU en 2012 pour traiter des
questions de violation des droits de l’homme en rapport direct
avec le changement climatique. En octobre 2014, il s’est allié à ses
pairs pour enjoindre dans une lettre ouverte les gouvernements
du monde entier à reconnaître les effets néfastes du changement
climatique sur l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans
les petits États insulaires, afin que des mesures ambitieuses soient
adoptées fin 2015, à Paris, lors de la 21e conférence sur le climat.
Ioane n’est donc pas seul à réclamer la reconnaissance de la violation
de ses droits du fait des changements climatiques. Les experts les
plus autorisés ont joint leurs voix à la sienne.
Car ce sont ses droits à l’eau, à la sûreté, à la propriété,
à des conditions décentes d’habitation, à la santé qui sont
quotidiennement violés ! Il s’agit de la violation de droits
fondamentaux reconnus et protégés par les instruments universels
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
des droits de l’homme. C’est du droit pour son peuple de ne pas
être privé de ses propres moyens de subsistance dont il s’agit, droit
garanti par le premier article des pactes de 1966 !
Dans le monde entier, le changement climatique déplace,
assèche, inonde, surprend des populations en rompant le rythme
ancestral auquel elles sont habituées. Nous préparons le futur, mais
c’est au présent qu’il faut conjuguer. Nous devons prendre la mesure
de la responsabilité collective, notamment par la mise sur pied d’un
mécanisme d’accueil des personnes les plus exposées.
Le 26 novembre 2013, après la confirmation par la Cour suprême
d’Auckland de la décision du tribunal, se refusant elle aussi à une
interprétation in extenso de la Convention, M. Teitiota est rentré
sur l’île de Tarawa avec sa femme et ses enfants.
La vie, les difficultés ont repris. Après la journée de travail à la
ferme, il aime aller s’asseoir sur la plage, face au grand bleu. Le bleu
jadis ami, nourricier, le bleu à perte de vue, éternel, intemporel. Il
pense que nous avons rompu le lien immémorial qui nous unissait
à la nature. Il rêve de gagner assez d’argent pour que ses enfants
puissent s’établir à l’étranger. Il est piégé.
De l’autre côté de l’île, sur la plage, une manifestation : sur les
drapeaux brandis vers le ciel par les habitants, l’on peut lire :
« Aidez-nous. Nous nous noyons ».
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Soheir, victime
de la tradition
purificatrice
Sylvain Bouchon
École des avocats de Bordeaux
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Il y a quinze ans, aux premières lueurs du troisième millénaire,
une petite fille égyptienne, Soheir al-Batea, voyait le jour sur les
terres bordant le delta du Nil.
Soheir était enjouée, elle présentait de grandes dispositions pour
les mathématiques. L’avenir s’annonçait lumineux pour celle dont
le prénom signifie « étoile ».
Sa passion, c’étaient les bébés ; elle passait des heures à leur
apprendre à marcher, et lorsqu’ils tombaient, elle calmait les pleurs
et pansait les bleus grâce à une petite comptine magique.
Le jour de ses treize ans, avec son foulard rose bonbon sur la tête,
ses grands yeux noirs espiègles et son sourire poupon, « Soso »,
comme on la surnommait, avait davantage l’air d’un grand bébé
que d’une adolescente.
Au dîner pour son anniversaire, l’atmosphère est joyeuse
autour de la table, quand, au détour de la conversation, sa mère
déclare qu’il est désormais temps de devenir femme. Soheir ne
relève pas sur l’instant. Mais quelques heures plus tard, ces propos
lui reviennent en mémoire. Ces quelques mots la tourmentent,
l’obsèdent, l’oppressent. D’ailleurs est-ce vraiment cette phrase
qui la hante ou plutôt le silence qu’elle a engendré et le malaise qui
s’est instauré autour de la table ?
Le lendemain, sa mère et grand-mère viennent la tirer du lit aux
aurores. Direction la clinique. Soheir est accueillie dans le service
du docteur Raylan Fadl. On lui explique qu’elle va subir une petite
intervention de routine, la thara.
La thara, en français « purification », un euphémisme pour le
terme « excision ». L’excision. Un mot. Un simple substantif. Qu’il
est commode d’avoir inventé les mots !
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Quelques syllabes permettent de nommer un geste. Mais il est
des cas dans lesquels ce geste est tellement innommable qu’il ne
mérite pas de mot.
Comme un complice, le mot est alors coupable car il conçoit
l’inconcevable. Comme un complice, ce mot, l’excision, dissimule
derrière un vocable médical un crime épouvantable, l’ablation du
clitoris d’une petite fille.
Soheir s’allonge sur la table d’opération. Très vite la situation
dégénère. Soheir souffre et s’affaiblit de minute en minute. Ses
forces la quittent, et avant que ses yeux ne se referment à jamais,
Soheir lance à sa mère cet ultime regard, le regard d’un enfant qui
a compris qu’il allait mourir et qui demande « Maman, pourquoi ? »
C’est terminé. Le petit corps sans vie gît sur la civière. Son
assassin n’est nul autre que son propre pays.
À première vue pourtant, l’Égypte a ratifié quatre conventions
internationales qui répriment toutes les formes de violences envers
les femmes comme la Charte africaine des droits de l’homme ou la
Convention internationale sur les droits de l’enfant.
Mais dans une société très largement archaïque, que
représentent quelques textes de droit international face aux poids
de la tradition, qui a toujours servi d’unique cadre de pensée ?
Depuis 2008, le Code pénal égyptien punit pourtant l’auteur
d’excision de deux mois d’emprisonnement et de six cents euros
d’amende. Mais la loi prévoit expressément un fait justificatif en cas
de nécessité médicale. Or, la nécessité médicale, c’est précisément
l’un des leitmotivs des partisans de l’excision, qui prétendent que
l’ablation du clitoris protège des maladies.
Par conséquent, depuis 2008, un seul médecin a été poursuivi
pour le délit d’excision. Dans les faits, sous couvert de réprimer
cette pratique, l’Égypte a consacré le permis d’exciser à l’échelle
d’un pays de quatre-vingt-sept millions d’habitants.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
En ce début d’année 2015, on dénombre donc près de quarante
millions de femmes égyptiennes excisées, soit 85 % de la population
féminine. Et la pratique de l’excision atteint parfois le stade ultime
de l’horreur, avec l’infibulation.
« L’infibulation », encore un mot coupable de nommer
l’innommable, la suture des grandes lèvres et l’ablation des petites,
qui ne laisse à une jeune fille qu’un orifice de la taille d’une allumette,
lequel ne laisse filtrer que l’urine et les menstruations.
Absurdité suprême, nul ne sait dater ni justifier ces pratiques.
Le Coran est muet sur le sujet mais le prophète Mahomet
aurait qualifié l’excision d’« honneur fait aux femmes ». D’autres
prétendent que le clitoris doit être ôté en raison de sa ressemblance
avec le sexe masculin.
Autant de prétextes fallacieux qui dissimulent une réalité
inavouable : mutiler une femme, c’est tout simplement la priver de
liberté. L’excision n’est rien d’autre qu’une marque de soumission
définitive à l’homme.
La femme excisée devient un être dépourvu du moindre désir,
un bois mort garanti 100 % vierge pour le mariage et 100 % fidèle.
Un esclave qui subit chaque pénétration comme une torture.
L’étroitesse de l’orifice serait une source de plaisir renforcé pour
le mari. En Égypte, la satisfaction du mâle doit être exquise, peu
importe le mal qu’endure l’excisée.
Une femme qui n’est pas excisée n’est qu’une traînée. Une
femme qui, ô crime, pourrait ressentir du désir, une femme qui, ô
crime, pourrait posséder son corps, comme ces Occidentales aux
mœurs dépravées et aux vies dissolues.
Malgré la douleur, malgré les cystites à répétition, malgré
le supplice de l’accouchement, jamais la femme d’Égypte ne se
plaindra ni ne se rebellera, car la mutilation qui réprime le corps
entrave aussi la parole.
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Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Victime de cette double peine, muette et résignée, la femme
égyptienne n’est pas objet de débat, elle est un objet tout court,
qu’on mutile à treize ans et qu’on voile à seize.
Si le corps des femmes est un curseur de liberté, il n’est pas très
étonnant que la nation des filles sans clitoris et des femmes sans
visage soit classée dernier pays d’Afrique concernant le droit des
femmes selon une étude de la fondation Thompson Reuters.
Quand la domination masculine réduit l’amour à la sexualité de
soumission, on conçoit mieux pourquoi une étude de l’ONU révèle
que 99 % des femmes égyptiennes ont été victimes de harcèlement
sexuel au cours de leur vie.
Lorsque les droits de l’homme ne servent que les hommes tandis
que les femmes restent serves, on saisit mieux pourquoi le docteur
Fadl, bourreau de Soheir, a été purement et simplement blanchi en
novembre dernier.
Égypte, cadeau du Nil, terre de fertilité, comment peux-tu
mutiler ainsi la propre chair de ta chair, le sang de ton sang ?
Lumineuse Égypte, toi qui la première sus apporter la civilisation
aux hommes, comment oses-tu perpétrer la barbarie envers les
femmes siècle après siècle ?
Comment peux-tu priver les femmes de parole, toi qui avec
les hiéroglyphes structuras la communication entre les hommes ?
As-tu oublié les promesses de ta civilisation antique qui, bien avant
les autres, mit femmes et hommes sur un pied d’égalité ?
As-tu oublié que c’est toi qui inventas le maquillage, le rouge à
lèvres et même le premier test de grossesse à base d’orge et de blé
trente-cinq siècles avant la médecine moderne ? As-tu oublié que
ce sont des femmes comme Néfertiti ou Cléopâtre qui, en gagnant
de haute lutte le respect des hommes, ont façonné ta légende
par-delà les siècles et les continents ?
Meurtrière Égypte, c’est l’ignorance de ton peuple, l’indifférence
de tes religieux et la misogynie de tes dirigeants qui ont tué Soheir,
comme tant d’autres petites filles avant.
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L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Dans tous les autres États d’Afrique, les pouvoirs publics ont
pris des mesures contre l’excision mais toi, tu ne mesures en rien
l’étendue des crimes en masse, des crimes contre l’humanité que
tu abrites sur ton sol.
Criminelle Égypte, toi dont les pharaons ont si brillamment
régné sur le monde, en ce monde où tout change, tu ne trônes
plus aujourd’hui que sur l’immobilisme et sur la barbarie.
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26 e ÉDITION - 1 er FÉVRIER 2015
PLAIDOIRIES AVOCATS
2015
Esplanade Général Eisenhower
CS 55026 - 14050 CAEN Cedex 4
Tél. : 02 31 06 06 44
www.memorial-plaidoiries.fr
E-mail : [email protected]
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26e CONCOURS INTERNATIONAL
DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS
Dimanche 1 er février 2015
AU MÉMORIAL DE CAEN
En 1989, le Mémorial, le Barreau et la Ville de Caen organisaient
le 1er Concours international de plaidoiries. 25 ans plus tard, ce
sont 250 avocats venus des cinq continents (Algérie, Australie,
Argentine, Belgique, Bengladesh, Birmanie, Bolivie, Brésil, Bulgarie, Burkina Faso, Burundi, Cambodge, Cameroun, Canada, Costa Rica, Côte d’Ivoire, Croatie, Équateur, Espagne, États-Unis,
France, Gabon, Grèce, Guinée, Inde, Israël, Italie, Luxembourg,
Malaisie, Mali, Maroc, Mauritanie, Népal, Niger, Nouvelle Guinée,
Pays-Bas, République Démocratique du Congo, République du
Congo, Roumanie, Royaume-Uni, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie, Turquie, Zimbabwe…) qui sont venus au Mémorial plaider la
cause d’une victime de violation des droits de l’homme.
Le Mémorial, le Barreau et la Ville de Caen remercient leurs partenaires qui, au sein des différents barreaux dans lesquels ils
exercent leur profession, soutiennent la promotion du concours
: le Conseil National des Barreaux, la Conférence des Bâtonniers
de France et d’Outre-mer, le Barreau de Paris, la Fédération Nationale des Unions de Jeunes Avocats et l’Union Internationale
des Avocats.
Le Barreau, la Ville et le Mémorial de Caen n’entendent donner
aucune approbation ni improbation aux opinions émises par
les candidats ; ces opinions doivent être considérées comme
propres à leurs auteurs.
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26e CONCOURS INTERNATIONAL
DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS
Dimanche 1 er février 2015
TABLE DES MATIÈRES
LE CONCOURS DE PLAIDOIRIES DES AVOCATS
Ioane Tietiota, ou
Vers la reconnaissance d’un statut de « réfugié climatique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
Maître Ophélie Gourdet / Caen - France
Soif de justice. L’insupportable condamnation à mort d’Asia Bibi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
Maître Olivier Roquain / Bordeaux - France
Le temps de l’exode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
Maître Maxime Filluzeau / Paris - France
Edward Snowden : le choix d’une vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Maître Henri Carpentier / Nantes - France
Enfer mental et damnation carcérale :
pour un sursaut d’humanité à l’ombre de nos sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
Maître François Dessy / Huy - Belgique
Le droit à la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
Maître Iris Naud / Paris - France
Jindandao au grand jour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
Maître Vony Rambolamanana / Seine-Saint-Denis - France
D’Homo Sapiens à Homophobe : la malédiction du Cameroun
Maître Julien Martin / Strasbourg - France
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
289
Razan Zaitouneh, la Mandela de la Syrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299
Maître Clara Ménard / Saint-Malo - Dinan - France
Chokri, martyr de la liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
Maître Yassine Younsi / Tunis - Tunisie
225
226
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Ioane Tietiota
ou Vers la reconnaissance
d’un statut de
« réfugié climatique »
Maître Ophélie Gourdet
Caen, France
227
228
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Mesdames, Messieurs les membres du jury,
J’aimerais que vous fermiez les yeux, que vous imaginiez un océan,
plus exactement, l’océan Pacifique. Je vous invite à regarder de plus
près cette immensité d’eau. Ajoutez-y de la couleur, du bleu, pas
n’importe quel bleu, un bleu turquoise, un bleu qui invite au voyage !
Voyez-vous cette transparence ? Devinez-vous ces coraux,
ces trésors marins, ces poissons multicolores ? Agrandissez
l’image ! Distinguez cette myriade d’îles et d’îlots, ces barques, ces
pêcheurs…
Vous êtes au large de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, non
loin de la Polynésie française, entre Hawaï et les îles Fidji. Il y a là près
de cent mille habitants, trois archipels, une trentaine de petites îles
qui forment un collier d’émeraude, sur le bleu turquoise de l’océan
Pacifique. Cette région du monde se nomme les Kiribati.
Si l’étroitesse de ses terres émergées en fait le plus petit pays
au monde, il existe là la plus grande réserve marine inscrite au
patrimoine mondial1.
Vous pouvez ouvrir les yeux.
Pas trop vite ! Faites un dernier effort. Gravez à jamais cette
image dans votre esprit. Ce tableau idyllique ne sera bientôt plus.
D’ici quelques décennies, de cette vision de carte postale, il ne
restera qu’un souvenir, un document d’archives.
Ces hommes, ces femmes, ces enfants, leur culture, leur langue,
leur terre, appartiendront au passé. Est-ce une fatalité ? Il semble
que oui. Le sort des Kiribati apparaît à ce jour scellé.
Pour certains, c’est un « pays en voie de disparition2 ».
1
http://whc.unesco.org/fr/etatsparties/KI/
Julien Blanc-Gras, Paradis (avant liquidation), Vauvert, Éd. Au diable vauvert, 2013 (Nouvelle édition 2014,
en Livre de poche).
2
229
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
L’archipel de Tuvalu serait sous les flots d’ici cinquante à soixante ans3.
C’est-à-dire demain.
Pourquoi ? Parce que l’être humain n’a pas su, à temps, prendre la
mesure des catastrophes écologiques, des changements climatique
qui se sont opérés en raison des activités humaines d’un tiers des
pays du monde.
D’aucuns de dire : « La première victime collatérale de la crise
économique est l’écologie4 », simplement parce qu’elle n’est pas
placée au rang des priorités des grandes nations de ce monde.
À vouloir garder les yeux fermés, il sera vite trop tard. La vraie
victime de cet aveuglement sera l’humanité. C’est pourquoi,
aujourd’hui, devant vous, éminente assemblée, j’ai choisi de porter
le combat d’un homme pour la reconnaissance du statut de « réfugié
climatique ».
Il se nomme Ioane Tietiota, il est natif des Kiribati.
Agriculteur et pêcheur dans son pays, il a rejoint en 2007 les
rivages de la Nouvelle-Zélande. Il a fui la maladie et la violence,
consécutives à l’effondrement des ressources en eau potable et à
une agriculture en berne. L’eau salée de l’océan pénètre toujours
plus avant dans les terres qu’elle stérilise, l’eau douce se fait rare5.
Ioane Tietiota a été plusieurs fois contraint de se battre, parce
que sur ces terres il y a de plus en plus de gens mais de moins en
moins de place. Il est devenu impossible de faire pousser quoi que
ce soit. Il ne pleut presque plus. L’eau dans les nappes phréatiques
ne se renouvelle pas6. Certains habitants des Kiribati se sont déjà
résignés au départ.
À son arrivée en Nouvelle-Zélande, M. Tietiota a obtenu un visa
de travail. Son épouse l’a rejoint. Ils ont eu trois enfants.
3
Angela Bolis, « Les habitants des atolls poussés à l’exil par la montée des eaux », lemonde.fr, 05/09/2013.
4
Christophe Jaffrelot, « Tous pollueurs, tous payeurs », Alternatives internationales, no 62, mars 2014.
Laetitia Van Eeckhout, « IoaneTeitiota sera-t-il le premier réfugié climatique ? », lemonde.fr, Le Monde geo
et politique, 22/10/2013.
5
6
Karine Le Loët, « Ioane Teitiota, 37 ans, l’homme qui voulait être le premier réfugié climatique du monde »,
Terraeco.net, 21/10/2013 (http://www.terraeco.net/Ioane-Teitiota-37-ans-premier,51717.html).
230
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Depuis 2011, ce visa est expiré et il ne peut être renouvelé.
M. Tietiota et sa famille devraient être expulsés.
Espérant éviter cela, au cours de l’année 2013, la justice néozélandaise a été saisie afin qu’Ioane Tietiota soit reconnu comme
réfugié climatique. Le tribunal de l’immigration l’a débouté. Un
recours devant la Cour d’appel d’Auckland a été formé.
Comment espérer prospérer ? Ce statut de réfugié climatique
n’a pas d’existence juridique. C’est une aberration au vu des données
existantes.
Aujourd’hui dans le monde, il y a plus de personnes déplacées
hors ou à l’intérieur de leur pays en raison de catastrophes
climatiques qu’en raison de faits de conflits.
32,4 millions, c’est le nombre de personnes déplacées en 2012
du fait d’événements extrêmes et soudains (ouragans, inondations,
sécheresses). Les pays les plus pauvres sont les plus touchés.
Cent cinquante à cinq cents millions de personnes pourraient
être obligées de migrer d’ici 2050 à cause des catastrophes
naturelles liées au réchauffement climatique7. Il est acquis que
la montée des eaux va condamner des millions de personnes au
départ : les deux tiers de la population mondiale vivent à moins
de deux cents kilomètres des côtes et trente des cinquante plus
grandes villes du monde sont situées en bord de mer8.
Les droits de l’homme sont sans cesse bafoués : le droit à la vie, à
la terre, à l’accès à l’eau potable, à la culture, à l’éducation, etc. Fautil rappeler le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
qui stipule : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine.
Ce droit doit être protégé par la loi » ; la Déclaration universelle des
droits de l’homme de 1948 qui affirme : « Tout individu a droit à la
vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ?
7
« Les réfugiés climatiques », Planetoscope.com (http://www.planetoscope.com/catastrophesnaturelles/1128-nombre-de-refugies-climatique-dans-le-monde.html) ; Nolwenn Weller, « Des millions de réfugiés
climatiques attendent un statut », Bastamag.net, 15/07/2013.
8
Le Monde, no 21366, 28/09/2013.
231
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Ces problématiques sont loin d’être méconnues et délaissées
par la communauté internationale.
Au sein de l’ONU a été créé, en 1987, un groupe
intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC),
réunissant et fédérant des milliers d’experts et de scientifiques. Le
deuxième rapport de ce groupe, paru en 1995, prévoyait déjà un
réchauffement moyen compris entre un et quatre degrés d’ici 20109.
Le Programme des Nations unies pour l’environnement
(PNUE) a arrêté depuis longtemps une définition des réfugiés
environnementaux 10. Nombre de réunions, de sommets, de
colloques à travers le monde ont eu lieu sur ces sujets11.
Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a approuvé,
le 26 mars 2008, la résolution appelée « Droits de l’homme et
changements climatiques ».
En France, une équipe de juristes et d’universitaires a décidé
d’apporter une réponse aux carences du droit international en
élaborant un projet de convention relatif au statut international des
déplacés environnementaux12. Au-delà de ce statut audacieux, ce
groupe de travail préconise la création d’une instance internationale
permettant un recours individuel.
La population mondiale se mobilise. Le 21 septembre 2014, des
milliers de personnes ont marché « pour le climat » partout dans le
monde (Melbourne, New York, New Delhi, Berlin, Londres, Paris)13.
La France a été officiellement nommée « pays hôte » de la 21e
conférence climat qui se tiendra en 2015 à Paris.
Mais tout cela reste désespérément vain.
9
Collectif Argos, Réfugiés climatiques, préfaces de Hubert Reeves et Jean Jouzel, Paris, Éd. D. Carré, 2010.
« Personnes qui ont été forcées de quitter leurs habitations traditionnelles d’une façon temporaire ou
permanente, à cause (naturelle ou humaine) d’une dégradation nette de leur environnement qui bouleverse
gravement leur cadre de vie et/ou qui déséquilibre sérieusement leur qualité de vie. »
10
11
« Déclaration des juristes de l’environnement sur les engagements post Rio+20 », adoptée à Rio de
Janeiro, Jardin Botanique, le 17 juillet 2012.
12
Au trésor des souffles, « Projet de convention sur les déplacés environnementaux »
(Autresordessoufles.fr/le-projet-de-convention-sur-les-deplaces-environnementaux/)
13
Laurent Caramel, « New York fait ville pleine contre le réchauffement climatique »,
lemonde.fr, 22/09/2014
232
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Si la haute instance d’Auckland a reconnu que les Kiribati
souffraient de la dégradation de l’environnement due aux
changements climatiques14, le 26 novembre 2013, elle a tranché
et a refusé d’accorder le statut de réfugié à M. Tietiota, considérant
que « personne » ne menaçait sa vie.
La cour s’est référée au statut de réfugié tel que défini par
la Convention de Genève de 1951. Selon ce texte, peut être
reconnue comme réfugiée une personne « craignant avec raison
d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité,
de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions
politiques ».
Il avait pourtant été martelé, devant chaque instance, que la
vie de M. Tietiota et celle de sa famille étaient menacées, mais
par l’environnement. La législation internationale ainsi visée date
de cinquante ans et résulte spécifiquement du grand nombre de
déplacés par suite de la Seconde Guerre mondiale. Elle est inadaptée
au cas présent15. La menace climatique n’a pas d’existence juridique.
M. Tietiota devrait-il aujourd’hui retourner dans les Kiribati ?
Il n’y a plus de maison, plus de travail, ses enfants risquent la
famine ou la maladie. À terme, ils n’auront plus de pays. Ils seront
« sans terre » comme le prédit la Commission des droits de l’homme
de l’ONU. Ils deviendront apatrides et condamnés de fait à l’exode,
s’ils survivent à la submersion…
M. Tietiota et sa famille sont condamnés, à fuir ou à mourir.
Quels crimes ont-ils commis ? Aucun !
Dois-je rappeler que les Kiribati et leurs habitants ne représentent
qu’une partie infinitésimale de la population mondiale ? Ils ne vivent
que de la pêche côtière et de l’agriculture locale. Leurs modes de vie
sont précaires. Ils ne bénéficient d’aucune infrastructure industrielle
14
« Pacific Islander Ioane Teitiota fails in bid to be first climate change refuge », abc.net.au, 26/11/2013
(http://www.abc.net.au/news/2013-11-26/kiribati-ioane-teitoa-refugee-new-zealand-climatechange/5117848).
15
Nolwenn Weller, « Des millions de réfugiés climatiques attendent un statut », Bastamag.net, 15/07/2013.
233
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
polluante. Pour les Nations unies c’est un « PMA » : un des pays les
moins avancés au monde.
Face aux Kiribati se trouvent les pays dits « riches et modernes »,
habités par une minorité de la population mondiale, polluant avec
excès notre planète et abusant de ses ressources. Le dernier rapport
rendu en 2013 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC) fait état d’un consensus à 97,1 % sur la
responsabilité de l’activité humaine sur le réchauffement climatique.
Autre certitude, confirmée par le PNUE16 en 2012, la dégradation
mondiale de l’environnement est « profonde, multiforme et rapide ».
Le climat se réchauffe et le niveau de la mer augmente, c’est
désormais irrémédiable17.
Pour M. Luong, docteur en psychologie : « L’humanité entière
n’a jamais été aussi fragile et vulnérable ni confrontée à un problème
aussi général que celui du changement climatique actuel et à cette
grande échelle. La situation est unique dans son histoire. […] Le
réfugié climatique témoigne d’une situation hors norme imposée
par les événements dont l’humanité doit assumer sa part de
responsabilité18 ». Nier cette responsabilité c’est faire preuve d’une
cécité inconséquente.
Pour reprendre les mots de Jean-Jacques Rousseau : « Nous
sommes perdus si nous oublions que les fruits sont à tous et que la
terre n’est à personne ».
•••
M. Tietiota n’est pas un envahisseur ou un ennemi. Il n’est qu’un
témoin, une victime malheureuse du désastre écologique que nous
faisons subir à notre planète.
L’ennemi, c’est le changement climatique et le déni de cette
réalité. Seuls le réveil des consciences, la force de notre solidarité,
16
Programme des Nations unies pour l’environnement.
GIEC, Rapport 2013 (www.climatechange2013.org/) ; Stéphane Foucart, « Réchauffement climatique :
les experts du GIEC durcissent leur diagnostic », lemonde.fr, 27/09/2013 (www.lemonde.fr/planete/
article/2013/09/27/rechauffement-climatique-les-experts-du-giec-aggravent-leur-diagnostic_3485857_3244.
html).
17
18
Cân-Liêm Luong, Le réfugié climatique : un défi politique et sanitaire, Paris, L’Harmattan, 2014.
234
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
les actions collectives et menées ensemble, permettront de sauver
le plus grand nombre.
•••
Il semble primordial, alors que la réalité de l’existence d’un
danger climatique d’origine anthropique fait de moins en moins
débat, de créer un statut pour les « déplacés environnementaux ».
Ce pourrait être le point de départ d’une mobilisation
internationale, l’embryon d’une « justice climatique » tant attendue
par les peuples qui sont, comme celui des Kiribati, en première ligne
face au réchauffement climatique19.
Je voudrais finir sur les vers d’un poème :
L’homme est périssable mais ne périssons pas sans résister.
Et si le néant nous attend, faisons en sorte qu’il ne soit qu’une
injuste destinée20.
19
Collectif Argos, Réfugiés climatiques, préfaces de Hubert Reeves et Jean Jouzel, Paris, Éd. D. Carré, 2010.
Lynton Keith Caldwell, Between Two Worlds : Science, the Environmental Movement and Policy Choice,
Cambridge University Press (Cambridge Studies in Environmental Policy), 1992.
20
235
236
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Soif de justice.
L’insupportable
condamnation
à mort d’Asia Bibi
Maître Olivier Roquain
Bordeaux, France
237
238
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
« J’ai soif » : trois mots simples, trois mots naturels, et pourtant,
trois mots mortels !
La Haute Cour de Lahore, au Pakistan, en tant que tribunal
d’appel, a confirmé, le 16 octobre 2014, la condamnation à mort,
par pendaison, d’Asia Bibi, jeune mère de famille, accusée du chef
de « blasphème ».
« J’ai soif », dit aujourd’hui Asia Bibi. Trois mots souffrants, trois
mots crucifiants, et pourtant trois mots d’amour et d’espérance.
Car Asia Bibi, du fin fond de sa prison où elle est incarcérée depuis
cinq ans, humiliée et torturée, a soif de justice et d’amour.
Saurons-nous la rassasier, la désaltérer en lui offrant par notre
soutien, notre engagement, notre défense des droits de l’homme et
de la justice, une chance de la sauver ?
Stéphane Hessel, dans son essai Indignez-vous !, dont l’écho a
retenti dans le monde entier, nous invite à ce combat, à cette révolte
pour une société plus juste, plus respectueuse de la dignité humaine
et des droits fondamentaux de la personne : « Quand quelque chose
nous indigne, comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient
militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l’histoire et le grand
courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant
va vers plus de justice, plus de liberté, mais non cette liberté incontrôlée
du renard dans le poulailler. Ces droits, dont la Déclaration universelle
a rédigé le programme en 1948, sont universels. Si vous rencontrez
quelqu’un qui n’en bénéficie pas, plaignez-le, aidez-le à les conquérir ».
Ainsi, dans un monde libre où la liberté d’expression, la liberté
de parole, la liberté de débattre, la liberté de croire, constituent des
droits imprescriptibles de la personne, des hommes, des femmes,
des enfants, se voient aujourd’hui poursuivis, jugés, condamnés,
239
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
torturés, pour le seul fait de déclarer publiquement, ce qu’ils
sont vraiment, ce qu’ils aiment, ce en quoi ils croient. Ces droits
de la personnalité qui ne font qu’un avec l’être, dans toutes ses
composantes, restent le bien le plus cher, ceux qui doivent être le
plus protégés, surtout lorsqu’ils concernent les plus faibles, les plus
pauvres, les plus oubliés…
Je voudrais aujourd’hui porter devant vous la défense d’Asia
Bibi, une femme, une mère de famille de quarante-quatre ans,
pakistanaise, qui habitait dans un village minuscule du Pendjab,
dans le centre du Pakistan.
Le 19 juin 2009, Asia Noreen Bibi, plus connue sous le nom
aujourd’hui d’Asia Bibi, est jetée en prison pour avoir soi-disant
blasphémé. Le 8 novembre 2010, après quelques minutes de procès,
le tribunal l’a condamnée à la peine capitale, par pendaison, et à
une amende de 300 000 roupies. Près de quatre ans plus tard, le
16 octobre 2014, la Haute Cour de Lahore a confirmé la sentence,
confirmé la peine de mort, confirmé que l’iniquité et l’injustice font loi !
Mais quel crime Asia Bibi a-t-elle pu commettre, délibérément,
pour encourir la peine de mort et, avant celle-ci, la maltraitance et
la torture en prison ?
Nous sommes le 14 juin 2009, dans le petit village d’Ittan Wali,
au Pendjab. Asia Bibi, mère de famille, appartient à une famille
chrétienne pauvre, à une minorité qui vit chaque jour dans la peur
de l’injure, de la violence et de la mort.
Ce jour-là, pour gagner 250 roupies – soit juste l’équivalent pour
nourrir sa famille pendant une semaine –, elle décide de participer
à la cueillette des baies qui est organisée dans un champ, un peu
plus loin, à la sortie du village. Cette journée s’annonce difficile, et
cela d’autant plus qu’Asia ne sait pas encore que c’est l’une de ses
dernières journées de liberté…
La cueillette des baies est une tâche délicate, car il ne faut pas
abîmer les fruits, et il faut les chercher à travers des branches
240
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
parsemées d’épines, les épines de la souffrance, pour un salaire
modeste, des épines annonciatrices de sa propre souffrance, mais
dont elle ne connaît pas encore le terrible dénouement.
À midi, sous un soleil de plomb, il fait 45 °C, Asia est exténuée,
fatiguée ; elle a soif. Elle décide d’aller au puits, et de se désaltérer.
Elle tire un seau rempli d’eau, et se contente de boire quelques
gouttes d’eau à peine, pour se rafraîchir, pour reprendre des
forces, pour continuer son travail. Ce simple geste, ce geste
naturel, consomme pourtant sa tragédie. À l’instant même où l’eau
réhydrate son corps, elle entend un cri derrière elle, et une femme
hurler : « Ne bois pas cette eau, elle est haram.1 »
Ainsi, Asia Bibi se voit reprocher d’avoir souillé l’eau du puits,
empêchant soi-disant ces femmes de boire après elle.
Des mots sont échangés ; les cris se font de plus en plus forts ;
la haine monte comme une vague déferlante qu’Asia reçoit de plein
fouet au visage. Elle est injuriée ; elle est traitée de « sale chrétienne »
et la dispute irrationnelle, peut-être échauffée par le soleil brûlant
du jour et le travail harassant, tourne à la querelle religieuse.
Elle s’entend dire en sa qualité de chrétienne que son « Jésus est
un bâtard parce qu’il n’a pas de père légitime ».
Asia tente de répondre. On lui demande de se convertir. Elle résiste,
elle balbutie : « Et pourquoi devrais-je me convertir et pas vous ? »
Tout est dit ; tout est joué ; tout est consommé, tout est fini
pour Asia Bibi !
Asia s’enfuit, mais elle est très rapidement rattrapée, non
seulement par les femmes qui l’ont injuriée, mais par l’ensemble du
village qui crie au blasphème ; elle est alors attrapée et, le 19 juin,
jetée en prison, au cri de « À mort la chrétienne ! »
Voilà ce qui justifie selon certains, au XXI e siècle, le
16 octobre 2014, la condamnation à mort par pendaison d’Asia Bibi !
Elle est la première femme du Pakistan à avoir été condamnée à
1
Ce mot arabe désigne à la fois ce qui est sacré pour les musulmans et ce qui est interdit. (N.d.É.)
241
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
mort pour blasphème, au moment même où une autre jeune femme
pakistanaise, Malala Yousafzai, reçoit le prix Nobel de la paix.
Quel paradoxe, quelle injustice !
Asia Bibi a été condamnée pour avoir violé les dispositions de
l’article 295 (c) du Code pénal applicable au Pakistan qui dispose :
« Toute remarque dérogatoire […] vis-à-vis du prophète sacré […]
à l’écrit ou à l’oral, ou par représentation visible, ou toute imputation
ou insinuation, directe ou indirecte est condamnée à la peine de mort
ou à un emprisonnement à vie ainsi qu’à une amende. »
En 1990, la Cour fédérale de la charia a jugé comme non
conforme au droit musulman la disposition de la section 295,
prévoyant, comme alternative à la peine de mort pour blasphème,
la prison à vie. Ainsi, seule la mort peut réparer l’offense faite au
Prophète, à la condition, cependant, que les faits soient avérés…
Souvenez-vous de cette journée du 14 juin 2009 ; remémorezvous le déroulement de cette rencontre d’Asia Bibi, sous la chaleur
insupportable du Pendjab ; pensez à la dureté du travail, à son désir
simple et naturel de se désaltérer, aux injures des femmes sur la
souillure dont elle se serait rendue responsable et coupable, aux
injures formulées avec haine contre elle, contre sa situation de
chrétienne, de minorité juste supportée, à peine acceptée ; gardez
à l’esprit que le seul mot d’Asia Bibi a été de se demander, comme
un réflexe de défense, pour quelle raison elle devrait se convertir ;
cherchez l’insulte, cherchez l’injure, cherchez le blasphème,
cherchez le crime, cherchez la justification de la mort par pendaison.
Son refus de se convertir après un tel échange ne fut que sa
seule défense, celle d’affirmer ce qu’elle est, ce en quoi elle croit
profondément, sa raison d’être, tout simplement, sa raison de vivre.
Mais, la parole peut tuer ; l’expression de conviction différente
peut entraîner la mort ; la liberté de penser et de débattre, de
critiquer peut se traduire par la pendaison, et plus loin, elle justifie
pour ceux qui l’ont emprisonnée, des traitements humiliants et
dégradants, des tortures en prison, la séparation de sa famille,
242
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
l’éradication de toute vie, le mépris absolu de l’être humain. Ces
agissements consacrent qu’être différent n’est acceptable qu’à la
condition de se taire !
Comment ne pas être indigné, comment ne pas réagir, comment
ne pas se révolter ?
Certes, toute liberté peut et doit connaître certaines limites, et
notamment celle instaurée par la loi, pour permettre une vie plus
juste en société. Mais, la loi ne respecte plus les droits fondamentaux
de la personne, la liberté d’expression, la dignité de la personne,
lorsque la justice, par sa disproportion, par son incohérence est
source d’injustice, et lorsque la loi elle-même est injuste !
Mme Navi Pillay, Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de
l’homme, prenait position sur l’application de la peine de mort, en
cas de blasphème.
Elle déclarait : « L’expérience dans le monde a montré que ces lois
sur les blasphèmes étaient des couteaux à double tranchant. Ayant
pour objectif de défendre certaines valeurs, elles ouvrent la porte à des
abus et mènent à des violations de la liberté d’expression, de la liberté
de religion et au bout du compte, du droit à la vie. »
Elle rappelait ainsi la difficulté de concilier des législations, qu’il
convient assurément de respecter, avec les abus et les excès d’une
réglementation appliquée sans discernement, sans humanité, qui
violent les droits de l’homme, tels qu’exprimés dans la Déclaration
universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.
Le préambule de celle-ci rappelle que « la reconnaissance de la
dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs
droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la
justice et de la paix dans le monde ».
Ce droit implique selon la même Déclaration de ne pas être
« inquiété pour ses opinions ». Asia Bibi n’a fait que se défendre,
n’a fait qu’exprimer ses convictions. Pour cela, après soi-disant,
selon le Juge qui l’a condamnée, une enquête appronfondie, elle
est condamnée à la peine de mort par pendaison !
243
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Ceux qui ont tenté de la défendre, comme notamment le
gouverneur du Pendjab, M. Taseer, et le ministre pakistanais
des Minorités religieuses, M. Shahbaz Bahtti, ont été, après sa
condamnation, assassinés. M. Taseer, par son propre garde du corps
qui est devenu un héros pour avoir tué un défenseur des chrétiens,
d’un membre d’une minorité.
Comment considérer alors, que le fond même du droit puisse
reposer sur des causes justes, respectant les droits fondamentaux
de la personne, lorsqu’au nom de Dieu ou d’un dieu, une simple
dispute, des mots échangés se traduisent par la mort ?
Le droit, pour être juste, doit exprimer une vérité intangible,
applicable et compréhensible pour tous, et être respectueux des
droits et des devoirs de chacun, et notamment la liberté et la dignité
de la personne humaine.
Si les rédacteurs de la Déclaration de 1948 ont voulu la qualifier
d’« universelle » et non d’« internationale », c’est pour exprimer,
après l’horreur nazie, dénonçant ainsi toutes les formes de
totalitarisme politique et de la pensée, que l’humanité devait entrer
dans une nouvelle ère, celle de la reconnaissance des droits ; que
l’égalité entre les hommes et les femmes de toute la planète se
devait d’être une réalité, que chacun avait droit à sa dignité et, plus
loin, en termes de justice, à un procès équitable, proportionnalité
entre l’« assujettissement » à la loi et son ajustement à la cause
litigieuse.
Respecter les religions quelles qu’elles soient, constitue un devoir !
Et respecter la personne humaine consiste à appliquer la règle
que tous les dieux en lesquels les hommes croient, expriment, à
savoir : le respect d’autrui ; valeur universelle partagée également par
ceux qui croient à d’autres systèmes de pensées ou philosophiques,
qui au nom des droits de l’homme et de la solidarité, partagent la
même conception de la dignité de la personne et de la vie.
Ce sont les hommes qui défigurent les religions, car elles sont
toutes porteuses d’un sacré qu’il faut respecter ; d’ailleurs cette
244
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
sacralité se trouve inscrite dans le préambule de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui consacre les droits
sacrés de l’homme.
Alors que faire pour Asia Bibi ? S’indigner ?
C’est bien, mais c’est peut-être peu !
Élisabeth Badinter, philosophe et épouse de l’ancien garde des
Sceaux et avocat Robert Badinter, partisan de l’abolition de la peine
de mort en France, s’indignait le 29 octobre 2014 en prenant la
défense d’Asia Bibi : « L’idée que l’on puisse condamner une femme
pour une raison d’eau, et ce qu’ils disent être un blasphème, c’est
absolument insupportable. » Élisabeth Badinter ajoutait : « Il faut
mettre une pression constante » pour sauver Asia Bibi.
Dans le respect du droit interne de chaque État, il faut pourtant
réagir pour que l’atteinte à la vie, par la suppression de la vie, par
des traitements humiliants et dégradants que sont la torture et
l’isolement et, plus loin, la peine de mort, soit sanctionnée et
disparaisse !
Pour les défenseurs des droits de l’homme, comme pour les États
qui ont ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme, la
vigilance reste de mise. Le pire, c’est l’indifférence ! Seule, la capacité
d’indignation et d’engagement constitue l’un des moteurs essentiels
de la solidarité, car c’est la vie qui est en jeu.
Il ne faut pas permettre que le seul argument de la pleine
souveraineté, comme le dit Stéphane Hessel, puisse constituer
pour des États – même démocratiques – un argument pour justifier
que soient perpétrés des crimes contre l’humanité et contre les
droits rappelés dans la Déclaration des droits de l’homme. Car tous
les totalitarismes politiques, de la pensée, de la religion, sont des
atteintes directes à ce qu’il y a de plus beau, de plus cher, de plus
précieux : la vie et sa dignité.
Alors que nous dit aujourd’hui Asia Bibi du fond de sa prison ?
« La seule chose qui me permette de tenir encore debout, malgré
245
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
toutes les privations, les vexations, et cette angoisse qui ne me quitte
pas, c’est la certitude de mon innocence. La certitude de l’injustice
qui m’est faite. Et la volonté de témoigner, de faire en sorte que mon
combat serve à d’autres. »
Hurlant dans le silence de sa prison ces quelques mots, Asia
concluait : « Maintenant que vous me connaissez, racontez ce qui
m’est arrivé autour de vous, faites-le savoir. Je crois que c’est ma seule
chance de ne pas mourir au fond de ce cachot.
J’ai besoin de vous !
Sauvez-moi ! »
Le soleil du 14 juin 2009 anima le feu de la haine et provoqua
l’injustice d’une sanction capitale ; que le feu de notre indignation,
que la force de notre combat pour les droits de l’homme, nous
permettent pour tous, et notamment pour les plus démunis, les
plus pauvres, les exclus, pour Asia Bibi, de combattre inlassablement
pour le respect de la vie et de la dignité, sous toutes ses formes, sans
aucune oppression, ni de la loi injuste, ni de la folie des hommes.
La liberté n’a pas de prix et le prix de la vie, c’est la liberté de tous !
Alors, ensemble sauvons Asia Bibi.
246
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Le temps de l’exode
Maître Maxime Filluzeau
Paris, France
247
248
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
« Quand je traverse la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains
aucun mal car tu es avec moi1 ».
Depuis deux mille ans, dans la province de Ninive en Irak
vivent les Assyro-Chaldéens, l’une des plus vieilles branches du
christianisme.
Par ma bouche et par mes mots, je ne serai que l’instrument
d’un jeune homme, Yousef, soucieux de témoigner des atrocités
qu’il a subies parce qu’il a un jour assumé ses croyances, différentes
de celles de ses voisins.
Ce jeune homme, étudiant en médecine à Mossoul, a dû fuir
Qaraqosh dans la nuit du 6 août 2014 avant l’arrivée des djihadistes.
Aujourd’hui réfugié à Erbil, en territoire kurde, c’est l’histoire de son
exode que je vais vous conter.
29 juin… Aujourd’hui, premier jour du ramadan pour nos
frères musulmans, jour de joie, jour de fête. Le soleil pointe à son
firmament, la lune sera maîtresse en ce mois de ferveur, de gaieté,
et de recueillement.
Pourtant, le malheur et le désespoir semblent poindre à
l’annonce de l’émergence d’un califat par l’État islamique en Irak.
L’émir Abou Bakr al-Bahgdadi al-Husseini al-Qurashi vient de
s’autoproclamer calife sous le nom d’Ibrahim.
15 juillet, la terreur toque à notre porte. Le calife a décrété que
les maisons de « ceux qui adorent la Croix » devenaient propriété
de l’État islamique.
Pour faciliter la tâche des persécuteurs et ajouter à la pression
exercée, une marque a été déposée sur nos maisons. Il ne s’agit pas
1
Psaume 23, verset 4.
249
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
d’une étoile jaune, ni d’une croix, mais d’un simple « noun » souvent
inscrit dans un cercle. Ce symbole, particulièrement évocateur fait
écho au « N » latin et signifie « Nasarah » pour Nazaréen – terme
désignant les chrétiens dans le Coran.
Les hommes du calife parcourent notre terre et entament leurs
persécutions avec une malveillance abjecte. Ils plastiquent les
églises, les mosquées chiites et même le tombeau de Jonas, prophète
emblématique des religions juive, musulmane et chrétienne.
Ces jours-ci, tous les livres de l’université de Mossoul, hormis
le Coran, ont été brûlés en place publique. L’autodafé, prémisse
de l’apparition d’un régime autoritaire. Les habitantes des villes
avoisinantes frémissent de rage. Elles ont toutes reçu l’ordre de se
couvrir d’une abaya, un voile qui cache l’intégralité du corps, visage
inclus.
17 juillet, la tension monte. Le calife convoque les dirigeants de
notre communauté à Mossoul, pour définir notre futur statut au
sein de l’État islamique. Devant l’absence de nos représentants, le
calife ivre de rage a promulgué le décret suivant :
« Nous avons informé les dirigeants des chrétiens de venir
découvrir leur statut sous le régime de l’état du califat dans la province
de Ninive. Ils ne se sont pas présentés au rendez-vous fixé. Nous avions
prévu les trois choix suivants : devenir musulman ; accepter le statut
de dhimmi2 ; en cas de refus de ces choix, ils seront exterminés par
l’épée.
« Le prince des croyants, le calife Ibrahim, a généreusement laissé
aux chrétiens la possibilité de s’exiler par eux-mêmes à l’extérieur
des frontières de l’État islamique. Cela doit être fait avant le samedi
19 juillet à midi. Passé ce délai, il n’y aura que l’épée. »
Mourir par l’épée comme Paul de Tarse ou fuir ? Quel choix
avons-nous ? Renier nos croyances, nous résigner, nous défendre ?
2
Un dhimmi est, suivant le droit musulman, un citoyen non-musulman d’un État musulman, lié à celui-ci par
un « pacte » de protection. Ce terme s’applique essentiellement aux « gens du Livre » qui, dans le champ de la
gouvernance islamique, moyennant l’acquittement d’un impôt, d’une certaine incapacité juridique et du respect
de certaines obligations discriminantes édictées dans un « pacte » conclu avec les autorités, se voient accorder
une liberté de culte restreinte, certains droits ainsi que la garantie de sécurité pour leur personne et leurs biens.
250
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Ne nous a-t-on pas enseigné que celui qui prendrait l’épée périrait
par l’épée ?
6 août… L’effroi gronde. De nombreuses familles ont déjà quitté
la ville dans la matinée à la suite d’un bombardement au mortier.
Les cadavres d’hommes, de femmes, et d’enfants jonchent les rues.
L’odeur de la mort embaume les passages maculés de sang.
Vers 23 heures, les peshmergas3 abandonnent leurs positions
alors qu’ils devaient garder le contrôle de la situation… La panique la
plus totale a submergé la ville. Le mari perdait sa femme, la femme
ses enfants, les enfants leur vie. Nous avons pris tout et n’importe
quoi et nous avons fui. À bord de mon véhicule en route vers Erbil,
j’ai pris à tour de bras des personnes abasourdies qui quittaient la
ville à pied.
Aux premières lueurs de l’aube, nous sommes arrivés au milieu
d’un flot de véhicules jouant du klaxon au checkpoint de Kalak tenu
par les Kurdes.
Une attente interminable a commencé. Les soldats kurdes nous
laissaient passer au compte-gouttes. Puis, nos craintes se sont
confirmées. Les hommes en noir du calife nous ont rejoints en tirant
des coups de feu dans notre direction.
La panique a atteint son paroxysme. Des soldats kurdes
arrivaient, fonçant dans la masse des voitures et se taillant un
passage pour traverser le checkpoint. D’autres ont tiré en l’air pour
effrayer l’ennemi. J’ai aussitôt sauté de ma voiture, j’ai couru en me
baissant pour me protéger. Les gens hurlaient, pleuraient, pensant
leur dernière heure arrivée. À mon tour, j’ai sombré dans la peur et
la tristesse. Puis mystérieusement, après quelques échanges de tirs
avec les peshmergas, les djihadistes ont fait demi-tour.
Vers 7 heures, nous avons pu franchir le checkpoint à la condition
de laisser nos véhicules devant cette « frontière » imaginaire.
Chacun a pris un petit sac, quelques affaires, et des objets de valeur.
3
Terme utilisé pour qualifier généralement les combattants kurdes dans la région irakienne.
251
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Cette scène indescriptible et horrible ouvrait la voie de l’exode.
Je n’en croyais pas mes yeux. La route, noire de monde, n’en
finissait plus. Il n’y avait ni début, ni fin à ce cortège maudit. Sur
plusieurs dizaines de kilomètres pour atteindre Erbil, des enfants
sanglotaient, des familles traînaient de petites valises, les vieillards
portés sur le dos de leur fils semblaient désabusés. Le soleil déjà
haut dans le ciel brûlait nos yeux et notre peau. La chaleur était
étouffante et le manque d’eau se faisait cruellement sentir.
À Erbil, la ville était envahie de réfugiés et au bord de l’asphyxie.
Les établissements religieux ont accueilli autant qu’ils le pouvaient. Il
n’y avait plus un centimètre carré de disponible, ni trottoir, ni parcs.
Mon père tentait de réconforter ma mère comme il le pouvait, il
osait même l’humour. Pourtant, lorsque nous étions tous les deux,
il m’a confié qu’il était brisé, fini. Pour la toute première fois, je l’ai
vu pleurer. J’ai tenté de le réconforter, mais que dire de vrai ?
Nous avons perdu tout ce que nous avons bâti durant toute une
vie, et à aucun moment nous n’avons été défendus. Les djihadistes
pillent et violent notre ville. Ils ont hissé leur drapeau noir sur la
colline Sainte-Barbe. Nous n’avons plus confiance en personne, nous
sommes devenus des jouets, une pièce de monnaie que l’on échange
entre des protagonistes dont nous ne connaissons pas les motifs.
Comment imaginer que ces djihadistes habillés en noir peuvent
repousser l’armée irakienne, puis les peshmergas ? À Qaraqosh,
ils sont entrés sans résistance… Pourquoi ? Où sont les belles
promesses des chefs kurdes de mourir avec nous s’il le fallait ?
Pourquoi sommes-nous ainsi persécutés ? Comme se fait-il que nos
croyances impliquent une telle différence ?
En effet, dans toute société démocratique, toute personne
a le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
Celui-ci implique la liberté de changer de religion ou de conviction,
ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction
individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le
culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
252
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
La liberté de pensée, de conscience et de religion représente
l’une des assises de tout État de droit. Elle figure, dans sa dimension
religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des
croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien
précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les
indifférents.
Cette liberté nous confère le droit de témoigner pleinement
de notre engagement au-delà du prosélytisme abusif qui n’est que
déformation, violence et corruption.
L’ingérence de l’État se comprend parfaitement dans la liberté
de manifester sa religion ou ses convictions. Tout État peut
légitimement estimer nécessaire de prendre des mesures visant
à réprimer certaines formes de comportement, y compris la
communication d’informations, d’idées jugées incompatibles avec le
respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui.
Mais de telles violations de notre droit le plus sacré, ne fait-il
pas l’objet d’une violation malveillante ? Doit-on rester tolérant et
subir un nouvel exil à Babylone ? Faut-il encore une fois tendre la
joue gauche ?
Ces agissements sont d’autant plus révoltants que notre pays
a ratifié le 25 janvier 1971 le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques reconnaissant des droits égaux et inaliénables
tels que la liberté de conscience et de religion dans son article 18.
Pire, notre Constitution irakienne du 15 octobre 2005 protège,
dans son article 42, en des termes totalement similaires, la liberté
de conscience et de religion.
Devant ces violations manifestes, nous nous retrouvons démunis.
Je vous exhorte donc, vous, institutions représentatives des
droits de l’homme ! Passez au-delà de vos réunions ministérielles,
présidentielles, et au-delà des pétitions auprès de l’ONU… À vous,
pays fondateurs des droits de l’homme, mobilisez-vous ! Ne nous
laissez pas sombrer dans l’oubli. Notre peuple est porteur d’une
culture et d’une histoire qu’il convient de protéger.
253
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Aujourd’hui, il ne nous reste que notre foi et notre entourage.
Car souvenez-vous qu’au cours de l’histoire de l’humanité, c’est
bien la violation de ces libertés de conscience qui ont conduit aux
prémisses des conflits les plus abominables et meurtriers.
Ne laissez pas la bête nous marquer de son sceau et enterrez-la
avant qu’elle ne se déploie.
Entendez-nous marcher, crier, supplier pour nos croyances
et notre vie. Nous avançons toujours sur le chemin de l’exode en
espérant des lendemains meilleurs. Oui, nous sommes désormais
peu nombreux dans ce combat mais notre foi reste grande.
Alors, quand il faudra poursuivre cette lutte, qu’à l’issue de cette
défense il faudra laisser hurler le silence… il sera temps enfin de faire
cesser ce temps de l’exode.
« Lorsque je traverse la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains
aucun mal car tu es avec moi4 ».
4
Psaume 23, verset 4.
254
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Edward Snowden :
le choix d’une vie
Maître Henri Carpentier
Nantes, France
255
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
À chaque étape de notre vie, nous faisons des choix. Des choix
des plus anodins – cravate rouge ou cravate bleue ? – aux plus
importants – Dois-je l’épouser ? Quelle carrière embrasser ? – mais
en définitive, pour avancer, il nous faut à chaque instant décider.
Vivre, c’est choisir.
Le plus souvent, ces choix se font à l’échelle individuelle. Il est
rare qu’un homme soit confronté à un choix qui va retentir sur
l’humanité tout entière. Encore plus rare est l’homme qui aura le
courage d’assumer ce choix.
Edward Snowden est l’un de ces hommes. Le choix délibéré, libre
et indépendant d’Edward Snowden a rejailli sur la terre tout entière.
Edward Snowden n’est pourtant pas un Christ rédempteur ou un
quelconque super-héros programmé pour sauver la planète. Non.
C’est un simple garçon de vingt-neuf ans qui vit à Hawaï. Grâce
à ses talents informatiques, il est parvenu à se trouver un bon
employeur qui lui laisse à la fin du mois suffisamment de temps et
d’argent pour profiter de la vie. Le week-end, il rejoint ses copains
sur la plage qui font du surf et il boit quelques bières avec eux. Ils
regardent ensuite le soleil qui se couche sur l’océan. Les vacances, il
les passe avec sa petite amie Lyndsay, entre escapades romantiques
et rêves d’un avenir à deux. Sweet american dream1 d’une famille
en devenir…
Edward ne vit pas de névrose, de ressentiment ou de rancœur.
Edward ne vit pas davantage d’idéalisme naïf, de passion
déraisonnée ou d’un quelconque messianisme mystique. Edward
est un type normal.
En mai 2013, ce jeune homme sans histoires fait le choix de
1
« Doux rêve américain » (N.d.É.)
257
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
renoncer à ce confort, à cette vie déjà programmée. Ce type normal
choisit de révéler des choses anormales. Via les plus grands médias,
The Guardian, The Washington Post, Le Monde, il révèle une réalité
que le monde ignore : les services secrets américains espionnent
les communications téléphoniques et informatiques de millions de
personnes, sur le sol américain et à travers le monde.
Piratage d’ordinateurs, lectures de courriels, interceptions
d’appels passés depuis les téléphones portables, on apprend que la
NSA2 peut conduire ces opérations en dehors de toute autorisation
ou contrôle judiciaire.
Jamais, dans toute l’histoire des services secrets, un tel
programme de surveillance de masse n’a été mis en place. Jamais
la prétention d’un gouvernement d’être omniprésent et omniscient
dans la sphère intime des individus n’a été aussi forte. L’image de
l’espion de la Stasi qui écoute ses voisins, un casque sur la tête, est
multipliée à l’infini. Au nom de la sécurité, la vie des autres ne doit
plus être un secret. Au nom d’intérêts prétendument supérieurs, un
fonctionnaire américain est en droit d’être dans votre ordinateur,
dans votre téléphone, dans votre tablette ou dans votre boîte aux
lettres. Installé dans votre salon, il écoute et regarde qui vous êtes,
ce que vous faites et ce que vous dites. Et il sait ce que vous pensez
puisqu’il a accès à tout.
Voilà l’effroyable, monstrueuse réalité qui a conduit Edward
Snowden à faire le choix de renoncer à sa vie : « Je suis prêt à
renoncer à tout cela parce que je ne peux, en mon âme et conscience,
laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté
d’Internet et les libertés essentielles des gens du monde entier avec ce
système de surveillance. »
En réaction, confrontés à leur propre réalité, à la nudité sordide
d’un espionnage blafard effectué à la lueur des écrans d’ordinateurs,
les États-Unis d’Amérique vont faire leur le mot de Talleyrand : « On
peut violer les lois sans qu’elles ne crient. »
2
L’Agence nationale de la sécurité américaine. (N.d.É.)
258
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Le 22 juin 2013, Snowden, alors en transit à l’aéroport de
Moscou, voit son passeport brutalement révoqué. En un instant,
l’administration fait de lui un apatride, un sans-nom ni identité,
incapable de prouver sa nationalité aux autorités civiles étrangères.
La Cour suprême américaine reconnaît pourtant depuis 1835
et l’arrêt Urtetiqui la fonction essentielle du passeport dans la
protection de l’identité et de la nationalité du citoyen. Mais le
département d’État américain va faire un autre choix : celui de
contourner les accords d’extradition pour forcer Edward Snowden
à retourner aux États-Unis, hors de toute procédure légale : « The
department may not issue a passport, except a passport for direct
return to United States3 ».
La violation de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme et de l’article 22 de la Convention américaine relative
aux droits l’homme de 1969 est manifeste : « Toute personne a le
droit de quitter tout pays, y compris le sien. »
Ensuite, les autorités américaines vont faire litière de la
présomption d’innocence, en livrant Edward Snowden à la calomnie
et au déshonneur. Accusé d’espionnage, de vol et d’utilisation
illégale des biens gouvernementaux, Edward Snowden est assimilé
publiquement à un traître, en parfaite violation des garanties
prévues à l’article 11 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est
présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement
établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires
à sa défense lui auront été assurées. »
Enfin, les États-Unis choisissent de bloquer toute possibilité pour
M. Snowden de circuler librement hors de son pays et de solliciter
l’asile. Souvenez-vous ! ce jour où les États Unis sont parvenus à
verrouiller au sol l’avion que devait prendre Edward Snowden pour
rejoindre l’Amérique du Sud, en obtenant des pays européens la
fermeture totale de leur espace aérien. Le protocole de New York
3
« Le département peut ne pas délivrer de passeport, à l’exception d’un passeport pour un retour direct
aux États-Unis. » (N.d.É.)
259
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
relatif aux réfugiés et l’article 14 de la Déclaration universelle des
droits de l’homme permettant à chacun de recevoir asile sont à
nouveau bafoués.
Et les pays européens, alliés et pourtant cibles de cet espionnage
de masse – jusqu’à leurs plus hauts dirigeants comme Angela Merkel
dont le portable était sur écoute constante –, n’accorderont pas
l’asile pour Edward Snowden.
Snowden, emprisonné dehors, comme Bradley Manning – dont
la cause fut reconnue ici même, au Mémorial de Caen, il y a un an –
est enfermé dedans. Étrange parallèle et destin de ces jeunes gens
qui n’ont eu que pour but, non de servir une puissance étrangère
ou de monnayer des informations, mais simplement d’alerter les
peuples sur ce qui se pratiquait en leur nom, et qui font désormais
l’objet d’une chasse à l’homme de dimension planétaire.
Ils font penser au mythe de la caverne tel que décrit par Platon :
ce moment où un homme enchaîné au fond de la grotte voit le
vrai soleil et non plus son seul reflet sur les murs ; ce moment où
cet homme indique aux autres prisonniers l’endroit où porter le
regard ; ce moment où ceux-ci, loin de le remercier pour les guider
vers la réalité, se mettent à l’insulter : la lumière crue de la vérité
leur aveugle soudainement les yeux. Ils préfèrent s’en détourner
pour retourner vers l’ombre apaisante. Ils maudissent et chassent
l’homme qui les en a détournés.
Et nous, au fond de cette caverne, quels choix faisons-nous ?
Aujourd’hui, considérant les multiples violations des droits de
M. Snowden, tels que reconnus par les plus hautes conventions
internationales, j’ai l’honneur de demander devant vous l’octroi du
statut de défenseur des droits de l’homme à son bénéfice.
Le statut de défenseur des droits de l’homme est prévu par la
résolution 53/144 des Nations unies. Directement applicable au cas
d’espèce, c’est le droit, selon l’article 6, « de publier, communiquer à
autrui ou diffuser librement des idées, informations et connaissances
sur tous les droits et toutes les libertés fondamentales » et, encore,
260
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
« d’étudier, discuter, apprécier et évaluer le respect, tant en droit
qu’en pratique, de tous les droits de l’homme et de toutes libertés
fondamentales et, par ces moyens ou d’autres moyens appropriés,
d’appeler l’attention du public sur la question ».
Hier, en pleine guerre froide, Soljenitsyne a attiré notre attention,
notre émotion et notre réflexion sur la réalité du système soviétique
en publiant L’Archipel du goulag. Aujourd’hui, il est temps que la
communauté internationale reconnaisse que le choix courageux
qu’a effectué Edward Snowden, au mépris du confort de sa propre
vie, constitue une avancée majeure dans la protection des libertés
individuelles face à une emprise de masse.
Aujourd’hui, grâce à ce choix et à ce courage, nous sommes en
capacité de répondre à ceux qui prétendent entraver les libertés :
« Be careful Big Brother, citizens are watching you4 ».
4
« Attention Big Brother, les citoyens te regardent », renversement de la célèbre formule inventée par George
Orwell dans son roman 1984 : « Big Brother is watching you » (« Big Brother vous regarde »). (N.d.É.)
261
262
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Enfer mental
et damnation carcérale :
pour un sursaut d’humanité
à l’ombre de nos sociétés
Maître François Dessy
Huy, Belgique
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264
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
« Les conditions pour l’euthanasie, c’est qu’on ait des souffrances
physiques infinies et qu’aucun traitement n’existe. Si je n’ai pas la
possibilité d’aller aux Pays-Bas, alors il n’y a pas de traitement possible
en Belgique, et alors suivant la loi, j’ai droit à l’euthanasie. Et alors
on n’a qu’à m’accorder cette euthanasie. Et je serai en dehors de la
société. Mais il y en aura d’autres après moi. Les gens doivent se rendre
compte que lorsque vous internez des gens et ils ont commis un délit
sexuel, aidez-les. Aidez-les à vivre avec cela. Mais laisser quelqu’un
simplement derrière des portes fermées avec cela ; on n’aide personne :
ni la personne même, ni la société, ni la victime. Je ne me sens plus
un homme. »
Cette voix qui transperce l’écran de la télévision flamande, à la
monotonie résignée, monocorde, sans haine, ni rage ; et ces yeux
qui l’accompagnent, embués de larmes, éteints, vides de toute
énergie… sont ceux de Frank Van Den Bleeken, cinquante ans.
Son statut : interné.
Ses actes : abominables, meurtriers. Plusieurs agressions
sexuelles commises sur des jeunes femmes dont l’une y a laissé la
vie. Ça n’appelle aucun état d’âme, aucune sollicitude, me direzvous. Oserait-on d’ailleurs l’appeler Frank ?
Son état mental est à ce point troublé qu’il ne peut contrôler
ses actes. Motif pour lequel il est sous le coup d’une mesure
d’internement, c’est-à-dire une alternative à l’emprisonnement ou,
en termes légaux, « une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger
la société et à faire en sorte que soient dispensés à l’interné les soins
requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société ».
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, de la loi aux actes… Frank
a et aurait tout accepté. Mais il est là, à croupir dans l’annexe
psychiatrique d’une prison ordinaire près d’Anvers.
265
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Rien ne lui a été proposé. Rien qui puisse répondre à ses besoins,
le guérir ou à tout le moins soulager tant soit peu le mal intérieur
qui le ronge. Mal accentué par des éclairs de lucidité. Car il le sait
depuis son premier jour d’enfermement : s’il sort, il recommencera.
Or, il ne veut plus faire de mal. C’est pourquoi il n’a jamais
demandé, ni même envisagé sa libération, fût-ce à long terme.
Depuis trois ans, Frank est à bout. Il lutte depuis toujours. L’enfer,
c’est lui-même… avec, vous allez le voir, la complicité des autres.
Jugeant ses souffrances inapaisables, ce calvaire, cette guerre
interne, cette survie mentale, impossible à endurer, il demande
son euthanasie, laquelle échoue, faute de médecins persuadés que
toutes les possibilités thérapeutiques ont été épuisées.
Sage prudence médicale puisque finalement Frank trouve aux
Pays-Bas un établissement adapté, De Pompestichting, conçu pour
accueillir des délinquants sexuels dans le cadre de longs séjours,
« langdurige forensich psychiatrische zorg », dont le pendant n’existe
pas en Belgique.
Mais ses derniers espoirs ravivés vont vite voler en éclat. Parce
qu’un procureur écarte d’un prompt revers de main cette solution,
suivi par la Commission de défense sociale chargée de statuer sur
son cas !
En instance : demande de soins rejetée ! Circulez, il n’y a plus
rien à dire ! Bis repetita en appel.
En raison de quoi, Frank assigna l’État belge pour le contraindre
à accepter son transfert salvateur ou, à défaut, sa demande
d’euthanasie.
J’espère que vous êtes tous assis, Mesdames et Messieurs.
La ministre de la Justice a proscrit l’option thérapeutique et
privilégié la mort de Frank – « d’accord pour l’euthanasie » ! –
tandis que la cour d’appel de Bruxelles, par arrêt rendu le
29 septembre 2014, a entériné cet accord !
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Suprême justification alléguée : on ne peut faire de cette faveur
un précédent, « après on verrait des détenus demandant d’être
extradés au soleil ».
Par quelle contorsion « légale » et létale, un État de droit
peut-il décider de la mort d’un citoyen qui ne demandait qu’à vivre
autrement, c’est-à-dire dignement, à se soigner différemment. Le
triste destin de Frank pose d’abord triplement question.
Comment peut-on accueillir la demande « réfléchie et
volontaire » – comme la loi belge le prescrit – d’un malade mental,
paradoxalement irresponsable de ses actes sur le plan pénal ?
Comment peut-on qualifier d’« inapaisables » ses souffrances
psychiques, quand un établissement frontalier se propose d’en
alléger le poids ? D’« insupportables », quand lui veut bien les
supporter ailleurs ?
Comment l’État belge peut-il parler de « pathologie incurable »,
sans fournir un seul établissement de soins ad hoc pour les
délinquants sexuels ?
Tout cela pour servir quel but ? Pour bafouer la vie.
Des signes de régression furent déjà observables pour ne pas dire
annonciateurs. J’en veux pour preuves les derniers développements
législatifs en Belgique en matière d’euthanasie.
Au bénéfice :
- des personnes qui souhaitent y consentir par anticipation en
prévision d’une future inconscience ;
- des personnes souffrant d’une lourde pathologie ou d’un
handicap, non mortels ;
- et, depuis février 2014, fait unique au monde, au bénéfice des
mineurs « capables de discernement ».
Mais ici, Mesdames et Messieurs, nous assistons à la plus grande
des régressions.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Car en retirant la vie de force à celui qui veut vivre, même dans
la douleur, en ôtant la vie à un prisonnier qui s’accroche à elle depuis
trente ans, à un patient comme Frank – pardonnez-moi de le préciser –
ni mourant, ni même guetté par la mort, oui, on piétine sa vie au lieu de
la protéger ; oui, la Belgique achève ainsi de piétiner ce que nous avons
de plus sacré, de plus précieux, notre droit le plus indérogeable, notre
valeur la plus intangible et inconditionnelle : la vie.
Après en avoir été l’orgueilleux porte-étendard, après en avoir
combattu, des décennies durant, la négation même, la peine de
mort, c’est ce même châtiment – capital ! – qui, sans oser porter
son nom, fut, en Europe, rétabli.
La lâcheté terminologique jointe à l’abomination étatique !
Vous entendez bien. Un crime légal, qu’on avait, nous, presque
oublié !
Est-il besoin de le réaffirmer ? Dans l’ordre des droits sauvegardés
par la Convention européenne du 4 novembre 1950, le droit de
vivre les devance tous ; le droit de vivre est plus cher que tous les
autres et les permet tous : le droit de vivre à deux, en famille ou en
société, le droit de vivre dans l’intimité et dans la dignité…
Faut-il faire à mon pays, berceau de l’Europe, aux allures modèles,
l’affront de rappeler qu’elle s’est engagée à l’appliquer comme toutes
ses juridictions, au besoin en récusant ses propres lois et qu’elle a
ratifié le 23 juin 2003, le protocole additionnel relatif à l’abolition de
la peine de mort précédé de cet incipit majeur : « Convaincus que
le droit de toute personne à la vie est une valeur fondamentale dans
une société démocratique, et que l’abolition de la peine de mort est
essentielle […] et à la pleine reconnaissance de la dignité inhérente à
tous les êtres humains. »
Bien plus encore, tout État doit non seulement « s’abstenir de
provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière » et « prendre
les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant
de sa juridiction », mais encore « assurer ce droit en dissuadant de
commettre des atteintes contre ces personnes ».
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Dois-je avoir le déshonneur de rappeler à ma Belgique ce b.a.ba jurisprudentiel martelé par la Cour européenne dans l’arrêt
Keenam c. Royaume-Uni en 2001 ?
Ni la CEDH ni les lois nationales ne sont des poupées vaudou que
l’on peut manipuler, rudoyer, et transpercer d’un coup de canif, au
mépris de ce qui nous fonde et nous caractérise : l’humanité ! Et
non l’animalité !
« L’humanité désigne à la fois le genre humain dans sa totalité ou
un sentiment de compassion, c’est tous ou personne. S’il est un mot
qui exclut l’exclusion c’est bien celui-là », disait un confrère avisé.
Quel odieux message délivrons-nous, délivrent ceux qui parlent
en notre nom lorsque la fraternité est défaillante ou inexistante, à
l’égard des délaissés, des parias sociaux, le fussent-ils en vertu d’un
procès équitable ?
Plus grande est la difficulté d’un homme, plus importante doit
être l’aide que doit lui fournir la société. Aider, assister et soutenir.
Non point épurer, purger, bannir, exclure. Favoriser la résilience des
victimes, mais aussi des « condamnés » en grande souffrance. Et
non point leur élimination mortifère. Là réside le salut, la viabilité,
de nos sociétés ; là réside le gage d’amendement du condamné et,
partant, le gage de notre sécurité.
Cette fraternité est notre ciment, le cœur qui fait vivre notre
État de droit, l’ADN de notre démocratie. L’oublierait-on ?
Jamais, jamais une mort évitable, et donc toujours injustifiable,
ne doit nous indifférer. Surtout pas la mort ô combien évitable et
prétendument acceptée d’un homme sous l’empire d’un mal que ne
dominent ni son esprit ni son corps. Et pour cause, puisque son âme,
siège de toute pensée, moteur de toute action, est ébranlée, déréglée.
En dépit de tout, un médecin a d’ores et déjà offert ses services
pour l’euthanasier ! La loi ne prévoit aucun contrôle préalable, la
commission fédérale de contrôle ne délibère que post mortem…
Les heures sont maintenant comptées.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
À l’heure où je plaide devant vous, sa dernière heure est arrivée…
Frank Van Den Bleeken a reçu une permission de quarante-huit
heures pour disparaître définitivement.
Voilà pourquoi je plaide – il en est encore temps : pour
empêcher ce crime organisé, légalisé et déguisé, ce suicide assisté
et planifié, le sien, celui d’un homme seul, mal, et d’une démocratie
démissionnaire, aveugle, coupable de non-assistance à personne en
danger de mort.
« Nous sommes parfois aveugles. Nous faisons un usage pervers de
notre raison quand on humilie la vie. L’homme a cessé de se respecter
lui-même quand il a perdu le respect qu’il devait à son semblable. »
Puisse la lumière de José Saramago, jetée au monde en quelques
mots, lors de son discours de réception du prix Nobel, dessiller nos
yeux aveugles et nous faire voir notre injustice afin que la vie, et
donc l’espoir, ne déserte pas les champs clos de notre misère sociale.
270
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Le droit à la vie
Maître Iris Naud
Paris, France
271
272
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Elle a souhaité rester anonyme et nous l’appellerons Puja.
Elle a dix-huit ans. Un soir de juin 2014, alors que Puja se
promène près de chez elle, un homme insiste pour coucher avec elle.
Elle refuse. Il la viole. Elle rentre chez elle et pleure. Le lendemain
elle pleure, le surlendemain elle pleure, mais n’en parle pas. C’est
l’honneur de sa famille qui a été souillé. Elle vient de vivre ce qu’elle
croyait être le pire cauchemar de son existence.
Le viol est un crime terriblement répandu, mais Puja s’obstine à
penser que son existence peut être meilleure ailleurs. Elle décide de
partir en Irlande, caressant l’espoir d’une vie meilleure. Elle pourrait
y suivre des études, devenir une grande de ce monde, et honorer
sa famille.
Elle les a tous quittés : sa mère, son père, ses sœurs et ses frères.
Elle les a quittés pour être libre, libre de choisir sa vie, libre de
se marier, libre d’avoir des enfants, libre de ne pas avoir d’enfant,
parce qu’être femme dans son pays c’est porter le poids de lourdes
chaînes. Puja devait se marier cette année, avoir plein d’enfants, ne
pas étudier et ne pas travailler, parce que le destin d’une femme est
d’enfanter, de servir son mari et sa famille. Mais elle a fait un rêve,
celui de choisir sa vie.
C’est avec des étoiles plein les yeux qu’elle arrive à Dublin début
juillet dernier, remplie d’espoirs.
Au cours d’une visite médicale, huit semaines après le viol,
elle apprend qu’elle est enceinte. Les yeux humides et gonflés de
larmes, elle demande à avoir recours à un avortement pensant
naïvement que son calvaire s’arrêterait là. En réalité, il ne faisait
que commencer.
273
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Je préfère mourir plutôt que de porter un enfant de ce violeur »,
«
crie-t-elle.
À huit semaines, l’embryon mesure trois centimètres, pèse trois
grammes et n’a aucune conscience. Son cerveau et ses organes
sensoriels ne sont pas formés. Pourtant, on lui refuse l’avortement,
prétextant que sa grossesse est trop avancée.
L’Irlande a légalisé l’interruption volontaire de grossesse
en juillet 2013, mais il s’agit d’une légalisation « cosmétique ».
En réalité, des experts décident à la place de la personne concernée
si elle pourra avoir recours à un avortement uniquement dans le
cas où pèse un risque sur la vie de la femme enceinte. Il avait été
considéré que les tendances suicidaires constituaient un risque pour
la vie de la femme. Mais pour Puja il n’en est rien et les experts en
ont décidé autrement, à sa place.
Elle réfléchit à aller en Grande-Bretagne avorter, mais le coût
du voyage est trop élevé pour elle qui, sans famille, sans ami, ne
peut compter que sur elle-même. Et au demeurant, les démarches
administratives pour entrer en Grande-Bretagne sont telles
que sa temporalité ne lui permet même pas d’y songer, à moins
d’augmenter encore le prix du billet en alimentant des passeurs
de fortune.
Son corps commence à changer : ses seins gonflent et son ventre
s’arrondit car elle porte en elle le fruit du viol. Sa vie est un enfer.
Elle décide d’en terminer et entame une grève de la faim et de la
soif. Alors qu’elle en est à vingt-quatre semaines de grossesse, son
pronostic vital est engagé et elle est conduite de force à l’hôpital.
Elle réitère sa demande : « Je veux avorter ou laissez-moi mourir. »
Un collège d’experts, composé de deux psychiatres et d’un
obstétricien, est réuni pour décider de son sort. Ils décident que
sa grossesse doit prendre fin au vu de sa santé fragile et de ses
tendances suicidaires avérées. Dans le même temps, une décision de
justice ordonne qu’elle soit artificiellement alimentée et réhydratée.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
L’hôpital l’informe qu’elle pourra avorter, puis finalement se
rétracte et l’informe qu’elle va subir une césarienne. Une semaine
plus tard, le 17 août 2014, contre sa volonté, l’enfant est extrait de
son corps par césarienne et, sans avoir eu aucun contact avec Puja,
est placé en soins intensifs.
Elle pleure, le crime est gravé dans sa chair : « La cicatrice ne
disparaîtra jamais. Elle sera toujours un rappel. Je souffre encore. »
Ils ont décidé pour elle. Puja a cru que l’Irlande lui apporterait la
liberté dont elle a toujours rêvé, qu’elle serait enfin heureuse. Elle a
été un peu plus enchaînée à sa condition de femme.
Quand je suis venue dans ce pays, je pensais que j’arrêterais de
«
souffrir. »
Puja aurait-elle dû choisir entre être victime d’un viol ou
coupable d’un avortement ? La considérer comme coupable est
nier la cause de la grossesse : le coït du viol.
Tout au long de ses démarches, elle a été jugée, examinée
comme un « outil procréatif » et jamais considérée comme une
personne libre de disposer de son corps. Puja a été victime d’être
née femme dans un pays où ses droits fondamentaux ne sont pas
garantis. Elle crie à l’injustice : « Je voulais que justice soit faite alors
que je vis une injustice. »
Pourtant, l’Irlande est membre du Conseil de l’Europe et doit
appliquer la Convention européenne des droits de l’homme et
des libertés fondamentales. C’est sur le fondement des articles 3
(interdiction des traitements inhumains et dégradants) et 8 (droit
au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne
des droits de l’homme que la Cour européenne des droits de
l’homme a condamné la Pologne pour avoir refusé l’avortement à
une femme dont le fœtus comportait des malformations.
Est-il utile de rappeler que le 16 décembre 2010, l’Irlande a été
condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour sa
législation relative à l’avortement ?
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Mais il n’en est rien et l’État irlandais a préféré choisir pour elle plutôt
que de se conformer aux règles auxquelles il s’est lui-même soumis.
Pratiquer un avortement était du ressort de la vie privée de Puja,
de sa santé, de son droit à décider de son propre corps, de son
droit à avoir une religion ou de ne pas en avoir. Au lieu de cela, les
experts ont préféré qu’elle porte toute sa vie les stigmates du viol
du mois de juin. Elle revivra cette scène chaque fois qu’elle regardera
son ventre et sa cicatrice et reverra son violeur chaque fois qu’elle
revivra cette scène.
Ce qu’a vécu Puja c’est la double peine d’être femme : violée et
empêchée d’avorter. C’est la peine infligée pour avoir fauté d’être
violée. Plutôt que de lui apporter le réconfort, l’Irlande lui a offert l’enfer.
Sa voix résonne : « Je préfère mourir plutôt que de porter un enfant de ce
violeur. » Aujourd’hui elle vit et a porté l’enfant de ce violeur.
Les spécialistes sont en effet mieux placés qu’elle pour savoir
si elle doit ou non enfanter, pour affirmer qu’un enfant doit naître
alors que sa mère a voulu interrompre sa grossesse et que son père
est un violeur, pour juger de son degré de souffrance.
Puja est-elle coupable d’avoir voulu avorter ou victime d’avoir
été violée ?
Son cas est l’illustration de la souffrance de nombreuses femmes
à travers le monde, d’avoir refusé une grossesse et d’avoir été
considérées comme coupables de refuser le triste destin que la
société leur impose. Cette société conçue par et pour des hommes
qui ne seront jamais concernés dans leur chair par la grossesse et
qui, pour la plupart, n’assument pas l’enfantement.
Refuser l’avortement à une femme, peu importent les raisons,
c’est dénier son droit à disposer de son corps, c’est soumettre son
corps aux volontés des autres.
Lorsqu’une femme a été violée, refuser l’avortement revient à
imposer le pouvoir du violeur sur son corps. Elle n’a pas choisi ce
coït et ne peut encore pas choisir les conséquences de ce rapport
sur son corps et les stigmates que la société lui impose.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
En déniant à Puja le droit d’avorter, c’est un permis de violer
qui a été donné à son violeur. En effet au-delà de l’absence de
poursuites, on indique au violeur que la victime ne possède pas le
droit de prendre de décision sur son propre corps, pas même celui
de refuser les conséquences du coït sans consentement.
In fine, Puja est seule à subir les conséquences du viol par la
grossesse imposée. Elle ne choisit pas sa sexualité, elle ne choisit
pas non plus sa maternité.
L’Irlande n’en est pas à son premier coup d’essai. Déjà, le
28 octobre 2012, une jeune femme était morte de s’être vu refuser
une interruption de grossesse alors qu’elle faisait une fausse couche
qui a dégénéré en septicémie. Les médecins ont préféré le rythme
cardiaque du fœtus non viable de dix-sept semaines à celui de la
femme de trente et un ans. Ce triste cas illustre encore que, pour
l’Irlande, la vie de la femme vaut bien peu, que sa mort psychique
ou clinique n’est rien comparée au « principe supérieur » du droit à
la vie de l’embryon, qui à ce stade n’est même pas viable.
Cela revient à considérer que l’embryon, alors si petit, n’est pas
une partie de son corps, mais qu’il en est détachable et que son
corps n’est qu’un outil au service de la gestation et de la naissance.
C’est donc affirmer que son corps ne lui appartient pas. Il est
nécessaire de rechercher la cause de l’avortement qui est le coït.
Lorsque ce coït a été imposé à la femme et que l’avortement lui
est refusé, c’est lui nier à deux reprises successivement le droit à
disposer de son corps.
Les femmes doivent-elles être réduites à être des outils à
assumer les pulsions dites « irrépressibles » des hommes et à être
des outils de procréation, sans prise en compte de leur volonté ?
Les femmes sont-elles des êtres mineurs irresponsables que l’État
doit contrôler ?
C’est ce qu’affirme l’État irlandais.
Le déni du droit à avorter est un crime contre l’humanité des
femmes qui se produit en Irlande, dans l’indifférence générale.
277
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Je fais référence ici au pays qui a été le théâtre de ce triste
scénario, mais cela s’applique à beaucoup d’autres pays. D’ailleurs,
ces événements sont les souvenirs de nos mères, grands-mères, et
arrière-grands-mères en France il n’y a que quarante ans.
Certes, Puja est toujours en vie, mais on lui a dénié le droit de vivre
librement, le droit de choisir sa vie, le droit à disposer de son corps.
Mesdames et Messieurs, l’avortement ne doit pas être une
tolérance ou une faveur mais un droit pour toute femme qui
le décide. Le refuser est en réalité un traitement inhumain et
dégradant, une atteinte à la vie, au droit à la vie privée, à la dignité
humaine et à l’intégrité physique.
Cela peut changer. Cela doit changer.
Je vous remercie.
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279
280
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Jindandao au grand jour
Maître Vony Rambolamanana
Seine-Saint-Denis, France
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Il est sans doute peu aisé pour celui qui n’est pas habitué aux
espaces à perte de vue de l’imaginer. Cette scène est de toute
beauté, et pourtant ce qu’elle raconte l’est beaucoup moins.
Comme à l’approche de la fête nationale Naadam, Enkhamgayam
galope sur son cheval mongol alezan à travers la steppe en direction
de la prochaine yourte. Sauf que l’heure n’est pas à la fête. Son
regard concentré sur l’horizon ne trahit en rien ses idées qui se
bousculent, ni ses angoisses qui accélèrent le rythme de son cœur,
et peut-être bien aussi celui de sa course.
Les nuages de poussière qu’il provoque ne sont pas sans rappeler
sa colère qui monte en lui avant de retomber, humiliée. Une
humiliation vieille de plusieurs décennies d’oppression.
Il ne croise pas âme qui vive sur sa route. De ce côté du territoire
mongol, à Ujimqin-Ouest, la modernité n’a pas encore tout à fait
planté son drapeau. Ici règnent les derniers vestiges de cette ethnie,
seul espace où les Mongols sont encore nombreux.
Quand un troupeau de moutons surgit, il sait qu’il est arrivé. Il se
présente à ses amis, empreint de gravité. « Ils ont tué l’un des nôtres.
Mergen est mort hier soir. Leurs camions l’ont traîné sur plus d’une
centaine de mètres alors qu’il résistait. »
Las des révoltes spontanées, ils optent dorénavant pour
l’organisation pacifiste. Les émotions exprimées dans la douleur
seront contenues dans l’action. Il y a celui qui fait des pancartes,
celle qui se rend dans les gachas1 environnantes pour annoncer la
tenue de la prochaine manifestation. On est remonté, motivé, voire
optimiste, car l’union fait la force. Seulement personne n’ose dire
tout haut ce qu’il pense tout bas : cette lutte n’aura de fin que dans
l’annihilation de leur identité, de leurs terres, voire de leur peuple.
1
Le gacha désigne en mongol l’entité administrative de base, l’un village. (N.d.É.)
283
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
La fatigue déjà se ressent. Aujourd’hui ce combat perdure, et pour
ces protagonistes, l’espoir n’est plus permis. Certains ont disparu,
d’autres sont en prison, et les plus chanceux ont réussi à s’enfuir.
Parmi ces derniers, il y a Munkhazaya, l’épouse d’Enkhamgayam,
contrainte d’abandonner ses prairies pour trouver refuge dans nos
mégalopoles étroites et asphyxiantes.
Quelques jours après la mort de Mergen, en mai 2011, des
milliers de personnes sont venues grossir leurs rangs. On y retrouve
ceux qui ont résisté à la relocalisation forcée, et ceux qui, de retour
sur leurs terres ancestrales, n’y ont pas survécu. Majoritaires à
80 % en 1949, ils ne représentent plus que 17 % de la population
de la Mongolie-Intérieure et portent aujourd’hui les stigmates de
« minorité ethnique ».
La province autonome de Mongolie-Intérieure est une région
qui n’a plus rien d’autonome. Victime de sa richesse naturelle, elle
constitue la base énergétique de la Chine.
Sous le prétexte mensonger de protéger l’environnement et de
laisser reposer les pâturages, les autorités chinoises ont organisé la
migration forcée de plus de 160 000 nomades mongols. Les prairies
verdoyantes sont désormais lacérées de routes goudronnées. Les
conséquences sont alarmantes : les réserves souterraines sont
asséchées, la désertification de cette zone est largement entamée,
l’air est impur. Loin de se reposer, les pâturages sont colonisés par
les camions de sociétés minières favorisées par le gouvernement
en quête de charbon et de terres rares. Ces mêmes camions qui
ont tué Mergen.
Or, les pâturages sont à l’identité des Mongols ce que l’eau est
à leurs récoltes. Les en priver est une violation de la Déclaration
des Nations unies sur les droits des peuples autochtones adoptée
par Pékin. Tang Jiuaxan, conseiller d’État, ne dit d’ailleurs pas autre
chose lorsqu’il déclare au commissaire des droits de l’homme
qu’« améliorer les conditions économiques, sociales et culturelles [est]
notre tâche la plus importante ».
Signataire du Pacte international relatif aux droits économiques,
284
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
sociaux et culturels qu’elle a ratifié en 2001, la Chine trahit pourtant
ses engagements :
- À son article 1 : la réalisation du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, de leurs richesses et ressources naturelles.
Que dire alors du pillage que je viens de dénoncer ?
- À son article 11 : le droit de toute personne à un niveau de
vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une
nourriture, un vêtement, et un logement suffisants. Quid
des évictions fréquentes, sans aucune compensation ou
consultation adéquate, qui privent les Mongols des recettes
de l’élevage et de l’agriculture indispensables à leur survie ?
- À son article 13 : le droit de toute personne à l’éducation.
La politique de fermeture des écoles en langue mongole
n’est-elle pas précisément destinée à en limiter l’accès ? Exclus,
discriminés dans les villes où on les installe, loin de leur langue
et de leur culture, ils ne sont plus chez eux ici, sans l’être
davantage ailleurs.
Au-delà des paroles et des textes, la réalité est donc bien moins
avouable… Ce n’est pas un hasard si deux semaines après la première
manifestation, un nouvel appel à la mobilisation circule. Cette
fois, les étudiants rejoignent Enkhamgayam et ses compagnons
d’infortune. La police antiémeute à Hohhot, la capitale de la région,
ne fait pas dans le détail : quarante personnes sont arrêtées.
Un second berger est tué au mois d’octobre, déclenchant de
nouvelles manifestations. Les forces de sécurité se livrent à une
sourde répression. Agitant le spectre fantaisiste d’activités terroristes,
elles arrêtent 82 groupes et 3 644 criminels présumés, selon le bureau
de la Sécurité publique. Les réseaux de télécommunications sont
interrompus dans une grande partie de la région.
Lorsque des bergers se rendent en 2013 à Pékin pour protester
contre l’occupation de leurs pâturages, ils sont expulsés au mépris
du droit de pétition pourtant reconnu par la loi chinoise. Plus d’une
cinquantaine de personnes ayant évoqué leur sort sur internet et
dénoncé la migration des Hans sur leurs territoires sont détenues
285
L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
sans procès au motif qu’elles auraient, selon les médias étatiques,
« créé et propagé des rumeurs ».
Les Hans sont en effet encouragés à la migration en MongolieIntérieure et bénéficient de la mansuétude des autorités chinoises.
En avril 2013, à la bannière d’Ongniud, une centaine de fermiers
hans ont agressé des éleveurs mongols, en blessant grièvement
sept, et ce en toute impunité.
Au cours de la même année, Bayanbaatar, un autre berger, est
battu violemment par des employés hans du chemin de fer lors d’une
protestation. En empêchant ses amis de le transporter à l’hôpital,
ces employés ont provoqué sa mort. Comme si la disparition de ce
berger ne suffit pas, sa famille et quatre-vingts autres protestataires
sont assignés à résidence, alors que ses agresseurs n’ont jamais été
poursuivis. La compensation financière proposée sonne comme une
insulte. La mort ne se marchande pas.
Six bergers sont ensuite condamnés à des peines de prison pour
sabotage et destruction de biens. Leur crime ? Se défendre contre
leur expropriation par une entreprise forestière. Ce qui aurait dû
être une affaire civile a été transformé en procès pénal.
Afin d’étouffer toute velléité de mobilisation, les porte-voix du
peuple mongol sont bâillonnés. Ainsi en est-il de l’écrivain Hada qui,
visionnaire, avait prévu dès 1995 ce qu’il adviendrait de son peuple.
Pour s’être exprimé, il a passé quinze ans en prison avant d’être
placé en résidence surveillée plutôt que d’être libéré. Il en est de
même pour Huuchinuu, cyberdissidente régulièrement battue avant
de disparaître. Leurs situations respectives sont rapportées par
Amnesty International et Reporters sans frontières. Cette dernière
ONG rappelle à juste titre que la Chine « fait de la disparition forcée
un instrument privilégié de censure de la parole libre ».
Et Enkhamgayam dans tout ça ? Enkhamgayam, dont le seul crime
fut d’organiser des manifestations, a été exécuté en juin 2013, au
terme d’un procès à huis clos. Il a connu avant sa mort deux années
de travaux forcés et de maltraitances, car en Chine, dit-on, la torture
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
est une maladie chronique. Ainsi va la vie en Mongolie-Intérieure.
Une succession d’exactions couchées et répertoriées sur les pages
virtuelles d’une poignée de sites d’ONG ou de journaux en ligne.
La Constitution chinoise a intégré la protection et le respect des
droits de l’homme en mars 2004, mais cela reste, comme vous en
faites le constat, une rhétorique vide. D’ailleurs, la Chine ne semble
même plus s’embarrasser de rhétorique puisqu’elle n’a toujours pas
ratifié le Pacte international des droits civils et politiques.
Agriculteurs ou bergers, étudiants ou intellectuels, hommes
ou femmes, tous vivent sans savoir de quoi seront faits leurs
lendemains. Existe-t-il quotidien plus angoissant que celui de voir
son histoire s’éteindre à petit feu ? Ne subsisteront bientôt que ces
steppes où seul le souffle du vent nous fait écho. Et même cet écho
finira par mourir sous le bruit des pelleteuses, étouffé par la fumée
des usines.
Une société chinoise secrète du nom de Jindandao a massacré
des dizaines de milliers de Mongols en 1891, invoquant la lutte
contre l’impérialisme pour dissimuler des tentations de nettoyage
ethnique. C’est en fuyant vers les montagnes que les rescapés ont
pu bâtir cette société pastorale, aujourd’hui également menacée.
Pendant un siècle, la version chinoise de ce massacre s’imposa en
vérité, les Mongols et leur histoire étant réduits au silence. Ce n’est
qu’aujourd’hui que l’on commence à saisir ce qui s’est réellement
passé. Faudra-t-il attendre un siècle de plus pour dévoiler ce qui
arrive actuellement aux Mongols de Chine ? Nul ne pourra alors
prouver leur existence, encore moins leur fin. Non, refusons de
parler d’eux comme d’un mythe !
Il ne me faut pas de courage pour prendre le train, venir à Caen
et vous dire tout ceci, pas plus que pour passer ces heures auprès
de Munkhazaya, assise dans mon bureau à écouter le récit de
l’exécution de son mari. J’ai en tête les huit mille kilomètres qu’elle a
traversé et qui la séparent de la terre qu’elle aime, seul trait d’union
qui lui reste avec Enkhamgayam.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
À l’image du massacre de Jindandao trop longtemps tu, venir
vous livrer sa version permettra peut-être que l’on réhabilite leur
mémoire.
De ceux qui disparaissent, de ceux qui fuient, de ceux qui paient
au prix fort le choix de la parole libre. Tout simplement je suis venue
vous parler de Mergen, d’Enkhamgayam, de Munkhazaya, de Hada.
C’est ici l’histoire de ces courageux.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
D’Homo Sapiens
à Homophobe :
la malédiction du Cameroun
Maître Julien Martin
Strasbourg, France
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
On nous appelle « Homo sapiens », « l’homme intelligent et sage ».
Pourtant, certains d’entre nous sont bannis, pourchassés et
abattus comme des bêtes maudites parce qu’on les nomme « les
homosexuels ».
Il s’appelait Éric Ohena Lembembe. Il était journaliste, militant
des droits de l’homme et directeur exécutif d’une association de
défense des droits des homosexuels au Cameroun.
Son corps a été retrouvé le 15 juillet 2013 à son domicile. Les
membres ont été brisés, son visage et ses mains brûlés avec un fer
à repasser. Ses parties intimes portant des traces de sévices.
Ils l’ont sauvagement torturé et assassiné !
Survenu après plusieurs attentats contre les défenseurs des
droits humains, ce meurtre ne peut être mis qu’en relation avec
l’implication d’Éric Lembembe pour la défense des droits des
homosexuels.
Il s’appelait Roger Jean-Claude Mbede. Il était à trente-quatre ans
le symbole de la lutte homosexuelle au Cameroun.
Ils étaient ses voisins, ses amis, ses frères, sa famille et ils lui ont
fait subir un véritable calvaire.
Pour ce message adressé à un autre homme : « Je suis amoureux
de vous », Roger Mbede est interpellé le 2 mars 2011 et placé en
détention provisoire à la prison de Yaoundé.
Selon son témoignage, les gendarmes l’avaient roué de coups
lors de son audition : « Celui qui m’interrogeait a appelé son collègue
pour me passer à tabac. Il m’a donné un premier coup dans la bouche.
Puis un autre, et encore un autre, et il a déchiré ma chemise. Ils ont
jeté mes chaussures. Lorsque j’ai été emmené au bureau du procureur,
j’étais pieds nus, comme un bandit. »
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Humilié, Roger Mbede révèle ses précédentes aventures avec
des hommes, un délit puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement
et d’une amende de vingt mille à deux cents mille francs CFA, selon
l’article 347 bis du Code pénal camerounais.
Un mois plus tard, sans avoir pu être assisté par un avocat,
Roger Mbede est condamné par le tribunal de première instance de
Yaoundé à trois ans d’emprisonnement et trente-trois mille francs
d’amende. Il fallut le courage de trois de mes confrères présents
dans la salle d’audience, Maître Alice Nkom, Maître Saskia Ditisheim
et Maître Michel Togue, pour intervenir aussitôt en défense et
interjeter appel.
Sur requête de ses avocats et après plus d’un an de détention
dans des conditions inhumaines, Roger Mbede est remis en liberté
provisoire le 16 juillet 2012. Une liberté dérisoire, puisque’à compter
de ce jour ses jours seront comptés. La médiatisation de l’affaire
l’oblige à vivre comme un fugitif, victime de menaces de mort et
du rejet de sa famille.
Dans ce quotidien de survie, il poursuit ses études de philosophie
de l’éducation à l’université catholique de Yaoundé et soutient son
mémoire universitaire avec succès.
Le 18 décembre 2012, après une audience sous haute tension, la
cour d’appel confirme la condamnation de Roger Mbede. Le pourvoi
interjeté par ses avocats devant la Cour suprême était son dernier
recours. Avant que celle-ci ait pu se prononcer, ses tortionnaires
ont étouffé jusqu’à son dernier souffle les appels au secours de
Roger Mbede.
Le 10 janvier 2014 à Ngoumou, alors qu’il sortait de l’hôpital
gravement atteint d’un cancer, il est séquestré sans soins. Il meurt
abandonné par ses ravisseurs, agonisant dans la souffrance.
Plus pesant que l’émoi de la communauté internationale, c’est
le silence de la Cour suprême du Cameroun qui demeure à jamais
scellé par ce crime.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
C’est pour briser ce silence que je plaide devant vous, car
aujourd’hui encore, on veut enterrer la liberté.
Celle de Jonas et Franky, deux hommes arrêtés et accusés au
mois de juillet 2011 pour délit d’homosexualité. Seules charges
retenues à leur encontre de ce qui ne devait être qu’un simple
contrôle d’identité : ils portaient des parures féminines.
L’article 347 bis du Code pénal camerounais n’incrimine
cependant que les rapports sexuels entre individus du même sexe.
Qu’importe l’absence de flagrance et de preuve d’un tel rapport,
aux yeux des officiers de police, Jonas et Franky portaient l’infamie
sur leur visage. Une présomption de culpabilité…
À deux mois de l’élection présidentielle au Cameroun, ces
faits ouvraient la chasse aux homosexuels, sous prétexte de cette
comparaison grossière : « Un bouc fait avec une chèvre, et non un
autre bouc. » Autrement dit, il faut des boucs émissaires !
Pour l’archevêque catholique de Yaoundé, « l’homosexualité est
une perversion, une infamie […] la légalisation pour l’homosexualité
est un complot contre la famille, le mariage et la société tout entière ».
Par cette homélie de Noël, il conviait, je le cite, « à mener résolument
un combat sur plusieurs fronts pour un véritable réarmement spirituel
et moral ».
Rapidement, les journalistes et les médias s’emparent du credo,
publiant de nombreuses listes sur lesquelles figurent les noms
d’homosexuels présumés, dont ceux de personnalités politiques.
Cette débâcle incite la plupart des suspects à sauver leur honneur
en réprouvant d’autant plus fermement l’homosexualité.
C’est la course aux scoops, où chaque journal soumet sa propre
liste pour gonfler ses ventes et prendre part à cette lutte fratricide
où la diabolisation l’emporte sur la raison. Comme ce jour du mois
de novembre 2011, au cours duquel se tient le procès de Jonas et
de Franky, face à un juge convaincu que la marque de leur boisson
préférée est la preuve de leur homosexualité et de la consommation
du délit.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Malgré une procédure négligée et une juridiction délibérément
partiale, la condamnation tombe : cinq ans d’emprisonnement et
vingt mille francs CFA. À justice minimale, peine maximale. Jonas
et Franky sont incarcérés dans des conditions indignes jusqu’à leur
procès en appel au mois de juillet 2012 dans une salle d’audience
sous pression.
Un déluge d’injures et de menaces s’abat sur les accusés. Leurs
avocats peinent à prononcer leur plaidoirie sous les exclamations
intempestives du procureur : « Quelle honte ! Abomination,
malédiction ! ». En jetant ainsi l’opprobre, tous ces hommes
ignoraient que, en réalité, ils étaient terrassés par un puissant
démon : la peur.
Sans frémir, la cour d’appel acquitte Jonas et Franky le 7 janvier
2013. Mais ce n’était qu’un sursaut de courage et d’espoir pour
la justice des hommes. Car aussitôt innocentés et libérés, Jonas
et Franky sont à nouveau lynchés et roués de coups, avant d’être
laissés pour morts en pleine rue.
Aucune poursuite ne sera exercée pour ces agressions. En
revanche, le procureur ne manquera pas de faire appel du jugement
d’acquittement en saisissant la Cour suprême du Cameroun.
Qu’en est-il des principes énoncés par la Constitution du
Cameroun, notamment dans son préambule où le principe d’égalité
devant la loi fait foi de pierre angulaire ?
Cette même Constitution proclame l’attachement aux droits
fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l’homme
et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Ainsi, aux termes du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques qu’il a ratifié le 27 juin 1984, le Cameroun s’est engagé
« à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur son
territoire et relevant de sa compétence des droits reconnus […] sans
distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue,
de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine
nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre
situation. »
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Et pourtant, le délit d’homosexualité a été repris par une
ordonnance présidentielle en violation délibérée de la séparation
des pouvoirs, de la Constitution camerounaise et des traités
internationaux relatifs aux droits de l’homme.
Aucun juge ne devrait appliquer ces dispositions illégales et
criminogènes. Car c’est bien le maintien de la pénalisation de
l’homosexualité au Cameroun qui a permis les condamnations
arbitraires et les assassinats d’Éric Lembembe et de Roger Mbede.
Sans respect de sa Constitution, sans preuves des prétendus
délits reprochés, sans droit à un procès équitable et à un tribunal
impartial, l’État du Cameroun a violé sa propre législation et les
conventions internationales qu’il a ratifiées.
En maintenant une loi inconstitutionnelle pour fondement
de condamnations arbitraires, le Cameroun enterre les siens et
le serment fait à la Charte africaine des droits de l’homme et des
peuples ! « Vous ne respectez pas leur dignité qui veut qu’un homme
s’affiche avec une femme », s’adressait le procureur aux avocats de
Jonas et de Franky.
J’invoque donc les citations d’un homme et d’une femme :
« La dignité de l’homme requiert l’obéissance à une loi supérieure,
à la puissance de l’esprit.» (Gandhi) ;
« Libérez-vous de la peur. » (Aung San Suu Kyi).
Si la Cour suprême du Cameroun tranche en faveur de Jonas et
de Franky, elle confirmera leur innocence, leur dignité, leur liberté
et celle d’une dizaine d’autres personnes encore détenues.
Ce sera l’abolition judiciaire du délit d’homosexualité.
Ce sera la fin d’un silence prolongé jusqu’en Mauritanie, où
le ministre de la Justice m’a empêché de prononcer ce texte lors
du second concours international de plaidoiries pour les droits de
l’homme. Motif avancé : « Le risque de troubles à l’ordre public ».
La frustration fut grande de ne pouvoir plaider cette cause dans
un pays où l’homosexualité est réprimée par la peine de mort.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
À l’issue des plaidoiries, on m’invitait en guise de consolation à
retirer à la tribune du palais de Justice de Nouakchott un trophée
en l’honneur des droits de l’homme. Portant ma robe, près de
mes confrères qui avaient pu dénoncer des violations tout aussi
révoltantes, je me trouvais comme seul face à l’auditoire.
Je ressentais le poids de cette censure qui permet un peu plus
loin, au Cameroun, la persécution et l’assassinat des hommes à
raison de leur orientation sexuelle, même supposée. N’ayant trouvé
d’autre moyen raisonnable d’indignation, j’ai alors posé mon doigt
sur la bouche en pensant à ces victimes que je ne connaissais pas
mais pour qui j’étais venu ce 23 avril 2014.
Non sans crainte des éventuelles réactions, j’ai pensé à Roger
Mbede et Éric Lembembe, puis à notre pays où nos droits et libertés
semblent évidents. Mais rien n’est acquis, encore moins pour ces
hommes comme Jonas et Franky.
Alors, pour conjurer cette malédiction qu’est l’homophobie,
je fais solennellement le vœu qu’on continue de nous appeler
« homo sapiens ».
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Razan Zaitouneh,
la Mandela de la Syrie
Maître Clara Ménard
Saint-Malo, Dinan, France
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Razan Zaitouneh est avocate des droits de l’homme en Syrie.
Cette phrase, à elle seule, résume tout le courage de cette
femme. Mais Razan a disparu depuis le 9 décembre 2013. Elle a été
enlevée, justement, parce qu’elle est avocate des droits de l’homme
en Syrie. Depuis cette date, un silence pesant s’est installé. Aucun
signe de vie. Aucune revendication.
Quelle lâcheté de la part de ses ravisseurs !
Il est une heure du matin ce 9 décembre 2013 lorsque Razan
Zaitouneh est enlevée à Douma, ville située en Ghouta orientale,
une région contrôlée par les rebelles mais assiégée par les forces
armées du régime de Damas.
Razan n’était pas seule. Elle a été enlevée avec son mari
Wael Hamada et deux collègues, Nazem Hamadi, avocat reconnu
pour son combat en faveur des détenus depuis la révolution, et
Samiraa Khalil, membre d’un parti politique pacifique de l’opposition,
tous très impliqués dans la défense des droits de l’homme.
Razan et son équipe effectuaient un travail de terrain. De
véritables reporters de guerre. Mais l’extraordinaire parcours de
Razan Zaitouneh n’a pas commencé avec la révolution syrienne et
ne s’est pas arrêté le 9 décembre 2013.
Non. Razan Zaitouneh est née le 29 avril 1977. Elle a aujourd’hui
trente-huit ans. Dix ans nous séparent.
En 1999, elle est diplômée de l’école de droit.
En 2001, elle devient avocate en Syrie et nulle part ailleurs. Cinq
mille kilomètres nous séparent. Malgré le danger, Razan Zaitouneh
ne quitterait son pays pour rien au monde.
Elle y fonde d’ailleurs les deux piliers de son action.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
D’un côté, le Bureau pour le soutien au développement local
et aux projets de petite ampleur qui tente d’apporter, par tous
moyens, une assistance humanitaire aux centres médicaux de
Ghouta orientale.
De l’autre, le Centre de documentation des violations, une
organisation non gouvernementale qui recense les violations des
droits humains commises par le gouvernement syrien depuis
mars 2011.
Et même si Razan voulait quitter son pays, cela lui est interdit
depuis douze ans par le régime. Elle est assignée à résidence dans
son propre pays par le gouvernement syrien alors qu’elle en est la
cible permanente. Quel paradoxe !
Mais le régime se trompe de cible. Ce n’est pas Razan qu’il faut
combattre. Mais bel et bien les djihadistes.
Opposante farouche et notoire au régime de Bachar Al-Assad,
Razan avait pourtant mis en garde contre la radicalisation de
l’opposition, laissant entrevoir l’influence grandissante de l’État
islamique. C’est parce qu’elle s’en est prise à l’un de ces groupes
djihadistes que Razan a été enlevée.
Elle avait accusé ouvertement l’État islamique en Irak et en Syrie
d’être l’acteur premier des enlèvements des défenseurs des droits
et des journalistes syriens.
Ironie du sort : opposante au régime qui a tenté de la faire taire
plus d’une fois, Razan a finalement été enlevée par des djihadistes ;
par les ennemis de son ennemi.
Il faut dire que depuis mars 2011, c’est le chaos qui règne en Syrie.
Le 18 mars 2011, baptisé a posteriori le « Vendredi de la
dignité », marque le premier jour du soulèvement syrien. Quinze
enfants avaient été arrêtés à Deraa, petite ville du Sud, pour avoir
écrit « Le peuple veut la chute du régime » sur les murs de leur école.
Ces enfants ont été torturés puis rendus à leurs familles, qui se sont
alors senties trahies et humiliées par le régime.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
C’est le point de départ du soulèvement populaire pour obtenir
plus de droits civiques et politiques. Le régime réplique violemment,
n’hésitant pas à tirer sur les manifestants pour les faire taire.
Le soulèvement se radicalise, l’opposition s’organise et l’Armée
syrienne libre demande purement et simplement la chute du régime.
C’est le début de la guerre civile.
Le début d’une chasse aux sorcières : journalistes et défenseurs
des droits sont en première ligne. Les avocats sont la cible
permanente des autorités syriennes : menaces, arrestations,
détentions, tortures et mort. Il est impossible de chiffrer le nombre
d’avocats incarcérés arbitrairement par le régime de Damas et qui
n’en sont pas ressortis vivants.
Voilà le sort réservé aux défenseurs et militants syriens dans leur
propre pays, de la part de leurs propres gouvernants. De vulgaires
prisonniers politiques, injustement incarcérés. C’est parce qu’elle
a continué à se battre pour les droits de l’homme que Razan est
tombée dans la clandestinité en avril 2011.
La clandestinité plutôt que l’exil, pour se protéger et continuer
son travail. Clandestine mais pas anonyme.
Plus que de sa sécurité, il y va de la crédibilité de ses propos car
aujourd’hui, en Syrie, un témoin anonyme des atrocités commises
par le régime est accusé d’être un menteur. Mais ces atrocités sont
réelles. Il suffit de lire les témoignages recensés par le Centre de
documentation des violations pour s’en convaincre.
Peu importe le risque, Razan est influente et le régime sait que
ses paroles ont un poids et sont une menace. Razan a donc continué
à dénoncer les violations des droits humains en indiquant toujours
sa source à qui voulait bien l’entendre : elle-même.
Dénoncer, quel qu’en soit le prix, ces violations commises contre
les opposants au régime mais également contre le peuple syrien :
ces hommes, ces femmes et ces enfants ouvertement massacrés
sous la colère d’un seul homme.
Car les avocats ne sont pas les seules victimes de la répression.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Non. La guerre civile, c’est plus de deux cents mille morts, dont
près de dix mille enfants. Mais combien de détenus non recensés ?
Combien de disparitions non revendiquées comme celle de Razan
Zaitouneh ?
Avant d’être enlevée le 9 décembre 2013, Razan avait déjà
échappé à plusieurs tentatives d’enlèvement. Il lui est reproché
d’être une espionne. Un agent étranger chargé d’informer la
communauté internationale sur la réalité syrienne. Razan est une
acharnée et elle se cache pour poursuivre son travail.
Mais le régime est plus fort qu’elle et s’en prend à son époux,
Wael Hamada, arrêté en mars 2011 par l’armée syrienne. Difficile
de dire ce qui lui est exactement reproché tant la liste des fausses
accusations est sans fin. Il défend activement et légitimement les
droits de l’homme. Ce qui suffit à son arrestation.
Trois mois de détention d’abord dans un endroit tenu secret puis
ensuite à la prison centrale de Damas où il sera placé à l’isolement
et douloureusement torturé avant d’être libéré sous caution le
1er août 2011, dans l’attente d’un procès fondé exclusivement sur
de fausses accusations.
C’est parce qu’elle a continué à se battre pour les droits de
l’homme, à travailler en faveur des prisonniers politiques et à
dénoncer les actes des groupes armés djihadistes que Razan a été
enlevée.
Aujourd’hui, elle doit continuer à se battre.
Razan doit continuer à se battre parce qu’elle est une femme
extraordinaire. Elle fait preuve d’un optimisme à toute épreuve et
elle a le don de voir le meilleur au milieu du chaos.
Elle le dit elle-même, elle voit la « face lumineuse et incroyable »
de la guerre ; elle voit la volonté du peuple syrien qui s’attache
à vivre, à survivre et à se reconstruire au quotidien malgré
« la trahison de la communauté internationale ».
Ce sont ses mots et elle a raison.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
L’indifférence et la faiblesse de la communauté internationale
suffisent à la rendre coupable. Coupable d’avoir laissé le régime
de Damas impunément massacrer son peuple, coupable de son
impuissance. Razan Zaitouneh doit continuer à se battre parce
qu’elle est une femme consacrée par ses pairs.
Elle est « la Mandela de la Syrie ».
En 2011, elle reçoit le prix Anna Polikovskaïa qui honore les
femmes défendant les droits des victimes dans les zones de conflit.
La même année, le Parlement européen récompense son
implication dans le Printemps arabe en lui remettant le prix
Sakharov pour la liberté de l’esprit, symbole de son implication
féroce dans la défense des droits du peuple syrien.
En 2013, elle reçoit même le prix international Femme de
courage, décerné par le département d’État américain pour son
courage exceptionnel dans la promotion des droits humains.
Razan Zaitouneh est récompensée mais elle n’est jamais
présente pour recevoir ses prix en main propre. Le prix du sacrifice.
Et il aura fallu une révolution pacifique et, malheureusement, une
guerre civile pour mettre en avant le travail exemplaire de cette
consœur. Elle force l’admiration. Elle force mon admiration et elle
doit forcer votre admiration.
Alors, pour que le combat qu’elle a initié ne soit pas vain, pour que
le régime de Damas ne dorme pas en paix, le travail doit continuer.
Et il continue car d’autres défenseurs des droits ont pris le relais.
Le Centre de documentation des violations poursuit son travail de
recensement avec l’aide des comités locaux de coordination.
Dès le début de la guerre civile, ces comités, répartis sur tout
le territoire, ont organisé des manifestations pacifiques pour
permettre au peuple d’exprimer son mécontentement face au
régime. Ils constituent une force déterminante en Syrie et Razan
Zaitouneh participait activement à leur fonctionnement.
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
Mais dans un contexte belliqueux, aujourd’hui aggravé par la
présence de l’État islamique, dénoncer devient de plus en plus
compliqué. La radicalité de l’État islamique, qui a pour but affiché
de prendre la main sur la Syrie en supprimant les rebelles, sème
le chaos dans un pays déjà affaibli par quatre ans de guerre civile.
Aussi étroit soit le chemin, Razan a trouvé la force et le courage
de nous transmettre ce dont nous avions besoin pour agir et pour
réagir. Alors, agissons et réagissons !
Être avocat en Syrie aujourd’hui, c’est finalement affirmer son
humanité et ne jamais abandonner, quitte à le payer de sa vie.
Razan en avait bien conscience et je la cite : « Vivre sans savoir
ce qui pourrait arriver l’instant d’après n’est pas facile. Mais nous
savons tous que le prix que je paye est modeste par rapport à d’autres.
Certains ont payé de leur vie, d’autres ont subi la prison, la torture et
les mauvais traitements ».
Je souhaite, du plus profond de mon âme, que Razan n’ait pas à
payer le sacrifice ultime pour que sa cause soit à jamais entendue.
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LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Chokri,
martyr de la liberté
Maître Yassine Younsi
Tunis, Tunisie
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 015 • AVOC ATS
Il faisait beau ce 6 février 2013. Déjà, l’odeur du jasmin se
mêlait à celle des petits-déjeuners. Tunis, encore pleine d’espoir,
se réveillait doucement.
Chokri Belaïd est sorti de son appartement tranquillement en
tenant sa serviette à la main. Il prit place à côté de son chauffeur
sans remarquer l’homme à la casquette et au blouson sombre qui
s’approchait.
L’homme pointa son arme froidement. Quatre coups de feu à
bout portant. Aucune chance d’en réchapper. La tête, le cou, la
poitrine. L’homme monta sur la moto qu’un complice conduisait
et disparut en un bruit de moteur puissant.
Transporté d’urgence à la clinique Ennasr, Chokri meurt une
heure plus tard. Qu’emporte-t-il avec lui ? À quoi a-t-il pensé lors de
son dernier souffle ? A-t-il revu sa vie défiler devant lui ?
Chokri est né en 1964 à Tunis dans la banlieue pauvre de Jbal Jloud.
Enfant de la jeune république indépendante, Chokri se souvient
du son de la radio et des voix du président Bourguiba et de son
principal opposant, Salah Ben Youssef.
À 12 ans, alors que Bourguiba est devenu président à vie, l’Union
générale tunisienne du travail s’affranchit du pouvoir et la Ligue
tunisienne des droits de l’homme, première organisation nationale
des droits de l’homme en Afrique et dans le monde arabe, naît,
Chokri, lui, se souvient des rêves et des espoirs que ces mouvements
ont fait naître en lui.
À 16 ans, alors que le pays traverse une crise politique et sociale
où se conjuguent clientélisme et corruption et la paralysie de l’État
devant la dégradation de la santé de Bourguiba, Chokri, lui, rêve de
démocratie et d’État de droit.
Très vite, il s’engage au sein de l’Union générale des étudiants
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L e Mé m o r i a l de Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2015 • AVOC ATS
de Tunisie et dans l’action politique clandestine dans une des plus
célèbres organisations de la gauche tunisienne, le Mouvement des
patriotes démocrates, ou MPD.
Après son inscription à l’université, il est déjà l’un des plus
hauts dirigeants du MPD et, à ce titre, surveillé. Il se souvient de la
clandestinité avant la restauration partielle en 1981 du pluralisme
politique, des espoirs et des déceptions. Les yeux fermés, un goût
de sang aux lèvres, Chokri se rappelle encore…
De la répression sanglante des émeutes du pain à la chute du
président vieillissant, en arrivant jusqu’à la révolution du Jasmin…
une révolution de liberté et dignité contre un tyran, un certain…
Ben Ali. Il se remémore sa passion du droit, ses études en Tunisie,
en Irak puis en France.
À 23 ans, arrêté au cours d’affrontements entre les étudiants
et les autorités, il est détenu à R’jim Maâtoug, pour son activisme
politique en milieu universitaire. Il se souvient des murs, de la
chaleur et de son envie de devenir avocat.
Libéré après que Ben Ali eut pris le pouvoir, dans une initiative
qui visait à promouvoir une sorte de détente politique, il peut enfin
embrasser sa profession de défenseur.
Militant progressiste, il s’engage dans les affaires liées à la liberté
d’expression et à la défense des syndicats, aux droits de l’homme.
Tous ses dossiers lui reviennent en mémoire. Les salafistes arrêtés
sous le régime de Ben Ali et les prisonniers du bassin minier de Gafsa.
Chokri se souvient de la fondation du MPD après la chute du
régime de Ben Ali, des louanges des Tunisiens quand il réussit à
ressusciter le parti démocrate nationaliste unifié, qui aboutira à une
union des partis de gauche et au front populaire.
Il se souvient des villages traversés, des kilomètres parcourus
pour prononcer des discours. Il se souvient des attentes du peuple,
des espoirs des Tunisiens.
Il se souvient d’avoir été l’avocat de la chaîne de télévision Nessma,
accusée d’avoir diffusé le film Persepolis qui a suscité une vague de
violences entre partisans des libertés retrouvées et islamistes.
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Aimé et donc dangereux, il se souvient aussi que le parti politique
islamiste Ennahda et le ministre de l’Intérieur l’ont accusé d’être
l’instigateur des manifestations dans les villes de Sidi Bouzid, Gafsa,
Kasserine et Siliana.
Il revoit le clip dans lequel, sur les réseaux sociaux, un groupe de
salafistes appelle à son assassinat.
Chokri se souvient de la veille.
Le 5 février 2013, à 21 heures, il était invité à parler en direct
sur Nessma dans le cadre d’une discussion sur la violence et les
assassinats politiques. Il se souvient qu’il ne se posa pas la question
du courage quand il dénonça en direct que le gouvernement était
subordonné au néocolonialisme qatari.
Reçu comme avocat et leader de l’opposition tunisienne, il
n’hésita pas à critiquer vivement la poussée de l’islam intégriste en
Tunisie, s’en prenant aux promoteurs de ce qu’il désigne comme
un « projet salafiste servant un plan de déstabilisation américanoqatari » et reprochant au parti Ennahda au pouvoir sa complaisance
à l’égard de ces mouvements extrémistes, voire même accusant
Ennahda d’encourager le terrorisme en créant un climat de peur
dans la population tunisienne.
Il se souvient avoir dit qu’il se sentait menacé et sur écoute.
Dans un dernier effort, Chokri se souvient de son épouse Basma
Khalfaoui, avocate et militante, et de ses deux petites filles en bas
âge, Nayrouz et Nada.
Puis, plus rien, le vide. Le silence.
L’enquête sur l’assassinat de Chokri n’a jamais sérieusement
abouti. Un certain nombre de données prouvent que le ministère
de l’Intérieur aurait pourtant pu empêcher l’assassinat du 6 février.
En effet, à côté du domicile de Chokri se trouve une agence
bancaire. Quelques semaines plus tôt, une employée avait téléphoné
à la police pour signaler le comportement suspect de deux jeunes
circulant à bord d’une Volkswagen Polo.
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Grâce à la plaque d’immatriculation, les vérifications effectuées
ont permis de remonter jusqu’au propriétaire du véhicule qui s’est
avéré être un certain Marwen Belhaj Salah, un des salafistes connu
et qui était accompagné, ce jour-là, de Kamel Gadhgadhi. Ces deux
hommes sont aujourd’hui suspectés d’être les meurtriers.
Le traitement de l’enquête révèle des failles sécuritaires
profondes. Si l’agence était surveillée, si le ministère de l’Intérieur
a pris des mesures sérieuses compte tenu de sa connaissance de
la propagande virulente qui circulait sur les réseaux sociaux par
les imams affiliés à Ennahda et les courants salafistes qui avaient
lancé des appels au meurtre contre Chokri, tout aurait pu changer !
Par contre aucune mesure sérieuse n’a été prise pour mener des
investigations sur le sujet ou interroger le suspect même après
l’assassinat.
Ce n’est qu’après l’assassinat de Chokri que la police judiciaire se
rendra, le 5 mars 2013, au lieu de résidence de Marwen Belhaj Salah.
Lorsque les policiers arrivent, celui-ci a déjà quitté la Tunisie depuis
deux jours en direction de l’Arabie saoudite.
Le 25 juillet, Mohamed Brahmi, autre figure de l’opposition
tunisienne, est assassiné devant son domicile avec la même arme
ayant servi à l’assassinat de Chokri.
L’un des terroristes suspectés dans l’assassinat de Brahmi,
Ezzeddine Abdellaoui, ancien agent de la police tunisienne, est
arrêté lors d’une opération de la brigade antiterrorisme le 5 août
à El Ouardia, au sud de Tunis. Interrogé le 16 août par le juge
d’instruction, il avoue qu’il faisait partie du groupe ayant organisé
et perpétré l’assassinat de Chokri.
La responsabilité politique de l’assassinat est attribuée au
gouvernement en place, en raison de son laisser-faire face au climat
de violence politique comme moyen de résolution des conflits.
Mesdames, Messieurs, cela fait un an que la famille Belaïd, ses
rifaks (ses compagnons membres du MPD), ses confrères avocats
et tous les Tunisiens libres et démocrates attendent ce procès !
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C’est le procès de l’intolérance, de la haine, de la peur, du
terrorisme qui nourrit le projet de déstabilisation du régime.
La recrudescence de la violence politique en Tunisie s’est nourrie
de l’impunité dont ont très souvent bénéficié les auteurs de ces
actes, se disant certainement : « ni vus, ni connus, ni punis », et qui
visent à mettre à mal les libertés d’expression et de rassemblement
pacifique et le pluralisme politique.
Pendant qu’on attend le procès à Tunis, je veux, moi, avocat
tunisien, libre, plaider devant vous la violation des droits
fondamentaux que fut le meurtre de Chokri Belaïd.
Depuis plusieurs mois, les violences politiques se succèdent en
Tunisie sous des formes diverses : meurtres, incitations à la haine
et au meurtre, agressions physiques, destructions de biens et
campagnes de diffamation. Celles-ci sont le plus souvent le fait de
groupes extrémistes salafistes djihadistes.
Tuer Chokri était un crime odieux.
En s’en prenant à lui, ses assassins visaient aussi les principes
sacrés des droits de l’homme : la liberté d’expression, la liberté
d’opinion, la liberté du culte, le droit à la sécurité et le droit à la vie.
Personne n’ignore que le droit à la liberté d’expression consiste
dans le droit de toute personne d’exprimer librement ses opinions
et ses idées. C’est un droit fondamental dans toute démocratie.
La liberté d’expression n’est donc pas seulement importante
pour la dignité individuelle mais aussi pour la participation, la
transparence et la démocratie.
Dans ses déclarations, le gouvernement tunisien considère
que les droits de l’homme sont les fondements inaliénables de la
liberté des individus. Or, les droits initialement reconnus comme
fondements de la liberté individuelle sont régulièrement bafoués.
Il faut que ces violences, qui menacent directement les acquis
de la révolution de janvier 2011, soient traitées avec la plus grande
fermeté par les autorités et dénoncées au niveau international.
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Je viens donc ici, au Mémorial de la Paix, les mains tendues
soutenir la cause de ma Tunisie et honorer la mémoire de ses
martyrs qui ont offert leur vie au nom du respect des droits de
l’homme.
L’histoire a montré que la reine Alissa, fuyant la Phénicie, vint
s’installer sur les côtes d’Afrique. À son arrivée, le Roi Hiarbas
consentit à lui offrir un territoire « aussi grand que pourrait en
recouvrir une peau de bœuf ». Alissa découpa alors avec malice la
peau en lanières dont elle entoura un espace suffisamment grand
pour y bâtir une cité qu’on appela Qart Hadasht.
Au cours de son périple, le héros grec légendaire Énée y fit escale
après une tempête. Lorsqu’il vit Alissa, Énée en tomba éperdument
amoureux.
Lorsqu’Énée, forcé par les dieux, dût quitter Carthage, Alissa,
incapable de le supporter, préférera s’enfoncer l’épée d’Énée dans
le corps et se jeter dans le feu.
Ainsi naquit l’âme de la Tunisie, fière, douce, indépendante et libre.
Deux mille huit cents ans plus tard, les enfants d’Alissa ont
toujours les mêmes valeurs. Ce sont les valeurs humaines de
tolérance et d’espoir.
La Tunisie vit des heures cruciales.
Dans ce qu’elle construit, elle doit laisser les valeurs
fondamentales que sont la vie, la sécurité des biens et des
personnes, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté
religieuse, être les piliers de son avenir.
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© Le Mémorial de Caen - Janvier 2015
Directeur de la publication : Stéphane Grimaldi
Directrice culturelle et éducative : Isabelle Bournier
Organisation du concours des lycéens : Nathalie Lemière
Organisation des concours des élèves avocats et avocats :
Cécile Brossault avec l’aide de Clothilde Mazau et Sandrine Ballard
Directeur de la communication : Franck Moulin
Chargée de communication : Corinne André
Relecture : Judith Lévitan-Dousset
Imprimé en France par Corlet (14)
Photographie page de couverture : François Decaëns
Dépôt légal : Janvier 2015
ISBN : 978-2-84911-210-6
ISSN : 2106-9662­
Recueil imprimé le 20 janvier 2015 sous réserve de modifications et/ou d’annulations
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