La Voix du territoire - Solidarité rurale du Québec

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La Voix du territoire - Solidarité rurale du Québec
La Voix du territoire
Par Cynthia Rivard
Mai 2011
Je suis depuis l’aube des temps. Je chuchote au cœur de l’homme
depuis sa naissance. Faite de sel de mer, de collines, d’écorce, de
savane ou de désert, je suis la voix du territoire qui vous habite.
Je suis cette voix en vous qui soupire d’aise devant un paysage
pourtant mille fois vu, que vous connaissez par cœur, devant ces
maisons banales, magnifiées dans votre regard, ces vallons, cette
forêt ou ce fleuve qui vous émeuvent parce que simplement, ce
paysage, c’est chez-vous.
Je suis cette voix qui s’emplit de chaleur lorsque vous parlez à
l’épicière, au voisin, à l’étranger, parce que vous savez que vous me
portez tous, chacun à votre façon. Parce que je suis votre lien, à
défaut du sang. Et si je me gonfle de fierté, lorsqu’un enfant du village
réussi, atteint l’inaccessible, c’est parce que cet enfant, c’est un peu le
mien, parce que c’est celui du village. Parce qu’il m’appartient un peu.
Je suis aussi celle qui s’étrangle, qui souffre lorsqu’un village est
menacé. Je pleure en silence lorsque le petit moulin de monsieur
Bergeron ferme, que la boutique de madame Hélène disparaît, que le
garage de Robert s’éteint. J’ai le mal du déclin. Chaque commerce,
chaque entreprise qui a disparu m’est une cicatrice d’autant plus
sensible qu’elle a un nom, celui d’un ami chez qui j’aimais aller, avec
qui la discussion était franche et agréable, ponctuée de fous rires.
Et parfois… parfois, il m’arrive de crier de rage. Chaque fois qu’une
école ferme, qu’un hôpital réduit ses services, qu’un comté disparaît,
je ne peux m’empêcher de crier des bêtises, de me révolter contre
l’injustice, le calcul comptable, la décision à courte-vue. Chaque fois,
j’ai l’impression qu’on m’arrache un enfant, ou le cœur, ou enfin,
qu’on me tue un peu.
Du courage, j’en ai vu passer au fil des siècles. Mon histoire s’est
écrite à l’huile de bras. Elle est faite d’arbres qu’on arrache à force
d’hommes et de bœufs, d’églises construites pierre par pierre par vos
aïeux, de trâlées d’enfants accrochés au sein de leurs mères, adultes
avant l’heure, habitants ou bûcherons, généreux parce que pauvres
de tout, sauf de l’amour de leur terre et de leur prochain.
J’étais une voix secrète et intime. Mais il y a 20 ans, j’ai dû sortir du
cœur de l’homme pour parler de sa bouche. Je me souviens.
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Auteure : Cynthia Rivard, Solidarité rurale du Québec (mai 2011)
La Voix du territoire
Le temps était gris et lourd. Du village, on voyait s’avancer une
tempête telle qu’on n’en avait jamais connue. Les plus vieux
s’inquiétaient. Les fermes disparaissaient des rangs. Les écoles, jadis
débordantes, se vidaient de leur vie.
Ce n’était pas la première fois qu’un ouragan s’avançait vers moi.
Déjà, de grands penseurs avaient voulu m’amputer de quelques
villages au Bas-St-Laurent. Les ruraux de l’endroit s’étaient levés,
s’étaient battus. Avaient gagné. Mais cette fois, c’était différent. La
menace n’avait pas de visage, elle venait de partout à la fois, elle
frappait partout à la fois.
Au loin, on entendait la rumeur de la mondialisation. On entendait
des villes l’écho de mots froids. Industrialisation, performance,
rationalisation. Ces mots m’étaient inconnus. Mais je savais d’instinct
qu’ils pourraient m’avaler, aveugles qu’ils étaient de ma richesse.
Et c’est ce qui s’est passé.
Combien d’écoles j’ai vu fermer. Combien de fils j’ai vu partir, pour
toujours, vers la grande ville, en quête d’emploi. Combien de fermes,
passées de génération en génération, objets de fierté et de sécurité
pour familles au sens large, j’ai vu être démantelées. Combien de
laiteries, de beurreries, de boulangeries, de moulins j’ai vu être
rachetés par plus gros, puis encore plus gros, toujours plus gros. Trop
pour moi. Pas encore assez pour les grands mondialistes.
J’ai choisi de les affronter de face, ceux-là.
Février 1991. 1200 leaders ruraux sont réunis à Montréal. Leur voix
retentit, forte et fière, pour dire leur volonté de vivre autrement, de
défier les lois du marché et les colonnes de chiffres, pour refuser,
ensemble, la fatalité. Tant vaut le village, tant vaut le pays ! Comme
un cri de ralliement, un cri de guerre lancé aux mondialistes, ces
paroles retentissent dans la métropole.
Ils se donnent un porte-voix qui leur ressemble. Une coalition
improbable, inusité, qui réunit les grandes organisations du village. De
la caisse populaire au conseil municipal, de l’agriculteur au curé, du
syndicat à l’école, de l’hôpital à la coopérative agricole, tous
acceptent de taire le « je » au profit du « nous ». À leur tête, un
homme, Jacques Proulx, entre aux États généraux agriculteur. Il en
ressortira paysan.
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Auteure : Cynthia Rivard, Solidarité rurale du Québec (mai 2011)
La Voix du territoire
Ils signent la déclaration de guerre. Cette déclaration du monde rural
que j’aime tant et tant entendre parce qu’elle est encore, 20 ans plus
tard, poésie à mes oreilles :
La Déclaration du monde rural
Les États généraux du monde rural réunis à Montréal
les 3, 4 et 5 février 1991
- Conscients de leurs responsabilités face aux Québécoises et
aux Québécois;
- Convaincus que le monde rural est actuellement confronté à
une grave crise structurelle dans tous les secteurs de
l’activité humaine et naturelle;
- Décidés à prendre en main le développement général et
particulier du milieu rural;
- Prêts à vivre en solidarité d’action dans chacune des régions
et entre elles;
- Assurés de parler au nom de l’intérêt particulier et général
des citoyennes et des citoyens du milieu rural;
S’engagent solennellement :
À tout mettre en œuvre dans leur domaine d’interventions respectif
pour favoriser la concrétisation du modèle de développement rural
tel que défini par l’exercice des États généraux;
À respecter les éléments spécifiques qui ont été dégagés et qui sont
à la base de l’édification de la nouvelle ruralité.
Ces éléments sont les suivants :
- La valorisation de la personne;
- La prise en charge, par le milieu, de son avenir;
- Le respect et la promotion des valeurs régionales et locales;
- La concertation des partenaires locaux et régionaux;
- La diversification de la base économique régionale;
- La protection et la régénération des ressources;
- Le rééquilibrage des pouvoirs politiques du haut vers le bas;
- La promotion de mesures alternatives pour un
développement durable.
Par cet engagement, nous nous rangeons résolument aux côtés de
ceux et celles qui travaillent à inventer et à bâtir une nouvelle
société rurale et non pas aux côtés de ceux et celles qui considèrent
la désertification de l’espace rural comme une fatalité.
Réf. : La voix du territoire_vfinale.doc
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Auteure : Cynthia Rivard, Solidarité rurale du Québec (mai 2011)

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