Vivre ensemble en Guadeloupe - 1848-1946
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Vivre ensemble en Guadeloupe - 1848-1946
ChAPITRE 1 : VIVRE EN FAMILLE ChAPITRE 1 VIVRE EN FAMILLE La famille est à la mode, on attribue à sa crise les difficultés de la société, tout en laissant supposer un âge d’or antérieur, difficile à situer dans le temps. Cette famille traditionnelle parée des vertus, de l’autorité, du respect, de la politesse serait centrée sur la femme et on l’a qualifiée depuis des années de matrifocale. Ce modèle familial ancien connaît en même temps le rejet parce qu’il fait la part belle aux hommes, dépositaires du pouvoir et de cette autorité qui écrasent les femmes. Les différentes analyses et études consultées hésitent entre la nostalgie d’un monde supposé et l’espoir d’un futur où les femmes libérées des chaînes masculines investiraient des champs jusque-là interdits. Que savons-nous des familles guadeloupéennes ? De nombreuses études leur ont été consacrées, en particulier en anthropologie, en psychologie, en sociologie. L’apport de l’histoire, plus modeste, reste souvent ignoré, sans doute parce que ses conclusions contredisent les points de vue communément admis. y. Charbit1, J.-L. Bonniol2, M. Cottias3 et plus récemment C. Chivallon4 ont apporté des contributions novatrices. La démographie historique y participe elle aussi, mais la base de données rassemblée grâce à la reconstitution des familles, demeure encore trop limitée, trop peu de chercheurs5 ont cru devoir se lancer dans cette tâche, certains l’estimant même irréalisable. Depuis Petit-Canal6 aucune autre étude démographique n’a été consacrée à une commune de la Guadeloupe. Des études de ce type permettraient de mieux cerner un modèle familial très répandu en Guadeloupe, celui des familles consensuelles. 1 2 3 4 5 6 y. Charbit, Famille et nuptialité dans la Caraïbe, Travaux et documents de l’inEd, Cahiers 114, PUF, Paris, 1987. J.-L. Bonniol, Terre-de-Haut des Saintes, Ed. Caribéennes, Paris, 1980, 372 pages. M. Cottias, La famille antillaise au xViie et xixe siècle, Thèse de doctorat, EhESS, Paris 1990, 459 pages. C. Chivallon, Espace et identité à la Martinique, Ed. du CNRS, Paris 1998, 298 pages. En 2002 nous avons bénéficié pour le xVIIIe siècle de la thèse de F. Régent : Entre esclavage et liberté : esclaves libres et citoyens de couleur en Guadeloupe, une population en Révolution ( 1789-1802) , Paris I. R. Boutin, Petit-Canal. Une commune de la Guadeloupe au xixe siècle, L’harmattan, Paris, 1981. 13 14 RAyMOND BOUTIN - VIVRE ENSEMBLE EN GUADELOUPE La question de la famille doit être étudiée en tenant compte de différents facteurs et en premier lieu du temps. En Guadeloupe, la famille ne résulte pas d’une élaboration progressive par la société, elle est un produit de la colonisation, tout comme le reste d’ailleurs. Les différents apports humains, ethniques, culturels, brassés, fondus sur ce territoire dans une situation historique, économique, sociale particulière, ont donné des contenus variables au mot famille. L’étude d’un tel sujet, dans les limites de la Guadeloupe, nécessite en premier lieu l’inventaire de l’héritage, l’analyse des conditions de développement, la précision des types de famille qui en ont résulté et bien sûr de la vie familiale. Tout cela en tenant compte du facteur temps, car la famille a subi des évolutions au cours de la période 1848-1946. LE POIDS DU PASSÉ Un mot. Les différentes acceptions du mot famille ont été présentées par J.-L. Flandrin7. Il pense que le concept de famille était écartelé entre l’idée de résidence et de parenté, désignant le plus souvent un groupe de parents ne résidant pas sous le même toit mais aussi un ensemble de co-résidents pas nécessairement liés par le sang ou le mariage. Les gens du peuple, davantage que les nobles, se sentaient unis à travers le groupe domestique, perçu comme l’ensemble de tous ceux qui vivent dans la dépendance du père de famille. La triade père-mère-enfants en prenant de plus en plus d’indépendance par rapport au lignage et aux serviteurs, est devenue au xIxe siècle la cellule de base de la société européenne. Cette évolution concerne aussi la Guadeloupe puisque les colonisateurs européens amènent avec eux leurs conceptions de la famille. Mais les facteurs naturels, en particulier l’éloignement de la métropole et surtout les données économiques et sociales conditionnent des attitudes nouvelles. Il en va de même des Africains, puis des Indiens et de tous ceux qui émigrent vers cette île. Esclaves et famille Les sociétés antillaises n’ont pas comme les africaines subi la colonisation, elles en sont le produit et de ce fait, la conception de la famille qui a finalement émergé, résulte des adaptations que chaque groupe de migrants a dû mettre en œuvre pour vivre dans ces conditions nouvelles. Ce processus désigné aujourd’hui par le terme de créolisation est déjà largement entamé au moment de la libération des esclaves. L’Européen et l’Africain se sont affran7 J.-L. Flandrin, Familles, hachette, Paris 1976, p. 10. ChAPITRE 1 : VIVRE EN FAMILLE chis des règles ayant cours dans leurs sociétés, chacun a élaboré des formules plus souples, mieux adaptées au monde colonial et à la société servile. A la veille de l’émancipation, les conceptions de la famille nous paraissent assez bien connues pour les libres et les Blancs. Les esclaves pour leur part nous ont laissé bien peu de témoignages directs. La connaissance de leurs idées et conceptions repose sur l’analyse de leurs pratiques, avec la réserve que celles-ci leurs sont souvent inspirées, conseillées, dictées, imposées par les maîtres et l’Etat. Les auteurs qui ont analysé la situation des esclaves de la Guadeloupe au xVIIe et xVIIIe siècles ont mis en lumière les variations des attitudes des maîtres sur les questions touchant à la famille. A. Gautier8 par exemple distingue plusieurs périodes. a) De 1635 à 1685, le nombre d’esclaves se limite à 4 625 en 1685, et l’équilibre des sexes quasiment assuré. Les objectifs des maîtres sont natalistes et beaucoup favorisent les unions d’esclaves. Cet état d’esprit transparaît dans les comptabilisations des ateliers, certains documents comme ceux de l’habitation Bisdary9 font ressortir les liens de parenté et de filiation entre les esclaves tandis que d’autres persistent à les classer par catégorie, hommes, femmes et enfants. b) De 1685 à 1763,10 la traite devient massive et le rapport des sexes se déséquilibre, (113 hommes pour 100 femmes). Il en résulte un revirement, l’abandon des politiques de mariage et de natalité alors que l’encadrement religieux s’affaiblit. En 1752 chaque religieux doit évangéliser quatre fois plus d’esclaves qu’en 1685, on passe en effet d’une moyenne 290 à 1 139. c) A partir de 1763, sous la contrainte de facteurs économiques, la Guadeloupe redevenue française renoue avec la politique nataliste. Le mariage est promu dans un autre esprit, la lutte contre le libertinage. Cette politique prend fin en 1794 avec la première abolition de l’esclavage. d) La quatrième période englobe la première moitié du xIxe siècle, elle porte la marque de l’arrêt de la traite officielle et de la mise en place de la politique de moralisation de la Monarchie de Juillet. La famille et le mariage sont vivement encouragés. Cette orientation se heurte aux intérêts des maîtres et à la résistance des esclaves. La famille (sous entendue légitime) nous dit V. Schœlcher est incompatible avec la servitude, les maîtres y voient une entrave à leur autorité car même le Code noir prévoit que les curés ne peuvent marier les esclaves sans 8 9 10 A. Gautier, Les sœurs de Solitude, Editions Caribéennes, Paris 1985, pp. 62 à 113. A. Gautier, Les esclaves de l’habitation Bisdary (1763-1817), Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, n° 60, 1984, page 13-50. La Guadeloupe a été anglaise à plusieurs reprises, de 1759 à 1763, pendant la Révolution de 1793 à 1794, de 1810 à 1814, de 1815 (retour de Napoléon) à 1816. 15 16 RAyMOND BOUTIN - VIVRE ENSEMBLE EN GUADELOUPE leur consentement. La négation de l’autorité parentale, l’absence de droits reconnus au mari et à la femme sur leurs enfants, l’impossibilité d’épouser une femme appartenant à un autre propriétaire constituent autant d’entraves à la formation de familles légitimes. Cependant Schœlcher reconnaît que sur ce que Myriam Cottias11 appelle « le monde total de l’habitation » il existe des « liaisons où se retrouve la fixité des relations conjugales. Leur concubinage est un lien puissant auquel viennent le plus souvent se rattacher les obligations du mariage.12 » A côté de ce modèle un autre a court parmi les esclaves, il est polygénique : l’homme a autant de concubines qu’il peut entretenir ou honorer. Au total, il existe plusieurs types de famille dans le milieu servile : des légitimes fondées sur le mariage religieux ou civil, des unions consensuelles stables, des unions de type polygénique, et enfin des familles maternelles. L’importance de chaque type reste à préciser. Les registres de nouveaux libres permettent une nouvelle approche13 de la famille en milieu servile. Nous faisons l’hypothèse que les esclaves acceptant le même patronyme ont des relations familiales anciennes, profondes et suivies. En les listant, et au besoin en les recomposant nous sommes en mesure de préciser la part de chaque type de famille. Il existe cependant des biais difficiles à rectifier. Les premières personnes enregistrées ont pu reconnaître tardivement certains de leurs enfants. Par ailleurs le mode d’enregistrement lui-même est en cause. Les employés municipaux (suivant en cela les directives de l’administration) ont donné la priorité à la filiation directe et ignoré les collatéraux. Ainsi nous connaissons les descendances, père, mère, enfants, mais nous avons peu de renseignements sur les frères et sœurs et très souvent chacun donne naissance à une famille avec un patronyme. Enfin la troisième cause réside dans le nombre élevé de personnes seules. Ces dernières n’ont ni ascendants ni descendants connus. Cela s’explique en grande partie par le caractère marchand de l’esclave ; les maîtres les vendent, les échangent. En passant ainsi d’une habitation à l’autre le lien parental se dissout peu à peu. Ce n’est pas la seule raison. La forte mortalité, la stérilité, la provenance éloignée, la traite clandestine, autant de facteurs à prendre en considération. 11 12 13 M. Cottias, op. cit. page 302. Cité par V. Schœlcher dans des colonies françaises, Abolition immédiate de l’esclavage, Basse-Terre et Fort-de-France, Réédition 1976 de l’édition de 1842, page 79. A notre connaissance cette approche est nouvelle. Jusqu’alors cette question a été étudiée à partir des inventaires d’habitation. Ils permettent d’obtenir des résultats précis et de saisir les évolutions qui se produisent sur une habitation en fonction de la situation économique et des changements de propriétaires. En revanche on peut objecter que les effectifs en cause sont souvent limités. Par les registres de nouveaux libres on prend en compte des masses plus importantes, mais on ne fait que constater la situation à la fin du processus.