Jean Luc Delarue

Transcription

Jean Luc Delarue
Introduction
L’EMPIRE DELARUE
C’était avant. Avant la chute, le déclin, la drogue, les scandales, le cancer et, bien sûr, la mort.
Il n’y avait pas de « Jean-Luc ». Encore moins de « monsieur Delarue ». Mais un « président ».
Voilà comment tout le monde appelait Jean-Luc Delarue dans l’enceinte de la forteresse de
Réservoir Prod. Les bureaux, plus que confortables, se situent dans le XVIe arrondissement de
Paris, à deux pas de la tour de TF1, des locaux de France Télévisions et du Parc des Princes. Des
dizaines de journalistes cohabitent en open space sur plusieurs centaines de mètres carrés, sur
plusieurs étages. Téléphones et ordinateurs, salles de réunion et machines à café, tout est réuni
pour que le travail soit optimal, sans perte de temps ou d’énergie. On arrive tôt. On part tard. On
limite les heures de repas… quand on ne les supprime pas. On téléphone, on prend des notes, on
recopie ses notes, on re-téléphone, et pas de coups de fil personnels, c’est interdit – de toute
façon, personne n’a le temps. Les rédacteurs en chef surveillent. Le président règne dans sa tour
d’ivoire, au dernier étage. Une monarchie absolue qui repose sur tous ceux, petits et grands, qui
aident au maintien et au développement du royaume. Jean-Luc Delarue est indiscutable,
indétrônable, l’âme de la société, mais aussi son corps, ses jambes, ses poumons, son cerveau.
Réservoir, c’est lui. Lui et lui seul l’a créée. Lui et lui seul lui a donné sa formidable santé – la
société a été estimée à plus de 60 millions d’euros en 2008.
En monarque éclairé qu’il est, il ne se laisse pas approcher de trop près. Peu ont réellement
accès à l’homme. Triés sur le volet, les membres de son premier cercle sont les seuls à pouvoir se
prévaloir de le connaître réellement. Certains d’entre eux ont accepté de nous parler de lui.
Quelques-uns ont aussi accordé des entretiens. Aujourd’hui encore, parfois des années après
l’avoir perdu de vue, tous admirent sa force de travail, sa lucidité, son savoir-faire. « Un bluffeur
qui veut à tout prix donner le change, convaincre qu’il est le meilleur, un joueur de poker
redoutable en négociation, capable de te vendre du vent à prix d’or1. » « Un visionnaire », pour
1. Entretien avec un de ses proches.
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Gilles Bornstein, resté dix ans à ses côtés2. « Un grand monsieur, qui m’a appris mon travail »,
pour Agnès, journaliste qui a « grandi » à ses côtés3.
Reste que le président est complexe, changeant, Dr Jean-Luc et Mr Delarue. Tour à tour
affectueux, blessant, chaleureux, désagréable, il passe d’un état à l’autre avec la plus désarmante
facilité. « Il y a un gros fantasme sur Jean-Luc Delarue, tout le monde pense le connaître, mais
très peu finalement le connaissent. C’est quelqu’un à multiples facettes. Il peut être calme, posé,
réfléchi, mais avec une autre personne, il va être différent, l’inverse même. Il est très difficile à
cerner4… »
Très difficile à cerner ? La phrase est concluante. Effectivement, Jean-Luc Delarue était un
être multiple, charmant et distant, intelligent et destructeur, séduisant et difficile à vivre, patron
exigeant et génie des affaires, drogué avéré et réel repentant, séducteur et macho, amoureux des
lettres et de la télé. Tout et son contraire, en quelque sorte : le bien et le mal, le noir et le blanc, le
côté sombre et la lumière. Discret, si discret finalement, sur sa vie privée.
Retour sur un parcours hors norme, entre ombre et lumière, public et privé.
2. Vidéo postée sur francetvinfo.fr, 24 août 2012.
3. Entretien avec l’auteur.
4. Entretien avec un de ses proches.
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UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Russie, XIXe siècle. Le Tsar règne d’une main de fer quand naît un certain Lev Nikolaïevitch
Tolstoï qui sera l’auteur de chefs-d’œuvre tels que Guerre et Paix ou Anna Karénine. Tolstoï est
prolifique, majestueux, un prince du roman dont la notoriété dépasse très vite les frontières de
son pays. Il faut le traduire, et ce n’est pas une mince affaire tant son œuvre est riche, foisonnante,
et son écriture ardue. Plusieurs personnes s’attellent à la tâche, dont un certain Ilia HalpérineKaminsky, naturalisé français en 1890. L’ancêtre de Jean-Luc Delarue ? Peut-être, si l’on en croit
la première grande interview que l’animateur a accordée le 16 novembre 1991 à Télé 7 Jours. Il y
aurait donc en lui quelque chose de slave, un peu de ce sang russe qui fait les hommes plus
passionnés, plus fous. Des ogres, parfois, de ceux qui séduisent et qui tuent dans le même
mouvement. Quoi qu’il en soit, toujours selon Jean-Luc Delarue, le nom d’Halpérine-Kaminsky
aurait été troqué entre les deux guerres contre un patronyme ô combien plus banal et français.
Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Il reste toujours quelque chose des lignées anciennes que l’on
veut faire disparaître pour rentrer dans le rang et le giron d’une République qui, à cette époque,
accueille à bras ouverts tous ses enfants, fussent-ils d’origine étrangère. En l’espèce, chez JeanLuc Delarue, peut-être ce sang slave est-il à l’origine de certaines outrances, de certains
débordements. Peut-être aussi a-t-il contribué à ce mal-être qui ne quittera l’animateur qu’à force
de réussite ou de paradis artificiels. Quoi qu’il en soit, l’âme russe est là, quelque part, avec ses
pleurs et ses rires, son romantisme et ses emportements, sa douceur et ses colères – même si,
dans son foyer, l’éducation a été plutôt glacée.
24 juin 1964. Le petit Jean-Luc Delarue voit le jour au sein d’une famille d’« intellectuels de la
gauche caviar 5 ». Le père, Jean-Claude, est professeur de civilisation américaine. La mère, Maryse,
prépare l’agrégation d’anglais. C’est incontestablement une maîtresse femme, qui veut le meilleur
pour son premier-né. Celui-ci grandit entouré de livres, dans un « esprit de concours6 ». Maryse
l’aime, c’est sûr, et même comme une louve. Mais elle passe son agrégation. Jean-Luc doit être
5. Interview de Vincent, un proche collaborateur.
6. Télé 7 Jours, 16 novembre 1991.
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sage. On l’imagine assis à ses pieds, jouant avec un lego, ou bien en promenade avec une nurse au
parc Monceau, puisque la famille habite le VIIIe arrondissement de Paris. Le soir, après l’avoir
couché, les Delarue reçoivent des amis, passent de longues heures à refaire le monde. Chez eux,
contrairement à ce qui a été écrit, il y a la télévision. Mais celle-ci est enfermée dans un meuble
sur lequel on a tracé cette phrase : « Éteins la télé, j’écoute les mômes7 . » Maryse, on l’a vu,
termine ses études. Jean-Claude Delarue, qui parle quatre langues, dont le japonais, a une vie en
dehors de l’enseignement. Entre deux cours, ce grand pédagogue fonde de multiples
associations : l’Adua (Association des usagers de l’administration), SOSPP (SOS Petits porteurs),
SOSS (SOS Syndics), etc 8. Il a aussi une passion pour la politique, et se présente successivement
aux municipales de 1989 en tête de liste pour Tiberi dans le XIVe arrondissement de Paris, aux
législatives de 2002, et à la présidentielle de 1981 sous l’étiquette « écologiste indépendant ». JeanLuc ne verra pas grand-chose de tout cela : il a six ans quand ses parents divorcent et refont leur
vie chacun de leur côté.
Entre-temps est né Philippe, son seul « vrai » frère, l’enfant brillant de la famille, celui que ses
parents voient déjà « Président de la République » tant il est intelligent. Philippe, le bien nommé,
venu au monde trois ans après Jean-Luc. Un enfant plus brillant. Plus intelligent. Plus beau. Plus
aimé. Plus remarqué. C’est au moins ce dont Jean-Luc Delarue a toujours été, à tort ou à raison,
persuadé.
Il faut bien l’admettre, il n’y a là que le récit d’une enfance presque ordinaire : creuset
bourgeois, bonne éducation, parents très occupés, père dévoué à la République, mère pleine de
caractère, naissance d’un cadet et probable jalousie, le tout suivi d’une mésentente familiale, d’un
divorce et d’un remariage. Pas de quoi faire pleurer dans les chaumières, ni intéresser un
journaliste de « Ça se discute ». Pas de quoi, vraiment ? Jean-Luc Delarue lui-même l’a démenti.
« Il y a beaucoup de points d’interrogation dans mon passé, a confié l’animateur. Par exemple,
le pédiatre s’est aperçu, alors que j’avais dix-huit mois, que mon nez était complètement cassé. Un
mois avant, il était tout droit. Je n’ai jamais su ce qui était arrivé dans l’intervalle. Un bébé qui se
casse le nez, ça doit faire du bruit. Des pleurs, du sang peut-être. Mes proches ne m’ont jamais
rien expliqué, malgré mes demandes répétées. Ils disent qu’ils ne savent pas. C’est l’un des
nombreux éléments de mon passé que j’essaie de comprendre sans juger9. »
Ces doutes, Delarue les réexprime dans son livre posthume, « Carnets secrets », publié aux
éditions de l’Archipel. Est-ce qu’il aurait, en dépit de l’aisance financière dans laquelle il a grandi,
été un petit garçon vraiment malheureux ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il est trop gros,
7. Le Parisien, 18 septembre 2002.
8. David Zar-Ayan, Jean-Luc Delarue, la coupe est pleine, Éd. Pharos/
Jacques-Marie Laffont, 2006.
9. Gala, 22 septembre 2010.
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« enrobé » disent les membres de sa famille. Une « p’tite boule », lancent ses camarades de classe.
Réminiscence ? Il appellera ainsi l’un de ses chiens. Quelles cicatrices ont laissé en lui les quolibets
et les sarcasmes ? Quoiqu’il en soit, tous ceux qui l’ont côtoyé insistent sur son addiction au
sport : une heure de gym matinale à son domicile, de préférence avec un coach, et de la course à
pied qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. L’exercice lui permet de rester svelte. Jean-Luc
Delarue cultive également sa minceur à la clinique Merano, située dans le sud Tyrol italien, à une
heure et demie de Vérone, et fréquentée par nombre de « people ». Et si, une fois de retour, il
reprend un gramme, il le reperd dans l’heure.
Les Delarue, père et mère, font donc tous deux partie de l’Éducation nationale. Pour autant, il
ne leur vient pas à l’idée de mettre le petit Jean-Luc dans le public, du moins pas tout de suite.
Très jeune, c’est lui qui l’affirme 10, il fréquente une école primaire pilote où il ne brille pas par sa
vivacité. On tente de l’initier aux mathématiques avec des cubes, il lève vers ses instituteurs un
regard perplexe. Plus tard, il sera un « élève dissipé » qui ne « fichera quasiment rien entre la
sixième et la terminale ». Rien d’étonnant alors s’il est le « vilain petit canard de la famille », un
rien « dénigré » par ses parents11 . Rien d’étonnant non plus s’il se réfugie dans les jupons de sa
grand-mère maternelle.
Elle s’appelle Renée et habite le VIIe arrondissement de Paris, où elle tient un pressing12.
Sortie de ses obligations professionnelles, c’est la plus disponible et la plus tendre des femmes.
Aimante, douce, souriante, mais néanmoins très énergique, elle est à la fois un refuge et un
secours pour un enfant qui, on l’aura compris, est en manque de tendresse. Chez elle, Jean-Luc se
sent reconnu, apprécié, le centre d’un monde puisqu’elle l’aime d’un « amour inconditionnel ».
Puis Renée ne boude pas son plaisir pour le petit écran. À ses côtés, l’enfant regarde « Le Petit
Rapporteur » ou Michel Drucker. Il rit. Il s’intéresse. Il dialogue. Il questionne.
Plus tard, quand il sera grand, quand il aura gagné son premier salaire, il emmènera sa grandmère avec lui à Venise. Comme une épousée, unique, comme la femme de sa vie. Il gardera
comme de précieuses reliques les deux seuls objets qu’elle lui laissera en héritage : une canne et
une photo d’elle, religieusement posée sur son bureau. Et il avouera qu’après l’avoir perdue, il
s’est « retrouvé sans boussole13 ».
1978. Jean-Luc Delarue a quatorze ans. Il explique lui-même que, depuis le divorce de ses
parents, il est « comme un figurant sur la terre, regarde les trains passer comme dans The Truman
10. Télérama, 30 juin 1993.
11. Interview d’un proche collaborateur.
12. Première, 31 août 2011.
13. Le Journal du dimanche, 3 septembre 2011.
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Show et sourit tout le temps pour ne pas qu’on lui casse la gueule14 ». Élève du collège Lafontaine
à Antony – un bel établissement situé dans un environnement paysager, à deux pas du parc de
Sceaux, il passe péniblement de classe en classe. Est-ce qu’il sait ce qu’il veut faire dans la vie ?
Évidemment, non. Ecoutera-t-il sa mère, qui le voudrait fonctionnaire, à cause de la sécurité de
l’emploi ? Il ne s’y voit pas. Avec l’adolescence lui viennent des idées bien arrêtées sur l’avenir.
Après son bac – car il aura son bac, même si tous en doutent – il va faire de la pub.
« À l’époque, la publicité était très à la mode, dit-il. On sortait juste du tout-Séguéla, du “Ne
dites pas à ma mère que je suis dans la pub, elle me croit pianiste dans un bordel”. Donc après
mon bac, je me suis présenté au concours d’une école de publicité publique, l’IUT de l’avenue de
Versailles. C’était un concours de deuxième rideau, évidemment, mais ils n’en prenaient que trois
sur cent. J’ai été reçu et ainsi ont commencé mes études de “carrières de l’information publicité”.
Je ne sais pas trop pourquoi j’étais là, mais je me débrouillais très bien15 … »
C’est le moins que l’on puisse dire. Car l’ancien « petit gros » complexé relève la tête. Bien sûr,
tout n’est pas simple. Il a du mal à s’intégrer au groupe, à dialoguer avec ses condisciples et ses
professeurs, et rentre tout seul chez lui plus souvent qu’à son tour. Mais il comprend très vite que
l’alcool lève les inhibitions. Il comprend aussi, malheureusement, que la drogue permet de
travailler beaucoup, vite, sans se fatiguer, au moins en apparence, et qu’elle donne parfois de la
fantaisie…
Souvenez-vous. C’était en 1981. Après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la
République, c’est la fin des radios d’État. Place aux 1 641 radios libres qui se lancent avec plus ou
moins de bonheur à l’assaut des ondes. Parmi elles, Arc en Ciel est dirigée par un certain Philippe
Coll, par ailleurs professeur à l’IUT de l’avenue de Versailles. Jean-Luc Delarue l’aborde. Ils se
parlent, s’apprécient mutuellement. Voilà Delarue « promu » assistant de Coll, puis numéro 2 de
sa radio. Pour la première fois, il entre dans un studio d’enregistrement. Pour la première fois, il
goûte l’ivresse des mots murmurés à des dizaines d’inconnus. Bien sûr, le public d’Arc en Ciel se
limite à une petite portion du XIe arrondissement de Paris. Mais qu’importe. Le plaisir est le
même. Quand Philippe Coll s’en va, Jean-Luc Delarue le remplace, tout naturellement pourraiton dire. Il fait venir l’un de ses condisciples, Olivier Doran – qui est aujourd’hui un réalisateur
connu – et, ensemble, ils font « leur » première émission. Delarue ne le sait pas encore, mais son
avenir est devant lui, belle route toute droite, tracé presque parfait qui l’amènera dans la cour des
grands. Pour autant, la réussite qui s’annonce déjà ne remplacera jamais les manques qui se sont
accumulés.
14. Elle, 29 avril 2011.
15. Le Débat n° 138, « Télé vérité, entretien », Éd. Gallimard, janvierfévrier 2006.
9
Il y a le père, le vrai, Jean-Claude Delarue. Adulé parce que trop intelligent, trop brillant,
recherché depuis la plus tendre enfance. Puis les autres, tous ceux que Jean-Luc a pris pour pères,
sur lesquels il s’est appuyé au cours de sa carrière. Public ou privé, people ou intellectuel,
journaliste ou romancier, ils ont tous représenté la pièce manquante d’un puzzle familial à jamais
inachevé. Le premier d’entre eux est sans aucun doute Jean-Pierre Elkabbach, dont Jean-Luc
Delarue croise la route à Europe 1 et qui le « débauche » ensuite de Canal + pour lui faire
intégrer le service public. Vient ensuite son « maître », le grand Pierre Lescure, longuement
côtoyé à Canal + et avec lequel il finira par avoir quelques escarmouches. Puis, beaucoup plus
tard, Claude Berri, sans conteste l’un des plus grands hommes de l’histoire du cinéma français.
Ils se sont rencontrés pour la première fois en octobre 2007 16. Jean-Luc Delarue a vu tous les
films de Berri et, de son propre aveu, « connaît par cœur son livre Autoportrait ». Fasciné, il a
décidé d’en faire le héros d’un documentaire qu’il réalisera lui-même. Une offre que Berri, affaibli
par un récent accident vasculaire cérébral, commence par décliner. Il ne peut pas parler, assure-til.
— Parler ? lance Delarue. Mais si bien sûr, vous le pouvez. Ce qui compte ce n’est pas la
manière dont on parle, c’est ce que l’on dit. Vous, Claude, vous prenez la vie à sa source.
Claude Berri hoche négativement la tête, bougon. Delarue repart bredouille, mais il ne
renonce pas pour autant. Bien au contraire, il fait le siège du cinéaste et finit par avoir gain de
cause. Commencent alors, semaine après semaine, des rencontres destinées à concevoir un
documentaire se déroulant en partie dans l’appartement de Claude Berri, un endroit magique
peuplé d’œuvres d’arts moderne. Commence aussi une relation pleine de sympathie et d’affection
entre le jeune loup des médias et le vieil homme aux portes de la mort. Claude Berri a de la
culture. Il maîtrise la langue française comme personne. Il a aussi une vie riche en souvenirs et en
expériences. Il parle lentement, certes, mais avec cet humour qu’il sait manier à la perfection. Face
à lui, Jean-Luc Delarue avale de temps en temps une gorgée de l’un de ses vins préférés dont le
cinéaste a délicatement fait monter une bouteille. D’ordinaire si péremptoire, il se tait, écoute.
— On est toujours tout seul dans la vie, souffle Berri. Je souffre de solitude. Seules les
œuvres m’accompagnent. Je ne suis pas encore mort, mais j’y pense.
Mourir ? Non. Claude Berri ne peut pas, ne doit pas mourir. Il est immortel. Puis il y a ce
documentaire, réalisé avec la seule aide de deux petites caméras, une œuvre en douze tableaux. Le
clap de début a été donné. Il faut avancer. Claude Berri acquiesce, sourit, accepte de sortir, d’aller
au Louvre tourner une scène devant un chat égyptien, puis à Gand pour une rétrospective Paul
McCarthy17. Un an passe. Déjà un an. Jean-Luc Delarue veut l’ignorer. Mais le clap de fin est
proche. Claude Berri va disparaître, le laissant orphelin.
16. Paris Match, 15 janvier 2009.
17. Idem.
10
Janvier 2009. Même Claude Berri n’aurait pas osé rêver un tel casting. Ce jeudi, au cimetière
juif de Bagneux se presse tout ce que Paris compte d’artistes. Alain Souchon, Kad Merad,
Mathilde Seigner, Richard Anconina, José Garcia, Catherine Deneuve, Alain Delon, Mireille Darc,
Anouk Aimée, Carole Bouquet, mais aussi des réalisateurs tels que Jean-Jacques Annaud, CostaGavras ou Roman Polanski, sans oublier Claude Lelouch. Le barreau a délégué Georges Kiejman,
le monde politique Pierre Delanoë, la télévision Étienne Mougeotte… et bien sûr, Jean-Luc
Delarue, en cuir noir, le visage blême, des larmes aux paupières. Quand il a appris la nouvelle,
hier soir, il s’est dit « dévasté ». Depuis, il a l’impression « que Claude est là, près de lui et qu’il le
regarde sans parler18 ». Il ajoutera même que le décès du cinéaste l’a « tué ». La presse et les
médias railleront son désespoir, pourtant réel. Claude Berri a lancé son « clap de fin » avant que le
documentaire auquel Delarue travaillait avec tant d’acharnement soit terminé. L’animateur se sent
orphelin. Jamais personne ne remplacera Claude Berri dans son cœur. Pourtant, il partira une
nouvelle fois à la recherche du père et pensera encore l’avoir trouvé quand il rencontrera
l’écrivain François Weyergans, seul auteur couronné du prix Goncourt et du prix Renaudot.
Et pourtant ! Tous ces pères de substitutions n’ont sans doute jamais remplacé le vrai. Et le
fils unique de l’animateur ne s’appelle ni Jean-Luc ni Jean-Claude, mais tout simplement Jean. Un
prénom simple, comme un trait d’union.
18. RTL, interview avec Vincent Parisot, janvier 2009.
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