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Rappeurs de sens
Au diable
vauvert
David Foster Wallace
Mark Costello
Rappeurs de sens
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Diniz Galhos
Du même auteur chez le même éditeur
Brefs entretiens avec des hommes hideux, nouvelles, 2005
Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas,
essai, 2005
La Fonction du balai, roman, 2009
C’est de l’eau, allocution, 2010
La Fille aux cheveux étranges, nouvelles, 2010
Le Roi pâle, roman, 2012
Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même,
récit, avec David Lipsky, 2014
Le sujet dépressif, suivi de Petits animaux inexpressifs,
nouvelles, 2015
ISBN : 979-10-307-0086-2
Titre original : Signifying Rappers
© Mark Costello et David Foster Wallace, 1990
© Mark Costello, 2013, pour la préface
© Éditions Au diable vauvert, 2016, pour la traduction française
Au diable vauvert
La Laune 30600 Vauvert
www.audiable.com
[email protected]
Préface
Mark Costello
Début 1989, je reçus un appel de David Wallace,
mon meilleur ami, ancien camarade de chambre de
fac, qui vivait alors chez ses parents dans l’Illinois. Il
m’informa qu’il renouerait avec la vie universitaire
dès l’automne, un cursus d’Esthétique à Harvard,
premiers pas d’un long chemin de croix jusqu’au
doctorat et une carrière rêvée de professeur de
philosophie au sein de quelque campus arboré et
assoupi. Comme je me trouvais déjà à Boston (ville
dont je suis originaire), il me proposa de vivre à
nouveau sous le même toit.
Dès avril 1989, Dave et moi partageâmes un
appartement au premier étage avec deux chambres,
un salon et une cuisine (que nous utilisâmes
peut-être deux fois), le tout pour six cents dollars
mensuels. L’appartement se trouvait sur Houghton
Street, entre les quartiers de Somerville et Northeast
Cambridge, où une population ethniquement
mixte se tassait dans des immeubles vétustes de
deux étages, façades de planches à clin et porches
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Rappeurs de sens
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profonds, habitations typiques de Boston. Les rues
étaient coiffées de câbles, lignes téléphoniques et
cordes à linge. Les jardins étaient petits, en ciment
nu, et farouchement défendus par des bulldogs et
des Madones.
Dave était arrivé, comme à son habitude, chargé
d’une boîte en carton débordant de bouquins. À la
fac, nous avions écrit à quatre mains de nombreux
textes comiques. Mais notre véritable popote
commune, celle qui soudait notre amitié, avait
toujours été la lecture, le fait de faire tourner les
livres de poche comme le plat de purée d’un dîner
de famille. L’Incendie de Los Angeles de Nathanael
West, publié conjointement avec Mademoiselle
Cœur-Brisé, fut le premier livre que Dave sortit,
à son arrivée, avant même de ranger ses serviettes
comme il l’aimait. Puis ce fut Slouching Towards
Bethlehem, le recueil d’articles de Joan Didion à
l’arrière-goût de Yeats et de Bacchantes. Les Récits
Arc-en-ciel de Vollman faisaient également partie
des chouchous : ce n’étaient du reste pas des récits,
mais des reportages, et vu le milieu qu’ils dépeignaient (cellules de dégrisement, sex-shops, prostitution), on était également loin de l’arc-en-ciel.
Mais le cœur même de nos lectures était l’œuvre
de critiques sagaces ; Todd Gitlin sur la télé, Greil
Marcus sur Elvis et la « musique ethnique », sans
oublier le roi de notre appartement, Lester Bangs.
Rappeurs de sens est dédié à un certain L. Bangs,
formulation qui a tout d’un pseudonyme de Lee
Harvey Oswald, mais qui en réalité fait référence
à Leslie Conway « Lester » Bangs, né en 1948 à
Escondido, en Californie, descendant du peuple
de Woody Guthrie, chassé vers l’ouest par les
tempêtes de poussière de la Grande Dépression.
Élevé par une mère atrocement religieuse, Bangs
commença à pisser de la ligne dès le lycée, des
articles potaches et habiles sur la surf music et le
pré-grunge californien. Journaliste de Rolling
Stone à tout juste vingt et un ans, il fut viré du
magazine au bout de quelques années pour rébellion patentée. À trente-quatre ans, Bangs mourait
d’overdose. Ses écrits querelleurs sur le rock furent
publiés en un épais volume, Psychotic Reactions et
autres carburateurs flingués (édités par son cher ami
Greil Marcus) en 1988, juste à temps pour nous
retourner le cerveau.
Psychotic Reactions est une collection de critiques
d’albums hebdomadaires, couvertures de concert,
notes et longs essais sur le funk, le punk, le metal
et la New Wave, publiés dans Rolling Stone, Creem
et Village Voice. Telle une terrible divinité du fin
fond de la jungle (un terrible critique musical ?
un terrible chroniqueur musical ?), Bangs semblait
exiger quelque chose des indigènes : la discorde,
l’accord, le scandale, le sacrifice de vierges. Il était
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tout ce à quoi de jeunes gens pouvaient se raccrocher. Un peu à la Belushi, il avait l’embonpoint
charismatique, cheveux en bataille, rouflaquettes,
et la moustache la plus cool qui soit. Sa prose,
lorsqu’il se donnait assez de temps pour s’appliquer, évoquait Saul Bellow dans sa jeunesse : cru,
argotique, mais aux rythmes majestueux. Tâchez
d’imaginer un Charles Lamb avec une dose de
Bugs Bunny et de Groucho Marx, et très probablement la chaude-pisse. Dave, comme la plupart
des écrivains, vivait dans la demi-crainte aigrie de
six ou sept critiques littéraires à l’échelle du pays,
et il adorait la façon dont Bangs saupoudrait ses
papiers d’attaques contre les chroniqueurs qu’on
érigeait en prêtres du goût. Si moi, LB, gras-dubide aux yeux perçants, vous dis qu’un album
est bon, solide, vrai, authentique, l’essence du
zeitgeist actuel, et vous enjoins, vous et vos amis
lemmings, à courir l’acheter, n’est-ce pas le signe
que ce zeitgeist à la youplaboum, fabriqué de toutes
pièces, n’est pas un peu, vous voyez, bizarre ? Vide ?
Vain ? Triste ? Bangs allait même plus loin que ça,
en soulignant que ces ironies comportaient leurs
propres ironies. En se rebellant contre le battage
mercantile de la critique, il rehaussait son propre
statut de critique. Plus il disait « ne m’écoutez
pas », plus on l’écoutait. Pourtant, Bangs n’était
jamais cynique. D’abord chenille suffisante et
enthousiaste, puis muant en une sorte de Molière
satirique et écœuré, Bangs ne perdit jamais cette
foi selon laquelle la musique pop avait le pouvoir
de nous rapprocher les uns des autres.
Détail marrant. Bangs a écrit ses plus belles lignes
sous le coup de l’insatisfaction. Lorsqu’il tombait
sur un groupe qu’il aimait vraiment, il oubliait ses
piques dignes de Lamb. Elles devenaient inutiles.
Il remerciait simplement le Créateur pour cette
musique qu’il aimait. Brut de décoffrage. Par des
grognements, des grondements, des feulements.
Et le message contenu dans ces grognements était :
c’est bon d’être en vie.
*
Lorsque j’acceptais de vivre avec Dave, il ne
m’informa pas que quelques mois auparavant,
en octobre 1988, il avait tenté de se suicider en
avalant des cachets. Les raisons de ce silence ne
regardent que lui. Lorsque nous étions camarades
de chambre, il y avait eu deux épisodes dépressifs,
avec un retour amer dans l’Illinois. Il ne supportait
ni gentillesses ni amabilités. En bon fils du Midwest,
il avait à cœur la politesse. À l’extrême opposé de
ses obsessions se trouvait l’amour. Mais entre les
deux, sur la vaste bande radio de l’humanité, il y
avait deux stations AM toutes pourries, connues
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Rappeurs de sens
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sous les noms de Gentille et Aimable, qui passaient
un tas de pubs et des groupes comme Mr Mister.
Dave me cacha sa tentative de suicide en partie
parce qu’il voulait s’éclater, nom de Dieu, s’éclater,
et parce qu’il redoutait la tiédeur de la gentillesse.
Lester Bangs s’adressait à la dépression, au cœur
même de la dépression. Il prenait la défense de la vie
en la présentant comme la faculté de juger, de scruter,
d’aimer, de s’unir, d’écouter et d’adhérer. Bangs
était loyal dans sa défense des groupes qu’il aimait.
Son engagement était d’une étoffe aussi attirante
qu’accessible pour Dave : la musique qu’on trouvait
chez les disquaires et à la radio. Nous nous devions
de multiplier les épiphanies pop, le plus ouvertement
possible. Bangs poussait ses lecteurs à cesser de lire
pour se rendre dans des clubs et des salles paumées,
qui par chance abondaient sur les deux rives du
Charles. Dave était plus bar que club, mais avec
l’intercession de Saint Lester, je parvenais souvent à le
convaincre de partir en quête de concerts. En 1989,
l’humanité ne jouissait pas des outils de recherche
insatiables d’aujourd’hui, Google, Yahoo, YouTube,
Bing. Mais les vendredis soir, dans les zones urbaines
à forte densité démographique, nous disposions d’un
autre moteur de recherche tout aussi révolutionnaire.
On appelait cela la marche à pied. À deux pâtés de
maisons de chez nous se trouvait l’I-Square Men’s
Bar, en gros, un centre pour anciens combattants,
reconverti dans les années 1970 en temple du punk
de Boston. Western Front, sur Western Avenue,
était le meilleur établissement ska et reggae au nord
de New York, où de dignes rastas à dreadlocks et
des gamins blancs vêtus de ponchos de chanvre
écoutaient comme un seul homme le dernier album
de Burning Spear dans une brume de splif. Il y avait
également Green Street pour le blues de Chicago et
le Cantab Lounge pour le R&B, glorieux monument
en l’honneur de la Stax Records, où des chanteuses
arborant d’impressionnantes beehive, anciennes
membres des Vandellas, livraient une interprétation
de I’ve Been Loving You Too Long à vous scier en deux,
sur une scène minuscule où l’on devait se sentir
particulièrement exposé. Au Plough & Stars, c’était
de la musique traditionnelle irlandaise, de la poésie
de beatnik, des blancs chantaient en contrepoint du
Robert Johnson, en s’accompagnant sur des guitares
à résonateur.
Sur Massachusetts Avenue, il y avait un sous-sol
baptisé « Wally’s Café », avec jazz toute la nuit,
et du funk le dimanche. Wally’s était la plus
petite boîte de ce type, et pourtant, Miles Davis
y avait joué dans les années 1950, à une époque
où Martin Luther King, étudiant à l’Université
de Boston et habitant du quartier, s’y rendait
également à l’occasion. Le lieu préféré de Dave
se trouvait également sur Massachusetts Avenue :
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le Middle East Café, un kebab bon marché pour
premières années désargentés, dont le patron avait
démoli le mur du fond pour y construire une
grotte destinée à des spectacles de danse du ventre.
Sans la moindre espèce de logique, la danse du
ventre avait laissé place à du stand-up, de la trance,
des performances, et de la musique électronique.
Dans un lieu pareil, les vendredis soir semblaient
ne jamais vouloir finir. Une longue balade dans le
quartier de Cambridge suffisait pour enchaîner
toutes les espèces de grooves existants, avec pour fil
rouge celui des bruits de la ville, des grincements
de bus et des interjections des clodos.
La vie suivit ainsi son cours improvisé, instable,
jusqu’à ce week-end de printemps où un ami
à moi, avocat de gauche du syndicat des remorqueurs, appareilla à Houghton Street avec sa brosse
à dents et deux mixtapes. Slick Rick. Schoolly
D. Ice-T. Chuck D. Du rap. Pour notre plus grand
déplaisir, mon ami semblait en savoir plus sur le
rap en général, et notre petite scène bostonienne
en particulier, que nous. Il nous apprit, entre
autres, que la plupart des clubs dont les patrons
étaient blancs, redoutant le type de « public »
que le rap ne manquerait pas d’attirer, refusaient
d’en programmer. C’était pour cette raison que la
Mecque du rap de cette ville était une ancienne
piste de rollers couverte, totalement déprimante,
construite dans les années 1930, et qui portait le
nom aguicheur de « Chez Voo Disco Rink ». Course
de rollers, français de cuisine, disco : le potentiel
de ce curieux établissement était plus qu’évident.
Mon ami n’avait pas fini sa phrase de présentation
que stylo en main, oreille collée au ghetto-blaster
argenté, Dave avait déjà analysé les jeux de mots
subversifs de deux morceaux de Schoolly D.
*
Rappeurs de sens est le résultat de plusieurs
valences. La première est le succès du crossover rap
de Tone Lo-c, Wild Thing, qui atteignit la deuxième
place du Top 100 de Billboard en 1988, et Funky
Cold Medina, qui se vendit à deux millions
d’exemplaires alors que nous rédigions ces textes
cousus ici en un seul volume. Bobby Brown, issu
de la cité bostonienne de Roxbury’s Orchard Park,
arriva en deuxième place des meilleures ventes avec
My Prerogative, qui est peut-être du rap, ou pas,
bien que Brown fût considéré comme un rappeur.
Le succès de Bobby Brown provoqua un véritable
séisme dans les clubs bostoniens. On le connaissait, on l’avait connu, ou on s’imaginait l’avoir
connu. Des jeunes semblables à Bobby Brown,
on en trouvait treize à la douzaine. À l’instar des
rockeurs de Liverpool après le boom des Beatles,
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les jeunes Bostoniens qui se rêvaient rappeurs ou
promoteurs avaient le sentiment que toutes les
portes leur étaient à présent ouvertes.
Un autre élément d’actualité à Boston, qui
m’inquiétait plus que Dave, était une éruption de
violences à l’arme à feu qui faisait les gros titres
du très sérieux Boston Globe. L’été 1989 fut le plus
sanglant de l’histoire de la ville, et apparemment,
personne ne se l’expliquait. Le phénomène n’avait
rien à voir avec les luttes des Crips et des Bloods,
rien à voir avec une guerre entre gangs organisés.
On était plus proche du massacre artisanal, Boston
étant, d’un point de vue topographique, une ville
de criques et d’isthmes, de péninsules et de cours,
un archipel d’une multitude de petits « tiéquar »
hostiles les uns vis-à-vis des autres. Dans les
colonnes des journaux, on décrivait ces fusillades
dont étaient responsables des ados noirs (détail des
plus dérangeants, souvent à vélo) comme les symptômes d’une société à deux vitesses, de la ruine
des écoles publiques, du décrochage scolaire qui
atteignait des proportions sans précédent, le tout
présenté de la façon la plus vague qui soit, comme
la conséquence de la politique de transport scolaire
visant à une plus grande mixité, ordonnée par une
décision de tribunal en 1974, et toujours en vigueur
en 1989. Ce qu’on appelait le busing fut la grande
réforme, la grande expérience, et la grande blessure
civique de mon enfance dans le Massachusetts. En
1989, treizième année de l’expérience, la violence
menaçait l’image de Boston, qui se voulait un
modèle d’intégration. Les gauchistes favorables au
busing disaient, et vous vous attendiez à quoi ? Les
gamins d’Orchard Park n’ont aucune autre façon
de s’exprimer. Et comme par hasard, ce fut à ce
moment-là que Bobby Brown, avec ses millions de
disques vendus, montra un nouveau moyen, irréel,
de sortir d’Orchard Park et de la pauvreté, assénant
un nouveau coup à la gauche. Pour la municipalité,
c’était la névrose de l’été.
Pendant ce temps, à Houghton Street, Dave et
moi nous adonnions aux joies légères et peu honorables du célibat. Je rentrais du bureau le soir pour
surprendre Dave sortant de sa cinquième douche
ou assis dans son fauteuil en velours préféré, jambes
délicatement croisées, un carnet Mead bon marché
sur les genoux, une Winston Gold 100, ces clopes
extra-longues, fumant dans son poing osseux.
De son point de vue, il traversait un hiatus de sa
vie. Il le disait lui-même, c’était l’ère de Dave-enVacances. Il était venu à bout de sanguinolentes
corrections d’ordre légal sur le manuscrit de son
superbe recueil, La Fille aux cheveux étranges ;
celui-ci paraîtrait en août. La rentrée à Harvard, ce
serait pour septembre.
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Mais Dave-en-Vacances travaillait constamment.
Il était arrivé à Cambridge en avril, avec la volonté
ardente d’écrire un long essai sur la production et la
consommation de films pornographiques. Souvent,
à mon retour aux pénates, je le trouvais en train de
noircir son carnet de notes, s’efforçant de décoder
la vacuité du porno, aussi atroce qu’addictive. Ce
travail, initié sous les auspices de l’espoir et de l’inspiration, était devenu un labyrinthe de paradoxes et
de contradictions évidentes. Grincements de dents,
truismes, répugnances. La prodigieuse stupidité
du porno (décors minables, mauvais dialogues)
était l’une des principales cibles. Mais comment
écrire intelligemment sur les diverses modalités du
Stupide ? Comment écrire avec dignité et distance
sur un titillement en vente dans les magasins spécialisés ? La réponse de Dave, lorsque l’inspiration lui
faisait défaut, était souvent de répertorier et empiler
les paradoxes, créant du coup de nouveaux labyrinthes plus complexes encore. L’écriture devenait
compulsion, et non plaisir. Il quittait fauteuil et
carnet de notes pour s’échapper dans les clubs de
Cambridge, avec le sentiment croissant qu’il butait
contre une impasse.
En juin, si mes souvenirs sont bons, Dave se
rendit à Manhattan pour participer, plus ou moins
à contrecœur, à une conférence d’auteurs. L’un de
ses pairs se lança dans une attaque convenue du
rap, considéré comme violent, anti-blancs, misogyne, et obsédé par les signes extérieurs de richesse.
Dave prit la défense des artistes qu’il connaissait,
louant leur dextérité, la finesse de leurs jeux sur
la langue, leurs assauts crus et retentissants contre
la Babbittrie de l’Ère Reagan. Dave adorait cette
postmodernité accessible, ces chansons fabriquées
à partir de bouts d’autres chansons, ces rappeurs
qui rappaient pour dire que leur rap était meilleur
que le rap d’un autre rappeur, qui lui-même s’en
était pris au rap d’un autre rappeur. Des chansons
qui ne racontaient rien, et qui pourtant détonnaient par leur énergie et leur singularité.
Lee Smith, éditeur à New York, intrigué par cette
défense de la forme, suggéra à Dave d’écrire un
essai qui aurait pu s’intituler « En quoi le rap, que
vous détestez, n’a rien à voir avec l’image que vous
vous en faites, en quoi il est terriblement intéressant, et en quoi, s’il choque, il est une provocation
utile étant donné ce qui se passe de nos jours. » La
posture était toute lesterbangsienne, c’était évident,
et cela suffisait à rendre l’idée plus qu’attrayante.
En outre, Dave pourrait recycler dans cet essai
certains des thèmes, voire certaines pages de son
projet sur le porno (la question de la synecdoque
dans la partie 1B m’apparaît comme un ajout de
ce type). Comme à son habitude très enthousiaste
au début, ravi de ce prétexte de mettre de côté le
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projet « porno » qui tournait à vide, Dave rédigea
d’arrache-pied les trois premières parties « D. » de
Rappeurs de sens entre juin et début juillet 1989. Ces
sections sont vives et nerveuses, à la fois défenses
et sentences. Elles sont en outre optimistes (avec
ce qu’il faut de réserves et d’objections), franches,
extraverties. Dave explique au lecteur que le rap
traîne un sale passé derrière lui. Que le rap est
organique, encore jeune, en plein développement.
Et pourtant il possède un véritable potentiel de
protestation, aussi incongru qu’un pet lâché au
beau milieu d’une soirée. La partie 1B s’attache
à son histoire et à ses termes, aux points « d’incongruité », en particulier la triple influence (qui
sera plus tard la source de tant de problèmes dans
Infinite Jest) entre l’artiste, le consommateur et la
technologie médiatique qui les lie et les sépare.
« Notre point de départ, pour cet essai », déclare
Dave en 1B, « a toujours moins été ce que nous
savions que ce que nous éprouvions, en écoutant :
moins ce que nous aimions que le pourquoi de
nos préférences ». Bien évidemment, ce tableau
de l’impulsion critique se craquelle d’emblée, en
ceci qu’il nous présente comme moins soucieux
de savoir que de sentir, et d’un autre côté, comme
guidés par le besoin de savoir pourquoi nous éprouvons quelque chose. La glorification de ce que
l’on éprouve, c’est un grognement lesterbangsien.
Mais ce sempiternel questionnement sous-jacent,
pourquoi et pourquoi et pourquoi et pourquoi,
c’est bien celui de Dave-l’Introspectif, qui ne
parvient pas à s’arracher à l’orbite planétaire de
ses doutes. J’aime les premières sections de la
face « D. » du présent essai pour ce continuel
va-et-vient. On y trouve de très beaux paragraphes entièrement constitués de bout en bout
de phrases qui se contredisent de la façon la plus
subtile qui soit. Vingt ans plus tard, on dirait
que les pupilles du lecteur, suivant de gauche à
droite chaque ligne de caractères, battent le pavé
aux côtés d’un David Wallace inquiet, insatisfait,
perplexe, en lutte.
L’insatisfaction était la levure de DFW, la vie sous
sa forme la plus élémentaire, et c’était pourtant ce
qui faisait prendre la pâte. L’insatisfaction hante son
œuvre romanesque, des frères à la recherche de sœurs,
des génies reclus à la recherche des joies ordinaires
de l’amitié : la confiance, la compassion, l’affection,
la discussion. Dans les premières parties en « D. » de
Rappeurs de sens, on peut entendre l’espoir et l’humour. Les sautes et gambades de la prose évoquent
l’éclate, l’éclate nom de Dieu, de cet été bostonien.
Les week-ends, nous nous réveillions à des heures
de dilettantes professionnels, pour nous traîner
jusqu’au S&S Deli d’Inman Square où nous dégustions œufs et bacon en parcourant la presse, le Globe
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et ses ruminations sur les fusillades de Roxbury,
et le Phoenix, la feuille de chou alternative chérie
de Boston, qui alliait superbes articles sur la plus
chaude actualité musicale et listes encyclopédiques
de clubs et salles de concerts, le tout émaillé de
petites annonces composées en caractères minuscules (homme cherche homme pour fessée, etc.), et des
pages et des pages de pubs à teneur sexuelle. L’aprèsmidi, nous faisions des parties de basket-ball avec
des gamins d’origine italienne en débardeur, du côté
de l’église Saint-Antoine-de-Padoue (Dave, complètement nul hors d’un court de tennis, mais – ne
vous méprenez pas – extrêmement compétitif dans
toutes les situations, me fêla un jour une dent sur
un rebond). Puis nous nous promenions jusqu’à
Central Square, afin de passer au peigne fin les
bacs promos de Cheapo, un disquaire miteux et
éclectique de Massachusetts Avenue, tout près
du Cantab et du Middle East Café. Les employés
de Cheapo valaient en soi le déplacement : ils
souriaient méprisamment de vos goûts musicaux
putrides tout en vous aiguillant vers la manne tant
recherchée. Qu’on leur demande un album de Ken
Maynard (cow-boy chantant des années 1920,
nasillard, solitaire, minimal, du Cormac McCarthy
en chanson), et les employés : (a) se moquaient de
Ken le Cow-boy et (b) récitaient sa discographie
complète avant de vous demander quelle chanson
précise vous intéressait. La came des employés de
Cheapo, c’étaient les carrières musicales de William
Shatner et de Charles Manson, bien avant que les
champions du second degré bon teint de Rhino
Records ne s’y intéressent. Ils toléraient tout,
n’importe quels goûts, n’importe quelle question de
client, à l’exception de ce qu’on appelait du « hard
rap » (le rap violent et provocateur), qu’ils considéraient comme fondamentalement non musical.
Cette boutique, qui avait des bacs entiers remplis de
didgeridoo aborigène et de Bach électronisé par l(e)
(a) transgenre Wendy / Walter Carlos, ne possédait
qu’une poignée d’albums rap, que les employés
semblaient rechigner à vendre, à connaître, et même
à toucher.
Vers 4, 5 heures, nos amis nous appelaient, ou
nous les appelions. Le plan de soirée était établi
avec les mêmes précautions qu’une invasion. Si je
vous disais que je serais à 10 heures au Middle East
pour un concert rap, ou bien on s’y retrouvait en
temps et en heure, ou bien on se loupait. En cette
ère pré-SMS, les plans entre potes avaient le poids
de véritables enjeux, parce qu’une fois que la soirée
débutait, il était impossible de les rectifier.
Les soirées rap du Middle East étaient un vrai
foutoir, vulgaire et outré, avec pour maître de
cérémonie, sur cette scène d’Ali Baba, un lascar
en jogging, le même type chaque semaine. Les
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Rappeurs de sens
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autres soirs dans ce club, le ton était âpre, aiguisé,
empoisonné, comme du Brecht dans un cabaret de
Weimar. Les numéros bizarroïdes s’enchaînaient,
insolites, sourire en coin, avant-garde, des nains
en smoking jouant du Velvet Underground. Les
rappeurs se révoltaient contre tout cela. Avec leurs
dents recouvertes de métal et leurs pendentifs à
l’effigie du dollar, leurs figures de danse exécutées
à la perfection mais définitivement volées à un
autre, ils étaient plus proches de Liberace que de la
Black Liberation 1. Leur but était de faire quelque
chose de très étrange pour Cambridge : divertir.
Mais différents aspects de ces élucubrations
sincères entraient en contradiction, s’annulaient
de façon grotesque, les lunettes noires de dictateur
africain, les dos raides comme des membres de la
Nation of Islam 2, la propension systématique (et
pourtant farcesque) à se saisir l’entrejambe pour
évoquer gangstérisme et règlement de comptes à
l’arme à feu, sujet des plus redoutés durant cet
été sanglant. Et puis c’était bien trop bruyant, la
sono était vraiment trop merdique, et nous en
étions quittes pour un long retour à pied chez
1. Black Liberation Army, groupe nationaliste noir américain.*
*Toutes les notes de bas de page de la préface sont du traducteur.
2. Nation de l’Islam, organisation politique musulmane noire
américaine.
nous, assourdis, tremblants, dans des quartiers
endormis et déprimants. Durant ces longues
marches, la question de Dave était toujours la
plus essentielle : « Alors, est-ce que cette soirée
était complètement nulle ? Ou alors, d’une certaine
façon, était-ce délirant, génial, sans limite ? »
Le lendemain matin, je partais travailler, et Dave
se jetait sur son carnet de notes afin d’y remanier
les impressions et dilemmes de la soirée passée.
Après qu’il eut écrit ces parties vivantes, quoique
témoignant de ses sentiments partagés (1B et 1C
en sont des exemples), il se retrouva à nouveau dans
le labyrinthe tant redouté de sa réflexion. La prose
cessa de couler d’elle-même. Il me demanda de lire
ce qu’il avait écrit. La nuit, nous nous promenions,
à pied ou en voiture, afin d’en discuter.
Pour Dave, le fait de conduire facilitait les
rapports sociaux. Les impératifs d’une conversation normale – écouter en réfléchissant, en
prêtant attention aux expressions et au langage
corporel de l’interlocuteur, en analysant les
messages parfois contradictoires (la voix
exprime l’intérêt, mais le visage reflète l’ennui),
tout en se questionnant sur ses propres messages
contradictoires d’intérêt, d’ennui, de politesse,
de colère – étaient parfois de véritables fardeaux.
Il était bien plus facile de parler en roulant,
parce que la position des deux interlocuteurs,
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Rappeurs de sens
24
assis, ceinturés pour leur sécurité, les poussait à
considérer tous deux le même néant relaxant de
l’autoroute. L’autoroute, en épargnant le contact
visuel, rendait l’interaction sociale supportable
aux yeux de Dave, lorsque ses nerfs étaient trop
à vif. Son humeur s’améliorait toujours lorsque
nous roulions à 2 heures du matin, en compagnie de nos petites amies, jusqu’aux plages du
nord de Boston ou à l’ouest, à Walden Pond, cet
étang profond et naturel dans lequel nous allions
nager, à présent oasis perdue au milieu de quartiers résidentiels. Le goût de l’étang de Walden
évoque l’odeur du trottoir juste avant la pluie.
Son eau est très dure, idéale pour la nage, aussi
caressante que du velours. Dave retroussait les
jambes de son pantalon de velours côtelé pour y
patauger tel Alfred Prufrock, en se souciant juste
à peine des tortues serpentines. Il était heureux :
ça s’entendait. Il se sentait bien.
Les fois où nous ne nous trouvions pas simultanément chez nous, et où nous ne nous baladions
pas en voiture, il m’arrivait de rédiger des réponses
aux parties de son essai sur le rap. Un ouais-mais
ou un et-si, laissé sur son bureau. C’est Dave qui
eut l’idée d’incorporer mes réponses et de faire
de cet essai un ouvrage à quatre mains, où les
deux voix se couperaient mutuellement. L’idée
de la structure (trois chapitres singeant le modèle
hégélien thèse, anti-, synthèse) vient également de
Dave, avec ses sous-parties comiquement alambiquées, 1A, 2B, 3C, 2D, 3F, 3H, qui instaure
une ambiance tendue, tassée, à juste titre urbaine,
évoquant un immeuble plein à craquer, occupé par
des paragraphes en rogne, tous désireux de déclarer
la guerre au propriétaire.
J’écrivis deux parties à la fin de cet été. Un
passage reprenait le mode de Dave, internalisé,
discursif, la tragédie de la tête. Subtilement, nos
positions bougèrent. L’été pâlissait, et son malaise
grandissait, il se sentait plus anxieux, moins
concentré, moins apte à canaliser ses pensées dans
une direction productive, ou tout du moins qui ne
serait pas effrayante. Lorsqu’il en vint à écrire la
section 3H (un sermon, en vérité : lucide, courageux, agressif ), il en était venu à ne plus considérer
le rap comme un gros « m… » plus que nécessaire
adressé à l’Amérique de Reagan, mais comme
un cheval de Troie du cœur et du cervelet, une
« protestation » minée par tant de motifs vaseux
et d’hypocrisie qu’elle ne pouvait qu’échouer.
Conçue pour échouer, née pour être récupérée et
phagocytée dans le sillon sale des médias.
L’isolement, le solipsisme, la mort du lien, tels
étaient les grands ennemis de Bangs. À mesure
que l’été se retirait, l’appartement de Houghton
Street s’emplissait chaque jour un peu plus de cet
25
Rappeurs de sens
26
isolement glacial. Je me souviens que les visiteurs
se firent rares, moins passionnés, les discussions
plus convenues, les nuits de vadrouille moins
fréquentes, jusqu’à disparition. Les cours reprirent
en septembre. Dave, qui avait jadis « réussi » en
philo avec une savante aisance, et qui en outre
projetait de vivre de ce don par le professorat,
prit conscience en 1989 qu’il n’avait plus le goût
à la fac. Il avait du mal à suivre les séminaires,
grimaçait en lisant des arguments syllogistiques
en faveur de la Beauté. Il but plus, et seul. Ces
pages, à la fois écriture et collage voix / pensée,
sont la dernière œuvre qu’il achèvera avant de
se présenter au service de santé des étudiants
d’Harvard, par un froid après-midi d’automne,
pour y avouer poliment de tenaces pensées autour
du suicide.
On peut entrevoir une partie de ma réaction
face à la sombre tournure de la vie à Houghton
Street dans les deux sections, ouvertement journalistiques, que Dave plaça au début et à la fin de
l’ouvrage. La section 1A est le récit d’un après-midi
dans un studio rap miteux de Roxbury, au beau
milieu de la vague de meurtres, les jeunes producteurs épuisés et les aspirants mal dégrossis, tout ce
beau monde subjugué par la poudre aux yeux du
succès de Bobby Brown. La coda (section 3I) est
le bref récit d’un Peace Rally, un rassemblement
antigangs assorti d’un concert rap gratuit sponsorisé par la ville, par une chaude journée d’août,
au Roxbury Community College. Le concert était
censé pousser les bandes rivales d’Orchard Park,
Franklin Park et Melnea Cass à enterrer la hache
de guerre. Par haut-parleurs crachotant interposés,
des victimes, des mères ayant perdu leurs fils, des
ados en fauteuil roulant, des pasteurs et des politiciens devaient inciter les jeunes à « s’amuser » et à
« arrêter la tuerie ». Les rappeurs locaux les plus en
vogue seraient présents. Gang Starr tenait le haut
de l’affiche : pour rejoindre la scène, ils traversèrent
la foule en limousine de location, blanche, une
modeste pique humoristique contre le bling-bling.
La rumeur voulait que Bobby Brown en personne
apparaîtrait comme par magie pour réunifier la ville
tout entière grâce à son rap. Au cas où Bobby, pour
une raison ou une autre, ne viendrait pas, on avait
également prévu une présence policière d’origine
très irlandaise, des barricades et des hélicoptères,
des fourgons cellulaires, et une rangée de bergers
allemands pantelants. Ces sections journalistiques
sont des ballades didionesques, en hommage à
ses impressions de voyage dans la Californie des
années 1960, portraits de gens emprisonnés dans
les bulles de savon colorées qu’on appelle leur
« personnalité », remontant au gré d’une saute de
vent culturel, avant d’éclater.
27
Rappeurs de sens
28
Tout au long de ce livre, je ne cesse de tiquer,
à l’attention de mon coauteur. Le rap est stérile,
fermé et circulaire si on ne le considère que
comme quelque chose qu’on écoute sur son
poste, ou dans sa tête. Mais il y a aussi l’ici et le
maintenant, il y a aussi une ville et un été. Des
personnes bien vivantes, idiotes, astucieuses,
vénales, rêveuses, qui écrivent des vers et font des
mixtapes. Qui se pressent devant ces barricades
gaéliques pour manifester en faveur de la paix.
Éviter cette vie et dire justement que tout cela
manque de vie, c’est de la triche. Et conclure
de ce supposé manque de vie qu’on n’a plus
rien à dire, c’est tragique. Et quand je tique à
l’attention de mon coauteur, c’est en réalité une
supplique : allez, mon vieux, quitte ce canapé et
sortons.
*
Une note au sujet de la nouvelle édition : la
première édition de Rappeurs de sens parut en
mai 1990 avec une courte discographie et une
transcription exhaustive des paroles, samplées ou
non, du classique hip-hop Paid in Full, d’Eric B. &
Rakim. Afin de désencombrer un peu les choses,
ces appendices ont été supprimés, de façon à mettre
en avant le texte de l’ouvrage à proprement parler.
Ce texte, ainsi que les remerciements originaux,
a été conservé tel quel. Cet ouvrage est une
œuvre nerdesque estampillée 1989, grouillant de
références fugaces et cryptiques à Howard Beach,
à Dick Gephardt, à l’enlèvement de Tawana
Brawley, aux émissions télé et aux campagnes de
pub de cette gueule de bois post-Reagan. (De nos
jours, on remplacerait toutes ces références par la
tuerie de Newton, les « nip slips », Dancing Baby
et Wayne LaPierre). Qui se souvient d’Arsenio
Hall et des California Raisins ? Faut-il avoir plus
de quarante ans pour saisir ces références ?
C’est une question, et un problème. Rappeurs
de sens tape dans (et tape sur) les vastes thèmes
de la culture de masse, un type bien particulier
de scandale mercantile qui à l’heure qu’il est n’a
toujours pas cessé de hanter et de dominer notre
pays. Pourtant, ironie du sort, alors qu’elles
prétendent se hisser à un point de vue éternel,
ces phrases rappellent avec insistance qu’elles
datent de 1989, en employant des mots tels
que nouveau, bientôt, récemment, cette année,
maintenant. Le genre de termes qui ne vieillissent pas bien. Qui confèrent aux choses leur
fragilité temporelle, aussi sûrement que la date
de péremption d’une brique de lait. Et ironie de
l’ironie, c’est là l’un des avertissements constants
du livre, le bûcher de toutes les modes, le
29
Rappeurs de sens
vide-ordures de la temporalité. Mais pour datées
(et très précisément : de l’année 1989) que ses
pages puissent paraître à première vue, en les
relisant, je ne peux m’empêcher d’être frappé par
l’équilibre et l’atemporalité de certains passages
de la main de mon coauteur :
30
Tout comme la boîte à rythmes et
le scratch, le sample et l’accentuation
du deuxième temps, la « chanson » du
rappeur est essentiellement l’une des
couches supérieures de l’épais tissu de
rythme qui, dans le rap, usurpe les fonctions essentielles de la mélodie et de l’harmonie que sont l’identification, l’appel, le
contrepoint, le mouvement et la progression, les entrelacs des notes tressées… des
pulsations chorégraphiques ouvrant le
champ des possibilités physiques, mariées
rythmiquement afin de souligner de
façon complexe des paroles qui affirment,
tant par le sens que par la métrique, que
les choses ne peuvent jamais être autres
que ce qu’elles sont.
Eh ben. Le rap, c’est de la poésie. Il est constitué
de rythmes et d’éléments métriques, c’est-à-dire
du temps scandé. Je ne sais pas trop quoi faire des
complexes interactions entre temps, texte, tension
et temporalité dans ce petit bouquin, mais il est
sans doute préférable de ne pas embêter le lecteur
avec tout cela.
Juillet 2013
À l. bangs
1. Droit inaliénable
M.
(1A)
Les répartitions par district des écoles
présentes dans une portion de Boston s’étendant
du sud de South Boston jusqu’à Dorchester via
Roxbury ont toutes le même effet : les zones
majoritairement noires sont coupées des zones
majoritairement blanches.
— Morgan versus Hennigan, Cour de district des États-Unis du Massachusetts, 1974
La fonction recherche de l’autoradio de la Ford
fait son boulot. Le centre-ville s’éloigne. Des kilomètres de quartiers résidentiels emplissent le parebrise. Le syntoniseur se fixe sur un point stéréo de
37
trente secondes les plus profondes du rap : « Yeah,
dit Schoolly
Rappeurs de sens
➝
la bande, sans doute une radio étudiante. « Ouais »,
fait un nouvel ami. « Il se passe quoi. Ça le fait ou
quoi. » L’autoradio possède un autre bouton, vol , sur
lequel on appuie frénétiquement tandis que la Ford
fonce, allègrement, vers la source du bruit. Non pas
le studio de la station de radio, dans un campus de
l’autre côté de la rivière, ni les tours de transmission
en banlieue, mais RJam Productions dans le North
Dorchester où des gamins noirs des lycées à présent
libérés de la ségrégation – Latin, Madison Park,
Jeremiah Burke, Mattapan – réalisent des démos et
rêvent de peser encore plus que notre nouvel ami à
la radio, un jeune homme surnommé Schoolly D.
qui, en ce moment même, à un volume dangereux
pour les enceintes, a l’air de peser bigrement lourd.
« Avant de commencer ce nouveau disque… », est
en train de dire Schoolly. Le disque en question s’intitule Signifying Rapper3, une histoire de revanche,
brève et sanglante, tirée de la Face B de l’album
Smoke Some Kill de Schoolly. L’intro du morceau,
récitée d’une voix résonnant à vide dans sa propre
réverb sur un riff volé à Led Zep, demeure à ce
jour, même censurée afin de passer sur les ondes, les
38
3. « Signifying » peut faire référence à des jeux d’insultes et
mots d’esprit dans la culture noire américaine (tels que « The
Dozens », cité plus loin dans le texte). On retiendra ici la traduction littérale « signifiante », en espérant que l(a)(e) lect(rice)
(eur) garde à l’esprit la polysémie américaine. [N.d.T.]
Whas up
Whas goin up
Before we start this next record
I gotta put my shades on
So I can feel cool
Remember that law ?
When you had to put your shades on to feel cool ?
Well it’s a law
Gotta put your shades on
So you can feel cool
I’m gonna put my shades on
So I can’t see
What you aint doin
And you aint doin nothin
You aint doin nothin
That I [incompréhensible]
Well let’s get on with this [bip] anyway4 :
39
4. Il se passe quoi / ça le fait ou quoi / Avant de commencer ce
nouveau disque / Faut que je mette mes lunettes noires / Pour que
je me sente cool / Tu te souviens de cette loi ? / Quand fallait mettre
ses lunettes noires pour se sentir cool ? / Eh ben c’est toujours la loi /
Faut mettre ses lunettes noires / Pour se sentir cool / Je vais mettre
mes lunettes noires / Comme ça je verrais pas / Ce que vous faites
pas / Et vous faites rien / Vous faites rien / Que je [incompréhensible] / Enfin bref, revenons à cette [bip] :
Rappeurs de sens
40
Peut-être la radio a-t-elle décidé de se lancer dans
une rétrospective Schoolly D. couvrant les deux
années de sa carrière, avec à la clef les quatorze pistes
de Smoke Some Kill. Si c’est le cas, nous n’allons
pas tarder à écouter un autre classique de Schoolly,
Black Man, dont un sample reprend les paroles de
H. Rap Brown, le « Ministre de la Justice » des
Black Panthers : You can’t do your own thing if your
own thing aint the right thing (« Tu ne peux pas
faire ton truc à toi si ton truc à toi est pas le bon
truc à faire »). La fonction recherche du cerveau
se fixe sur un souvenir du plaidoyer de Robert
Kennedy en faveur de la paix dans un ghetto en
ruine : Rejetez les Bull Connors et les Rap Brown,
les racistes de toutes les couleurs ; et nous voici sur la
voie express John F. Fitzgerald, qui tient son nom
du grand-père de RFK, le très honorable maire
populiste John F. Fitzgerald, qui faisait lui-même
figure de H. Rap Brown à l’époque où les Irlandais
étaient en bas de l’échelle sociale bostonienne.
Nous sommes donc en train d’écouter un admirateur des années 1980 d’un populiste militant des
années 1960, qui fut conspué comme démagogue
par le petit-fils d’un démagogue ayant donné son
nom à la route sur laquelle nous roulons.
Les zones majoritairement noires sont coupées des
zones majoritairement blanches, déclara un juge
fédéral en 1974, et on trouve partout des preuves
que rien n’a changé depuis. Sur la gauche de la voie
express Fitzgerald, en direction du sud, défilent
vingt blocs de sinistres cités irlando-catholiques, la
limite la plus occidentale de Belfast, avec en prime
graffitis en l’honneur du Sinn Féin et fresques
décrivant une glorieuse Irlande réunifiée, un
quartier où tout petit malin peut se faire briser le
péroné pour avoir salué la décision juridique de
1974 à cause de laquelle « Ils » ont été transportés
par bus, de là d’où « Ils » venaient – Dieu sait où,
le tiers-monde, à coup sûr – jusqu’au sud de Boston,
blanc à 97 %. À droite de la voie express se trouve
l’endroit dont parlent justement les briseurs de
péronés : la limite la plus septentrionale d’Haïti,
de la Jamaïque et de la Georgie, tout à la fois. Un
archipel de territoires en plein Boston, du nom de
North Dorchester.
Réunifier les deux côtés ne tiendrait à rien. Les
deux quartiers sont aussi durs et pauvres l’un que
l’autre. Tous deux détestent également le monde
universitaire qui se trouve de l’autre côté de la
rivière, et dans lequel, à cause des écoles publiques
pourries de Boston, ils n’entreront jamais. Et les
gamins de ces deux quartiers peuvent exprimer
cette détestation sur le son d’une radio campus,
où par cet agréable matin, des gamins issus des
banlieues résidentielles, nantis d’un emprunt
étudiant, diffusent l’œuvre d’un jeune issu d’un
41
Rappeurs de sens
ghetto de Philadelphie, sensiblement du même
âge, jadis considérablement plus pauvre qu’ils ne le
sont, mais à présent, grâce aux royalties de Smoke
Some Kill, considérablement plus riche.
Non pas que l’appréciation commune de
la musique de rue noire américaine soit une
nouveauté : il y a vingt ans, lorsque Morgan versus
Hennigan, le Brown versus le Bureau de l’éducation
de Boston, suivait son cours au tribunal, et que
même les Italiens basanés n’étaient pas toujours les
bienvenus dans les quartiers irlandais à l’est de la
voie express, les gamins du Little Belfast de Boston
chantaient à l’unisson avec James Brown à la radio
42
Say it loud
I’m black and I’m proud
Say it loud
I’m black and I’m proud 5 !
Seulement, au beau milieu du funk contagieux,
les têtes de caillou irlandaises se rendaient compte
de ce qu’elles disaient : mais nan, « Je suis fier d’être
noir » c’est pas Dieu possible, c’est comme d’être
au sex-shop, tu sais, et puis tu te perds ou quelque
chose et tu te retrouves dans la section hommes,
tu vois ? pas la section réservée aux hommes, celle
5. « Dites-le haut et fort / Je suis noir et je suis fier » (bis).
avec des hommes, bon Dieu, et puis tu te casses
aussi vite que possible. Alors ils mâchonnaient les
parties à supprimer
Say it loud
I’m mmm hum proud
Say it loud
Mum hum hum proud !
Et ces blancs marmonnant fans de funk en 1968
étaient les neveux des adorateurs de Little Richard,
et les fils des soldats qui avaient ratatiné Hitler sur
fond de jazz à la Duke Ellington.
Mais le rap n’est ni le funk, ni le rock, ni le jazz,
et le grand brassage, consistant à diffuser de la
musique « ghetto » sur des radios campus à l’attention de ghettos d’une autre couleur, n’est pas
qu’une simple répétition des brassages précédents.
Par exemple, comment un fan de Smoke Some Kill
pourrait-il marmonner ces vers
Black is beautiful
Brown is [sick ? slick ? stiff ?]
Yellow’s OK
But white aint shit 6.
6. « Noir c’est beau / Marron c’est [ouf ? classe ?] / Jaune ça va /
Mais blanc ça vaut que dalle. »
43
*
Rappeurs de sens
RJam Productions, modestement sis dans un
quartier noir et hispanique de Fields Corner, dans
le North Dorchester, consiste en :
44
• Un (1) garage quatre places rempli de matériel d’enregistrement et de remastering d’une
valeur supérieure à la plupart des propriétés
du pâté de maisons ;
• Un (1) téléphone à touches (de location) ;
• Deux (2) Blazers Chevrolet, portant les
plaques personnalisées RJAM1 et RJAM2,
chacune équipée de téléphones satellite et
d’autoradios dernier cri (de location également) ;
• Un (1) magnétoscope bloqué sur la scène
mythique de Kathleen Turner dans La Fièvre
au corps (Body Heat, 1981) ;
• Plus important, huit (8) talents prometteurs
liés par contrat.
Si – comme c’est arrivé à de nombreux labels du
coin – RJam devait être liquidée au profit de ses
créditeurs, voilà à quoi ressemblerait l’inventaire.
Mais dans ce garage reconverti, on trouve d’autres
trésors, hors de portée des coups de marteau du
commissaire-priseur. Schoolly D., le rappeur
signifiant originel, s’étale sur les « unes » de magazines
rap tels que Hip-Hop et The Source ; et le principal
actif de RJam, impossible à mettre en vente, est la
brûlante ambition des artistes de son écurie, chacun
aspirant à devenir le nouveau Schoolly D. Ou le
nouvel Ice-T, ou le nouveau Kool Moe Dee, ou le
nouveau L.L. Cool J, ou le nouveau Dieu sait qui,
selon le héros que s’est choisi le gamin à l’origine de
la démo. En l’occurrence, ce matin, le rêve est de
devenir la nouvelle MC Lyte (une rappeuse hardcore
connue pour des morceaux tels que Lyte Vs. Vanna
Whyte et 10 % Dis), car aujourd’hui, c’est le jour de
Tam-Tam, et Tam-Tam, âgée de seize ans, est une
gamine élevée à la dure, issue du même moule que
MC Lyte, et qui, comme elle, est jolie, sait danser et
envoie les mecs se faire voir, le tout simultanément.
C’est en tout cas ce que prétend le producteur,
promoteur, et sévère conseiller de Tam-Tam, Gary
Smith, qui inaugura RJam le jour de l’anniversaire
de Martin Luther King, en 1989, avec son frère aîné
Nate. Nate, le senior de la firme, a vingt-cinq ans.
Gary, vingt-deux ans, gère la compagnie tandis que
Nate voyage en compagnie de son vieil ami du ghetto
(à présent son patron), le rappeur / chanteur inspiré
par Prince, quatre fois disque de platine, Bobby
Brown. RJam fut créé en partie grâce à l’apport financier de Brown, multimillionnaire de vingt-trois ans,
natif de Roxbury. Brown vit à présent à Los Angeles.
45
Rappeurs de sens
46
Nate et Gary Smith tirent un profit confortable
en réalisant des démos à cinq cents dollars pièce,
mais ce n’est pas le genre de confort qui intéresse
vraiment les deux frères. Leur but : marcher dans
les pas entrepreneuriaux de Rush Productions, une
boîte de production jadis aussi modeste que la leur,
installée dans une cave d’Hollis, dans le Queens, et à
qui l’on doit depuis le label Def Jam, Public Enemy,
L.L. Cool J, les Beastie Boys, et la majeure partie de
ce séisme culturel qu’on appelle le rap. Gary Smith
ne compare jamais RJam à Def Jam ; mais à l’instar
de Russel Simmons, patron de Rush / Def Jam,
Gary produit de la pop, de la soul et du R&B, de
même que du rap pur et dur, et sa préférence va en
réalité au R&B. Mais combien d’étudiants du lycée
Jeremiah Burke tout proche peuvent se permettre de
rêver de R&B, suivre des cours de musique, dégotter
cinq cents dollars pour acheter un ensemble sono de
deuxième, troisième, voire quatrième main, trouver
trois amis prêts à apprendre la batterie, la basse et le
clavier, puis dégotter à nouveau cinq cents dollars
pour enregistrer une démo chez RJam ? À l’opposé,
n’importe qui possédant un larynx est en mesure
de rapper, et le business florissant des démos rap
permet à RJam de payer leurs impôts, leur loyer et
les mensualités des deux Chevrolet.
À vingt minutes de là sur la voie express
Fitzgerald, de l’autre côté de la rivière Neponset,
se trouvent des banlieues huppées, où l’auteur
John Cheever passa son enfance, et qu’on a plus
récemment acclamées sous le surnom de « Miracle
du Massachusetts », où les start-up technologiques
fleurissent au rythme de cinq créations d’entreprises par semaine, dont quatre feront faillite dans
les douze mois. Gary Smith de RJam est le frère
caché des hommes qui siègent dans les chambres
de commerce de cette banlieue, il partage leur
inquiétude quant aux liquidités de son entreprise,
ses frais généraux et le caractère exécutoire de ses
contrats ; mais le monde de Gary et le leur sont
à des années-lumière. Beaucoup d’habitants des
banlieues cossues craignent que la brusque hausse
des prix de l’immobilier n’entraîne une augmentation des impôts locaux sur les résidences de bord de
mer des cadres de l’informatique. Dans le quartier
de Gary, le prix au mètre carré est en chute libre.
Bien entendu, considérées sous un angle différent,
les rues entourant le studio insonorisé de RJam sont
parmi les plus coûteuses de Boston. Au moins deux
jeunes hommes sont morts, à titre de remboursement d’arriérés, dans la semaine qui a précédé la
session d’enregistrement d’aujourd’hui. Jimmy
Carle, vingt-deux ans, soldat du gang de Corbet
Street, au sud de RJam, a été abattu par un sniper
sur l’American Legion Highway. À en croire la
rumeur, ce meurtre répondait à celui commandité
47
Rappeurs de sens
48
soixante-douze heures plus tôt par le gang de Corbet,
visant Roberto Godfrey, dix-huit ans, chef d’un
gang rival basé, tout comme RJam, en plein North
Dorchester. Les gamins décédés exerçaient un métier
connu sous la périphrase de « vente de stupéfiants
au détail », et le nombre croissant de victimes dans
le cadre de la guerre des gangs de Boston représente
la simple application d’un précepte chéri par toutes
les chambres de commerce : défendre son territoire
commercial contre ses concurrents.
Gary Smith est lui aussi engagé dans une forme
de compétition, et il sait que la survie de RJam ne
tient qu’à la fidélité de ses artistes. Gary a décliné
une offre d’association avec MCA précisément
parce qu’à ses yeux l’accord aurait brisé toute
relation de confiance avec des artistes dont la
fidélité constitue l’actif non liquidable de RJam.
Tam-Tam, qui enregistre aujourd’hui, est un
placement relativement sûr en matière de fidélité.
Elle considère Gary et Nate Smith comme faisant
partie de sa famille, en partie parce que Nate Smith
est le père de l’enfant de sa sœur aînée. Mais tous
les artistes de RJam ne sont pas liés par le sang aux
deux frères. Gary Smith sait que la clef du succès de
ses artistes consiste à faire écouter leurs démos aux
décideurs d’une vingtaine de labels établis, bien
que modestes pour certains, susceptibles d’aimer
leur son et d’accepter de le distribuer sous forme
de disques. Mais en proposant ses mixtapes à la
cantonade, Gary se doit de rester sur ses gardes,
comme n’importe quel membre de gang, comme
n’importe quel businessman. Dans le monde du
rap, les plagiats sont aussi fréquents que les faux
compliments, et il ne faut que trois minutes pour
copier une mixtape de trois minutes.
Ce matin, Gary est particulièrement remonté,
à cause d’un morceau du nouvel album de la
rappeuse Antoinette, Who’s the Boss ? Gary déclare
que Tam-Tam a enregistré un slow intitulé I’m
Cryin, il y a un an de cela. La chanson, qu’il
cale et lance tout en parlant, est interprétée par
Tam-Tam, qui d’une voix cynique et sexy cadrant
assez peu avec ses quinze ans d’alors, réconforte
une amie après une rupture ; c’est un camouflet
de fille des rues adressé aux garçons dans leur
ensemble, un sous-genre rap familier aux fans de
Salt-N-Pepa ou Neneh Cherry. What you crying
for, Pebbles, « pourquoi tu pleures, Pebbles ? »,
demande Tam-Tam à son amie qui sanglote ; He
aint worth that, « il en vaut pas le coup ». Un
chœur féminin chante alors :
I’m cryyyyyyyyyyyyyin
Over you7…
7. « Je pleure pour toi. »
49
Rappeurs de sens
50
Peu après l’enregistrement de I’m Cryin, Tam-Tam
elle-même rompit avec sa collègue, la dernière des
choristes à avoir rappé aux côtés de Tam-Tam sous
le nom de « Pebbles ». « Elle ruinait mon son »,
expliquera Tam-Tam plus tard dans la journée.
Selon Gary, deux producteurs rivaux aimèrent
I’m Cryin et proposèrent de l’acheter. Tam-Tam
refusa, non pas parce qu’elle se refusait à se faire
racheter, mais parce qu’elle se refusait à se faire
racheter pour les quelques centaines de dollars
proposés par les producteurs. Après tout, I’m Cryin
était un morceau personnel. Tam-Tam avait passé
des semaines à fignoler ses vers. « Cette chanson,
c’était la mienne », dit-elle un peu plus tard. Gary
Smith déclare, avec la fierté d’un Médicis, que I’m
Cryin a été coécrit par l’une des choristes, inspirée
par la déception amoureuse dont Gary en personne
était responsable. Cette chanson était la sienne, à
lui aussi.
Quelques mois plus tard, les producteurs rivaux
démantelèrent leur QG bostonien pour déménager à New York, revendant une partie de leur
matériel à RJam, mais emportant les centaines de
démos qu’ils avaient réalisées ou copiées, y compris
celle de Tam-Tam. La rumeur voulait qu’ils aient
signé un obscur « contrat de production » avec
une major, ou avec un petit label faisant affaire
avec une major. Une autre poignée de mois passa
avant que Next Plateau Records ne lance Who’s the
Boss ? d’Antoinette, avec un morceau intitulé I’m
Cryin, interprété par Antoinette et un chœur qui,
mince alors, ressemblait à s’y méprendre à celui de
Tam-Tam, et chantait
I’m cryyyyyyyyyyyyyin
Over you…
Tam-Tam entendit ce morceau pour la première
fois à la radio. « Les filles, ça les a blessées quand elles
ont entendu cette chanson, se souvient Gary. Elles
sont venues me voir au studio. Elles pleuraient. »
Gary imite alors des femmes en pleurs.
On envisage un procès, mais qui a le temps
d’attendre une décision en justice ? Le DJ et les
producteurs de Tam-Tam caleront aujourd’hui
les pistes de la batterie d’un single de vengeance,
adressé à Antoinette, plagiaire sans vergogne, et
provisoirement intitulé Ho, You’re Guilty (« Salope,
t’es coupable »).
*
Au volant de la Blazer Chevrolet de location
RJAM1, Gary Smith croise Geneva Avenue, en
plein North Dorchester, tout en parlant boutique
avec Reese Thomas, le DJ de Tam-Tam. Reese s’est
51
Rappeurs de sens
52
jadis fait connaître dans le coin sous le pseudonyme
de DJ Scratch, jusqu’à ce qu’un membre d’EPMD,
groupe de rap de Long Island, ne se mette à utiliser le
même nom d’artiste. À présent, Reese est DJ Reese.
Lui aussi est lié à la famille de RJam, au sens large :
son cousin n’est autre que le meilleur ami et le
discret associé de Nate Smith, Bobby Brown.
À l’instar de ces hommes qui inventèrent le rap
dans le Bronx dix ans plus tôt, Reese a débuté en
organisant des fêtes pour des inconnus qui acceptaient de payer cinq dollars par tête pour remuer
au son de sa mixologie. Avec des amis, il rimait sur
des instrus de Public Enemy, jusqu’à ce qu’il se lasse
et se mette à mixer ses propres plans rythmiques
sur un enregistreur cassette six pistes, en utilisant
des bribes et des bouts de musique commercialisée
qu’il admirait. Très vite, Reese développa un aspect
secondaire de son business, consistant à concevoir
des instrus pour des rappeurs amateurs semblables
à ses amis et à lui, du temps où ils rappaient sur du
Public Enemy. Reese franchit ainsi la frontière floue
du rap séparant l’interprète et l’homme / maison de
disques.
Son ambition, vous dit Reese lui-même quelques
minutes à peine après les présentations, est de
travailler, en tant que DJ ou producteur, avec
le premier artiste ou groupe rap de Boston qui
signera sur une major. Quelqu’un fait remarquer
que Gang Starr, originaire de Dorchester, vient de
sortir un album qui marche plutôt bien, No More
Mr. Nice Guy.
« Ouais, dit Reese, mais ce n’est pas sorti sur une
major. Moi, je parle d’une major. Ils sont sur quel
label ? »
« Wild Pitch », répond Gary Smith après réflexion.
« Ce n’est pas une major », dit Reese. Il a accepté
de produire un album rap pour la sœur de Bobby
Brown dans les semaines à venir, à ce jour sa
meilleure opportunité d’atteindre ses ambitions
concernant les majors.
Reese enfonce dans l’autoradio de RJAM1 une
cassette des plans rythmiques auxquels il a travaillé
pour Ho, You’re Guilty. C’est un groove dense,
funky.
« Sympa », lâche Gary. Et soudain il fronce les
sourcils, oreille dressée. « C’est quoi, ça ? » demandet-il à Reese.
« Un petit coup de main », répond Reese. Ce
qui signifie que Reese, incorrigible guérillero
culturel, a entendu un bout de riff à son goût
sur un autre disque rap et en a fait la colonne
vertébrale de la réponse de Tam-Tam au plagiat
d’Antoinette.
« Un sample », fait Gary en hochant la tête. C’est
en grande partie de cette matière, le sample, qu’est
fait le rap, et personne, sauf peut-être un imbécile
53
Rappeurs de sens
54
ou les avocats d’Antoinette, n’oserait mettre sur un
pied d’égalité l’emprunt de ces dix temps par Reese
et ce que RJam présente comme le vol éhonté de I’m
Cryin. Il n’empêche que Gary a relevé le sample ;
et si Ho, You’re Guilty trouve grâce sur les ondes
radio, les artistes samplés ne manqueront pas de le
relever également. Dans l’industrie du rap, on ne
parle ces derniers temps que du procès intenté aux
Beastie Boys par le musicien funk Jimmy Castor,
pour leur réutilisation non autorisée de fragments
rythmiques et vocaux de son The Return of Leroy
(Part I). De La Soul, dont le premier album 3 Feet
High and Rising est considéré par de nombreux
rappeurs comme une avancée artistique d’une
ampleur comparable à Finnegans Wake, leur valut
non pas un, mais deux procès pour sample. Et
d’autres suivront certainement.
Gary, en homme d’affaires avisé, fait la moue au
volant de sa Chevrolet. Mais pas longtemps. La
première mouture de Reese est excellente.
*
Attendant assez peu patiemment Tam-Tam,
Gary klaxonne à deux reprises. Une grande fille
grave, au visage d’ange en forme de cœur traverse
la rue du ghetto et prend place sur la banquette
arrière de RJAM1. Manifestement, elle a deux
voix : celle entendue ce matin, railleuse, cynique et
sexy avec laquelle elle dit à Pebbles que les hommes
ne valent rien, et le murmure dans lequel elle dit à
présent salut.
Alors que RJAM1 traverse North Dorchester
en sens inverse, avec pour destination le studio
insonorisé afin de commencer les hostilités,
Gary et DJ Reese passent en revue les détails de
la production. Tam-Tam fait figure d’île solitaire
sur la banquette arrière, et un frisson accompagne
l’idée qu’on pourrait être à Detroit, en 1963, avec
Berry Gordy et une Diana Ross tout juste sortie de
l’adolescence, 40 kg sur la balance, ayant remporté
tout récemment le prix de la Mieux Habillée au
lycée technique Cass, roulant vers un studio où
ils enregistreront un petit morceau intitulé Where
Did Our Love Go.
Parlez de Diana Ross à Tam-Tam, et elle vous
adresse un sourire béat. Elle a seize ans : elle ne se
rappelle qu’avec difficulté du premier morceau rap
qu’elle a entendu, quand le rap était tout neuf et
qu’elle avait huit ans, Run DMC ou un truc de ce
genre, répond-elle à cette question sur ses influences
qui, soudain, paraît des plus idiotes. Comme la
majorité du public noir amateur de rap (bien distinct
du public blanc amateur de rap, en moyenne dix ans
plus vieux), Tam-Tam est incapable de se souvenir
de James Brown autrement que comme une source
55
Rappeurs de sens
56
du rap. Elle est trop jeune pour avoir connu la
ségrégation scolaire. Elle portait encore des couches
lors des tout premiers mois de la déségrégation
de Boston, marqués par diverses violences, et est
incapable de se souvenir de cette terrible journée
de 1974, où des manifestants « pro-quartier » du
South Boston irlandais tombèrent sur un passant
noir devant la mairie, et le tabassèrent avec des mâts
arborant le drapeau américain.
Tam-Tam a une présence de star, et comme
beaucoup de celles et ceux qui partagent ce trait,
semble assez peu au fait de ce qui se passe autour
d’elle, conséquence de l’extrême concentration
de la star sur elle-même. Elle rappelle le sénateur
Gary Hart. Lui aussi avait une présence de star.
Face à une foule, Hart était captivant ; dans l’ascenseur menant à l’auditorium, il était presque
absent.
Être presque absente dans ce quartier que
Tam-Tam appelle « mon quartier » n’est sans
doute pas une mauvaise chose, et peut-être son
désir de devenir un jour une star n’est-il qu’un
moyen un peu compliqué de se protéger de
l’ici et du maintenant. L’ambition est, en fin de
compte, une forme d’espoir, et l’espoir est une
denrée rare à North Dorchester. Les espoirs des
noirs ont fleuri il y a deux élections de ça, lorsqu’on proposa que Roxbury, occupé à 8 % par
des blancs, devienne une municipalité indépendante de Boston, et prenne le nom de Mandela,
Massachusetts. La gauche blanche, qui se sentit
trahie, se lança rapidement dans des prédictions
apocalyptiques sur l’assiette fiscale de Mandela,
en soulignant également que la division de la
ville entre une partie noire et une partie blanche
serait la concrétisation du rêve oublié des anciens
comités scolaires obstructionnistes, conduits par
des politicards du nom de Kerrigan, Tierney et
Leary, démagogues de la Saint-Patrick s’inscrivant dans la tradition d’un John F. Fitzgerald.
Aux yeux de certains activistes noirs, ces mises
en garde de leurs anciens alliés de gauche
semblaient sous-entendre que les noirs étaient
incapables de gérer une ville seuls, autre thème
de prédilection de Kerrigan, Tierney et Leary.
Ces querelles ignobles s’étalèrent même à la
télévision. La votation Mandela n’emporta pas
les suffrages, rejoignant ainsi la longue liste des
projets de réforme ayant échoué.
Pendant des générations, on avait promis au
Boston noir que des quartiers comme North
Dorchester iraient mieux lorsque les écoles
s’amélioreraient, et que les écoles ne s’amélioreraient qu’à condition d’être déségrégationnées.
« L’éducation », écrivit le juge Warren dans le
procès Brown versus le Bureau de l’éducation,
57
Rappeurs de sens
58
… est le fondement même de la citoyenneté. De nos jours, c’est le principal outil
permettant d’éveiller l’enfant aux valeurs
de la culture, de le préparer à sa formation
professionnelle ultérieure, et de l’aider à
s’adapter à son milieu. Ainsi, on ne peut
raisonnablement attendre d’un enfant
qu’il réussisse dans la vie quand on le
prive de son droit à l’éducation… Séparer
les enfants de couleur des autres enfants
du même âge et du même niveau uniquement à cause de leurs origines ethniques
engendre un sentiment d’infériorité quant
à leur place dans la société, susceptible
d’affecter leurs cœurs et leurs esprits de
façon probablement irréversible.
La ségrégation est susceptible d’affecter leurs cœurs et
leurs esprits, tel était l’avertissement d’Earl Warren,
à une époque où Malcolm X et Louis Farrakhan,
tous deux anciens élèves d’écoles de Boston sujettes
à la ségrégation, en étaient les témoins éloquents.
De nos jours, quarante ans après la sortie de
X, dégoûté, d’un lycée raciste, et le début de sa
carrière de gangster bebop, trente-cinq ans après
l’instauration de l’intégration des écoles par le
procès Brown versus le Bureau de l’éducation, quinze
ans après l’importation de Brown à Boston via le
procès Morgan versus Hennigan, North Dorchester
est en pire état, et ses écoles ne vont pas mieux. Un
ancien ministre de l’éducation reconverti en chef
de la politique nationale antidrogue, c’est là tout
un symbole du changement des mentalités aux
États-Unis : le fléau qui mine nos villes intra-muros
n’est plus les écoles pauvres (et certainement pas
l’apartheid américain dont les écoles sujettes à la
ségrégation n’étaient qu’une facette), mais bien les
drogues. Le Boston de Tam-Tam est curieusement
moins optimiste que la ville pré-Hennigan, en
proie à la ségrégation, peut-être parce que avant,
les réformateurs pouvaient encore promettre que
la ségrégation était la cause du terrible état des
choses. La ségrégation était le cœur de cible de
la faute : abolissez le cœur de cible, et la faute (le
fossé entre groupes ethniques) retombe un peu
partout, sur les flics, ou sur les tribunaux, ou sur
les profs, ou sur les élèves, ou sur ce qui leur est
enseigné. Il existe même une chanson rap (Why Is
That ? de Boogie Down Productions) mettant nos
misères sur le compte des écoles, qui ont échoué à
« apprendre aux gamins noirs à être noirs ».
Le gros de la faute reprochée au monde de
Tam-Tam pèse à présent, officiellement, sur les
drogues, et les gangs de jeunes qui se livrent à leur
trafic. La police de Boston est même parvenue à
circonscrire plus précisément la faute, en avançant
59
Rappeurs de sens
60
que la majeure partie du crack qu’on trouve dans
les rues de cette ville est acheminée par des gangsters bénéficiant de contacts avec la Jamaïque, et
qui se sont fait une place sur le très lucratif marché
bostonien en commanditant l’assassinat du seul
homme qui leur en empêchait l’accès.
Cet homme s’appelait Tony C. Johnson, il avait
vingt-deux ans, et il était supposé être à la tête des
Corbets, gang qui fut en son temps le plus puissant de tout Boston. Selon les autorités, Johnson
aurait organisé les plus grosses bandes de la ville
en un syndicat plus ou moins informel, dont le
but était d’empêcher les Jamaïcains de pénétrer
dans Roxbury / Mandela. Le syndicat de Johnson
ne dura qu’un an, jusqu’à cette nuit de juin 1987
où le chef charismatique fut décapité par plusieurs
rafales de fusil à canon scié, alors qu’il garait la
voiture de sa mère dans une rue assez proche du
lieu de résidence de Tam-Tam.
S’ensuivit une chasse à l’homme visant les assassins de Johnson, et l’interpellation de deux jeunes
voyous, William Samuels et Paul Larry Guild, vingt
ans et dix-neuf ans à l’époque des faits. À en croire
la version de la police de Boston, une fois Johnson
éliminé de l’équation, il fut possible de dealer
librement du crack, qui est naturellement devenu
le cœur de cible de la faute. Cette même théorie
fait de Samuels et Guild des coupables patentés.
Toujours selon la police, bien que rien ne les indiquât comme de nouveaux Lee Harvey Oswald,
un émissaire des Jamaïcains (de véritables caïds, à
côté desquels Johnson lui-même faisait figure de
nain ; des hommes qui brassaient littéralement des
millions) les chargea de ce contrat impossible à
refuser. Les choix de Guild et Samuels à Boston :
l’armée ; ou le salaire minimum ; ou une carrière
dans le vol avec violence, le cambriolage, la détention de stupéfiants avec intention de vente ; des
passages à la maison d’arrêt de Deer Island, à Boston
Harbor, facultatifs à condition de balancer leurs
amis les plus proches ; puis la prison de Dedham ;
et enfin, après avoir été attrapés pour un crime
suffisamment gros, ou condamnés à la réclusion
à vie conformément aux lois du Massachusetts sur
la récidive, un long séjour au « Hard Rock Café »,
surnom de Walpole, établissement pénitentiaire de
très haute sécurité, dont ils sortiront à l’âge mûr,
prisonniers professionnels. Une perspective peu
réjouissante quand on a dix-neuf ans.
Et puis tout à coup, cette proposition des
Jamaïcains leur tombe du ciel, ce choix de carrière
auquel fut confronté quelques années plus tôt
Eazy-E, membre de N.W.A, groupe rap des plus
controversés. Eazy-E avait fait un malheur (figuratif ) dans la vente de drogue, mais avait considéré
la vie de gangster comme peu intéressante sur le
61
Rappeurs de sens
62
long terme. « J’ai décidé de chercher à faire quelque
chose de légal avec l’argent que je m’étais fait », dit-il
au L.A. Times. Financé par ses activités criminelles,
Eazy-E fonda en 1986 Ruthless Records, l’une des
compagnies pionnières de l’industrie du rap.
Peut-être le rap n’apparut-il pas aux yeux des
assassins Samuels et Guild comme une alternative
à l’anonymat de la criminalité. Peut-être leur plan
était-il d’empocher la somme due contre la tête de
Johnson, et prendre une retraite dorée au Brésil.
Mais peut-être, à l’instar d’Eazy-E, rêvaient-ils
d’investir leur magot dans plusieurs cessions chez
RJam, et sortir un album rap qui se vendrait à
700 000 exemplaires, comme l’album solo de
Eazy-E, Eazy-Duz-It. Dans tous les cas, le meurtre
de Tony Johnson était leur seule façon de s’en sortir.
Dans tous les cas, ce contrat ferait d’eux des stars.
Et bonne chance à tous ceux qui tenteraient de
comprendre les histoires de gang, le rap, ou quoi que
ce soit existant en Reaganania, y compris peut-être
ce livre, sans admettre en tout premier lieu que la clef
de voûte est le désir effréné d’être une star. Pourquoi
Tawana Brawley a-t-elle passé un an à répéter qu’elle
avait été violée par une bande de blancs ? En tout
premier lieu, parce qu’elle avait proféré une première
fois ce mensonge. Et une fois qu’on a proféré un
mensonge, il est plus facile de l’entretenir que d’y
mettre un terme. Et pourquoi ce mensonge, en
tout premier lieu ? Sans doute parce qu’elle voulait
attirer l’attention. Tout comme la jeune Diana Ross,
elle voulait devenir une star. De ce point de vue,
le phénomène Tawana Brawley est un singulier
mélange de Linda Brown (la très jeune plaignante
de Topeka qui avait accusé une bande de blancs du
nom de « Bureau de l’éducation » de la prendre en
otage dans un système scolaire ségrégationniste), et
les plaignantes des procès pour sorcellerie de Salem
(qui avaient sensiblement le même âge que Tawana
Brawley lorsqu’elles prétendirent avoir été emmenées dans les bois et piquées à plusieurs reprises avec
des épingles). Comme les plaignantes de Salem,
Tawana Brawley entra dans les affres de la puberté à
une époque où régnait la paranoïa. Et voici que les
porte-parole de Mlle Brawley informent le New York
Daily News qu’elle aimerait devenir un jour actrice.
Si les Sept de Salem avaient vécu à une époque où
régnait le jeunisme, elles auraient pu continuer dans
le showbiz, en formant les Salemettes, des Supremes
à peau blanche, aux pas de danse nécessairement
plus compliqués, qui auraient chanté Here I am,
signed, sealed, delivered, I’m yours8.
La peur du diable ne touche pas que les adolescents, et il en est de même pour le désir de devenir
8. Chanson de Stevie Wonder pour la Motown (« Me voici,
signé, cacheté, livré, je suis à toi »). [N.d.T.]
63
star. La différence entre le besoin adolescent de se
faire remarquer et le besoin de la star de devenir
encore plus connue n’est qu’une question d’échelle :
lorsqu’il supplie « Regarde ce que j’ai accompli »
(Look what I’ve done), L.L. Cool J raconte en
rappant qu’il a commencé dans sa cave et qu’il est
à présent double disque de platine, vantardise qui
elle-même se change en double disque de platine.
Rappeurs de sens
*
64
Dans la régie du studio de RJam, DJ Reese
et le producteur Ralph Stacey sont en train de
programmer la piste rythmique de ce qui deviendra
Ho, You’re Guilty. Les sons de batterie sont tirés
d’une boîte à rythmes Roland TR-909, un synthétiseur qui reproduit des rythmes programmés
selon les choix de son utilisateur. Les touches du
TR-909, sur une console conçue pour ressembler
vaguement à un piano, portent le nom du son
qu’elles permettent de créer – grosse caisse, caisse
claire, tom médium, tom alto – et les sons portent
le nom des éléments de la véritable batterie qui,
avant le TR-909, était requise pour les produire.
Le TR-909 comporte même une touche baptisée
« hand clap », qui pour la première fois, permet de
taper des mains à l’aide d’un seul doigt, démodant
ainsi définitivement le koan zen sur le son d’une
seule main qui applaudit. Ho, You’re Guilty, une
fois finalisé, regorgera de percussions, de mélodies
et de breaks instrumentaux. Pas un musicien
humain n’aura pris part à l’enregistrement.
Chaque ligne de percussion est programmée
sur une piste de table de mixage : une piste caisse
claire, une piste grosse caisse, une piste claquement
de main, etc. Dernièrement, Reese a en outre
étudié les classiques, c’est-à-dire : Dead on the
Heavy Funk, album de James Brown du milieu
des années 1970, sur lequel on trouve le groove
éternel de Funky President, où James annonce sa
candidature. Un peu de guitare du Back from the
Dead de Bobby Byrd, et un moment épiphanique
où James expire en rythme, ont été isolés sur une
cassette, réenregistrés sur une bande vierge, puis
réenregistrés à nouveau sur une disquette informatique d’où le son est tiré puis altéré par Ralph
Stacey à l’aide d’un synthétiseur Roland D-50.
Guitare et expirations, ainsi modifiées, trouvent
ensuite leur place sur l’une des vingt-quatre pistes
de l’impressionnante table de mixage. Reese, le DJ,
tissera une piste rythmique sans couture apparente
à partir de ces vingt-quatre fils.
Tandis que Reese et Ralph Stacey mixent
les vingt-quatre pistes sur une bande master,
Tam-Tam sirote une citronnade dans un coin de
la régie. Vous lui demandez si elle souhaite un jour
65
Rappeurs de sens
66
maîtriser l’obscure technologie numérique que
les deux hommes manipulent en son nom. Elle
semble ne pas avoir bien saisi la question. « L’autre
métier [que celui de rappeuse] que j’aimerais faire,
c’est mannequin », dit-elle. « Je fais 1,70 m. C’est
la taille parfaite pour un mannequin. »
Le mixage prend le reste de la journée. Sur le
tard, le producteur Ralph Stacey vous coince
dans un coin, l’œil étincelant, avec cette question
dérangeante : « Et qu’est-ce qui fait que vous, vous
voulez écrire sur le rap ? » Par chance, Reese finit
à cet instant de mixer. Demain, RJam enregistrera
la piste voix de Tam-Tam et la placera sur la piste
instrumentale de Reese. Puis on « gonflera » le
son avec une batterie de cuivres, des gimmicks de
guitare, des cloches, des applaudissements en boîte,
et tout autre élément qu’on aura décidé de tirer
d’autres cassettes et de remanier sur le Roland. La
démo finale de Ho, You’re Guilty sera alors soumise
à l’attention des vingt labels, gros, petits et minuscules, susceptibles d’en faire un 45 tours.
Tout le monde est disposé à cesser les hostilités
pour aujourd’hui. Gary Smith a déjà rejoint
d’autres aspirants au statut de star dans la réception
de RJam. Reese diffuse le mix sur les gros hautparleurs de la régie, et Tam-Tam se lève immédiatement, alerte comme jamais, sans la moindre
pensée pour le mannequinat. Reese lui adresse
de grands mouvements de maestro. Elle rappe à
l’attention d’une Antoinette absente, de cette voix
dure et sexy que vous n’avez plus entendue depuis
ce matin, sans avoir répété une fois dans la journée,
mais sur les temps :
I’m a female
You’re just a fairytale 9
9. « Je suis une femme / Toi t’es infâme. »
D.
(1B)
La question de Stacey le producteur « Et qu’est-ce
qui fait que vous… ? » persiste, tonne. Qui donc sur
cette terre a le droit de s’exprimer sur des sources de
lumière trop lointaines pour être atteignables ? Eh
bien n’importe qui. Ces perles de lumière dans le ciel
nocturne sont là, à distance, invitant tout un chacun
à les scruter ou à les invoquer. Les cieux, ce superbe
chiaroscuro, sont aveugles. La culture, l’appartenance
ethnique dans les États-Unis d’aujourd’hui : pas vraiment. Sachez bien que nous sommes très sensibles
sur cette question : qu’est-ce qui peut pousser deux
yuppies blancs à écrire un mix sur le rap ? N’allez bien
sûr pas croire que nous soyons des yuppies, en vérité.
69
Rappeurs de sens
70
Nous ne sommes définitivement pas des yuppies.
« Yuppie » est un prédicat exclusivement – de masse,
conçu par des démographes à l’usage de marketeurs,
comme dans Bright Lights, « Built for the Human
Race10 », « Material Girl », trente-ans-et-des-poussières,
« The Night Belongs to Michelob11 », « You Can Have
It All12 ». Personne n’est un yuppie parce que tout le
monde est un yuppie, un consommateur consommé,
aux États-Unis, aujourd’hui. Jusqu’au – vous ne
lâcherez pas ce mix sans en être convaincus – plus
improbable des marchés, celui d’artistes noirs qui
enregistrent à l’avant-garde de l’explosion pop qu’on
nomme le rap : avec leurs assonances dactyliques tout
ce qu’il y a de plus yuppies, criant de toute la force
de leurs rimes trochaïques dans un vide impénétrable
qu’ils sont là, ici, ici-et-maintenant : comme Nous
dans leur différence consciente d’elle-même, leur
congrégation au pied de l’autel du Moi électronique ;
avec Nous au cœur de leur haine de l’Autre ; au plus
profond niveau, ne faisant qu’un avec les États-Unis
yuppies.
Le « nous » petit-n désigne ici deux Bostoniens
blancs : l’un natif, l’autre transplanté à plusieurs
10. « Construit pour la race humaine » (slogan de Nissan). [N.d.T.]
11. « La nuit appartient à Michelob » (slogan de la bière Michelob). [N.d.T.]
12. « Vous pouvez tout avoir » (slogan de la bière Michelob
Light). [N.d.T.]
reprises ; résidant tous deux à « Somer-bridge », un
obscur quartier portugais, dont nous encourageons
la gentryfication ; issu chacun d’un couple à deux
revenus, passablement nerveux ; produits du genre
d’écoles dans lesquelles les ouvrages parascolaires les
plus pointus prétendent vous faire entrer. M. est un
avocat appréciant le jazz, le blues, le funk ; D. un
étudiant aspirant dilettante qui regarde la télé au
lieu de dormir, en vient de plus en plus à préférer
les publicités aux émissions, et écoute d’une oreille
à moitié attentive à peu près n’importe quel type de
soupe diffusée à cette heure par la station bostonienne
sur laquelle il reste par paresse. Nos goûts et intérêts
culturels, c’est le jour et la nuit. Ils n’ont convergé que
récemment, lorsque la chaîne de D. est arrivée par
UPS et que nous avons découvert que nous partagions le même enthousiasme, un peu inconfortable,
quelque peu furtif, et très distinctement blanc, pour
une certaine musique du nom de rap / hip-hop13.
Nous ne pûmes que déduire que nos passions et
13. « Hip-hop » est un synonyme, ancien, inventé par le pionnier du rap Kool Herc pour décrire le scat jamaïcain adapté à
un mode de danse particulier, et qu’il introduisait entre deux
disques lors d’énormes fêtes de quartier du South Bronx, que
lui et d’autre célébrités de la toute nouvelle Scène, tels que
Jazzy Five et l’ancien chef des Black Spades, Afrika Bambaataa,
transformaient à l’occasion en démonstrations frénétiques de
Breakdance, à la fin des années 1970 (musique et danse étaient
une réaction consciente à l’irréalité pailletée du Disco).
71
Rappeurs de sens
72
gênes étaient fonctions de contextes et cathexis vagues
& distincts par lesquels nous entendions réduire la
même distance ethnique qui nous séparait de la même
chose. Par exemple, nous étions d’accord pour dire
que le rap sérieux, le vrai rap n’est ni J.J. Fad ni Tone
Lo- c ni les Beasties, ni Egyptian Lover ni les Fat Boys,
ni les diverses expérimentations ou bouffonneries ou
bouillies crossover et commerciales actuelles. Le rap
« sérieux » – une fusion unique, américaine et urbaine,
entre le funk, le reggae technifié, le rock « hardcore »
joué par des jeunes pour des jeunes, et la poésie noire
américaine du début des années 1970, celle de Nikki
Giovanni, des Last Poets, etc. – a depuis sa livraison
à la fin des années 1970, entre les mains scratcheuses
d’Afrika Bambaataa et sa Zulu Nation, de Sugarhill
Gang, de Kool Herc et son soundsystem Herculords,
et de Grandmaster Flash, toujours gardé ses véritables
racines dans le Quartier, l’Underground des gangs
noirs, comme un arbre poussant sur le fumier. De la
musique noire, par des noirs, pour des noirs.
Nous étions d’accord sur les où et les quand de
la conception du rap – fêtes privées dans le South
Bronx, milieu-fin des années 1970 ; puis, autour
de la fin de la décennie, des fêtes de quartier, avec
détournement du courant électrique des lampadaires de la municipalité, et de la danse des rues,
littéralement ; dès 1982, des boîtes spécialisées
dans le rap, puis des clubs « à temps partiel » – le
Roxy tous les dimanches, le Disco Fever du Bronx
MarMerJeuVen – et tout le monde faisant du Break
sur une nouvelle antimusique musicale taillée sur
mesure avec disques, platines et le bagout sans fin
du DJ ; un très forte influence reggae au début ;
le rap pur, ramification plus rythmique, son coup
de caisse clair plus sec, plus vif, conçu pour le
Breakdance (Kool Herc : « On a juste inventé nos
propres boîtes à rythmes en scratchant ») et le fêtard
au flow de soie qui refusait tout simplement de la
fermer quand passait la musique des autres. Nous
acquiescions également à la même chronologie, en
gros : des amateurs de fêtes privées cédant la place
à des DJ professionnels, des pionniers ; eux-mêmes
passant ensuite dans l’ombre de nouveaux entrepreneurs artistiques, anciens breakeurs, chanteurs
ratés, majorettes de gangs ; puis l’avènement des
« indés », les minuscules labels indépendants qui
maintiennent la plupart des nouvelles musiques
sous assistance respiratoire – Sugar Hill, Jive,
Tommy Boy, Wild Pitch, Profile Records,
Enjoy – puis, après Personality Jock de King
Tim III et Rapper’s Delight de Sugarhill Gang,
une entrée dans les radios black urbaines ; puis les
radios underground ; puis les labels de major, la
technologie numérique, les très grosses sommes, le
talent du début des années 1980 devenu crème de
la crème de la première Scène – Spoonie Gee et
73
Rappeurs de sens
74
The Sequence, Eric Fresh, Unknown DJ, Egyptian
Lover et Run-DMC. Et puis, au printemps 1984,
digne de celle de Midas, la main de Rick Rubin et
du label Def Jam de Russell Simmons (à présent
sous contrat avec CBS), dont est issue une écurie
de véritables stars du milieu des années 1980,
plongée dans l’Underground – Public Enemy,
L.L. Cool J, Slick Rick – et les alternatifs de Los
Angeles : Ice-T, L.A. Dream Team, et d’autres. Et à
présent, dans les premières lueurs des années 1990,
une explosion absolue de pop-rap, gros sous, MTV,
modes, posters, produits dérivés, avec seulement
une poignée d’artistes sortant du lot – les N.W.A.
de Los Angeles, Schoolly D de Philadelphie, 2 Live
Crew de Miami, le mélange de rap / funk / jazz de
De La Soul – toujours trop ésotérique ou trop
menaçant ou trop éhontément obscène pour
réussir le grand écart et décrocher le pactole des
gros labels. À l’approche de 1990, le rap s’avère
enfin aussi « Important » (comprendre également
Lucratif ) pour une industrie de la musique-choc
et rebelle, anémiée, que le punk l’avait été une
décennie plus tôt. Tout cela ne constituait que les
données de base. Nous étions d’accord sur tous ces
points, et d’accord aussi pour considérer comme
particulièrement curieux le fait que nous ayons
tous deux dressé cette liste de faits étranges et
distants d’un coup, presque sans réfléchir.
Notre point de départ, pour cet essai, a toujours
moins été ce que nous savions que ce que nous
éprouvions, en écoutant : moins ce que nous
aimions que le pourquoi de nos préférences. Pour
cette tentative de prise de vue de l’extérieur, nous
nous sommes affalés et avons écouté des milliers
d’heures de rap, en tâchant d’invoquer une sorte
de passion objective, critique, purement « esthétique » que cette musique en soi rend impossible.
Pour ceux qui y sont extérieurs, il est facile de
s’approcher du rap, difficile de le disséquer. Plus
nous en écoutions et réfléchissions et buvions
des bières et discutions, plus s’affermissait notre
conviction que l’attrait que pouvaient tirer de
cette chose deux intellos blancs issus des classes
favorisées était tout à fait incongru. Parce que le
rap sérieux, dès le début, s’est présenté comme un
Show Privé. D’habitude, les questions critiques
relatives à la culture, au contexte, aux origines et au
public se réduisent très vite à des questions irritées
sur les prépositions. Pas ici. Il est flagrant que le
rap sérieux est, et ce très sciemment, une musique
créée par des noirs urbains sur eux-mêmes, à
eux-mêmes. Et bizarrement, toutes ces prépositions et objets indirects sont les mêmes pour les
nombreux rappeurs « underground » qui chaque
mois, de nos jours, sont capturés et signés par les
grosses boîtes dirigées par des blancs. Une aura de
75
Rappeurs de sens
76
cohésion-dans-la-compétition, d’univers exclusif et
commun entoure la relation propre au rap contemporain entre les artistes noirs et le public noir, telle
qu’on n’en avait pas vue dans une musique spécialement conçue par et pour des gens de couleur
depuis quelque chose comme quatre-vingts ans14.
Du point de vue du mainstream blanc, cette solide
cohésion ne peut qu’apparaître, au travers de la
fenêtre culturelle, que comme un enfermement,
un « esprit de clan » et une consanguinité, une
sorte de snobisme renversé sur les notions de ce
qui est def (« cool »), fresh (« frais ») et « authentique » qui rappelle singulièrement les codes des
Sociétés secrètes de certaines grandes universités
et des country-clubs exclusivement réservés aux
blancs d’origine anglo-saxonne et protestante.
Le rap sérieux est un mouvement musical qui
semble s’attaquer aux blancs en tant que groupe
ou Pouvoir Établi, en ignorant tout bonnement
leur singularité individuelle : le Grand Mâle Blanc
est le Grand Inquisiteur du rap, son interrogateur
imbécile, son Autre Étranger, tout comme l’étaient
les Rouges aux yeux de McCarthy. La paranoïa
intrinsèque de cette musique, de concert avec son
14. Dans le numéro 12 # 11 spécialement dédié au rap du magazine Dance Music, le genre est défini comme « La forme d’expression noire la plus pure, la plus innovante depuis les débuts
du jazz. »
contexte ethnique hermétique, permet sans doute
d’expliquer pourquoi elle apparaît si vibrante et
passionnée, si étrangère et si terrifiante, de notre
point de vue éminemment extérieur.
Autres incongruités. Le rap est une « musique »
essentiellement dénuée de mélodie, mais bâtie
autour d’un rythme synthétisé numériquement,
accentué sur les deuxième et quatrième temps,
souvent aussi complexes que cinq doigts distraits
sur un meuble de salle d’attente, gonflé par des
« grooves » (gimmicks ou suites d’accord répétitifs)
« samplés » (piratés), conçus et enregistrés par des
stars du rock pré-rap, le tout englobé dans un
« style » distinctif, sec, bruyant, cahotant, dont
les thèmes obsessifs, pour ne pas dire limités, se
succèdent à la vitesse des fluctuations de courant du
circuit performatif constitué par le MC / rappeur
et son Sancho Pança scratcheur et mixeur, le DJ.
Le rappeur (le type à la coupe à la Cameo ou à
la casquette Kangol, à l’onéreux sweat-shirt, aux
Adidas non lacées, à la très lourde chaîne en or
et au médaillon démesuré) déclame des paroles
posées ou beuglées, suivant une versification aux
accentuations régulières, la syntaxe et la métrique
de ces vers souvent torturées pour augmenter les
effets de rythme ou de rimes (pas toujours des
plus fines). Ces paroles, quasi systématiquement
autoréférentielles, ont tendance à n’être que des
77
Rappeurs de sens
78
variations sur une demi-douzaine de thèmes de
base, thèmes qui à la première écoute peuvent
paraître moins étrangers à soi ou choquants, que
tout bonnement ennuyeux. Par ex. : à quel point
le rappeur et ses paroles sont terribles / cool /
frais / def : à quel point les qualités de ses rivaux
dans le rap sont inversement proportionnelles aux
siennes ; à quel point les femmes sont pénibles,
ineptes et intéressées ; à quel point il est fantastique
d’être payé rubis sur l’ongle en rappant, plutôt que
d’avoir à voler ou dealer ; à quel point les gangs
s’apparentent en réalité à de grandes familles, et
à quel point la coke peut compliquer la vie. Et
plus particulièrement encore, le fait que le sexe,
la violence et les jouets destinés aux yuppies
représentent parfaitement pour les noirs vivant en
milieu urbain les voies d’accession les plus sûres à
la gloire, dans cette Amérique de la fin des années
1980. (De nombreux noirs d’âge mûr rejettent ce
dernier thème qu’ils considèrent non tant comme
ennuyeux que comme un répugnant retour à une
vision pré-King / Malcolm, un peu comme si votre
gamin se pointait chez un prêteur sur gages avec
votre médaille du combattant pour s’acheter des
capotes et du gin.)
Tout à côté, le DJ AliceToklasesque du MC reste
immobile, penché sur ses platines et la noire germanité d’un attirail de mixage audio numérique. Il a
sous sa responsabilité la musique qui soutient et
habille le rap – le rythme, les grooves, et « l’environnement sonore », c-à-d. une espèce d’aura électrique, un chaos en arrière-plan de l’ordre rimé du
rappeur, un mélange synthétique de bruits, bribes,
grincements, cris et sirènes tirés des pop-média, le
tout mixé et étalé de sorte que l’auditeur ne puisse
plus vraiment entendre, mais plutôt sentir l’agglomération de « samples » qui en résulte. L’éventail
des samples les plus facilement reconnaissables est
vaste, du scratch staccato aux riffs de James Brown
ou Funkadelic, en passant par le discours le plus
connu de Martin Luther King, et le tout-venant
pop, comme le thème de Shaft, des dialogues de
Brady Bunch15 ou des publicités pour détergents
des années 1950.
Fréquemment, le DJ se fait également comparse
actif du rappeur, en soumettant des refrains rap,
ou en répondant aux vers du rappeur dans l’acception propre au rap de la vénérable convention
de « l’appel et de la réponse », parlant souvent en
une prose arythmique qui contraste avec les mètres
complexes du rappeur. Le Mozart de cette dernière
technique est le MC de l’ombre de Public Enemy,
Flavor Flav, qui la tête penchée comme Stevie
Wonder, arborant autour du cou une horloge de
15. Série télévisée très populaire aux États-Unis. [N.d.T.]
79
la taille d’une assiette, adresse au MC de Public
Enemy, Chuck D, des exhortations telles que
Let them know who’s who and where in the world
we’ll be
You gots to tell them that this is the ’80s
And we can get all the ladies
And in the backyard we got a fine Mercedes
And that’s just the way the story goes16…
Rappeurs de sens
Parfois, pourtant, le rappeur est tout simplement
trop cool pour avoir besoin de la réponse d’un homie
à son appel, comme par exemple dans ces vers :
80
Look at what I’ve done
Used to rap in my basement, now I’m Number 1
And just gettin busier
I’m double platinum, I’m watching you get dizzier17…
À moins que le rappeur ne soit introspectif au point
de se répondre à lui-même, à l’image du rap pré-pont
de Russel « Rush » Simmons, magnat / manager /
rappeur de Def Jam, dans Cold Chillin’ in the Spot, sur
la face B d’un des premiers singles de son label
This is the B side of a record called Def Jam
Now bridge, let’s go to the bridge18…
… Ou encore franchement trop terrifiant pour
que qui que ce soit ait envie de l’approcher, comme
dans ces vers de N.W.A.
You know I spell « Girl » with a « B »
And a brother like me’s only out for one thing
I think with my dingaling…
You want lobster ?
Hah. I’m thinkin’ Burger King
And after the date you know I’ll want to do the wildest thing
… I got what I wanted – now beat it19.
extraits d’un « Soft rap » typique de L.L. Cool J,
fan Numéro 1 de son propre succès, et dans un
sens plus large, de son propre panache.
interprétés par MC Ice Cube, qui un peu plus
tôt sur l’album de N.W.A. Straight Outta Compton
16. « Dis-leur qui est qui et où on est, nous / Faut que tu leur
dises que c’est les années 1980 / Et qu’on peut séduire n’importe quelle nana / Et que derrière chez nous on a une jolie
Mercedes / Et c’est comme ça, point barre… »
17. « Regarde ce que j’ai fait / Avant je rappais dans ma cave,
maintenant je suis Numéro 1 / Et c’est qu’un début / Je suis
double disque de platine, je te regarde perdre tous tes moyens. »
18. « C’est la face B d’un record du nom de Def Jam / Et maintenant le pont, passons au pont… »
19. « Tu sais que j’écris « Nana » avec un « P » / Et qu’un mec
comme moi, y a qu’un truc qui l’intéresse / Je pense avec mon
machin-truc… / Tu veux du homard ? / Ah. Moi je pensais plutôt
Burger King / Et en fin de soirée tu sais que je veux faire les trucs les
plus timbrés / … j’ai eu ce que je voulais – maintenant casse-toi. »
81
Rappeurs de sens
82
joue le rôle de procureur dans le procès d’un policier de Los Angeles, encourant la peine de mort
pour s’être rendu coupable du « crime d’être un
putain d’enculé de blanblanc à la con » (the crime
of being a white-bread chickenshit mothafucka).
Les vers suscités peuvent paraître durs, hostiles.
Somme toute, ils sont relativement bénins
comparés aux critiques que soulève le rap sérieux
dans le milieu rock au sens large, et sur lesquelles
nous ne cessions de tomber alors que nous tentions
de nous armer d’une littérature secondaire visant
à mieux comprendre la clef de voûte, l’attrait
incongru, l’engagement verbal.
Accordez-nous au moins une autorité d’ordre
secondaire en la matière. À l’heure qu’il est, nous
avons lu l’ensemble exhaustif des articles et essais
ayant trait au hip-hop sérieux underground…
exception faite d’une ou deux publications underground (à savoir, Rapmasters, FreshEst) circulant
dans des coins du demi-monde du Bronx où en
apprendre sur le rap est aussi difficile pour des
blancs extérieurs à cet univers que de se procurer
de l’héro pure ou des AK-47. Du genre d’industrieuses recherches bibliomaniaques auxquelles on
pourrait s’attendre venant d’un avocat et d’un futur
doctorant aussi consciencieux l’un que l’autre, il
ressort ce qui suit. Fors l’Angleterre, où le public
biberonné au punk a développé un goût pour les
spectacles auxquels on assiste à sa fenêtre, pour la
Colère et la Contestation par procuration concernant des éléments circonstanciels les concernant à
exactement 0 %, la plupart de ce que Rolling Stone
appelle les « consommateurs dévoués de rock » (en
l’occurrence, nous autres post-baby-boomeurs),
plus la quasi-totalité des critiques rock établis,
tendent à considérer le rap sérieux, sans cesse
renouvelé et imperméable au crossover, comme
essentiellement ennuyeux et simpliste, ou comme
intimidant, belliqueux et dangereux, et dans tous
les cas, en gros, comme futile et vide à cause de
son autoréférentialité obsessionnelle… en bref,
comme fermé à eux, à Nous, en tant que musique.
Il est impossible de rapprocher cette forme de rap
de ce qu’on nous a appris et entraîné à reconnaître
comme de la musique pop… Génial pour danser,
soit, mais que pourrait attendre d’autre le public
blanc mainstream d’aujourd’hui ? Fécond ou
stérile, le rap est la seule avant-garde de la musique
pop contemporaine, c’est la nouveauté, le non-familier, ce à quoi résiste le cerveau tandis que le
corps remue. Et cette avant-garde à laquelle on
résiste, cette frange étrangère, exaltante, a toujours
été noire, et a toujours auguré le futur proche de la
pop, en ceci que tout ce que nous reconnaissons à
présent, tout ce sur quoi nous salivons automatiquement dans le monde du rock et de la danse de
83
Rappeurs de sens
84
masse destinés aux jeunes et aux yuppies blancs, a
été inventé par, puis acheté ou arraché à, une scène
musicale noire, insulaire ou régionale, hautement
dépendante de facteurs temporels et spatiaux, du
négro spirituals aux quintes mineures jouées sur un
câble servant à faire des balles de coton20, jusqu’au
Dixie, au jazz, au blues, à la soul, James Brown,
Motown, Jimi Hendrix et les innovations funk
de Parliament, Clinton & Hayes & leurs adeptes
des années 1970, jusqu’au (hmm) disco, puis la
dance-funk de la fin des années 1970, le break, et
maintenant le hip-hop / rap.
Dans le clip de Fight the Power de Public Enemy,
réalisé par Spike Lee, le groupe se retrouve à la tête
d’une reconstitution de la Marche sur Washington
de Martin Luther King en 1963, avec cette fois,
dans la ligne de mire, le maire de New York, Ed
Koch, et les inégalités économiques. Suite au viol
de Central Park, en avril 1989, et la vague de voies
de faits en groupe (vols à l’arrachée et saccages
d’épicerie) perpétrés par des Brooklyniens noirs
prépubères déguisés en L.L. Cool J, les médias se
mirent sérieusement à lier le rap à des comportements « antisociaux », dans des articles rappelant
20. Selon les chroniques des débuts du blues, les légendaires
frères Chess (fondateurs de Chess Records) profitaient de leur
pause-déjeuner pour arpenter les champs de coton du Mississippi afin de recruter des artistes prometteurs.
singulièrement la réaction de la critique et du
pouvoir établis aux débuts d’Elvis, Bill Haley,
Gene Vincent et consorts, à une époque où les
enjeux et les tensions étaient autrement moins
importants. L’éminence noire 21 Afrika Bambaataa
écrit dans Dance Music : « La réflexion sur les
conditions sociales, l’expression de la colère et de la
frustration, la musique conçue à partir d’éléments
banals à portée de main, tout cela a toujours fait
partie de la musique noire, sous une forme ou une
autre. Même le gospel et le blues, à leurs débuts,
comportaient des éléments narratifs, et des mots
simplement prononcés sur un rythme dépouillé. »
Etc. On pourrait longuement discuter du fait que,
sur la scène rap sérieuse, l’histoire de la musique
noire américaine a bouclé la boucle d’une façon
bien curieuse. Car à l’instar des précédents avatars
de cette musique (le négro spirituals et le blues joué
sur un câble), le tout dernier se présente comme
fièrement fruste, produit du pur génie et de ce qui
se trouve à portée de main, produit artisanal conçu
par et pour certaines poches de pauvreté très précises
(jadis rurales, à présent terriblement urbaines) ; et
tant à cause des circonstances économiques de sa
naissance que de son objectif politique sciemment
promulgué, comme non destiné à Nous, non adressé
21. En français dans le texte. [N.d.T.]
85
Rappeurs de sens
86
au genre de public (homogène, en grande partie
bourgeois et blanc, sensible au plus haut point aux
sifflements de berger du Marché) qu’on associe
habituellement aux disques de métaux précieux
et à la combustion de la dernière passade en un
Mouvement ou « Vague ». La non-familiarité du
rap, délibérée et réfléchie dans le cadre historique,
l’image qu’elle reflète d’inaccessibilité aux marchés
établis ou à un goût véritablement de masse, sont
souvent réduits par les critiques à une « hostilité
musicale menaçante22 » qui, à l’instar du punk,
perd rapidement de sa fraîcheur aux yeux de ceux
qui y sont extérieurs, et qui pour Nous, se résume
parfois à regarder quelque poison hermétiquement
enfermé dans un bocal.
Seulement qui a scellé le bocal, cette fois-ci ?
Le critique musical mainstream ? Mais il n’est
que la maîtresse acariâtre du Marché. Le Marché
lui-même – Nous ? Mais tout ce que les blancs
amateurs de rock ont jamais acheté pour leur
plaisir a été engendré par des noirs. Si notre actuel
Top 40 peut sembler sinistre et infect, imaginez
ce même paysage pop sans ses sources les plus
douces, sans la trinité blues King-Waters-King,
sans l’âme jamesbrownienne, sans accent sur le
22. Sic pour la redondance, New York Times du 21 mai 1989,
Arts et Culture, p. 23.
deuxième temps, sans mesure alla breve, sans notes
bleues, sans courbes funky de cuivres et de sexe,
sans solo de guitare, sans appel-et-réponse, sans
Cold Medina ou Lucky Powder, sans les souples
syncopes de ces quintettes gominés en costumes
de lin, sans cette main gantée de blanc brandissant
un Pepsi dans l’ombre de flammes accidentelles…
La musique noire est le souffle et le pain de la pop
américaine ; et tant à titre de public-né que de
commerciaux-nés, Nous le savons parfaitement.
Alors peut-être est-ce eux. Eux. Peut-être approchons-nous d’un embranchement forcé de la route
musicale où l’industrie du divertissement dirigée
par les blancs sera contrainte de remballer tout
ce qu’elle aura pris pour aller chercher sa fortune
future sur le dos de nouvelles minorités ethniques.
Peut-être que dans le rap sérieux, l’isolation
extrême et toute nouvelle du son noir est non
seulement intentionnelle, mais planifiée, incluse
dans une vaste stratégie néo-nationaliste, mon
Dieu quasi national-socialiste, le cercle hermétique
de la nouvelle Scène tenant plus de quelque chose
d’énorme replié sur lui-même que de quelque
chose de petit et étalé.
Vous commencez sans doute à vous faire une
vague idée de la teneur des possibilités tout à fait
terrifiantes dont regorge le rap que nous aimons.
Et une idée encore plus vague des difficultés
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Rappeurs de sens
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qu’implique la rédaction d’une telle chronique de
l’extérieur. Ce qui n’a pas cessé de nous paraître
étrange, c’est l’attrait de la vague menace intrinsèque au rap. Les rares blancs à la fenêtre ont
beau aimer le rap avec un certain malaise et une
certaine ambivalence, cet amour n’en demeure pas
moins de l’amour. Est-ce là de la perversion ? Une
forme de masochisme yuppie des plus onéreuses ?
Un marché tacite où le prix du plaisir est la souffrance ?… Comme le fait de courir après une fille
non pas malgré mais à cause du fait qu’elle ne veut
pas de vous – et tout spécialement pas ça ?
L’origine de la peur, en définitive, importe peu.
Car considérez le monde, cette foule dont nous
faisons partie. Considérez ce que vous considérez
de plus près encore. Les données de cette fin de
millénaire indiquent clairement que, tandis que
l’amour, la dévotion, la passion ne semblent que
diviser, c’est la peur et l’altérité qui à présent lient
les foules, remplissent les salles, Nous unissent,
d’une façon ou d’une autre, en tant que public,
sous le grand barnum.
En somme, lorsque le nouveau point focal musical du
rap (ses paroles récitées) s’avère s’adresser sincèrement
à la fois au B-boy désillusionné (qui abhorre ce Tone
Lo-c que les blancs ont tendance à trouver si mignon
si gentil) et à l’auditeur blanc (dont je me considère
un parfait exemple et représentant, je l’avoue ici, en
dépit de tout mépris caucasien et extra-scénique envers
les chansons de roquet que L.L. Cool J et Slick Rick
composent sur eux-mêmes, et qui si souvent atteignent
les sommets des meilleures ventes de musique noire),
à la fois au homie et au petit blanc, c’est généralement
parce que se cache dans ces paroles ce « quelque chose de
vague » qui suscite la peur. Pour le B-boy qui existe sur
la Scène, la peur porte sur la description sale et tangible,
et en même temps terriblement mythique, des enfers
propres aux cités et aux ghettos, les planques d’accros
au crack23 et les fusillades, l’insécurité et la douleur de
l’ici et du maintenant artistiquement enflées au point
qu’elles semblent s’étendre partout et pour toujours.
Mais pour le blanc, qui le considère derrière un obstacle
culturel translucide, le rap dur se met progressivement
à ressembler à quelque chose qui a plus à voir avec un
séisme, une épiclèse, une prophétie : rien à voir avec
le bon vieil art populaire marketté, dont la fonction
est simplement de nous rappeler ce que nous savons
déjà ; des distances de toutes sortes s’immiscent dans
le rap et le compliquent, en particulier sur le sujet de
la peur. À en juger par les ventes d’albums et de places
de concert, les disques rap qui conviennent le mieux
aux jeunes blancs sont les plus violents politiquement,
ou les plus durs, dont l’écoute revient en gros à se faire
23. (Qu’un groupe de rap de Minneapolis avec lequel se sont
entretenus vos serviteurs ne cessaient d’appeler « les églises des
très courtes prières ».)
89
Rappeurs de sens
flageller pour de faux par un mime, une mise à l’amende
pour la simple beauté de l’art, pleine de mépris, de
parodie et d’une vague menace… tout cela de l’autre
côté d’un abîme qui nous rassure, en dépit de notre
sentiment de culpabilité de gauchistes : un espace entre
notre petit monde pavillonnaire et ce qui confère de
l’authenticité24 aux plagiats des classiques mainstream
des années 1970 de Schoolly D ; ou aux « positions »
farrahanesques déclamées à pleine voix par Chuck D
sur le fond sonore de Public Enemy, ces cornemuses
électrisées par la névrose, ces samples de Terminator X
et du « Professor Griff », Black Muslim d’une extrême
habileté médiatique, superposés si densément qu’on
obtient un bruit blanc confus, synonyme de rupture
d’émission... ; ou, mettons, aux vers de N.W.A.
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Ice Cube will swarm
On any mothafucka in a blue uniform
A young nigger on the warpath
And when I finish
It’s going to be a bloodbath
Of cops, dying in L.A.25
24. (mieux décrite par le subst. archaïque « soul », « âme ».)
25. In Fuck tha Police, 1989 (« Ice Cube tombera / Sur n’importe quel enculé en bleu / Jeune nègre sur le sentier de guerre
/ Et quand j’en aurais fini / Ce sera un massacre / De flics, en
train de crever à L.A. »).
ou encore au racisme antiblanc dans l’improbable
succès crossover d’Ice-T (vendu à des millions
d’exemplaires), tiré du film éponyme Colors
Tell me what have you left me, what have I got ?
Last night in cold blood my young brother got shot
My homey got jacked
My mother’s on crack
My sister can’t work ’cause her arms show tracks
Madness, insanity
Live in profanity
Then some punk claim that they understandin’ me ?
Give me a break – what world do you live in ?
Death is my sex – guess my religion26.
26. (« Dis-moi, qu’est-ce que vous m’avez laissé, qu’est-ce qu’il
me reste ? / Hier soir, on a buté de sang-froid mon petit frère
/ Mon pote s’est fait dépouillé / Ma mère est sous crack / Ma
sœur peut pas bosser par qu’elle a les bras pleins de croûtes /
Folie, absurdité / Une vie d’obscénités / Et voilà qu’un con se
ramène pour me dire qu’il me comprend ? / Lâche-moi – dans
quel monde tu vis ? / La mort, c’est mon sexe – devine un peu
ma religion. »)
Seulement, hey, les kids ! grâce à AT&T vous pouvez à présent
parler directement à Ice T et avoir accès à sa philosophie de
la vie au téléphone ! 1-900-907-9111. « Chill out with Ice T »
(« posez-vous avec Ice T ») dit le rappeur sur MTV, bardé de
munitions et d’oripeaux militaires : « J’attends que tu m’appelles », en pointant la caméra, puis lui-même, au cas où les
spectateurs n’auraient pas saisi. « N’oubliez pas de demander
la permission de vos parents au préalable » (voix off de blanc,
toute professionnelle) – 2 dollars la première minute, etc.
91
Rappeurs de sens
92
Qu’est-ce qui rend tout cela plus déroutant, plus
vrai aux yeux de ceux qui lui sont étrangers que le
punk rock, que même ceux parmi nous qui s’en
souviennent n’ont jamais vraiment pris au sérieux ?
Peut-être que même une musique fermée se doit
de se plier aux us et coutumes en vigueur : j’ai
toujours eu le plus grand mal à écouter sans sourire
une leçon de philosophie nihiliste soumise par une
personne arborant une crête couleur chartreuse et
une boucle d’oreille à la paupière, ponctuant ses
phrases de vomi et de crachat. Tout en doctrines
et proclamations, exclusivement anti-, cette
vague punk vieille d’une décennie n’offrait aucun
soulagement au cœur du vide culturel, même à
ses auditeurs mainstream les mieux disposés, elle
n’offrait rien d’humain auquel se raccrocher. Je
n’ai pas la moindre idée de ce qu’un performeur
punk peut penser, éprouver, être, au jour le jour…
en fait, j’ai toujours soupçonné le punk de ne pas
même connaître la lumière du jour, et de regagner
son confortable cercueil au premier cri du coq.
Arrivez-vous à imaginer un punk avec une crête
d’un mètre de haut, un cuir à clous et un anneau
au nez, mettons, en train de manger un sandwich
au jambon ? de changer une ampoule ? de mettre
une pièce dans un parcmètre ? Pas moi, mes
petits. Et même Barnum, qui savait que la peur
est vendeuse, savait également que les erreurs de
la nature ne font plus peur lorsque leur infirmité
dépasse toute vraisemblance. 0 % d’affinités = 0 %
d’empathie. Et la peur a autant besoin d’empathie
que du sentiment de menace ou de danger.
Public Enemy et N.W.A., Ice-T et Schoolly D
nous décontenancent, nous, nos amis, les critiques
que nous avons lus et coincés au pied du mur,
parce que les paroles d’un rappeur « dur » ont
elles-mêmes conscience de parler des vraies vies
et des vraies attitudes de personnes bien distinctes
des autres (presque étrangères aux autres), à ces
mêmes personnes. C’est sur ce point qu’on se trouve
un cran au-dessus du stade de simple spectacle :
dans le rap dur, l’idéologie se définit toujours par
incident ou par un état de fait donné. De sorte
que la colère découle d’une cause, la menace d’une
provocation identifiable (par ceux appartenant à la
même Scène). Et c’est ce qui fait du rap quelque
chose de non seulement meilleur que le punk,
mais autrement plus effrayant. Le rap sérieux, le
rap dur permet aux auditeurs blancs d’avoir un
accès authentique, de source sûre, aux affres et
vicissitudes impliquant vie et mort d’une communauté américaine véritablement au bord de l’im-/
explosion, une vilaine sous-nation, toute nouvelle,
que nous avons été jusqu’ici conditionnés à
éviter, à reléguer aux marges, à ne pas même voir
si ce n’est à travers certains filtres atténuateurs et
93
Rappeurs de sens
94
commodément abstraits : émissions de téléréalité sur le quotidien des flics, flash infos, mode
commerciale créée de toutes pièces, les responsables de la lutte antidrogue nommés par Bush, et
le courrier des Citoyens Concernés, profondément
inquiets quant à l’avenir de quartiers urbains où
il se pourrait bien qu’un jour, après tout, nous
fassions construire des copropriétés.
Le rap sait que ses paroles, Dures ou Douces
(sans parler de l’espèce de rap qui pousse à danser
jusqu’à ce que mort s’ensuive) ont un pas d’avance
sur le funk et le punk. Cette musique connaît son
pouvoir, ses répercussions indéniables, son impact
et sa pertinence auprès des noirs, et partant, sa
place à part de paria au sein de la culture blanche
mainstream : et elle a conscience de le savoir ; et
elle le montre au travers de son attitude sincèrement agressive face à tout élément susceptible de
l’homogénéiser ou de la centraliser27, une attitude
qui tout à la fois Nous excite et Nous maintient à
la distance dont dépend Notre excitation, faisant
27. Nous avons omis, dans notre 25, de préciser qu’Ice-T ricane
en en rajoutant des tonnes tout du long de sa pub MTV pour
sa propre ligne téléphonique, et de toute évidence, le fait que
c’est à l’idée des sommes que lui rapportera cette ligne qu’il rit
opère un énième retournement de la question du qui-exploitequi. À l’instar de tout ce qu’on peut trouver sur MTV, le plus
sûr est sans doute de partir du principe que le véritable exploité,
c’est le téléspectateur.
du marché mainstream un yo-yo montant et
descendant selon le bon vouloir du rap… et c’est
bien là la dernière forme de transgression que
Nous craignions.
L’attirance mêlée de crainte du public (toujours pas
des critiques) blanc envers le rap est, il faut bien l’admettre, un sujet intriqué. Voici une première comparaison parlante quant à l’effet produit sur le public.
Rappelez-vous que dans les slashers des années 1970
tels que Halloween et Vendredi 13 (opus I à XV), s’est
imposé le cliché cinématographique du « plan subjectif
de l’assassin », un angle de caméra par lequel le public
est contraint de suivre la suite peu ragoûtante de l’action du point de vue du tueur en série, et ne peut de
fait considérer les victimes que comme il les voit : des
proies. De même, la plupart des raps durs semblent
se jeter contre la vitre qui les sépare du public blanc,
semblable à ces bruits de pas qu’on entend dans la
nuit, qui nous poussent à marcher plus vite et à ne
pas regarder derrière nous au prix d’un gros effort
de volonté, ou à ces groupes de B-boys, menaçants,
sinistrement silencieux au coin d’une rue, qu’on évite
de croiser en changeant de trottoir, l’air de rien. C’est
là le point de vue le plus proche de la réalité, le point
de vue d’une sous-communauté que nous pensons
favoriser en l’ignorant : les citadins noirs et pauvres,
post baby-boom (post-irlandais / italiens et peut-être
pré-chinois / coréens), qui représentent à présent
95
Rappeurs de sens
96
le grand Étranger intérieur de l’Amérique, l’Autre
carcinomique, en Nous, et ce sont leurs conditions
de vie désespérées et leur façon d’y répondre (c-à-d.,
leur vie quotidienne) que nous, Citoyens Concernés,
dénigrons, déplorons et visons par nos « Guerres
contre » le SIDA, le Crime, les Gangs, le Crime, le
Crack, le Crime, le Problème des Sans-Abris, l’Analphabétisme, les Grossesses Précoces, les Moyennes
Basses des Athlètes Universitaires, le Crime, etc.
C’est au bregma propre à la culture pop où
les dichotomies convenues telles que art versus
politique, médium versus message, centre versus
périphérie convergent et doivent cohabiter, que
les efforts enthousiastes de deux maillons de
l’establishment blanc américain, visant à formuler
une « appréciation esthétique objective » du rap,
se heurtent à un écueil. Le rap se définissant
lui-même comme issu de et destiné à un groupe
que Nous, dépositaires de la culture blanche postReagan, considérons comme Étranger, nous avons
tendance à biffer automatiquement certaines
complexités gênantes, telles que le vécu, les goûts,
les croyances, les modèles, les valeurs et les objectifs propres à chaque artiste, à seule fin de coller au
mieux à la définition imposée par la rubrique Voix
Représentative d’une Culture étrangère et menaçante.
L’idiosyncratique, le personnel (riche, excentrique
et trop complexe pour être ne serait-ce que perçu,
à moins de l’avoir sous le nez) sont nos attributs à
Nous, inapplicables aux Étrangers, y compris aux
Étrangers-parmi-Nous. Cela n’a rien de nouveau
ni d’étonnant : similairement, la plupart des lois
liées au mouvement des droits civils sont en équilibre précaire entre d’une part le fait d’interdire
certains types de comportements, et d’autre part la
volonté de comprendre les attitudes sous-jacentes
à ces comportements, attitudes qui semblent systématiquement n’être que d’infaillibles fonctions de
la réduction & simplification induite par le fait de
voir quelque chose de l’autre côté d’un abîme. Le
procès Hennigan28 porte en définitive autant sur la
perception des gens que sur le lieu où ils vivent et
apprennent, comme on peut le voir dans cet extrait
À Boston, le terme « Roxbury »
comporte probablement de nombreuses
connotations associées, à New York, à
« Harlem ». Malheureusement, les rues
dégradées, les maisons incendiées laissées
telles quelles, et les ordures jonchant les
ruelles dans certaines parties de Roxbury
ne peuvent qu’intensifier l’identification
négative de ce quartier de la ville.
28. (Qui en 1974 reconnut officiellement que le système éducatif de Boston n’était qu’un gros tas de violations des droits
civils.)
97
Rappeurs de sens
98
Mais veuillez en revanche considérer que ce phénomène de décoction / simplification n’est pas nécessairement raciste, ni même spécifiquement raciale.
En fait, cela ressemble plus à un trait phylogénique
propre à la machinerie humaine… pourtant, comme
la culture est la seule unité d’analogie et de différence,
le contexte spécifique de toute simplification est
nécessairement culturel. Le plus important ici, c’est
que ça marche dans les deux sens, et à partir de n’importe quel Extérieur. Permettez-moi de c.à.dire ici
concrètement. L’autre jour, j’étais assis sur les marches
de la Widener Library. Un groupe de touristes japonais – d’authentiques citoyens japonais, pour qui se
retrouver aux É.U. d’Amérique ou sur Mars revient
au même – un groupe de touristes approche donc, en
brandissant leurs appareils photo.
« Harvard, s’il vous plaît », me dit l’un d’eux.
Je relève les yeux du nombril que je contemplais
alors. « Pardon ? »
« Où est Harvard », dit le type, le reste des
touristes derrière lui acquiesçant très poliment.
Or il se trouve que Widener est la bibliothèque
centrale d’Harvard, bâtiment qui se dresse au
milieu de Harvard Yard, espace vert qui est
lui-même le cœur géographique de l’université
d’Harvard. Aussi penché-je ma tête à son attention
et réponds : « Eh bien, tout autour de vous, c’est ça
Harvard, vous êtes en plein dedans. »
Ils confèrent entre eux. « Mais nous recherchons
Harvard », finit par me dire un autre type du
groupe, et son insistance sur le mot implique que
je ne comprends pas.
Je ne sais pas trop comment le prendre. Soucieux
de leur signifier qu’ils se trouvent à l’intérieur de ce
qu’ils recherchent, je pointe vaguement du doigt
dans toutes les directions en même temps.
« harvard », insistent-ils poliment, en feuilletant
une sorte de Webster’s bilingue japonais.
Il apparaît bien entendu, au prix d’un long
effort de sémiotisation, qu’ils recherchent un site
exclusivement propre à Harvard, n’importe lequel,
une bonne vieille et vénérable synecdoque, une
espèce de souvenir visuel d’Harvard qu’ils pourront photographier, puis une fois rentrés chez eux,
au Japon, montrer à leurs amis qui ne sauraient
distinguer Harvard d’un trou dans la terre et leur
dire : « Regarde : Harvard. »
À présent, acceptez l’analogie entre une université
donnée et une communauté donnée, et l’élément
clef de cette rencontre du troisième type culturel
devient évident : pour ceux qui n’y sont pas ou
n’en sont pas, une communauté est une chose, pas
un lieu. Et encore moins un environnement où des
espèces distinctes, dans toutes leurs différences et
toute leur complexité, se mêlent et se diffractent.
Et maintenant une blague :
99
Q :Quelle est la différence entre un télescope
et un stéréotype ?
R :Ça dépend par quel bout du télescope on
regarde.
Et maintenant, pas vraiment une blague :
Rappeurs de sens
Q :Quelle est la différence entre un stéréotype et
une bonne vieille et vénérable synecdoque ?
100
« Synecdoque », du grec sunekdo-khe, signifiant
« associer avec ou comprendre comme autre chose »,
et de l’ancien français synecdoche / synecdo-que, signifiant simplement « ça »… l’un et l’autre signifiant,
bien entendu, la promotion conceptuelle de la Partie
pour le Tout, un truc rhétorique, comme dans : « J’ai
besoin de bras pour déménager » ou « Cet éleveur a
un cheptel de trois cents têtes », etc. Et je crois que
nous savons tous ce qu’est un stéréotype.
Et donc, quelle est la différence ? A priori, stéréotype et synecdoque suivent le même processus
consistant à gonfler une Partie distincte jusqu’à
lui faire atteindre le statut représentatif d’un Tout
complexe ; la seule véritable différence repose
dans la quantité d’air présente dans la Partie ainsi
gonflée. Dans la vie de tous les jours, lorsqu’on
déambule ou qu’on se contente de rester assis là,
à observer et absorber, la synecdoque est aussi
inévitable que l’usage de la rétine, en gros. Et les
publicistes, qui l’ont bien remarqué, ont canonisé
le processus de la synecdoque dans l’iconographie
supravisuelle sans laquelle ils ne parviendraient pas
à imposer en un instant à des millions de personnes
le même symbole chargé d’une valeur associative.
Les California Raisins. L’insupportable Noid de
Domino’s Pizza. Le taureau apparemment drogué
de Merrill Lynch ; le paon de NBC ; le protègepoche d’un nerd ; le zézaiement et le dandinement
d’une folle ; le nez rouge d’un ivrogne. Le nouveau
point rouge sautillant de la nouvelle campagne de
7-Up. Spuds MacKenzie, le chien des bières Bud
light, l’appel de Nixon à une parfaite clarté, la
triquation bushienne Dukakis = Horton = Crime.
Ces crétins d’elfes de Keebler. Le B-boy gangster
à grosse bite et grosses lèvres qui rappe et baragouine. Etc.
Confession : le premier brouillon de D., dont ce
bref riff digressif n’est qu’un sordide fossile, s’intéressait plus dans un premier temps au rap-considéré-comme-synecdoque qu’à l’essence du rap. Car le
rap se présente comme synecdotique : sa double identité, à la fois tête et membre, parlant simultanément à
et pour son public, représente une part considérable
de l’autorité dont il se réclame sur chaque morceau.
De même, la relation rhétorique entre Partie et
Tout ne symbolise (et circonscrit !) que trop bien
101
Rappeurs de sens
102
la supériorité multiniveau du rap sur le punk de
la fin des années 1970. Une synecdoque est une
Partie symboliquement si puissante qu’elle peut
prétendre à l’absorption, à la circonscription et à la
représentation conceptuelles de ce dont elle est une
Partie. Un stéréotype – les immigrés irlandais sont
des alcooliques abrutis et laids comme des poux ; les
noirs pauvres et citadins sont vulgaires et sans foi
ni loi – n’est qu’une fausse synecdoque, la marque
de l’ignorance ou de la paresse du conceptualiseur,
et non la preuve de la puissance représentative de
certains traits déformés. Remarquez cependant
qu’idéologiquement, le punk authentique ne différait pas en réalité du stéréotype que s’en faisaient les
auditeurs extérieurs. « Aliéné » de tous et de tout, en
particulier de lui-même, le punk ne pouvait « parler
pour » qui que ce soit, parce que le punk ne pouvait
pas même aspirer au rôle de Partie – « Partie » de
quoi ? Selon le nihilisme fragmenté et artificiel du
punk, son aliénation étudiée de l’ensemble des
« Tout » (le sexe même les répugnait), il n’existait
aucun Tout dont on eût pu être une Partie. Le
« Tout » des punks était eux-mêmes, non pas en
tant qu’unité, pas même en tant que somme ; c’était
simplement chacun d’entre eux, pris individuellement ; pris tous ensemble, ils constituaient plus
le symptôme d’un corps malade qu’un doigt ou
membre opérationnel.
La force de la synecdoque dans l’art repose sur
une communauté, considérée comme décor et
contexte, public, et référent : un monde définissable
auquel la Partie, forte de sa dualité, appartient, et
qu’elle transcende à la fois.
Et cette communauté – esclaves, fascistes, beatniks,
yippies, B-boys – a besoin d’une compression
exercée par un Autre Menaçant, réel (ou fantasmé),
extérieur, afin que son expressivité atteigne sa masse
critique29. Et le cercle de se clore : car cela aussi,
ça marche dans les deux sens. Pour Nous, la foule
sans relief, extérieure à son contexte, la musiquedes-Autres qu’est le rap est facilement marginalisée,
par le biais de la simplification et du stéréotype, en
tant qu’expression univoque d’une « sous-culture »
ou « sous-classe » bien précise, que les Nous-médias
ont appris à réduire à nos stéréotypes associatifs – pauvreté, drogue, sécurité sociale, obscénité,
gangs, divertissement, sports, grossesses précoces,
mauvaise éducation… et par-dessus tout, crime,
crime violent et dans la majorité des cas, a priori
gratuit, aussi absurde que de signer en langage des
29. La pochette du premier album de Public Enemy, Yo ! Bum
Rush the Show, est entouré d’un « the government’s responsible the government’s responsible the government’s
responsible the government’s… » (« Le gouvernement est
responsable »), semblable à un ruban de cadeau de Noël, ou à
une bouée de sauvetage.
103
Rappeurs de sens
104
sourds dans les ténèbres ; et Nous Nous exprimons
publiquement sur ce sujet comme si Nous n’avions
pas remarqué que ça date déjà d’il y a dix ans et + et
que les pires de ces crimes ont pour perpétrateurs et
victimes des noirs.
Rien de que très naturel, donc, à ce que dans la
musique, comme dans la vie, nous remarquions en
ne remarquant pas, en filtrant et classifiant des vies
individuelles en « Problèmes », « Crises » et « Guerres
contre » d’ordre social. Parmi les 513 articles sur le
rap / hip-hop indexés sur le CD ROM Mai 89, seul
un tiers sont des chroniques et critiques d’albums,
et moins d’une douzaine sont des essais critiques
visant à appréhender la musique en soi. Le reste se
voit coiffé de gros titres mettant en relation rap et
gangs, rap et viol, rap et crack, rap et « générations
perdues » que Nous n’avons par ailleurs jamais
« trouvées ». L’une des thèses de cette partie « Droit
inaliénable », valable pour l’ensemble du présent
mix, est tout bonnement que critiques et auteurs
s’y sont pris jusqu’ici comme des manches pour
aborder le mouvement pop le plus important et le
plus influent de la décennie, autrement que comme
un mouvement fugace observé par le mauvais bout
de la lorgnette socio-pénologique.
Considérez bien que cette attitude mainstream
s’inscrit dans une énième boucle renforçant l’enfermement et le fertile isolement du rap. En fait,
les rappeurs sérieux semblent apprécier ce qui suit
(à tout le moins, ils aiment s’en servir) : à en juger
par ce qui s’écrit et se télévise dans le mainstream,
la musique-noire-de-maintenant ne peut, en tant
que force culturelle et phénomène de masse,
être comprise par le public-pop-blanc-de-maintenant30. Il n’est que trop facile pour les visages
pâles de piétiner ce plancher, passant en coup de
vent devant cette fenêtre épaisse derrière laquelle
dansent des lumières, et de ne jamais entendre
le rap que comme l’étrange hymne d’une nation
Altérisée, marginalisée et pourtant prisonnière de
nos propres centres-ville, une nation qui ne peut
faire sécession et probablement ne saurait être assimilée, et se voit donc contrainte à se développer
encore plus en profondeur, en exprimant toute
cette colère brute et tout ce ressentiment que nous
légitimerions comme politique s’il ne s’agissait pas
de colère nue, sans rien d’autre de visible, aucune
diode positive, aucune « vision » à la Martin
Luther King que nous en sommes venus à attendre
de tout changement n’impliquant pas destruction
30. Stanley Crouch de Village Voice l’exprime mieux : « Ces
blancs qui croyaient qu’on leur servait “le vrai truc” [dans le
rap] n’avaient jamais vécu jusqu’alors cette expérience exotique
consistant à se voir étaler en pleine figure un étron, tout droit
sorti d’un trou perçant le plancher social qui se trouve sous
leurs pieds. » – « Do the Race Thing », Village Voice, 22 juin
1989, p. 76.
105
Rappeurs de sens
106
et décombres. En tant que corps politique et
public à tout jamais conservateur, Nous sommes
conditionnés, dans une équation dont ni l’un ni
l’autre membre n’ont probablement conscience, à
voir le monde des noirs urbains d’aujourd’hui non
pas comme l’évocation des bas-fonds, mais de plus
en plus comme un cancer en train de métastaser à
l’intérieur même de notre monde, les seuls aperçus
de quoi que ce soit de ressemblant de près ou de
loin à un « vrai monde noir » auxquels nous ayons
accès, se résumant à des statistiques, des émissions
radio et des formules politiques toutes faites – et
n’oublions pas ce brave Jesse Jackson et son pull
taché de sang le matin même de l’assassinat de
Martin Luther King, et Eddie Murphy et Arsenio
Hall, tout simplement scandaleux – ou même,
du reste, cette curieuse fenêtre graffitée donnant
sur une explosion culturelle dont la pénombre
déborde du cadre intersociété de la mode, de
l’information légère, du marché. Le rap / hip-hop
est la ligne de force directrice de cette explosion, la
Voix intérieure et multiple de cette Autre nation,
une forme d’expression suffisamment terrifiante
pour unir des foules et les conduire. Les blancs
intéressés, par chance ou par nécessité, ne peuvent
que regarder à travers cette fenêtre dont le verre
blindé révèle ce qui nous pousse à nous féliciter
de la présence même de ces vitres. Rien de plus
illogique que cette peur qui nous pousse à payer
pour l’éprouver.
Allez un peu plus loin que d’habitude sur votre
ligne de métro et observez la peur à distance.
Dennis Hopper s’est offert les services des rappeurs
sérieux les plus chers pour la bande-originale de son
film Colors, un film « réaliste » plus que salué par
la critique, qui traite des gangs de Los Angeles…
mais exclusivement du point de vue de flics blancs
engagés dans la Guerre Contre ces mêmes gangs.
Les flics de Boston confisquent illégalement les
albums de N.W.A. où ceux-ci dépeignent les flics
blancs comme des sales connards. Dans certaines
grandes villes, le fait d’arrêter et de fouiller tout
véhicule conduit par un noir et d’où sourdent
les infamies de N.W.A. est considéré comme une
procédure policière des plus normales. L’émission
rap d’une radio campus de Cambridge, diffusée
tard la nuit, est suspendue parce que des « gangsters » se présentaient sans cesse à la station pour
soumettre certaines « requêtes ».
Ou un concert de Slick Rick, en fin de printemps, dans le minuscule gymnase, bondé, sans
climatisation, au lycée Madison Park High, à
Roxbury. Pour commencer, vos serviteurs eurent
quelque savoureuse difficulté à trouver le courage
de s’y rendre. Des amis blancs « bien informés »
nous dirent qu’il fallait être fou pour y aller. Ils
107
Rappeurs de sens
108
nous dirent que celles qui nous accompagneraient
se feraient violer en groupe, qu’on nous forcerait à
assister à ce spectacle, et que nous finirions tous par
être assassinés dans un maelstrom de rires sinistres.
D’épiques anecdotes sur la férocité des noirs de
Roxbury furent contées. Nous écoutâmes, lûmes.
Nous laissâmes nos douces à la maison, dans leurs
robes à motifs cachemire. Décidâmes de nous
habiller en méchants – pantalons treillis, vieilles
baskets, chemises de bowling à moitié boutonnées.
Ne nous rasâmes pas. Nous étions terrifiés, mais
ça nous plaisait, ce « danger » qu’impliquait le
simple fait d’aimer le rap, de l’extérieur. Voilà une
musique qui sortait de l’ordinaire…
… si ce n’est qu’en grande partie tout cela s’avéra
n’être qu’une misérable illusion, toutes ces images
glaçantes que nous nous étions faites en lisant des
articles sur le rap et les gangs, en écoutant les raps de
guerre d’Ice-T, les prolégomènes de Public Enemy
d’un soulèvement à venir. En tout cas, tout cela se
révéla n’être en grande partie qu’une illusion dans
le sinistre quartier de Roxbury. À l’occasion de ce
concert, ceux qui paraissaient de plus mauvaise
humeur n’étaient autres que la centaine de flics
en tenue antiémeute intégrale (leurs voitures et
motos pleins phares, leurs chevaux très hauts de
garrot, renâclant dans la rue en face du lycée, vilain
enchevêtrement de dalles ressemblant à un décor
de Fritz Lang) & chez les vigiles solidement charpentés qui fouillaient (intimement) tout individu
entrant dans le gymnase plein à craquer, & chez
les innombrables flics « en civil » (tous vêtus de
polyester, et blancs de peau) qui se trouvaient dans
la salle surchauffée, arpentant les lieux avec un
zèle décuplé par leur prime de risque, lourdement
armés et trempés de sueur, à la recherche de la
moindre trace des deuxième et troisième résultats
de toute autopsie de la communauté et de la
culture noires réalisés par les blancs : les gangs et
la cocaïne base. De toute évidence, les flics avaient
lu les mêmes articles sur le rap que nous. Eux et
nous souffrions d’une espèce de délicieuse paranoïa induite. La plus grande violence exercée ce
soir eut pour objet le public lui-même : des gamins
sur leur trente-moins-un, vêtements en coton et
chaussures aux semelles superfines, serrés les uns
contre les autres, suffoquant, faisant preuve d’une
patience inhumaine (en tout cas de notre point de
vue), dansant et attendant pendant près de trois
heures sur du rap local ou préenregistré, le temps
que les « conditions de sécurité » soient réunies
pour permettre à Slick Rick de descendre de sa
limousine couleur crème et entrer dans l’arène. Le
public supporta l’attente, la chaleur asphyxiante,
les installations inadaptées et les flics avec une
sorte d’amusement absent ; de toute évidence, ils
109
Rappeurs de sens
110
n’avaient ni lu ni écouté ce que nous avions lu
et écouté, ils ignoraient le scénario. Car la seule
image de médiation entre eux et la Scène rap était
celle projetée par cette même Scène. Ils étaient
nés dedans, en faisaient partie de droit, n’avaient
nul besoin des filtres et textes permettant de voir
au-delà de la « distance » et de la « perspective »,
nécessaires aux administrateurs, policiers et panels
divers.
Cette fausse « perspective », ces attitudes proches
de celle du touriste qui emmène son eau en
voyage, on peut les voir dans les avis des critiques
rock qui déterminent tout sérieux, toute valeur
et toute implication dans le domaine pop – des
rédacteurs blancs has-been de chez Stone, Time,
Times, Spin. C’est souvent une condescendance
paternaliste quant à la « nouveauté formelle » d’un
genre « plein d’énergie mais dénué du moindre
son original ». C’est parfois l’acceptation totale
qu’engendre la distance, moins une critique
qu’un commentaire amusé de journal de voyage,
l’équivalent verbal d’un passager souriant à ce
que le clochard est en train de déblatérer dans sa
rame, ou plutôt d’un passager souriant à ce qu’il
dit du moment que ça ne lui est pas adressé. Mais
le plus souvent, c’est un mélange « d’objectivité »
sociologique et de profond malaise personnel, une
des voix de la peur du mainstream blanc (s’inquiète
de…, déroutant…, profond déplaisir en écoutant
encore et encore31… ») vis-à-vis de paroles ayant
trait au fait de fumer du crack, à la misogynie et
au viol, aux armes à feu et aux shoots, à Elijah
Muhammad, Malcolm X et Louis Farrakhan, aux
assassinats de flics, aux fusillades, au cauchemar
d’un consumérisme inattingible, au refus de payer
son dû ou de signer sur les pointillés.
Cette inquiétude quant aux implications sociales
d’un phénomène pop, à la relation entre les valeurs
d’une musique et celles de son public, représentet-elle quelque chose de neuf dans la critique ? Elvis
s’est fait boycotter dans les années 1950 pour
promotion de la lubricité et de la négritude. Les
flics intervenaient dans les « sock hops », les tout
premiers concerts de rock. Après tout, rock’n’roll
(littéralement « secouer et rouler »), signifiait
« baiser », et la toute nouvelle relation entre le
corps du sujet dansant et ceux de ses partenaires
transpiraient la pulsion sexuelle, le déclin moral, le
primitivisme. Elles semblent à présent remonter à
l’époque de Néandertal, mais au moins les diatribes
conservatrices visant Elvis avaient le mérite d’être
franches. De nos jours, les articles de l’establishment visant le rap en tant que genre semblent se
distinguer par les axiomes blancs mercantiles qu’ils
31. New York Times, 28 mai 1989, Arts et Culture, p. 8 et 31.
111
Rappeurs de sens
112
assument et imposent précisément à la musique
qu’ils relèguent à un statut marginal. L’accusation de
« vague menace » dont le rap fait les frais, sa relation
avec des statistiques propres à la crise urbaine et qui
nous font grimacer entre deux bouchées de notre
croissant matinal dépendent spécifiquement d’une
assomption non débattue et jamais nommée : une
forme d’art pop jadis solidement ficelée et terriblement populaire dans un groupe social (ou classe, ou
sous-classe, ou sous-culture) donné a apparemment
un effet mesmérien sur ce même groupe, et peut
non seulement exprimer ou encourager mais bel
et bien dicter attitudes et comportements ; elle
peut littéralement mouvoir ses adeptes… Toutes
les questions « critiques » qui en découlent se
divisent alors clairement entre le « quel art » et le
« mouvement vers où ». Malheureusement, pour
les critiques établis et/ou de l’establishment, il y a
peu d’espoir que ce mouvement vers on-ne-sait-où
suive de près ou de loin la destination tracée par
l’Amérique yuppie (ceux qui tiennent les cordons
de la bourse, en fait, les supérieurs hiérarchiques
des critiques). Après tout, le rap est une forme artistique où shit (merde), motherfucker (enculé) et pussy
(chatte) ne sont guère plus que des tics langagiers
ou de la ponctuation. Une musique où « le scratch
rythmique de disques [par le DJ] est une mutilation
ritualisée de la technologie, et la cadence sèche et
brusque qui porte tant d’albums ressemble à s’y
méprendre aux déflagrations d’armes à feu32 ». Un
mouvement pop dont les thématiques bafouent les
conventions qui font à présent quasiment partie de
l’ADN de la musique de masse, non seulement en
présentant des thèmes propres à ce qu’il existe de
pire dans le monde du ghetto postmoderne, mais
en les présentant comme des thèmes, sciemment,
incarnant la boucle kekulienne qui de nos jours est
l’emblème parfait de la culture pop dont le rap a
besoin, et qu’en même temps il méprise, présentant
DroguesViolenceCupiditéDésespoir comme un
choix artistique, en soi synecdoque des décisions à
prendre dans la vie… oui, une forme qui, sans répit
et sciemment, non seulement présente des thèmes,
mais les glorifie33, les romantise34, encourage, non,
exhorte35 son auditoire à comprendre, à réagir à, et
peut-être même à incarner certains de ces thèmes
parmi les pires…
… Et du coup, nouvelle réactualisation du vieil
argument du « la-violence-à-la-télé-engendre-de-lavraie-violence ». C’est-à-dire (Violence à la Télé →
Vraie Violence) tout comme (Pornographie → Viol) et
32. New York Times, 21 mai 1989, Arts et Culture, p. 24.
33. Oxford English Dictionary (O.E.D.) : glorify, « chanter à
propos de ».
34. O.E.D. : romanticize, « versifier ».
35. O.E.D. : exhort, « chanter à ».
113
Rappeurs de sens
114
comme (Viol → DroguesViolenceCupiditéDésespoir)
et (Publicité → Consommation). Une équation dont
la seule variable est le public. Et qui semble de fait
assumer que des populations de toute évidence très
sensibles à la suggestion artistique seraient en quelque
sorte « infantiles ».
Mais ce genre d’argument, en particulier lorsqu’il
est utilisé par le conservatisme mainstream, se doit
de prendre en compte non seulement les réactions
mais également les inclinations et prédispositions du
public jeune, noir et urbain qui le premier, donna
sa Voix au rap. Même l’art le plus puissant ne peut
mouvoir que ce qu’il est possible de mouvoir ; et seul
un potentiel ––––eur est en mesure de commettre
un ––––, quelle que soit la force des exhortations.
En fait, et si les réponses les plus nulles et les plus
vides des rappeurs à leurs critiques étaient valides :
et si les artistes n’influençaient pas, n’informaient
pas, mais ne faisait que refléter leur public, brandissant le miroir dans lequel leur monde peut se
voir en tant que monde ? Et s’ils « n’exhortaient »
pas plus les B-boys que le spectateur d’une course
« n’exhorte » les participants ?
Nos soupçons nous portent à croire que c’est
là que se trouve la peur primordiale, cachée, du
mainstream blanc : et si le rap sérieux était bel et
bien une musique fermée ? une musique qui ne
ferait pas même semblant de promulguer quoi
que ce soit de polémique, ni même de simplement
inhabituel à son public de masse le plus jeune ?
Et si le rap nous terrifiait parce qu’en vérité, il ne
prêchait que les convertis ?
D.
(1C)
En gros, nous avons décidé de nous mettre au
rap parce que, nonobstant la mode médiatique,
cette musique ne laisse pas indifférent. Circa de
la présente composition : juillet 1989. Rappelezvous. Ces dernières années fiscales ont vu « le grand
retour » de Madonna, des reprises de reprises classiques de grands classiques se faire reprendre à leur
tour pour gravir les classements officiels, et Rod
Stewart décryogénisé pour faire lui aussi son grand
retour… MTV n’est rien d’autre qu’une longue
publicité pour elle-même et les intérêts des gros
labels ; Bobby McFerrin sort une galette en platine,
puis plusieurs jingles publicitaires à partir d’une
117
Rappeurs de sens
118
invitation glougloutante à « être heureux » (Be
Happy), chanson qui donne la même impression de
tout-fait que Where’s the Beef, You Look Marvelous,
et autres illustrations linguistiques de l’inanité…
L’année dernière, les mannequins hommes pseudo-satanistes du heavy metal ont représenté la
moitié des ventes de disques aux États-Unis ; U2
a filmé un hommage d’une valeur de 20 000 000
de dollars à leur propre grandeur d’âme et à la
mégalomanie de moins en moins bien dissimulée
de Bono. Une année où même ces bons vieux
REM ont fini par céder à la pop commerciale avec
Green, où ce bon vieux Springsteen a laissé tomber
son E Street Band, où un talent aussi humble et
jeune que Tracy Chapman a remporté les ovations
de la critique à grand renfort de cymbales, pour
son cocktail frappé, compétent et revu au goût du
jour de Joan Baez et Armatrading, tant était grand
le désir des consommateurs et critiques pop d’entendre une voix compréhensible du premier coup,
et ne serait-ce que vaguement fraîche, sincère et
musicale, avec pour seul prétexte d’avoir quelque
chose à dire. Tant était grand le désir d’éprouver
quelque chose, aurait-on dit. Très simplement, des
années pop tout sauf notables. Sauf dans le rap. En
cette fin de décennie 1980 en proie à la famine, le
rap apparaît comme une Scène musicale potentiellement vraie, de la même façon que les débuts du
jazz, le rock, le Summer of Love, le folk engagé,
mon Dieu même la New Wave et le Punk étaient
des « Scènes » – le mot en S signifiant ici simultanément : quelque chose de nouveau à regarder ;
quelque chose de bruyant et d’énervant (« Je t’en
prie, Veronica, ne me fais pas une Scène ! ») ; et le
meilleur pour la fin, un ensemble identifiable de
lieux-dans-le-temps où des forces considérables se
rencontrent, s’épousent et engendrent. Que ce soit
par mérite ou par défaut, le rap est à peu près tout
ce qu’il reste à aimer, en ce moment même, si vous
tenez à considérer la pop contemporaine comme
autre chose que des jingles passe-partout en 4/4.
Selon nous.
L’important est donc que nous aimons cette
musique. Plus le fait que nous avons développé
plusieurs thèses sur l’importance du rap sérieux,
non seulement en tant qu’art pour la beauté de
l’art, mais encore en tant que forme de métaphore-à-larynx d’une « sous-culture », unique
par sa façon de distiller l’énergie et l’horreur de
l’Amérique urbaine d’aujourd’hui.
Plus le fait que notre travail sur le présent ouvrage
nous a conduits à la conviction profonde – qu’il s’agira
ici de défendre – que le rap de 1989-1990, en dépit
de son cynisme, de son hermétisme, de son agressivité et de sa grossièreté patentés, devrait être considéré comme une musique importante – importante
119
par bien des aspects explicables par parallaxe – à
la fois destinée à et conçue pour un public blanc
américain mainstream enfermé dans le moule où
il s’est lui-même laissé couler. D’où notre choix de
considérer qu’il valait la peine d’écrire le présent
mix… qui en outre s’avère didactique, caractère
qu’affectionne l’un de nous deux. Plus le fait suscité
que si peu de choses ont été convenablement écrites
sur le rap / hip-hop sérieux et phénomènes associés,
à l’exception des tergiversations alarmistes publiées
en éditoriaux, qui présentent ce mouvement
comme rien de moins que le premier accroc de la
profonde déchirure du tissu social, et présentent
artistes et morceaux sérieux uniquement comme
des effets d’annonce clinquants d’une culture contre
laquelle nous sommes en « Guerre ». Donc en gros,
un territoire vierge de tout essai d’analyse. Une
niche écologique à occuper. Un Creux intéressant
dans le Marché. Quelles meilleures invitations que
celles-ci ? Car elles s’articulent à merveille avec la
raison profonde du rap, la raison la plus saillante : on
y va parce qu’on en a envie. Après tout, la recherche,
tête baissée, d’un plaisir inscrit dans le pur présent
est devenue le premier des droits américains, non ?
Et comme en somme, le mainstream tout entier a
choisi ce qu’il avait envie de désirer, il apparaît que le
plus gros défi est à la fois tout récent et terriblement
ancien : comment vous amener à acheter.
2. ENTRAVE
D.
(2A)
Parce que nous admettons d’emblée qu’il s’agit
d’un produit improbable. De toute évidence, les
points d’intérêt musical et sociopolitique présent
dans le rap / hip-hop sont destinés à l’analyse et au
profit des noirs36. Les barrières vitrées s’opposant
à toute appréciation digne de ce nom du rap et
de sa Scène par des blancs paraissaient quasiment
romanesque-esque, jusqu’à ce que nous nous
36. Voir « Le Sultan », rédacteur de The Source, une sorte de
magazine rap pour midinette : « Il aura fallu Public Enemy pour
que nous prenions conscience que nous pouvions contre-attaquer, que nous n’avions pas à accepter leurs grilles pour interpréter notre musique. »
123
Rappeurs de sens
124
heurtions à la stratégie dite « Les-Barrières-FontPartie-de-Toute-Appréciation-de-Blancs », celle-là
même qui fut à l’origine de « Droit inaliénable ».
Plus le problème de l’âge. Alors que la plupart
des principaux artistes rap ont atteint la majorité,
le gros de leur public est encore en deçà. Lors de
l’événement Slick Rick du mois de mai dernier, M.
remarqua sombrement qu’il lui était impossible de
savoir s’il se sentait plus ostracisé par sa couleur
de peau ou par son âge. Nous avons vingt-six ans,
bien conservés. Nous n’engendrons pas les fossés
générationnels. Pourtant, je ne cessais d’avoir cette
vision de Hugh Beaumont et Robert Young37 à un
concert de Hendrix. Et le public des concerts de
vrai rap, à l’instar de la musique elle-même, reste
fermement clos face aux visages pâles. Le public
du Madison Park High, réuni pour assister au
Retour du Ruler38, tel que mentionné ci-avant, ne
nous harcela pas, pas plus qu’il ne nous brutalisa.
En fait, ce fut pire. Ils agissaient comme si nous
n’étions pas là. Impossible de croiser leurs yeux :
leur regard se fixait sur ce qui se trouvait derrière
nous, quoi que ce fût. On nous bousculait sans
hostilité ni excuses. Vous vous rappelez ce sketch
génial de Richard Pryor où il raconte que lors de
37. Acteurs américains nés au début du xxe siècle. [N.d.T.]
38. Ruler, « le Souverain », ou « Celui qui assure », surnom de
Slick Rick. [N.d.T.]
son premier séjour en Afrique, il avait enfin découvert ce que ça faisait d’être blanc en Amérique ?
Notre expérience est le parfait revers de la sienne.
Nous ne passâmes pas même pour des intrus : nous
dénotions tellement que nous en étions devenus
invisibles. Et nous en fûmes étrangement déçus.
Nous avions planté nos douces, nous étions
déguisés en méchants, fin prêts à en découdre pour
la Beauté de l’Art. Nous étions habitués à exister,
bon sang. Nous parvînmes tout de même à nous
faire crever un pneu pour la Beauté de l’Art, mais
tout ce qu’on peut en conclure, c’est que notre
Pinto blanche a tapé dans l’œil des coupables.
Peut-être même pas : le parking tout entier a eu
droit au même traitement.
Et de là, côté obstacles, ça n’est allé que de mal
en pis, pendant un temps. Se fondre dans le décor,
à la John McPhee, était impossible : au moins les
sujets d’observation de McPhee avaient conscience
de sa présence. Les gens croisés sur les Scènes
rap de Boston, New York, Los Angeles, Chicago,
Washington, Minneapolis et St. Louis (vos serviteurs frappèrent à ces sept portes) ne s’intéressaient
tout simplement pas à des visages pâles sortis de
nulle part. Les clubs étaient majoritairement trop
assourdissants pour qu’on puisse demander quoi
que ce soit à qui que ce fût. Les sources les plus
avisées, tels que DJ et rappeurs locaux – et même
125
Rappeurs de sens
126
le premier lascar venu, avec un gros radiocassette
sur l’épaule – face à un blanc propret (qui bien
que déguisé en méchant, pourrait fort bien être
un yuppie habilement travesti) l’assaillant de
questions sur Ce Bazar Complètement Zinzin
de Scène Rap, choisissent invariablement entre
deux réactions. La première est de vous regarder
froidement, de la pointe de vos mocassins à vos
yeux, avant de tourner délibérément la tête dans
une autre direction. C’est un dis39. Si la personne
en question est une fille et qu’elle est accompagnée
d’autres filles, elle leur dira très probablement
quelque chose d’inintelligible qui les fera rire si
fort qu’elles porteront leur main à leur bouche.
La seconde réaction consiste pour la source avisée
à arborer un large sourire, à paraître amicale et
peut-être même serviable, mais on n’est pas sans
remarquer que la source porte des lunettes noires
entre quatre murs, et il s’avère bien vite qu’elle ne
répondra qu’à des questions très spécifiques, si
spécifiques en fait qu’elles n’engagent qu’un « oui »
ou un « non », sans trahir le moindre indice quant
à la voie interrogative à suivre pour toucher le cœur
de la question. Les rares fans blancs qu’on trouve
dans la pénombre du rap avaient quant à eux la
39. Diminutif de disrespect, manque de respect, insulte, mépris. [N.d.T.]
fâcheuse tendance à blablater et harceler l’essayiste
dans le but de lui soutirer de la drogue, s’avérèrent
inutiles et incapables de soumettre une réponse
un tant soit peu solide ne serait-ce que lorsqu’on
les interrogeait sur le lieu où ils se trouvaient.
Nos efforts pour interviewer des producteurs rap
incluent des vingtaines de messages laissés sur des
répondeurs, St. Louis pour le plus occidental,
Savannah (Géorgie) pour le plus méridional,
notre préféré restant celui d’Ocean Records, basé à
Roxbury même, dont le message occulte proclame
sur fond de dub reggae
l’heure du retour
approche.
Merci de laisser un message après le bip40.
40. Bien que nous n’ayons connaissance d’aucune chanson produite par Ocean Records, le message de son répondeur est un
petit chef-d’œuvre de menace et de mystère. Appelez donc au
617-787-0457 un de ces soirs, tard dans la nuit. Avis à tous les
non-Bostoniens, ceci est un numéro interurbain – pensez
à demander à Papa / Maman avant de téléphoner. À l’attention
de tout futur candidat présidentiel : ne donnez pas votre nom,
Ocean Records figure forcément sur quelque liste d’écoute du
FBI, et personne en 1999 ne sera prêt à voter pour un sénateur
qui aura laissé en 1990 des messages idiots sur le répondeur de
la société-écran d’un baron de la drogue jamaïcain.
Vous n’avez en revanche pas à redouter qu’un être humain décroche : cela ne nous est jamais arrivé en près de quatre mois de
blagues téléphoniques. — M.
127
Rappeurs de sens
128
… retour qui en l’occurrence ne s’apparenta
jamais à un appel téléphonique : nos démarches
auprès de tous ne rencontrèrent qu’un silence absolu
jusqu’à ce que les frères Smith daignent entrouvrir
légèrement la porte pour nous laisser jeter un coup
d’œil à RJam, basé à North Dorchester.
En définitive, notre chance, pour ironique
qu’elle soit, fut que le rap ne s’intéresse pas vraiment aux « essais littéraires », qu’il ne sait pas
vraiment en quoi ça consiste au juste jusqu’à ce
que « l’essayiste » explique qu’il est une sorte de
journaliste qui pousse à parler autrui pendant très,
très longtemps. Il apparut à vos serviteurs comme
une illumination, à la façon d’une ampoule de
cartoon, qu’Ils étaient irrévocablement extérieurs
à Notre scène, innocents comme l’agneau qui vient
de naître dès lors qu’il est question du monde
violent et dégradant de l’écriture et de la critique ;
qu’ils ne se faisaient pas la moindre idée de ce
monde… si ce n’est à travers la fenêtre du stéréotype
pop / média. Et c’est précisément de cette fenêtre
que nous profitâmes.
Ce qui en découlait en effet était qu’en endossant
la seule carapace véritablement infaillible de la fin
des années 1980, la bonne vieille et sécurisante
autoparodie, nous pouvions tout simplement
assumer l’identité bidimensionnelle du stéréotype
de « l’Écrivain / Intellectuel », celle-là même que
nous attribuerait toute personne extérieure, ayant
pour seul accès la représentation populaire. Parmi
les accessoires requis, notons : pulls col roulé ;
cheveux sales et brillants, les verres de vue les plus
épais du comptoir de l’opticien ; vestes en tweed
avec coudières en cuir, peut-être une modeste
pipe ; et des manières alliant le savant sérieux du
Professeur, dans la série Gilligan’s Island, et l’esprit
de tolérance éhontée de tous les personnages blancs
des séries Maude, The Jeffersons, Good Times, et
consorts.
Tel fut donc le choix que nous retînmes. Auquel
nous nous exhortâmes mutuellement. Nous nous
antiremontâmes à bloc. Nous déguisâmes en
non-méchants. Exfoliâmes à l’avance tout reliquat
de fierté. Perdîmes notre dignité comme une mue,
jusqu’à ne plus avoir de style, « d’allure », de visage.
En d’autres termes nous présentâmes comme des
éphèbes si terriblement blancs, si terriblement
idiots, que toute moquerie aurait représenté un
gaspillage d’énergie pour n’importe qui. Eurêka,
etc. Car aussitôt deux précieux acteurs de ladite
Scène se mirent à nous répondre, à prêter attention
à nos questions comme un adulte poli répond aux
interrogations d’un enfant, en espérant qu’elles
cessent un jour.
Par exemple savez-vous en quoi cette « nouvelle
musique » n’est en réalité pas de la musique ?
129
Rappeurs de sens
130
La musique est « l’art d’organiser des tons afin
de produire une suite de sons cohérente avec
l’intention de susciter une réaction esthétique de
l’auditeur », ou « des sons vocaux ou instrumentaux possédant une valeur rythmique, mélodique
et harmonique41 ». Même en s’arrêtant à sa surface
la plus abordable, le rap est un genre dénué d’harmonie et de contrepoint. Et la réaction qu’il tente
de susciter est à l’esthétique ce qu’est peut-être
une course de stock-cars à un Vermeer. Et on n’y
trouve guère plus de réelle mélodie, à moins de
considérer une ligne de basse en 4/4 répétée encore
et encore en un ostinato frôlant la parodie, au point
que sa stase dense se mette à s’apparenter étrangement à du mouvement, à un développement,
comme la suite sonore la plus condensée qu’on
puisse imaginer. La seule « musique » garantie
en tant que telle dans le rap provient de matrices
numérisées, de disques scratchés, et souvent des
improvisations de celui qui répond à l’appel, le(s)
DJ : Terminator X et Flavor Flav de Public Enemy,
Pepa de Salt, DJ Jazzy Jeff, Eazy-E et MC Ren de
N.W.A. Cela dit, pour être scrupuleux quant à ce
qui définit la musique, il suffit d’avoir des oreilles
pour avoir compris que les voix dans le rap (à moins
qu’il ne s’agisse de fugaces samples) ne sont jamais
41. O.E.D. : déf. 1 & 2.
ni tonales, ni modulées : elles récitent, déclament,
ou tout simplement, le plus souvent, hurlent, sans
être adoucies par quelque soupçon de mélodie.
Tout cela pour dire bien évidemment que
cette saloperie bizarroïde n’a rien à voir avec la
« musique » de l’O.E.D. (la bible des espérances
lettrées). Ses valeurs et points focaux sont différents, ses antécédents non-Anglo. Tout comme
la boîte à rythmes et le scratch, le sample et
l’accentuation du deuxième temps, la « chanson »
du rappeur est essentiellement l’une des couches
supérieures de l’épais tissu de rythme qui, dans le
rap, usurpe les fonctions essentielles de la mélodie
et de l’harmonie que sont l’identification, l’appel,
le contrepoint, le mouvement et la progression,
les entrelacs des notes tressées… au point que le
« rythme » comprenne les définitions essentielles
du rap lui-même : des pulsations chorégraphiques
ouvrant le champ des possibilités physiques,
mariées rythmiquement afin de souligner de façon
complexe des paroles qui affirment, tant par le sens
que par la métrique, que les choses ne peuvent
jamais être autres que ce qu’elles sont. C’est la
tension contrapunctique entre la célébration de
la liberté-dans-l’Espace (danse) par la musique,
et la rhétorique du confinement-dans-l’Espace
par le rap, méticuleusement rimée et métrée, la
rhétorique de la pauvreté du « milieu » et de soi
131
qui n’autorise pour toutes valeurs que prestige et
pouvoir, et pour tout public que le ghetto… c’est
cette tension qui confère aux disques rap leur force
si particulière, et terriblement post-Reagan.
M.
(2B)
Échantillon gratuit no 1
Pour ceux qui y sont extérieurs, il est difficile
de disséquer le rap, facile de s’en approcher. Le
commandement est : danse, ne comprends pas ;
participe, ne manipule pas. Le rap est une forteresse
protégée par les douves jumelles de la parole et de
la technologie. La première est un nouveau type
de langage – la « dialect drug » comme l’appelle
De La Soul – que les rappeurs façonnent à partir
de l’argot et disséminent par le biais des disquaires,
à notre attention à tous. Certains mots tels que
« fly », qui signifie « joli(e) », sont en circulation
133
Rappeurs de sens
134
depuis le commencement, à présent aussi vénérables que le vieil anglais, parce qu’ils apparaissent
sur des morceaux de Grandmaster Flash de 1982.
D’autres, comme « dead presidents », $ en rap, sont
en train de s’imposer ou de tomber en désuétude,
selon la date à laquelle vous lisez ceci. Le rap, langue
de club, a des myriades de façons de décrire l’apparence du sujet, et celle des autres. « Fly » témoigne
du goût d’un homme pour une femme. Personne
ne penserait à se décrire comme « fly », même dans
le cadre d’un relevé exhaustif de ses propres atouts
(plus fréquent dans le rap que partout ailleurs, si ce
n’est peut-être dans les petites annonces de Village
Voice). « Fresh » signifie irrésistiblement élégant,
souvent appuyé par un « funky », un « crazy »
ou un « stoopid » (« funky fresh », « crazy fresh »,
« stoopid fresh »), et principalement utilisé pour
exprimer la flyitude de n’importe quoi à l’exception
des femmes, y compris soi-même ou son rap, deux
concepts que les rappeurs, semblables à des schizophrènes, ont parfois du mal à distinguer. « Dope »
signifie « def », et « def » signifie « crazy funky
stoopid fresh ». Parmi les synonymes citons : « the
shit », « the It », « the cool », « the thang », « the
word », « the grooviest », l’impératif catégorique,
die Weltanshauung, ce Sein-qu’on-ne-Saurait-Voir.
Un rappeur def est si à la pointe du style qu’à
ses côtés, même les plus habiles font figure de
plagiaires. Être def, c’est rapper sur la pulsation
d’une autre boîte à rythmes, pas par goût de la
solitude, mais mû par la conviction que d’autres
suivront. Le MC d’un rappeur def compose un rap
def, qui parle defement de sa propre defitude (et de
celle du rappeur) – si def, comme s’en vante le MC
/ manageur / entrepreneur Russel Rush Simmons,
qu’il ne peut être produit que par un label du nom
de Def Jam.
Le rap est la célébration du pouvoir, assimilant
la force au style, et le style avec le « I » (le « Je »)
d’Individualité. Les rappeurs « dis » (méprisent) les
sans-style, les sans-visage. « Ill » (malade), c’est être
faible ou dans le tort ; « to bite » (mordre), c’est
voler le pur rythme d’autrui. Et seuls les malades
mordent.
Mais voici le paradoxe dans lequel a germé le
présent mix : les raps def sont toujours ceux qui
ont « mordu » assez defement pour éclipser leur
source. Dans le rap, l’existence, c’est l’érection.
Le contraire de def, c’est « death », la mort. Et la
meilleure preuve que vous êtes en droit d’utiliser le
pronom personnel phallique, c’est d’être si élégamment vous-mêmes que les autres tenteront de vous
dis ou de vous « mordre », mais ne pourront pas – je
répète : ne pourront pas – vous ignorer. Parfait, à
ceci près que le rap sérieux, des abonnés au platine
tels que Public Enemy à Tam-Tam de North
135
Rappeurs de sens
136
Dorchester, est constitué à 99 % de « sampling »,
d’échantillonnage, un terme issu du jargon technologique et non, cette fois, de l’argot, l’une des
plus récentes avancées du remastering qui naquit
dans les années 1960, dans les « usines à son » de
sorciers de la production tels que Andrew Loog
Oldham, George Martin et Phil Spector. Quand
Elvis sortit Hound Dog en 1958, son groupe et
lui durent faire quelque chose comme 51 prises,
pour la simple raison qu’avec cinq membres et
en l’absence de matériel de mixage, il fallait bien
51 prises pour que les cinq sonnent juste simultanément. Un enregistrement sans mixage, c’est
tout bonnement de la musique live qu’on garde
pour plus tard. Le mixage, le mortier du terrible
« mur de son » de Phil Spector, permit d’avoir
sur une même piste un artiste jouant de plusieurs
instruments, ou faisant lui-même les chœurs, ou
mêlant sa musique à d’autres musiques ou bruits
préenregistrés. Prenons deux magnétophones :
Elvis aurait pu chanter la mélodie principale sur
la bande du magnéto 1, la rejouer et chanter la
seconde voix sur sa propre voix préenregistrée, le
magnéto 2 enregistrant la polyphonie.
Les premiers tubes pop remasterisés représentent la toute première musique artificielle,
étant donné que ce que le consommateur de
1963 vivait comme un Événement sonore sur sa
platine était impossible à reproduire sur scène.
Le rock commença à se changer en une Illusion
d’Événement, rendue possible par la technologie :
le rock se mit ainsi à ressembler de plus en plus au
cinéma, s’engageant sur une longue route au bout
de laquelle se trouvait MTV.
Mais ce n’est pas cela qui empêchait Phil Spector
de dormir la nuit. Les gourous des studios avaient
de plus gros poissons à nettoyer, car cette nouvelle
liberté de façonner le son avait un prix. À chaque
nouveau saut magnétique, un peu plus loin du
live que le précédent, chaque bande étant réalisée
à partir de bandes qui elles-mêmes étaient des
bandes de bandes, les interférences, chuintements
et crépitements, se voyaient multipliés. Une bande
prémagnétisée comportant 2 unités d’impuretés
sonores pour 10 000 unités d’Elvis Presley, réenregistrée sur une bande similaire 2/10 000, cela
produit 4 unités de sifflement ; réenregistrée, 8 ;
puis 16 ; puis 32. À mesure que le son gonfle, il
pourrit.
La solution à ce problème fut une avancée considérable du nom de « multipistes », des enregistreurs
pouvant capter du son et le rejouer sur 2 (comme
pour la stéréo), 4 (comme sur le Sgt. Pepper’s Lonely
Heats Club Band de 1967, à l’époque, une vraie
révolution auriculaire), 12, 16 et aujourd’hui
24 pistes parallèles, et éliminant les bruits parasites
137
Rappeurs de sens
138
produits par le transfert du son d’une machine
à une autre. Rythmes, mélodies, harmonies
pouvaient être enregistrés sur des pistes distinctes,
permettant ainsi à l’interprète ou au producteur
de mixer, écouter et remixer, d’ajouter une voix ou
un instrument sur une piste supplémentaire. Les
Edison du rap tels que Kool Herc, Grandmaster
Flash et Afrika Bambaataa débutèrent comme
DJ lors de fêtes, pas comme musiciens. Leur
technique consistant à brancher deux platines à
un mixeur, afin de pouvoir « compacter » le son
de deux disques différents et de rapper dessus au
micro, était une illustration rudimentaire, artisanale, du concept de multipiste. Les prouesses
technologiques des studios NASAesques de CBS
et Polygram devinrent accessibles au ghetto. Carter
était président. Les Bee Gees, avec cinq chansons
au Top 10 en douze mois, étaient rois.
L’enregistrement numérique, cette science qui
distingue Tam-Tam sur album et Tam-Tam en
live, est une technologie qui convertit les signaux
analogiques (la musique) en signaux numériques.
Ces signaux sont « lus » par un ordinateur alliant
un matériel de codage sophistiqué, un système
d’exploitation de pointe et un synthétiseur perfectionné, à la vitesse de 40 000 bits par seconde, voire
plus. Les sons enregistrés, réduits à des nombres,
peuvent être refaçonnés, triturés, assourdis,
amplifiés voir échantillonnés et répétés. Le matériel
traduit ensuite les nombres ainsi modifiés en son,
qui à son tour, peut être enregistré et combiné à
d’autres sons. Résultat : la reproduction sans bruit
de fond d’une infinité de pistes, qui séparément,
peuvent être manipulées à l’infini.
L’enregistrement numérique, partie intégrante
des profondes mutations dans la conception de la
pop dans les années 1980, divise plus ou moins
équitablement la responsabilité de la « chanson »
finalisée entre l’interprète, l’ingénieur-son
derrière sa table de mixage, le producteur qui
coordonne le processus d’enregistrement multipiste, et l’équipement électronique qui « crée »
véritablement la musique que nous achetons. Les
synthétiseurs les plus récents42 produisent des
42. … eux-mêmes héritiers d’un long processus évolutif tout
au long du xxe siècle, tout d’abord le piano mécanique, puis les
ondes Martenot, le Thérémine et le Trautonium (instruments
électroniques rudimentaires qui firent fureur en France), puis
la musique concrète de pierre Schaeffer en 1948, puis le premier synthétiseur électronique inventé par des ingénieurs de
RCA dans les années 1950, puis l’inauguration du Centre de
musique électronique de Columbia-Princeton en 1959, et en
1964, le développement par Robert Moog du Moog 55, premier émetteur de « blurps, fouips, zwips, twings et schlonks »
pouvant être produits à des fins commerciales. Walter / Wendy
Carlos utilisa en 1968 un Moog 55 sur son Switched-On Bach,
album qui popularisa plus que nul autre le son du synthétiseur. – D.
139
Rappeurs de sens
140
sons à partir du courant électrique, il ne s’agit
plus d’amplificateurs électroniques de vibrations analogiques, disposant en lieu et place de
mains et pieds humains, de simples voltmètres
permettant de tout déterminer, de la touche au
ton en passant par le timbre et « l’enveloppe
ADSR43 » (terme qui, tout comme « numérique »
et « multipiste », n’appartient pas au rap, et décrit
la durée d’une note à l’échelle infinitésimale, les
différences entre l’onde sonore à sa naissance et à
sa mort – la manipulation des pédales d’un piano,
par exemple, permettent d’influer sur les composantes « déclin », « maintien » et « relâchement »
de l’enveloppe d’une note ou d’un accord). Le
Kurzweil 250, un système à la pointe du progrès,
est un synthétiseur 12 pistes / 12 018 notes lié
par un logiciel à un Apple Macintosh Plus, qui
lui sert de bibliothèque de sons numérisés. Le
Kurzweil pourrait passer au mixeur la totalité
de la culture – prenez le cri, perçant à en faire
tourner le lait, de Janet Leigh dans Psychose,
stockez-le dans le Mac, programmez le synthé
de sorte qu’un fa dièse reproduira le cri de Janet
Leigh en fa dièse, puis jouez We Shall Overcome
tel qu’il aurait été crié par Janet Leigh ; stockez
43. « Attack-Decay-Sustain-Release » (Attaque-Déclin-Maintien-Relâchement). [N.d.T.]
le résultat ; traitez de la même façon la Passion
selon saint Matthieu de Bach, avec d’imposants
chœurs de Janet Leighs hurlant, puis Mary Had a
Little Lamb, puis Twist and Shout (celui des Isley
Brothers, pas celui des Beatles), le tout crié ; puis
jouez les quatre à la fois en un horrible fatras,
ou sélectionnez dans le fatras ; remixez le résultat
final, quel qu’il soit, de façon à le jouer à l’envers.
Et considérez que le travail est « fini ». Ou ne
finissez jamais. C’est comme de tenir la musique
en joue, à bout portant. Vous pouvez lui faire
faire – ou la laisser vous faire – tout ce qui vous
passe par la tête. Avec pour seules limites celles de
vos caprices.
Et le son ? Un processus comparativement fruste
aboutit à des CD immaculés, à côté desquels les
disques vinyle et les cassettes audio font figure
d’écoutes téléphoniques réalisées à la va-vite.
Nonobstant les définitions techniques, on n’a
pas commencé à « sampler » la musique d’autrui
à l’avènement de l’enregistrement numérique
multipiste, pas plus qu’on n’a commencé à
voyager à l’occasion du lancement d’Apollo 7.
La réutilisation du thème I Dream of Jeannie par
DJ Jazzy Jef n’est qu’un vol s’inscrivant dans une
très longue histoire de « citations musicales »
remontant à Bach (qui pilla les danses de cour
du xviie siècle dans ses Suites françaises), et même
141
Rappeurs de sens
142
avant. Les compositeurs de musique expérimentale tels que Glass, Reich, Cage, Chatham, Eno et
Van Tieghem ont réalisé des « collages sonores »
à partir de bribes de sons du quotidien. Ces
compositeurs contemporains ont « vandalisé » la
tradition classique en la forçant à avaler du bruit,
pur et simple, dans le cadre des genres musicaux
classiques de la suite, de la symphonie, de la
sonate, et même de l’opéra.
Le rap, à l’instar de l’avant-garde, se sert de
l’échantillonnage numérique multipiste pour
faire exploser les frontières musicales et politiques de la soul et du funk, qui sont les Bach
et Beethoven des rappeurs. Les albums Yo ! Bum
Rush the Show et It Takes a Nation of Millions to
Hold Us Back de Public Enemy (vitesse de croisière : 100-120 pulsations par minute) tissent un
fond sonore constitué d’un tempo, d’un autre
tempo, de riffs de guitare, de sirènes perpétuelles,
de bruits de syntonisation, de scie circulaire (à
moins qu’il ne s’agisse d’une roulette de dentiste
sur Terminator X Speaks With His Hands ?), de
moteurs, de sons curieux, de bavardages et de
vers. Les producteurs de Public Enemy, Hank
Shocklee et Carl Ryder, manipulent des techniques inventées pour éliminer les impuretés
sonores, afin d’amplifier ces impuretés. Résultat :
paranoïa acoustique.
Go, go, go, go, go, go
Take a look at his style
Take a check of the sound
Off the record, people keeping him down
Trick a chick in Miami
Terminator X packs the jams44
… fulmine Chuck D sur Terminator X to the
Edge of Panic, un hommage à Terminator X, son
acolyte affecté aux samples et aux scratches. Mais
la déclamation de Chuck abolit les vers, ne laissant
aucun espace d’audition entre ses mots. Il vous dit
d’y aller, go go go, mais refuse de vous laisser partir.
En fait, Smoke Some Kill et Nation of Millions sont le
signe du passage à l’âge adulte du rap, salué en tant que
tel par un article du Los Angeles Times en février 198945.
Ce passage est signalé, entre autres, par une diversification thématique, dépassant les formules simplistes
à la dégage-de-mon-terrain-de-basket si chères à des
pionniers tels que Sugarhill Gang et Grandmaster
Flash. Le monde du rap s’élargit, absorbe le Lévitique,
le SIDA, la famine, l’Irangate, tout ce que la pop et
le peuple ont toujours absorbé, et plus encore, avec
l’appui du sampling. Schoolly D proclame la fierté
44. « Allez, allez, allez, allez, allez, allez / Mate un peu son style
/ Écoute un peu le son / En off, ceux qui l’oppriment / Trompe
une meuf à Miami / Terminator X remplit les salles. »
45. 21 février 1989, p. D 2.
143
Rappeurs de sens
144
qu’il a de sa propre couleur, en samplant dans Black
Man le discours du Black Panther H. Rap Brown et,
sur la base de cette fierté, produit un texte ouvertement
politique. Le groupe 7A3 de Los Angeles scande It’s a
mad, mad world (« ce monde est vraiment fou »), avec
pour preuves des samples de véritables flashs infos
relatant des règlements de comptes entre gangs, des
violences policières et des catastrophes aériennes. En
1988, Stetsasonic vit un de ses titres caracoler en tête
des ventes, A.F.R.I.C.A., un morceau anti-apartheid
dans la veine de We Are the World, comportant un
mix numérique de Jesse Jackson et du percussionniste
africain Babatunde Olatunji.
Le sampling est également la source de gags peu
finauds, intentionnellement ou pas, qui représentent
un des revers du rap. L’immortel Hello, Wilbur de
Monsieur Ed, le cheval qui parle, a fait plusieurs
apparitions, l’intro de Bugs Bunny, une seule jusqu’à
présent. Une bonne partie des samples les plus libres
et les plus amusants nous vient du groupe le plus
prometteur de la nouvelle décennie, De La Soul,
qui débute son Plug Tunin par les encouragements
enthousiastes bien qu’inquiets d’un présentateur
radio des années 1930, « Good luck to both of you ! »
(« Bonne chance à vous deux ! »), comme si nos héros
hip-hop s’apprêtaient à traverser la Manche à la nage.
On trouve sur d’autres morceaux de l’album 3 Feet
High and Rising la voix d’un crooner des années 1950
ralentie au point d’être à peine compréhensible, une
phrase de Liberace se concluant sur un écho digne
d’un hypnotiseur malsain, des boucles répétitives de
cours de français niveau élémentaire… et l’intro de
l’album est une parodie de la parodie de jeu télévisé
de MTV, Remote Control, où un présentateur survolté
nous demande à nous, concurrents / auditeurs, si
nous sommes prêts à « jouer le jeu ».
Le jeu comporte des risques. DJ Jazzy Jef et le
Fresh Prince ont conçu leur Girls Ain’t Nothing But
Trouble autour du thème tintinnabulant de la série
I Dream of Jeannie (Jinny de mes rêves), quaranteneuf secondes de soupe pseudo-bédouine décérébrée
qui, pour nombre d’entre nous, a fait figure de rite
bien-aimé, tous les jours, au gré des rediffusions.
Girls Ain’t Nothing But Trouble (« Les filles, c’est rien
que des problèmes ») représente la quintessence du
Fresh Prince, le titre lui-même soumettant ses très
profondes conclusions sur le sujet, fondées sur des
exemples sans nombre tirés de la vie quotidienne du
Prince de Bel-Air, dans laquelle, effectivement, une
fille en particulier s’avère n’être rien d’autre que des
problèmes. C’est là un sous-genre auquel les blancs
ont travaillé depuis ses débuts (vous vous souvenez de
It’s My Party and I’ll Cry If I Want To ou de Teen Angel),
mais ça écorche tout de même les oreilles d’entendre
deux grands noirs d’âge adulte, en jean, or et couvrechef en cuir, chanter un truc pareil. C’est comme si
145
Public Enemy avait samplé Louis Farrakhan sur The
White Capitalist Oligarchy Ain’t Nothing But Trouble
(« l’oligarchie blanche capitaliste, c’est rien que des
problèmes »), pour se plaindre au micro que
The white systum
Is a pain in my bum46.
Rappeurs de sens
Nous sommes tentés d’imaginer d’autres grands
écarts entre les genres, encore plus désolants :
James Brown, Parain de la Soul, chantant la partition d’Ivnglg, dieu nordique de la guerre tout droit
sorti du cycle des Nibelungen de Wagner, ou Neil
Sedaka47 en blouson de cuir, faisant une reprise de
This Beat Is Military de K-9 Posse, chantant :
146
Callin’ strikes of the air
Declarin’ aerial warfare48.
Mais le seul élément non médiocre de Girls Ain’t
Nothing But Trouble confine tout simplement au
génie rap : il s’agit du vol audacieux du thème de
Jinny de mes rêves par DJ Jazzy Jeff, si déplacé qu’il
en semble presque psychédélique. Après tout, voler
46. « Le système blanc / Est très enquiquinant. »
47. Crooner américain. [N.d.T.]
48. « Ordonnant des frappes de l’aviation / Déclarant une
guerre aérienne. »
une voiture, c’est une chose : voler la fausse voiture
peinturlurée de pâquerettes que conduisent les
clowns sous le grand chapiteau, c’en est une tout
autre. Et, c’est vrai, alors que le Prince de Bel-Air
chouine sur ces filles qui n’arrêtent pas de chouiner,
nous nous surprenons à imaginer non sans plaisir
une toute nouvelle « Jinny de mes rêves », que
rien ne permettait de se représenter jusqu’ici : une
sitcom des années 1960 avec des rappeurs. C’est
une idée aussi amusante que réjouissante ; et tout
l’humour provient du plaisir désagréable que nous
éprouverions si les épisodes de Jinny de mes rêves
finissaient différemment lors de leur rediffusion
dans les années 1990, si on allumait la télé dans
les tout premiers mois de la présidence Bush pour
tomber sur des hippies dressant leur tente dans
Bonanza, des lesbiennes dans Leave It to Beaver, et,
oui, des B-boys arborant des chaînes et reluquant
les fesses et le décolleté de Jinny alors qu’elle tente
de percer les mystères des courses au supermarché.
Beaucoup s’indigneraient, comme si la lucarne
magique avait rompu sa promesse. Et tout d’un
coup, le fait de regarder Jinny de mes rêves devient
aussi dangereux que la vie elle-même ; tout d’un
coup, vous ne savez plus à quel moment précis
Roger Healey interrompra l’action, en demandant
« Est-ce que je vous ai interrompus ? » – en fait,
pour la première fois, vous ignorez s’il l’interrompra
147
Rappeurs de sens
148
ou pas, et jusqu’au sujet de l’épisode. La première
demi-heure n’est autre que le Jinny de mes rêves
antérieur à la puberté, une série que vous aimez
depuis plus longtemps que vous n’aimez les filles
(et que vous espérez toujours aimer quand vous
vous retrouverez en maison de retraite, après que
cette lubie à propos des filles vous aura passé). Et
puis soudain, sans signe avant-coureur, Jazzy Jeff et
le Prince de Bel-Air apparaissent à Cocoa Beach,
où vit Tony Nelson, et demandent à Jinny si elle
a quelque chose de prévu aujourd’hui. Spectacle
des plus cruels, comme de se voir demander de
repasser par la case puberté à vingt-six ans.
Ça n’arrivera pas, bien entendu, parce que
n’importe quel Américain sait que le premier noir
à raconter des conneries à la télé a été George
Jefferson, incarné par Sherman Hemsley dans la
série All in the Family, cinq ou six ans plus tard,
ce qui revient à dire que les sitcoms des années
1960 étaient un terrain de jeu exclusivement
destiné aux blancs, conformément à une ségrégation uniquement dictée par les règles fluctuantes
du genre. Non pas que les noirs racontant des
conneries fussent interdits d’apparaître dans
des séries comme Ma sorcière bien-aimée ou Les
Monstres, ou qu’on engageât Tom Bosley pour des
rôles taillés sur mesure pour le furieux Jim Brown.
En vérité, si les noirs étaient absents des sitcoms
des années 1960… c’était tout simplement parce
qu’ils n’avaient aucune raison d’y apparaître. Les
sitcoms des années 1960 étaient un monde peuplé
de sorcières, de génies, de Martiens, de fantômes,
de chevaux qui parlent, de cochons qui pensent, de
joyeux camps de prisonniers de guerre, un mic-mac
patenté aussi dénué de règles qu’un drame sans
genre. Mais posez-vous cette question : qu’est-ce
qui est le plus tiré par les cheveux, que Jim Brown
participe à un épisode de Jinny de mes rêves, ou
qu’une série mettant en scène un astronaute vivant
avec une torride jeune femme en bouteille, une
série ne faisant aucune référence au sexe, encore
moins aux conflits ethniques, monopolise l’attention de l’Amérique en plein été 1967, alors que
des émeutes éclataient dans les plus grandes villes
du pays ? Qu’est-ce qui est le plus étrange : un
Jinny de mes rêves avec ou sans noirs ? Réponse : les
deux versions sont aussi bizarres l’une que l’autre.
Pourtant, voici vingt ans que la deuxième hante le
paysage audiovisuel, alors que la première ébranlerait à elle seule le concept de rediffusion, qui nous
est aussi familier que le petit écran lui-même.
La dichotomie entre « bizarre » et « normal », Eux
et Nous, Terroriste et Combattant de la Liberté,
vaudou et catholicisme, est au cœur de l’ambivalence des opinions des blancs sur le rap. De même
que N.W.A. soutient durant ses interviews que leur
149
Rappeurs de sens
150
violent et très controversé Straight Outta Compton
ne choque que ceux qui ne vivent pas la violence
au quotidien, le mélange de chasteté érotique et de
science magique propre à Jinny de mes rêves n’apparaît comme un divertissement de prime-time
« normal » qu’aux yeux des habitants de banlieues
résidentielles, biberonnés aux sitcoms. Tout récit
de voyage décrit nécessairement le quotidien de
quelqu’un. Tout public est double : d’un côté, celui
qui est subjugué parce qu’on lui raconte enfin sa
propre histoire, et de l’autre, celui qui est subjugué
parce qu’on lui raconte une histoire si éloignée
de la sienne qu’elle lui semble étrange. Ces deux
groupes (qui autrement ne s’uniraient jamais) se
fondent dans l’art populaire de masse en un seul
et même public, une illusion d’union. JazzyJeff,
soulevant les rires par l’incongruité de son sample,
pousse cette stratégie du public aussi loin qu’il
est possible, transformant Jinny de mes rêves en
morceau rap – étrange aux yeux de ceux pour qui
les astronautes possédant un génie s’apparentent
à du déjà-vu, mais tout aussi étrange pour ceux
qui ont leur définition de ce qui est pertinent dans
le rap. Et dans cette double étrangeté s’opère une
union qui en soi, est assez amusante.
Considérons Jinny de mes rêves. Cette série en
prime-time, tous les lundis, était tout bonnement
complètement barrée. Une sitcom sur un héros
du quotidien en quête de Normalité hooverienne.
Tony Nelson est l’Homme de Science du documentaire des années 1950 intitulé Notre ami l’atome. Sa
Pandore est une mini-Marilyn Monroe49 à qui son
agent a donné un nom de paradis. Le problème
de la semaine pour le Major Nelson est que la
réalité n’est pas assez stable. Jinny se méprend sur
le mot « stable » (en anglais, « stable », mais aussi
« écurie »), et fait apparaître un cheval de course
sur le patio. Plus tard dans l’épisode, le jockey fait
son entrée sur scène, très en rogne. Pendant une
dense demi-heure, les confusions sur ce qui est
vrai ou devrait l’être se suivent, les personnages les
dissimulent, les circonscrivent, les résolvent, pour
nous faire revenir enfin (nous, riches banlieusards
de retour de vacances mentales) au tout début de
l’épisode.
Dans l’épisode diffusé le 12 juin 1967, Tony,
l’Américain de l’ère spatiale, regrette à haute voix
de ne pas vivre au temps du Far West, quand les
hommes étaient de vrais hommes. Jinny, soucieuse
de lui faire plaisir, omnipotente, et prompte à tout
prendre au pied de la lettre (une combinaison
mortelle dans une sitcom), l’envoie (et nous envoie,
49. Littéralement. Barbara Eden se fit remarquer dans une
fugace version pour le petit écran des Hommes préfèrent les
blondes, en 1963, où elle reprenait le rôle de Marilyn Monroe.
Son véritable patronyme est Schlajansky, ou un truc du genre.
151
Rappeurs de sens
152
du même coup) à Gopher Gulch, un décor de
western où des voleurs de bétail, sous la houlette de
Hoyt Axton (vieux crooner et cow-boy de série B),
terrorisent à peu près tout le monde. S’ensuit une
parodie de Le Train sifflera trois fois, avec Tony dans
le rôle du gentil blanc tout juste bon à se tirer dans
le pied, mais refusant l’aide de Jinny : il se doit d’affronter Hoyt Axton seul. Tony finit par remporter
le duel burlesque, et Jinny et lui sont de retour à
Cocoa Beach : il reste une minute à peine avant la
fin de l’épisode (on dirait de riches banlieusards de
retour de vacance la veille du retour au boulot), et
juste assez de scénario pour savourer la fin de leur
aventure, avec l’interruption de Roger Healey.
En cette soirée du 12 juin 1967, est-ce que
quelqu’un a éteint sèchement sa télé alors que
le générique de fin défilait sur fond musical
pseudo-bédouin, s’est tourné vers son chéri pour
demander, « Mais qu’est-ce que c’était que ça » ? La
parodie de Le Train sifflera trois fois est une singulière invite à l’imagination : le danger encouru par
Tony à son corps défendant est la conséquence
même de la réalisation de son vœu ; mais il s’avère
que ce danger, ce vœu-qui-tourne-mal, est ce qu’il
désirait sans le savoir. Tout cela dans une Floride
rêvée, à ne surtout pas confondre avec la véritable
Floride de Walter Cronkite, théâtre d’émeutes
ethniques particulièrement peu réjouissantes, à
Tampa, qui débutèrent la veille au soir du voyage
de Tony Nelson au Far West, et atteignirent leur
pic entre 20 heures et minuit, heure de la côte est,
lundi 12 juin 1967, au même moment où était
diffusée la parodie de Le Train sifflera trois fois.
Les émeutes de Tampa commencèrent dimanche
soir : le temps était lourd et chaud, et les fausses rumeurs
de la mort d’un jeune tombé sous les balles de la police
de Tampa rassemblèrent des foules désœuvrées dans
les rues. Des incendies se déclarèrent. Des flics (qui
sans doute, à l’instar de leur confrère de Floride Tony
Nelson, se rêvaient en cowboys) furent dépêchés et
bousculèrent quelques gamins. Il n’en fallut pas plus
en vérité : détaillants d’alcool et magasins d’électroménager furent dévalisés sur l’artère principale du quartier
noir de Tampa, des télés furent probablement volées et
allumées, peut-être branchées sur la branche locale de
la NBC, juste à temps pour voir Tony Nelson regretter
à haute voix de ne pas vivre à l’époque où les hommes
étaient de vrais hommes. Le chaos s’ensuivit. Citons ici
le Rapport de la Commission nationale consultative sur
les troubles civils :
Alors qu’ils roulaient sur la voie
expresse [près du centre-ville de Tampa],
M. et Mme C.D., un jeune couple blanc,
furent alarmés par les incendies. Décidés à
savoir ce dont il retournait, ils empruntèrent
153
Rappeurs de sens
la bretelle de sortie pour se retrouver au
milieu de l’émeute. La voiture fut renversée.
Ses vitres furent brisées. [M.] C.D. fut traîné
sur la chaussée… J.C., un Noir de l’Arkansas
exerçant la profession de cueilleur de fruits,
fut aussi surpris par l’émeute que [le jeune
couple blanc]. Se précipitant vers le break où
la jeune femme était restée coincée, il s’interposa entre elle et la foule agressive50.
154
Un monde se serait écroulé si la foule de cette bretelle
de Tampa avait fait irruption dans le Cocoa Beach de
Jinny de mes rêves. Pas sur le plateau de la série télé,
mais plutôt, et très mystiquement, dans l’épisode du
12 juin 1967 lui-même, posant un défi narratif tel que
les sitcoms des années 1960 n’en ont jamais affronté :
absorbez notre émeute ; prouvez que cette série est
assez forte pour le faire. Les scénaristes de la NBC
se lancent dans un brainstorming impromptu tandis
que la foule agressive se masse autour de la pelouse
de Tony Nelson. Les appels paniqués de la direction
et de la Maison Blanche se succèdent toutes les cinq
minutes : « Alors vous avez trouvé quelque chose ? »
À la hâte, on réécrit le script de façon que Tony Nelson
règle son compte à Hoyt Axton en cinq minutes, au
50. Rapport de la Commission nationale consultative sur les
troubles civils, New York, Bantam Books, 1968, p. 44-45.
lieu des vingt-cinq initialement prévues, pour revenir
aussi sec à Cocoa Beach et œuvrer à une trêve entre
la foule et la police blanche de Tampa, enquêtant
directement auprès du médecin légiste de la police
afin de prouver que le meurtre supposé qui a entraîné
les émeutes n’a en réalité jamais eu lieu. Jinny, pleine
de bonnes intentions mais terriblement inepte, tente
de lui donner un coup de main en faisant apparaître
Martin Luther King (fidèle à sa légendaire élégance,
le leader du mouvement pour les droits civils accepte
de jouer son propre rôle pour mettre un terme aux
violences), afin qu’il convainque tout un chacun de
rentrer chez soi. Cependant, dans le scénario revu
et corrigé, King est d’avis que toute cette scène n’est
que le produit d’une expérience d’intoxication de la
population au LSD menée par la CIA, et dit à Jinny
qu’en vérité, elle n’existe pas. « Oh, et je parierais que
vous êtes Tommy Nelson, le célèbre astronaute »,
ajoute King en pointant Nelson du doigt. « Tony,
vous voulez dire », corrige Larry Hagman. (Rires.)
La direction de la chaîne, s’apercevant que conformément au nouveau script, King refusera d’aider les
personnages principaux en arguant que rien de tout
cela n’est en train d’arriver, rappelle les scénaristes :
« Mais qu’est-ce que vous foutez, bande d’abrutis ?
Faites que King parle aux émeutiers, bon sang ! »
Mais les scénaristes en sont incapables. Après tout,
c’est une sitcom, et ils ne peuvent pas plus violer les
155
Rappeurs de sens
156
lois du genre que Dieu ne peut créer quelque chose de
plus parfait que Lui-même. Un ressort comique s’impose, et ils ont recours au plus classique : l’incrédulité.
Pendant ce temps, dans l’épisode, la Garde nationale
de Floride, bombardée de pierres et d’épithètes,
fixe ses baïonnettes. Tony Nelson ordonne à Jinny
de transformer leurs fusils en violoncelles. (Rires.)
Malcolm X (incarné par le polyvalent Nipsey Russell)
se voit arraché au paradis musulman, qui, détail pour
le moins suspect, ressemble à s’y méprendre au décor
utilisé pour les scènes à l’intérieur de la bouteille de
Jinny ; King et X se disputent sur la question de savoir
qui est responsable de ces émeutes (qui, de l’avis insistant de King, n’ont en réalité pas lieu), jusqu’à ce que
Jinny intervienne. D’un ton suppliant, elle déclare en
regardant droit dans l’objectif de la caméra (Barbara
Eden flairant son premier Emmy)
Nous devons nous rassembler. Pourquoi
ne pas nous rassembler ? Hein, à quoi
bon ces grises mines ? [Elle chatouille
Malcolm X qui, malgré lui, sourit] Voilà,
M. X. Et vous, docteur King ? Vous ne
voulez pas nous faire un petit sourire ?
S’il s’agissait d’une comédie musicale de la MGM,
ce serait le moment opportun pour Barbara Eden
d’entonner une chanson, entraînant tout le monde
(Malcolm X, le chef de la police de Tampa, le
Dr Bellows), dans une ronde autour des Chrysler
garées sous l’auvent. Au lieu de ça, le scénario
précise que les deux maîtres à penser des droits civils
prennent conscience de la folie de leur dispute.
Unissant leurs forces, ils apaisent les émeutiers.
L’ordre est restauré, et le chef de la police de Tampa,
sévèrement réprimandé, jure qu’à l’avenir les choses
seront plus justes. Son chien policier aboie affirmativement, entraînant l’inévitable chute : « Voilà qui
est unanime ! » (Rires gênés. Applaudissements.)
Le sample rap de Jinny de mes rêves, mélange
hommage et saccage, célébrant l’infinie interchangeabilité de la culture partagée et attaquant
la ségrégation au cœur de l’icône culturelle en l’intégrant ironiquement. Il existe une autre parodie
de déségrégation : le Walk This Way de Run-DMC,
qui fit fureur en 1986 parmi les jeunes blancs, et
sample le hit d’Aerosmith remontant à 1977 (tout
aussi populaire), de façon si systématique qu’il
est ardu de savoir qui sample qui sans consulter
la pochette du disque. L’incarnation visuelle du
morceau sur MTV, sans aucun doute le clip rap
le plus vu de l’histoire, met en scène la relation à
la Caïn et Abel qu’entretient le rap avec le heavy
metal.
Les Run-DMC répètent dans une arrière-salle
miteuse du ghetto. Leurs efforts sont interrompus
157
Rappeurs de sens
158
par des accords metal tonitruants, que nous – en
notre qualité de téléspectateurs lambda de MTV,
les mardis à 15 heures – reconnaissons comme de
l’Aerosmith, un quatuor bostonien de hard-rock
évoquant les bières bon marché passées en douce
dans le stade de foot, il y a près d’une décennie.
Souvenirs moyennement agréables, mais incontestablement forts.
Les Run-DMC ont du mal à supporter cette
musique, et font semblant de s’enfoncer les doigts
dans les oreilles, imitant un bref et glorieux instant
les pères de banlieues cossues hurlant à Junior,
enfermé dans sa chambre à l’étage, de baisser le son,
nom de nom. Ils prennent rapidement les choses
en main, et traversent un mur, bien résolus à laisser
des empreintes d’Adidas sur les responsables.
Derrière le mur, ils trouvent, fort logiquement,
un stade rempli de fans d’Aerosmith, comme au
temps jadis, réuni devant le chanteur Steve Tyler,
vêtu du même déguisement idiot d’elfe magicien
qu’il portait la dernière fois que quelqu’un lui a
prêté un tant soit peu d’attention. Les rappeurs
menacent Tyler, et une angoisse agréablement
tordue étreint nos cœurs de téléspectateurs : les
B-boys viennent d’envahir le côté blanc des années
1970, ne serait-ce pas un horrible soulagement que
de voir le rap appliquer, pour une fois, la violence
qu’il suggère ? N’aimerions-nous pas être révoltés
en voyant le rap mettre son pied au cul acnéique
du heavy metal, abattant les guitares (si souvent
depuis Elvis, brandies comme des métaphores
de violence corporelle, véritables flingues-godemichets ou haches-godemichet) sur le crâne des
guitaristes ?
Mais non, une fois de plus, ce n’était qu’une
simple titillation. Les Run-DMC se disent que
finalement, ils aiment ce truc, et les deux groupes
unissent leurs forces, contre toute vraisemblance.
Steve Tyler, qui ne sait pas danser, apprend à tout
le monde comment s’y prendre.
Les passages ironiques abondent, bien évidemment, comme ils se doivent d’abonder quand gros
sous et art dînent à la même table. Détruisant les
murs symboliques, aussi fins que les faux murs
de plateau de tournage qu’ils sont en réalité,
Run-DMC s’efforce de célébrer la déségrégation,
en omettant cependant le fait qu’Aerosmith, ce
groupe de rockeurs plus blancs que blancs, n’est
qu’un plagiat à gros budget de Led Zeppelin, et
que Led Zep est tout droit sorti de Chess Records,
label de Chicago spécialisé dans le Rhythm &
Blues le plus noir qui soit. En dansant avec Steve
Tyler, les Run-DMC oublient que Willie Dixon,
comparse de Muddy Waters, dut traîner en justice
Led Zeppelin afin de tirer quelque profit de leur
réutilisation de son blues. Walk This Way est une
159
réconciliation peu réjouissante de la musique noire
et urbaine des années 1980 avec une partie de son
riche héritage, tel qu’il a été miné et abâtardi par le
Show Biz. Si ça c’est de la déségrégation, alors les
grandes surfaces recèlent des trésors.
D.
(2C)
Pourtant, chemin faisant quelque chose peut arriver
qui vous fait soudain croire que vous comprenez
pourquoi cette curieuse antimusique fermée sur
elle-même suscite cette fascination fébrile chez vous,
qui lui êtes extérieur, et n’avez accès au « Vrai Truc »
que par l’entremise de disques et de matériel adéquat
dans de douillets appartements bostoniens, que vous
pouvez tout à loisir brancher ou débrancher, écouter
avec l’intensité distante et impassible de qui regarde à
travers la vitre d’un train à grande vitesse.
Ceux parmi vous qui vivent à, mettons, Chicago ou
New York, ont-ils remarqué comme les usagers des
trains et métros ont tendance à se faire très discrets et
161
Rappeurs de sens
162
concentrés lorsque South Side ou South Bronx se met
à défiler sous leur nez ? Si vous observez de près leurs
visages, vous comprenez qu’il ne s’agit pas de tristesse,
pas même de malaise ; c’est une sorte de fascination
rigide pour la beauté des ruines dans lesquelles vivent
des gens, totalement différents de vous dans leur
apparence et leurs goûts, un horizon bloqué de vues
complexes, dalles grises et bombes de peinture rouge.
Des hiéroglyphes sur les murs, des gens sur les perrons,
des paniers de basket sans filet. Les blancs ont toujours
adoré regarder le « vrai monde noir », de préférence
à distance et en mouvement, fugace et rapide, en
chemin vers des affaires qui les intéressent. Une vue
à cette distance entraîne des généralités faciles sur le
rap, dont le rôle se limiterait à celui de plus récente
musique « noire ». Comme : moins une population a
de réel pouvoir, plus elle revendique son hégémonie
sur des zones qui n’ont que peu d’importance à une
plus vaste échelle. Une façon de régner en enfer : un
vocabulaire, une syntaxe, une gestuelle, une musique,
une danse, bien à eux ; de la nourriture bien à eux ;
une rhétorique religieuse ; des rites sociaux et festifs ;
cette supériorité athlétique… bien connue – le saut
vertical avec élan – nous les aimons en plein air, dans
des champs de coton ou des stades51. C’est un Enfer
que nous aimons contempler parce que c’est l’enfer de
51. … et parfois en intérieur, dans des tribunaux.
quelqu’un d’autre… Et les arts populaires exportés !
le chant et la danse !… chaque innovation, chaque
nouvelle Scène, chaque génie, né d’une « souffrance »
que nous nous plaisons tellement à imaginer, alors
même que nous récupérons, surpayons, homogénéisons, domptons au mieux le chant de cette souffrance
pour que nos pâles semblables puissent l’interpréter.
D’où une facile analyse, à travers la vitre du train
à grande vitesse, du rap considéré comme la dernière
occasion d’éprouver ce sentiment postlibéral de
culpabilité par procuration que nous trouvons aussi
jouissif que nécessaire – le fait est que nous aimons
jouer les voyeurs, jouer à être maintenu, pour une
fois, vraiment à l’extérieur ; ça nous apaise, nous
pousse à croire que ce qui se trouve dans ce monde
dévasté ne nous regarde en rien, demeure là en proie à
la Décomposition, parce que Destiné À cette décomposition, la douleur que font ressortir les raps sur les
visages déformés pas plus pertinente ou vraie que les
tripes cathodiques de Notre fenêtre la plus grande.
L’illusion des blancs prenant « l’authenticité » pour un
panneau indicateur de l’équité, le tous-unis-dans-l’indifférence des relations publiques des années 1980 :
Que le Ghetto Demeure le Ghetto, vu du train.
Seulement voilà un truc sympa à faire : descendez du
train, ne serait-ce que pour un instant, et il s’avère alors
que ce n’est pas le train qui est en mouvement, mais
bel et bien le paysage étriqué du rap ; et les « ruines »
163
Rappeurs de sens
164
qui sont sa demeure et sa raison52 sont loin d’être ce
champ archéologique statique qu’elles semblent être,
elles-mêmes sont en mouvement, elles s’organisent
et deviennent quelque chose de tout aussi décati et
terrible, mais d’une certaine manière voulue en tant
que telle de l’intérieur, une hégémonie qui compte,
une apposition délibérée, tendue vers l’expression,
vers la Conscience, « florissante » en quelque sorte, et
même copulant ; de sorte que ce qui, à travers la vitre
en mouvement, semblait être la perpétuation dans le
présent d’un passé d’avanies, se révèle être un totem
abîmé dédié à la présence totale – un espace-temps
Autre, distinct, inégal, explosant vers l’extérieur.
Le rap est le boum tonitruant de cette explosion,
qui se répand lui-même tel un gaz dans le paysage
désolé des années 1980, évoluant du stade de musique
pour fêtes privées, hymne de gang, mode passagère
pour petits labels à l’espérance de vie pop mesurable
avec un sablier de cuisine, pour devenir on ne sait
trop comment (Nous regardions alors ailleurs), une
scène, un mouvement, Diffusé sur les Ondes, et
finir par assumer, depuis près de vingt-quatre mois,
le rôle fécond de Genre à part entière. Explosant en
sous-espèces à une vitesse impossible à suivre. Il existe
maintenant des mix dub rap et reggae, des mix house
de rap et de musique des années 1970, du funk afro
52. En français dans le texte. [N.d.T.]
exubérant, du hip-hop acid-house psychédélique. Il y a
du rap noir pour consommateurs blancs, grand public
(Tone Lo-c, Run-DMC), du rap noir pour la consommation locale (stars locales et aspirants, sans nombre,
dans toutes les grandes villes du pays), des superstars du
rap ultra-noir pour l’ensemble de la Nation marginale
intérieure (Heavy D, Public Enemy, Big Daddy Kane),
du rap blanc pour les masses blanches (les exécrables
Beastie Boys). On trouve du rap hispanique, teinté de
salsa, dans plusieurs barrios de la côte Ouest, du rap
fusionné avec de la musique antillaise ou musulmane
chez Digital Underground, Eric B. & Rakim, et autres,
ou fusionné avec du R&B plus que dansant dans le
sous-courant « new jack swing » (Bobby Brown, MC
Hammer) ; même les B-boys gays et/ou adeptes de la
vie de bohême ont leurs référents, Teddy Riley et Guy,
De La Soul, Kwabe, etc.53 L’un des principaux obstacles
53. Notez au passage l’extension du mouvement de cette force
irrésistible du son à la danse – les figures propres à Chicago
sont très différentes de celles de la Côte, qui se distinguent des
mouvements sous sédatifs auxquels invite la complexité nonchalante de De La Soul – et par-delà la danse, à la haute couture
urbaine. La coupe « cameo » ou « fade », cette curieuse brosse
carrée cyberpunk arborée par Carl Lewis et Grace Jones mais
popularisée par Larry Blackmon du groupe Cameo, relève à
présent moins du style capillaire que de la sculpture revendicatrice : mots, logos, slogans et signes complexes sont taillés au
rasoir dans cette rigide enclume de cheveux qui, selon Village
Voice, est « la coupe la plus sciemment unisexe depuis l’afro ».
L’uniforme rap classique des années 1980 – casquette de base-
165
Rappeurs de sens
166
à l’analyse de cette Scène est la fureur kaléidoscopique
avec laquelle Elle change. C-à-d. que si vous lisez ce
texte sous sa forme imprimée, il est déjà obsolète.
Et la vitalité du monde du rap repose aussi bien
sur la notion de remplacement que sur celle de
diversité, qui permet au genre de rester « frais »,
et ce malgré le fait que les uns après les autres, les
groupes succombent aux sirènes du « vrai » business
de la musique. Cette Scène a tout d’une hydre.
Dès lors que des artistes rap tels que Run-DMC ou
L.L. Cool J « font une percée » sur le marché grand
public, la terre de tous les profits selon MTV, on
observe presque toujours certaines réactions au sein
de l’underground urbain qui les a engendrés. Pour
leur part, les B-boys du groupe qui a percé n’ont
aucun scrupule à accéder à la cour des grands de
la pop : après tout, ils n’ont jamais cessé de rapper
ball de côté ou Kangol, chaînes, jogging en viscose et chaussures montantes non lacées – « symbolise à présent une ère
plus fruste, plus informelle », avec pour ramification un look
rap-House-gay-jackswing abondant en motifs à pois, pantalons de serge larges, et mocassins de danse ou « moon boots »
britanniques, un style à mi-chemin entre Ricky Ricardo et
Frank Sinatra qui sied à une Scène possédant à présent la dignité, l’idiotie et le pouvoir d’attraction propres à une véritable
Genre. Et n’oublions pas qu’un seul gros changement dans la
mode de l’école et de la rue entraîne des millions et des millions
en chiffre d’affaires vestimentaire – et encore plus de dollars
lorsque le mainstream blanc, retardé par les médias comme il
est de coutume, finit par s’engouffrer dans le dernier cri.
sur le fait qu’ils méritaient argent et statut social,
sur les récompenses dont seraient inévitablement
gratifiés leur style plus que « fresh » et leur voix
impossible à « mordre ». Les raps post-succès ont
trop souvent tendance à n’être plus que des célébrations de leur nouvelle richesse et leur nouvelle
renommée, de la valeur récemment augmentée de
leur « Message » – bien qu’il soit très dérangeant
de se figurer Public Enemy en train de rapper sur
une renaissance de l’engagement politique des
noirs, sur la révolution et l’apocalypse américaine,
tandis que CBS Records, blanc comme neige, leur
verse des millions en droits de distribution générés
par ces mêmes exhortations à couper des têtes de
cadres supérieurs.
Néanmoins, dans la Scène underground, le noyau
dur des tout premiers fans du groupe en question
ont tendance à leur rester dévoués, à attendre
fiévreusement les clips de leur groupe sur la chaîne
musicale qu’ils adorent mépriser. Pour faire court,
on observe dans le rap (comparativement) moins
d’accusations de retournement de veste que dans
le cadre du phénomène tout aussi oxymorique de
récupération du rock contestataire de la fin des
années 1960. Ce qui quand on y réfléchit apparaît des plus bizarres. Comparé à l’Autre blanc et
mainstream sur lequel s’aligne le rap sérieux et en
fonction duquel il se définit, « l’Establishment »
167
Rappeurs de sens
168
des années 1960 semble tout à fait inoffensif.
Apparemment, le crédit du diable est solide, dans
le ghetto. Peut-être est-il impossible de vendre
des âmes lorsqu’on pense que plus personne
n’en a ? Par chance, là n’est pas l’essentiel. Parce
que pendant toute cette phase de découverte, de
percée, de dollars et d’autocélébration, des groupes
de rap complètement nouveaux sont apparus,
telles des exhalaisons s’élevant du bitume, prêts à
prendre la place des artistes consacrés en tant que
nouveau « buzz » authentique, nouvelle tendance
au sein de l’underground originel. C’est ce qui se
passe à Boston, New York, Philadelphie, Chicago,
Washington, Los Angeles. Les supplantations les
plus récentes dans le rap « dur » underground sont
probablement celles de Ice-T par N.W.A. et de
Public Enemy par Schoolly D, tandis que la bataille
du rap « soft », nombriliste, oppose actuellement
le disque de platine L.L. Cool J, Slick Rick, et les
beaux gosses nouveaux venus que sont Kwame
et Bobcat. (On ne prendra pas en compte ici la
supplantation de Tone Lo-c par Young MC : par
définition, le rap conçu pour la consommation de
masse des blancs n’a aucune racine underground.)
Très souvent, les tout nouveaux groupes d’usurpateurs sont incroyablement plus rudes, plus
durs, plus agressifs que leurs prédécesseurs, leur
terminologie et leurs thèmes dépassant les limites
de ce qu’on peut diffuser sur les ondes, même en
1989 : aucun DJ blanc, aucun auditeur de libre
antenne ne sauraient prononcer le vrai nom de
N.W.A., « Niggaz With Attitude » (« Négros avec
une Attitude ») sans grincer des dents ; et leur hit
underground Fuck tha Police (« Nique la police »),
à l’instar du Mr. Big Dick (« Monsieur Grosse
Bite ») de Schoolly D, semble spécialement conçu
pour être rejeté par la radio et le câble, et par là
même, en tout cas pour lors, être considéré comme
une espèce de territorialisation ethnique extrême,
destinée spécialement à un panel de B-boys avertis
et disquaires ésotériques, une isolation « def » des
sirènes blanches des gros labels. Le phénomène
est pour le moins rafraîchissant, mais on conçoit
autant de difficultés que de terreur en imaginant
ce sur quoi pourrait déboucher ce mouvement non
perpétuel (Percée → Usurpation) ; c-à-d. :
M.
(2D)
Bientôt les publicistes du rap seront confrontés au
même problème rencontré il y a plus de dix ans par
leurs homologues dans l’industrie pornographique.
Tous les actes sexuels ou violents auront été représentés symboliquement, et parallèlement, le public
rap aura développé un goût pour la nouveauté
sanguinolente. Résultat : le premier album de
« snuff-rap », dont la conception, à en croire les
rumeurs qui courront, sera marquée par la véritable
mort de quelqu’un. L’épouvante des journalistes et
éditorialistes vaudra aux nouveaux snuff-rappeurs le
même type de jackpot publicitaire gratuit dont jouit
N.W.A. au printemps 1989.
171
D.
(2E)
Une grande partie du rap sérieux a trait à la fin des
choses – des illusions, des existences, des quartiers, du
rock’n’roll, du Monde. S’il s’agit bien d’un Genre, force
est de constater qu’il se distingue par la noirceur de sa
vision : une sorte de présent dystopique d’où aucun
avenir rêvé ne pourra jamais émerger. Les « messages »
musicaux d’espoir, de foi, de réconciliation, de l’importance d’un minimum de compassion, de paix, de
spiritualité, d’égalité politique (qui oserait dire économique ?), à l’honneur pendant si longtemps, ont été
comme partout dans la culture post-Reagan non seulement rejetés, mais encore relégués au statut de clichés
« oh-ça-va », et frappés d’un ridicule instantané – cf. les
173
Rappeurs de sens
174
implications de ces fichues apostrophes involontaires
de part et d’autre de « messages ». Un roulement
d’yeux usés par la réalité urbaine face à la naïveté
d’autrui coupe court aux questions, même les plus
polies, sur la « vision d’avenir » ou « le programme en
vue du changement » du rap54 – sur la Scène rap, ces
idées sont tacitement considérées ou bien comme les
reliquats d’une lutte absurde et obsolète remontant au
mouvement pour les droits civils, ou bien comme du
baratin de politiciens blancs qui, après tout, ont bâti ce
dans quoi vit le rap.
En fait, l’un des personnages de scène standard du
rappeur sérieux est celui de porte-parole-de-la-Dureréalité-sociopolitique – « The Warrior / Of Metaphor »
(« le Guerrier de la Métaphore ») pour reprendre les
mots de K-9 Posse, ou selon le titre d’un des morceaux
de Chuck D, Messenger of Prophecy (« Messager de
la Prophétie ») – messager qui, cette fois, ne sera
probablement pas puni, en ceci qu’il portera, outre
les mauvaises nouvelles, coup-de-poing américain
54. Sur ce point, le plus récent mot de la fin appartient à N.W.A. :
Do I look lie a motherfuckin’ role model ?
To a kid lookin up to me :
I say life aint nothin but bitches and money.
– « Gangsta Gangsta », in Straight Outta Compton (« Est-ce que j’ai une gueule de putain de modèle ? / Aux gamins qui m’admirent / Je dis que y a rien d’autre dans la vie que
les meufs et la thune. »)
et pistolet. De nombreuses stars du rap dur ont été
plus que préparées à ce rôle de violent harangueur,
de prophète au cœur de pierre, de Angry Black Man,
d’Homme noir en colère. N.W.A. est dirigé par un
ancien membre de gang assumé, issu du tristement
célèbre district de Compton, à Los Angeles, qu’il vaut
mieux traverser après avoir fait un plein. Schoolly D,
lui aussi, exerça un temps d’autres talents au sein d’un
gang de rue de Philadelphie. Just-Ice, le plus grand
rappeur de Washington, anciennement actif dans le
trafic de drogue et le racket, découvrit New York et
l’Art après avoir été arrêté par la police de Washington
pour le meurtre d’un dealer rival. Toutes les dents de
Just-Ice sont en or, avec son nom inscrit en pierres
précieuses sur ses incisives, et il a récemment refait
un tour en prison pour avoir envoyé sa petite amie à
l’hôpital.
Le rappeur malcolmien, politisé et en colère,
se pose presque toujours en rappeur-soldat, la
« racaille » qu’on croise quotidiennement, et ses
hurlements durs et violents sont un vrai soulagement au milieu du mépris et de l’autosatisfaction
du rap plus doux (« Je suis dix fois plus def que le
gars qui dit être dix fois plus def que moi ») ; mais
cet extrémisme voulu pousse les rappeurs durs
à de bien curieuses lignes de défense contre les
accusations de justification et même de promotion de la violence urbaine qu’on fait peser sur
175
eux. Par ex., Chuck D de Public Enemy est d’un
sérieux absolu lorsqu’il explique que dans les tout
premiers vers du troisième morceau de Yo ! Bum
Rush the Show,
Rappeurs de sens
I show you my gun
My Uzi weighs a ton55
176
le mot « Uzi » ne réfère qu’à la musique de Public
Enemy, la voix et le message de Chuck.
En ce sens, si Chuck est réellement sincère, il
effectue ici un curieux retournement (brillant,
terrifiant) de la fonction métonymique des paroles
de chanson dans la guerre traditionnelle opposant
rock / rébellion et censure / ordre. On sait bien que
dans l’histoire de la musique pop, l’argot, le double
sens et même le détournement tacite de mots innocents ont été utilisés pour obtenir des paroles assez
explicites ou choquantes pour être « rock », et assez
convenables pour être relayées par la radio, diffusion
dont le rock avait besoin – par ex.,
Baby, here is my love
I’d just love to love you
(Chérie, voici mon amour
J’aimerais simplement t’aimer)
55. « Je te montre mon flingue / Mon Uzi pèse une tonne. »
égale
Baby, here is my dick
I’d just love to fuck you
(Chérie, voici ma bite
J’aimerais simplement te baiser)
– de sorte que le rockeur traditionnel pouvait
sourire innocemment et lancer à la cantonade eh bien
alors, qu’est-ce qu’il y a de mal à chanter l’amour ?
L’argument de Chuck D est un revirement à
180° de la défense métonymique pop, ressemblant
du reste à l’une des tactiques standard d’une tout
autre campagne, celle des critiques post-structuralistes contre la vieille garde thématiste en art
et littérature. Chuck D prétend que « Uzi » – le
signifiant d’un type d’arme de poing existant bel et
bien, et que pour des raisons évidentes, il ne devrait
sans doute pas chanter aussi fièrement dans le New
York de 1989 – a pour seul rôle dans ses paroles
que celui de métonyme de l’auto-référence. Pour le
rappeur « dur » Chuck, quelque chose comme
Je vous rappe mes stances
Mes paroles ne souffrent aucune offense
… c-à-d. que la chanson en soi devient le véritable référentiel profond des paroles richement
177
Rappeurs de sens
178
polysémiques d’une musique qui souhaite jouir à la
fois des faveurs du public pop, assoiffé de transgression, et de celles de l’industrie conservatrice du divertissement. C’est là un renversement prototypique des
années 1980, qui équivaut à soutenir que le fait de
chanter « Voici ma bite » est tout à fait innocent parce
que « bite » n’est en fait qu’un simple métonyme de
« amour », thème de ce qui n’est « en vérité » qu’une
chanson d’amour. L’apparente absurdité circulaire de
ce renversement ne porte que sur la sémantique et
l’usage, pas sur l’ambition et la créativité manifeste
d’un rappeur arrachant à leur contexte des termes
artistiques, si traditionnels qu’on peut les faire
remonter à la période préhellénistique56.
Pourtant, la plupart des personnages du rappeur
sont eux-mêmes assez traditionnels, tout du moins
n’essayent-ils pas d’opérer une révolution dans
la perception et la compréhension des paroles
de l’interprète. Il existe un autre personnage de
premier ordre, presque aussi commun que celui
de récitant-de-jérémiades dans le rap dur : le
personnage du rappeur-diablotin, du goupil rusé,
du joyeux farceur, le petit héros picaresque qui par
sa sagacité et sa créativité vient à bout d’ennemis
plus vigoureux ou mieux armés (en l’occurrence,
56. Une fois encore : à supposer ici que M. D soit sérieux ; et,
il faut en quelque sorte leur tirer notre chapeau, avec Public
Enemy, c’est souvent très difficile à dire.
ces ennemis sont toujours soit d’autres B-boys, soit
des policiers). On peut trouver son origine quelle
que soit la direction qu’on souhaite donner à sa
recherche, de l’archétypologie jungienne à Ésope,
en passant par le Rameau d’Or ; mais le rusé farceur
est un personnage tout spécialement apprécié dans
les contes populaires de l’Afrique de l’Ouest, où
les ancêtres de tant de noirs américains furent
jadis invités à saisir de nouvelles opportunités
professionnelles dans le Nouveau Monde. En
somme, Legba, l’Homme Bleu (« Blue Man ») de
la tradition didactique du peuple Yoruba, démon /
esprit dont le boulot consiste à vaincre par la ruse
toute personne qu’il croise, vantard, sans pitié dans
la victoire, généreux dans les rares défaites (et qui
à en croire certains hommes de culture, donna son
nom au « blues » américain, purement et simplement), a pour descendant quasi direct le principal
protagoniste de plusieurs raps mémorables, tel que
le Signifying Rapper de notre vieil ami Schoolly D,
un tout nouveau type de morceau qui ouvre encore
plus le champ des possibilités du rap dur, réalisant
une clôture historique par laquelle ce genre hightech que les initiés définissent comme « n’importe
quel type de vers rythmés et rimés prononcés sur
un rythme », est en mesure d’assumer sa fonction
la mieux ancrée dans une tradition, et sans doute
la plus puissante : la narration.
179
Rappeurs de sens
180
Signifying Rapper, déclamé sur la boucle numérique du riff hypnotique du classique de Led
Zeppelin, Kashmir (sorte de ballade allégorique
sur « d’Étranges Voyages en Terres étrangères »),
est l’histoire d’un rappeur lambda qui, après avoir
subi les tabassages répétés d’un bad-ass pimp (un
mac brutal), finit par se résoudre à « se servir de
son astuce » au détriment de son tourmenteur, dans
l’espoir de mettre un terme à ces mises à l’amende
à la con57. Le lendemain, dès l’aube, le rappeur va
trouver le mac et s’empresse de l’avertir que « There’s
this mean, big bad faggot / Comin your way » (« il
y a un gros pédé, vicieux, teigneux / Qui vient te
chercher »), pédé qui s’est évertué à ridiculiser le
mac dans toutes les cités. Protégé par l’immunité
narrative de tout conteur (qui par définition ne fait
que rapporter les dires d’un autre), le rappeur se
lance dans une improvisation de vers impeccablement rimés et accentués visant directement le gros
méchant mac, dont on tirera ce succulent extrait :
He say he know your daddy, and he’s a faggot
And your mother’s a whore.
57. … actualisation en plein ère Reagan d’un ancien conte
d’Afrique de l’Ouest où un singe farceur mord un lion, que
Schoolly D découvrit peut-être dans la collection de disques de
son père, par l’entremise de la chanson d’Oscar Brown Jr., classique scat du début des années 1960, Signifying Monkey. – M.
He say he seen you sellin asshole
Door to door.
Yeah, that’s what he say.
Listen to what else he say, Mr. « bad-ass pimp » –
He say : your granny ? she’s a dyke.
And your other brother’s a faggot.
And your little sister Lu ? She so low
She suck the dick of a little maggot58…
… (ce dernier vers est devenu un grand classique
dans un appartement de Somerbridge).
Il n’y a peut-être rien de plus naturel à ce que,
dans un rap que nous aimons à ce point, nous
percevions un sous-texte continu – une légitimation à mots couverts du sample, ou de la fonction
artistique du rappeur « sérieux » lui-même – dans
l’accroche narrative et la morale de Signifying
Rapper : une personne, pour aussi petite, marginale
et opprimée qu’elle puisse être, peut quand même
dire à peu près tout ce qui lui chante à qui ça lui
chante, et le faire dans la plus parfaite impunité,
58. « Il a dit qu’il connaissait ton père, et que c’était un pédé /
Et que ta mère était une pute. / Il a dit qu’il t’avait vu vendre
ton cul / En faisant du porte à porte. / Ouais, c’est ce qu’il a
dit. Écoute encore ce qu’il a dit, Monsieur le « gros méchant
mac » – Il a dit : ta grand-mère ? c’est une gouine. / Et ton autre
frère c’est un pédé. / Et ta petite sœur Lu ? Elle est tellement
plus bas que terre / Qu’elle sucerait la bite d’un petit ver de
terre. »
181
Rappeurs de sens
dès lors qu’elle a assez de jugeote pour présenter
ce qu’elle dit comme un message, comme le témoignage d’une réalité, le discours du cœur et de la
bouche d’un Autre (ou d’un groupe dont le farceur
opprimé est le porte-parole). Il suffit de savoir à
qui on s’adresse, à qui on attribue le message, et
à quel destinataire le message est censé s’adresser.
Quoi qu’il en soit, le subterfuge réussit à merveille
pour le Signifying Rapper. Le mac, rendu furieux par
ses insultes, mais prenant naturellement pour cible
de sa rage la source supposée, s’arme et va au-devant
de ce « pédé », teigneux, costaud et tout de cuir vêtu.
Seulement, bien évidemment, lorsqu’il trouve la
source présumée des insultes, le mac se fait aussitôt
désarmer, et prend sacrément cher
182
… in a hell of a way.
Me myself, I don’t know how he survived.
Came back to the Projects more dead than alive59.
… cité où le rappeur, qui a pris l’ascendant sur les
putains du mac et se tient triomphant, postcoït, au
sommet d’une des grosses tours de la cité, remue
le doigt à l’attention de son tourmenteur et lui dit,
réduisant l’instru au silence,
59. « Et d’une drôle de façon. / Moi, perso, je sais pas comment
il a fait pour survivre. / Il est revenu à la cité plus mort que vif. »
I shoulda kicked your ass
My-motherfucking-self 60.
Ce n’est pas vraiment du Dante, mais ce mélange
d’astuce cruelle et de fierté idiote, c’est du pur Legba
dans le texte. Et le rappeur-héros-farceur conduit
tout naturellement à la ballade, genre qui représente
très probablement le meilleur avenir du rap.
On distingue un autre rôle incarné par les
rappeurs, très proche de ceux évoqués ci-dessus :
le personnage de l’impresario, l’habile harangueur de foule, le médium improvisateur entre
la musique et l’oreille, le crieur de fête foraine,
chantre des exhortations et de ce qui est « def ».
Parmi les meilleurs exemples on peut citer Russel
Rush Simmons sur Cold Chillin’ in the Spot, Eric
B. sur le dernier couplet de Paid in Full, et le
Flavor Flav de Rebel Without a Pause. On peut sans
trop de risques considérer ce personnage comme
l’identité originelle du rappeur de South Bronx,
improvisant ses conneries sans effort sur le fond
sonore des platines, à une fête privée ou dans la
rue. Les paroles rimées et composées au préalable
durent alors apparaître comme une innovation,
le DJ passant avec plaisir du rôle d’animateur à
celui de co-vedette, la prosodie s’ancrant dans la
60. « J’aurais dû te défoncer / Moi-même. »
183
Rappeurs de sens
184
tradition noire urbaine de Ranking et de Dozens,
dans laquelle deux rivaux échangent des insultes
en rimes suffisantes et en mesure 7/8. (On trouve
des exemples compréhensibles par les blancs de
Dozens dans d’anciens épisodes des Jeffersons, de
Good Times, et de Fat Albert and the Cosby Kids,
séries impossibles à éviter sur le câble, l’après-midi).
Et pour le quatrième masque de l’artiste hip-hop,
le plus atroce, celui de rappeur-étalon, l’amant
bien-aimé, jouissant d’un succès proprement
épique auprès des femmes soit par le truchement
d’une misogynie assumée, lui permettant de
« faire marcher les salopes au pas » (« keeping da
nasty bitches in line ») – ce que, dans ce genre
de morceaux, les salopes en question semblent
non seulement accepter mais, croyez-le ou pas,
apprécier, le rappeur assumant ici le rôle le plus
répugnant de tout le rap – soit en se présentant
comme une bonne grosse poupée gonflable
masculine, tout en battements de cils – voir Funky
Cold Medina de Tone Lo-c, Latoya de Just-Ice, My
Prerogative de Bobby Brown, ou tout l’œuvre autoparodique des Fat Boys – mis à part ce personnage
bien trop banal, et bien trop ennuyeux pour qu’on
en discute, la majorité des autres identités du
rappeur ne sont que des sous-titres, des masques
dissimulant d’autres masques. Et ces masques sont
nombreux, trop nombreux pour une approche
autre qu’acoustique : les personnages peuvent
changer fréquemment au sein même d’un album,
le rappeur livrant sur un morceau un violent
communiqué dans la veine du Nationalisme noir,
rappant sur fond de steel drums de Trinité-etTobago sur un autre, se dorant à l’éclat d’un son
digne d’une major sur un troisième, fêlant un
crâne avant de se jouer d’un adversaire plus musclé
mais idiot, roucoulant auprès de sa « salope » puis
la menaçant d’aller chercher son flingue si elle
s’obstine à ne pas reconnaître qui est le patron.
Bien que chaque groupe aspire à son propre esprit
et sa propre identité, la quintessence d’un groupe
de rap est de ne pas avoir de quintessence, d’être
caméléonesque. C’est ou bien un choix délibéré, et
assez étrange il faut dire, ou bien un symptôme et
un symbole du chic anonyme de notre époque…
ou alors, plus vraisemblablement, ce n’est qu’une
bonne vieille et vénérable synecdoque du rap en
tant que genre, genre qui se développe si vite qu’il
ne parvient pas lui-même à fixer sa propre identité… et encore moins à rester assez longtemps
statique pour permettre une classification et une
définition critiques, bien que cool, de l’extérieur.
3. ACQUISITION
La liberté n’est vraie que lorsqu’elle apparaît
sur fond d’une limitation artificielle.
— Eliot, « Réflexion sur le vers libre », 1917
Une population africaine libre est une malédiction
pour un pays… Les Nègres, à l’état de liberté, et
au sein d’une communauté civilisée, deviennent
chapardeurs et maraudeurs, consommateurs sans
être producteurs… gouvernés principalement par
les instincts de la nature animale.
— Chancelier de la cour d’appel de Caroline du Sud,
in Cattarall (éd.) Judicial Cases, II, 1857
…
la liberté est une route rarement
empruntée par la multitude la liberté est une
route rarement empruntée par la multitude la
liberté est une route rarement empruntée par
la multitude la liberté est une route rarement
empruntée par la multitude la liberté est une
route rarement empruntée par la multitude
–– Public Enemy, It Takes a Nation of Millions to Hold Ud Back, pochette du disque,
sur le bord inférieur, 1988
D.
(3A)
« Obstacle » s’avère donc être une excuse pour toute
simplification inévitable dans le cadre d’un essai conçu
à l’extérieur. À l’heure qu’il est, le rap qui mérite d’être
adressé aux Masses Pop (la période de flirt a tout du
moins déjà débuté), explose si puissamment et rapidement qu’il n’existe déjà plus en tant que rubrique ou
genre à part entière… si ce n’est en tant que somme de
quelques rares traits communs à, et peut-être définissant
l’ensemble des sous-genres et ramifications rap qu’il
nous faudrait d’abord circonscrire d’une façon ou d’une
autre avant même de pouvoir en parler. Dit crûment, ce
par quoi se distingue l’essence du rap à nos yeux, c’est
qu’il s’agit d’une forme musicale / antimusicale avec :
189
Rappeurs de sens
190
a) 0 mélodie à l’exception de fragments
mis en boucle sans la moindre notion de
progression ;
b) Un riff en 4/4, entraînant, terriblement
dansant, une structure pyramidale de rythmesdans-d’autres-rythmes dérivée à la fois des
tempos un-doigt-en-l’air du disco des années
1970 et de la rébellion pro-danse du funk contre
le 4/4 antiphysique du jazz – le rap, tout comme
le funk, s’approprie le flot hypnotique des lignes
de basse du jazz, mais réduit l’éventail des pulsations à un 4/4 staccato qui rend n’importe quel
grand morceau rock facile à danser ;
c) Des paroles dites ou hurlées, souvent
rimées ou assonantes, mais suivant toujours
une métrique précise, compliquant et complémentant le mariage de la basse, des scratchs et
des percussions, créant une dense superposition
de couches diachroniques rythmiques en lieu et
place des synchronismes de l’harmonie et du
contrepoint dont la plupart de la musique occidentale porte la marque, de Haydn aux Heads ;
d) Un développement cohérent d’une
demi-douzaine de thèmes, à tout casser, à savoir :
une remise au goût du jour du Nationalisme noir
(Public Enemy, Schoolly D, B.D.P., Just-Ice) ;
une hagiographie exhaustive du rappeur et de
son équipe (L.L., Kwabe, Slick Rick et quelque
part, un peu tout le monde) ; la timidité politique
/ artistique de la communauté noire en général,
et des dirigeants de radio et labels « urbains » en
particulier (Ice-T, Live Crew, Kool Moe Dee,
Public Enemy) ; l’incapacité des femmes à être
autre chose que des récipients d’organes (N.W.A.
et plus particulièrement Slick « Traite-La Comme
une Prostituée » Rick) ; un dédain absolu envers
toxicomanes et dealers (Schoolly D, N.W.A.),
autrement plus lourd de sens qu’une vente de
gâteaux paroissiale au profit de la lutte contre
la drogue – ou que les albums-anthologies du
même tonneau, interprétés gratuitement par
l’élite de la pop, conformément aux avis de leurs
conseillers en image – parce que la perspective
du rap est bien évidemment au niveau de la rue,
rien n’est altéré par la perspective ou la hauteur,
le mépris est toujours vrai, et parfaitement
audible : pas la moindre trace d’artifice dans ces
paroles qui décrient les stupéfiants non parce que
c’est mal d’en prendre, ou socialement déplacé,
mais parce qu’ils abrutissent, démoralisent et
émasculent avant de tuer ;
e) Une esthétique générale que les critiques
et interprètes pop mainstream (notamment
Stanley Crouch et Mark Jenkins, et ces dépositaires de l’ascétisme et de la profondeur musicale
191
Rappeurs de sens
que sont Paul McCartney et Sting61) rejettent
méprisamment comme vide, matérialiste et
autoréférentielle. Mais une esthétique qui (selon
nous) représente sans doute le mouvement le
plus révolutionnaire en dix ans de rock sec et
formaliste, un mouvement qui n’est pas sans
présenter plusieurs similitudes avec le postmodernisme62 dans les beaux-arts, la musique
192
61. Cf. l’émission spéciale « History of Rap » sur MTV, 8 juin 1989 :
P. McC. : Ce « rap », là, ça m’ennuie tellement. « Je suis tellement riche, j’ai tellement d’argent. » Mes amis me disent que
je devrais faire un album rap, moi. J’ai plus d’argent qu’aucun
d’entre eux. Seulement, la plupart d’entre nous n’éprouvent pas
le besoin d’arborer nos revenus au vu et au su de tout le monde.
St. : … pavoiser comme ils le font. J’ai toujours aimé la musique noire… C’est la première musique noire que je n’aime
pas. Mais attention, je n’ai rien contre.
P. McC.. : C’est ça leur argument. Si on n’aime pas le rap, c’est
qu’on ne les aime pas. C’est qu’on n’aime pas les gens de couleur. C’est très clair, ce qu’ils font. Ils se servent eux-mêmes du
racisme d’une façon raciste.
St. : Ils n’ont rien de très original.
P. McC. : Moi aussi je pourrais enregistrer des bouts de vieux
matériau des Beatles, les coller n’importe comment, jouer le tout
en musique de fond et chanter tout l’argent que ça me rapporte.
St. : N’importe qui en serait capable. Est-ce de la musique, si
n’importe qui peut faire pareil ?
62. Ça ne vous chatouille pas un peu quand quelqu’un balance
le mot « postmodernisme » dans une phrase comme si tout le
monde était d’accord sur sa définition ? Voici ce que nous entendons par ce terme en regard du rap sérieux, selon les mots de
Todd Gitlin, tirés du magazine Dissent :
Le postmodernisme est complètement indifférent aux
classique, la poésie. C’est une nouvelle forme de
mimésis, carnivore, qui rend la vieille et triste
« autoréférence » assez intéressante, tout compte
fait, parce qu’elle élargit le Moi de l’autoréférence, du subjectif-rock standard – un paquet
d’émotions imbibées d’hormones rattaché à un
larynx et un bassin – à une tête, une sorte de
coin de rue visuel, un Frère monadique, un œil
courroucé, désabusé, considérant les terres de la
pop-culture, dénuées de centre, débordant de
sous-nations marginalisées, elles-mêmes postmodernes, samplées en boucle, autoréférentielles,
obsédées par elles-mêmes, voyeuses, passives,
abruties, dégradées, et sources d’un bombardement de signaux et données si prodigieux qu’elles
semblent évoluer plus vite que l’œil courroucé ne
peut le percevoir ; une Énormité vide en pleine
questions de cohérence et de continuité. Sciemment, il
colle les genres, les attitudes, les styles. Il se délecte du
brouillage et de la juxtaposition des formes, des positions,
des humeurs, des niveaux culturels. Il méprise « l’originalité » et prise les copies, la répétition, la recombinaison
d’éléments jetés au rebut. Il tire sa propre couverture à
lui-même, faisant preuve d’une conscience aiguë de luimême et de la nature construite d’un œuvre (hiver 1989) ;
ou, de façon encore plus appropriée, selon Bruce Handy, dans
le magazine Spy:
En gros, le postmodernisme, c’est ce que vous voulez que
ce soit, à condition de le vouloir assez fort (avril 1988).
193
Rappeurs de sens
expansion, qui ne peut être décrite, et à plus juste
titre transcrite, que par une bouche assez grande
et mal élevée pour oser tenter l’absorber. Depuis
quarante ans, les vitalistes soutiennent que l’ultime expression de l’art d’après-guerre sera une
espèce de gigantesque excrément psychosocial.
La véritable esthétique, consciente ou pas, du
meilleur rap d’aujourd’hui n’est peut-être que la
première vague de ce Grand Péristaltisme…
Quoi qu’il en soit, tout cela représente un
trait distinctif, à l’instar, bien sûr, de
f) 0 instrument. Pas même une note originale,
vraiment, pas la moindre, j’en ai bien peur.
194
La technologie du montage numérique, la pleine
maîtrise des bytes et des combinaisons qu’elle confère
à l’utilisateur, va révolutionner les loisirs domestiques
du tournant de ce millénaire. Vous pourrez regarder
un Lucy Show qui se déroulera dans votre quartier, par
exemple, ou avec vous-même dans le rôle de Ricky, ou
même dans le rôle de Lucy et Ricky, pendant qu’on y
est, si vous le désirez ; ou sampler et coller Monsieur
Ed dans La Fièvre au corps et voir un cheval monter
Kathleen Turner. Mais pour tout cela, il faudra
attendre encore une décennie, au bas mot : pour
lors, cette technologie est encore trop onéreuse, sauf
pour les professionnels (alors qu’instruments, amplis,
télés, et même synthétiseurs sont, à l’instar des termes
esthétiques à la mode, à la portée de quiconque, à
condition de les vouloir assez fort).
Actuellement, c’est dans le domaine sonore que
la technologie numérique est la plus forte : on y
a recours bien plus systématiquement dans la
production de disque que dans la vidéo ou le cinéma
(y compris chez Lucas & Spielberg). Mais excepté
une poignée de classiques expérimentaux conçus
en studio, tels que My Life in the Bush of Ghosts de
Byrne et Eno, le rap / hip-hop est le premier art
populaire américain à avoir intégré les techniques
d’enregistrement et de mixage numériques à la
composition musicale, à son âme, dépassant le stade
de la simple ostentation artistique.
Pour le dire autrement, le rap sérieux des années
1980 est la première « musique » entièrement
composées de notes créées et interprétées, déposées
et refourguées par des précurseurs. Le cœur critique
de la question est ici lié à la question de l’originalité opposée à la nécessité. Le fait que disques et
cassettes étaient la seule source sonore de qualité
professionnelle disponible pour des gens qui ne
pouvait s’offrir que de la musique enregistrée et le
matériel nécessaire à sa lecture… ça tient la route,
mais uniquement en terme d’explication historique
du rap et du sample. Cela dit, il est évident que
de nombreux groupes de rap, ainsi que l’indiquent
leur place dans les classements des meilleures
195
Rappeurs de sens
196
ventes et leurs paroles exubérantes, peuvent s’offrir
non seulement les instruments de musique jadis
hors de leur portée, mais encore l’équipement
numérique plus perfectionné et autrement plus
cher qu’ils s’efforçaient d’imiter autrefois avec les
moyens du bord. Ce bond en avant, sans moyen
terme, de la seule source bon marché disponible à
la source achetable au prix le plus élevé, l’impasse
absolue faite sur le stade intermédiaire – c-à-d. une
interprétation originale, de quelque sorte que ce
soit – est de toute évidence algeresque63 : le dénuement ou la richesse – aux yeux de l’observateur
extérieur, l’éloquent reflet d’une culture qui semble
avoir rejeté les aspirations cachées de la classe
moyenne au profit d’un impératif de promotion
sociale des personnes de couleur.
Pourtant, les autorités de la critique pop se
bornent encore à ne voir le sampling que comme
ce qu’il est : une preuve assez caractérisée de l’hypocrisie et de la paresse (nous avons horreur qu’ils
soient paresseux) de riches rappeurs noirs qui se
servent à présent d’une technologie de pointe
qu’ils n’ont pas inventée pour couper / coller de
63. Néologisme wallacien, dérivé de Horatio Alger Jr (18321899), auteur de romans populaires narrant pour la plupart
l’accession de jeunes Américains pauvres, à force d’efforts et de
labeur à ce qu’on devait nommer par la suite « le Rêve américain ». [N.d.T.]
la musique qu’ils n’ont pas créée – plus quelques
résidus de pop blanche qu’ils ont absorbés aussi
passivement que Nous – dans le cadre d’une
prétentieuse démarche artistique proche de celle
à laquelle adhéraient, vaguement, avec une suffisance consommée, les pseudo-artistes des années
1960 qui éclaboussaient leurs toiles de peinture,
avec force moulinets du bras. Du point de vue de
la critique mainstream, ces rappeurs tentent d’acquérir une « légitimité » artistique par les impératifs historiques du rap, ceux d’achat, d’écoute et
de réutilisation, impératifs propres au monde très
fruste du ghetto dont, s’empresse toujours de relever
la critique, les rappeurs en question ont réussi à se
sortir, ce ghetto dont ils se sont échappés, qu’ils
ont transcendé par cet « art » qui encourage précisément la perpétuation et le développement de ce
qu’il y a de pire dans le monde urbain noir. Aussi le
rappeur n’a-t-il aucune légitimité artistique, parce
qu’il ne crée pas : il se contente de régurgiter l’art et
la culture populaires récupérés par son monde, ou
inventés par lui, cette part invisible de la pop. De
nombreux critiques, souvent par le silence qui est
le plus grand des mépris, opposent aux rappeurs
la même base idéologique sur laquelle d’autres
critiques se sont reposés pour écraser la littérature
riche en emprunts – littératures post-Beat et
moderne – dans les années 1970, époque où le
197
rap n’était encore qu’un fugace reflet dans l’œil du
funk ; cf. Morris Lurowitcz à propos de Chimera de
John Barth : « le manque d’originalité est aussi peu
original… que la fatigue est épuisante ».
Seulement, il existe des façons plus pertinentes
de critiquer le recours obsessif aux emprunts, en
principe ouverts, par une musique sciemment
« fermée » :
M.
(3B)
Échantillon gratuit no 2
Les hymnes rap au Suprémacisme noir sont
souvent des colosses aux pieds d’argile. Public
Enemy a fait main basse sur l’ensemble des sources
de militantisme non-blanc, sans se rendre compte
que, dans le langage des années 1980, quand on
couche avec une source, on couche avec tous ceux
ayant déjà couché avec cette source. Chuck D
n’a pas conscience du danger qui le guette. Il a
reconnu avec fierté la dette qu’il avait envers l’un
des tout premiers rappeurs, Afrika Bambaataa, un
199
Rappeurs de sens
200
fils du Bronx qui fonda au début des années 1960
un groupe afro-conscient du nom de Zulu Nation.
Mais Bambaataa, de son propre aveu, a tiré son
inspiration de Zulu (« Zoulou »), un film de guerre
britannique avec Michael Caine dans le rôle principal. L’essentiel n’est pas que les Black Panthers
tiraient sur des flics : c’est qu’entre deux fusillades,
ils se délectaient de musique folk, rédigeaient des
manifestes sur le thème du « Pouvoir-au-Peuple »
en écoutant la Ballad of a Thin Man de Bob Dylan.
En fait, il se pourrait bien que Dylan soit le grandpère non reconnu de Public Enemy, en ceci qu’il
rappait déjà à une époque où LBJ était l’Antéchrist
et Ed Koch un jeune réformateur plein d’allant.
Les propos savamment révoltants de Public
Enemy (cf. le terrible interview du Professor
Griff, « Why do you think it’s called jewelry64 ? »,
dans le Washington Post) ont une dette envers
l’autopromotion des années 1960, époque à
laquelle les Black Panthers posèrent pour le
magazine Times, brandissant des fusils non
chargés qu’ils avaient empruntés. Avant les
Panthers, il y eut Dylan, déguisé en Chapelier
Fou à une conférence de presse, déclarant à
64. « Pourquoi vous croyez qu’on appelle ça de la joaillerie ? »
Équivoque sur « jewelry » (joaillerie, bijoux) et « jew » (juif )
fondée sur une fausse étymologie : « jewel » (à partir duquel a
été formé « jewelry ») vient de l’ancien français joiel. [N.d.T.]
son auditoire, peu après la mort de JFK, qu’il
se reconnaissait partiellement en Lee Harvey
Oswald. Il y eut John Lennon, clamant dans
l’hystérie qui accompagna l’arrivée des Beatles
à New York en 1964, que son groupe était
plus important que Jésus-Christ, puis faisant
maladroitement marche arrière, en prétextant
qu’il avait simplement voulu dire que les Beatles
avaient vendu plus de disques que Jésus-Christ.
Marche arrière qu’opéra également Public
Enemy vis-à-vis de l’antisémitisme du Professor
Griff, d’abord en déclarant dans des interviews
qu’il ne pensait pas ce qu’il avait dit, puis qu’il
ne s’était pas exprimé au nom du groupe, pour
ensuite virer Griff en refusant de s’exprimer à
ce titre, et enfin faire marche arrière sur leur
marche arrière en donnant à Griff un rôle limité
dans le groupe.
Quinze ans après que Bob Dylan eut cessé de
porter son haut-de-forme de Chapelier Fou,
Flavor Flav, de Public Enemy, apparait dans le
clip de Fight the Power portant un jogging, des
lunettes noires, et – eh oui – son propre haut-deforme de Chapelier Fou. Quinze ans avant que des
MC adoptent des surnoms aussi dérangeants que
Just-Ice, Ice-T, Ice Cube ou Mix Master Ice, Robert
Zimmerman prit le nom de scène de Bob Dylan,
en empruntant le nom de deux de ses grandes
201
Rappeurs de sens
202
amours, le poète Dylan Thomas et le personnage
de Matt Dillon, dans la série Gunsmoke. Plus tard,
après avoir remasterisé un Moi américain, Robert
Zimmerman devint une star de la contre-culture,
en chantant de la poésie habillé en cow-boy.
Bien avant que le sampling multipiste numérique
n’efface les frontières des genres, nous multipistions
déjà dans nos têtes, samplant et collant tout ce que
nous regardions à la télé ou écoutions en stéréo, y
compris du matériau créé par des personnes qui,
avant même de produire ce matériau, aimaient
les mêmes émissions télé et la même musique que
nous, et ne pouvaient s’empêcher de copier tout
cela. Bien avant que le rap ne commence à piller la
culture commune à tous, nous faisions pareil : on
marchait comme James Dean, on parlait comme
Jack Nicholson, on recherchait une femme capable
de jouer de son décolleté aussi habilement que
Marilyn. Le trafic d’influences est en plein boom.
Ses disciples se multiplient comme les cas de SIDA,
comme le bruit de fond générant encore plus de
bruit de fond sur les tout premiers mixages studio.
Dans la musique de masse, les implications et les
applications sont partout, incontrôlables : on a
d’abord 1 groupe du nom de Rolling Stones, puis 2
groupes copiant les Rolling Stones, puis 4 groupes
copiant les copieurs, puis 8, puis 16, 32, 64. Ces
maths s’appliquent chaque soir sur MTV : tenter
de les suivre est la dernière source de fascination
présente sur cette chaîne65.
Après trente ans de pillage et d’emprunts, Public
Enemy ne peut même plus retrouver ne serait-ce
qu’une source noire pure. Rien d’étonnant à ce
que le rap cherche sa liberté en mutilant son passé.
Rien d’étonnant à ce que les rappeurs accros aux
rimes violentes soient également ceux qui utilisent
la technologie du sample de la façon la plus
sauvage, la plus insurrectionnelle. Et étant donné
le sentiment d’oppression-par-influence éprouvé
par tout groupe ethnique biberonné à MTV, rien
d’étonnant à ce que ces mêmes rappeurs jouissent
du public blanc le plus vaste et le plus malheureux.
Considérez donc cette sitcom, alors que le rap
fête ses dix ans, cette farce shakespearienne où l’on
65. Quelque part dans le Midwest, des gamins regardent des
clips & jouent à un jeu à boire du nom de « MTV », qui supplantera bientôt la roulette russe et le chifoumi en tant que jeu
dangereux d’adolescents no 1. Les règles :
(1) si un petit blanc insignifiant pille (mal) le fameux solo de
Muddy Waters sur « Mannish Boy », vous descendez une demi
Bud ; sauf si le petit blanc insignifiant est stupide au point de
ne pas savoir qui est (ou était) Muddy Waters, auquel cas vous
descendez la totalité de la Bud ;
(2) si par ailleurs, le petit blanc insignifiant pille (mal) Mick
Jagger en train de piller Muddy Waters, vous descendez la totalité de la Bud ; sauf si le petit blanc insignifiant est Mick Jagger,
en train de piller (mal) Mick Jagger, auquel cas il s’agit d’une
pub Bud, auquel cas votre châtiment consiste à : la regarder.
203
se masque et se démasque, et qui s’achève lorsque
vous vous apercevez que votre ennemi est votre
allié, ou vous-même – lorsque vous vous apercevez
qu’en vérité, vous n’avez jamais eu d’ennemis.
Qu’entraînera cette prise de conscience de la
blancheur inhérente du rap pour Public Enemy ?
Ils deviendront Public Friend66, et chanteront
l’hymne américain version rap pour le match
d’ouverture du Championnat mondial de baseball 1999. Et ça sonnera un peu comme ça.
M.
(3C)
À qui sont ces Pavlovs ?
La violence sonore du rap nait du conflit entre
les styles et nœuds associatifs rattachés par le
public à ces styles67, et l’image d’un MC Mixeur-
66. Ennemi Public / Ami Public. [N.d.T.]
67. Nous appelons ces « nœuds associatifs » des « pavlovs »,
unité de mesure de tout ce que nous ressentons ou pensons en
écoutant de la musique que nous avons déjà écoutée.
Les origines des pavlovs sont aussi diverses et nombreuses que
les raisons qui nous poussent à aimer quelque chose. Le fait de
baiser sur un album vous fait adorer cet album jusqu’à la fin
des temps (à moins bien entendu que la femme avec qui vous
étiez brise votre cœur en petits morceaux, auquel cas vous en
205
Rappeurs de sens
206
Multifonction vue comme un flic malveillant,
orchestrant des accidents routiers sous prétexte de
réguler la circulation.
Le sampling est, après tout, la réutilisation sans
autorisation d’un son qui ne vous appartient pas.
C’est du commerce illicite, beau-frère du secteur
multimilliardaire de la vente de stupéfiants, florissant en ce moment même dans les Pépinières d’entreprises urbaines où dix ans de règne républicain
ne sont pas parvenus à implanter de façon pérenne
la moindre activité légale. Le mix de nombreuses
parties, plus libérateur et déstabilisant que chacune
de ces parties écoutées séparément, est plus puissant lorsqu’on le coupe, comme il en va du crack :
c’est une explosion d’émeutes.
Il existe, bien entendu, un genre au moins aussi
élaboré et fermé que la sitcom, et qui porte le nom
de Propriété intellectuelle, une branche de la loi
visant à réguler la circulation dans l’ensemble des
autres genres, et qui soutient que ceux qui créent les
viendrez à pavlover – oui, c’est aussi un verbe – l’album avec la
souffrance et à le détester jusqu’à votre dernier souffle). Esthétiquement, les pavlovs ne devraient pas exister, pourtant dans
les faits, ils existent bel et bien. Ce qui explique pourquoi au
moins deux jeunes Bostoniens, vivants à l’époque de la rédaction du présent essai, ne peuvent écouter, mettons, la face A de
In My Tribe des 10 000 Maniacs, quel que soit le contexte, sans
éprouver des choses plus désagréables que quoi qu’on puisse
raisonnablement attribuer aux Maniacs en soi.
genres – qui écrivent des scénarios, gravent des chansons, composent de la soupe pseudo-bédouine – sont
de droit les propriétaires de ces scénarios, chansons et
soupe. Mais là aussi, le rap fait éclater des émeutes,
fait trembler la musique régentée sur son socle, à
savoir le contrôle du produit final.
Parmi les procès en attente de jugement au
tribunal de New York, on compte celui des Beastie
Boys, rappeurs blancs, pour le sample de deux
mots, « Yo » et « Leroy », ainsi que d’une bribe d’accompagnement, tiré du hit de 1977 The Return of
Leroy (Part I), de Jimmy Castor. Irréfutablement,
les Beastie Boys ont enregistré un enregistrement de
la voix de Castor prononçant les mots « Yo Leroy »
et l’ont intégré au fond sonore de leur titre Hold It
Now, Hit It issu de leur premier album Licensed to
Ill. La défense des Beasties, sur ce qui dans d’autres
circonstances constituerait une violation flagrante
du droit de propriété de Castor sur sa propre voix,
est le fait que Castor ait lui-même pillé une série de
chansons populaires à base de « Leroy », chansons
sur lesquelles il n’a aucun droit. « Il semble que
le seul élément nouveau dans la chanson que les
Beastie Boys ont samplé soit le mot “Yo” », déclare
l’un des avocats des Beasties dans le National Law
Journal, en février 89. « La question est donc de
savoir si on peut jouir des droits de propriété du
mot “Yo”. »
207
Rappeurs de sens
208
Peut-on être propriétaire de « Yo » ? La violation des
droits de propriété d’une œuvre protégée – comme
le Return of Leroy de Jimmy Castor ou le I’m
Cryin’ de Tam-Tam – requiert généralement qu’on
établisse que la bribe dérobée de l’œuvre préexistante
constitue l’essence de l’œuvre en question. Si une
ligne de basse s’avère être l’essence d’un morceau de
Castor, alors même une poignée de notes profondément retravaillées constitue une violation que
Castor pourra faire cesser par arrêt de la cour. C’est
la différence légale entre la citation (qui est autorisée)
et le plagiat (qui ne l’est pas). C’est également l’une
des adorables notions métaphysiques – en l’occurrence, celle qui voudrait que l’art ait une « essence »
qu’on peut et doit protéger – qui s’aventurèrent un
jour dans le code de la propriété intellectuelle, et s’y
retrouvèrent coincées.
Aucun juge n’a jusqu’à présent émis une décision
définissant l’essence brevetable du funk, et de
toute évidence, les magistrats ne se bousculent pas
pour le faire. Quel dommage. Nous attendons le
jour où les violations du rap supplanteront Roe
versus Wade68 dans le rôle de patate chaude de la
jurisprudence, lorsque des hommes de loi seront
convoqués à des auditions sénatoriales houleuses
68. Procès ayant abouti en 1973 à un arrêt de la Cour suprême
des États-Unis reconnaissant l’avortement comme un droit
constitutionnel. [N.d.T.]
sur la base de publications présentant l’insertion,
propre à James Brown, de Huh entre les vers
comme « non essentielle » au funk69.
Les règles du droit de propriété d’une œuvre d’art,
qui s’appliquent parfaitement à des objets statiques
tels que ce livre, ne s’appliquent pas du tout à la
musique. Par son utilisation radicalement nouvelle
d’anciens sons, le rap confond le code de la propriété
intellectuelle comme il confond les critiques, les
sitcoms, le heavy metal, le Black Power, ainsi que
tout ce qu’il balance dans son mixeur, révélant au
grand jour un assortiment de vérités que l’industrie
69. … et où l’on verra un sénateur du Sud à épaisses
bajoues se pencher vers son microphone pour demander,
avec un air d’incrédulité sarcastique : « Maintenant ditesmoi, M. Costello, n’est-il pas vrai que vous avez jadis coécrit un ouvrage publié sous le titre de Signifying Wrapper,
dans lequel vous soutenez que l’habitude qu’a M. Brown
de dire « Huh », « Smokin », « Give it here » et « GoodGod » (prononcé comme s’il ne s’agissait que d’un seul
mot) n’était pas, à vos yeux, e-ssen-tiel au bon gros funk
qui tache tel qu’il fut pratiqué et popularisé par M. Brown,
né tout comme moi dans ce bel État qu’est la Géorgie ? En
fait », insiste le sénateur sur un ton de procureur, « n’est-il
pas vrai que vous avez affirmé dans l’ouvrage en question
qu’à votre sens, le travail du guitariste Bobby Byrd, et non
l’individu du nom de James Brown, était l’essence de cette
musique à laquelle on se réfère en disant “ça, c’est du James
Brown” ? »
Et M. Costello, séduit par la récompense d’une douillette invitation judiciaire à vie, de se tortiller sur son siège en répondant
par un laconique : « Oui. »
209
Rappeurs de sens
210
musicale avait jusque-là gentiment dissimulées ; on
ne peut pas vendre ce qu’on ne possède pas ; on
ne possède pas ce qu’on ne peut pas contrôler ; et,
dans une ère de mixage et de playback numériques
destinés à la consommation de masse, on ne peut
contrôler la réutilisation d’un son enregistré.
Considérez, par exemple, le procès qui illustre
le mieux notre propos, Midler versus For Motor
Company, au terme duquel un arrêt de la Cour
fédérale statue que la pop-star Bette Midler pouvait
faire cesser l’utilisation non-autorisée de sa version
de Do You Want to Dance ? (1972) ainsi que les
versions de la même chanson interprétée par une
femme dont la voix ressemblait à la sienne.
L’agence de pub Young & Rubicam avait vendu
à Ford l’idée d’une campagne du nom de « The
Yuppie Campaign », une série de 19 spots télé dans
lesquels des Ford flambant neuves arpentaient les
routes avec une bande-son constituée de classiques
soft-rock des années 1960 qui nous rappelaient
implicitement que nous avions eu un jour seize
ans. Cette campagne relevait du génie, en ceci
que nous pavlovons les Ford avec les papas et le
rock avec les gamins. La pub, associant les Ford au
rock, apaisait momentanément les horribles (voire
fausses) tensions propres aux yuppies : conformité
versus rébellion ; maturité versus jeunesse ; se
conformer versus lâcher prise.
Midler refusa de réenregistrer la chanson et
s’opposa à l’utilisation de sa version de 1972.
Nullement découragée, Ford acheta les droits
de la chanson – mais pas ceux de la version de
Midler – et engagea l’impérissable Ula Hedwig,
dont la voix ressemblait à s’y méprendre à celle de
Midler, afin de l’interpréter.
L’arrêt de Midler versus Ford Motor Company
statua que Ford ne pouvait pas se faire des sous
sur ce que Bette, à la sueur de son front, avait fini
par représenter aux yeux de l’Amérique, même en
ayant recours à un sosie vocal. Ce procès pourrait
faire jurisprudence en matière de propriété musicale, à moins qu’on réfléchisse ne serait-ce qu’une
nanoseconde aux procédures propres à la musique
pop. C’est vrai, Midler toucha de nombreux futurs
yuppies avec son Do You Want to Dance ? de 1972.
Mais Bobby Freeman fut le premier à enregistrer
Do You Want to Dance ? en 1958, permettant au
minuscule label Jubilee d’accéder au classement
des meilleures ventes. Midler n’a-t-elle pas ellemême piraté les pavlovs festifs que les Américains
de 1972 associaient au hit de l’ère Eisenhower,
quinze ans auparavant ? Mais allons encore plus
loin. Bobby Freeman vola la suite harmonique qui
constitue le cœur même de son Do You Want to
Dance ? aux musiciens traditionnels mexicains qui
jouaient dans les barrios de Los Angeles.
211
Rappeurs de sens
212
Une chanson qui rappelait aux yuppies acheteurs
de Ford en 1984 l’époque à laquelle ils marchaient
pieds nus et fumaient des joints, rappelait à une
nation usée par la guerre, en 1972, l’époque du
twist et des bals pour ados, et sonnait aux oreilles de
ceux qui twistaient en 1958 comme une séduisante
invitation à aller s’amuser au sud de la frontière.
Si Ford se doit d’indemniser financièrement Bette
Midler pour avoir abusé des sentiments de l’Amérique vis-à-vis de son Do You Want to Dance ?, alors
Bette Midler se doit de verser des dommages et
intérêts à Bobby Freeman pour son Do You Want to
Dance ?, et Bobby Freeman en doit à toute la tradition de la musique baion dont il a tiré sa fameuse
suite d’accords, et partant, à chaque artiste dont
le travail personnel a permis de maintenir en vie
cette tradition, assez longtemps pour que Bobby
Freeman la pille70. Pour clore cet étrange cercle, on
70. une supplique de d.
L’intuition de Bette Midler – que je partage – est qu’il existe une
différence fondamentale entre : (1) pirater une pièce musicale et les
pavlovs afférents pour des raisons artistiques ; et (2) faire de même,
comme cela semble être le cas de Ford, dans le cadre d’une campagne, froide et calculée, visant à augmenter les ventes d’un produit.
Bon, si ce n’est que « l’art » propre à la musique populaire se matérialise bien souvent sous forme de disques, cassettes et CD, eux-mêmes
parfaitement vendables. Est-ce à dire que les chansons, comme les
Ford, ne sont que de purs produits ? Qu’est-ce que le produit, dans
la pop : les sons ou le support sur lequel ils figurent ? Cela fait-il une
grande différence ? Si comme moi, vous tenez mordicus à faire la
citera le fait que Ritchie Valens, de son vrai nom
Richard Valenzuela, apprit la suite harmonique
qui faisait partie de son héritage mexicain, et sur
laquelle il bâtit son hit crossover La Bamba en
1959, en écoutant Freeman, un noir.
À qui la pop – cette musique si largement
partagée, si largement empruntée – devrait-elle
appartenir ? À qui sont ces pavlovs ?
distinction entre l’utilisation des pavlovs de Midler par Ford et l’utilisation par Midler des (ou son hommage aux, ou son commentaire
sur les, ou sa réponse aux) pavlovs de Freeman, pourriez-vous tenter
de formuler la nature de cette distinction d’une façon qui ne soit ni
circulaire, ni hideusement digressive par rapport au sujet de cet essai,
ni atrocement longue au point de ne pas même pouvoir aspirer au
statut de note de bas de page franchement trop longue ? Tout lecteur
qui y parviendra se verra invité à Somerbridge pour une fantastique
partie de MTV avec D. et M. Envoyez simplement vos distinctions
dûment formulées, disons 20 pages maximum, à :
distinction entre les artistes volant d’autres
artistes et les pubs faisant de même
D. Wallace & M. Costello
c/o
Ocean Records
134 Warren Street
Roxbury, MA 02154
D.
(3D)
Mais foin de découragement. Ce qui est indiscutablement original, indépendamment de (l’)(la) (ré)
organisation particulière de sons enregistrés que les
mains numériques d’un groupe de rap contribuent
à forger et créer, ce sont bien évidemment les
paroles du morceau, le rap au sens étymologique,
soumis par le MC / DJ sous forme de rimes, d’assonances plus ou moins avérées, ou à l’occasion de
logorrhée improvisée et accentuée. Les paroles du
rap sont liées à la « chanson » de fond, lourde d’emprunts, par la qualité et bien souvent l’ingénieuse
complexité de leurs relations rythmiques. D’une
façon plus qu’évidente, façon qu’aucun journaliste
215
Rappeurs de sens
216
spécialisé ne relève jamais, les possibilités métriques
et rythmiques qu’explore le monologue du rappeur
sont souvent ce qui rend un morceau entraînant et
créatif, en dépit – et même à cause – des graves limitations thématiques et de la pauvreté sémiologique
des rimes imposées par le genre.
Comprises en tant que contraintes, les restrictions
des rimes rap sont fertiles, principalement dans le
registre de l’humour, et sont souvent la cause de
ce petit supplément d’inventivité linguistique qui
fait d’un bon rap un excellent rap, un rap qui ne
cessera de vous tourner dans la tête.
Par exemple, en dépit de la répétition en boucle,
forcenée, de la plus célèbre progression de Led
Zep, la suite de vingt-quatre notes de Kashmir,
Signifying Rapper de Schoolly D est vraiment un
excellent morceau, en partie parce que les feintes
et audaces rythmiques et syntaxiques mises en
œuvre par Monsieur D pour produire des vers
rimés dans le cadre contraignant d’un récit (l’improbabilité du vocabulaire, des enjambements, des
accentuations et des variations métriques) sont un
superbe contrepoint à la définition par les paroles
de l’histoire du rappeur considéré en tant qu’esprit
malicieux du ghetto, plus ou moins chez lui dans
un décor menaçant qu’il n’a pas créé, parvenant à
s’épanouir par sa sagacité comme un lapin dans un
massif de ronces.
Tout cela signifie que les paroles du rappeur, pour
être efficaces, doivent simultanément fonctionner :
comme partie la plus vive à s’infiltrer dans les
interstices, la partie humaine, d’une machine rythmique aux nombreuses démultiplications, comme
il en est dans la majorité des raps sérieux ; comme
monologue puissant, choquant, révoltant ou
spirituel, incarnation de la « defitude » en mouvement ; et comme une versification formellement
propre, dépouillant la rime pour n’en retenir que
l’essentiel, de sorte que si elle devait un jour passer
entre les mains des gardiens gâteux de la correction
prosodique, elle se verrait sans doute jeter au rebut
ou bien comme de la poésie pour enfants, ou bien
comme forme poétique antédiluvienne71 qui n’est
intéressante qu’en tant que limite, si définitivement
transcendée par la poésie « moderne » qu’elle ne
peut être acceptée que comme valeur négative (en
somme, si de nos jours l’absence de rime n’est pas la
garantie de « bonne et sérieuse poésie », sa présence
non-ironique est systématiquement perçue comme
relevant du lyrisme de cartes de vœux).
Mais il suffit d’une écoute un tant soit peu
attentive pour se rendre compte que les meilleurs
raps fonctionnent généralement à un très haut
71. Que j’ai entendu diversement qualifiée par les termes
« rimes pauvres », « rimes suffisantes », « rimes plates », etc.
217
Rappeurs de sens
218
niveau d’efficacité poétique, mise en opposition aux
éprouvantes (quasi Eliotiques) limitations de la
complexité rythmique imposée et aux caractéristiques des rimes de mots apparentés ; ces limitations sont des contraintes formelles inestimables,
de celles que toute forme artistique nouvelle
contribue à définir en s’y opposant, à l’intérieur
même de ces contraintes, l’Autre formel dont
a besoin tout discours neuf et « def ». La notion
même de rime, par exemple, est un carcan formel
si rigide que dans le rap, sa stricte observance
nécessite des innovations prosodiques réellement
complexes – enjambements désordonnés mais
efficaces, alternance d’accents toniques, combinaisons échevelées de l’iambe avec le trochée, et de
ces deux types de mètres avec le spondée, le genre
de libertinage métrique qui sent furieusement le
vers libre, mais est ici requis par le même type de
claustration phonique que le vers libre entendait
mettre à bas.
Et puis on ne peut que constater que le fond
sonore froidement manufacturé et sciemment figé
sur lequel déclament le rappeur et le DJ a pour
fonction de focaliser l’attention créative de l’auditeur sur les paroles complexes et humaines. La
tradition pop voulant que le rythme et les paroles
servent la mélodie est ici inversée. Le rap, c’est
avant tout les paroles : dans le hip-hop, ce qui est
dit se doit d’être le locus intraScène de l’opinion,
de l’appréciation, de la plainte. D’où la thèse :
le thème, l’énergie, la sagacité et l’ingéniosité
formelle du rap72 sont observables lorsque tout
spectateur extérieur, non-Marginal, habillé en
méchant, veut et se trouve contraint de chercher
un accès esthétique à une musique qui s’auto-définit comme non destinée à lui. En somme, non
seulement l’auditeur extérieur doit appréhender
le rap comme un témoignage : il doit lire le rap
comme une histoire73.
72. … ainsi que cette qualité intangible de certains
rappeurs – Rakim, Big Daddy Kane, Chuck D, Schoolly – dont
la personnalité impose en quelque sorte le rap à la personnalité de l’auditeur… mais qu’est-ce que ça peut bien être ? De la
« présence scénique » ? De la « présence studio » ? Une véritable
« defitude » ?… je ne sais quoi ?
73. Parmi les raps qui l’exigent explicitement, on peut citer
l’admirable et admiré Signifying Rapper de Schoolly, le nouveau Bedtime Story de Slick Rick, Sophisticated Bitch de Public
Enemy et Why Is That ? de Boogie Down Productions – cette
dernière chanson étant une curieuse exégèse de l’Ancien Testament, qui reprend peu ou prou le principal argument des
Sud-Africains blancs à l’encontre des noirs (à savoir que les
noirs seraient descendants de Caïn), mais en précisant deux
points : primo, ils sont les descendants de Caïn, soit, pas de
la cocaïne* ; deuxio, Caïn était juste un sale putain d’enfoiré,
facilement irritable, et qui n’avait pas le moindre scrupule à
tuer des gens qui l’insultaient ou l’emmerdaient (comme des
Sud-Africains, par exemple)…
* Jeu de mots sur « Cain » et « caine » (diminutif de cocaine,
cocaïne). [N.d.T.]
D.
(3E)
Tout rap sérieux a un thème.
Ou bien, si vous avez fait le choix d’être « avantgarde » plutôt que « yuppie », le rap biffe le thème du
« thème » – « thème » – en étant, dans les faits, non
seulement suffisant, pleurnichard ou belliqueux,
mais encore conscient de lui-même et radical, assez
ouvertement pour s’attaquer aux contextes mêmes
d’histoire et de marginalisation qui ont déjà « lu74 »
les communautés noire et blanche dans les préjugés
politiques / sexuels / économiques que nous portons
74. Au sens de la fameuse « lisance » de Derrida.
221
Rappeurs de sens
222
lorsque nous écoutons du rap. Lorsqu’on y regarde
de plus près, le rap apparaît comme riche d’un point
de vue critique, comme une opportunité unique
dans la pop pour appliquer les principes marxistes
et poststructuralistes à la production culturelle, pas
seulement à la réception, de textes, de paroles, de
l’art (cf. la citation du disque de Gil Scott-Heron
The Revolution Will Not Be Televised sur le vinyle
de Schoolly D, Fuck tha Police de N.W.A., Rhyme
Pays de Ice-T). Le rap est la boucle de conscience
de soi consciente d’elle-même qui met l’eau à la
bouche des universitaires féministes et déconstructivistes – et souvent la boucle est juste là, à la surface
de la musique, moins destinée à être déterrée comme
une truffe par le chercheur avide de sens, que se
présentant comme le résultat des longues recherches
du rappeur en personne. Mais par son amour de
la complexité ostentatoire, le rap usurpe souvent la
fonction interprétative dévolue au critique extérieur
dit « sérieux » : rien d’étonnant donc à ce que peu de
définisseurs du sérieux dûment certifiés et diplômés
soient enclins à prendre le rap au sérieux. Ne vous
laissez pas berner par leur raisonnement. En particulier à notre époque, le manque de subtilité n’est
pas nécessairement synonyme de simplicité ou de
grossièreté.
Il serait idiot de prétendre que les artistes de rue
dont il est question ici se soucient un tant soit peu
de ces abstractions et de ces -ismes ; mais là encore,
cela ne signifie pas pour autant que le rap considéré en tant que genre, par ses systèmes frustes de
référence culturelle et d’autoréférence, ne fournit
pas matière à une écoute « intellectuelle » ; pas plus
que l’art en tant qu’art ne mérite pas l’attention
de la critique la plus sérieuse, étant donné que la
majorité du rap sérieux, tout comme la critique
sérieuse elle-même, s’attache entièrement à la
notion de création-en-contexte. Le rappeur passe
son temps à se vanter de ce qu’il arrive à bâtir avec
simplement
A pen and a paper,
A stereo or tape or75…
Sa critique des autres artistes hip-hop ne vise pas
que la faiblesse de leurs compositions, mais leur rap
en soi – « rap » signifiant ici la scansion et la récitation de ce qui a été composé, la defitude nécessaire
pour obliger le public noir à accepter la double
fonction du MC, à la fois venant de et s’adressant
à, le je ne sais quoi76 requis pour s’imposer comme
75. « Un stylo et une feuille / Une chaîne ou un lecteur cassette ou… », Eric B. & Rakim, Paid in Full (Seven Minutes of
Madness) – version longue issue de la bande originale de Colors,
1988.
76. En français dans le texte. [N.d.T.]
223
Rappeurs de sens
224
porte-parole de ce à quoi il appartient ; … en
d’autres termes, et c’est précisément ce qui définit
un bon poète depuis Homère ou presque, être un
vrai artiste rap, c’est avoir une Voix ; car il n’est
rien que le genre méprise plus que les « fatigués »
(« tired ») ou les nuls (« lame »), les assoupis ou les
muets.
Notre opinion, donc, à une certaine distance : non
seulement un rap sérieux constitue un exemple de
poésie sérieuse, mais, étant donné la taille de son
public, son pouvoir sur le Merveilleux Marché américain, sa faculté à éperonner et autoriser les efforts
artistiques d’une culture jeune, urbaine, découragée
et mal formée que nous avons été malheureusement
encouragés à dédaigner77, il s’agit très probablement
du mouvement contemporain le plus important de
la poésie américaine. La « vraie » poésie américaine
(c’est-à-dire la poésie académique), monde non moins
insulaire que le rap, non moins étrange ou strict quant
au vocabulaire, à la forme et aux contextes dont elle
émerge, est devenue si consanguine et (bien qu’elle
s’en défende avec véhémence) si inaccessible qu’elle ne
parvient tout simplement pas à partager le produit de
77. « Nous avons perdu une génération entière [d’un point de
vue culturel] », a regretté amèrement l’un des responsables de
la police de Los Angeles dans un reportage spécial du 14 mai
1989, sur une chaîne de télé bostonienne, consacré à la Guerre
nationale contre les gangs, les drogues, le crime, les Autres…
sa création avec plus de deux mille lecteurs fanatiques
à sandales, ne parvient pas à toucher ou informer plus
qu’une fraction de ce lectorat (l’essentiel des individus
touchés étant eux-mêmes des poètes), ne génère pas
de revenus si ce n’est par le truchement des universités auxquelles les meilleurs poètes ayant décroché
un doctorat louent leur nom et leur temps… et plus
particulièrement n’inspire pas toute une jeune génération à suivre ses pas. En revanche, grâce au succès
météoritique du rap, on voit des gamins pauvres, des
gamins durs, « en décrochage scolaire », toute une
« génération perdue »… plus de jeunes – manifestement écartés de la « langue » par la télé, les jeux
vidéo et les coupes dans le budget du ministère de
l’Éducation – plus de ces gamins-là penchés sur leurs
cahiers durant leur temps libre, s’efforçant d’agencer
des mots de diverses façons frappantes et originales,
que probablement jamais auparavant dans l’histoire
des États-Unis. Le fait que peu d’entre eux deviendront des « stars » importe beaucoup moins que les
sinistres statistiques relatives à, disons, la misérable
proportion de phénomènes du basket de rue qui par
leur talent accéderont à un statut social supérieur : les
techniques et inventions verbales mises à l’honneur
par le rap (au point que les clash raps fassent figure
de combats et de meurtres symboliques) peuvent de
toute évidence être mises à profit dans des registres
« productifs », approuvés par la majorité : diplômes,
225
Rappeurs de sens
226
études supérieures, anglais écrit standard… peut-être
même un jour rédacteur publicitaire !
Mais une question demeure : cet incendie urbain
d’ambition rap fait-il rage autour des garages
reconvertis en studios, à l’instar de celui de RJam
dans le quartier de North Dorchester, malgré
les restrictions structurelles quasi disciplinaires
du genre, ou – comme le voudrait Eliot, entre
autres – à cause d’elles ? Impossible à dire, en
vérité. Peu importe, sans doute. Le fait est que si
l’on définissait la « poésie sérieuse » en termes de
ce qui rend l’art sérieux dans une démocratie axée
sur la demande (popularité, effet, liquidités dont
se défait le fan), des publications aussi ternes que
Poetry et Americain Poetry Review s’empliraient
soudain de photos d’auteurs au crâne presque rasé
et aux oreilles étincelantes de bijoux ; et les lectures
publiques pour les happy fews compteraient
systématiquement, dans le fond de la salle, son
contingent de lascars prêts à « bien capter » du
Wilbur, du Levertov et du Ashberry, tout comme,
par ex., Rimbaud et Pound écoutèrent en leur
temps leurs contemporains… pour le plus grand
avantage, et la plus grande revigoration de la poésie
actuelle…
… Rien que le fait de nous imaginer avec délice
Flavor Flav de Public Enemy, horloge en collier,
et mettons Robert Bly ou Amy Clampitt, en train
de boire une bière ou une tisane pour discuter des
sauts de ligne en bout d’hexamètres dactylique, un
jeune lascar très sérieux, vêtu de soie italienne et
portant des lunettes noires pentagonales, servant
d’interprète, nous suffit à déclarer ici que nous
entendons lutter activement pour l’admission de
la renaissance poétique (illustrée par les strictes
exigences rythmiques imposées par le rap à la
poésie en tant que forme) dans les galeries glaciales
de l’Appréciation Sérieuse.
Mais contrairement à la poésie et à la fiction
dociles de la fin des années 1980, la qualité du rap,
la defitude d’un MC, entraîne par définition un
jugement en fonction de ce à quoi elle s’oppose. Au
cas où vous pensiez que nous l’avions oublié, le
rap est avant tout un mouvement inclus dans la
musique rock, dont le prérequis primordial oblige
la Scène rap à se positionner très sciemment en
travers des circonstances et des forces dont l’énormité est requise pour justifier l’un des rôles essentiels
de toute musique rock’n’roll, la rébellion-contre.
Seulement, regardez donc les objets de la rébellion
s’altérer, s’étendre, gagner en urgence – des parents,
proviseurs, devoirs à rendre, hot rods, et douces
douleurs des amours adolescentes des années
1950, aux années 1980 et leur police, leurs morts
violentes, leurs précarisations, l’attrait des drogues
extatiques qui déshumanisent, les armes, l’abandon
227
par le père, le vide animal du sexe ss amour, le
sinistre Establishment blanc (« le gouvernement
est responsable le gouvernement est… »), et
tout le reste : la vie considérée comme un sommeil
agité entrecoupé de considérations sur ce que les
voix électriques vous enjoignent de posséder, et
ce que les voix humaines vous enjoignent de ne
pas avoir, sur les trahisons du passé, des promesses
faites par Carmichael, X, et du martyre à présent
institutionnalisé de King. Comme on peut le voir
chez
M.
(3F)
Les Freedom Rappers78
Les MC les plus agressifs – Schoolly D,
Chuck D de Public Enemy, Eazy-E et MC Ren
de N.W.A. – ont en commun le même secret : ils
ont désespérément besoin des flics. Dans Bring
the Noise, Chuck D s’imagine en train de se faire
arrêter par Steve McGarrett, l’inspecteur de Hawaï
Police d’État ; à un autre moment, on le prévient
que son téléphone a été mis sur écoute par le FBI.
N.W.A. a reçu les honneurs de la première page
78. Rappeurs de la Liberté. [N.d.T.]
229
Rappeurs de sens
230
de Village Voice, qui les a présentés comme cibles
d’une « Répression culturelle », après qu’un simple
agent du FBI eut envoyé une lettre au label de
N.W.A. dans laquelle il exprimait ses inquiétudes
quant au hit de N.W.A., Fuck tha Police, et ce
même si Village Voice semblait partager l’avis du
FBI sur les mérites musicaux du groupe.
On trouve dans le passé de surprenants exemples
de crédibilisation par la persécution. En juillet
1962, Martin Luther King fut jugé par un tribunal
de Géorgie pour avoir défilé sans autorisation, à
l’occasion de manifestations non violentes contre
la ségrégation dans les transports publics, dans la
ville d’Albany. On lui proposa de choisir entre une
amende de 178 dollars et quarante-cinq jours de
prison, et King choisit la prison. Il n’avait passé qu’un
jour derrière les barreaux lorsqu’on l’informa qu’un
« Nègre bien habillé », désirant garder l’anonymat,
avait réglé les 178 dollars. King protesta : il voulait
rester en prison. Le chef de la police d’Albany s’y
opposa, expliquant que comme son amende avait été
réglée, il aurait été illégal de le garder en détention. Le
« Nègre bien habillé » était une invention de la police
ségrégationniste visant à libérer King, dont l’importance politique croissait un peu plus chaque jour passé
en prison. L’astuce du « Nègre bien habillé » est l’une
des stratégies efficaces (peu nombreuses) contre les
manifestations non violentes, ayant permis de mettre
sur la touche les chefs du mouvement pour les droits
civils tout en leur refusant le martyre symbolique
d’une peine de prison médiatisée.
Les fréquents accrochages de Chuck D avec les
forces de l’ordre sont, bien évidemment, des paraboles dont il est le personnage principal, conçues
pour dramatiser les fléaux du Système. Mais King
a bel et bien fait de la prison pour symboliser
l’injustice bien réelle de la ségrégation. Pour Public
Enemy, tout est symbole.
Public Enemy est engagé dans une course-auplus-méchant initiée par L.L. Cool J, le plus grand
rappeur de 1987, qui dans son I’m Bad, décrit une
chasse-à-l’homme menée par la police de New
York, avec L.L. lui-même dans le rôle de l’homme
pourchassé. Le plus méchant (« the baddest »)
étant le plus noir, et partant, on ne sait trop ni
comment ni pourquoi, le plus « vrai ». Le coefficient de « badness » n’étant pas mesuré à l’aune du
Top 50, mais plutôt en fonction de la liste des dix
personnes les plus recherchées par les États-Unis.
Si ce n’est que Public Enemy, dont les membres
n’ont rien de hors-la-loi, travaillent pour Def Jam
Records, qui travaille, eh oui, pour CBS : de fait,
des disques rap, tangibles et rentables, traitent
d’abus policiers symboliques.
Mais il va sans dire que Public Enemy
et L.L. sont tous deux destinés à perdre la
231
Rappeurs de sens
232
Course-au-plus-Méchant, car d’autres groupes,
plus affamés, n’ont de cesse de faire monter les
enchères. Sur la photo de la pochette de Straight
Outta Compton, l’album de N.W.A., on voit les
membres du groupe dominer de toute leur taille
celui ou celle qui tient l’album (appareil photo
positionné aux pieds des rappeurs). L’un d’eux
pointe un revolver sur le visage du consommateur,
menace de mort photographique au public potentiel de N.W.A. Q.B.C., groupe rap de Brooklyn,
n’est pas aussi subtil. Leur maxi-45 tours Back to
School, sorti en 1988 sur le label de Mantronik
chez Capitol, présente sur sa pochette le trio
tenant en joue leur professeure, une blanche d’âge
mûr, flétrie par les ans, de la pointe de leur Uzi.
Ce qui n’a d’autre signification que la suivante : les
rappeurs lisent la presse à scandale et les publicités
de la même presse à scandale. American Express
vend du plastique avec le terrifiant slogan Ne sortez
pas sans elle, et Oxy-5 refourgue sa solution antiacné en posant cette simple question, Qu’est-ce que
vous préférez, quelques pièces en moins ou quelques
boutons en plus ? comme si Oxy-5 avait le pouvoir
d’infliger des boutons aux hésitants. Les rappeurs
viennent tout juste de comprendre que la crise est
le meilleur des arguments de vente.
À ce titre, les rappeurs samplent une stratégie issue
du mouvement pour les droits civils. « Nous avons
inventé les Freedom Ride avec l’intention délibérée
de susciter une crise », devait déclarer plus tard l’un
des chefs de file du mouvement pour les droits civils.
Il s’agissait de faire des choses innocentes – voyager,
attendre, manger – qui entraînaient tabassages et
attentats à la bombe qu’on n’observait pas en temps
normal, en état de ségrégation, mais qui existaient en
germe dans ce système ignoble. « Afin de réparer les
injustices, déclara King, il faut les mettre à jour avant
que la conscience humaine les éclaire… » En bref,
il faut dramatiser la brutalité en la provoquant. La
dramatisation, c’est le pouvoir79. Les Freedom Riders
parvinrent à susciter la crise : plusieurs activistes furent
arrêtés alors qu’ils attendaient dans la zone réservée
aux blancs de la gare routière de Greyhound, dans
le Sud. Le 14 mai 1961, des Freedom Riders furent
agressés par un groupe de blancs près d’Anniston,
dans l’Alabama. On brisa les vitres de leur autocar,
et une bombe incendiaire fut jetée à l’intérieur. Une
79. Pas moins de cinq films ont représenté des manifestations
non violentes, transcrivant cette notion de dramatisation considérée comme pouvoir. On citera le téléfilm Attack on Terror:
The FBI vs. The Ku Klux Klan, avec Wayne Rogers ; le téléfilm
the Autobiography of Miss Jane Pittman, avec Cicely Tyson ; le
film Gandhi, sorti en 1983 ; King, téléfilm courageux avec Paul
Winfield, et Mississippi Burning (1988).
La rédaction et la promulgation du Civil Rights Act de 1964,
événement aussi important (si ce n’est plus encore) dans la lutte
contre la discrimination, n’a à ce jour jamais fait l’objet d’une
représentation artistique.
233
Rappeurs de sens
234
photographie de l’autocar calciné, l’une des images les
plus emblématiques de la lutte pour les droits civils,
fit la « une » de la plupart des journaux du Nord,
initiant le revirement de l’opinion publique qui devait
aboutir à la nouvelle législation antidiscrimination du
milieu des années 1960.
Les rappeurs recyclent l’idée de crise comprise
comme dramatisation, issue du mouvement
pour les droits civils, mais ce faisant, ils l’altèrent
considérablement. Ceux qui font acte de désobéissance civile commettent des crimes empreints de
dramatisation ; les rappeurs sont responsables de
dramatisations empruntées de crime.
Étant donné le besoin vital de harcèlement policier propre au rap, il est peu surprenant de constater
que le sample, la méthodologie-mère, est compris
au sein de la Scène comme un élément de crédibilité du rappeur considéré comme hors-la-loi. Dans
Caught, Can We Get a Witness ?, Chuck D imagine
un procès pour transgression des droits de la
propriété intellectuelle, une crise de plus dans une
longue série de « crimes » qui, passée en revue dans
une veine cinématographique, s’ouvrirait sur Rosa
Parks refusant de s’asseoir au fond d’un autocar de
Montgomery en 1955, élargissement du plan sur
le boycott triomphal de l’autocar qu’entraîna son
refus, changement de plan sur les Freedom Rides de
1961, puis sur la Marche sur Washington de 1963,
l’assassinat de King en 1968, Tawana Brawley,
Howard Beach, les agressions de Bensonhurst en
1989, et enfin le procès de Chuck D, tracas légal
qui dans la logique rap, n’est autre qu’une tentative
de la Loi de réduire au silence celui qui la critique :
Caught, now in court ’cause I stole a beat
This is a sampling sport
But I’m giving it a new name
What you hear is mine
P.E., you know the time
Now, what in Heaven does a jury know about Hell
If I took it, but they just look at me
Like, Hey I’m on a mission
I’m talkin’ ’bout conditions
Aint right sittin’ like dynamite
Gonna blow you up and it just might
Blow up the bench and
Judge, the courtroom plus I gotta mention
This court is dismissed when I grab the mike80…
80. « Grillé, traîné au tribunal parce que j’ai volé un son / C’est
le sport du sample / Mais je lui donne un nouveau nom / Ce
que tu entends, c’est mon truc / P.E., tu vois ce que je veux dire
/ Et qu’est-ce qu’un jury peut savoir de l’enfer / Et si je l’ai piqué, mais ils se contentent de me regarder / Genre, hé je suis en
mission / Je parle des conditions / Ça craint, assis, comme de la
dynamite / Je vais te faire sauter et ça pourrait même / Exploser
le parquet et / Le juge, le tribunal et j’ai oublié de dire que / La
plainte est rejetée quand je prends le micro… »
235
Rappeurs de sens
236
Mais que fera Chuck D lorsque le plaignant du
procès visant à réduire le rap au silence ne sera ni
le KKK, ni le FBI, ni même la police de New York,
mais des musiciens noirs de la génération de son
père dont lui et ses pairs réutilisent tout l’œuvre ?
Que fera Chuck D lorsqu’il s’apercevra que son
ennemi est son ami ?
Lorsque le rap se prend le bec avec les pères du
funk, on est loin d’assister à la première querelle
familiale pour des questions d’héritage. Les économistes de l’ère Carter n’ont cessé de caqueter sur
l’impact social d’un gâteau économique de plus
en plus petit. Des tracts de sinistre augure décrivaient dans le détail ce qu’il adviendrait lorsque
les Américains commenceraient à s’apercevoir que
chaque année verrait une baisse des salaires et du
nombre d’emplois plus importante que la précédente. On prédit des affrontements ethniques et
une montée de l’antisémitisme. Lorsque la Grande
Récession prit fin en 1983, l’analogie des parts du
gâteau qui rétrécit fut par bonheur abandonnée. La
querelle familiale sur les droits de la soul et du funk,
qui pousse Chuck à traiter ses rivaux de « Tom81 »
dans Caught, n’est qu’un épisode parmi d’autres
d’un drame qui rappelle le gâteau économique
81. Référence à La Case de l’oncle Tom. Pour beaucoup d’Américains, « (oncle) Tom » est synonyme de lâche, de larbin. [N.d.T.]
rapetissant des années 1970 : un gâteau culturel de
plus en plus petit, avec des communicants de plus
en plus nombreux luttant pour leur droit à réutiliser des symboles préservés de plus en plus rares.
Tommy Boy sortit No Sell Out, où Malcolm X
s’exprime sur un rythme sobre programmé par
Keith LeBlanc, percussionniste impliqué dans le rap
avant même Rapper’s Delight, en 1979. Sugarhill,
l’ancien employeur de LeBlanc, intenta un procès à
Tommy Boy pour avoir enfreint les droits supposés
de Sugarhill sur les paroles de Malcolm X, et
d’autres se mirent à grogner contre cette mainmise
d’un batteur blanc et de son label appartenant
également à des blancs sur un militant noir. Un rap
tel que No Sell Out montre bien comment le Grand
Rétrécissement du gâteau peut engendrer rivalités
et scabreux épithètes, mais les exemples abondent
aussi dans les pubs, la politique, le rock, le cinéma,
l’édition. Tout le talent de Madonna réside à évoquer
non pas une, mais plusieurs femmes fatales ancrées
dans nos mémoires (Marilyn Monroe Lu, Ma et
Je ; Jean Seberg Me et Ve ; Gidget les week-ends).
Une étude a prouvé que 70 % de la bande FM – la
FM, remarquez bien, les mégahertz de la Jeunesse
d’Amérique – représentaient des « anciens tubes »
ou des « classiques rock », sous quelque forme que
ce soit. Chaque année, on réalise à peu près trois
films sur le Vietnam.
237
Rappeurs de sens
238
En 1988, dans l’Iowa, et ce durant des semaines,
Joe Biden, Richard Gephardt et Michael Dukakis
rivalisèrent d’ingéniosité pour reformuler une
phrase prononcée par John Kennedy lors de son
investiture, en 1961 : Ask not what your country can
do for you, ask what you can do for your country82…
Même des républicains tels que Jack Kemp, résolus
à démanteler ce que Kennedy a bâti, s’efforcent d’atteindre la kennedytude, tentent d’utiliser Kennedy
comme adjectif afin de défaire Kennedy en tant
que nom. Jesse Jackson a une voix différente, et se
vend à l’Amérique blanche comme une Alternative.
Mais tout comme Topeka avait un système éducatif
double, « égalitaire », avec une école blanche,
et l’autre non, le tumulte réformiste des années
1960 avait un double John Kennedy, dont l’un
des membres s’appelait Martin Luther King. Ou
si vous préférez : un double King, dont l’un s’appelait Kennedy. Jesse Jackson apparaît comme une
alternative à Gepbidekakis en grande partie parce
qu’il siphonne la moitié noire d’une source aussi
précieuse que rare. I have a dream, déclara Jackson
l’Alternative à des habitants de l’Iowa, stupéfaits.
Il y avait du sang sur le pull de Jesse Jackson, le
lendemain matin de l’assassinat de Martin Luther
82. « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous,
mais ce que vous pouvez faire pour votre pays. »
King, sur le palier du Lorraine Motel, à Memphis.
Jackson était à l’hôpital la nuit du meurtre, et
déclarait aux journalistes, au milieu du chaos
ambiant, qu’il avait été le dernier homme à parler
à King, qu’il avait tenu la tête brisée de King dans
ses bras. D’autres proches de King présents sur le
palier traitèrent Jackson de menteur, et l’un d’eux,
Hosea Williams, s’en prit physiquement à lui, dans
l’enceinte même de l’hôpital. Tout cela dans les
heures qui suivirent immédiatement l’assassinat.
Le lendemain matin, le 5 avril 1968, de bonne
heure, Jesse Jackson apparut dans l’émission
Today de la NBC, à quelque 800 kilomètres plus
au nord, portant un pull à col roulé, maculé de
rouge-brun qui, à l’en croire, était le sang de King,
versé la veille. Jackson porta ce pull durant près
de soixante-douze heures, participant à deux autres
émissions à Chicago ainsi qu’à la très médiatisée
cérémonie en l’honneur du chef du mouvement
des droits civils, lâchement assassiné.
L’establishment de la lutte pour les droits civils,
comprenant la veuve de King, le maire d’Atlanta
Andrew Young et Hosea Williams, à présent
conseiller municipal d’Atlanta, n’ont jamais
pardonné à Jesse Jackson son mensonge sur le pull
souillé, si tant est qu’il s’agisse d’un menteur, ce
qu’a toujours démenti l’intéressé. Parmi la garde
rapprochée de King, seul feu Ralph Abernathy,
239
Rappeurs de sens
240
bras droit de King depuis le boycott de l’autocar
de Montgomery, emprisonné et relâché en même
temps que King à Albany, en Géorgie, ce jour où
le « Nègre bien habillé » versa l’amende, l’homme
qui, selon les témoignages d’Hosea Williams,
d’Andrew Young et d’autres encore présents sur
place en cette fin d’après-midi du 4 avril, tint
véritablement la tête de King entre ses bras – seul
Ralph Abernathy accepta de soutenir la candidature de Jesse Jackson aux élections présidentielles
de 1988. Les mêmes témoins oculaires qui avaient
désigné Abernathy comme l’homme ayant tenu la
tête de King déclarèrent que Jackson ne se trouvait
pas sur le palier lorsque King fut abattu, mais dans
la cour, attendant à côté de la Cadillac qui devait
mener King et son staff dans un restaurant.
Le numéro du magazine Time consacré aux
élections de 1987 fait la part belle à un article sur
Jackson, qui s’attarde sur les détails de l’assassinat,
comme s’il fallait savoir à qui était le sang qui
maculait son pull, faisant de la sorte écho, à son
corps défendant, à l’enquête de la Commission
Warren concernant Oswald. Qui se trouvait sur ce
palier du Lorraine Motel ce soir-là ? Qui retint la
chute du corps de King ? Si le col roulé de Jackson
n’était pas taché du sang de King, à qui était ce
sang ? Durant ces soixante-douze heures séparant
les 4 et 6 avril 1968, Jesse Jackson avait-il porté à
la télévision nationale un col roulé maculé, disons
de sang de chèvre ? Ou s’était-il entaillé l’avantbras en loge, juste avant de passer sur le plateau de
Today, pour se présenter à 20 millions de foyers en
proie au sentiment de culpabilité, à l’effroi et à la
stupéfaction, en arborant son propre sang ?
Time justifiait son traitement de l’affaire du col
roulé en tant que sujet de la première importance,
en avançant que cet incident impliquait directement l’honnêteté d’un candidat à la présidence.
Mais si c’était là une source de fascination pour la
rédaction de Time, pourquoi consacrer 3 000 mots
au col roulé sanguinolent et à peine quelques
phrases aux allégations de détournement de fonds
du département du développement de l’habitat et
de l’urbanisme par l’organisation PUSH, fondée et
présidée par Jackson ?
Une autre question, plus profonde : est-il vraiment important de savoir à qui était ce sang ? Le col
roulé, même maculé du sang de King, ne pouvait
prétendre qu’au statut de symbole de l’horreur qui
avait éclaté sur le palier, tout comme cet assassinat
continue de hanter notre culture en partie parce
qu’il symbolise lui-même la mort de nos espoirs
de changement pacifique. Le col roulé de Jackson,
symbole d’un meurtre symbolique, aurait été tout
aussi puissant, quelle que soit la nature de la tache.
Puisque nous ne pouvons appréhender le col roulé
241
Rappeurs de sens
242
symbolique que par le sens de la vue, le pull est
« vrai », qu’il soit souillé de sang de chèvre, de
peinture ou de menstrues. Pas vrai ?
Non. Parce que les symboles profonds doivent
participer de la réalité. Demandez à Thomas
d’Aquin : l’Eucharistie n’est pas une métaphore de
Dieu, elle est Dieu. C’est vrai pour la messe comme
pour les médias de masse.
Le Centre Martin Luther King Jr pour le changement social non-violent (Martin Luther King
Jr Center for Nonviolent Social Change) est la base
politique de Coretta Scott King à Atlanta. Les
quatre derniers chiffres de son numéro de téléphone, 1-9-5-6, commémorent l’année du boycott
des bus de Montgomery, qui fit du pasteur une
star. Les ayants droit de King, à la tête desquels on
trouve le Centre de sa veuve, ont annoncé l’année
dernière qu’ils redoubleraient d’efforts afin de
mettre un terme à l’utilisation non autorisée du
visage et de la voix de Martin Luther King, ce vaste
pillage que personne ne remarque parce que, sans
qu’on s’explique pourquoi, on trouve naturel de
retrouver King un peu partout, sur des T-shirts, des
affiches, des tasses à café, des assiettes, des posters,
des livres, des serviettes de plage. Les rappeurs sont
sans doute ceux qui doivent le plus de royalties,
étant donné le nombre d’occurrences de King dans
les instrus d’une multitude de morceaux, mais
ce qui est en jeu ici dépasse la simple question
pécuniaire. « Martin Luther King » est à présent
le nom d’une marque, comme « Tylenol », et
l’usage abusif de King s’apparente à la présence
inopinée de strychnine dans l’antidouleur. Les
récupérations de King sont, en grande majorité,
futiles, et partant inoffensives, comme les extraits
de la Marche sur Washington contenus dans le clip
Man in the Mirror de Michael Jackson ; ou comme
Bono, de U2, ordonnant aux foules réunies pour
leurs concerts de chanter avec lui leur « Pride », « au
nom du Révérend Martin Luther King » – rien à
dire sur Bono, tant qu’il n’encaisse pas de chèques
de voyage au nom de Martin Luther King.
Mais d’autres utilisations peuvent considérablement nuire au nom d’une marque, comme il en
va des stocks d’aspirines frelatées. L’autobiographie
de Ralph Abernathy relate de nombreux détails
croustillants sur la vie sexuelle du martyr des droits
civils, déclarant par exemple qu’avant ce début
de soirée qui lui fut fatal, King avait consommé
trois relations sexuelles plus tôt dans la journée.
Abernathy est à présent persona non grata dans
les rangs de ses anciens alliés, en plus d’être un
auteur largement à l’abri du besoin. Des partisans
de Lyndon LaRouche ont récemment organisé
une « Marche sur Washington » afin de protester
contre le procès « politique » intenté à leur chef
243
Rappeurs de sens
244
pour divers faits qui lui sont reprochés, allant de
l’extorsion à l’évasion fiscale. Sur les affiches visant
à promouvoir ladite Marche, on pouvait voir des
photos de Martin Luther King, et lire un texte
comparant la désobéissance civile de King et les
magouilles de LaRouche. Le clergé conservateur
qui désirait faire de la foi l’un des piliers de la
droite républicaine dans les années 1970 prit
comme modèle la Southern Christian Leadership
Conference (Conférence des chefs chrétiens du
Sud) de King. Jerry Falwell, leader, porte-parole et
symbole médiatique de sa cause, voulut s’imposer
comme un Martin Luther King blanc. Et le clip
de la chanson Fight the Power de Public Enemy est
une reconstitution de la Marche sur Washington,
avec en lieu et place de King et du militant syndicaliste Asa Philip Randolph, en tête du cortège,
Chuck D et Flavor Flav, qui déclare qu’Elvis était
raciste et annonce officiellement l’échec du rêve
d’intégration pacifique du révérend King. Cette
utilisation du nom de marque « Martin Luther
King » ne doit probablement pas enthousiasmer sa
veuve, de même que les petites phrases antisémites
du « Ministre de l’Information » de Public Enemy,
Professor Griff. Peut-être qu’à la lumière des déclarations de Griff, la Marche sur Washington de
Public Enemy parviendra au but non atteint par
la campagne de diffamation de J. Edgar Hoover :
ternir – littéralement – le nom (de marque) de
Martin Luther King. Mais si la veuve King prend
son mal en patience, elle peut espérer voir avant
sa mort des rappeurs militants se faire récupérer
abusivement, comme Public Enemy a abusivement
récupéré son époux. Si elle attend assez longtemps,
elle verra un jour Chuck D traîner devant les tribunaux quelqu’un qui aura volé l’un de ses morceaux.
Le chaos sonore du rap – le vacarme de la culture
passée au mixeur – ne fait que rendre apparente une
vérité qui ne date pas d’hier : nous nous efforçons
continuellement d’exploiter les rares symboles
capables de fasciner les foules, tout en craignant
constamment que le symbole s’avère trop puissant
pour s’intégrer à l’art de la vente propre à la politique et au divertissement. Nous redoutons la façon
dont les Beatles ont « dit » à Charles Manson de
tuer. Après tout, tout comme Charles Manson, vous
rêvez d’océans, mais ce n’est pas le même Atlantique.
En dépit de notre ambivalence, les mathématiques
du trafic de symboles suivent leur cours : il y a eu 1
King assassiné, puis 2 réutilisations de King comme
symbole, et chacune en a engendré 2 autres, ce qui
fait 4 ; puis 8 ; 16 : Bono, Chuck D, Schoolly D,
Spike Lee, Michael Jackson, Jesse Jackson, Jerry
Falwell, Lyndon LaRouche…
Aux yeux de la veuve de King, le tout début de
ce phénomène fut la première « mise à la une »
245
Rappeurs de sens
246
de l’assassinat de son époux qu’elle ne put empêcher, l’émission Today du 5 avril 1968. De toute
évidence, elle ne s’est jamais opposée à l’utilisation
de Martin Luther King : elle veut tout simplement
contrôler les mathématiques, comme si elle possédait non seulement les droits posthumes sur sa
voix, mais sur chaque oreille qui l’entend, sur le
sang qu’il a versé, ainsi que sur le sol ou les murs
qu’il a éclaboussés, sur le col roulé et les télés. Son
contrôle est censé être une façon de maîtriser – de
remastériser – son deuil.
Mais c’est précisément ce contrôle que le rap
lui refuse. À elle autant qu’à moi, ou à vous. Les
rappeurs ne payent pas ces royalties émotionnelles
dues aux morts qu’on appelle « deuil », tout comme
ils refusent de verser un sou à James Brown, dont
le Say It Loud (I’m Black and I’m Proud) de 1968 est
sans doute le véritable commencement de tout cet
arsenal d’attitudes qu’on appelle « rap ». À Boston,
la nuit, il est impossible d’écouter plus de quinze
minutes de rap à la radio sans surprendre un bout
de rythme, de guitare ou de voix tiré de Say It
Loud. Des heures entières de rap ont pioché des
bouts d’elles-mêmes dans les quatre minutes et
quarante-six secondes de Say It Loud. Et James
Brown, dont la popularité s’est flétrie à la fin des
années 1970, jouit à présent d’un tout nouveau
et considérable public, en sa qualité de colonne
vertébrale du son de Public Enemy. Il est le père
(non cité, et tant qu’un tribunal n’aura pas décidé
que le sample tombe sous le coup du droit de la
propriété intellectuelle, non indemnisé) d’une
génération qui croit écouter – et écoute bel et
bien – une musique originale.
James Brown ne considère sans doute pas
N.W.A. comme de la musique. Assurément,
N.W.A. n’a fondamentalement rien à voir avec
la tradition géorgienne consistant à clamer et
hurler la bible, dans laquelle James Brown et
Martin Luther King furent élevés, et que Brown
transforma par la suite en douce soul funky. Ce qui
revient à dire que la réaction de James Brown face
à N.W.A. serait sans doute approximativement
la même que celle de Run DMC face au public
d’Aerosmith, après qu’ils eurent traversé le mur
qui les en séparait. Ou approximativement la
même que King, premier Américain noir à avoir
défié les autorités impunément (en tout cas pour
un temps), s’il lui était donné d’écouter la remise
au goût du jour de son combat par N.W.A.,
groupe des années 1980 : face A, Straight Outta
Compton, 51 actes de violence évoqués sur le ton
de la vantardise, dont 27 fusillades, 9 attaques à
l’arme blanche, et 15 autres agressions du même
tonneau. Et parmi ces 51 actes de violence, seul un
(l’exécution d’un flic) vise un blanc. Le reste, c’est
247
Rappeurs de sens
248
de la violence intracommunautaire noire. C’est
l’Ancien Testament sans le Nouveau. Semblable au
Kennedy de Jack Kemp : Martin Luther King en
tant qu’adjectif, pas en tant que nom.
N.W.A. répond calmement que la brutalité de
leur album n’a rien de sensationnaliste : c’est tout
simplement le monde que les jeunes du ghetto
considèrent comme le leur. Si Straight Outta
Compton (ou le Smoke Some Kill de Schoolly D,
ou Colors de Ice-T, ou Sophisticated Bitch de Public
Enemy, ou Q.B.C., ou K-9 Posse, ou Just-Ice ou
n’importe quel disque parmi les centaines qui
font du profit en décrivant des actes violents)
n’était qu’un pur symbole – imaginé, façonné,
inventé, rêvé mais pas réalisé – l’œuvre serait un
aveu du désir de violence des rappeurs et des fans
qui l’achèteraient. Le fait d’avouer nourrir des
fantasmes violents n’a jamais été « chic » à cause
d’un reliquat de honte chrétienne, mais aussi parce
que si la violence n’est qu’imaginée, cela implique
que celui qui fantasme n’a pas le courage de passer
aux actes. La honte est double : primo, honte de
vouloir ; deuxio, honte de ne pas pouvoir.
N.W.A. épargne pareille honte à son public en
étant « vrais ». Vrais tabassages ; vraies salopes ;
vrai sang. Mais même le fan le plus pieux se
doute en douce que le rap n’est qu’un Hollywood
de plus, un décor creux, un effet spécial ; que
Schoolly D n’est vraiment, littéralement, que de
la gueule – une bonne grosse Eucharistie en vinyle
noir célébrant… quoi au juste ?
Le rap, c’est le col roulé ensanglanté.
D.
(3G)
L’évidente pertinence sociale des nouveaux antithèmes du rap, tant en termes de pathos noir et
urbain que d’intégrité de l’Ordre social blanc, élève
ces thèmes bien au-dessus du statut de l’épouvantail
des débuts du rock (« l’école et les parents c’est trop
chiant »), et semblerait même les mettre à égalité, par
leur aspect brut (et indéniablement plus « marginal »),
avec les hymnes de rébellion rock et folk (majoritairement blancs) des deux dernières décennies83.
83. Là réside la principale raison, si l’on sample de côté leur
manque de talent et plus généralement, leur médiocrité pure
et simple, pour laquelle les gâtés pourris Beastie Boys (premiers
représentants du « hardcore » blanc ado et post-ado à accéder
251
Rappeurs de sens
252
Si ce n’est que dans le rap, comme dans le rock,
tout « contre » se mâtine d’un « pour ». Il faut
bien comprendre qu’en tant qu’interprète, en plus
des contraintes rythmiques et métriques pesant sur
lui, du fait de la substitution hip-hop de l’élément
tonal par la scansion et le rythme, véritable arbre
de transmission de chaque morceau, le rappeur se
doit d’affronter un défi artistique inconnu de la
star de stade, qui gagne et quitte la scène en hélicoptère, ainsi que du poète noueux récitant face à
un séminaire de suppliants aux épaules étroites…
ou même de ces téméraires zélotes, ces membres
vociférant du Parti pro-Droit-à-faire-la-Teuf,
dont le public blanc se contente d’un poing levé
en l’air pour éprouver un confortable sentiment
d’unité. C-à-d., comme vu précédemment, l’artiste hip-hop doit présenter son rap et lui-même
à un public difficile, à la fois comme porte-parole
et comme l’un des leurs. Il doit ménager à la fois
l’autorité artistique émanant de lui, nécessaire
pour capter l’attention d’une culture jeune dans
laquelle le plus gros compliment est un laconique
au statut de superstars par le biais du crossover) sont si nuls : ils
n’ont tout bonnement rien de très original à haïr ou à affronter,
rien que les vieilles images d’Épinal de la pop, du genre Maman
qui vous pousse à aller à l’école au lieu de vous laisser zoner et
fumer de l’herbe, ou quelque vague « oppression » collet monté
menaçant votre « Right to Party » (« Droit à faire la Teuf »).
« I hear you » (« je t’entends », « je te capte »),
et la spirituelle pseudo-humilité requise pour que
le public valide sa defitude, son appartenance
historique et culturelle à la Scène en tant que
« simple négro de la rue84 » qui « rappait dans sa
cave85 » avant de décrocher le gros lot ; qui se faisait
« mettre à l’amende86 » quotidiennement, comme
tout le monde dans la cité ; qui était, tout comme
eux, prisonnier de la « folie… l’absurdité… l’obscénité87 ». En d’autres termes, pour le public, le
rappeur se doit d’être, au pied de la lettre, le lascar
d’à côté, un voisin de palier… mais un voisin de
palier qui est à présent sur scène, riche et célèbre,
grâce à son droit inaliénable de parler à, de et au
nom de sa communauté. Ce masque des plus vifs
et polymorphes, ce personnage tout-comme-vousmais-en-un-petit-mieux, est plus ou moins bien
mis à l’honneur par les gasconnades de L.L. et Flav,
le gangstérisme nihiliste de N.W.A., les parodies
souriantes de blancs imbéciles par De La Soul, ou
par ce renard ésopien qu’est Schoolly D. « À la fois
de et au nom de » implique à la fois la ruse inepte
d’un gamin des rues, et le charisme hypnotique
de celui dont la voix, à elle seule, peut porter un
84. N.W.A.
85. L.L. Cool J.
86. Schoolly D.
87. Ice-T.
253
Rappeurs de sens
254
morceau ou une foule. Accrochez-vous à présent,
car la suite tombe dans le bizarre : les figures historiques dans lesquelles ces deux identités cruciales
du rappeur se mêlent le plus harmonieusement
sont l’Homme Bleu de la mythologie d’Afrique
de l’Ouest, vous l’aurez compris, mais également
le personnage bien réel du ménestrel / troubadour
du Moyen Âge européen, le bateleur itinérant qui
ravissait tant le roi que le tonnelier, ne chantant
jamais (particulièrement en provençal) que sur
un sujet : lui-même. Gardez bien présent à l’esprit
que l’Homme Bleu et le troubadour appartiennent
tous deux à une ère antédiluvienne qui précéda,
et de loin, l’étrange déification-par-la-visibilité de
la « pop star » moderne : l’artiste du temps jadis,
à l’instar de son public, subsistait à la faveur des
caprices d’un roi ou seigneur, ou alors survivait
en milieu hostile en rivalisant d’esprit dans ses
blagues et ballades, le même esprit, précisément,
que celui du rappeur. Dans un cas comme dans
l’autre, son anonymat était consubstantiel à sa
valeur – l’Homme Bleu n’est jamais bleu – à son
statut d’homme du peuple, de sujet, une personne
de plus issue de la plèbe, vivant parmi la plèbe, une
Voix du commun, spéciale, capable, par l’organisation et l’exemplarisation d’une sorte de charge
libidinale des parties d’une communauté, de
« chanter » littéralement à l’attention des recoins
pavloviens présents chez chaque auditeur, et qui
sont les lieux du vrai rire, de la colère, de la fête et
de la lamentation.
C’est bien cette réversibilité infinie qui est la plus
passionnante dans l’esthétique élitiste / homme
du commun propre à la Scène rap. On en a pour
des centaines de milliers de $ d’équipement, voué
à la confection de sons, définis à l’origine par le
peu de valeur de l’équipement permettant de les
produire ; on a des « sorciers de la technologie »
manipulant des codes sources comme des pirates
informatiques ; et derrière tout ça, le masque
auto-dérisoire d’un personnage de musicien
itinérant, si vieux qu’il en est même pré-européen,
punaise, pour ne pas dire complètement précolonial. Si les courants de la hype coulaient dans le
bon sens, c’est précisément ce genre de nouveau
phénomène musical, semblable à une déstabilisante sphère armillaire, qui devrait être loué
comme Outrageant et Ingénieux par les critiques
et les experts en relations publiques qui, de nos
jours, ont le pouvoir de conférer à ces termes une
véracité absolue, de la même manière qu’un prêtre
peut vous lier à quelqu’un par le mariage : par le
simple fait de l’annoncer publiquement.
Mais au lieu de ça, on a l’impression que la masse de
la critique pop regarde le verre à bulles de la fenêtre et
non à travers, écoute une musique-pas-faite-pour-eux
255
Rappeurs de sens
256
juste assez attentivement pour percevoir la surface
bruissante d’un Autre Monde – des paroles qui
leur semblent vides et matérialistes, et non pas
ingénieuses et enthousiasmantes ; les vantardises
nombrilistes des rappeurs soft en costume de soie
et casquette Mets ; les invectives musicales d’adeptes
musclés de Farrakhan, qui, derrière leurs Ray-Bans,
font souvent figure de parodies non intentionnelles
du Poète Noir en Colère, incarné par Eddie Murphy
dans un sketch du Saturday Night Live (« Kill Your
Landlord ! », « Tue Ton Proprio88 ») ; cette fixation sur
les voitures et les bijoux, les belles femmes (toujours
étendues sur le dos), la taille des biceps, l’agressivité,
les armes à feu… et mon Dieu, l’argent, toujours
l’argent – c’est vrai, tant de chansons ne semblent
de prime abord parler que de l’argent généré par ces
mêmes chansons !
Si les contraintes formelles évoquées dans le présent
essai sont bien ce qui permet de délimiter et définir
les potentialités du rap en tant que genre, c’est
souvent par le « contenu » – le pillage musical des
88. Voir par exemple le critique et intellectuel noir Stanley
Crouch : « Une infinité de preuves montrent que le racisme
n’est pas plus une invention des blancs que les blancs n’ont été
inventés, comme Malcolm X, sous l’influence d’Elijah Muhammed, l’enseigna à tant de gens, par un savant fou et noir »…
dans un article publié dans le National Review en 1989, traitant
de ce qu’il appelle le « Chic Afro-fasciste » de Public Enemy,
Spike Lee, 2 Live Crew, etc.
précurseurs, ou la fastidieuse conscience de soi du
rap – que le rap s’aliène le plus efficacement la culture
mainstream, et demeure de côté, isolé, endigué,
pas-à-l’attention-de-, frais. On n’assistera pas à un
succès vraiment national, multiethnique d’un disque
rap sérieux, réalisé par des noirs, tant que les mondes
majoritairement blancs et conservateurs de la distribution, de la promotion et de la critique musicales
n’auront pas trouvé un moyen de s’accommoder
de ces histoires qui ne suivent pas Nos règles, qui
semblent ou bien terriblement Répugnantes et Viles
et Déprimantes, ou bien (et c’est sans doute pire) si
fichtrement Conscientes d’elles-mêmes et Bravaches
et tout bonnement Vulgaires… Rien à voir avec la
bonne musique noire, charmante, sûre, qu’on nous
a appris à digérer. Imaginez un peu. Mettons, Lionel
Richie qui chanterait, non pas l’amour perdu, mais sa
propre façon de chanter l’amour perdu, son incomparable talent pour chanter la façon dont il chante
l’amour perdu. Imaginez Lionel Richie attaquer en
chanson le manque de couilles d’un Michael Jackson
ou d’un Roland Gift. Imaginez Lionel Richie s’en
prendre en chanson au mépris poltron et minable
des radios vis-à-vis de son œuvre. Ce serait déjà suffisamment horrible, vain et circulaire : des odes à l’ode
elle-même. Mais maintenant tâchez de vous figurer
ce bon vieux et fiable Lionel chantant les richesses,
les fessiers, les acclamations et le prestige qui lui
257
Rappeurs de sens
258
reviennent de droit, par ses talents de chanteur : une
toute nouvelle espèce d’ode à la valeur marchande de
l’ode elle-même… eh bien pardonnez-moi89 mais cela
dépasserait tout simplement les bornes de ce qu’on
appelle « art », de ce qui peut prétendre à la popularité, de ce qui mérite d’être écouté, et à plus juste
d’être acheté. Non ?
Justement, non. Même si ce qui suit peut très bien
paraître déplacé ou obstinément partial. Il semblerait
qu’on trouve chez les blancs une réticence puritaine
diathésique qui susciterait chez Nous un certain
malaise à la moindre mention des salaires et de l’actif
d’autrui, des prix et de la valeur de Nos choses90. Du
temps de mes parents, c’était tout simplement considéré comme vulgaire, comme un grattement verbal
à l’entrejambe. Ce n’est que depuis le changement
politique de ces dix dernières années que les jeunes
blancs américains ont commencé à considérer le désir
de possession assumé comme quelque chose de chic,
à voir la consommation comme une valeur, et non
comme une simple unité de valeur, à parler ouvertement du Rêve américain comme d’un fantasme
financier… en enrobant évidemment le tout d’ironie,
89. En français dans le texte. [N.d.T.]
90. Là où j’ai grandi, la plupart des gens étaient des fermiers, et
on appelait cela « parler pauvre » (« talking poor »), mais cette
névrose généralisée semble s’intensifier proportionnellement
aux revenus et à l’instruction du sujet observé.
en cette fin d’années 1980 où roulements d’yeux et
discrets coups de coude suffisent à dresser un écran
d’autodérision entre Nous et toute expression sincère
de soi qui susciterait à coup sûr un malaise certain…
Pas de psychosociologue dans notre petite équipe,
mais il semble justifié de postuler que les petites
fixations anales d’une majorité ethnique regardent
nécessairement, plus ou moins directement, la minorité des Autres qui partagent avec elle le même espace
de vie et les mêmes frontières. Des communautés
marginales, vivant selon leur propre phylogénie de
misère et d’insécurité, contraintes par l’exclusion, la
promiscuité et la fonction historique qui leur ont été
imposées à rechercher valeurs ou modèles communs,
ne tirant de sens de leur pauvreté extrême et de leur
dépendance des institutions que par un contraste
bidimensionnel digne d’un épisode de Dynastie, qui
les oppose tant aux athlètes et artistes richissimes
qu’aux criminels pour qui l’opulence ostentatoire fait
partie du métier – une telle culture, en un tel lieu et
une telle époque, a sans doute les meilleures excuses91
au monde pour assimiler succès et accomplissement
à revenus, étalage et prestige. Les raps les plus drôles
(Jack the Ripper de L.L., Son of Public Enemy de P.E.
(Version Flavor-Whop), Paid in Full d’Eric B. &
91. Terme de l’observateur extérieur par excellence, nous vous
le concédons.
259
Rappeurs de sens
260
Rakim) sont ceux qui parodient leur propre fixation,
et celle de leur groupe, sur l’argent – non pas en
terme de « richesse » ou de « sécurité », mais sous
forme de dollars, de biftons, de papier vert, de thunethunethune – ainsi que le contexte national dans
lequel des obsessions aussi vaines92 et agréablement
douteuses bénéficient d’un soutien si important du
public qu’elles deviennent un thème artistique, un
sujet, un contexte, et même une « valeur ».
Dans ces obsessions mêmes, on pourrait voir
les limites extérieures de la fameuse « ouverture »
des communautés marginales sur des sujets et des
problèmes – par ex., la sexualité, les drogues, la
religion, l’estime de soi, la joie extatique, le sentiment de perte absolue, etc. – que le mainstream
blanc américain a dû s’habituer à aborder sans
rougir, sans froncer les sourcils et sans manifester
dans la rue – une « désinhibition93 » qui aide à
comprendre pourquoi une sous-nation compara92. N’allez pas croire un seul instant que les rappeurs ignorent
à quel point cela est vain : c’est là un aspect du grand retournement des années 1980 qu’ils maîtrisent à la perfection.
93. Là encore, la seule façon de sauver notre peau sur la question de la crédibilité est d’admettre ouvertement que ces termes
sont, se doivent d’être, les bruits qui accompagnent inévitablement toute observation interculturelle présentant ne serait-ce
que le moindre reliquat de notion de « norme ». Mais notre
sort repose en grande partie sur le corollaire d’un tel aveu : tant
qu’on réussit brillamment à garder ce relativisme à l’esprit, les
observations ne sont pas nécessairement dénuées de valeur.
tivement petite et démunie exerce une influence si
disproportionnée sur la musique populaire américaine qu’on est en droit de dire qu’elle l’a inventée.
Car ce qu’il y a de mieux dans cette musique, que
ce soit dans le folk, le jazz, le blues ou le rock’n’roll
qui n’était que pure rébellion, a toujours été la
liberté – la liberté en tant que sujet, la liberté
en tant que but, et la liberté par opposition au
bâillon des circonstances, des forces, des normes.
Dans les tout débuts du rock, les normes étaient
principalement générationnelles, les forces idéologiques – une véritable prison de l’esprit à laquelle,
grâce à la musique, Jeunes Démocrates et adolescents avaient le sentiment de pouvoir échapper…
tout simplement parce que la musique en soi était
l’échappée tant désirée. En cet âge d’or révolu de la
Demande, on pouvait entraîner le changement en
chantant le changement (Luther King), échapper
à ce qu’on n’appréciait pas par la musique ou
les styles de vie correspondants (psychédélisme,
mouvement hippie, Dead-Heads), considérer
qu’une chanson parlant de liberté était en soi un
exemple de liberté.
Et donc, à bien des titres – retors pour certains,
il est vrai –, le rap transcende les limites de la
liberté formelle et thématique à une cadence qu’on
n’avait pas observée depuis James Dean et Elvis
Presley. Il a libéré la musique des méthodes de
261
Rappeurs de sens
262
composition fondée sur la mélodie et l’harmonie,
des statistiques prudentes du Morceau qui Marche.
« Motherfucker » (« enculé de ta mère »), « cocksucker » (« suceur de bites »), etc. ne soulèvent plus
l’indignation que des programmateurs musicaux
des radios. Les contraintes verbales quant aux
différences entre sexes et aux inclinaisons de
chacun, respectées jusqu’alors même par les moins
sensibles, sont à présent piétinées. Mieux encore,
l’idée que la musique populaire est avant tout un
divertissement, du chewing-gum pour la trompe
d’Eustache, quelque-chose-de-sympa-pour-faireoublier-aux-gens-que-____ , sans profession de
foi au dernier couplet ni chute ni vision – ou tout
du moins sans fond sonore oppressant, hachuré de
samples, conçu pour paralyser l’auditoire, le rendre
incapable de danser sur cette musique pourtant
entraînante – cette noble idée, dont la longévité
et la rentabilité furent les meilleures preuves de sa
validité, a été tout simplement balancée par une
fenêtre… fermée, et tout ça au nom du principe
esthétique éculé de mimesis ! Platon est revenu
parmi nous, et il habite dans une cité ! Le monde
dépeint dans le rap est petit&sale&brutal précisément parce que le monde dont il est question
dans le rap est celui auquel s’adresse le rap… Et le
monde urbain des années 1980 auquel il s’adresse
est une lacune chaotique, sous-équipée, minée par
la drogue et le crime, dans le texte américain, et les
raps les plus oppressants ne sont que des corrections
de cette lacune. C’est un endroit difficile, où l’on
dit « enculé de ta mère » et « suceur de bites » au
lieu de « mon gars » et « mon grand ». La référence
lyrique et littérale aux armes, au crack et aux bites
est, sans jugement de valeur ajouté, les références
auxquelles le monde du rappeur se rapporte, le lieu
imaginaire où il supporte d’exister, l’arène dans
laquelle la liberté exaltée par toute musique pop
donne sa pleine mesure.
… Mais peut-on parler véritablement de liberté
dans un monde où Chuck D peut chanter son
Uzi précisément parce que dans le South Bronx,
le « Uzi » est un parfait métonyme de « force
irrésistible » ? En dépit de toutes les innovations
et transformations formelles passionnantes du
rap, ce qui en définitive constitue pour nous sa
qualité la plus prégnante est le fait qu’il s’agit du
premier genre pop à intégrer et refléter un désespoir américain particulièrement moderne, vis-à-vis
duquel la musique populaire, peut-être même l’art
populaire en général, ne peut plus agir en tant que
palliatif – toutes les « libertés » supposées qu’un tel
art invente et exploite et pille et gâche ressemblant
plutôt, en définitive, à la liberté totale qu’a un
prisonnier de se cogner la tête contre les murs de sa
cellule, autant de fois et aussi fort qu’il le souhaite.
263
Le rap sérieux est la première musique à s’attaquer
artistiquement au nouveau visage (post-) post-moderne de l’inégalité économique qui menace les
idéaux américains : ce visage que tout le monde
peut contempler, à sa plus grande horreur : c-à-d.,
celui d’une « liberté » devenant non pas qualitative
mais quantitative, quantifiable, une fonction froide
et logique de l’endroit où vous vous trouvez et ce
sur quoi vous devez l’exercer. Pour le citoyen qui
n’est pas libre, la liberté américaine est à présent
la copie conforme du pouvoir contre lequel elle
s’est inventée. Rien d’étonnant à ce que dans le
rap les mots d’ordre constitutionnels du discours
des blancs se détachent, se vident, flottent : mon
Dieu, la liberté ne se résume quand même pas aux
moyens d’acheter et d’exhiber. Si c’est le cas, alors
le pays tout entier s’est menti à lui-même, et si le
millénaire à venir dure bien mille ans, on risque de
s’en foutre encore longtemps. Mais si la véritable
liberté signifie plus que cela, plus que la Poursuite
de la Yuppitude, alors nous vivons une époque
particulièrement pitoyable, particulièrement révoltante, et plus encore pour les Marginaux, chez qui
l’injuste absence de liberté a imposé la conviction
selon laquelle la liberté ne se résume qu’à des biens
matériels.
D.
(3H)
Assis là à écouter l’écho de la voix se répéter
encore et encore jusqu’à ce que vous commenciez
à sentir que la compréhension plate et vide qui est
peut-être l’apanage de l’observateur extérieur est
peut-être la seule façon de souscender la surface
évidemment vulgaire et Autre du rap et entendre
son pathos, cette espèce de qualité de la vraie
musique qu’on perçoit le mieux dans les silences
vierges de groove entre chaque piste, ces lieux où
l’auditeur peut enfin respirer ; la meilleure façon de
comprendre que ce n’est pas tant que la plupart des
objections du mainstream sur l’autoréférentialité
du rap soient fausses, mais bien qu’elles ratent
265
Rappeurs de sens
266
complètement leur cible – la cible, comme le
veut la coutume, de ce côté-ci, du côté du monde
« libre », le cœur de cible du marketing pop d’un
blanc immaculé, à l’exception d’un minuscule
point noir au milieu.
Soit, c’est vrai : le hit de L.L. Cool J I’m That Type
of Guy est une chanson d’amour-propre, ostensiblement adressé à « Toi », l’homme à qui L.L. fait porter
les cornes. Grimace grimace. Est-ce donc à dire qu’un
certain L.L. Cool J chante trop d’un Lui-Même
qu’il surestime ? Réponse simple : il dit qu’il existe.
Le rap soft, c’est la chanson d’amour postmoderne.
La fixation traditionnelle de la chanson d’amour
sur l’Autre – les charmes de, la conquête de, l’union
avec, la perte de – a été depuis longtemps comprise
comme la marque d’une pulsion humaine plus
primitive visant à une complémentarité, une plénitude-de-l’être dont notre intuition nous dit qu’elle
a été endommagée ou perdue. La Chute, la passoire
de Platon, l’infertilité arthurienne de T.S. Eliot, etc.,
etc. : la Quête, l’Amour. En terme de privation, l’interprète de chanson d’amour est à la fois chanceux
et mal- : il sent, avec une intensité à laquelle rien ne
nous oblige, à quel point il est incomplet, en vérité ;
mais en même temps, il croit, comme c’est rarement
notre cas, avoir trouvé ce qui lui manquait, il croit
qu’il lui suffira d’acquérir l’objet de son amour pour
qu’elle (ou que ça) devienne sa tessère, le fixateur qui
lui permettra d’être lui, pleinement, qui le recollera.
Aucune chanson d’amour ne finit en révélant
que cette croyance en une plénitude-via-objet est
stupide, pour la simple et bonne raison que ces
quêtes, ex officio, se terminent sur l’Acquisition ou
la Lune-de-Miel, en dehors de la chanson. Mais la
chanson d’amour postmoderne, le rap soft, altère
l’équation, et fait encore monter le désespoir d’un
cran : c’est sa propre defitude, sa classe, sa propre
image projetée dont le rappeur a besoin, c’est donc
là l’objet de son amour. Et la terreur (post-) postmoderne à la simple idée de l’absence de son image
interdit au rappeur ne serait-ce qu’une seconde de
contemplation de cette absence, lui interdit de se
languir musicalement de sa présence ou de pleurer
sa perte : l’image de sa defitude doit être continuellement exaltée, célébrée, maintenue « fraîche » afin
de demeurer, continuellement.
Et est-ce une surprise si le style, la defitude et
l’image dans cette communauté, encore capable
de n’avoir les moyens que de regarder et d’écouter,
ne participent largement que des valeurs de la
télé – le courage physique, la force, la brutalité,
l’attirance suscitée chez le sexe opposé, et les plus
visibles : la mode, les précieuses babioles, l’armement, les caisses ? Là encore il est tout simplement
injuste de Notre part de reprocher à des artistes
d’adhérer au plus près à des valeurs fournies par
267
Rappeurs de sens
268
leur communauté et leur contexte. Mais il n’est
pas plus juste, comme en ont l’habitude les Grands
Critiques, y compris les plus larges d’esprit, de
déplacer le reproche de la sphère esthétique à la
sphère sociale et de l’artiste au public, de décrier
le « matérialisme naïf » qui semble définir pour sa
plus grande part la communauté des jeunes noirs,
et constituer un signe de leur vacuité morale et de
leur atavisme pré-américain94.
Très simplement, c’est injuste parce que le matérialisme de la Scène rap d’aujourd’hui possède une
véritable beauté, merveilleusement involontaire.
Dans aucune autre musique destinée à aucun
autre public on ne peut voir la vision républicaine
de l’Offre propre à l’Amérique des années 1980
si précautionneusement décoctée, représentée
et aimée. Nous parlons ici moins de discours
déclamés dans des clapotements de bajoues sur
le besoin de nous défaire de l’emprise de l’État,
ces encouragements à marcher au pas avec pour
horizon un passé opulent, fantasmé, que de l’inévitable conséquence de ces discours et de cette
94. Cf., à nouveau, le plus que sévère Crouch : « La lâcheté,
l’opportunisme et le désir d’accéder à la richesse par quasiment
tous les moyens nécessaires définissent les démons de la communauté noire. Ces démons sont symbolisés, entre autres…
par des Afro-fascistes jouant systématiquement la carte du racisme à leur faveur, tels que Public Enemy. »
marche somnambulique – la façon dont, alors que
les revenus de l’Américain « moyen » déclinaient
et que les affaires se mirent à sourire au yen, très
discret jusque-là, dans les paysages électroniques
populaires que les rappeurs avaient minés afin de
refléter l’ici et le maintenant, se mirent à briller les
signaux lumineux d’une toute nouvelle esthétique
yuppoïde, une attitude que nous95 nous accordions tous à présenter comme cultivée, tellement
sophistiquée, tellement ici-et-maintenant. La nuit,
tout le monde peut voir ces signaux lumineux. On
peut les entendre sur n’importe cire noire vierge de
sillon. Écoutez. La cupidité, c’est bien. Le pouvoir,
c’est bien. Le pouvoir, c’est la liberté. Le pouvoir
est déterminé par la crédibilité de vos menaces. Le
pouvoir est quantifiable et mesurable à l’aune du
regard que les autres portent sur vous. Le pouvoir,
c’est projeter une image de force et de résolution
capable de contraindre autrui à la crédulité et à la
considération. L’exercice du pouvoir – les dépenses
somptueuses, la violence, l’égoïsme, le mépris
de la vérité et des sentiments – voici les seuls
moyens acceptables de parvenir à ses fins dont une
nation ou une personne puissante ont réellement
besoin, les seuls qu’une personne ou une nation
95. Voici une chose que le rap néglige : la raison pour laquelle
la paranoïa est toujours une forme de folie, de nos jours : nul
besoin de conspiration si nous pensons tous de la même façon.
269
Rappeurs de sens
270
puissante méritent. Ce dont les individus ont le
plus besoin, ce qu’ils méritent le plus, c’est de
l’argent, afin d’acheter des choses qui déterminent
leur « classe », alias leur « style », alias leur liberté,
alias leur pouvoir, alias le degré de crédulité et
de considération que leur confère une immense
phalange marchant au pas et Pensant Comme
un Seul Homme. Parce que voitures, matériel
technologique, bijoux, habits à la mode sont les
uniformes de ceux qui existent dans le paysage
électronique pour être considérés. Et vous aussi,
vous devez « tout avoir » (Have It All), vous devez
« réussir, pas simplement survivre » (Succeed, Not
Just Survive)96.
Et donc pour résumer le Maintenant : pour
être, vous devez être en mesure d’acheter ; pour
être crédible, vous devez en fait acheter, mais
pour être def, frais, considéré – pour ne pas être
que le simple objet de statistiques et de théories
et d’inquiétudes mais l’objet, en tant qu’individu,
du grand Regard ontologique d’une Conquête
Amoureuse / d’un Ennemi / d’une Communauté
/ d’une Nation – pour obtenir votre Blanc-Seing,
vous devez posséder, acheter et faire étalage.
Ce qu’il y a de beau, c’est la façon dont tout
cela se voit dépouillé, écorché jusqu’aux os dans
96. Pubs : bière et services financiers, respectivement.
une musique Marginale sans le poids du moindre
bagage puritain concernant le Bon Goût du verbe
qui dans la communauté blanche engendre une
hypocrisie confinant presque au burlesque, et par
laquelle la plupart d’entre nous ridiculisent à cor
et à cri un « consumérisme des années 1980 frisant
l’onanisme », tout en étant nous-mêmes le cœur
de cible statistique de Lifestyles97, Dallas, etc. Sans
doute parce que, conçu dans l’Illinois rural, et né
à Beverly Hills, le véritable Reaganisme n’a tout
simplement pas été conçu pour des segments de la
population ayant tendance à ne pas faire mystère
de ce qu’ils achètent.
Seulement les Marginaux n’ont pas tout acheté, et
c’est précisément ce qui fait de la Scène rap un lieu
idéal, terrifiant, pour voir comment l’économie, l’art
& la politique tâchent de s’entendre. Le monde du
rappeur semble accepter complètement les carottes
reaganienne du Droit inaliénable et du Pouvoir,
un opportunisme dérégulé où liberté et classe sont
isomorphiques, et où le prestige est une fonction
statistique du capital et de la consommation de
chacun. Pourtant, certaines particularités de l’expérience noire urbaine des années 1980 compliquent
et compromettent cette acceptation. C’est, sans le
97. Lifestyles of the Rich and Famous : série d’émissions américaine présentant la vie hors norme de personnalités riches et
célèbres. [N.d.T.]
271
Rappeurs de sens
272
moindre doute possible, au sein des communautés
urbaines Marginales que la promesse conservatrice
tonitruante de réduire l’influence étatique a été le
mieux tenue, ou le plus explicitement présentée
pour ce qu’elle était, purement et simplement, à
savoir l’ablation stratégique de secteurs sociaux non
rentables : les coupes franches dans l’aide médicale
aux plus démunis, dans les budgets de la Sécurité
sociale, du développement des logements et de
l’urbanisme, des programmes de formation professionnelle, des hôpitaux et des crèches, des services
sanitaires, de l’action culturelle et sportive, de la
lutte contre l’analphabétisme, et de programmes de
lutte contre la toxicomanie un tant soit peu réalistes,
ont eu pour conséquence, bien connue mais rarement mentionnée, le déclin de la qualité de vie
dans les communautés urbaines pauvres, tandis que
tout autour, dans les quartiers proprets de l’ouest
et du nord – ainsi que, bien évidemment, juste
sous leur nez, sur le verre cathodique – le luxe, la
liberté, le pouvoir, la consommation et l’ostentation
semblaient si fermement installés, si bons et justes,
que les blancs en faisaient étalage sans la moindre
vergogne.
Vos serviteurs postulent que la Scène du rappeur
est une Scène qui a accepté – oïl, qui vénère – les
nouveaux symboles et valeurs d’une prospérité
de l’Offre, tout en rejetant, avec un mépris qu’il
n’est pas difficile de mesurer, ce qui semble
demeurer les « règles » à suivre par les Marginaux
pour espérer améliorer leur sort ici-bas : c-à-d.,
étudier dur, se renier eux-mêmes, travailler dur,
être patients, rester stoïques face à ce qui apparaît
comme des rétractions sur les promesses d’une
« Grande Société » qui leur ont été faites, se
renier eux-mêmes, travailler dur, sur le très long
terme, aux rares postes mal payés proposés dans
/ à leur communauté ; attendre, patiemment, que
les milliards de dollars d’exemption fiscale des
entreprises et les plus-values de Wall Street leur
profitent indirectement. Nous postulons que,
pour le rap sérieux, cette patience protestante et
cette éthique du travail, qui sont par excellence les
lieux nostalgiques de l’Offre, ne cadrent pas avec
les carottes, les images imposées et renforcées de
la valeur et de la richesse contemporaines, de la
liberté en tant que simple pouvoir, du pouvoir en
tant qu’inclinaison et capacité à obtenir ce que
vous avez choisi de considérer comme votre dû.
Le Vrai Rêve américain, non ?… Face à l’Obstacle,
le Droit inaliénable a toujours une réponse toute
prête, le fameux mot qui commence par un « m ».
Si tout cela est vrai, l’économie du ghetto de 89
est simple à expliquer. La pauvreté tout autour de
soi, et loin devant, une richesse écœurante sur le
verre convexe, en stéréo. Les meilleurs rappeurs
273
Rappeurs de sens
274
incarnent et ridiculisent à la fois les contradictions
du conservatisme des années 1980, par des collages
de démocratie politique et d’hobbesianisme
économique. Dans le rap, on a la Voix d’une
communauté dont il est tout bonnement déraisonnable d’attendre une quelconque confiance dans le
Système blanc, mais pour laquelle les récompenses
du Système quant à l’image, au pouvoir, au statut
et à la cupidité, sont présentées trop fréquemment
et avec trop d’insistance pour être considérées
comme totalement fausses. Que feriez-vous, vous,
sur quoi chanteriez-vous ?
Une autre réponse toute simple, de l’extérieur :
même le meilleur des raps n’a aucune « vision » de
quoi que ce soit qui dépasserait le mécontentement
présent, moins parce que c’est une musique noire
que par c’est une musique éminemment jeune.
Notre génération (fin ou post baby-boom) est
divorcée du Temps : on nous apprend à chercher
des valeurs dans le « passé innocent » ; à considérer
le présent comme à peine plus qu’un condensé de
maux et de foirades passées que nous ne pouvons
oublier qu’en empruntant un trillion de dollars
aux Japonais et en organisant une soirée spéciale
« passé innocent » ; à considérer l’avenir comme un
vague pays de Cocagne, où les problèmes de notre
sinistre présent seront « résolus » d’un coup de
baguette politique, ou bien comme le jour grisâtre
et lugubre où nous devrons nous acquitter des
frais de la Visa avec laquelle nous avons réglé les
frais de notre American Express. Un Temps assurément plus terrible pour les jeunes noirs urbains,
étant donné que le seul véritable « passé » auquel
renvoient leurs pavlovs est l’âge d’or du mouvement pour les droits civils, dont les moins de trente
ans ne peuvent se souvenir, le passé d’un King
ou d’un X assassinés tous deux au zénith de leur
rhétorique, avant que les mouvements façonnés
par leurs paroles aient véritablement commencé
à transiter dans la société. Parce qu’il est possible
de considérer le passé comme altéré, falsifié (pour
les blancs par Reagan, pour les noirs par les blancs
qui contrôlaient tout par le passé), toute induction
est impossible, et partant, toute projection dans
le futur : au mieux, les choses resteront plus ou
moins en l’état. De nos jours, même la musique
noire la plus « fraîche » ne constitue plus une voie
de secours face aux conditions et frontières bien
définies qui, justement, sont les conditions de son
existence en tant que musique, et même en tant
que mode d’expression – vu que le rap n’est, pour
le pire comme pour le meilleur, qu’un miroir.
M., grâces lui en soient rendues, cantonne sa
meilleure observation aux sitcoms. En fait, le rap
n’a de bizarre que ce qu’un art inventé par des gens
nés après les années 1950 peut avoir de bizarre :
275
Rappeurs de sens
276
il est coupé du Temps : il n’y a place que pour
un ici-et-maintenant sans limite, sans cadre, une
Scène bourdonnante sans contexte, de l’intérieur.
Le génie propre au Rap est la boucle quasi digitale qu’il opère : il a transformé l’horreur de sa
Scène – sa trahison par l’histoire, son bombardement par des signes contradictoires, la violence de
son impuissance, son isolement, sa claustrophobie
et l’absence d’issue – le rap a donc transformé
l’horreur unique en son genre d’une Scène, en art
d’avant-garde, unique en son genre. On perd toute
consolation mais on gagne une nouvelle forme de
mimésis, désabusée et impitoyable – Platon samplé
aux chiottes.
Le rap sérieux est douloureusement vrai parce qu’il
maîtrise à la perfection le mouvement spécifique
des années 1980, l’inversion « postmoderne », bien
plus triste et profonde que la simple autoréférence :
le rap résout ses propres contradictions en se prosternant à leurs pieds. Regardez un peu comme il
s’y prend. L’intensité de la Mode passagère mais
l’espérance de vie du Genre ? L’ici-et-maintenant
du rap est un ici-et-maintenant perpétuel : une
musique sans futur simple ne peut être qu’immortelle. Une musique qui hurle, avec Schoolly D,
« No more fuckin Rock’n’Roll ! » (« plus jamais
de putain de rock’n’roll ! ») ne peut constituer
qu’une force vitale du rock. Une musique qui abat
la distinction entre hommage et infraction, entre
signal et règle – putain, entre Soi et Autrui – par
la technique de plagiat qu’est le sample, ne peut
être « qu’originale » dans sa façon de piller, de
mutiler et de réutiliser ; car un signal sans règles est
également sans précédent, de la même façon que
« voler » n’a plus aucun sens quand on ne peut rien
posséder. Une musique moins opposée au Système
froid et caucasien régissant un arsenal d’hypocrisies que méprisante à son égard ne peut être
que profondément intéressante pour tous ceux,
parmi nous autres blancs, qui se tiennent devant
cet obstacle de verre grossissant dans lequel les
rappeurs – à l’instar de tout jeune Américain – se
sont construits. Peut-être parce que, comme
l’avançait une partie de l’avant-avant-garde, mon
Dieu, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans de
cela, « l’autoréférencialité » est semblable à tout
ce qui définit un genre, une Scène, un-endroit-etune-époque – rien qu’une fenêtre de plus, épaisse
et sale, à l’épreuve des balles, une parallaxe, où ce
que vous observez dépend directement de l’endroit
où vous vous tenez, où le son et l’image se scindent,
où tout, à l’Extérieur, est silencieux et immobile,
où tout le monde est seul, et libre.
M.
(3I)
we care
, c’est ce qu’on peut lire sur la banderole tendue
sur le parking du Lycée de Roxbury, et il ne faut pas
être un génie pour déduire que le « we » (« nous »)
représente des parents noirs et leurs enfants, et
que ce dont ils se soucient (« care »), ce sont leurs
vies et celles de leurs proches, menacées par les
règlements de comptes des gangs de Roxbury. Bien
entendu, la banderole ne vous explique rien de tout
cela, et si on l’avait tendue à l’occasion d’une foire
automobile, vous auriez été en droit de conclure
que le « we » représentait les collectionneurs de
vieilles Ford, et que le « care » désignait le soin
279
Rappeurs de sens
280
apporté aux véhicules. Mais regardez autour de
vous : ce n’est pas une foire auto.
Un groupe local du nom de Young Nation,
mauvais mais animé des meilleures intentions,
occupe la scène et quelques centaines de gamins
remuent les fesses. Un peu plus tôt, deux enfants
de trois ans ont interprété en play-back le Don’t
Be Cruel de Bobby Brown, originaire de Roxbury ;
plus tard, des conseillers municipaux et des prédicateurs de premier plan s’exprimeront. Deux ados
ont peint la moitié de leur visage en blanc, afin de
(vous les entendez l’expliquer à un free-lance du
Boston Globe) « briser la barrière de la couleur ».
Cet été a vu se succéder meurtres et manifestations. Les gangs sont en guerre sur des questions
d’affronts et de territoires de vente depuis que le
dernier Boss attaché à la paix, une sorte d’empereur romain des quartiers, s’est fait assassiner. Il
s’appelait Tony C. Johnson, et repose au cimetière
Mount Hop de Roxbury depuis juin 87. Mais c’est
durant la semaine de Noël de l’année suivante que
les choses ont empiré, lorsque quelqu’un a tué un
homme qu’il avait pris pour Mervin Reese, chef
des Humboldts. Il s’agissait en réalité du beau-père
de Reese, un machiniste de quarante et un ans.
Reese survécut : l’assassin supposé, qu’on retrouva
effondré sur le volant d’une voiture volée le lendemain, n’eut pas cette chance. Un grand jury du
comté de Suffolk déclara que par la suite, Reese
avait blessé par balles un gamin du nom de Romero
Holliday, boss du gang rival de Castlegate. Pour
se venger, Holliday ouvrit le feu sur un groupe de
proches de Reese au coin d’une rue. Et ce sur son
vélo.
Une balle destinée à un Humboldt ricocha contre
la base d’un réverbère, pour finir sa trajectoire dans
la tête d’une gamine de onze ans du nom de Darlene
Tiffany Moore. Ce n’était pas la première passante
frappée dans sa chair par la guerre des gangs, pas même
la première de la semaine, mais quelque chose dans
cette histoire de ricochet électrifia Roxbury. Tiffany
Moore devint une nouvelle Linda Brown (du procès
Linda Brown vs le Bureau de l’éducation), une autre
enfant noire récupérée comme symbole populaire de
Ce Qui ne Va Pas. On organisa une manifestation
durant laquelle les gangs et la police de Boston furent
également hués, et qui donna naissance au groupe « we
care ». D’autres rassemblements suivirent, y compris
une manifestation présidée par Jesse Jackson, qui prêta
en soi à la controverse. Le parcours du cortège évita les
quartiers noirs, par peur de décourager les blancs qui
souhaitaient y participer. Certains membres éminents
de la communauté furent d’avis qu’une manifestation
contre les gangs et le crack, au cœur du quartier qui
abritait le luxueux centre commercial de Back Bay,
enverrait au mieux un message mitigé. Beaucoup de
281
Rappeurs de sens
282
blancs considérèrent que s’il n’était pas dangereux de
défiler dans Roxbury, ils n’auraient eu aucune raison
d’y manifester. Un jour plus tard, un informaticien,
qui avait emmené ses enfants à la marche afin qu’ils
puissent dire qu’ils avaient vu Jesse Jackson, fut tiré de
son véhicule par des membres d’un gang, et assassiné à
un feu rouge en plein Dorchester.
Vous n’êtes pas ici parce que vous faites partie du
« Nous » qui « Se fait du souci », même si vous vous
en faites, mais parce que vous écrivez sur le rap, et
que vous recherchez Gary Smith, co-patron de RJam
Productions, un label local qui produit du rap. Vous
avez entendu une rumeur selon laquelle Tam-Tam,
la rappeuse la plus prometteuse de Gary, avait signé
chez Arista, deal qui n’en était encore qu’au stade
des négociations la dernière fois que vous vous étiez
entretenu avec Gary. Une percée, s’il en est.
Vous remarquez des gamins que vous aviez vus
traîner dans les studios de RJam. Ils doivent avoir
entre treize et quatorze ans. Des recrues de choix
pour les gangs : assez âgés pour se voir confier des
sommes importantes, comme c’est le lot des petites
mains du trafic de drogue, encore trop jeunes pour
encourir des peines d’adulte. Cette aimable pensée
en tête, vous allez à leur rencontre. « Hé, dites-vous,
vous auriez vu Garry Smith dans le coin les gars ? »
Les gamins vous jettent un drôle de regard avant
de se volatiliser dans la foule. Vous vous rendez
compte qu’à leurs yeux, vous devez tout avoir d’un
flic. Comment convaincre une autre personne
qu’on n’est pas plus flic qu’elle ?
*
Entendu à la radio alors que nous nous disputions
sur la fin de cet essai : Public Enemy, peut-être les
quatre hommes les plus dangereux d’Amérique (et
sans doute nos meilleurs rappeurs), se sépare ; ou, plus
précisément, ne se reforme pas en tant que quatuor
à la suite de leur rupture en juillet 1989 : il s’agit de
la troisième ou quatrième rumeur-de-non-reformation-suivant-une-rumeur-de-reformation, retombées
du champignon médiatique provoqué par les conseils
du Professor Griff à un reporter du Washington Times,
qu’il avait encouragé à consulter les écrits antisémites
de l’industriel Henry Ford. L’Affaire Griff explosa en
juillet 89. La Femme de ce mois fatal, la Miss Juillet de
Playboy, citait parmi ses « musiciens » préférés, entre
autres, Aerosmith, aux côtés desquels Run-DMC
accéda au nirvana commercial avec Walk This Way, et
Ice-T, le rappeur de Los Angeles, qui ne joue d’aucun
instrument. Un signe éloquent du débarquement du
rap : même Nos pin-up en écoutent.
Morale de cette histoire : pressez-vous. L’offre rap
n’est valable que pour un temps limité. Ses Bach
sont aussi éphémères que les Miss Juillet. Petit
283
Rappeurs de sens
284
conseil au sujet d’un art qui saccage son passé faute
d’avoir un avenir. Mais Public Enemy resignera sans
aucun doute le même contrat que d’habitude : la
liberté de réinventer le funk, de faire de la musique
à danser avec Martin Luther King et des roulettes de
dentistes, de dire ce qu’ils pensent, même quand ils
n’y ont pas réfléchi, le tout au prix d’une espérance
de vie qui n’excède pas celle d’une pin-up ou d’un
membre de gang. Parce que Abraham Lincoln peut
aller se faire foutre : tout ce qui intéresse Griff, c’est
de vivre libre, libre de ne verser aucun droit d’auteur
et libre grâce au sample, qui permet au rappeur de
ne plus être cantonné qu’aux seuls sons qu’il est
capable de produire, seul. Liberté qu’exerçait Public
Enemy à leurs débuts pour hurler que personne ne
pouvait vraiment les contrôler.
Les rappeurs sont des diables miltoniens :
My life on earth
Was hell, my friend.
And when I die,
Going to hell again98
déclare solennellement la personne responsable
de ce rap que j’ai entendue en juin 89 à la radio,
98. « Ma vie sur terre / c’était l’enfer, mon ami. / Et quand je
suis mort / Retour en enfer. »
et que j’ai été jusqu’ici incapable de retrouver
ou d’oublier. « I worked like a slave to become a
master », « J’ai travaillé comme un esclave pour
devenir un maître », se vante un autre rappeur.
Et « master » désigne tout à la fois ici la bande
conçue en studio, envoyée via FedEx par la grosse
compagnie de disque à son usine de pressage de
disques vinyle (dans le sens de : J’ai travaillé comme
un esclave pour devenir un produit numériquement
altéré potentiellement différent de ma voix en live),
et le propriétaire d’esclaves de jadis (dans le sens
de : J’ai travaillé comme un esclave et à présent j’en
possède). Les rappeurs, comme les élisabéthains,
adorent les renversements. « To serve », « servir »,
signifie la même chose qu’à l’époque de Nat Turner,
esclave révolté, mais aussi « déflorer ». À la fois être
dominé et se faire dominer.
Il existe des renversements plus profonds. Le
mouvement Stop The Violence, fondé en 1988,
est une sorte de We Are The World pour rappeurs ,
si ce n’est que le « We » signifie Nous, jeunes noirs, et
« The World » (le monde), N’importe quel endroit
où le fait de rejoindre un gang est tentant : de fait,
le maxi-single Stop The Violence, Self-Destruction,
interprété par quatorze des plus grands noms du
hip-hop, est une longue supplique enjoignant
aux jeunes de quitter les gangs. Le ton est grandiloquent. Des talents rap pesant des dizaines de
285
millions de dollars clament, comme un encouragement, « self-destruction you’re heading
for self-destruction » (« Autodestruction, tu
prends droit le chemin de l’autodestruction »).
Kool Moe Dee réprimande en donnant un petit
cours d’histoire :
Rappeurs de sens
Back in the sixties our brothers & sisters were hanged
How could you gangbang ?
I never ever ran from the Ku Klux Klan
I shouldn’t have to run from a black man99
286
Petit détail dérangeant, la plupart des quatorze
rappeurs de Stop The Violence se sont fait un nom
en signifiant la violence : c’est le cas, tout particulièrement, de Just-Ice (l’autoproclamé « Gangster
du Hip-Hop »), de Chuck « Mon Uzi Pèse une
Tonne » D, et KRS-One, qui sur la pochette de
son premier album tient à la main ce qui ressemble
assez, si mes yeux ne me jouent pas de tours, à un
pistolet-mitrailleur MAC-10. Chuck D expliquerait sans doute que son utilisation pré-StopTheViolence du meurtre comme métaphore de l’excellence était une façon de s’adresser aux gamins du
ghetto dans un langage qu’ils comprenaient. Et il
99. « Dans les années 1960, on pendait nos frères & sœurs /
Comment est-ce que tu peux appartenir à un gang ? / J’ai jamais
fui le Ku Klux Klan / Je devrais pas avoir à fuir un noir. »
n’aurait pas tort. L’une des raisons pour lesquelles
l’équipe de We Are the World n’est pas parvenue à
nous toucher – et toucher quoi que ce soit, si ce
n’est le fruit de leurs ventes durant les vacances de
Noël – est que leur Nous et leur Monde n’étaient
pas sincères. Quel intérêt aurait un sémillant
millionnaire californien tel que Harry Belafonte à
inclure, mettons un avocat bostonien à son Nous
et son Monde ? Son Nous était un nous de business,
une grosse accolade à la Sammy Davis Junior, sous
l’œil des caméras, ce geste visant à embrasser tout
ce qui est susceptible de l’être.
Stop The Violence a représenté, à tout le moins,
un remède contre les faux Nous, trop nombreux,
qui tuent à petit feu les États-Unis, de We Are
the World à la Majorité Silencieuse de Nixon, en
passant par la Génération Pepsi et le Public des
Émissions en Direct. « We urge to merge » (« nous
appelons à l’unité »), clament à l’unisson Chuck D
et Flavor Flav en conclusion de la pub rap de Stop
the Violence contre les gangs :
& flav : We live for the love of our
people, the hope…
chuck : ... they get along.
chuck & flav : Yeh ! So we did a song.
chuck : Gettin’ the point to our brothers and
sisters who don’t know the time.
chuck
287
flav :
Boyee ! So we wrote a rhyme.
chuck : It’s dead in your head, you know, I’ll
drive to build and collect ourselves with
intellect.
flav : Come on.
chuck : To revolve, to evolve to self-respect.
chuck & flav : ’Cause we got to keep ourselves in check or else
chuck : It’s…
tous : self-destruction you’re headed
for self-destruction 100.
Autorisations
ad lib.
Les auteurs tiennent à remercier toutes les personnes les
MC / DFW
Été 89
ayant autorisés à citer les paroles des chansons suivantes :
Cold Chillin’ in the Spot. Paroles et musique de Russell
Simmons, Rick Rubin, Bambaataa Khayan Aasim et
Johnnie Bias. Copyright © 1985 UNVERSAL MUSIC
CORP. et AMERICAIN DEF TUNE. Tous droits réservés.
Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de
100. « On vit pour l’amour des nôtres, pour l’espoir… / …
qu’ils s’entendent. / Ouais ! C’est pour ça qu’on a fait ce morceau. / Pour remettre les pendules à l’heure de nos frères et
sœurs. / Mec ! C’est pour ça qu’on a écrit ces rimes. / T’as rien
dans le cerveau, tu sais, je prends les rênes pour nous reconstruire, nous réunir par l’intellect. / Allez. / Pour faire marche
arrière, pour évoluer vers la dignité. / Parce qu’il faut qu’on se
maîtrise, sans quoi… / C’est… / L’autodestruction, tu prends
droit le chemin de l’autodestruction. »
Hal Leonard Corporation.
Colors. Paroles et musique de Charles Glenn et Tracy
Marrow. Copyright © 1988 COLGEMS – EMI MUSIC
INC. et RHYME SYNDICATE MUSIC. Tous droits
réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music Publishing.
289
Gansta gansta. Paroles et musique de Steve Arrington, Leroy
pour l’international. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec
Bonner, Charles Carter, William Edward DeVaughn, Waung
l’autorisation de Hal Leonard Corporation, The Music Goes
Hankerson, O’Shea Jackson, Marshall Jones, Roger Parker,
Round, BV & Ruthless Attack Muzick.
Lorenzo Patterson, Marvin Pierce, Ralph Middlebrooks,
Walter Morrison, Norman Napier, Andrew Noland, Gregory
Self Destruction. Paroles et musique de James Smith,
Webster, Eric Wright et Andre Young. Copyright © 1988
Lawrence Parker, Derrick Jones, Joseph Williams, Dwight
EMI JEMAXAL MUSIC INC., MELOMEGA MUSIC
Myers, Carlton Ridenhour, Arnold Hamilton, Glenn Bolton,
LTD., R2M PUBLISHING, DELICIOUS APPLE MUSIC
Douglas Davis, Mohandas Dewese, William Drayton et
CORP., MUSIC SALES CORP., GLOBEART, AMAZING
Marvin Wright. Copyright © 1991 Universal Music – Z
LOVE, DEEPLY SLICED, COTILLION MUSIC, RICKS
Songs et Universal Music – Z Tunes LLC. Tous droits réservés,
MUSIC, BRIDGEPORT MUSIC INC., UNIVERSAL
y compris pour l’international. Utilisé avec autorisation.
MUSIC CORP., RUTHLESS ATTACK MUZICK et
Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation.
Rappeurs de sens
AIN’T NUTHIN’ GOIN’ ON BUT FU-KIN. Tous droits
290
pour MELOMGA MUSIC LTD. contrôlés et administrés
Caught, Can We Get a Witness ? Paroles et musique de Carlton
par EMI JEMAXAL MUSIC INC. Tous droits pour R2M
Ridenhour, James Boxely III et Eric Sadler. Copyright ©
PUBLISHING contrôlés et administrés par BMG RIGHTS
1987 SONGS OF UNIVERSAL, INC., REACH GLOBAL
MANAGEMENT (US) LLC. Tous droits réservés, y compris
SONGS, TERRORDOME MUSIC PUBLISHING LLC,
pour l’international. Utilisé avec autorisation. Contient des
SHOCKLEE MUSIC et YOUR MOTHER’S MUSIC,
éléments de Be Thankful for What You Got, Funky Worm et
INC. Tous droits pour REACH GLOBAL SONGS,
Weak at the Knees. Réimprimé avec l’autorisation de Hal
TERRORDOME MUSIC PUBLISHING LLC, SHOCKLEE
Leonard Corporation, La Strada Entertainment Company
MUSIC et YOUR MOTHER’S MUSIC, INC. contrôlés et
& Ruthless Attack Muzick.
administrés par REACH GLOBAL, INC. Tous droits réservés.
I Ain’t tha 1. Paroles et musique de Randy Muller et Ice Cube.
Copyright © 1988 MPCA Lehsem Music, LLC, Publishing
Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal
Leonard Corporation & Reach Music Publishing.
Three’s Music et Ruthless Attack Muzick. Tous droits pour
MPCA Lehsem Music, LLC, administrés par Kobalt Songs
I’m Bad. Paroles et musique de James Todd Smith, Bobby
Music Publishing. Tous droits pour Publishing Three’s Music
Ervin et Dwayne Simon. Copyright © 1995 Sony / ATV
administrés par Tier Three Music. Tous droits réservés, y compris
Music Publishing LLC, LL Cool J Music, Universal Music
291
Corp. et Dwayne Simon Publishing Designee. Tous droits
Terminator X to the Edge of Panic. Paroles et musique de
pour Sony / ATV Music Publishing LLC et LL Cool J Music
Carlton Ridenhour, William Drayton et Norman Rogers.
administrés par Sony / ATV Music Publishing LLC, 8 Music
Copyright © 1988 SONG OF UNIVERSAL, INC.,
Square West, Nashville, TN 37203. Tous droits pour Dwayne
REACH GLOBAL SONGS, TERRORDOME MUSIC
Simon Publishing Designee contrôlés et administrés par
PUBLISHING LLC et XTRA SLAMMIN MUSIC. Tous
Universal Music Corp. Tous droits réservés, y compris pour
droits pour REACH GLOBAL SONGS, TERRORDOME
l’international. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec
MUSIC PUBLISHING LLC et XTRA SLAMMIN MUSIC
l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Sony / ATV
contrôlés et administrés par REACH GLOBAL, INC. Tous
Music Publishing.
droits réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec
l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music
Paid in Full. Paroles et musique de Eric Barrier et William
Publishing.
Griffin. Copyright © 1987 UNIVERSAL – SONGS
et
Signifying Rapper. Paroles et musique de JESS BONDS
ROBERT HILL MUSIC. Tous droits contrôlés et admi-
WEAVER JR. Tous droits administrés par Allen Richardson.
nistrés par UNIVERSAL – SONGS OF POLYGRAM
Utilisé avec autorisation.
Rappeurs de sens
OF
292
POLYGRAM
INTERNATIONAL,
INC.
INTERNATIONAL, INC. Tous droits réservés. Utilisé
Say It Loud (I’m Black and I’m Proud). Paroles et musique
avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal
de JAMES BROWN et ALFRED JAMES ELLIS. Copyright
Leonard Corporation.
Public Enemy No 1. Paroles et musique de Carlton
© 1968 DYNATONE PUBLISHING COMPANY (BMI).
Ridenhour et James Boxely III. Copyright © 1987 SONG
Tous droits réservés. Utilisé avec l’autorisation de ALFRED
OF UNIVERSAL, INC., REACH MUSIC PUBLISHING,
MUSIC PUBLISHING CO., INC.
TERRORDOME
MUSIC
PUBLISHING
LLC
Tous droits administrés par UNICHAPPELL MUSIC INC.
et
SHOCKLEE MUSIC. Tous droits pour REACH MUSIC
Fuck tha Police. Écrit par Harry Whitaker. Publié par
PUBLISHING, TERRORDOME MUSIC PUBLISHING
Missing Link Music. Utilisé avec l’autorisation de Missing
LLC et SHOCKLEE MUSIC contrôlés et administrés par
Link Music LLC & Ruthless Attack Muzick.
REACH GLOBAL, INC. Tous droits réservés. Utilisé avec
autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard
Corporation & Reach Music Publishing.
293
Remerciements
I, I’m, me et mine (je, je suis, moi et mien) sont
utilisés plusieurs centaines de fois sur le Straight
Outta Ompton de N.W.A., une ode à la vantardise
longue comme un album, sortie en 88. Mais le
vinyle est vendu dans une pochette cartonnée au
dos de laquelle figure en caractères minuscules une
longue série de remerciements, où les I, les I’m, les
me et les mine reconnaissent tout ce qu’ils doivent
aux flics, aux rappeurs, à Dieu, à l’équipe des
Dodgers, et à 256 autres. Être « def », c’est aussi
reconnaître ses dettes.
Nous aussi devons beaucoup à autrui. Schoolly D,
Public Enemy, De La Soul et bien d’autres sont à
l’origine du son sans lequel notre expérience auditive aurait été terriblement pénible. Lee Smith,
295
anciennement chez The Ecco Press, à présent chez
Atheneum, a plus de responsabilité que quiconque
dans la transformation de ce manuscrit en livre.
Certains ont partagé avec nous leurs expériences
personnelles dans le hip-hop, en particulier Gary
Smith, Reese Thomas, Ralph Stacey et la rappeuse
Tam-Tam de chez RJam Productions. D’autres
ont prodigué réconfort et douches froides à
divers stades, comme Daniel Hakpern et Lee Ann
Chearney de chez The Ecco Press, Lisa Cortez
de Polygram, Bonnie Nadell de Frederick Hill
Associates, Richard Smith, Mdiawar Abimbole,
Phillip « DJ Plate Lunch » Jackson, Brad Moltz,
Ann Patchett, Colette de Labry, J. C. Foulsham,
Ian « MC Mixed Results » Penny, et les employés
indulgents de chez Ocean Records, Roxbury,
Massachusetts.
Merci à tous. Les mérites de ce livre sont essentiellement de votre fait ; ses défauts sont, sans
exception, du fait de mon coauteur.
Pax
MC / DFW
Boston
Oct. 89
Au diable vauvert
Documents
Clémentine Autain, collectif
Postcapitalisme
Collectif
Vote fn : pourquoi ?
Angela Davis
Les Goulags de la démocratie
Évelyne Pieillet, Edgard Garcia
Une histoire du rock pour les ados
Magali Giovannangeli, Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Voyageurs sans ticket
Amaelle Guiton
Hackers
Patrick Herman
Les Nouveaux Esclaves du capitalisme
Clinton Heylin
Babylon’s burning
Chris Irwin
Les chevaux ne mentent jamais
Danse avec ton cheval d’ombre
Mark Lynas
Marée montante
Vincent Ravalec, Mallendi, Agnès Paicheler
Bois Sacré, initiation à l’iboga
Simon Reynolds
Bring the Noise
Charles Silvestre
La Torture aux aveux
Axelle Stéphane
Les filles ont la peau douce
Martin Winckler
Contraceptions mode d’emploi
Les Miroirs obscurs
Howard Zinn
Une histoire populaire des États-Unis pour les
ados :
vol. 1 : 1492-1898 – La conquête
vol. 2 : 1898-2006 – Les conflits
coffret 2 volumes
Slavoj Žižek
Violence
Au diable vauvert
Littérature étrangère
Extrait du catalogue
Viken Berberian
Le Cycliste, roman
Douglas Coupland
Toutes les familles sont psychotiques, roman
Hey, Nostradamus ! roman
Eleanor Rigby, roman
jPod, roman
Joueur_1, roman
Génération A, roman
La Pire. Personne. Au monde., roman
Poppy Z. Brite
Self made man, nouvelles
Plastic Jesus, roman
Coupable, essais
Petite cuisine du diable, nouvelles
Alcool, roman
La Belle Rouge, roman
Soul Kitchen, roman
Le Corps exquis, roman
La Valeur de X, roman
James Flint
Habitus, roman
Douce apocalypse, nouvelles
Électrons libres, roman
Nikki Gemmell
La Mariée mise à nu, roman
Plaisir, récits et conseils
Avec mon corps, roman
William Gibson
Tomorrow’s parties, roman
Identification des schémas, roman
Code source, roman
Histoire zéro, roman
Scott Heim
Mysterious Skin, roman
Nous disparaissons, roman
John King
Skinheads, roman
White Trash, roman
England Away : Au couleur de l’Angleterre, roman
Tao Lin
Richard Yates, roman
Vol à l’étalage chez American Apparel, roman
Taipei, roman
Lydia Lunch
Déséquilibres synthétiques, nouvelles
Paradoxia, récit
Elizabeth McNeill
9 Semaines ½, roman
Mian Mian
Panda sex, roman
James Morrow
En remorquant Jéhovah, roman
Le Jugement de Jéhovah, roman
La Grande Faucheuse, roman
Le Dernier Chasseur de sorcières, roman
L’Apprentie du philosophe, roman
Hiroshima n’aura pas lieu, roman
Notre mère qui êtes aux cieux, roman
La Trilogie de Jéhovah, romans
Dan O’Brien
Les Bisons du Cœur-Brisé, récit
Rites d’automne, récit
Wild Idea, récit
Haut domaine, nouvelles
Michael turner
Le Poème pornographe, roman
David Foster Wallace
Brefs entretiens avec des hommes hideux, nouvelles
Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra
pas, essais
La Fonction du balai, roman
La Fille aux cheveux étranges, nouvelles
C’est de l’eau, allocution
Le Roi pâle, roman
avec Mark Costello
Rappeurs de sens, essai
avec David Lipsky
Même si en fin de compte, on devient évidemment
soi-même, entretien
Alex Wheatle
Redemption Song, roman
Island Song, roman
Irvine Welsh
Trainspotting, roman
Glu, roman
Porno, roman
Recettes intimes de grands chefs, roman
Crime, roman
Skagboys, roman
Composition :
L’atelier des glyphes

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