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Rappeurs de sens Au diable vauvert David Foster Wallace Mark Costello Rappeurs de sens Traduit de l’anglais (États-Unis) par Diniz Galhos Du même auteur chez le même éditeur Brefs entretiens avec des hommes hideux, nouvelles, 2005 Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, essai, 2005 La Fonction du balai, roman, 2009 C’est de l’eau, allocution, 2010 La Fille aux cheveux étranges, nouvelles, 2010 Le Roi pâle, roman, 2012 Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même, récit, avec David Lipsky, 2014 Le sujet dépressif, suivi de Petits animaux inexpressifs, nouvelles, 2015 ISBN : 979-10-307-0086-2 Titre original : Signifying Rappers © Mark Costello et David Foster Wallace, 1990 © Mark Costello, 2013, pour la préface © Éditions Au diable vauvert, 2016, pour la traduction française Au diable vauvert La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com [email protected] Préface Mark Costello Début 1989, je reçus un appel de David Wallace, mon meilleur ami, ancien camarade de chambre de fac, qui vivait alors chez ses parents dans l’Illinois. Il m’informa qu’il renouerait avec la vie universitaire dès l’automne, un cursus d’Esthétique à Harvard, premiers pas d’un long chemin de croix jusqu’au doctorat et une carrière rêvée de professeur de philosophie au sein de quelque campus arboré et assoupi. Comme je me trouvais déjà à Boston (ville dont je suis originaire), il me proposa de vivre à nouveau sous le même toit. Dès avril 1989, Dave et moi partageâmes un appartement au premier étage avec deux chambres, un salon et une cuisine (que nous utilisâmes peut-être deux fois), le tout pour six cents dollars mensuels. L’appartement se trouvait sur Houghton Street, entre les quartiers de Somerville et Northeast Cambridge, où une population ethniquement mixte se tassait dans des immeubles vétustes de deux étages, façades de planches à clin et porches 5 Rappeurs de sens 6 profonds, habitations typiques de Boston. Les rues étaient coiffées de câbles, lignes téléphoniques et cordes à linge. Les jardins étaient petits, en ciment nu, et farouchement défendus par des bulldogs et des Madones. Dave était arrivé, comme à son habitude, chargé d’une boîte en carton débordant de bouquins. À la fac, nous avions écrit à quatre mains de nombreux textes comiques. Mais notre véritable popote commune, celle qui soudait notre amitié, avait toujours été la lecture, le fait de faire tourner les livres de poche comme le plat de purée d’un dîner de famille. L’Incendie de Los Angeles de Nathanael West, publié conjointement avec Mademoiselle Cœur-Brisé, fut le premier livre que Dave sortit, à son arrivée, avant même de ranger ses serviettes comme il l’aimait. Puis ce fut Slouching Towards Bethlehem, le recueil d’articles de Joan Didion à l’arrière-goût de Yeats et de Bacchantes. Les Récits Arc-en-ciel de Vollman faisaient également partie des chouchous : ce n’étaient du reste pas des récits, mais des reportages, et vu le milieu qu’ils dépeignaient (cellules de dégrisement, sex-shops, prostitution), on était également loin de l’arc-en-ciel. Mais le cœur même de nos lectures était l’œuvre de critiques sagaces ; Todd Gitlin sur la télé, Greil Marcus sur Elvis et la « musique ethnique », sans oublier le roi de notre appartement, Lester Bangs. Rappeurs de sens est dédié à un certain L. Bangs, formulation qui a tout d’un pseudonyme de Lee Harvey Oswald, mais qui en réalité fait référence à Leslie Conway « Lester » Bangs, né en 1948 à Escondido, en Californie, descendant du peuple de Woody Guthrie, chassé vers l’ouest par les tempêtes de poussière de la Grande Dépression. Élevé par une mère atrocement religieuse, Bangs commença à pisser de la ligne dès le lycée, des articles potaches et habiles sur la surf music et le pré-grunge californien. Journaliste de Rolling Stone à tout juste vingt et un ans, il fut viré du magazine au bout de quelques années pour rébellion patentée. À trente-quatre ans, Bangs mourait d’overdose. Ses écrits querelleurs sur le rock furent publiés en un épais volume, Psychotic Reactions et autres carburateurs flingués (édités par son cher ami Greil Marcus) en 1988, juste à temps pour nous retourner le cerveau. Psychotic Reactions est une collection de critiques d’albums hebdomadaires, couvertures de concert, notes et longs essais sur le funk, le punk, le metal et la New Wave, publiés dans Rolling Stone, Creem et Village Voice. Telle une terrible divinité du fin fond de la jungle (un terrible critique musical ? un terrible chroniqueur musical ?), Bangs semblait exiger quelque chose des indigènes : la discorde, l’accord, le scandale, le sacrifice de vierges. Il était 7 Rappeurs de sens 8 tout ce à quoi de jeunes gens pouvaient se raccrocher. Un peu à la Belushi, il avait l’embonpoint charismatique, cheveux en bataille, rouflaquettes, et la moustache la plus cool qui soit. Sa prose, lorsqu’il se donnait assez de temps pour s’appliquer, évoquait Saul Bellow dans sa jeunesse : cru, argotique, mais aux rythmes majestueux. Tâchez d’imaginer un Charles Lamb avec une dose de Bugs Bunny et de Groucho Marx, et très probablement la chaude-pisse. Dave, comme la plupart des écrivains, vivait dans la demi-crainte aigrie de six ou sept critiques littéraires à l’échelle du pays, et il adorait la façon dont Bangs saupoudrait ses papiers d’attaques contre les chroniqueurs qu’on érigeait en prêtres du goût. Si moi, LB, gras-dubide aux yeux perçants, vous dis qu’un album est bon, solide, vrai, authentique, l’essence du zeitgeist actuel, et vous enjoins, vous et vos amis lemmings, à courir l’acheter, n’est-ce pas le signe que ce zeitgeist à la youplaboum, fabriqué de toutes pièces, n’est pas un peu, vous voyez, bizarre ? Vide ? Vain ? Triste ? Bangs allait même plus loin que ça, en soulignant que ces ironies comportaient leurs propres ironies. En se rebellant contre le battage mercantile de la critique, il rehaussait son propre statut de critique. Plus il disait « ne m’écoutez pas », plus on l’écoutait. Pourtant, Bangs n’était jamais cynique. D’abord chenille suffisante et enthousiaste, puis muant en une sorte de Molière satirique et écœuré, Bangs ne perdit jamais cette foi selon laquelle la musique pop avait le pouvoir de nous rapprocher les uns des autres. Détail marrant. Bangs a écrit ses plus belles lignes sous le coup de l’insatisfaction. Lorsqu’il tombait sur un groupe qu’il aimait vraiment, il oubliait ses piques dignes de Lamb. Elles devenaient inutiles. Il remerciait simplement le Créateur pour cette musique qu’il aimait. Brut de décoffrage. Par des grognements, des grondements, des feulements. Et le message contenu dans ces grognements était : c’est bon d’être en vie. * Lorsque j’acceptais de vivre avec Dave, il ne m’informa pas que quelques mois auparavant, en octobre 1988, il avait tenté de se suicider en avalant des cachets. Les raisons de ce silence ne regardent que lui. Lorsque nous étions camarades de chambre, il y avait eu deux épisodes dépressifs, avec un retour amer dans l’Illinois. Il ne supportait ni gentillesses ni amabilités. En bon fils du Midwest, il avait à cœur la politesse. À l’extrême opposé de ses obsessions se trouvait l’amour. Mais entre les deux, sur la vaste bande radio de l’humanité, il y avait deux stations AM toutes pourries, connues 9 Rappeurs de sens 10 sous les noms de Gentille et Aimable, qui passaient un tas de pubs et des groupes comme Mr Mister. Dave me cacha sa tentative de suicide en partie parce qu’il voulait s’éclater, nom de Dieu, s’éclater, et parce qu’il redoutait la tiédeur de la gentillesse. Lester Bangs s’adressait à la dépression, au cœur même de la dépression. Il prenait la défense de la vie en la présentant comme la faculté de juger, de scruter, d’aimer, de s’unir, d’écouter et d’adhérer. Bangs était loyal dans sa défense des groupes qu’il aimait. Son engagement était d’une étoffe aussi attirante qu’accessible pour Dave : la musique qu’on trouvait chez les disquaires et à la radio. Nous nous devions de multiplier les épiphanies pop, le plus ouvertement possible. Bangs poussait ses lecteurs à cesser de lire pour se rendre dans des clubs et des salles paumées, qui par chance abondaient sur les deux rives du Charles. Dave était plus bar que club, mais avec l’intercession de Saint Lester, je parvenais souvent à le convaincre de partir en quête de concerts. En 1989, l’humanité ne jouissait pas des outils de recherche insatiables d’aujourd’hui, Google, Yahoo, YouTube, Bing. Mais les vendredis soir, dans les zones urbaines à forte densité démographique, nous disposions d’un autre moteur de recherche tout aussi révolutionnaire. On appelait cela la marche à pied. À deux pâtés de maisons de chez nous se trouvait l’I-Square Men’s Bar, en gros, un centre pour anciens combattants, reconverti dans les années 1970 en temple du punk de Boston. Western Front, sur Western Avenue, était le meilleur établissement ska et reggae au nord de New York, où de dignes rastas à dreadlocks et des gamins blancs vêtus de ponchos de chanvre écoutaient comme un seul homme le dernier album de Burning Spear dans une brume de splif. Il y avait également Green Street pour le blues de Chicago et le Cantab Lounge pour le R&B, glorieux monument en l’honneur de la Stax Records, où des chanteuses arborant d’impressionnantes beehive, anciennes membres des Vandellas, livraient une interprétation de I’ve Been Loving You Too Long à vous scier en deux, sur une scène minuscule où l’on devait se sentir particulièrement exposé. Au Plough & Stars, c’était de la musique traditionnelle irlandaise, de la poésie de beatnik, des blancs chantaient en contrepoint du Robert Johnson, en s’accompagnant sur des guitares à résonateur. Sur Massachusetts Avenue, il y avait un sous-sol baptisé « Wally’s Café », avec jazz toute la nuit, et du funk le dimanche. Wally’s était la plus petite boîte de ce type, et pourtant, Miles Davis y avait joué dans les années 1950, à une époque où Martin Luther King, étudiant à l’Université de Boston et habitant du quartier, s’y rendait également à l’occasion. Le lieu préféré de Dave se trouvait également sur Massachusetts Avenue : 11 Rappeurs de sens 12 le Middle East Café, un kebab bon marché pour premières années désargentés, dont le patron avait démoli le mur du fond pour y construire une grotte destinée à des spectacles de danse du ventre. Sans la moindre espèce de logique, la danse du ventre avait laissé place à du stand-up, de la trance, des performances, et de la musique électronique. Dans un lieu pareil, les vendredis soir semblaient ne jamais vouloir finir. Une longue balade dans le quartier de Cambridge suffisait pour enchaîner toutes les espèces de grooves existants, avec pour fil rouge celui des bruits de la ville, des grincements de bus et des interjections des clodos. La vie suivit ainsi son cours improvisé, instable, jusqu’à ce week-end de printemps où un ami à moi, avocat de gauche du syndicat des remorqueurs, appareilla à Houghton Street avec sa brosse à dents et deux mixtapes. Slick Rick. Schoolly D. Ice-T. Chuck D. Du rap. Pour notre plus grand déplaisir, mon ami semblait en savoir plus sur le rap en général, et notre petite scène bostonienne en particulier, que nous. Il nous apprit, entre autres, que la plupart des clubs dont les patrons étaient blancs, redoutant le type de « public » que le rap ne manquerait pas d’attirer, refusaient d’en programmer. C’était pour cette raison que la Mecque du rap de cette ville était une ancienne piste de rollers couverte, totalement déprimante, construite dans les années 1930, et qui portait le nom aguicheur de « Chez Voo Disco Rink ». Course de rollers, français de cuisine, disco : le potentiel de ce curieux établissement était plus qu’évident. Mon ami n’avait pas fini sa phrase de présentation que stylo en main, oreille collée au ghetto-blaster argenté, Dave avait déjà analysé les jeux de mots subversifs de deux morceaux de Schoolly D. * Rappeurs de sens est le résultat de plusieurs valences. La première est le succès du crossover rap de Tone Lo-c, Wild Thing, qui atteignit la deuxième place du Top 100 de Billboard en 1988, et Funky Cold Medina, qui se vendit à deux millions d’exemplaires alors que nous rédigions ces textes cousus ici en un seul volume. Bobby Brown, issu de la cité bostonienne de Roxbury’s Orchard Park, arriva en deuxième place des meilleures ventes avec My Prerogative, qui est peut-être du rap, ou pas, bien que Brown fût considéré comme un rappeur. Le succès de Bobby Brown provoqua un véritable séisme dans les clubs bostoniens. On le connaissait, on l’avait connu, ou on s’imaginait l’avoir connu. Des jeunes semblables à Bobby Brown, on en trouvait treize à la douzaine. À l’instar des rockeurs de Liverpool après le boom des Beatles, 13 Rappeurs de sens 14 les jeunes Bostoniens qui se rêvaient rappeurs ou promoteurs avaient le sentiment que toutes les portes leur étaient à présent ouvertes. Un autre élément d’actualité à Boston, qui m’inquiétait plus que Dave, était une éruption de violences à l’arme à feu qui faisait les gros titres du très sérieux Boston Globe. L’été 1989 fut le plus sanglant de l’histoire de la ville, et apparemment, personne ne se l’expliquait. Le phénomène n’avait rien à voir avec les luttes des Crips et des Bloods, rien à voir avec une guerre entre gangs organisés. On était plus proche du massacre artisanal, Boston étant, d’un point de vue topographique, une ville de criques et d’isthmes, de péninsules et de cours, un archipel d’une multitude de petits « tiéquar » hostiles les uns vis-à-vis des autres. Dans les colonnes des journaux, on décrivait ces fusillades dont étaient responsables des ados noirs (détail des plus dérangeants, souvent à vélo) comme les symptômes d’une société à deux vitesses, de la ruine des écoles publiques, du décrochage scolaire qui atteignait des proportions sans précédent, le tout présenté de la façon la plus vague qui soit, comme la conséquence de la politique de transport scolaire visant à une plus grande mixité, ordonnée par une décision de tribunal en 1974, et toujours en vigueur en 1989. Ce qu’on appelait le busing fut la grande réforme, la grande expérience, et la grande blessure civique de mon enfance dans le Massachusetts. En 1989, treizième année de l’expérience, la violence menaçait l’image de Boston, qui se voulait un modèle d’intégration. Les gauchistes favorables au busing disaient, et vous vous attendiez à quoi ? Les gamins d’Orchard Park n’ont aucune autre façon de s’exprimer. Et comme par hasard, ce fut à ce moment-là que Bobby Brown, avec ses millions de disques vendus, montra un nouveau moyen, irréel, de sortir d’Orchard Park et de la pauvreté, assénant un nouveau coup à la gauche. Pour la municipalité, c’était la névrose de l’été. Pendant ce temps, à Houghton Street, Dave et moi nous adonnions aux joies légères et peu honorables du célibat. Je rentrais du bureau le soir pour surprendre Dave sortant de sa cinquième douche ou assis dans son fauteuil en velours préféré, jambes délicatement croisées, un carnet Mead bon marché sur les genoux, une Winston Gold 100, ces clopes extra-longues, fumant dans son poing osseux. De son point de vue, il traversait un hiatus de sa vie. Il le disait lui-même, c’était l’ère de Dave-enVacances. Il était venu à bout de sanguinolentes corrections d’ordre légal sur le manuscrit de son superbe recueil, La Fille aux cheveux étranges ; celui-ci paraîtrait en août. La rentrée à Harvard, ce serait pour septembre. 15 Rappeurs de sens 16 Mais Dave-en-Vacances travaillait constamment. Il était arrivé à Cambridge en avril, avec la volonté ardente d’écrire un long essai sur la production et la consommation de films pornographiques. Souvent, à mon retour aux pénates, je le trouvais en train de noircir son carnet de notes, s’efforçant de décoder la vacuité du porno, aussi atroce qu’addictive. Ce travail, initié sous les auspices de l’espoir et de l’inspiration, était devenu un labyrinthe de paradoxes et de contradictions évidentes. Grincements de dents, truismes, répugnances. La prodigieuse stupidité du porno (décors minables, mauvais dialogues) était l’une des principales cibles. Mais comment écrire intelligemment sur les diverses modalités du Stupide ? Comment écrire avec dignité et distance sur un titillement en vente dans les magasins spécialisés ? La réponse de Dave, lorsque l’inspiration lui faisait défaut, était souvent de répertorier et empiler les paradoxes, créant du coup de nouveaux labyrinthes plus complexes encore. L’écriture devenait compulsion, et non plaisir. Il quittait fauteuil et carnet de notes pour s’échapper dans les clubs de Cambridge, avec le sentiment croissant qu’il butait contre une impasse. En juin, si mes souvenirs sont bons, Dave se rendit à Manhattan pour participer, plus ou moins à contrecœur, à une conférence d’auteurs. L’un de ses pairs se lança dans une attaque convenue du rap, considéré comme violent, anti-blancs, misogyne, et obsédé par les signes extérieurs de richesse. Dave prit la défense des artistes qu’il connaissait, louant leur dextérité, la finesse de leurs jeux sur la langue, leurs assauts crus et retentissants contre la Babbittrie de l’Ère Reagan. Dave adorait cette postmodernité accessible, ces chansons fabriquées à partir de bouts d’autres chansons, ces rappeurs qui rappaient pour dire que leur rap était meilleur que le rap d’un autre rappeur, qui lui-même s’en était pris au rap d’un autre rappeur. Des chansons qui ne racontaient rien, et qui pourtant détonnaient par leur énergie et leur singularité. Lee Smith, éditeur à New York, intrigué par cette défense de la forme, suggéra à Dave d’écrire un essai qui aurait pu s’intituler « En quoi le rap, que vous détestez, n’a rien à voir avec l’image que vous vous en faites, en quoi il est terriblement intéressant, et en quoi, s’il choque, il est une provocation utile étant donné ce qui se passe de nos jours. » La posture était toute lesterbangsienne, c’était évident, et cela suffisait à rendre l’idée plus qu’attrayante. En outre, Dave pourrait recycler dans cet essai certains des thèmes, voire certaines pages de son projet sur le porno (la question de la synecdoque dans la partie 1B m’apparaît comme un ajout de ce type). Comme à son habitude très enthousiaste au début, ravi de ce prétexte de mettre de côté le 17 Rappeurs de sens 18 projet « porno » qui tournait à vide, Dave rédigea d’arrache-pied les trois premières parties « D. » de Rappeurs de sens entre juin et début juillet 1989. Ces sections sont vives et nerveuses, à la fois défenses et sentences. Elles sont en outre optimistes (avec ce qu’il faut de réserves et d’objections), franches, extraverties. Dave explique au lecteur que le rap traîne un sale passé derrière lui. Que le rap est organique, encore jeune, en plein développement. Et pourtant il possède un véritable potentiel de protestation, aussi incongru qu’un pet lâché au beau milieu d’une soirée. La partie 1B s’attache à son histoire et à ses termes, aux points « d’incongruité », en particulier la triple influence (qui sera plus tard la source de tant de problèmes dans Infinite Jest) entre l’artiste, le consommateur et la technologie médiatique qui les lie et les sépare. « Notre point de départ, pour cet essai », déclare Dave en 1B, « a toujours moins été ce que nous savions que ce que nous éprouvions, en écoutant : moins ce que nous aimions que le pourquoi de nos préférences ». Bien évidemment, ce tableau de l’impulsion critique se craquelle d’emblée, en ceci qu’il nous présente comme moins soucieux de savoir que de sentir, et d’un autre côté, comme guidés par le besoin de savoir pourquoi nous éprouvons quelque chose. La glorification de ce que l’on éprouve, c’est un grognement lesterbangsien. Mais ce sempiternel questionnement sous-jacent, pourquoi et pourquoi et pourquoi et pourquoi, c’est bien celui de Dave-l’Introspectif, qui ne parvient pas à s’arracher à l’orbite planétaire de ses doutes. J’aime les premières sections de la face « D. » du présent essai pour ce continuel va-et-vient. On y trouve de très beaux paragraphes entièrement constitués de bout en bout de phrases qui se contredisent de la façon la plus subtile qui soit. Vingt ans plus tard, on dirait que les pupilles du lecteur, suivant de gauche à droite chaque ligne de caractères, battent le pavé aux côtés d’un David Wallace inquiet, insatisfait, perplexe, en lutte. L’insatisfaction était la levure de DFW, la vie sous sa forme la plus élémentaire, et c’était pourtant ce qui faisait prendre la pâte. L’insatisfaction hante son œuvre romanesque, des frères à la recherche de sœurs, des génies reclus à la recherche des joies ordinaires de l’amitié : la confiance, la compassion, l’affection, la discussion. Dans les premières parties en « D. » de Rappeurs de sens, on peut entendre l’espoir et l’humour. Les sautes et gambades de la prose évoquent l’éclate, l’éclate nom de Dieu, de cet été bostonien. Les week-ends, nous nous réveillions à des heures de dilettantes professionnels, pour nous traîner jusqu’au S&S Deli d’Inman Square où nous dégustions œufs et bacon en parcourant la presse, le Globe 19 Rappeurs de sens 20 et ses ruminations sur les fusillades de Roxbury, et le Phoenix, la feuille de chou alternative chérie de Boston, qui alliait superbes articles sur la plus chaude actualité musicale et listes encyclopédiques de clubs et salles de concerts, le tout émaillé de petites annonces composées en caractères minuscules (homme cherche homme pour fessée, etc.), et des pages et des pages de pubs à teneur sexuelle. L’aprèsmidi, nous faisions des parties de basket-ball avec des gamins d’origine italienne en débardeur, du côté de l’église Saint-Antoine-de-Padoue (Dave, complètement nul hors d’un court de tennis, mais – ne vous méprenez pas – extrêmement compétitif dans toutes les situations, me fêla un jour une dent sur un rebond). Puis nous nous promenions jusqu’à Central Square, afin de passer au peigne fin les bacs promos de Cheapo, un disquaire miteux et éclectique de Massachusetts Avenue, tout près du Cantab et du Middle East Café. Les employés de Cheapo valaient en soi le déplacement : ils souriaient méprisamment de vos goûts musicaux putrides tout en vous aiguillant vers la manne tant recherchée. Qu’on leur demande un album de Ken Maynard (cow-boy chantant des années 1920, nasillard, solitaire, minimal, du Cormac McCarthy en chanson), et les employés : (a) se moquaient de Ken le Cow-boy et (b) récitaient sa discographie complète avant de vous demander quelle chanson précise vous intéressait. La came des employés de Cheapo, c’étaient les carrières musicales de William Shatner et de Charles Manson, bien avant que les champions du second degré bon teint de Rhino Records ne s’y intéressent. Ils toléraient tout, n’importe quels goûts, n’importe quelle question de client, à l’exception de ce qu’on appelait du « hard rap » (le rap violent et provocateur), qu’ils considéraient comme fondamentalement non musical. Cette boutique, qui avait des bacs entiers remplis de didgeridoo aborigène et de Bach électronisé par l(e) (a) transgenre Wendy / Walter Carlos, ne possédait qu’une poignée d’albums rap, que les employés semblaient rechigner à vendre, à connaître, et même à toucher. Vers 4, 5 heures, nos amis nous appelaient, ou nous les appelions. Le plan de soirée était établi avec les mêmes précautions qu’une invasion. Si je vous disais que je serais à 10 heures au Middle East pour un concert rap, ou bien on s’y retrouvait en temps et en heure, ou bien on se loupait. En cette ère pré-SMS, les plans entre potes avaient le poids de véritables enjeux, parce qu’une fois que la soirée débutait, il était impossible de les rectifier. Les soirées rap du Middle East étaient un vrai foutoir, vulgaire et outré, avec pour maître de cérémonie, sur cette scène d’Ali Baba, un lascar en jogging, le même type chaque semaine. Les 21 Rappeurs de sens 22 autres soirs dans ce club, le ton était âpre, aiguisé, empoisonné, comme du Brecht dans un cabaret de Weimar. Les numéros bizarroïdes s’enchaînaient, insolites, sourire en coin, avant-garde, des nains en smoking jouant du Velvet Underground. Les rappeurs se révoltaient contre tout cela. Avec leurs dents recouvertes de métal et leurs pendentifs à l’effigie du dollar, leurs figures de danse exécutées à la perfection mais définitivement volées à un autre, ils étaient plus proches de Liberace que de la Black Liberation 1. Leur but était de faire quelque chose de très étrange pour Cambridge : divertir. Mais différents aspects de ces élucubrations sincères entraient en contradiction, s’annulaient de façon grotesque, les lunettes noires de dictateur africain, les dos raides comme des membres de la Nation of Islam 2, la propension systématique (et pourtant farcesque) à se saisir l’entrejambe pour évoquer gangstérisme et règlement de comptes à l’arme à feu, sujet des plus redoutés durant cet été sanglant. Et puis c’était bien trop bruyant, la sono était vraiment trop merdique, et nous en étions quittes pour un long retour à pied chez 1. Black Liberation Army, groupe nationaliste noir américain.* *Toutes les notes de bas de page de la préface sont du traducteur. 2. Nation de l’Islam, organisation politique musulmane noire américaine. nous, assourdis, tremblants, dans des quartiers endormis et déprimants. Durant ces longues marches, la question de Dave était toujours la plus essentielle : « Alors, est-ce que cette soirée était complètement nulle ? Ou alors, d’une certaine façon, était-ce délirant, génial, sans limite ? » Le lendemain matin, je partais travailler, et Dave se jetait sur son carnet de notes afin d’y remanier les impressions et dilemmes de la soirée passée. Après qu’il eut écrit ces parties vivantes, quoique témoignant de ses sentiments partagés (1B et 1C en sont des exemples), il se retrouva à nouveau dans le labyrinthe tant redouté de sa réflexion. La prose cessa de couler d’elle-même. Il me demanda de lire ce qu’il avait écrit. La nuit, nous nous promenions, à pied ou en voiture, afin d’en discuter. Pour Dave, le fait de conduire facilitait les rapports sociaux. Les impératifs d’une conversation normale – écouter en réfléchissant, en prêtant attention aux expressions et au langage corporel de l’interlocuteur, en analysant les messages parfois contradictoires (la voix exprime l’intérêt, mais le visage reflète l’ennui), tout en se questionnant sur ses propres messages contradictoires d’intérêt, d’ennui, de politesse, de colère – étaient parfois de véritables fardeaux. Il était bien plus facile de parler en roulant, parce que la position des deux interlocuteurs, 23 Rappeurs de sens 24 assis, ceinturés pour leur sécurité, les poussait à considérer tous deux le même néant relaxant de l’autoroute. L’autoroute, en épargnant le contact visuel, rendait l’interaction sociale supportable aux yeux de Dave, lorsque ses nerfs étaient trop à vif. Son humeur s’améliorait toujours lorsque nous roulions à 2 heures du matin, en compagnie de nos petites amies, jusqu’aux plages du nord de Boston ou à l’ouest, à Walden Pond, cet étang profond et naturel dans lequel nous allions nager, à présent oasis perdue au milieu de quartiers résidentiels. Le goût de l’étang de Walden évoque l’odeur du trottoir juste avant la pluie. Son eau est très dure, idéale pour la nage, aussi caressante que du velours. Dave retroussait les jambes de son pantalon de velours côtelé pour y patauger tel Alfred Prufrock, en se souciant juste à peine des tortues serpentines. Il était heureux : ça s’entendait. Il se sentait bien. Les fois où nous ne nous trouvions pas simultanément chez nous, et où nous ne nous baladions pas en voiture, il m’arrivait de rédiger des réponses aux parties de son essai sur le rap. Un ouais-mais ou un et-si, laissé sur son bureau. C’est Dave qui eut l’idée d’incorporer mes réponses et de faire de cet essai un ouvrage à quatre mains, où les deux voix se couperaient mutuellement. L’idée de la structure (trois chapitres singeant le modèle hégélien thèse, anti-, synthèse) vient également de Dave, avec ses sous-parties comiquement alambiquées, 1A, 2B, 3C, 2D, 3F, 3H, qui instaure une ambiance tendue, tassée, à juste titre urbaine, évoquant un immeuble plein à craquer, occupé par des paragraphes en rogne, tous désireux de déclarer la guerre au propriétaire. J’écrivis deux parties à la fin de cet été. Un passage reprenait le mode de Dave, internalisé, discursif, la tragédie de la tête. Subtilement, nos positions bougèrent. L’été pâlissait, et son malaise grandissait, il se sentait plus anxieux, moins concentré, moins apte à canaliser ses pensées dans une direction productive, ou tout du moins qui ne serait pas effrayante. Lorsqu’il en vint à écrire la section 3H (un sermon, en vérité : lucide, courageux, agressif ), il en était venu à ne plus considérer le rap comme un gros « m… » plus que nécessaire adressé à l’Amérique de Reagan, mais comme un cheval de Troie du cœur et du cervelet, une « protestation » minée par tant de motifs vaseux et d’hypocrisie qu’elle ne pouvait qu’échouer. Conçue pour échouer, née pour être récupérée et phagocytée dans le sillon sale des médias. L’isolement, le solipsisme, la mort du lien, tels étaient les grands ennemis de Bangs. À mesure que l’été se retirait, l’appartement de Houghton Street s’emplissait chaque jour un peu plus de cet 25 Rappeurs de sens 26 isolement glacial. Je me souviens que les visiteurs se firent rares, moins passionnés, les discussions plus convenues, les nuits de vadrouille moins fréquentes, jusqu’à disparition. Les cours reprirent en septembre. Dave, qui avait jadis « réussi » en philo avec une savante aisance, et qui en outre projetait de vivre de ce don par le professorat, prit conscience en 1989 qu’il n’avait plus le goût à la fac. Il avait du mal à suivre les séminaires, grimaçait en lisant des arguments syllogistiques en faveur de la Beauté. Il but plus, et seul. Ces pages, à la fois écriture et collage voix / pensée, sont la dernière œuvre qu’il achèvera avant de se présenter au service de santé des étudiants d’Harvard, par un froid après-midi d’automne, pour y avouer poliment de tenaces pensées autour du suicide. On peut entrevoir une partie de ma réaction face à la sombre tournure de la vie à Houghton Street dans les deux sections, ouvertement journalistiques, que Dave plaça au début et à la fin de l’ouvrage. La section 1A est le récit d’un après-midi dans un studio rap miteux de Roxbury, au beau milieu de la vague de meurtres, les jeunes producteurs épuisés et les aspirants mal dégrossis, tout ce beau monde subjugué par la poudre aux yeux du succès de Bobby Brown. La coda (section 3I) est le bref récit d’un Peace Rally, un rassemblement antigangs assorti d’un concert rap gratuit sponsorisé par la ville, par une chaude journée d’août, au Roxbury Community College. Le concert était censé pousser les bandes rivales d’Orchard Park, Franklin Park et Melnea Cass à enterrer la hache de guerre. Par haut-parleurs crachotant interposés, des victimes, des mères ayant perdu leurs fils, des ados en fauteuil roulant, des pasteurs et des politiciens devaient inciter les jeunes à « s’amuser » et à « arrêter la tuerie ». Les rappeurs locaux les plus en vogue seraient présents. Gang Starr tenait le haut de l’affiche : pour rejoindre la scène, ils traversèrent la foule en limousine de location, blanche, une modeste pique humoristique contre le bling-bling. La rumeur voulait que Bobby Brown en personne apparaîtrait comme par magie pour réunifier la ville tout entière grâce à son rap. Au cas où Bobby, pour une raison ou une autre, ne viendrait pas, on avait également prévu une présence policière d’origine très irlandaise, des barricades et des hélicoptères, des fourgons cellulaires, et une rangée de bergers allemands pantelants. Ces sections journalistiques sont des ballades didionesques, en hommage à ses impressions de voyage dans la Californie des années 1960, portraits de gens emprisonnés dans les bulles de savon colorées qu’on appelle leur « personnalité », remontant au gré d’une saute de vent culturel, avant d’éclater. 27 Rappeurs de sens 28 Tout au long de ce livre, je ne cesse de tiquer, à l’attention de mon coauteur. Le rap est stérile, fermé et circulaire si on ne le considère que comme quelque chose qu’on écoute sur son poste, ou dans sa tête. Mais il y a aussi l’ici et le maintenant, il y a aussi une ville et un été. Des personnes bien vivantes, idiotes, astucieuses, vénales, rêveuses, qui écrivent des vers et font des mixtapes. Qui se pressent devant ces barricades gaéliques pour manifester en faveur de la paix. Éviter cette vie et dire justement que tout cela manque de vie, c’est de la triche. Et conclure de ce supposé manque de vie qu’on n’a plus rien à dire, c’est tragique. Et quand je tique à l’attention de mon coauteur, c’est en réalité une supplique : allez, mon vieux, quitte ce canapé et sortons. * Une note au sujet de la nouvelle édition : la première édition de Rappeurs de sens parut en mai 1990 avec une courte discographie et une transcription exhaustive des paroles, samplées ou non, du classique hip-hop Paid in Full, d’Eric B. & Rakim. Afin de désencombrer un peu les choses, ces appendices ont été supprimés, de façon à mettre en avant le texte de l’ouvrage à proprement parler. Ce texte, ainsi que les remerciements originaux, a été conservé tel quel. Cet ouvrage est une œuvre nerdesque estampillée 1989, grouillant de références fugaces et cryptiques à Howard Beach, à Dick Gephardt, à l’enlèvement de Tawana Brawley, aux émissions télé et aux campagnes de pub de cette gueule de bois post-Reagan. (De nos jours, on remplacerait toutes ces références par la tuerie de Newton, les « nip slips », Dancing Baby et Wayne LaPierre). Qui se souvient d’Arsenio Hall et des California Raisins ? Faut-il avoir plus de quarante ans pour saisir ces références ? C’est une question, et un problème. Rappeurs de sens tape dans (et tape sur) les vastes thèmes de la culture de masse, un type bien particulier de scandale mercantile qui à l’heure qu’il est n’a toujours pas cessé de hanter et de dominer notre pays. Pourtant, ironie du sort, alors qu’elles prétendent se hisser à un point de vue éternel, ces phrases rappellent avec insistance qu’elles datent de 1989, en employant des mots tels que nouveau, bientôt, récemment, cette année, maintenant. Le genre de termes qui ne vieillissent pas bien. Qui confèrent aux choses leur fragilité temporelle, aussi sûrement que la date de péremption d’une brique de lait. Et ironie de l’ironie, c’est là l’un des avertissements constants du livre, le bûcher de toutes les modes, le 29 Rappeurs de sens vide-ordures de la temporalité. Mais pour datées (et très précisément : de l’année 1989) que ses pages puissent paraître à première vue, en les relisant, je ne peux m’empêcher d’être frappé par l’équilibre et l’atemporalité de certains passages de la main de mon coauteur : 30 Tout comme la boîte à rythmes et le scratch, le sample et l’accentuation du deuxième temps, la « chanson » du rappeur est essentiellement l’une des couches supérieures de l’épais tissu de rythme qui, dans le rap, usurpe les fonctions essentielles de la mélodie et de l’harmonie que sont l’identification, l’appel, le contrepoint, le mouvement et la progression, les entrelacs des notes tressées… des pulsations chorégraphiques ouvrant le champ des possibilités physiques, mariées rythmiquement afin de souligner de façon complexe des paroles qui affirment, tant par le sens que par la métrique, que les choses ne peuvent jamais être autres que ce qu’elles sont. Eh ben. Le rap, c’est de la poésie. Il est constitué de rythmes et d’éléments métriques, c’est-à-dire du temps scandé. Je ne sais pas trop quoi faire des complexes interactions entre temps, texte, tension et temporalité dans ce petit bouquin, mais il est sans doute préférable de ne pas embêter le lecteur avec tout cela. Juillet 2013 À l. bangs 1. Droit inaliénable M. (1A) Les répartitions par district des écoles présentes dans une portion de Boston s’étendant du sud de South Boston jusqu’à Dorchester via Roxbury ont toutes le même effet : les zones majoritairement noires sont coupées des zones majoritairement blanches. — Morgan versus Hennigan, Cour de district des États-Unis du Massachusetts, 1974 La fonction recherche de l’autoradio de la Ford fait son boulot. Le centre-ville s’éloigne. Des kilomètres de quartiers résidentiels emplissent le parebrise. Le syntoniseur se fixe sur un point stéréo de 37 trente secondes les plus profondes du rap : « Yeah, dit Schoolly Rappeurs de sens ➝ la bande, sans doute une radio étudiante. « Ouais », fait un nouvel ami. « Il se passe quoi. Ça le fait ou quoi. » L’autoradio possède un autre bouton, vol , sur lequel on appuie frénétiquement tandis que la Ford fonce, allègrement, vers la source du bruit. Non pas le studio de la station de radio, dans un campus de l’autre côté de la rivière, ni les tours de transmission en banlieue, mais RJam Productions dans le North Dorchester où des gamins noirs des lycées à présent libérés de la ségrégation – Latin, Madison Park, Jeremiah Burke, Mattapan – réalisent des démos et rêvent de peser encore plus que notre nouvel ami à la radio, un jeune homme surnommé Schoolly D. qui, en ce moment même, à un volume dangereux pour les enceintes, a l’air de peser bigrement lourd. « Avant de commencer ce nouveau disque… », est en train de dire Schoolly. Le disque en question s’intitule Signifying Rapper3, une histoire de revanche, brève et sanglante, tirée de la Face B de l’album Smoke Some Kill de Schoolly. L’intro du morceau, récitée d’une voix résonnant à vide dans sa propre réverb sur un riff volé à Led Zep, demeure à ce jour, même censurée afin de passer sur les ondes, les 38 3. « Signifying » peut faire référence à des jeux d’insultes et mots d’esprit dans la culture noire américaine (tels que « The Dozens », cité plus loin dans le texte). On retiendra ici la traduction littérale « signifiante », en espérant que l(a)(e) lect(rice) (eur) garde à l’esprit la polysémie américaine. [N.d.T.] Whas up Whas goin up Before we start this next record I gotta put my shades on So I can feel cool Remember that law ? When you had to put your shades on to feel cool ? Well it’s a law Gotta put your shades on So you can feel cool I’m gonna put my shades on So I can’t see What you aint doin And you aint doin nothin You aint doin nothin That I [incompréhensible] Well let’s get on with this [bip] anyway4 : 39 4. Il se passe quoi / ça le fait ou quoi / Avant de commencer ce nouveau disque / Faut que je mette mes lunettes noires / Pour que je me sente cool / Tu te souviens de cette loi ? / Quand fallait mettre ses lunettes noires pour se sentir cool ? / Eh ben c’est toujours la loi / Faut mettre ses lunettes noires / Pour se sentir cool / Je vais mettre mes lunettes noires / Comme ça je verrais pas / Ce que vous faites pas / Et vous faites rien / Vous faites rien / Que je [incompréhensible] / Enfin bref, revenons à cette [bip] : Rappeurs de sens 40 Peut-être la radio a-t-elle décidé de se lancer dans une rétrospective Schoolly D. couvrant les deux années de sa carrière, avec à la clef les quatorze pistes de Smoke Some Kill. Si c’est le cas, nous n’allons pas tarder à écouter un autre classique de Schoolly, Black Man, dont un sample reprend les paroles de H. Rap Brown, le « Ministre de la Justice » des Black Panthers : You can’t do your own thing if your own thing aint the right thing (« Tu ne peux pas faire ton truc à toi si ton truc à toi est pas le bon truc à faire »). La fonction recherche du cerveau se fixe sur un souvenir du plaidoyer de Robert Kennedy en faveur de la paix dans un ghetto en ruine : Rejetez les Bull Connors et les Rap Brown, les racistes de toutes les couleurs ; et nous voici sur la voie express John F. Fitzgerald, qui tient son nom du grand-père de RFK, le très honorable maire populiste John F. Fitzgerald, qui faisait lui-même figure de H. Rap Brown à l’époque où les Irlandais étaient en bas de l’échelle sociale bostonienne. Nous sommes donc en train d’écouter un admirateur des années 1980 d’un populiste militant des années 1960, qui fut conspué comme démagogue par le petit-fils d’un démagogue ayant donné son nom à la route sur laquelle nous roulons. Les zones majoritairement noires sont coupées des zones majoritairement blanches, déclara un juge fédéral en 1974, et on trouve partout des preuves que rien n’a changé depuis. Sur la gauche de la voie express Fitzgerald, en direction du sud, défilent vingt blocs de sinistres cités irlando-catholiques, la limite la plus occidentale de Belfast, avec en prime graffitis en l’honneur du Sinn Féin et fresques décrivant une glorieuse Irlande réunifiée, un quartier où tout petit malin peut se faire briser le péroné pour avoir salué la décision juridique de 1974 à cause de laquelle « Ils » ont été transportés par bus, de là d’où « Ils » venaient – Dieu sait où, le tiers-monde, à coup sûr – jusqu’au sud de Boston, blanc à 97 %. À droite de la voie express se trouve l’endroit dont parlent justement les briseurs de péronés : la limite la plus septentrionale d’Haïti, de la Jamaïque et de la Georgie, tout à la fois. Un archipel de territoires en plein Boston, du nom de North Dorchester. Réunifier les deux côtés ne tiendrait à rien. Les deux quartiers sont aussi durs et pauvres l’un que l’autre. Tous deux détestent également le monde universitaire qui se trouve de l’autre côté de la rivière, et dans lequel, à cause des écoles publiques pourries de Boston, ils n’entreront jamais. Et les gamins de ces deux quartiers peuvent exprimer cette détestation sur le son d’une radio campus, où par cet agréable matin, des gamins issus des banlieues résidentielles, nantis d’un emprunt étudiant, diffusent l’œuvre d’un jeune issu d’un 41 Rappeurs de sens ghetto de Philadelphie, sensiblement du même âge, jadis considérablement plus pauvre qu’ils ne le sont, mais à présent, grâce aux royalties de Smoke Some Kill, considérablement plus riche. Non pas que l’appréciation commune de la musique de rue noire américaine soit une nouveauté : il y a vingt ans, lorsque Morgan versus Hennigan, le Brown versus le Bureau de l’éducation de Boston, suivait son cours au tribunal, et que même les Italiens basanés n’étaient pas toujours les bienvenus dans les quartiers irlandais à l’est de la voie express, les gamins du Little Belfast de Boston chantaient à l’unisson avec James Brown à la radio 42 Say it loud I’m black and I’m proud Say it loud I’m black and I’m proud 5 ! Seulement, au beau milieu du funk contagieux, les têtes de caillou irlandaises se rendaient compte de ce qu’elles disaient : mais nan, « Je suis fier d’être noir » c’est pas Dieu possible, c’est comme d’être au sex-shop, tu sais, et puis tu te perds ou quelque chose et tu te retrouves dans la section hommes, tu vois ? pas la section réservée aux hommes, celle 5. « Dites-le haut et fort / Je suis noir et je suis fier » (bis). avec des hommes, bon Dieu, et puis tu te casses aussi vite que possible. Alors ils mâchonnaient les parties à supprimer Say it loud I’m mmm hum proud Say it loud Mum hum hum proud ! Et ces blancs marmonnant fans de funk en 1968 étaient les neveux des adorateurs de Little Richard, et les fils des soldats qui avaient ratatiné Hitler sur fond de jazz à la Duke Ellington. Mais le rap n’est ni le funk, ni le rock, ni le jazz, et le grand brassage, consistant à diffuser de la musique « ghetto » sur des radios campus à l’attention de ghettos d’une autre couleur, n’est pas qu’une simple répétition des brassages précédents. Par exemple, comment un fan de Smoke Some Kill pourrait-il marmonner ces vers Black is beautiful Brown is [sick ? slick ? stiff ?] Yellow’s OK But white aint shit 6. 6. « Noir c’est beau / Marron c’est [ouf ? classe ?] / Jaune ça va / Mais blanc ça vaut que dalle. » 43 * Rappeurs de sens RJam Productions, modestement sis dans un quartier noir et hispanique de Fields Corner, dans le North Dorchester, consiste en : 44 • Un (1) garage quatre places rempli de matériel d’enregistrement et de remastering d’une valeur supérieure à la plupart des propriétés du pâté de maisons ; • Un (1) téléphone à touches (de location) ; • Deux (2) Blazers Chevrolet, portant les plaques personnalisées RJAM1 et RJAM2, chacune équipée de téléphones satellite et d’autoradios dernier cri (de location également) ; • Un (1) magnétoscope bloqué sur la scène mythique de Kathleen Turner dans La Fièvre au corps (Body Heat, 1981) ; • Plus important, huit (8) talents prometteurs liés par contrat. Si – comme c’est arrivé à de nombreux labels du coin – RJam devait être liquidée au profit de ses créditeurs, voilà à quoi ressemblerait l’inventaire. Mais dans ce garage reconverti, on trouve d’autres trésors, hors de portée des coups de marteau du commissaire-priseur. Schoolly D., le rappeur signifiant originel, s’étale sur les « unes » de magazines rap tels que Hip-Hop et The Source ; et le principal actif de RJam, impossible à mettre en vente, est la brûlante ambition des artistes de son écurie, chacun aspirant à devenir le nouveau Schoolly D. Ou le nouvel Ice-T, ou le nouveau Kool Moe Dee, ou le nouveau L.L. Cool J, ou le nouveau Dieu sait qui, selon le héros que s’est choisi le gamin à l’origine de la démo. En l’occurrence, ce matin, le rêve est de devenir la nouvelle MC Lyte (une rappeuse hardcore connue pour des morceaux tels que Lyte Vs. Vanna Whyte et 10 % Dis), car aujourd’hui, c’est le jour de Tam-Tam, et Tam-Tam, âgée de seize ans, est une gamine élevée à la dure, issue du même moule que MC Lyte, et qui, comme elle, est jolie, sait danser et envoie les mecs se faire voir, le tout simultanément. C’est en tout cas ce que prétend le producteur, promoteur, et sévère conseiller de Tam-Tam, Gary Smith, qui inaugura RJam le jour de l’anniversaire de Martin Luther King, en 1989, avec son frère aîné Nate. Nate, le senior de la firme, a vingt-cinq ans. Gary, vingt-deux ans, gère la compagnie tandis que Nate voyage en compagnie de son vieil ami du ghetto (à présent son patron), le rappeur / chanteur inspiré par Prince, quatre fois disque de platine, Bobby Brown. RJam fut créé en partie grâce à l’apport financier de Brown, multimillionnaire de vingt-trois ans, natif de Roxbury. Brown vit à présent à Los Angeles. 45 Rappeurs de sens 46 Nate et Gary Smith tirent un profit confortable en réalisant des démos à cinq cents dollars pièce, mais ce n’est pas le genre de confort qui intéresse vraiment les deux frères. Leur but : marcher dans les pas entrepreneuriaux de Rush Productions, une boîte de production jadis aussi modeste que la leur, installée dans une cave d’Hollis, dans le Queens, et à qui l’on doit depuis le label Def Jam, Public Enemy, L.L. Cool J, les Beastie Boys, et la majeure partie de ce séisme culturel qu’on appelle le rap. Gary Smith ne compare jamais RJam à Def Jam ; mais à l’instar de Russel Simmons, patron de Rush / Def Jam, Gary produit de la pop, de la soul et du R&B, de même que du rap pur et dur, et sa préférence va en réalité au R&B. Mais combien d’étudiants du lycée Jeremiah Burke tout proche peuvent se permettre de rêver de R&B, suivre des cours de musique, dégotter cinq cents dollars pour acheter un ensemble sono de deuxième, troisième, voire quatrième main, trouver trois amis prêts à apprendre la batterie, la basse et le clavier, puis dégotter à nouveau cinq cents dollars pour enregistrer une démo chez RJam ? À l’opposé, n’importe qui possédant un larynx est en mesure de rapper, et le business florissant des démos rap permet à RJam de payer leurs impôts, leur loyer et les mensualités des deux Chevrolet. À vingt minutes de là sur la voie express Fitzgerald, de l’autre côté de la rivière Neponset, se trouvent des banlieues huppées, où l’auteur John Cheever passa son enfance, et qu’on a plus récemment acclamées sous le surnom de « Miracle du Massachusetts », où les start-up technologiques fleurissent au rythme de cinq créations d’entreprises par semaine, dont quatre feront faillite dans les douze mois. Gary Smith de RJam est le frère caché des hommes qui siègent dans les chambres de commerce de cette banlieue, il partage leur inquiétude quant aux liquidités de son entreprise, ses frais généraux et le caractère exécutoire de ses contrats ; mais le monde de Gary et le leur sont à des années-lumière. Beaucoup d’habitants des banlieues cossues craignent que la brusque hausse des prix de l’immobilier n’entraîne une augmentation des impôts locaux sur les résidences de bord de mer des cadres de l’informatique. Dans le quartier de Gary, le prix au mètre carré est en chute libre. Bien entendu, considérées sous un angle différent, les rues entourant le studio insonorisé de RJam sont parmi les plus coûteuses de Boston. Au moins deux jeunes hommes sont morts, à titre de remboursement d’arriérés, dans la semaine qui a précédé la session d’enregistrement d’aujourd’hui. Jimmy Carle, vingt-deux ans, soldat du gang de Corbet Street, au sud de RJam, a été abattu par un sniper sur l’American Legion Highway. À en croire la rumeur, ce meurtre répondait à celui commandité 47 Rappeurs de sens 48 soixante-douze heures plus tôt par le gang de Corbet, visant Roberto Godfrey, dix-huit ans, chef d’un gang rival basé, tout comme RJam, en plein North Dorchester. Les gamins décédés exerçaient un métier connu sous la périphrase de « vente de stupéfiants au détail », et le nombre croissant de victimes dans le cadre de la guerre des gangs de Boston représente la simple application d’un précepte chéri par toutes les chambres de commerce : défendre son territoire commercial contre ses concurrents. Gary Smith est lui aussi engagé dans une forme de compétition, et il sait que la survie de RJam ne tient qu’à la fidélité de ses artistes. Gary a décliné une offre d’association avec MCA précisément parce qu’à ses yeux l’accord aurait brisé toute relation de confiance avec des artistes dont la fidélité constitue l’actif non liquidable de RJam. Tam-Tam, qui enregistre aujourd’hui, est un placement relativement sûr en matière de fidélité. Elle considère Gary et Nate Smith comme faisant partie de sa famille, en partie parce que Nate Smith est le père de l’enfant de sa sœur aînée. Mais tous les artistes de RJam ne sont pas liés par le sang aux deux frères. Gary Smith sait que la clef du succès de ses artistes consiste à faire écouter leurs démos aux décideurs d’une vingtaine de labels établis, bien que modestes pour certains, susceptibles d’aimer leur son et d’accepter de le distribuer sous forme de disques. Mais en proposant ses mixtapes à la cantonade, Gary se doit de rester sur ses gardes, comme n’importe quel membre de gang, comme n’importe quel businessman. Dans le monde du rap, les plagiats sont aussi fréquents que les faux compliments, et il ne faut que trois minutes pour copier une mixtape de trois minutes. Ce matin, Gary est particulièrement remonté, à cause d’un morceau du nouvel album de la rappeuse Antoinette, Who’s the Boss ? Gary déclare que Tam-Tam a enregistré un slow intitulé I’m Cryin, il y a un an de cela. La chanson, qu’il cale et lance tout en parlant, est interprétée par Tam-Tam, qui d’une voix cynique et sexy cadrant assez peu avec ses quinze ans d’alors, réconforte une amie après une rupture ; c’est un camouflet de fille des rues adressé aux garçons dans leur ensemble, un sous-genre rap familier aux fans de Salt-N-Pepa ou Neneh Cherry. What you crying for, Pebbles, « pourquoi tu pleures, Pebbles ? », demande Tam-Tam à son amie qui sanglote ; He aint worth that, « il en vaut pas le coup ». Un chœur féminin chante alors : I’m cryyyyyyyyyyyyyin Over you7… 7. « Je pleure pour toi. » 49 Rappeurs de sens 50 Peu après l’enregistrement de I’m Cryin, Tam-Tam elle-même rompit avec sa collègue, la dernière des choristes à avoir rappé aux côtés de Tam-Tam sous le nom de « Pebbles ». « Elle ruinait mon son », expliquera Tam-Tam plus tard dans la journée. Selon Gary, deux producteurs rivaux aimèrent I’m Cryin et proposèrent de l’acheter. Tam-Tam refusa, non pas parce qu’elle se refusait à se faire racheter, mais parce qu’elle se refusait à se faire racheter pour les quelques centaines de dollars proposés par les producteurs. Après tout, I’m Cryin était un morceau personnel. Tam-Tam avait passé des semaines à fignoler ses vers. « Cette chanson, c’était la mienne », dit-elle un peu plus tard. Gary Smith déclare, avec la fierté d’un Médicis, que I’m Cryin a été coécrit par l’une des choristes, inspirée par la déception amoureuse dont Gary en personne était responsable. Cette chanson était la sienne, à lui aussi. Quelques mois plus tard, les producteurs rivaux démantelèrent leur QG bostonien pour déménager à New York, revendant une partie de leur matériel à RJam, mais emportant les centaines de démos qu’ils avaient réalisées ou copiées, y compris celle de Tam-Tam. La rumeur voulait qu’ils aient signé un obscur « contrat de production » avec une major, ou avec un petit label faisant affaire avec une major. Une autre poignée de mois passa avant que Next Plateau Records ne lance Who’s the Boss ? d’Antoinette, avec un morceau intitulé I’m Cryin, interprété par Antoinette et un chœur qui, mince alors, ressemblait à s’y méprendre à celui de Tam-Tam, et chantait I’m cryyyyyyyyyyyyyin Over you… Tam-Tam entendit ce morceau pour la première fois à la radio. « Les filles, ça les a blessées quand elles ont entendu cette chanson, se souvient Gary. Elles sont venues me voir au studio. Elles pleuraient. » Gary imite alors des femmes en pleurs. On envisage un procès, mais qui a le temps d’attendre une décision en justice ? Le DJ et les producteurs de Tam-Tam caleront aujourd’hui les pistes de la batterie d’un single de vengeance, adressé à Antoinette, plagiaire sans vergogne, et provisoirement intitulé Ho, You’re Guilty (« Salope, t’es coupable »). * Au volant de la Blazer Chevrolet de location RJAM1, Gary Smith croise Geneva Avenue, en plein North Dorchester, tout en parlant boutique avec Reese Thomas, le DJ de Tam-Tam. Reese s’est 51 Rappeurs de sens 52 jadis fait connaître dans le coin sous le pseudonyme de DJ Scratch, jusqu’à ce qu’un membre d’EPMD, groupe de rap de Long Island, ne se mette à utiliser le même nom d’artiste. À présent, Reese est DJ Reese. Lui aussi est lié à la famille de RJam, au sens large : son cousin n’est autre que le meilleur ami et le discret associé de Nate Smith, Bobby Brown. À l’instar de ces hommes qui inventèrent le rap dans le Bronx dix ans plus tôt, Reese a débuté en organisant des fêtes pour des inconnus qui acceptaient de payer cinq dollars par tête pour remuer au son de sa mixologie. Avec des amis, il rimait sur des instrus de Public Enemy, jusqu’à ce qu’il se lasse et se mette à mixer ses propres plans rythmiques sur un enregistreur cassette six pistes, en utilisant des bribes et des bouts de musique commercialisée qu’il admirait. Très vite, Reese développa un aspect secondaire de son business, consistant à concevoir des instrus pour des rappeurs amateurs semblables à ses amis et à lui, du temps où ils rappaient sur du Public Enemy. Reese franchit ainsi la frontière floue du rap séparant l’interprète et l’homme / maison de disques. Son ambition, vous dit Reese lui-même quelques minutes à peine après les présentations, est de travailler, en tant que DJ ou producteur, avec le premier artiste ou groupe rap de Boston qui signera sur une major. Quelqu’un fait remarquer que Gang Starr, originaire de Dorchester, vient de sortir un album qui marche plutôt bien, No More Mr. Nice Guy. « Ouais, dit Reese, mais ce n’est pas sorti sur une major. Moi, je parle d’une major. Ils sont sur quel label ? » « Wild Pitch », répond Gary Smith après réflexion. « Ce n’est pas une major », dit Reese. Il a accepté de produire un album rap pour la sœur de Bobby Brown dans les semaines à venir, à ce jour sa meilleure opportunité d’atteindre ses ambitions concernant les majors. Reese enfonce dans l’autoradio de RJAM1 une cassette des plans rythmiques auxquels il a travaillé pour Ho, You’re Guilty. C’est un groove dense, funky. « Sympa », lâche Gary. Et soudain il fronce les sourcils, oreille dressée. « C’est quoi, ça ? » demandet-il à Reese. « Un petit coup de main », répond Reese. Ce qui signifie que Reese, incorrigible guérillero culturel, a entendu un bout de riff à son goût sur un autre disque rap et en a fait la colonne vertébrale de la réponse de Tam-Tam au plagiat d’Antoinette. « Un sample », fait Gary en hochant la tête. C’est en grande partie de cette matière, le sample, qu’est fait le rap, et personne, sauf peut-être un imbécile 53 Rappeurs de sens 54 ou les avocats d’Antoinette, n’oserait mettre sur un pied d’égalité l’emprunt de ces dix temps par Reese et ce que RJam présente comme le vol éhonté de I’m Cryin. Il n’empêche que Gary a relevé le sample ; et si Ho, You’re Guilty trouve grâce sur les ondes radio, les artistes samplés ne manqueront pas de le relever également. Dans l’industrie du rap, on ne parle ces derniers temps que du procès intenté aux Beastie Boys par le musicien funk Jimmy Castor, pour leur réutilisation non autorisée de fragments rythmiques et vocaux de son The Return of Leroy (Part I). De La Soul, dont le premier album 3 Feet High and Rising est considéré par de nombreux rappeurs comme une avancée artistique d’une ampleur comparable à Finnegans Wake, leur valut non pas un, mais deux procès pour sample. Et d’autres suivront certainement. Gary, en homme d’affaires avisé, fait la moue au volant de sa Chevrolet. Mais pas longtemps. La première mouture de Reese est excellente. * Attendant assez peu patiemment Tam-Tam, Gary klaxonne à deux reprises. Une grande fille grave, au visage d’ange en forme de cœur traverse la rue du ghetto et prend place sur la banquette arrière de RJAM1. Manifestement, elle a deux voix : celle entendue ce matin, railleuse, cynique et sexy avec laquelle elle dit à Pebbles que les hommes ne valent rien, et le murmure dans lequel elle dit à présent salut. Alors que RJAM1 traverse North Dorchester en sens inverse, avec pour destination le studio insonorisé afin de commencer les hostilités, Gary et DJ Reese passent en revue les détails de la production. Tam-Tam fait figure d’île solitaire sur la banquette arrière, et un frisson accompagne l’idée qu’on pourrait être à Detroit, en 1963, avec Berry Gordy et une Diana Ross tout juste sortie de l’adolescence, 40 kg sur la balance, ayant remporté tout récemment le prix de la Mieux Habillée au lycée technique Cass, roulant vers un studio où ils enregistreront un petit morceau intitulé Where Did Our Love Go. Parlez de Diana Ross à Tam-Tam, et elle vous adresse un sourire béat. Elle a seize ans : elle ne se rappelle qu’avec difficulté du premier morceau rap qu’elle a entendu, quand le rap était tout neuf et qu’elle avait huit ans, Run DMC ou un truc de ce genre, répond-elle à cette question sur ses influences qui, soudain, paraît des plus idiotes. Comme la majorité du public noir amateur de rap (bien distinct du public blanc amateur de rap, en moyenne dix ans plus vieux), Tam-Tam est incapable de se souvenir de James Brown autrement que comme une source 55 Rappeurs de sens 56 du rap. Elle est trop jeune pour avoir connu la ségrégation scolaire. Elle portait encore des couches lors des tout premiers mois de la déségrégation de Boston, marqués par diverses violences, et est incapable de se souvenir de cette terrible journée de 1974, où des manifestants « pro-quartier » du South Boston irlandais tombèrent sur un passant noir devant la mairie, et le tabassèrent avec des mâts arborant le drapeau américain. Tam-Tam a une présence de star, et comme beaucoup de celles et ceux qui partagent ce trait, semble assez peu au fait de ce qui se passe autour d’elle, conséquence de l’extrême concentration de la star sur elle-même. Elle rappelle le sénateur Gary Hart. Lui aussi avait une présence de star. Face à une foule, Hart était captivant ; dans l’ascenseur menant à l’auditorium, il était presque absent. Être presque absente dans ce quartier que Tam-Tam appelle « mon quartier » n’est sans doute pas une mauvaise chose, et peut-être son désir de devenir un jour une star n’est-il qu’un moyen un peu compliqué de se protéger de l’ici et du maintenant. L’ambition est, en fin de compte, une forme d’espoir, et l’espoir est une denrée rare à North Dorchester. Les espoirs des noirs ont fleuri il y a deux élections de ça, lorsqu’on proposa que Roxbury, occupé à 8 % par des blancs, devienne une municipalité indépendante de Boston, et prenne le nom de Mandela, Massachusetts. La gauche blanche, qui se sentit trahie, se lança rapidement dans des prédictions apocalyptiques sur l’assiette fiscale de Mandela, en soulignant également que la division de la ville entre une partie noire et une partie blanche serait la concrétisation du rêve oublié des anciens comités scolaires obstructionnistes, conduits par des politicards du nom de Kerrigan, Tierney et Leary, démagogues de la Saint-Patrick s’inscrivant dans la tradition d’un John F. Fitzgerald. Aux yeux de certains activistes noirs, ces mises en garde de leurs anciens alliés de gauche semblaient sous-entendre que les noirs étaient incapables de gérer une ville seuls, autre thème de prédilection de Kerrigan, Tierney et Leary. Ces querelles ignobles s’étalèrent même à la télévision. La votation Mandela n’emporta pas les suffrages, rejoignant ainsi la longue liste des projets de réforme ayant échoué. Pendant des générations, on avait promis au Boston noir que des quartiers comme North Dorchester iraient mieux lorsque les écoles s’amélioreraient, et que les écoles ne s’amélioreraient qu’à condition d’être déségrégationnées. « L’éducation », écrivit le juge Warren dans le procès Brown versus le Bureau de l’éducation, 57 Rappeurs de sens 58 … est le fondement même de la citoyenneté. De nos jours, c’est le principal outil permettant d’éveiller l’enfant aux valeurs de la culture, de le préparer à sa formation professionnelle ultérieure, et de l’aider à s’adapter à son milieu. Ainsi, on ne peut raisonnablement attendre d’un enfant qu’il réussisse dans la vie quand on le prive de son droit à l’éducation… Séparer les enfants de couleur des autres enfants du même âge et du même niveau uniquement à cause de leurs origines ethniques engendre un sentiment d’infériorité quant à leur place dans la société, susceptible d’affecter leurs cœurs et leurs esprits de façon probablement irréversible. La ségrégation est susceptible d’affecter leurs cœurs et leurs esprits, tel était l’avertissement d’Earl Warren, à une époque où Malcolm X et Louis Farrakhan, tous deux anciens élèves d’écoles de Boston sujettes à la ségrégation, en étaient les témoins éloquents. De nos jours, quarante ans après la sortie de X, dégoûté, d’un lycée raciste, et le début de sa carrière de gangster bebop, trente-cinq ans après l’instauration de l’intégration des écoles par le procès Brown versus le Bureau de l’éducation, quinze ans après l’importation de Brown à Boston via le procès Morgan versus Hennigan, North Dorchester est en pire état, et ses écoles ne vont pas mieux. Un ancien ministre de l’éducation reconverti en chef de la politique nationale antidrogue, c’est là tout un symbole du changement des mentalités aux États-Unis : le fléau qui mine nos villes intra-muros n’est plus les écoles pauvres (et certainement pas l’apartheid américain dont les écoles sujettes à la ségrégation n’étaient qu’une facette), mais bien les drogues. Le Boston de Tam-Tam est curieusement moins optimiste que la ville pré-Hennigan, en proie à la ségrégation, peut-être parce que avant, les réformateurs pouvaient encore promettre que la ségrégation était la cause du terrible état des choses. La ségrégation était le cœur de cible de la faute : abolissez le cœur de cible, et la faute (le fossé entre groupes ethniques) retombe un peu partout, sur les flics, ou sur les tribunaux, ou sur les profs, ou sur les élèves, ou sur ce qui leur est enseigné. Il existe même une chanson rap (Why Is That ? de Boogie Down Productions) mettant nos misères sur le compte des écoles, qui ont échoué à « apprendre aux gamins noirs à être noirs ». Le gros de la faute reprochée au monde de Tam-Tam pèse à présent, officiellement, sur les drogues, et les gangs de jeunes qui se livrent à leur trafic. La police de Boston est même parvenue à circonscrire plus précisément la faute, en avançant 59 Rappeurs de sens 60 que la majeure partie du crack qu’on trouve dans les rues de cette ville est acheminée par des gangsters bénéficiant de contacts avec la Jamaïque, et qui se sont fait une place sur le très lucratif marché bostonien en commanditant l’assassinat du seul homme qui leur en empêchait l’accès. Cet homme s’appelait Tony C. Johnson, il avait vingt-deux ans, et il était supposé être à la tête des Corbets, gang qui fut en son temps le plus puissant de tout Boston. Selon les autorités, Johnson aurait organisé les plus grosses bandes de la ville en un syndicat plus ou moins informel, dont le but était d’empêcher les Jamaïcains de pénétrer dans Roxbury / Mandela. Le syndicat de Johnson ne dura qu’un an, jusqu’à cette nuit de juin 1987 où le chef charismatique fut décapité par plusieurs rafales de fusil à canon scié, alors qu’il garait la voiture de sa mère dans une rue assez proche du lieu de résidence de Tam-Tam. S’ensuivit une chasse à l’homme visant les assassins de Johnson, et l’interpellation de deux jeunes voyous, William Samuels et Paul Larry Guild, vingt ans et dix-neuf ans à l’époque des faits. À en croire la version de la police de Boston, une fois Johnson éliminé de l’équation, il fut possible de dealer librement du crack, qui est naturellement devenu le cœur de cible de la faute. Cette même théorie fait de Samuels et Guild des coupables patentés. Toujours selon la police, bien que rien ne les indiquât comme de nouveaux Lee Harvey Oswald, un émissaire des Jamaïcains (de véritables caïds, à côté desquels Johnson lui-même faisait figure de nain ; des hommes qui brassaient littéralement des millions) les chargea de ce contrat impossible à refuser. Les choix de Guild et Samuels à Boston : l’armée ; ou le salaire minimum ; ou une carrière dans le vol avec violence, le cambriolage, la détention de stupéfiants avec intention de vente ; des passages à la maison d’arrêt de Deer Island, à Boston Harbor, facultatifs à condition de balancer leurs amis les plus proches ; puis la prison de Dedham ; et enfin, après avoir été attrapés pour un crime suffisamment gros, ou condamnés à la réclusion à vie conformément aux lois du Massachusetts sur la récidive, un long séjour au « Hard Rock Café », surnom de Walpole, établissement pénitentiaire de très haute sécurité, dont ils sortiront à l’âge mûr, prisonniers professionnels. Une perspective peu réjouissante quand on a dix-neuf ans. Et puis tout à coup, cette proposition des Jamaïcains leur tombe du ciel, ce choix de carrière auquel fut confronté quelques années plus tôt Eazy-E, membre de N.W.A, groupe rap des plus controversés. Eazy-E avait fait un malheur (figuratif ) dans la vente de drogue, mais avait considéré la vie de gangster comme peu intéressante sur le 61 Rappeurs de sens 62 long terme. « J’ai décidé de chercher à faire quelque chose de légal avec l’argent que je m’étais fait », dit-il au L.A. Times. Financé par ses activités criminelles, Eazy-E fonda en 1986 Ruthless Records, l’une des compagnies pionnières de l’industrie du rap. Peut-être le rap n’apparut-il pas aux yeux des assassins Samuels et Guild comme une alternative à l’anonymat de la criminalité. Peut-être leur plan était-il d’empocher la somme due contre la tête de Johnson, et prendre une retraite dorée au Brésil. Mais peut-être, à l’instar d’Eazy-E, rêvaient-ils d’investir leur magot dans plusieurs cessions chez RJam, et sortir un album rap qui se vendrait à 700 000 exemplaires, comme l’album solo de Eazy-E, Eazy-Duz-It. Dans tous les cas, le meurtre de Tony Johnson était leur seule façon de s’en sortir. Dans tous les cas, ce contrat ferait d’eux des stars. Et bonne chance à tous ceux qui tenteraient de comprendre les histoires de gang, le rap, ou quoi que ce soit existant en Reaganania, y compris peut-être ce livre, sans admettre en tout premier lieu que la clef de voûte est le désir effréné d’être une star. Pourquoi Tawana Brawley a-t-elle passé un an à répéter qu’elle avait été violée par une bande de blancs ? En tout premier lieu, parce qu’elle avait proféré une première fois ce mensonge. Et une fois qu’on a proféré un mensonge, il est plus facile de l’entretenir que d’y mettre un terme. Et pourquoi ce mensonge, en tout premier lieu ? Sans doute parce qu’elle voulait attirer l’attention. Tout comme la jeune Diana Ross, elle voulait devenir une star. De ce point de vue, le phénomène Tawana Brawley est un singulier mélange de Linda Brown (la très jeune plaignante de Topeka qui avait accusé une bande de blancs du nom de « Bureau de l’éducation » de la prendre en otage dans un système scolaire ségrégationniste), et les plaignantes des procès pour sorcellerie de Salem (qui avaient sensiblement le même âge que Tawana Brawley lorsqu’elles prétendirent avoir été emmenées dans les bois et piquées à plusieurs reprises avec des épingles). Comme les plaignantes de Salem, Tawana Brawley entra dans les affres de la puberté à une époque où régnait la paranoïa. Et voici que les porte-parole de Mlle Brawley informent le New York Daily News qu’elle aimerait devenir un jour actrice. Si les Sept de Salem avaient vécu à une époque où régnait le jeunisme, elles auraient pu continuer dans le showbiz, en formant les Salemettes, des Supremes à peau blanche, aux pas de danse nécessairement plus compliqués, qui auraient chanté Here I am, signed, sealed, delivered, I’m yours8. La peur du diable ne touche pas que les adolescents, et il en est de même pour le désir de devenir 8. Chanson de Stevie Wonder pour la Motown (« Me voici, signé, cacheté, livré, je suis à toi »). [N.d.T.] 63 star. La différence entre le besoin adolescent de se faire remarquer et le besoin de la star de devenir encore plus connue n’est qu’une question d’échelle : lorsqu’il supplie « Regarde ce que j’ai accompli » (Look what I’ve done), L.L. Cool J raconte en rappant qu’il a commencé dans sa cave et qu’il est à présent double disque de platine, vantardise qui elle-même se change en double disque de platine. Rappeurs de sens * 64 Dans la régie du studio de RJam, DJ Reese et le producteur Ralph Stacey sont en train de programmer la piste rythmique de ce qui deviendra Ho, You’re Guilty. Les sons de batterie sont tirés d’une boîte à rythmes Roland TR-909, un synthétiseur qui reproduit des rythmes programmés selon les choix de son utilisateur. Les touches du TR-909, sur une console conçue pour ressembler vaguement à un piano, portent le nom du son qu’elles permettent de créer – grosse caisse, caisse claire, tom médium, tom alto – et les sons portent le nom des éléments de la véritable batterie qui, avant le TR-909, était requise pour les produire. Le TR-909 comporte même une touche baptisée « hand clap », qui pour la première fois, permet de taper des mains à l’aide d’un seul doigt, démodant ainsi définitivement le koan zen sur le son d’une seule main qui applaudit. Ho, You’re Guilty, une fois finalisé, regorgera de percussions, de mélodies et de breaks instrumentaux. Pas un musicien humain n’aura pris part à l’enregistrement. Chaque ligne de percussion est programmée sur une piste de table de mixage : une piste caisse claire, une piste grosse caisse, une piste claquement de main, etc. Dernièrement, Reese a en outre étudié les classiques, c’est-à-dire : Dead on the Heavy Funk, album de James Brown du milieu des années 1970, sur lequel on trouve le groove éternel de Funky President, où James annonce sa candidature. Un peu de guitare du Back from the Dead de Bobby Byrd, et un moment épiphanique où James expire en rythme, ont été isolés sur une cassette, réenregistrés sur une bande vierge, puis réenregistrés à nouveau sur une disquette informatique d’où le son est tiré puis altéré par Ralph Stacey à l’aide d’un synthétiseur Roland D-50. Guitare et expirations, ainsi modifiées, trouvent ensuite leur place sur l’une des vingt-quatre pistes de l’impressionnante table de mixage. Reese, le DJ, tissera une piste rythmique sans couture apparente à partir de ces vingt-quatre fils. Tandis que Reese et Ralph Stacey mixent les vingt-quatre pistes sur une bande master, Tam-Tam sirote une citronnade dans un coin de la régie. Vous lui demandez si elle souhaite un jour 65 Rappeurs de sens 66 maîtriser l’obscure technologie numérique que les deux hommes manipulent en son nom. Elle semble ne pas avoir bien saisi la question. « L’autre métier [que celui de rappeuse] que j’aimerais faire, c’est mannequin », dit-elle. « Je fais 1,70 m. C’est la taille parfaite pour un mannequin. » Le mixage prend le reste de la journée. Sur le tard, le producteur Ralph Stacey vous coince dans un coin, l’œil étincelant, avec cette question dérangeante : « Et qu’est-ce qui fait que vous, vous voulez écrire sur le rap ? » Par chance, Reese finit à cet instant de mixer. Demain, RJam enregistrera la piste voix de Tam-Tam et la placera sur la piste instrumentale de Reese. Puis on « gonflera » le son avec une batterie de cuivres, des gimmicks de guitare, des cloches, des applaudissements en boîte, et tout autre élément qu’on aura décidé de tirer d’autres cassettes et de remanier sur le Roland. La démo finale de Ho, You’re Guilty sera alors soumise à l’attention des vingt labels, gros, petits et minuscules, susceptibles d’en faire un 45 tours. Tout le monde est disposé à cesser les hostilités pour aujourd’hui. Gary Smith a déjà rejoint d’autres aspirants au statut de star dans la réception de RJam. Reese diffuse le mix sur les gros hautparleurs de la régie, et Tam-Tam se lève immédiatement, alerte comme jamais, sans la moindre pensée pour le mannequinat. Reese lui adresse de grands mouvements de maestro. Elle rappe à l’attention d’une Antoinette absente, de cette voix dure et sexy que vous n’avez plus entendue depuis ce matin, sans avoir répété une fois dans la journée, mais sur les temps : I’m a female You’re just a fairytale 9 9. « Je suis une femme / Toi t’es infâme. » D. (1B) La question de Stacey le producteur « Et qu’est-ce qui fait que vous… ? » persiste, tonne. Qui donc sur cette terre a le droit de s’exprimer sur des sources de lumière trop lointaines pour être atteignables ? Eh bien n’importe qui. Ces perles de lumière dans le ciel nocturne sont là, à distance, invitant tout un chacun à les scruter ou à les invoquer. Les cieux, ce superbe chiaroscuro, sont aveugles. La culture, l’appartenance ethnique dans les États-Unis d’aujourd’hui : pas vraiment. Sachez bien que nous sommes très sensibles sur cette question : qu’est-ce qui peut pousser deux yuppies blancs à écrire un mix sur le rap ? N’allez bien sûr pas croire que nous soyons des yuppies, en vérité. 69 Rappeurs de sens 70 Nous ne sommes définitivement pas des yuppies. « Yuppie » est un prédicat exclusivement – de masse, conçu par des démographes à l’usage de marketeurs, comme dans Bright Lights, « Built for the Human Race10 », « Material Girl », trente-ans-et-des-poussières, « The Night Belongs to Michelob11 », « You Can Have It All12 ». Personne n’est un yuppie parce que tout le monde est un yuppie, un consommateur consommé, aux États-Unis, aujourd’hui. Jusqu’au – vous ne lâcherez pas ce mix sans en être convaincus – plus improbable des marchés, celui d’artistes noirs qui enregistrent à l’avant-garde de l’explosion pop qu’on nomme le rap : avec leurs assonances dactyliques tout ce qu’il y a de plus yuppies, criant de toute la force de leurs rimes trochaïques dans un vide impénétrable qu’ils sont là, ici, ici-et-maintenant : comme Nous dans leur différence consciente d’elle-même, leur congrégation au pied de l’autel du Moi électronique ; avec Nous au cœur de leur haine de l’Autre ; au plus profond niveau, ne faisant qu’un avec les États-Unis yuppies. Le « nous » petit-n désigne ici deux Bostoniens blancs : l’un natif, l’autre transplanté à plusieurs 10. « Construit pour la race humaine » (slogan de Nissan). [N.d.T.] 11. « La nuit appartient à Michelob » (slogan de la bière Michelob). [N.d.T.] 12. « Vous pouvez tout avoir » (slogan de la bière Michelob Light). [N.d.T.] reprises ; résidant tous deux à « Somer-bridge », un obscur quartier portugais, dont nous encourageons la gentryfication ; issu chacun d’un couple à deux revenus, passablement nerveux ; produits du genre d’écoles dans lesquelles les ouvrages parascolaires les plus pointus prétendent vous faire entrer. M. est un avocat appréciant le jazz, le blues, le funk ; D. un étudiant aspirant dilettante qui regarde la télé au lieu de dormir, en vient de plus en plus à préférer les publicités aux émissions, et écoute d’une oreille à moitié attentive à peu près n’importe quel type de soupe diffusée à cette heure par la station bostonienne sur laquelle il reste par paresse. Nos goûts et intérêts culturels, c’est le jour et la nuit. Ils n’ont convergé que récemment, lorsque la chaîne de D. est arrivée par UPS et que nous avons découvert que nous partagions le même enthousiasme, un peu inconfortable, quelque peu furtif, et très distinctement blanc, pour une certaine musique du nom de rap / hip-hop13. Nous ne pûmes que déduire que nos passions et 13. « Hip-hop » est un synonyme, ancien, inventé par le pionnier du rap Kool Herc pour décrire le scat jamaïcain adapté à un mode de danse particulier, et qu’il introduisait entre deux disques lors d’énormes fêtes de quartier du South Bronx, que lui et d’autre célébrités de la toute nouvelle Scène, tels que Jazzy Five et l’ancien chef des Black Spades, Afrika Bambaataa, transformaient à l’occasion en démonstrations frénétiques de Breakdance, à la fin des années 1970 (musique et danse étaient une réaction consciente à l’irréalité pailletée du Disco). 71 Rappeurs de sens 72 gênes étaient fonctions de contextes et cathexis vagues & distincts par lesquels nous entendions réduire la même distance ethnique qui nous séparait de la même chose. Par exemple, nous étions d’accord pour dire que le rap sérieux, le vrai rap n’est ni J.J. Fad ni Tone Lo- c ni les Beasties, ni Egyptian Lover ni les Fat Boys, ni les diverses expérimentations ou bouffonneries ou bouillies crossover et commerciales actuelles. Le rap « sérieux » – une fusion unique, américaine et urbaine, entre le funk, le reggae technifié, le rock « hardcore » joué par des jeunes pour des jeunes, et la poésie noire américaine du début des années 1970, celle de Nikki Giovanni, des Last Poets, etc. – a depuis sa livraison à la fin des années 1970, entre les mains scratcheuses d’Afrika Bambaataa et sa Zulu Nation, de Sugarhill Gang, de Kool Herc et son soundsystem Herculords, et de Grandmaster Flash, toujours gardé ses véritables racines dans le Quartier, l’Underground des gangs noirs, comme un arbre poussant sur le fumier. De la musique noire, par des noirs, pour des noirs. Nous étions d’accord sur les où et les quand de la conception du rap – fêtes privées dans le South Bronx, milieu-fin des années 1970 ; puis, autour de la fin de la décennie, des fêtes de quartier, avec détournement du courant électrique des lampadaires de la municipalité, et de la danse des rues, littéralement ; dès 1982, des boîtes spécialisées dans le rap, puis des clubs « à temps partiel » – le Roxy tous les dimanches, le Disco Fever du Bronx MarMerJeuVen – et tout le monde faisant du Break sur une nouvelle antimusique musicale taillée sur mesure avec disques, platines et le bagout sans fin du DJ ; un très forte influence reggae au début ; le rap pur, ramification plus rythmique, son coup de caisse clair plus sec, plus vif, conçu pour le Breakdance (Kool Herc : « On a juste inventé nos propres boîtes à rythmes en scratchant ») et le fêtard au flow de soie qui refusait tout simplement de la fermer quand passait la musique des autres. Nous acquiescions également à la même chronologie, en gros : des amateurs de fêtes privées cédant la place à des DJ professionnels, des pionniers ; eux-mêmes passant ensuite dans l’ombre de nouveaux entrepreneurs artistiques, anciens breakeurs, chanteurs ratés, majorettes de gangs ; puis l’avènement des « indés », les minuscules labels indépendants qui maintiennent la plupart des nouvelles musiques sous assistance respiratoire – Sugar Hill, Jive, Tommy Boy, Wild Pitch, Profile Records, Enjoy – puis, après Personality Jock de King Tim III et Rapper’s Delight de Sugarhill Gang, une entrée dans les radios black urbaines ; puis les radios underground ; puis les labels de major, la technologie numérique, les très grosses sommes, le talent du début des années 1980 devenu crème de la crème de la première Scène – Spoonie Gee et 73 Rappeurs de sens 74 The Sequence, Eric Fresh, Unknown DJ, Egyptian Lover et Run-DMC. Et puis, au printemps 1984, digne de celle de Midas, la main de Rick Rubin et du label Def Jam de Russell Simmons (à présent sous contrat avec CBS), dont est issue une écurie de véritables stars du milieu des années 1980, plongée dans l’Underground – Public Enemy, L.L. Cool J, Slick Rick – et les alternatifs de Los Angeles : Ice-T, L.A. Dream Team, et d’autres. Et à présent, dans les premières lueurs des années 1990, une explosion absolue de pop-rap, gros sous, MTV, modes, posters, produits dérivés, avec seulement une poignée d’artistes sortant du lot – les N.W.A. de Los Angeles, Schoolly D de Philadelphie, 2 Live Crew de Miami, le mélange de rap / funk / jazz de De La Soul – toujours trop ésotérique ou trop menaçant ou trop éhontément obscène pour réussir le grand écart et décrocher le pactole des gros labels. À l’approche de 1990, le rap s’avère enfin aussi « Important » (comprendre également Lucratif ) pour une industrie de la musique-choc et rebelle, anémiée, que le punk l’avait été une décennie plus tôt. Tout cela ne constituait que les données de base. Nous étions d’accord sur tous ces points, et d’accord aussi pour considérer comme particulièrement curieux le fait que nous ayons tous deux dressé cette liste de faits étranges et distants d’un coup, presque sans réfléchir. Notre point de départ, pour cet essai, a toujours moins été ce que nous savions que ce que nous éprouvions, en écoutant : moins ce que nous aimions que le pourquoi de nos préférences. Pour cette tentative de prise de vue de l’extérieur, nous nous sommes affalés et avons écouté des milliers d’heures de rap, en tâchant d’invoquer une sorte de passion objective, critique, purement « esthétique » que cette musique en soi rend impossible. Pour ceux qui y sont extérieurs, il est facile de s’approcher du rap, difficile de le disséquer. Plus nous en écoutions et réfléchissions et buvions des bières et discutions, plus s’affermissait notre conviction que l’attrait que pouvaient tirer de cette chose deux intellos blancs issus des classes favorisées était tout à fait incongru. Parce que le rap sérieux, dès le début, s’est présenté comme un Show Privé. D’habitude, les questions critiques relatives à la culture, au contexte, aux origines et au public se réduisent très vite à des questions irritées sur les prépositions. Pas ici. Il est flagrant que le rap sérieux est, et ce très sciemment, une musique créée par des noirs urbains sur eux-mêmes, à eux-mêmes. Et bizarrement, toutes ces prépositions et objets indirects sont les mêmes pour les nombreux rappeurs « underground » qui chaque mois, de nos jours, sont capturés et signés par les grosses boîtes dirigées par des blancs. Une aura de 75 Rappeurs de sens 76 cohésion-dans-la-compétition, d’univers exclusif et commun entoure la relation propre au rap contemporain entre les artistes noirs et le public noir, telle qu’on n’en avait pas vue dans une musique spécialement conçue par et pour des gens de couleur depuis quelque chose comme quatre-vingts ans14. Du point de vue du mainstream blanc, cette solide cohésion ne peut qu’apparaître, au travers de la fenêtre culturelle, que comme un enfermement, un « esprit de clan » et une consanguinité, une sorte de snobisme renversé sur les notions de ce qui est def (« cool »), fresh (« frais ») et « authentique » qui rappelle singulièrement les codes des Sociétés secrètes de certaines grandes universités et des country-clubs exclusivement réservés aux blancs d’origine anglo-saxonne et protestante. Le rap sérieux est un mouvement musical qui semble s’attaquer aux blancs en tant que groupe ou Pouvoir Établi, en ignorant tout bonnement leur singularité individuelle : le Grand Mâle Blanc est le Grand Inquisiteur du rap, son interrogateur imbécile, son Autre Étranger, tout comme l’étaient les Rouges aux yeux de McCarthy. La paranoïa intrinsèque de cette musique, de concert avec son 14. Dans le numéro 12 # 11 spécialement dédié au rap du magazine Dance Music, le genre est défini comme « La forme d’expression noire la plus pure, la plus innovante depuis les débuts du jazz. » contexte ethnique hermétique, permet sans doute d’expliquer pourquoi elle apparaît si vibrante et passionnée, si étrangère et si terrifiante, de notre point de vue éminemment extérieur. Autres incongruités. Le rap est une « musique » essentiellement dénuée de mélodie, mais bâtie autour d’un rythme synthétisé numériquement, accentué sur les deuxième et quatrième temps, souvent aussi complexes que cinq doigts distraits sur un meuble de salle d’attente, gonflé par des « grooves » (gimmicks ou suites d’accord répétitifs) « samplés » (piratés), conçus et enregistrés par des stars du rock pré-rap, le tout englobé dans un « style » distinctif, sec, bruyant, cahotant, dont les thèmes obsessifs, pour ne pas dire limités, se succèdent à la vitesse des fluctuations de courant du circuit performatif constitué par le MC / rappeur et son Sancho Pança scratcheur et mixeur, le DJ. Le rappeur (le type à la coupe à la Cameo ou à la casquette Kangol, à l’onéreux sweat-shirt, aux Adidas non lacées, à la très lourde chaîne en or et au médaillon démesuré) déclame des paroles posées ou beuglées, suivant une versification aux accentuations régulières, la syntaxe et la métrique de ces vers souvent torturées pour augmenter les effets de rythme ou de rimes (pas toujours des plus fines). Ces paroles, quasi systématiquement autoréférentielles, ont tendance à n’être que des 77 Rappeurs de sens 78 variations sur une demi-douzaine de thèmes de base, thèmes qui à la première écoute peuvent paraître moins étrangers à soi ou choquants, que tout bonnement ennuyeux. Par ex. : à quel point le rappeur et ses paroles sont terribles / cool / frais / def : à quel point les qualités de ses rivaux dans le rap sont inversement proportionnelles aux siennes ; à quel point les femmes sont pénibles, ineptes et intéressées ; à quel point il est fantastique d’être payé rubis sur l’ongle en rappant, plutôt que d’avoir à voler ou dealer ; à quel point les gangs s’apparentent en réalité à de grandes familles, et à quel point la coke peut compliquer la vie. Et plus particulièrement encore, le fait que le sexe, la violence et les jouets destinés aux yuppies représentent parfaitement pour les noirs vivant en milieu urbain les voies d’accession les plus sûres à la gloire, dans cette Amérique de la fin des années 1980. (De nombreux noirs d’âge mûr rejettent ce dernier thème qu’ils considèrent non tant comme ennuyeux que comme un répugnant retour à une vision pré-King / Malcolm, un peu comme si votre gamin se pointait chez un prêteur sur gages avec votre médaille du combattant pour s’acheter des capotes et du gin.) Tout à côté, le DJ AliceToklasesque du MC reste immobile, penché sur ses platines et la noire germanité d’un attirail de mixage audio numérique. Il a sous sa responsabilité la musique qui soutient et habille le rap – le rythme, les grooves, et « l’environnement sonore », c-à-d. une espèce d’aura électrique, un chaos en arrière-plan de l’ordre rimé du rappeur, un mélange synthétique de bruits, bribes, grincements, cris et sirènes tirés des pop-média, le tout mixé et étalé de sorte que l’auditeur ne puisse plus vraiment entendre, mais plutôt sentir l’agglomération de « samples » qui en résulte. L’éventail des samples les plus facilement reconnaissables est vaste, du scratch staccato aux riffs de James Brown ou Funkadelic, en passant par le discours le plus connu de Martin Luther King, et le tout-venant pop, comme le thème de Shaft, des dialogues de Brady Bunch15 ou des publicités pour détergents des années 1950. Fréquemment, le DJ se fait également comparse actif du rappeur, en soumettant des refrains rap, ou en répondant aux vers du rappeur dans l’acception propre au rap de la vénérable convention de « l’appel et de la réponse », parlant souvent en une prose arythmique qui contraste avec les mètres complexes du rappeur. Le Mozart de cette dernière technique est le MC de l’ombre de Public Enemy, Flavor Flav, qui la tête penchée comme Stevie Wonder, arborant autour du cou une horloge de 15. Série télévisée très populaire aux États-Unis. [N.d.T.] 79 la taille d’une assiette, adresse au MC de Public Enemy, Chuck D, des exhortations telles que Let them know who’s who and where in the world we’ll be You gots to tell them that this is the ’80s And we can get all the ladies And in the backyard we got a fine Mercedes And that’s just the way the story goes16… Rappeurs de sens Parfois, pourtant, le rappeur est tout simplement trop cool pour avoir besoin de la réponse d’un homie à son appel, comme par exemple dans ces vers : 80 Look at what I’ve done Used to rap in my basement, now I’m Number 1 And just gettin busier I’m double platinum, I’m watching you get dizzier17… À moins que le rappeur ne soit introspectif au point de se répondre à lui-même, à l’image du rap pré-pont de Russel « Rush » Simmons, magnat / manager / rappeur de Def Jam, dans Cold Chillin’ in the Spot, sur la face B d’un des premiers singles de son label This is the B side of a record called Def Jam Now bridge, let’s go to the bridge18… … Ou encore franchement trop terrifiant pour que qui que ce soit ait envie de l’approcher, comme dans ces vers de N.W.A. You know I spell « Girl » with a « B » And a brother like me’s only out for one thing I think with my dingaling… You want lobster ? Hah. I’m thinkin’ Burger King And after the date you know I’ll want to do the wildest thing … I got what I wanted – now beat it19. extraits d’un « Soft rap » typique de L.L. Cool J, fan Numéro 1 de son propre succès, et dans un sens plus large, de son propre panache. interprétés par MC Ice Cube, qui un peu plus tôt sur l’album de N.W.A. Straight Outta Compton 16. « Dis-leur qui est qui et où on est, nous / Faut que tu leur dises que c’est les années 1980 / Et qu’on peut séduire n’importe quelle nana / Et que derrière chez nous on a une jolie Mercedes / Et c’est comme ça, point barre… » 17. « Regarde ce que j’ai fait / Avant je rappais dans ma cave, maintenant je suis Numéro 1 / Et c’est qu’un début / Je suis double disque de platine, je te regarde perdre tous tes moyens. » 18. « C’est la face B d’un record du nom de Def Jam / Et maintenant le pont, passons au pont… » 19. « Tu sais que j’écris « Nana » avec un « P » / Et qu’un mec comme moi, y a qu’un truc qui l’intéresse / Je pense avec mon machin-truc… / Tu veux du homard ? / Ah. Moi je pensais plutôt Burger King / Et en fin de soirée tu sais que je veux faire les trucs les plus timbrés / … j’ai eu ce que je voulais – maintenant casse-toi. » 81 Rappeurs de sens 82 joue le rôle de procureur dans le procès d’un policier de Los Angeles, encourant la peine de mort pour s’être rendu coupable du « crime d’être un putain d’enculé de blanblanc à la con » (the crime of being a white-bread chickenshit mothafucka). Les vers suscités peuvent paraître durs, hostiles. Somme toute, ils sont relativement bénins comparés aux critiques que soulève le rap sérieux dans le milieu rock au sens large, et sur lesquelles nous ne cessions de tomber alors que nous tentions de nous armer d’une littérature secondaire visant à mieux comprendre la clef de voûte, l’attrait incongru, l’engagement verbal. Accordez-nous au moins une autorité d’ordre secondaire en la matière. À l’heure qu’il est, nous avons lu l’ensemble exhaustif des articles et essais ayant trait au hip-hop sérieux underground… exception faite d’une ou deux publications underground (à savoir, Rapmasters, FreshEst) circulant dans des coins du demi-monde du Bronx où en apprendre sur le rap est aussi difficile pour des blancs extérieurs à cet univers que de se procurer de l’héro pure ou des AK-47. Du genre d’industrieuses recherches bibliomaniaques auxquelles on pourrait s’attendre venant d’un avocat et d’un futur doctorant aussi consciencieux l’un que l’autre, il ressort ce qui suit. Fors l’Angleterre, où le public biberonné au punk a développé un goût pour les spectacles auxquels on assiste à sa fenêtre, pour la Colère et la Contestation par procuration concernant des éléments circonstanciels les concernant à exactement 0 %, la plupart de ce que Rolling Stone appelle les « consommateurs dévoués de rock » (en l’occurrence, nous autres post-baby-boomeurs), plus la quasi-totalité des critiques rock établis, tendent à considérer le rap sérieux, sans cesse renouvelé et imperméable au crossover, comme essentiellement ennuyeux et simpliste, ou comme intimidant, belliqueux et dangereux, et dans tous les cas, en gros, comme futile et vide à cause de son autoréférentialité obsessionnelle… en bref, comme fermé à eux, à Nous, en tant que musique. Il est impossible de rapprocher cette forme de rap de ce qu’on nous a appris et entraîné à reconnaître comme de la musique pop… Génial pour danser, soit, mais que pourrait attendre d’autre le public blanc mainstream d’aujourd’hui ? Fécond ou stérile, le rap est la seule avant-garde de la musique pop contemporaine, c’est la nouveauté, le non-familier, ce à quoi résiste le cerveau tandis que le corps remue. Et cette avant-garde à laquelle on résiste, cette frange étrangère, exaltante, a toujours été noire, et a toujours auguré le futur proche de la pop, en ceci que tout ce que nous reconnaissons à présent, tout ce sur quoi nous salivons automatiquement dans le monde du rock et de la danse de 83 Rappeurs de sens 84 masse destinés aux jeunes et aux yuppies blancs, a été inventé par, puis acheté ou arraché à, une scène musicale noire, insulaire ou régionale, hautement dépendante de facteurs temporels et spatiaux, du négro spirituals aux quintes mineures jouées sur un câble servant à faire des balles de coton20, jusqu’au Dixie, au jazz, au blues, à la soul, James Brown, Motown, Jimi Hendrix et les innovations funk de Parliament, Clinton & Hayes & leurs adeptes des années 1970, jusqu’au (hmm) disco, puis la dance-funk de la fin des années 1970, le break, et maintenant le hip-hop / rap. Dans le clip de Fight the Power de Public Enemy, réalisé par Spike Lee, le groupe se retrouve à la tête d’une reconstitution de la Marche sur Washington de Martin Luther King en 1963, avec cette fois, dans la ligne de mire, le maire de New York, Ed Koch, et les inégalités économiques. Suite au viol de Central Park, en avril 1989, et la vague de voies de faits en groupe (vols à l’arrachée et saccages d’épicerie) perpétrés par des Brooklyniens noirs prépubères déguisés en L.L. Cool J, les médias se mirent sérieusement à lier le rap à des comportements « antisociaux », dans des articles rappelant 20. Selon les chroniques des débuts du blues, les légendaires frères Chess (fondateurs de Chess Records) profitaient de leur pause-déjeuner pour arpenter les champs de coton du Mississippi afin de recruter des artistes prometteurs. singulièrement la réaction de la critique et du pouvoir établis aux débuts d’Elvis, Bill Haley, Gene Vincent et consorts, à une époque où les enjeux et les tensions étaient autrement moins importants. L’éminence noire 21 Afrika Bambaataa écrit dans Dance Music : « La réflexion sur les conditions sociales, l’expression de la colère et de la frustration, la musique conçue à partir d’éléments banals à portée de main, tout cela a toujours fait partie de la musique noire, sous une forme ou une autre. Même le gospel et le blues, à leurs débuts, comportaient des éléments narratifs, et des mots simplement prononcés sur un rythme dépouillé. » Etc. On pourrait longuement discuter du fait que, sur la scène rap sérieuse, l’histoire de la musique noire américaine a bouclé la boucle d’une façon bien curieuse. Car à l’instar des précédents avatars de cette musique (le négro spirituals et le blues joué sur un câble), le tout dernier se présente comme fièrement fruste, produit du pur génie et de ce qui se trouve à portée de main, produit artisanal conçu par et pour certaines poches de pauvreté très précises (jadis rurales, à présent terriblement urbaines) ; et tant à cause des circonstances économiques de sa naissance que de son objectif politique sciemment promulgué, comme non destiné à Nous, non adressé 21. En français dans le texte. [N.d.T.] 85 Rappeurs de sens 86 au genre de public (homogène, en grande partie bourgeois et blanc, sensible au plus haut point aux sifflements de berger du Marché) qu’on associe habituellement aux disques de métaux précieux et à la combustion de la dernière passade en un Mouvement ou « Vague ». La non-familiarité du rap, délibérée et réfléchie dans le cadre historique, l’image qu’elle reflète d’inaccessibilité aux marchés établis ou à un goût véritablement de masse, sont souvent réduits par les critiques à une « hostilité musicale menaçante22 » qui, à l’instar du punk, perd rapidement de sa fraîcheur aux yeux de ceux qui y sont extérieurs, et qui pour Nous, se résume parfois à regarder quelque poison hermétiquement enfermé dans un bocal. Seulement qui a scellé le bocal, cette fois-ci ? Le critique musical mainstream ? Mais il n’est que la maîtresse acariâtre du Marché. Le Marché lui-même – Nous ? Mais tout ce que les blancs amateurs de rock ont jamais acheté pour leur plaisir a été engendré par des noirs. Si notre actuel Top 40 peut sembler sinistre et infect, imaginez ce même paysage pop sans ses sources les plus douces, sans la trinité blues King-Waters-King, sans l’âme jamesbrownienne, sans accent sur le 22. Sic pour la redondance, New York Times du 21 mai 1989, Arts et Culture, p. 23. deuxième temps, sans mesure alla breve, sans notes bleues, sans courbes funky de cuivres et de sexe, sans solo de guitare, sans appel-et-réponse, sans Cold Medina ou Lucky Powder, sans les souples syncopes de ces quintettes gominés en costumes de lin, sans cette main gantée de blanc brandissant un Pepsi dans l’ombre de flammes accidentelles… La musique noire est le souffle et le pain de la pop américaine ; et tant à titre de public-né que de commerciaux-nés, Nous le savons parfaitement. Alors peut-être est-ce eux. Eux. Peut-être approchons-nous d’un embranchement forcé de la route musicale où l’industrie du divertissement dirigée par les blancs sera contrainte de remballer tout ce qu’elle aura pris pour aller chercher sa fortune future sur le dos de nouvelles minorités ethniques. Peut-être que dans le rap sérieux, l’isolation extrême et toute nouvelle du son noir est non seulement intentionnelle, mais planifiée, incluse dans une vaste stratégie néo-nationaliste, mon Dieu quasi national-socialiste, le cercle hermétique de la nouvelle Scène tenant plus de quelque chose d’énorme replié sur lui-même que de quelque chose de petit et étalé. Vous commencez sans doute à vous faire une vague idée de la teneur des possibilités tout à fait terrifiantes dont regorge le rap que nous aimons. Et une idée encore plus vague des difficultés 87 Rappeurs de sens 88 qu’implique la rédaction d’une telle chronique de l’extérieur. Ce qui n’a pas cessé de nous paraître étrange, c’est l’attrait de la vague menace intrinsèque au rap. Les rares blancs à la fenêtre ont beau aimer le rap avec un certain malaise et une certaine ambivalence, cet amour n’en demeure pas moins de l’amour. Est-ce là de la perversion ? Une forme de masochisme yuppie des plus onéreuses ? Un marché tacite où le prix du plaisir est la souffrance ?… Comme le fait de courir après une fille non pas malgré mais à cause du fait qu’elle ne veut pas de vous – et tout spécialement pas ça ? L’origine de la peur, en définitive, importe peu. Car considérez le monde, cette foule dont nous faisons partie. Considérez ce que vous considérez de plus près encore. Les données de cette fin de millénaire indiquent clairement que, tandis que l’amour, la dévotion, la passion ne semblent que diviser, c’est la peur et l’altérité qui à présent lient les foules, remplissent les salles, Nous unissent, d’une façon ou d’une autre, en tant que public, sous le grand barnum. En somme, lorsque le nouveau point focal musical du rap (ses paroles récitées) s’avère s’adresser sincèrement à la fois au B-boy désillusionné (qui abhorre ce Tone Lo-c que les blancs ont tendance à trouver si mignon si gentil) et à l’auditeur blanc (dont je me considère un parfait exemple et représentant, je l’avoue ici, en dépit de tout mépris caucasien et extra-scénique envers les chansons de roquet que L.L. Cool J et Slick Rick composent sur eux-mêmes, et qui si souvent atteignent les sommets des meilleures ventes de musique noire), à la fois au homie et au petit blanc, c’est généralement parce que se cache dans ces paroles ce « quelque chose de vague » qui suscite la peur. Pour le B-boy qui existe sur la Scène, la peur porte sur la description sale et tangible, et en même temps terriblement mythique, des enfers propres aux cités et aux ghettos, les planques d’accros au crack23 et les fusillades, l’insécurité et la douleur de l’ici et du maintenant artistiquement enflées au point qu’elles semblent s’étendre partout et pour toujours. Mais pour le blanc, qui le considère derrière un obstacle culturel translucide, le rap dur se met progressivement à ressembler à quelque chose qui a plus à voir avec un séisme, une épiclèse, une prophétie : rien à voir avec le bon vieil art populaire marketté, dont la fonction est simplement de nous rappeler ce que nous savons déjà ; des distances de toutes sortes s’immiscent dans le rap et le compliquent, en particulier sur le sujet de la peur. À en juger par les ventes d’albums et de places de concert, les disques rap qui conviennent le mieux aux jeunes blancs sont les plus violents politiquement, ou les plus durs, dont l’écoute revient en gros à se faire 23. (Qu’un groupe de rap de Minneapolis avec lequel se sont entretenus vos serviteurs ne cessaient d’appeler « les églises des très courtes prières ».) 89 Rappeurs de sens flageller pour de faux par un mime, une mise à l’amende pour la simple beauté de l’art, pleine de mépris, de parodie et d’une vague menace… tout cela de l’autre côté d’un abîme qui nous rassure, en dépit de notre sentiment de culpabilité de gauchistes : un espace entre notre petit monde pavillonnaire et ce qui confère de l’authenticité24 aux plagiats des classiques mainstream des années 1970 de Schoolly D ; ou aux « positions » farrahanesques déclamées à pleine voix par Chuck D sur le fond sonore de Public Enemy, ces cornemuses électrisées par la névrose, ces samples de Terminator X et du « Professor Griff », Black Muslim d’une extrême habileté médiatique, superposés si densément qu’on obtient un bruit blanc confus, synonyme de rupture d’émission... ; ou, mettons, aux vers de N.W.A. 90 Ice Cube will swarm On any mothafucka in a blue uniform A young nigger on the warpath And when I finish It’s going to be a bloodbath Of cops, dying in L.A.25 24. (mieux décrite par le subst. archaïque « soul », « âme ».) 25. In Fuck tha Police, 1989 (« Ice Cube tombera / Sur n’importe quel enculé en bleu / Jeune nègre sur le sentier de guerre / Et quand j’en aurais fini / Ce sera un massacre / De flics, en train de crever à L.A. »). ou encore au racisme antiblanc dans l’improbable succès crossover d’Ice-T (vendu à des millions d’exemplaires), tiré du film éponyme Colors Tell me what have you left me, what have I got ? Last night in cold blood my young brother got shot My homey got jacked My mother’s on crack My sister can’t work ’cause her arms show tracks Madness, insanity Live in profanity Then some punk claim that they understandin’ me ? Give me a break – what world do you live in ? Death is my sex – guess my religion26. 26. (« Dis-moi, qu’est-ce que vous m’avez laissé, qu’est-ce qu’il me reste ? / Hier soir, on a buté de sang-froid mon petit frère / Mon pote s’est fait dépouillé / Ma mère est sous crack / Ma sœur peut pas bosser par qu’elle a les bras pleins de croûtes / Folie, absurdité / Une vie d’obscénités / Et voilà qu’un con se ramène pour me dire qu’il me comprend ? / Lâche-moi – dans quel monde tu vis ? / La mort, c’est mon sexe – devine un peu ma religion. ») Seulement, hey, les kids ! grâce à AT&T vous pouvez à présent parler directement à Ice T et avoir accès à sa philosophie de la vie au téléphone ! 1-900-907-9111. « Chill out with Ice T » (« posez-vous avec Ice T ») dit le rappeur sur MTV, bardé de munitions et d’oripeaux militaires : « J’attends que tu m’appelles », en pointant la caméra, puis lui-même, au cas où les spectateurs n’auraient pas saisi. « N’oubliez pas de demander la permission de vos parents au préalable » (voix off de blanc, toute professionnelle) – 2 dollars la première minute, etc. 91 Rappeurs de sens 92 Qu’est-ce qui rend tout cela plus déroutant, plus vrai aux yeux de ceux qui lui sont étrangers que le punk rock, que même ceux parmi nous qui s’en souviennent n’ont jamais vraiment pris au sérieux ? Peut-être que même une musique fermée se doit de se plier aux us et coutumes en vigueur : j’ai toujours eu le plus grand mal à écouter sans sourire une leçon de philosophie nihiliste soumise par une personne arborant une crête couleur chartreuse et une boucle d’oreille à la paupière, ponctuant ses phrases de vomi et de crachat. Tout en doctrines et proclamations, exclusivement anti-, cette vague punk vieille d’une décennie n’offrait aucun soulagement au cœur du vide culturel, même à ses auditeurs mainstream les mieux disposés, elle n’offrait rien d’humain auquel se raccrocher. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’un performeur punk peut penser, éprouver, être, au jour le jour… en fait, j’ai toujours soupçonné le punk de ne pas même connaître la lumière du jour, et de regagner son confortable cercueil au premier cri du coq. Arrivez-vous à imaginer un punk avec une crête d’un mètre de haut, un cuir à clous et un anneau au nez, mettons, en train de manger un sandwich au jambon ? de changer une ampoule ? de mettre une pièce dans un parcmètre ? Pas moi, mes petits. Et même Barnum, qui savait que la peur est vendeuse, savait également que les erreurs de la nature ne font plus peur lorsque leur infirmité dépasse toute vraisemblance. 0 % d’affinités = 0 % d’empathie. Et la peur a autant besoin d’empathie que du sentiment de menace ou de danger. Public Enemy et N.W.A., Ice-T et Schoolly D nous décontenancent, nous, nos amis, les critiques que nous avons lus et coincés au pied du mur, parce que les paroles d’un rappeur « dur » ont elles-mêmes conscience de parler des vraies vies et des vraies attitudes de personnes bien distinctes des autres (presque étrangères aux autres), à ces mêmes personnes. C’est sur ce point qu’on se trouve un cran au-dessus du stade de simple spectacle : dans le rap dur, l’idéologie se définit toujours par incident ou par un état de fait donné. De sorte que la colère découle d’une cause, la menace d’une provocation identifiable (par ceux appartenant à la même Scène). Et c’est ce qui fait du rap quelque chose de non seulement meilleur que le punk, mais autrement plus effrayant. Le rap sérieux, le rap dur permet aux auditeurs blancs d’avoir un accès authentique, de source sûre, aux affres et vicissitudes impliquant vie et mort d’une communauté américaine véritablement au bord de l’im-/ explosion, une vilaine sous-nation, toute nouvelle, que nous avons été jusqu’ici conditionnés à éviter, à reléguer aux marges, à ne pas même voir si ce n’est à travers certains filtres atténuateurs et 93 Rappeurs de sens 94 commodément abstraits : émissions de téléréalité sur le quotidien des flics, flash infos, mode commerciale créée de toutes pièces, les responsables de la lutte antidrogue nommés par Bush, et le courrier des Citoyens Concernés, profondément inquiets quant à l’avenir de quartiers urbains où il se pourrait bien qu’un jour, après tout, nous fassions construire des copropriétés. Le rap sait que ses paroles, Dures ou Douces (sans parler de l’espèce de rap qui pousse à danser jusqu’à ce que mort s’ensuive) ont un pas d’avance sur le funk et le punk. Cette musique connaît son pouvoir, ses répercussions indéniables, son impact et sa pertinence auprès des noirs, et partant, sa place à part de paria au sein de la culture blanche mainstream : et elle a conscience de le savoir ; et elle le montre au travers de son attitude sincèrement agressive face à tout élément susceptible de l’homogénéiser ou de la centraliser27, une attitude qui tout à la fois Nous excite et Nous maintient à la distance dont dépend Notre excitation, faisant 27. Nous avons omis, dans notre 25, de préciser qu’Ice-T ricane en en rajoutant des tonnes tout du long de sa pub MTV pour sa propre ligne téléphonique, et de toute évidence, le fait que c’est à l’idée des sommes que lui rapportera cette ligne qu’il rit opère un énième retournement de la question du qui-exploitequi. À l’instar de tout ce qu’on peut trouver sur MTV, le plus sûr est sans doute de partir du principe que le véritable exploité, c’est le téléspectateur. du marché mainstream un yo-yo montant et descendant selon le bon vouloir du rap… et c’est bien là la dernière forme de transgression que Nous craignions. L’attirance mêlée de crainte du public (toujours pas des critiques) blanc envers le rap est, il faut bien l’admettre, un sujet intriqué. Voici une première comparaison parlante quant à l’effet produit sur le public. Rappelez-vous que dans les slashers des années 1970 tels que Halloween et Vendredi 13 (opus I à XV), s’est imposé le cliché cinématographique du « plan subjectif de l’assassin », un angle de caméra par lequel le public est contraint de suivre la suite peu ragoûtante de l’action du point de vue du tueur en série, et ne peut de fait considérer les victimes que comme il les voit : des proies. De même, la plupart des raps durs semblent se jeter contre la vitre qui les sépare du public blanc, semblable à ces bruits de pas qu’on entend dans la nuit, qui nous poussent à marcher plus vite et à ne pas regarder derrière nous au prix d’un gros effort de volonté, ou à ces groupes de B-boys, menaçants, sinistrement silencieux au coin d’une rue, qu’on évite de croiser en changeant de trottoir, l’air de rien. C’est là le point de vue le plus proche de la réalité, le point de vue d’une sous-communauté que nous pensons favoriser en l’ignorant : les citadins noirs et pauvres, post baby-boom (post-irlandais / italiens et peut-être pré-chinois / coréens), qui représentent à présent 95 Rappeurs de sens 96 le grand Étranger intérieur de l’Amérique, l’Autre carcinomique, en Nous, et ce sont leurs conditions de vie désespérées et leur façon d’y répondre (c-à-d., leur vie quotidienne) que nous, Citoyens Concernés, dénigrons, déplorons et visons par nos « Guerres contre » le SIDA, le Crime, les Gangs, le Crime, le Crack, le Crime, le Problème des Sans-Abris, l’Analphabétisme, les Grossesses Précoces, les Moyennes Basses des Athlètes Universitaires, le Crime, etc. C’est au bregma propre à la culture pop où les dichotomies convenues telles que art versus politique, médium versus message, centre versus périphérie convergent et doivent cohabiter, que les efforts enthousiastes de deux maillons de l’establishment blanc américain, visant à formuler une « appréciation esthétique objective » du rap, se heurtent à un écueil. Le rap se définissant lui-même comme issu de et destiné à un groupe que Nous, dépositaires de la culture blanche postReagan, considérons comme Étranger, nous avons tendance à biffer automatiquement certaines complexités gênantes, telles que le vécu, les goûts, les croyances, les modèles, les valeurs et les objectifs propres à chaque artiste, à seule fin de coller au mieux à la définition imposée par la rubrique Voix Représentative d’une Culture étrangère et menaçante. L’idiosyncratique, le personnel (riche, excentrique et trop complexe pour être ne serait-ce que perçu, à moins de l’avoir sous le nez) sont nos attributs à Nous, inapplicables aux Étrangers, y compris aux Étrangers-parmi-Nous. Cela n’a rien de nouveau ni d’étonnant : similairement, la plupart des lois liées au mouvement des droits civils sont en équilibre précaire entre d’une part le fait d’interdire certains types de comportements, et d’autre part la volonté de comprendre les attitudes sous-jacentes à ces comportements, attitudes qui semblent systématiquement n’être que d’infaillibles fonctions de la réduction & simplification induite par le fait de voir quelque chose de l’autre côté d’un abîme. Le procès Hennigan28 porte en définitive autant sur la perception des gens que sur le lieu où ils vivent et apprennent, comme on peut le voir dans cet extrait À Boston, le terme « Roxbury » comporte probablement de nombreuses connotations associées, à New York, à « Harlem ». Malheureusement, les rues dégradées, les maisons incendiées laissées telles quelles, et les ordures jonchant les ruelles dans certaines parties de Roxbury ne peuvent qu’intensifier l’identification négative de ce quartier de la ville. 28. (Qui en 1974 reconnut officiellement que le système éducatif de Boston n’était qu’un gros tas de violations des droits civils.) 97 Rappeurs de sens 98 Mais veuillez en revanche considérer que ce phénomène de décoction / simplification n’est pas nécessairement raciste, ni même spécifiquement raciale. En fait, cela ressemble plus à un trait phylogénique propre à la machinerie humaine… pourtant, comme la culture est la seule unité d’analogie et de différence, le contexte spécifique de toute simplification est nécessairement culturel. Le plus important ici, c’est que ça marche dans les deux sens, et à partir de n’importe quel Extérieur. Permettez-moi de c.à.dire ici concrètement. L’autre jour, j’étais assis sur les marches de la Widener Library. Un groupe de touristes japonais – d’authentiques citoyens japonais, pour qui se retrouver aux É.U. d’Amérique ou sur Mars revient au même – un groupe de touristes approche donc, en brandissant leurs appareils photo. « Harvard, s’il vous plaît », me dit l’un d’eux. Je relève les yeux du nombril que je contemplais alors. « Pardon ? » « Où est Harvard », dit le type, le reste des touristes derrière lui acquiesçant très poliment. Or il se trouve que Widener est la bibliothèque centrale d’Harvard, bâtiment qui se dresse au milieu de Harvard Yard, espace vert qui est lui-même le cœur géographique de l’université d’Harvard. Aussi penché-je ma tête à son attention et réponds : « Eh bien, tout autour de vous, c’est ça Harvard, vous êtes en plein dedans. » Ils confèrent entre eux. « Mais nous recherchons Harvard », finit par me dire un autre type du groupe, et son insistance sur le mot implique que je ne comprends pas. Je ne sais pas trop comment le prendre. Soucieux de leur signifier qu’ils se trouvent à l’intérieur de ce qu’ils recherchent, je pointe vaguement du doigt dans toutes les directions en même temps. « harvard », insistent-ils poliment, en feuilletant une sorte de Webster’s bilingue japonais. Il apparaît bien entendu, au prix d’un long effort de sémiotisation, qu’ils recherchent un site exclusivement propre à Harvard, n’importe lequel, une bonne vieille et vénérable synecdoque, une espèce de souvenir visuel d’Harvard qu’ils pourront photographier, puis une fois rentrés chez eux, au Japon, montrer à leurs amis qui ne sauraient distinguer Harvard d’un trou dans la terre et leur dire : « Regarde : Harvard. » À présent, acceptez l’analogie entre une université donnée et une communauté donnée, et l’élément clef de cette rencontre du troisième type culturel devient évident : pour ceux qui n’y sont pas ou n’en sont pas, une communauté est une chose, pas un lieu. Et encore moins un environnement où des espèces distinctes, dans toutes leurs différences et toute leur complexité, se mêlent et se diffractent. Et maintenant une blague : 99 Q :Quelle est la différence entre un télescope et un stéréotype ? R :Ça dépend par quel bout du télescope on regarde. Et maintenant, pas vraiment une blague : Rappeurs de sens Q :Quelle est la différence entre un stéréotype et une bonne vieille et vénérable synecdoque ? 100 « Synecdoque », du grec sunekdo-khe, signifiant « associer avec ou comprendre comme autre chose », et de l’ancien français synecdoche / synecdo-que, signifiant simplement « ça »… l’un et l’autre signifiant, bien entendu, la promotion conceptuelle de la Partie pour le Tout, un truc rhétorique, comme dans : « J’ai besoin de bras pour déménager » ou « Cet éleveur a un cheptel de trois cents têtes », etc. Et je crois que nous savons tous ce qu’est un stéréotype. Et donc, quelle est la différence ? A priori, stéréotype et synecdoque suivent le même processus consistant à gonfler une Partie distincte jusqu’à lui faire atteindre le statut représentatif d’un Tout complexe ; la seule véritable différence repose dans la quantité d’air présente dans la Partie ainsi gonflée. Dans la vie de tous les jours, lorsqu’on déambule ou qu’on se contente de rester assis là, à observer et absorber, la synecdoque est aussi inévitable que l’usage de la rétine, en gros. Et les publicistes, qui l’ont bien remarqué, ont canonisé le processus de la synecdoque dans l’iconographie supravisuelle sans laquelle ils ne parviendraient pas à imposer en un instant à des millions de personnes le même symbole chargé d’une valeur associative. Les California Raisins. L’insupportable Noid de Domino’s Pizza. Le taureau apparemment drogué de Merrill Lynch ; le paon de NBC ; le protègepoche d’un nerd ; le zézaiement et le dandinement d’une folle ; le nez rouge d’un ivrogne. Le nouveau point rouge sautillant de la nouvelle campagne de 7-Up. Spuds MacKenzie, le chien des bières Bud light, l’appel de Nixon à une parfaite clarté, la triquation bushienne Dukakis = Horton = Crime. Ces crétins d’elfes de Keebler. Le B-boy gangster à grosse bite et grosses lèvres qui rappe et baragouine. Etc. Confession : le premier brouillon de D., dont ce bref riff digressif n’est qu’un sordide fossile, s’intéressait plus dans un premier temps au rap-considéré-comme-synecdoque qu’à l’essence du rap. Car le rap se présente comme synecdotique : sa double identité, à la fois tête et membre, parlant simultanément à et pour son public, représente une part considérable de l’autorité dont il se réclame sur chaque morceau. De même, la relation rhétorique entre Partie et Tout ne symbolise (et circonscrit !) que trop bien 101 Rappeurs de sens 102 la supériorité multiniveau du rap sur le punk de la fin des années 1970. Une synecdoque est une Partie symboliquement si puissante qu’elle peut prétendre à l’absorption, à la circonscription et à la représentation conceptuelles de ce dont elle est une Partie. Un stéréotype – les immigrés irlandais sont des alcooliques abrutis et laids comme des poux ; les noirs pauvres et citadins sont vulgaires et sans foi ni loi – n’est qu’une fausse synecdoque, la marque de l’ignorance ou de la paresse du conceptualiseur, et non la preuve de la puissance représentative de certains traits déformés. Remarquez cependant qu’idéologiquement, le punk authentique ne différait pas en réalité du stéréotype que s’en faisaient les auditeurs extérieurs. « Aliéné » de tous et de tout, en particulier de lui-même, le punk ne pouvait « parler pour » qui que ce soit, parce que le punk ne pouvait pas même aspirer au rôle de Partie – « Partie » de quoi ? Selon le nihilisme fragmenté et artificiel du punk, son aliénation étudiée de l’ensemble des « Tout » (le sexe même les répugnait), il n’existait aucun Tout dont on eût pu être une Partie. Le « Tout » des punks était eux-mêmes, non pas en tant qu’unité, pas même en tant que somme ; c’était simplement chacun d’entre eux, pris individuellement ; pris tous ensemble, ils constituaient plus le symptôme d’un corps malade qu’un doigt ou membre opérationnel. La force de la synecdoque dans l’art repose sur une communauté, considérée comme décor et contexte, public, et référent : un monde définissable auquel la Partie, forte de sa dualité, appartient, et qu’elle transcende à la fois. Et cette communauté – esclaves, fascistes, beatniks, yippies, B-boys – a besoin d’une compression exercée par un Autre Menaçant, réel (ou fantasmé), extérieur, afin que son expressivité atteigne sa masse critique29. Et le cercle de se clore : car cela aussi, ça marche dans les deux sens. Pour Nous, la foule sans relief, extérieure à son contexte, la musiquedes-Autres qu’est le rap est facilement marginalisée, par le biais de la simplification et du stéréotype, en tant qu’expression univoque d’une « sous-culture » ou « sous-classe » bien précise, que les Nous-médias ont appris à réduire à nos stéréotypes associatifs – pauvreté, drogue, sécurité sociale, obscénité, gangs, divertissement, sports, grossesses précoces, mauvaise éducation… et par-dessus tout, crime, crime violent et dans la majorité des cas, a priori gratuit, aussi absurde que de signer en langage des 29. La pochette du premier album de Public Enemy, Yo ! Bum Rush the Show, est entouré d’un « the government’s responsible the government’s responsible the government’s responsible the government’s… » (« Le gouvernement est responsable »), semblable à un ruban de cadeau de Noël, ou à une bouée de sauvetage. 103 Rappeurs de sens 104 sourds dans les ténèbres ; et Nous Nous exprimons publiquement sur ce sujet comme si Nous n’avions pas remarqué que ça date déjà d’il y a dix ans et + et que les pires de ces crimes ont pour perpétrateurs et victimes des noirs. Rien de que très naturel, donc, à ce que dans la musique, comme dans la vie, nous remarquions en ne remarquant pas, en filtrant et classifiant des vies individuelles en « Problèmes », « Crises » et « Guerres contre » d’ordre social. Parmi les 513 articles sur le rap / hip-hop indexés sur le CD ROM Mai 89, seul un tiers sont des chroniques et critiques d’albums, et moins d’une douzaine sont des essais critiques visant à appréhender la musique en soi. Le reste se voit coiffé de gros titres mettant en relation rap et gangs, rap et viol, rap et crack, rap et « générations perdues » que Nous n’avons par ailleurs jamais « trouvées ». L’une des thèses de cette partie « Droit inaliénable », valable pour l’ensemble du présent mix, est tout bonnement que critiques et auteurs s’y sont pris jusqu’ici comme des manches pour aborder le mouvement pop le plus important et le plus influent de la décennie, autrement que comme un mouvement fugace observé par le mauvais bout de la lorgnette socio-pénologique. Considérez bien que cette attitude mainstream s’inscrit dans une énième boucle renforçant l’enfermement et le fertile isolement du rap. En fait, les rappeurs sérieux semblent apprécier ce qui suit (à tout le moins, ils aiment s’en servir) : à en juger par ce qui s’écrit et se télévise dans le mainstream, la musique-noire-de-maintenant ne peut, en tant que force culturelle et phénomène de masse, être comprise par le public-pop-blanc-de-maintenant30. Il n’est que trop facile pour les visages pâles de piétiner ce plancher, passant en coup de vent devant cette fenêtre épaisse derrière laquelle dansent des lumières, et de ne jamais entendre le rap que comme l’étrange hymne d’une nation Altérisée, marginalisée et pourtant prisonnière de nos propres centres-ville, une nation qui ne peut faire sécession et probablement ne saurait être assimilée, et se voit donc contrainte à se développer encore plus en profondeur, en exprimant toute cette colère brute et tout ce ressentiment que nous légitimerions comme politique s’il ne s’agissait pas de colère nue, sans rien d’autre de visible, aucune diode positive, aucune « vision » à la Martin Luther King que nous en sommes venus à attendre de tout changement n’impliquant pas destruction 30. Stanley Crouch de Village Voice l’exprime mieux : « Ces blancs qui croyaient qu’on leur servait “le vrai truc” [dans le rap] n’avaient jamais vécu jusqu’alors cette expérience exotique consistant à se voir étaler en pleine figure un étron, tout droit sorti d’un trou perçant le plancher social qui se trouve sous leurs pieds. » – « Do the Race Thing », Village Voice, 22 juin 1989, p. 76. 105 Rappeurs de sens 106 et décombres. En tant que corps politique et public à tout jamais conservateur, Nous sommes conditionnés, dans une équation dont ni l’un ni l’autre membre n’ont probablement conscience, à voir le monde des noirs urbains d’aujourd’hui non pas comme l’évocation des bas-fonds, mais de plus en plus comme un cancer en train de métastaser à l’intérieur même de notre monde, les seuls aperçus de quoi que ce soit de ressemblant de près ou de loin à un « vrai monde noir » auxquels nous ayons accès, se résumant à des statistiques, des émissions radio et des formules politiques toutes faites – et n’oublions pas ce brave Jesse Jackson et son pull taché de sang le matin même de l’assassinat de Martin Luther King, et Eddie Murphy et Arsenio Hall, tout simplement scandaleux – ou même, du reste, cette curieuse fenêtre graffitée donnant sur une explosion culturelle dont la pénombre déborde du cadre intersociété de la mode, de l’information légère, du marché. Le rap / hip-hop est la ligne de force directrice de cette explosion, la Voix intérieure et multiple de cette Autre nation, une forme d’expression suffisamment terrifiante pour unir des foules et les conduire. Les blancs intéressés, par chance ou par nécessité, ne peuvent que regarder à travers cette fenêtre dont le verre blindé révèle ce qui nous pousse à nous féliciter de la présence même de ces vitres. Rien de plus illogique que cette peur qui nous pousse à payer pour l’éprouver. Allez un peu plus loin que d’habitude sur votre ligne de métro et observez la peur à distance. Dennis Hopper s’est offert les services des rappeurs sérieux les plus chers pour la bande-originale de son film Colors, un film « réaliste » plus que salué par la critique, qui traite des gangs de Los Angeles… mais exclusivement du point de vue de flics blancs engagés dans la Guerre Contre ces mêmes gangs. Les flics de Boston confisquent illégalement les albums de N.W.A. où ceux-ci dépeignent les flics blancs comme des sales connards. Dans certaines grandes villes, le fait d’arrêter et de fouiller tout véhicule conduit par un noir et d’où sourdent les infamies de N.W.A. est considéré comme une procédure policière des plus normales. L’émission rap d’une radio campus de Cambridge, diffusée tard la nuit, est suspendue parce que des « gangsters » se présentaient sans cesse à la station pour soumettre certaines « requêtes ». Ou un concert de Slick Rick, en fin de printemps, dans le minuscule gymnase, bondé, sans climatisation, au lycée Madison Park High, à Roxbury. Pour commencer, vos serviteurs eurent quelque savoureuse difficulté à trouver le courage de s’y rendre. Des amis blancs « bien informés » nous dirent qu’il fallait être fou pour y aller. Ils 107 Rappeurs de sens 108 nous dirent que celles qui nous accompagneraient se feraient violer en groupe, qu’on nous forcerait à assister à ce spectacle, et que nous finirions tous par être assassinés dans un maelstrom de rires sinistres. D’épiques anecdotes sur la férocité des noirs de Roxbury furent contées. Nous écoutâmes, lûmes. Nous laissâmes nos douces à la maison, dans leurs robes à motifs cachemire. Décidâmes de nous habiller en méchants – pantalons treillis, vieilles baskets, chemises de bowling à moitié boutonnées. Ne nous rasâmes pas. Nous étions terrifiés, mais ça nous plaisait, ce « danger » qu’impliquait le simple fait d’aimer le rap, de l’extérieur. Voilà une musique qui sortait de l’ordinaire… … si ce n’est qu’en grande partie tout cela s’avéra n’être qu’une misérable illusion, toutes ces images glaçantes que nous nous étions faites en lisant des articles sur le rap et les gangs, en écoutant les raps de guerre d’Ice-T, les prolégomènes de Public Enemy d’un soulèvement à venir. En tout cas, tout cela se révéla n’être en grande partie qu’une illusion dans le sinistre quartier de Roxbury. À l’occasion de ce concert, ceux qui paraissaient de plus mauvaise humeur n’étaient autres que la centaine de flics en tenue antiémeute intégrale (leurs voitures et motos pleins phares, leurs chevaux très hauts de garrot, renâclant dans la rue en face du lycée, vilain enchevêtrement de dalles ressemblant à un décor de Fritz Lang) & chez les vigiles solidement charpentés qui fouillaient (intimement) tout individu entrant dans le gymnase plein à craquer, & chez les innombrables flics « en civil » (tous vêtus de polyester, et blancs de peau) qui se trouvaient dans la salle surchauffée, arpentant les lieux avec un zèle décuplé par leur prime de risque, lourdement armés et trempés de sueur, à la recherche de la moindre trace des deuxième et troisième résultats de toute autopsie de la communauté et de la culture noires réalisés par les blancs : les gangs et la cocaïne base. De toute évidence, les flics avaient lu les mêmes articles sur le rap que nous. Eux et nous souffrions d’une espèce de délicieuse paranoïa induite. La plus grande violence exercée ce soir eut pour objet le public lui-même : des gamins sur leur trente-moins-un, vêtements en coton et chaussures aux semelles superfines, serrés les uns contre les autres, suffoquant, faisant preuve d’une patience inhumaine (en tout cas de notre point de vue), dansant et attendant pendant près de trois heures sur du rap local ou préenregistré, le temps que les « conditions de sécurité » soient réunies pour permettre à Slick Rick de descendre de sa limousine couleur crème et entrer dans l’arène. Le public supporta l’attente, la chaleur asphyxiante, les installations inadaptées et les flics avec une sorte d’amusement absent ; de toute évidence, ils 109 Rappeurs de sens 110 n’avaient ni lu ni écouté ce que nous avions lu et écouté, ils ignoraient le scénario. Car la seule image de médiation entre eux et la Scène rap était celle projetée par cette même Scène. Ils étaient nés dedans, en faisaient partie de droit, n’avaient nul besoin des filtres et textes permettant de voir au-delà de la « distance » et de la « perspective », nécessaires aux administrateurs, policiers et panels divers. Cette fausse « perspective », ces attitudes proches de celle du touriste qui emmène son eau en voyage, on peut les voir dans les avis des critiques rock qui déterminent tout sérieux, toute valeur et toute implication dans le domaine pop – des rédacteurs blancs has-been de chez Stone, Time, Times, Spin. C’est souvent une condescendance paternaliste quant à la « nouveauté formelle » d’un genre « plein d’énergie mais dénué du moindre son original ». C’est parfois l’acceptation totale qu’engendre la distance, moins une critique qu’un commentaire amusé de journal de voyage, l’équivalent verbal d’un passager souriant à ce que le clochard est en train de déblatérer dans sa rame, ou plutôt d’un passager souriant à ce qu’il dit du moment que ça ne lui est pas adressé. Mais le plus souvent, c’est un mélange « d’objectivité » sociologique et de profond malaise personnel, une des voix de la peur du mainstream blanc (s’inquiète de…, déroutant…, profond déplaisir en écoutant encore et encore31… ») vis-à-vis de paroles ayant trait au fait de fumer du crack, à la misogynie et au viol, aux armes à feu et aux shoots, à Elijah Muhammad, Malcolm X et Louis Farrakhan, aux assassinats de flics, aux fusillades, au cauchemar d’un consumérisme inattingible, au refus de payer son dû ou de signer sur les pointillés. Cette inquiétude quant aux implications sociales d’un phénomène pop, à la relation entre les valeurs d’une musique et celles de son public, représentet-elle quelque chose de neuf dans la critique ? Elvis s’est fait boycotter dans les années 1950 pour promotion de la lubricité et de la négritude. Les flics intervenaient dans les « sock hops », les tout premiers concerts de rock. Après tout, rock’n’roll (littéralement « secouer et rouler »), signifiait « baiser », et la toute nouvelle relation entre le corps du sujet dansant et ceux de ses partenaires transpiraient la pulsion sexuelle, le déclin moral, le primitivisme. Elles semblent à présent remonter à l’époque de Néandertal, mais au moins les diatribes conservatrices visant Elvis avaient le mérite d’être franches. De nos jours, les articles de l’establishment visant le rap en tant que genre semblent se distinguer par les axiomes blancs mercantiles qu’ils 31. New York Times, 28 mai 1989, Arts et Culture, p. 8 et 31. 111 Rappeurs de sens 112 assument et imposent précisément à la musique qu’ils relèguent à un statut marginal. L’accusation de « vague menace » dont le rap fait les frais, sa relation avec des statistiques propres à la crise urbaine et qui nous font grimacer entre deux bouchées de notre croissant matinal dépendent spécifiquement d’une assomption non débattue et jamais nommée : une forme d’art pop jadis solidement ficelée et terriblement populaire dans un groupe social (ou classe, ou sous-classe, ou sous-culture) donné a apparemment un effet mesmérien sur ce même groupe, et peut non seulement exprimer ou encourager mais bel et bien dicter attitudes et comportements ; elle peut littéralement mouvoir ses adeptes… Toutes les questions « critiques » qui en découlent se divisent alors clairement entre le « quel art » et le « mouvement vers où ». Malheureusement, pour les critiques établis et/ou de l’establishment, il y a peu d’espoir que ce mouvement vers on-ne-sait-où suive de près ou de loin la destination tracée par l’Amérique yuppie (ceux qui tiennent les cordons de la bourse, en fait, les supérieurs hiérarchiques des critiques). Après tout, le rap est une forme artistique où shit (merde), motherfucker (enculé) et pussy (chatte) ne sont guère plus que des tics langagiers ou de la ponctuation. Une musique où « le scratch rythmique de disques [par le DJ] est une mutilation ritualisée de la technologie, et la cadence sèche et brusque qui porte tant d’albums ressemble à s’y méprendre aux déflagrations d’armes à feu32 ». Un mouvement pop dont les thématiques bafouent les conventions qui font à présent quasiment partie de l’ADN de la musique de masse, non seulement en présentant des thèmes propres à ce qu’il existe de pire dans le monde du ghetto postmoderne, mais en les présentant comme des thèmes, sciemment, incarnant la boucle kekulienne qui de nos jours est l’emblème parfait de la culture pop dont le rap a besoin, et qu’en même temps il méprise, présentant DroguesViolenceCupiditéDésespoir comme un choix artistique, en soi synecdoque des décisions à prendre dans la vie… oui, une forme qui, sans répit et sciemment, non seulement présente des thèmes, mais les glorifie33, les romantise34, encourage, non, exhorte35 son auditoire à comprendre, à réagir à, et peut-être même à incarner certains de ces thèmes parmi les pires… … Et du coup, nouvelle réactualisation du vieil argument du « la-violence-à-la-télé-engendre-de-lavraie-violence ». C’est-à-dire (Violence à la Télé → Vraie Violence) tout comme (Pornographie → Viol) et 32. New York Times, 21 mai 1989, Arts et Culture, p. 24. 33. Oxford English Dictionary (O.E.D.) : glorify, « chanter à propos de ». 34. O.E.D. : romanticize, « versifier ». 35. O.E.D. : exhort, « chanter à ». 113 Rappeurs de sens 114 comme (Viol → DroguesViolenceCupiditéDésespoir) et (Publicité → Consommation). Une équation dont la seule variable est le public. Et qui semble de fait assumer que des populations de toute évidence très sensibles à la suggestion artistique seraient en quelque sorte « infantiles ». Mais ce genre d’argument, en particulier lorsqu’il est utilisé par le conservatisme mainstream, se doit de prendre en compte non seulement les réactions mais également les inclinations et prédispositions du public jeune, noir et urbain qui le premier, donna sa Voix au rap. Même l’art le plus puissant ne peut mouvoir que ce qu’il est possible de mouvoir ; et seul un potentiel ––––eur est en mesure de commettre un ––––, quelle que soit la force des exhortations. En fait, et si les réponses les plus nulles et les plus vides des rappeurs à leurs critiques étaient valides : et si les artistes n’influençaient pas, n’informaient pas, mais ne faisait que refléter leur public, brandissant le miroir dans lequel leur monde peut se voir en tant que monde ? Et s’ils « n’exhortaient » pas plus les B-boys que le spectateur d’une course « n’exhorte » les participants ? Nos soupçons nous portent à croire que c’est là que se trouve la peur primordiale, cachée, du mainstream blanc : et si le rap sérieux était bel et bien une musique fermée ? une musique qui ne ferait pas même semblant de promulguer quoi que ce soit de polémique, ni même de simplement inhabituel à son public de masse le plus jeune ? Et si le rap nous terrifiait parce qu’en vérité, il ne prêchait que les convertis ? D. (1C) En gros, nous avons décidé de nous mettre au rap parce que, nonobstant la mode médiatique, cette musique ne laisse pas indifférent. Circa de la présente composition : juillet 1989. Rappelezvous. Ces dernières années fiscales ont vu « le grand retour » de Madonna, des reprises de reprises classiques de grands classiques se faire reprendre à leur tour pour gravir les classements officiels, et Rod Stewart décryogénisé pour faire lui aussi son grand retour… MTV n’est rien d’autre qu’une longue publicité pour elle-même et les intérêts des gros labels ; Bobby McFerrin sort une galette en platine, puis plusieurs jingles publicitaires à partir d’une 117 Rappeurs de sens 118 invitation glougloutante à « être heureux » (Be Happy), chanson qui donne la même impression de tout-fait que Where’s the Beef, You Look Marvelous, et autres illustrations linguistiques de l’inanité… L’année dernière, les mannequins hommes pseudo-satanistes du heavy metal ont représenté la moitié des ventes de disques aux États-Unis ; U2 a filmé un hommage d’une valeur de 20 000 000 de dollars à leur propre grandeur d’âme et à la mégalomanie de moins en moins bien dissimulée de Bono. Une année où même ces bons vieux REM ont fini par céder à la pop commerciale avec Green, où ce bon vieux Springsteen a laissé tomber son E Street Band, où un talent aussi humble et jeune que Tracy Chapman a remporté les ovations de la critique à grand renfort de cymbales, pour son cocktail frappé, compétent et revu au goût du jour de Joan Baez et Armatrading, tant était grand le désir des consommateurs et critiques pop d’entendre une voix compréhensible du premier coup, et ne serait-ce que vaguement fraîche, sincère et musicale, avec pour seul prétexte d’avoir quelque chose à dire. Tant était grand le désir d’éprouver quelque chose, aurait-on dit. Très simplement, des années pop tout sauf notables. Sauf dans le rap. En cette fin de décennie 1980 en proie à la famine, le rap apparaît comme une Scène musicale potentiellement vraie, de la même façon que les débuts du jazz, le rock, le Summer of Love, le folk engagé, mon Dieu même la New Wave et le Punk étaient des « Scènes » – le mot en S signifiant ici simultanément : quelque chose de nouveau à regarder ; quelque chose de bruyant et d’énervant (« Je t’en prie, Veronica, ne me fais pas une Scène ! ») ; et le meilleur pour la fin, un ensemble identifiable de lieux-dans-le-temps où des forces considérables se rencontrent, s’épousent et engendrent. Que ce soit par mérite ou par défaut, le rap est à peu près tout ce qu’il reste à aimer, en ce moment même, si vous tenez à considérer la pop contemporaine comme autre chose que des jingles passe-partout en 4/4. Selon nous. L’important est donc que nous aimons cette musique. Plus le fait que nous avons développé plusieurs thèses sur l’importance du rap sérieux, non seulement en tant qu’art pour la beauté de l’art, mais encore en tant que forme de métaphore-à-larynx d’une « sous-culture », unique par sa façon de distiller l’énergie et l’horreur de l’Amérique urbaine d’aujourd’hui. Plus le fait que notre travail sur le présent ouvrage nous a conduits à la conviction profonde – qu’il s’agira ici de défendre – que le rap de 1989-1990, en dépit de son cynisme, de son hermétisme, de son agressivité et de sa grossièreté patentés, devrait être considéré comme une musique importante – importante 119 par bien des aspects explicables par parallaxe – à la fois destinée à et conçue pour un public blanc américain mainstream enfermé dans le moule où il s’est lui-même laissé couler. D’où notre choix de considérer qu’il valait la peine d’écrire le présent mix… qui en outre s’avère didactique, caractère qu’affectionne l’un de nous deux. Plus le fait suscité que si peu de choses ont été convenablement écrites sur le rap / hip-hop sérieux et phénomènes associés, à l’exception des tergiversations alarmistes publiées en éditoriaux, qui présentent ce mouvement comme rien de moins que le premier accroc de la profonde déchirure du tissu social, et présentent artistes et morceaux sérieux uniquement comme des effets d’annonce clinquants d’une culture contre laquelle nous sommes en « Guerre ». Donc en gros, un territoire vierge de tout essai d’analyse. Une niche écologique à occuper. Un Creux intéressant dans le Marché. Quelles meilleures invitations que celles-ci ? Car elles s’articulent à merveille avec la raison profonde du rap, la raison la plus saillante : on y va parce qu’on en a envie. Après tout, la recherche, tête baissée, d’un plaisir inscrit dans le pur présent est devenue le premier des droits américains, non ? Et comme en somme, le mainstream tout entier a choisi ce qu’il avait envie de désirer, il apparaît que le plus gros défi est à la fois tout récent et terriblement ancien : comment vous amener à acheter. 2. ENTRAVE D. (2A) Parce que nous admettons d’emblée qu’il s’agit d’un produit improbable. De toute évidence, les points d’intérêt musical et sociopolitique présent dans le rap / hip-hop sont destinés à l’analyse et au profit des noirs36. Les barrières vitrées s’opposant à toute appréciation digne de ce nom du rap et de sa Scène par des blancs paraissaient quasiment romanesque-esque, jusqu’à ce que nous nous 36. Voir « Le Sultan », rédacteur de The Source, une sorte de magazine rap pour midinette : « Il aura fallu Public Enemy pour que nous prenions conscience que nous pouvions contre-attaquer, que nous n’avions pas à accepter leurs grilles pour interpréter notre musique. » 123 Rappeurs de sens 124 heurtions à la stratégie dite « Les-Barrières-FontPartie-de-Toute-Appréciation-de-Blancs », celle-là même qui fut à l’origine de « Droit inaliénable ». Plus le problème de l’âge. Alors que la plupart des principaux artistes rap ont atteint la majorité, le gros de leur public est encore en deçà. Lors de l’événement Slick Rick du mois de mai dernier, M. remarqua sombrement qu’il lui était impossible de savoir s’il se sentait plus ostracisé par sa couleur de peau ou par son âge. Nous avons vingt-six ans, bien conservés. Nous n’engendrons pas les fossés générationnels. Pourtant, je ne cessais d’avoir cette vision de Hugh Beaumont et Robert Young37 à un concert de Hendrix. Et le public des concerts de vrai rap, à l’instar de la musique elle-même, reste fermement clos face aux visages pâles. Le public du Madison Park High, réuni pour assister au Retour du Ruler38, tel que mentionné ci-avant, ne nous harcela pas, pas plus qu’il ne nous brutalisa. En fait, ce fut pire. Ils agissaient comme si nous n’étions pas là. Impossible de croiser leurs yeux : leur regard se fixait sur ce qui se trouvait derrière nous, quoi que ce fût. On nous bousculait sans hostilité ni excuses. Vous vous rappelez ce sketch génial de Richard Pryor où il raconte que lors de 37. Acteurs américains nés au début du xxe siècle. [N.d.T.] 38. Ruler, « le Souverain », ou « Celui qui assure », surnom de Slick Rick. [N.d.T.] son premier séjour en Afrique, il avait enfin découvert ce que ça faisait d’être blanc en Amérique ? Notre expérience est le parfait revers de la sienne. Nous ne passâmes pas même pour des intrus : nous dénotions tellement que nous en étions devenus invisibles. Et nous en fûmes étrangement déçus. Nous avions planté nos douces, nous étions déguisés en méchants, fin prêts à en découdre pour la Beauté de l’Art. Nous étions habitués à exister, bon sang. Nous parvînmes tout de même à nous faire crever un pneu pour la Beauté de l’Art, mais tout ce qu’on peut en conclure, c’est que notre Pinto blanche a tapé dans l’œil des coupables. Peut-être même pas : le parking tout entier a eu droit au même traitement. Et de là, côté obstacles, ça n’est allé que de mal en pis, pendant un temps. Se fondre dans le décor, à la John McPhee, était impossible : au moins les sujets d’observation de McPhee avaient conscience de sa présence. Les gens croisés sur les Scènes rap de Boston, New York, Los Angeles, Chicago, Washington, Minneapolis et St. Louis (vos serviteurs frappèrent à ces sept portes) ne s’intéressaient tout simplement pas à des visages pâles sortis de nulle part. Les clubs étaient majoritairement trop assourdissants pour qu’on puisse demander quoi que ce soit à qui que ce fût. Les sources les plus avisées, tels que DJ et rappeurs locaux – et même 125 Rappeurs de sens 126 le premier lascar venu, avec un gros radiocassette sur l’épaule – face à un blanc propret (qui bien que déguisé en méchant, pourrait fort bien être un yuppie habilement travesti) l’assaillant de questions sur Ce Bazar Complètement Zinzin de Scène Rap, choisissent invariablement entre deux réactions. La première est de vous regarder froidement, de la pointe de vos mocassins à vos yeux, avant de tourner délibérément la tête dans une autre direction. C’est un dis39. Si la personne en question est une fille et qu’elle est accompagnée d’autres filles, elle leur dira très probablement quelque chose d’inintelligible qui les fera rire si fort qu’elles porteront leur main à leur bouche. La seconde réaction consiste pour la source avisée à arborer un large sourire, à paraître amicale et peut-être même serviable, mais on n’est pas sans remarquer que la source porte des lunettes noires entre quatre murs, et il s’avère bien vite qu’elle ne répondra qu’à des questions très spécifiques, si spécifiques en fait qu’elles n’engagent qu’un « oui » ou un « non », sans trahir le moindre indice quant à la voie interrogative à suivre pour toucher le cœur de la question. Les rares fans blancs qu’on trouve dans la pénombre du rap avaient quant à eux la 39. Diminutif de disrespect, manque de respect, insulte, mépris. [N.d.T.] fâcheuse tendance à blablater et harceler l’essayiste dans le but de lui soutirer de la drogue, s’avérèrent inutiles et incapables de soumettre une réponse un tant soit peu solide ne serait-ce que lorsqu’on les interrogeait sur le lieu où ils se trouvaient. Nos efforts pour interviewer des producteurs rap incluent des vingtaines de messages laissés sur des répondeurs, St. Louis pour le plus occidental, Savannah (Géorgie) pour le plus méridional, notre préféré restant celui d’Ocean Records, basé à Roxbury même, dont le message occulte proclame sur fond de dub reggae l’heure du retour approche. Merci de laisser un message après le bip40. 40. Bien que nous n’ayons connaissance d’aucune chanson produite par Ocean Records, le message de son répondeur est un petit chef-d’œuvre de menace et de mystère. Appelez donc au 617-787-0457 un de ces soirs, tard dans la nuit. Avis à tous les non-Bostoniens, ceci est un numéro interurbain – pensez à demander à Papa / Maman avant de téléphoner. À l’attention de tout futur candidat présidentiel : ne donnez pas votre nom, Ocean Records figure forcément sur quelque liste d’écoute du FBI, et personne en 1999 ne sera prêt à voter pour un sénateur qui aura laissé en 1990 des messages idiots sur le répondeur de la société-écran d’un baron de la drogue jamaïcain. Vous n’avez en revanche pas à redouter qu’un être humain décroche : cela ne nous est jamais arrivé en près de quatre mois de blagues téléphoniques. — M. 127 Rappeurs de sens 128 … retour qui en l’occurrence ne s’apparenta jamais à un appel téléphonique : nos démarches auprès de tous ne rencontrèrent qu’un silence absolu jusqu’à ce que les frères Smith daignent entrouvrir légèrement la porte pour nous laisser jeter un coup d’œil à RJam, basé à North Dorchester. En définitive, notre chance, pour ironique qu’elle soit, fut que le rap ne s’intéresse pas vraiment aux « essais littéraires », qu’il ne sait pas vraiment en quoi ça consiste au juste jusqu’à ce que « l’essayiste » explique qu’il est une sorte de journaliste qui pousse à parler autrui pendant très, très longtemps. Il apparut à vos serviteurs comme une illumination, à la façon d’une ampoule de cartoon, qu’Ils étaient irrévocablement extérieurs à Notre scène, innocents comme l’agneau qui vient de naître dès lors qu’il est question du monde violent et dégradant de l’écriture et de la critique ; qu’ils ne se faisaient pas la moindre idée de ce monde… si ce n’est à travers la fenêtre du stéréotype pop / média. Et c’est précisément de cette fenêtre que nous profitâmes. Ce qui en découlait en effet était qu’en endossant la seule carapace véritablement infaillible de la fin des années 1980, la bonne vieille et sécurisante autoparodie, nous pouvions tout simplement assumer l’identité bidimensionnelle du stéréotype de « l’Écrivain / Intellectuel », celle-là même que nous attribuerait toute personne extérieure, ayant pour seul accès la représentation populaire. Parmi les accessoires requis, notons : pulls col roulé ; cheveux sales et brillants, les verres de vue les plus épais du comptoir de l’opticien ; vestes en tweed avec coudières en cuir, peut-être une modeste pipe ; et des manières alliant le savant sérieux du Professeur, dans la série Gilligan’s Island, et l’esprit de tolérance éhontée de tous les personnages blancs des séries Maude, The Jeffersons, Good Times, et consorts. Tel fut donc le choix que nous retînmes. Auquel nous nous exhortâmes mutuellement. Nous nous antiremontâmes à bloc. Nous déguisâmes en non-méchants. Exfoliâmes à l’avance tout reliquat de fierté. Perdîmes notre dignité comme une mue, jusqu’à ne plus avoir de style, « d’allure », de visage. En d’autres termes nous présentâmes comme des éphèbes si terriblement blancs, si terriblement idiots, que toute moquerie aurait représenté un gaspillage d’énergie pour n’importe qui. Eurêka, etc. Car aussitôt deux précieux acteurs de ladite Scène se mirent à nous répondre, à prêter attention à nos questions comme un adulte poli répond aux interrogations d’un enfant, en espérant qu’elles cessent un jour. Par exemple savez-vous en quoi cette « nouvelle musique » n’est en réalité pas de la musique ? 129 Rappeurs de sens 130 La musique est « l’art d’organiser des tons afin de produire une suite de sons cohérente avec l’intention de susciter une réaction esthétique de l’auditeur », ou « des sons vocaux ou instrumentaux possédant une valeur rythmique, mélodique et harmonique41 ». Même en s’arrêtant à sa surface la plus abordable, le rap est un genre dénué d’harmonie et de contrepoint. Et la réaction qu’il tente de susciter est à l’esthétique ce qu’est peut-être une course de stock-cars à un Vermeer. Et on n’y trouve guère plus de réelle mélodie, à moins de considérer une ligne de basse en 4/4 répétée encore et encore en un ostinato frôlant la parodie, au point que sa stase dense se mette à s’apparenter étrangement à du mouvement, à un développement, comme la suite sonore la plus condensée qu’on puisse imaginer. La seule « musique » garantie en tant que telle dans le rap provient de matrices numérisées, de disques scratchés, et souvent des improvisations de celui qui répond à l’appel, le(s) DJ : Terminator X et Flavor Flav de Public Enemy, Pepa de Salt, DJ Jazzy Jeff, Eazy-E et MC Ren de N.W.A. Cela dit, pour être scrupuleux quant à ce qui définit la musique, il suffit d’avoir des oreilles pour avoir compris que les voix dans le rap (à moins qu’il ne s’agisse de fugaces samples) ne sont jamais 41. O.E.D. : déf. 1 & 2. ni tonales, ni modulées : elles récitent, déclament, ou tout simplement, le plus souvent, hurlent, sans être adoucies par quelque soupçon de mélodie. Tout cela pour dire bien évidemment que cette saloperie bizarroïde n’a rien à voir avec la « musique » de l’O.E.D. (la bible des espérances lettrées). Ses valeurs et points focaux sont différents, ses antécédents non-Anglo. Tout comme la boîte à rythmes et le scratch, le sample et l’accentuation du deuxième temps, la « chanson » du rappeur est essentiellement l’une des couches supérieures de l’épais tissu de rythme qui, dans le rap, usurpe les fonctions essentielles de la mélodie et de l’harmonie que sont l’identification, l’appel, le contrepoint, le mouvement et la progression, les entrelacs des notes tressées… au point que le « rythme » comprenne les définitions essentielles du rap lui-même : des pulsations chorégraphiques ouvrant le champ des possibilités physiques, mariées rythmiquement afin de souligner de façon complexe des paroles qui affirment, tant par le sens que par la métrique, que les choses ne peuvent jamais être autres que ce qu’elles sont. C’est la tension contrapunctique entre la célébration de la liberté-dans-l’Espace (danse) par la musique, et la rhétorique du confinement-dans-l’Espace par le rap, méticuleusement rimée et métrée, la rhétorique de la pauvreté du « milieu » et de soi 131 qui n’autorise pour toutes valeurs que prestige et pouvoir, et pour tout public que le ghetto… c’est cette tension qui confère aux disques rap leur force si particulière, et terriblement post-Reagan. M. (2B) Échantillon gratuit no 1 Pour ceux qui y sont extérieurs, il est difficile de disséquer le rap, facile de s’en approcher. Le commandement est : danse, ne comprends pas ; participe, ne manipule pas. Le rap est une forteresse protégée par les douves jumelles de la parole et de la technologie. La première est un nouveau type de langage – la « dialect drug » comme l’appelle De La Soul – que les rappeurs façonnent à partir de l’argot et disséminent par le biais des disquaires, à notre attention à tous. Certains mots tels que « fly », qui signifie « joli(e) », sont en circulation 133 Rappeurs de sens 134 depuis le commencement, à présent aussi vénérables que le vieil anglais, parce qu’ils apparaissent sur des morceaux de Grandmaster Flash de 1982. D’autres, comme « dead presidents », $ en rap, sont en train de s’imposer ou de tomber en désuétude, selon la date à laquelle vous lisez ceci. Le rap, langue de club, a des myriades de façons de décrire l’apparence du sujet, et celle des autres. « Fly » témoigne du goût d’un homme pour une femme. Personne ne penserait à se décrire comme « fly », même dans le cadre d’un relevé exhaustif de ses propres atouts (plus fréquent dans le rap que partout ailleurs, si ce n’est peut-être dans les petites annonces de Village Voice). « Fresh » signifie irrésistiblement élégant, souvent appuyé par un « funky », un « crazy » ou un « stoopid » (« funky fresh », « crazy fresh », « stoopid fresh »), et principalement utilisé pour exprimer la flyitude de n’importe quoi à l’exception des femmes, y compris soi-même ou son rap, deux concepts que les rappeurs, semblables à des schizophrènes, ont parfois du mal à distinguer. « Dope » signifie « def », et « def » signifie « crazy funky stoopid fresh ». Parmi les synonymes citons : « the shit », « the It », « the cool », « the thang », « the word », « the grooviest », l’impératif catégorique, die Weltanshauung, ce Sein-qu’on-ne-Saurait-Voir. Un rappeur def est si à la pointe du style qu’à ses côtés, même les plus habiles font figure de plagiaires. Être def, c’est rapper sur la pulsation d’une autre boîte à rythmes, pas par goût de la solitude, mais mû par la conviction que d’autres suivront. Le MC d’un rappeur def compose un rap def, qui parle defement de sa propre defitude (et de celle du rappeur) – si def, comme s’en vante le MC / manageur / entrepreneur Russel Rush Simmons, qu’il ne peut être produit que par un label du nom de Def Jam. Le rap est la célébration du pouvoir, assimilant la force au style, et le style avec le « I » (le « Je ») d’Individualité. Les rappeurs « dis » (méprisent) les sans-style, les sans-visage. « Ill » (malade), c’est être faible ou dans le tort ; « to bite » (mordre), c’est voler le pur rythme d’autrui. Et seuls les malades mordent. Mais voici le paradoxe dans lequel a germé le présent mix : les raps def sont toujours ceux qui ont « mordu » assez defement pour éclipser leur source. Dans le rap, l’existence, c’est l’érection. Le contraire de def, c’est « death », la mort. Et la meilleure preuve que vous êtes en droit d’utiliser le pronom personnel phallique, c’est d’être si élégamment vous-mêmes que les autres tenteront de vous dis ou de vous « mordre », mais ne pourront pas – je répète : ne pourront pas – vous ignorer. Parfait, à ceci près que le rap sérieux, des abonnés au platine tels que Public Enemy à Tam-Tam de North 135 Rappeurs de sens 136 Dorchester, est constitué à 99 % de « sampling », d’échantillonnage, un terme issu du jargon technologique et non, cette fois, de l’argot, l’une des plus récentes avancées du remastering qui naquit dans les années 1960, dans les « usines à son » de sorciers de la production tels que Andrew Loog Oldham, George Martin et Phil Spector. Quand Elvis sortit Hound Dog en 1958, son groupe et lui durent faire quelque chose comme 51 prises, pour la simple raison qu’avec cinq membres et en l’absence de matériel de mixage, il fallait bien 51 prises pour que les cinq sonnent juste simultanément. Un enregistrement sans mixage, c’est tout bonnement de la musique live qu’on garde pour plus tard. Le mixage, le mortier du terrible « mur de son » de Phil Spector, permit d’avoir sur une même piste un artiste jouant de plusieurs instruments, ou faisant lui-même les chœurs, ou mêlant sa musique à d’autres musiques ou bruits préenregistrés. Prenons deux magnétophones : Elvis aurait pu chanter la mélodie principale sur la bande du magnéto 1, la rejouer et chanter la seconde voix sur sa propre voix préenregistrée, le magnéto 2 enregistrant la polyphonie. Les premiers tubes pop remasterisés représentent la toute première musique artificielle, étant donné que ce que le consommateur de 1963 vivait comme un Événement sonore sur sa platine était impossible à reproduire sur scène. Le rock commença à se changer en une Illusion d’Événement, rendue possible par la technologie : le rock se mit ainsi à ressembler de plus en plus au cinéma, s’engageant sur une longue route au bout de laquelle se trouvait MTV. Mais ce n’est pas cela qui empêchait Phil Spector de dormir la nuit. Les gourous des studios avaient de plus gros poissons à nettoyer, car cette nouvelle liberté de façonner le son avait un prix. À chaque nouveau saut magnétique, un peu plus loin du live que le précédent, chaque bande étant réalisée à partir de bandes qui elles-mêmes étaient des bandes de bandes, les interférences, chuintements et crépitements, se voyaient multipliés. Une bande prémagnétisée comportant 2 unités d’impuretés sonores pour 10 000 unités d’Elvis Presley, réenregistrée sur une bande similaire 2/10 000, cela produit 4 unités de sifflement ; réenregistrée, 8 ; puis 16 ; puis 32. À mesure que le son gonfle, il pourrit. La solution à ce problème fut une avancée considérable du nom de « multipistes », des enregistreurs pouvant capter du son et le rejouer sur 2 (comme pour la stéréo), 4 (comme sur le Sgt. Pepper’s Lonely Heats Club Band de 1967, à l’époque, une vraie révolution auriculaire), 12, 16 et aujourd’hui 24 pistes parallèles, et éliminant les bruits parasites 137 Rappeurs de sens 138 produits par le transfert du son d’une machine à une autre. Rythmes, mélodies, harmonies pouvaient être enregistrés sur des pistes distinctes, permettant ainsi à l’interprète ou au producteur de mixer, écouter et remixer, d’ajouter une voix ou un instrument sur une piste supplémentaire. Les Edison du rap tels que Kool Herc, Grandmaster Flash et Afrika Bambaataa débutèrent comme DJ lors de fêtes, pas comme musiciens. Leur technique consistant à brancher deux platines à un mixeur, afin de pouvoir « compacter » le son de deux disques différents et de rapper dessus au micro, était une illustration rudimentaire, artisanale, du concept de multipiste. Les prouesses technologiques des studios NASAesques de CBS et Polygram devinrent accessibles au ghetto. Carter était président. Les Bee Gees, avec cinq chansons au Top 10 en douze mois, étaient rois. L’enregistrement numérique, cette science qui distingue Tam-Tam sur album et Tam-Tam en live, est une technologie qui convertit les signaux analogiques (la musique) en signaux numériques. Ces signaux sont « lus » par un ordinateur alliant un matériel de codage sophistiqué, un système d’exploitation de pointe et un synthétiseur perfectionné, à la vitesse de 40 000 bits par seconde, voire plus. Les sons enregistrés, réduits à des nombres, peuvent être refaçonnés, triturés, assourdis, amplifiés voir échantillonnés et répétés. Le matériel traduit ensuite les nombres ainsi modifiés en son, qui à son tour, peut être enregistré et combiné à d’autres sons. Résultat : la reproduction sans bruit de fond d’une infinité de pistes, qui séparément, peuvent être manipulées à l’infini. L’enregistrement numérique, partie intégrante des profondes mutations dans la conception de la pop dans les années 1980, divise plus ou moins équitablement la responsabilité de la « chanson » finalisée entre l’interprète, l’ingénieur-son derrière sa table de mixage, le producteur qui coordonne le processus d’enregistrement multipiste, et l’équipement électronique qui « crée » véritablement la musique que nous achetons. Les synthétiseurs les plus récents42 produisent des 42. … eux-mêmes héritiers d’un long processus évolutif tout au long du xxe siècle, tout d’abord le piano mécanique, puis les ondes Martenot, le Thérémine et le Trautonium (instruments électroniques rudimentaires qui firent fureur en France), puis la musique concrète de pierre Schaeffer en 1948, puis le premier synthétiseur électronique inventé par des ingénieurs de RCA dans les années 1950, puis l’inauguration du Centre de musique électronique de Columbia-Princeton en 1959, et en 1964, le développement par Robert Moog du Moog 55, premier émetteur de « blurps, fouips, zwips, twings et schlonks » pouvant être produits à des fins commerciales. Walter / Wendy Carlos utilisa en 1968 un Moog 55 sur son Switched-On Bach, album qui popularisa plus que nul autre le son du synthétiseur. – D. 139 Rappeurs de sens 140 sons à partir du courant électrique, il ne s’agit plus d’amplificateurs électroniques de vibrations analogiques, disposant en lieu et place de mains et pieds humains, de simples voltmètres permettant de tout déterminer, de la touche au ton en passant par le timbre et « l’enveloppe ADSR43 » (terme qui, tout comme « numérique » et « multipiste », n’appartient pas au rap, et décrit la durée d’une note à l’échelle infinitésimale, les différences entre l’onde sonore à sa naissance et à sa mort – la manipulation des pédales d’un piano, par exemple, permettent d’influer sur les composantes « déclin », « maintien » et « relâchement » de l’enveloppe d’une note ou d’un accord). Le Kurzweil 250, un système à la pointe du progrès, est un synthétiseur 12 pistes / 12 018 notes lié par un logiciel à un Apple Macintosh Plus, qui lui sert de bibliothèque de sons numérisés. Le Kurzweil pourrait passer au mixeur la totalité de la culture – prenez le cri, perçant à en faire tourner le lait, de Janet Leigh dans Psychose, stockez-le dans le Mac, programmez le synthé de sorte qu’un fa dièse reproduira le cri de Janet Leigh en fa dièse, puis jouez We Shall Overcome tel qu’il aurait été crié par Janet Leigh ; stockez 43. « Attack-Decay-Sustain-Release » (Attaque-Déclin-Maintien-Relâchement). [N.d.T.] le résultat ; traitez de la même façon la Passion selon saint Matthieu de Bach, avec d’imposants chœurs de Janet Leighs hurlant, puis Mary Had a Little Lamb, puis Twist and Shout (celui des Isley Brothers, pas celui des Beatles), le tout crié ; puis jouez les quatre à la fois en un horrible fatras, ou sélectionnez dans le fatras ; remixez le résultat final, quel qu’il soit, de façon à le jouer à l’envers. Et considérez que le travail est « fini ». Ou ne finissez jamais. C’est comme de tenir la musique en joue, à bout portant. Vous pouvez lui faire faire – ou la laisser vous faire – tout ce qui vous passe par la tête. Avec pour seules limites celles de vos caprices. Et le son ? Un processus comparativement fruste aboutit à des CD immaculés, à côté desquels les disques vinyle et les cassettes audio font figure d’écoutes téléphoniques réalisées à la va-vite. Nonobstant les définitions techniques, on n’a pas commencé à « sampler » la musique d’autrui à l’avènement de l’enregistrement numérique multipiste, pas plus qu’on n’a commencé à voyager à l’occasion du lancement d’Apollo 7. La réutilisation du thème I Dream of Jeannie par DJ Jazzy Jef n’est qu’un vol s’inscrivant dans une très longue histoire de « citations musicales » remontant à Bach (qui pilla les danses de cour du xviie siècle dans ses Suites françaises), et même 141 Rappeurs de sens 142 avant. Les compositeurs de musique expérimentale tels que Glass, Reich, Cage, Chatham, Eno et Van Tieghem ont réalisé des « collages sonores » à partir de bribes de sons du quotidien. Ces compositeurs contemporains ont « vandalisé » la tradition classique en la forçant à avaler du bruit, pur et simple, dans le cadre des genres musicaux classiques de la suite, de la symphonie, de la sonate, et même de l’opéra. Le rap, à l’instar de l’avant-garde, se sert de l’échantillonnage numérique multipiste pour faire exploser les frontières musicales et politiques de la soul et du funk, qui sont les Bach et Beethoven des rappeurs. Les albums Yo ! Bum Rush the Show et It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back de Public Enemy (vitesse de croisière : 100-120 pulsations par minute) tissent un fond sonore constitué d’un tempo, d’un autre tempo, de riffs de guitare, de sirènes perpétuelles, de bruits de syntonisation, de scie circulaire (à moins qu’il ne s’agisse d’une roulette de dentiste sur Terminator X Speaks With His Hands ?), de moteurs, de sons curieux, de bavardages et de vers. Les producteurs de Public Enemy, Hank Shocklee et Carl Ryder, manipulent des techniques inventées pour éliminer les impuretés sonores, afin d’amplifier ces impuretés. Résultat : paranoïa acoustique. Go, go, go, go, go, go Take a look at his style Take a check of the sound Off the record, people keeping him down Trick a chick in Miami Terminator X packs the jams44 … fulmine Chuck D sur Terminator X to the Edge of Panic, un hommage à Terminator X, son acolyte affecté aux samples et aux scratches. Mais la déclamation de Chuck abolit les vers, ne laissant aucun espace d’audition entre ses mots. Il vous dit d’y aller, go go go, mais refuse de vous laisser partir. En fait, Smoke Some Kill et Nation of Millions sont le signe du passage à l’âge adulte du rap, salué en tant que tel par un article du Los Angeles Times en février 198945. Ce passage est signalé, entre autres, par une diversification thématique, dépassant les formules simplistes à la dégage-de-mon-terrain-de-basket si chères à des pionniers tels que Sugarhill Gang et Grandmaster Flash. Le monde du rap s’élargit, absorbe le Lévitique, le SIDA, la famine, l’Irangate, tout ce que la pop et le peuple ont toujours absorbé, et plus encore, avec l’appui du sampling. Schoolly D proclame la fierté 44. « Allez, allez, allez, allez, allez, allez / Mate un peu son style / Écoute un peu le son / En off, ceux qui l’oppriment / Trompe une meuf à Miami / Terminator X remplit les salles. » 45. 21 février 1989, p. D 2. 143 Rappeurs de sens 144 qu’il a de sa propre couleur, en samplant dans Black Man le discours du Black Panther H. Rap Brown et, sur la base de cette fierté, produit un texte ouvertement politique. Le groupe 7A3 de Los Angeles scande It’s a mad, mad world (« ce monde est vraiment fou »), avec pour preuves des samples de véritables flashs infos relatant des règlements de comptes entre gangs, des violences policières et des catastrophes aériennes. En 1988, Stetsasonic vit un de ses titres caracoler en tête des ventes, A.F.R.I.C.A., un morceau anti-apartheid dans la veine de We Are the World, comportant un mix numérique de Jesse Jackson et du percussionniste africain Babatunde Olatunji. Le sampling est également la source de gags peu finauds, intentionnellement ou pas, qui représentent un des revers du rap. L’immortel Hello, Wilbur de Monsieur Ed, le cheval qui parle, a fait plusieurs apparitions, l’intro de Bugs Bunny, une seule jusqu’à présent. Une bonne partie des samples les plus libres et les plus amusants nous vient du groupe le plus prometteur de la nouvelle décennie, De La Soul, qui débute son Plug Tunin par les encouragements enthousiastes bien qu’inquiets d’un présentateur radio des années 1930, « Good luck to both of you ! » (« Bonne chance à vous deux ! »), comme si nos héros hip-hop s’apprêtaient à traverser la Manche à la nage. On trouve sur d’autres morceaux de l’album 3 Feet High and Rising la voix d’un crooner des années 1950 ralentie au point d’être à peine compréhensible, une phrase de Liberace se concluant sur un écho digne d’un hypnotiseur malsain, des boucles répétitives de cours de français niveau élémentaire… et l’intro de l’album est une parodie de la parodie de jeu télévisé de MTV, Remote Control, où un présentateur survolté nous demande à nous, concurrents / auditeurs, si nous sommes prêts à « jouer le jeu ». Le jeu comporte des risques. DJ Jazzy Jef et le Fresh Prince ont conçu leur Girls Ain’t Nothing But Trouble autour du thème tintinnabulant de la série I Dream of Jeannie (Jinny de mes rêves), quaranteneuf secondes de soupe pseudo-bédouine décérébrée qui, pour nombre d’entre nous, a fait figure de rite bien-aimé, tous les jours, au gré des rediffusions. Girls Ain’t Nothing But Trouble (« Les filles, c’est rien que des problèmes ») représente la quintessence du Fresh Prince, le titre lui-même soumettant ses très profondes conclusions sur le sujet, fondées sur des exemples sans nombre tirés de la vie quotidienne du Prince de Bel-Air, dans laquelle, effectivement, une fille en particulier s’avère n’être rien d’autre que des problèmes. C’est là un sous-genre auquel les blancs ont travaillé depuis ses débuts (vous vous souvenez de It’s My Party and I’ll Cry If I Want To ou de Teen Angel), mais ça écorche tout de même les oreilles d’entendre deux grands noirs d’âge adulte, en jean, or et couvrechef en cuir, chanter un truc pareil. C’est comme si 145 Public Enemy avait samplé Louis Farrakhan sur The White Capitalist Oligarchy Ain’t Nothing But Trouble (« l’oligarchie blanche capitaliste, c’est rien que des problèmes »), pour se plaindre au micro que The white systum Is a pain in my bum46. Rappeurs de sens Nous sommes tentés d’imaginer d’autres grands écarts entre les genres, encore plus désolants : James Brown, Parain de la Soul, chantant la partition d’Ivnglg, dieu nordique de la guerre tout droit sorti du cycle des Nibelungen de Wagner, ou Neil Sedaka47 en blouson de cuir, faisant une reprise de This Beat Is Military de K-9 Posse, chantant : 146 Callin’ strikes of the air Declarin’ aerial warfare48. Mais le seul élément non médiocre de Girls Ain’t Nothing But Trouble confine tout simplement au génie rap : il s’agit du vol audacieux du thème de Jinny de mes rêves par DJ Jazzy Jeff, si déplacé qu’il en semble presque psychédélique. Après tout, voler 46. « Le système blanc / Est très enquiquinant. » 47. Crooner américain. [N.d.T.] 48. « Ordonnant des frappes de l’aviation / Déclarant une guerre aérienne. » une voiture, c’est une chose : voler la fausse voiture peinturlurée de pâquerettes que conduisent les clowns sous le grand chapiteau, c’en est une tout autre. Et, c’est vrai, alors que le Prince de Bel-Air chouine sur ces filles qui n’arrêtent pas de chouiner, nous nous surprenons à imaginer non sans plaisir une toute nouvelle « Jinny de mes rêves », que rien ne permettait de se représenter jusqu’ici : une sitcom des années 1960 avec des rappeurs. C’est une idée aussi amusante que réjouissante ; et tout l’humour provient du plaisir désagréable que nous éprouverions si les épisodes de Jinny de mes rêves finissaient différemment lors de leur rediffusion dans les années 1990, si on allumait la télé dans les tout premiers mois de la présidence Bush pour tomber sur des hippies dressant leur tente dans Bonanza, des lesbiennes dans Leave It to Beaver, et, oui, des B-boys arborant des chaînes et reluquant les fesses et le décolleté de Jinny alors qu’elle tente de percer les mystères des courses au supermarché. Beaucoup s’indigneraient, comme si la lucarne magique avait rompu sa promesse. Et tout d’un coup, le fait de regarder Jinny de mes rêves devient aussi dangereux que la vie elle-même ; tout d’un coup, vous ne savez plus à quel moment précis Roger Healey interrompra l’action, en demandant « Est-ce que je vous ai interrompus ? » – en fait, pour la première fois, vous ignorez s’il l’interrompra 147 Rappeurs de sens 148 ou pas, et jusqu’au sujet de l’épisode. La première demi-heure n’est autre que le Jinny de mes rêves antérieur à la puberté, une série que vous aimez depuis plus longtemps que vous n’aimez les filles (et que vous espérez toujours aimer quand vous vous retrouverez en maison de retraite, après que cette lubie à propos des filles vous aura passé). Et puis soudain, sans signe avant-coureur, Jazzy Jeff et le Prince de Bel-Air apparaissent à Cocoa Beach, où vit Tony Nelson, et demandent à Jinny si elle a quelque chose de prévu aujourd’hui. Spectacle des plus cruels, comme de se voir demander de repasser par la case puberté à vingt-six ans. Ça n’arrivera pas, bien entendu, parce que n’importe quel Américain sait que le premier noir à raconter des conneries à la télé a été George Jefferson, incarné par Sherman Hemsley dans la série All in the Family, cinq ou six ans plus tard, ce qui revient à dire que les sitcoms des années 1960 étaient un terrain de jeu exclusivement destiné aux blancs, conformément à une ségrégation uniquement dictée par les règles fluctuantes du genre. Non pas que les noirs racontant des conneries fussent interdits d’apparaître dans des séries comme Ma sorcière bien-aimée ou Les Monstres, ou qu’on engageât Tom Bosley pour des rôles taillés sur mesure pour le furieux Jim Brown. En vérité, si les noirs étaient absents des sitcoms des années 1960… c’était tout simplement parce qu’ils n’avaient aucune raison d’y apparaître. Les sitcoms des années 1960 étaient un monde peuplé de sorcières, de génies, de Martiens, de fantômes, de chevaux qui parlent, de cochons qui pensent, de joyeux camps de prisonniers de guerre, un mic-mac patenté aussi dénué de règles qu’un drame sans genre. Mais posez-vous cette question : qu’est-ce qui est le plus tiré par les cheveux, que Jim Brown participe à un épisode de Jinny de mes rêves, ou qu’une série mettant en scène un astronaute vivant avec une torride jeune femme en bouteille, une série ne faisant aucune référence au sexe, encore moins aux conflits ethniques, monopolise l’attention de l’Amérique en plein été 1967, alors que des émeutes éclataient dans les plus grandes villes du pays ? Qu’est-ce qui est le plus étrange : un Jinny de mes rêves avec ou sans noirs ? Réponse : les deux versions sont aussi bizarres l’une que l’autre. Pourtant, voici vingt ans que la deuxième hante le paysage audiovisuel, alors que la première ébranlerait à elle seule le concept de rediffusion, qui nous est aussi familier que le petit écran lui-même. La dichotomie entre « bizarre » et « normal », Eux et Nous, Terroriste et Combattant de la Liberté, vaudou et catholicisme, est au cœur de l’ambivalence des opinions des blancs sur le rap. De même que N.W.A. soutient durant ses interviews que leur 149 Rappeurs de sens 150 violent et très controversé Straight Outta Compton ne choque que ceux qui ne vivent pas la violence au quotidien, le mélange de chasteté érotique et de science magique propre à Jinny de mes rêves n’apparaît comme un divertissement de prime-time « normal » qu’aux yeux des habitants de banlieues résidentielles, biberonnés aux sitcoms. Tout récit de voyage décrit nécessairement le quotidien de quelqu’un. Tout public est double : d’un côté, celui qui est subjugué parce qu’on lui raconte enfin sa propre histoire, et de l’autre, celui qui est subjugué parce qu’on lui raconte une histoire si éloignée de la sienne qu’elle lui semble étrange. Ces deux groupes (qui autrement ne s’uniraient jamais) se fondent dans l’art populaire de masse en un seul et même public, une illusion d’union. JazzyJeff, soulevant les rires par l’incongruité de son sample, pousse cette stratégie du public aussi loin qu’il est possible, transformant Jinny de mes rêves en morceau rap – étrange aux yeux de ceux pour qui les astronautes possédant un génie s’apparentent à du déjà-vu, mais tout aussi étrange pour ceux qui ont leur définition de ce qui est pertinent dans le rap. Et dans cette double étrangeté s’opère une union qui en soi, est assez amusante. Considérons Jinny de mes rêves. Cette série en prime-time, tous les lundis, était tout bonnement complètement barrée. Une sitcom sur un héros du quotidien en quête de Normalité hooverienne. Tony Nelson est l’Homme de Science du documentaire des années 1950 intitulé Notre ami l’atome. Sa Pandore est une mini-Marilyn Monroe49 à qui son agent a donné un nom de paradis. Le problème de la semaine pour le Major Nelson est que la réalité n’est pas assez stable. Jinny se méprend sur le mot « stable » (en anglais, « stable », mais aussi « écurie »), et fait apparaître un cheval de course sur le patio. Plus tard dans l’épisode, le jockey fait son entrée sur scène, très en rogne. Pendant une dense demi-heure, les confusions sur ce qui est vrai ou devrait l’être se suivent, les personnages les dissimulent, les circonscrivent, les résolvent, pour nous faire revenir enfin (nous, riches banlieusards de retour de vacances mentales) au tout début de l’épisode. Dans l’épisode diffusé le 12 juin 1967, Tony, l’Américain de l’ère spatiale, regrette à haute voix de ne pas vivre au temps du Far West, quand les hommes étaient de vrais hommes. Jinny, soucieuse de lui faire plaisir, omnipotente, et prompte à tout prendre au pied de la lettre (une combinaison mortelle dans une sitcom), l’envoie (et nous envoie, 49. Littéralement. Barbara Eden se fit remarquer dans une fugace version pour le petit écran des Hommes préfèrent les blondes, en 1963, où elle reprenait le rôle de Marilyn Monroe. Son véritable patronyme est Schlajansky, ou un truc du genre. 151 Rappeurs de sens 152 du même coup) à Gopher Gulch, un décor de western où des voleurs de bétail, sous la houlette de Hoyt Axton (vieux crooner et cow-boy de série B), terrorisent à peu près tout le monde. S’ensuit une parodie de Le Train sifflera trois fois, avec Tony dans le rôle du gentil blanc tout juste bon à se tirer dans le pied, mais refusant l’aide de Jinny : il se doit d’affronter Hoyt Axton seul. Tony finit par remporter le duel burlesque, et Jinny et lui sont de retour à Cocoa Beach : il reste une minute à peine avant la fin de l’épisode (on dirait de riches banlieusards de retour de vacance la veille du retour au boulot), et juste assez de scénario pour savourer la fin de leur aventure, avec l’interruption de Roger Healey. En cette soirée du 12 juin 1967, est-ce que quelqu’un a éteint sèchement sa télé alors que le générique de fin défilait sur fond musical pseudo-bédouin, s’est tourné vers son chéri pour demander, « Mais qu’est-ce que c’était que ça » ? La parodie de Le Train sifflera trois fois est une singulière invite à l’imagination : le danger encouru par Tony à son corps défendant est la conséquence même de la réalisation de son vœu ; mais il s’avère que ce danger, ce vœu-qui-tourne-mal, est ce qu’il désirait sans le savoir. Tout cela dans une Floride rêvée, à ne surtout pas confondre avec la véritable Floride de Walter Cronkite, théâtre d’émeutes ethniques particulièrement peu réjouissantes, à Tampa, qui débutèrent la veille au soir du voyage de Tony Nelson au Far West, et atteignirent leur pic entre 20 heures et minuit, heure de la côte est, lundi 12 juin 1967, au même moment où était diffusée la parodie de Le Train sifflera trois fois. Les émeutes de Tampa commencèrent dimanche soir : le temps était lourd et chaud, et les fausses rumeurs de la mort d’un jeune tombé sous les balles de la police de Tampa rassemblèrent des foules désœuvrées dans les rues. Des incendies se déclarèrent. Des flics (qui sans doute, à l’instar de leur confrère de Floride Tony Nelson, se rêvaient en cowboys) furent dépêchés et bousculèrent quelques gamins. Il n’en fallut pas plus en vérité : détaillants d’alcool et magasins d’électroménager furent dévalisés sur l’artère principale du quartier noir de Tampa, des télés furent probablement volées et allumées, peut-être branchées sur la branche locale de la NBC, juste à temps pour voir Tony Nelson regretter à haute voix de ne pas vivre à l’époque où les hommes étaient de vrais hommes. Le chaos s’ensuivit. Citons ici le Rapport de la Commission nationale consultative sur les troubles civils : Alors qu’ils roulaient sur la voie expresse [près du centre-ville de Tampa], M. et Mme C.D., un jeune couple blanc, furent alarmés par les incendies. Décidés à savoir ce dont il retournait, ils empruntèrent 153 Rappeurs de sens la bretelle de sortie pour se retrouver au milieu de l’émeute. La voiture fut renversée. Ses vitres furent brisées. [M.] C.D. fut traîné sur la chaussée… J.C., un Noir de l’Arkansas exerçant la profession de cueilleur de fruits, fut aussi surpris par l’émeute que [le jeune couple blanc]. Se précipitant vers le break où la jeune femme était restée coincée, il s’interposa entre elle et la foule agressive50. 154 Un monde se serait écroulé si la foule de cette bretelle de Tampa avait fait irruption dans le Cocoa Beach de Jinny de mes rêves. Pas sur le plateau de la série télé, mais plutôt, et très mystiquement, dans l’épisode du 12 juin 1967 lui-même, posant un défi narratif tel que les sitcoms des années 1960 n’en ont jamais affronté : absorbez notre émeute ; prouvez que cette série est assez forte pour le faire. Les scénaristes de la NBC se lancent dans un brainstorming impromptu tandis que la foule agressive se masse autour de la pelouse de Tony Nelson. Les appels paniqués de la direction et de la Maison Blanche se succèdent toutes les cinq minutes : « Alors vous avez trouvé quelque chose ? » À la hâte, on réécrit le script de façon que Tony Nelson règle son compte à Hoyt Axton en cinq minutes, au 50. Rapport de la Commission nationale consultative sur les troubles civils, New York, Bantam Books, 1968, p. 44-45. lieu des vingt-cinq initialement prévues, pour revenir aussi sec à Cocoa Beach et œuvrer à une trêve entre la foule et la police blanche de Tampa, enquêtant directement auprès du médecin légiste de la police afin de prouver que le meurtre supposé qui a entraîné les émeutes n’a en réalité jamais eu lieu. Jinny, pleine de bonnes intentions mais terriblement inepte, tente de lui donner un coup de main en faisant apparaître Martin Luther King (fidèle à sa légendaire élégance, le leader du mouvement pour les droits civils accepte de jouer son propre rôle pour mettre un terme aux violences), afin qu’il convainque tout un chacun de rentrer chez soi. Cependant, dans le scénario revu et corrigé, King est d’avis que toute cette scène n’est que le produit d’une expérience d’intoxication de la population au LSD menée par la CIA, et dit à Jinny qu’en vérité, elle n’existe pas. « Oh, et je parierais que vous êtes Tommy Nelson, le célèbre astronaute », ajoute King en pointant Nelson du doigt. « Tony, vous voulez dire », corrige Larry Hagman. (Rires.) La direction de la chaîne, s’apercevant que conformément au nouveau script, King refusera d’aider les personnages principaux en arguant que rien de tout cela n’est en train d’arriver, rappelle les scénaristes : « Mais qu’est-ce que vous foutez, bande d’abrutis ? Faites que King parle aux émeutiers, bon sang ! » Mais les scénaristes en sont incapables. Après tout, c’est une sitcom, et ils ne peuvent pas plus violer les 155 Rappeurs de sens 156 lois du genre que Dieu ne peut créer quelque chose de plus parfait que Lui-même. Un ressort comique s’impose, et ils ont recours au plus classique : l’incrédulité. Pendant ce temps, dans l’épisode, la Garde nationale de Floride, bombardée de pierres et d’épithètes, fixe ses baïonnettes. Tony Nelson ordonne à Jinny de transformer leurs fusils en violoncelles. (Rires.) Malcolm X (incarné par le polyvalent Nipsey Russell) se voit arraché au paradis musulman, qui, détail pour le moins suspect, ressemble à s’y méprendre au décor utilisé pour les scènes à l’intérieur de la bouteille de Jinny ; King et X se disputent sur la question de savoir qui est responsable de ces émeutes (qui, de l’avis insistant de King, n’ont en réalité pas lieu), jusqu’à ce que Jinny intervienne. D’un ton suppliant, elle déclare en regardant droit dans l’objectif de la caméra (Barbara Eden flairant son premier Emmy) Nous devons nous rassembler. Pourquoi ne pas nous rassembler ? Hein, à quoi bon ces grises mines ? [Elle chatouille Malcolm X qui, malgré lui, sourit] Voilà, M. X. Et vous, docteur King ? Vous ne voulez pas nous faire un petit sourire ? S’il s’agissait d’une comédie musicale de la MGM, ce serait le moment opportun pour Barbara Eden d’entonner une chanson, entraînant tout le monde (Malcolm X, le chef de la police de Tampa, le Dr Bellows), dans une ronde autour des Chrysler garées sous l’auvent. Au lieu de ça, le scénario précise que les deux maîtres à penser des droits civils prennent conscience de la folie de leur dispute. Unissant leurs forces, ils apaisent les émeutiers. L’ordre est restauré, et le chef de la police de Tampa, sévèrement réprimandé, jure qu’à l’avenir les choses seront plus justes. Son chien policier aboie affirmativement, entraînant l’inévitable chute : « Voilà qui est unanime ! » (Rires gênés. Applaudissements.) Le sample rap de Jinny de mes rêves, mélange hommage et saccage, célébrant l’infinie interchangeabilité de la culture partagée et attaquant la ségrégation au cœur de l’icône culturelle en l’intégrant ironiquement. Il existe une autre parodie de déségrégation : le Walk This Way de Run-DMC, qui fit fureur en 1986 parmi les jeunes blancs, et sample le hit d’Aerosmith remontant à 1977 (tout aussi populaire), de façon si systématique qu’il est ardu de savoir qui sample qui sans consulter la pochette du disque. L’incarnation visuelle du morceau sur MTV, sans aucun doute le clip rap le plus vu de l’histoire, met en scène la relation à la Caïn et Abel qu’entretient le rap avec le heavy metal. Les Run-DMC répètent dans une arrière-salle miteuse du ghetto. Leurs efforts sont interrompus 157 Rappeurs de sens 158 par des accords metal tonitruants, que nous – en notre qualité de téléspectateurs lambda de MTV, les mardis à 15 heures – reconnaissons comme de l’Aerosmith, un quatuor bostonien de hard-rock évoquant les bières bon marché passées en douce dans le stade de foot, il y a près d’une décennie. Souvenirs moyennement agréables, mais incontestablement forts. Les Run-DMC ont du mal à supporter cette musique, et font semblant de s’enfoncer les doigts dans les oreilles, imitant un bref et glorieux instant les pères de banlieues cossues hurlant à Junior, enfermé dans sa chambre à l’étage, de baisser le son, nom de nom. Ils prennent rapidement les choses en main, et traversent un mur, bien résolus à laisser des empreintes d’Adidas sur les responsables. Derrière le mur, ils trouvent, fort logiquement, un stade rempli de fans d’Aerosmith, comme au temps jadis, réuni devant le chanteur Steve Tyler, vêtu du même déguisement idiot d’elfe magicien qu’il portait la dernière fois que quelqu’un lui a prêté un tant soit peu d’attention. Les rappeurs menacent Tyler, et une angoisse agréablement tordue étreint nos cœurs de téléspectateurs : les B-boys viennent d’envahir le côté blanc des années 1970, ne serait-ce pas un horrible soulagement que de voir le rap appliquer, pour une fois, la violence qu’il suggère ? N’aimerions-nous pas être révoltés en voyant le rap mettre son pied au cul acnéique du heavy metal, abattant les guitares (si souvent depuis Elvis, brandies comme des métaphores de violence corporelle, véritables flingues-godemichets ou haches-godemichet) sur le crâne des guitaristes ? Mais non, une fois de plus, ce n’était qu’une simple titillation. Les Run-DMC se disent que finalement, ils aiment ce truc, et les deux groupes unissent leurs forces, contre toute vraisemblance. Steve Tyler, qui ne sait pas danser, apprend à tout le monde comment s’y prendre. Les passages ironiques abondent, bien évidemment, comme ils se doivent d’abonder quand gros sous et art dînent à la même table. Détruisant les murs symboliques, aussi fins que les faux murs de plateau de tournage qu’ils sont en réalité, Run-DMC s’efforce de célébrer la déségrégation, en omettant cependant le fait qu’Aerosmith, ce groupe de rockeurs plus blancs que blancs, n’est qu’un plagiat à gros budget de Led Zeppelin, et que Led Zep est tout droit sorti de Chess Records, label de Chicago spécialisé dans le Rhythm & Blues le plus noir qui soit. En dansant avec Steve Tyler, les Run-DMC oublient que Willie Dixon, comparse de Muddy Waters, dut traîner en justice Led Zeppelin afin de tirer quelque profit de leur réutilisation de son blues. Walk This Way est une 159 réconciliation peu réjouissante de la musique noire et urbaine des années 1980 avec une partie de son riche héritage, tel qu’il a été miné et abâtardi par le Show Biz. Si ça c’est de la déségrégation, alors les grandes surfaces recèlent des trésors. D. (2C) Pourtant, chemin faisant quelque chose peut arriver qui vous fait soudain croire que vous comprenez pourquoi cette curieuse antimusique fermée sur elle-même suscite cette fascination fébrile chez vous, qui lui êtes extérieur, et n’avez accès au « Vrai Truc » que par l’entremise de disques et de matériel adéquat dans de douillets appartements bostoniens, que vous pouvez tout à loisir brancher ou débrancher, écouter avec l’intensité distante et impassible de qui regarde à travers la vitre d’un train à grande vitesse. Ceux parmi vous qui vivent à, mettons, Chicago ou New York, ont-ils remarqué comme les usagers des trains et métros ont tendance à se faire très discrets et 161 Rappeurs de sens 162 concentrés lorsque South Side ou South Bronx se met à défiler sous leur nez ? Si vous observez de près leurs visages, vous comprenez qu’il ne s’agit pas de tristesse, pas même de malaise ; c’est une sorte de fascination rigide pour la beauté des ruines dans lesquelles vivent des gens, totalement différents de vous dans leur apparence et leurs goûts, un horizon bloqué de vues complexes, dalles grises et bombes de peinture rouge. Des hiéroglyphes sur les murs, des gens sur les perrons, des paniers de basket sans filet. Les blancs ont toujours adoré regarder le « vrai monde noir », de préférence à distance et en mouvement, fugace et rapide, en chemin vers des affaires qui les intéressent. Une vue à cette distance entraîne des généralités faciles sur le rap, dont le rôle se limiterait à celui de plus récente musique « noire ». Comme : moins une population a de réel pouvoir, plus elle revendique son hégémonie sur des zones qui n’ont que peu d’importance à une plus vaste échelle. Une façon de régner en enfer : un vocabulaire, une syntaxe, une gestuelle, une musique, une danse, bien à eux ; de la nourriture bien à eux ; une rhétorique religieuse ; des rites sociaux et festifs ; cette supériorité athlétique… bien connue – le saut vertical avec élan – nous les aimons en plein air, dans des champs de coton ou des stades51. C’est un Enfer que nous aimons contempler parce que c’est l’enfer de 51. … et parfois en intérieur, dans des tribunaux. quelqu’un d’autre… Et les arts populaires exportés ! le chant et la danse !… chaque innovation, chaque nouvelle Scène, chaque génie, né d’une « souffrance » que nous nous plaisons tellement à imaginer, alors même que nous récupérons, surpayons, homogénéisons, domptons au mieux le chant de cette souffrance pour que nos pâles semblables puissent l’interpréter. D’où une facile analyse, à travers la vitre du train à grande vitesse, du rap considéré comme la dernière occasion d’éprouver ce sentiment postlibéral de culpabilité par procuration que nous trouvons aussi jouissif que nécessaire – le fait est que nous aimons jouer les voyeurs, jouer à être maintenu, pour une fois, vraiment à l’extérieur ; ça nous apaise, nous pousse à croire que ce qui se trouve dans ce monde dévasté ne nous regarde en rien, demeure là en proie à la Décomposition, parce que Destiné À cette décomposition, la douleur que font ressortir les raps sur les visages déformés pas plus pertinente ou vraie que les tripes cathodiques de Notre fenêtre la plus grande. L’illusion des blancs prenant « l’authenticité » pour un panneau indicateur de l’équité, le tous-unis-dans-l’indifférence des relations publiques des années 1980 : Que le Ghetto Demeure le Ghetto, vu du train. Seulement voilà un truc sympa à faire : descendez du train, ne serait-ce que pour un instant, et il s’avère alors que ce n’est pas le train qui est en mouvement, mais bel et bien le paysage étriqué du rap ; et les « ruines » 163 Rappeurs de sens 164 qui sont sa demeure et sa raison52 sont loin d’être ce champ archéologique statique qu’elles semblent être, elles-mêmes sont en mouvement, elles s’organisent et deviennent quelque chose de tout aussi décati et terrible, mais d’une certaine manière voulue en tant que telle de l’intérieur, une hégémonie qui compte, une apposition délibérée, tendue vers l’expression, vers la Conscience, « florissante » en quelque sorte, et même copulant ; de sorte que ce qui, à travers la vitre en mouvement, semblait être la perpétuation dans le présent d’un passé d’avanies, se révèle être un totem abîmé dédié à la présence totale – un espace-temps Autre, distinct, inégal, explosant vers l’extérieur. Le rap est le boum tonitruant de cette explosion, qui se répand lui-même tel un gaz dans le paysage désolé des années 1980, évoluant du stade de musique pour fêtes privées, hymne de gang, mode passagère pour petits labels à l’espérance de vie pop mesurable avec un sablier de cuisine, pour devenir on ne sait trop comment (Nous regardions alors ailleurs), une scène, un mouvement, Diffusé sur les Ondes, et finir par assumer, depuis près de vingt-quatre mois, le rôle fécond de Genre à part entière. Explosant en sous-espèces à une vitesse impossible à suivre. Il existe maintenant des mix dub rap et reggae, des mix house de rap et de musique des années 1970, du funk afro 52. En français dans le texte. [N.d.T.] exubérant, du hip-hop acid-house psychédélique. Il y a du rap noir pour consommateurs blancs, grand public (Tone Lo-c, Run-DMC), du rap noir pour la consommation locale (stars locales et aspirants, sans nombre, dans toutes les grandes villes du pays), des superstars du rap ultra-noir pour l’ensemble de la Nation marginale intérieure (Heavy D, Public Enemy, Big Daddy Kane), du rap blanc pour les masses blanches (les exécrables Beastie Boys). On trouve du rap hispanique, teinté de salsa, dans plusieurs barrios de la côte Ouest, du rap fusionné avec de la musique antillaise ou musulmane chez Digital Underground, Eric B. & Rakim, et autres, ou fusionné avec du R&B plus que dansant dans le sous-courant « new jack swing » (Bobby Brown, MC Hammer) ; même les B-boys gays et/ou adeptes de la vie de bohême ont leurs référents, Teddy Riley et Guy, De La Soul, Kwabe, etc.53 L’un des principaux obstacles 53. Notez au passage l’extension du mouvement de cette force irrésistible du son à la danse – les figures propres à Chicago sont très différentes de celles de la Côte, qui se distinguent des mouvements sous sédatifs auxquels invite la complexité nonchalante de De La Soul – et par-delà la danse, à la haute couture urbaine. La coupe « cameo » ou « fade », cette curieuse brosse carrée cyberpunk arborée par Carl Lewis et Grace Jones mais popularisée par Larry Blackmon du groupe Cameo, relève à présent moins du style capillaire que de la sculpture revendicatrice : mots, logos, slogans et signes complexes sont taillés au rasoir dans cette rigide enclume de cheveux qui, selon Village Voice, est « la coupe la plus sciemment unisexe depuis l’afro ». L’uniforme rap classique des années 1980 – casquette de base- 165 Rappeurs de sens 166 à l’analyse de cette Scène est la fureur kaléidoscopique avec laquelle Elle change. C-à-d. que si vous lisez ce texte sous sa forme imprimée, il est déjà obsolète. Et la vitalité du monde du rap repose aussi bien sur la notion de remplacement que sur celle de diversité, qui permet au genre de rester « frais », et ce malgré le fait que les uns après les autres, les groupes succombent aux sirènes du « vrai » business de la musique. Cette Scène a tout d’une hydre. Dès lors que des artistes rap tels que Run-DMC ou L.L. Cool J « font une percée » sur le marché grand public, la terre de tous les profits selon MTV, on observe presque toujours certaines réactions au sein de l’underground urbain qui les a engendrés. Pour leur part, les B-boys du groupe qui a percé n’ont aucun scrupule à accéder à la cour des grands de la pop : après tout, ils n’ont jamais cessé de rapper ball de côté ou Kangol, chaînes, jogging en viscose et chaussures montantes non lacées – « symbolise à présent une ère plus fruste, plus informelle », avec pour ramification un look rap-House-gay-jackswing abondant en motifs à pois, pantalons de serge larges, et mocassins de danse ou « moon boots » britanniques, un style à mi-chemin entre Ricky Ricardo et Frank Sinatra qui sied à une Scène possédant à présent la dignité, l’idiotie et le pouvoir d’attraction propres à une véritable Genre. Et n’oublions pas qu’un seul gros changement dans la mode de l’école et de la rue entraîne des millions et des millions en chiffre d’affaires vestimentaire – et encore plus de dollars lorsque le mainstream blanc, retardé par les médias comme il est de coutume, finit par s’engouffrer dans le dernier cri. sur le fait qu’ils méritaient argent et statut social, sur les récompenses dont seraient inévitablement gratifiés leur style plus que « fresh » et leur voix impossible à « mordre ». Les raps post-succès ont trop souvent tendance à n’être plus que des célébrations de leur nouvelle richesse et leur nouvelle renommée, de la valeur récemment augmentée de leur « Message » – bien qu’il soit très dérangeant de se figurer Public Enemy en train de rapper sur une renaissance de l’engagement politique des noirs, sur la révolution et l’apocalypse américaine, tandis que CBS Records, blanc comme neige, leur verse des millions en droits de distribution générés par ces mêmes exhortations à couper des têtes de cadres supérieurs. Néanmoins, dans la Scène underground, le noyau dur des tout premiers fans du groupe en question ont tendance à leur rester dévoués, à attendre fiévreusement les clips de leur groupe sur la chaîne musicale qu’ils adorent mépriser. Pour faire court, on observe dans le rap (comparativement) moins d’accusations de retournement de veste que dans le cadre du phénomène tout aussi oxymorique de récupération du rock contestataire de la fin des années 1960. Ce qui quand on y réfléchit apparaît des plus bizarres. Comparé à l’Autre blanc et mainstream sur lequel s’aligne le rap sérieux et en fonction duquel il se définit, « l’Establishment » 167 Rappeurs de sens 168 des années 1960 semble tout à fait inoffensif. Apparemment, le crédit du diable est solide, dans le ghetto. Peut-être est-il impossible de vendre des âmes lorsqu’on pense que plus personne n’en a ? Par chance, là n’est pas l’essentiel. Parce que pendant toute cette phase de découverte, de percée, de dollars et d’autocélébration, des groupes de rap complètement nouveaux sont apparus, telles des exhalaisons s’élevant du bitume, prêts à prendre la place des artistes consacrés en tant que nouveau « buzz » authentique, nouvelle tendance au sein de l’underground originel. C’est ce qui se passe à Boston, New York, Philadelphie, Chicago, Washington, Los Angeles. Les supplantations les plus récentes dans le rap « dur » underground sont probablement celles de Ice-T par N.W.A. et de Public Enemy par Schoolly D, tandis que la bataille du rap « soft », nombriliste, oppose actuellement le disque de platine L.L. Cool J, Slick Rick, et les beaux gosses nouveaux venus que sont Kwame et Bobcat. (On ne prendra pas en compte ici la supplantation de Tone Lo-c par Young MC : par définition, le rap conçu pour la consommation de masse des blancs n’a aucune racine underground.) Très souvent, les tout nouveaux groupes d’usurpateurs sont incroyablement plus rudes, plus durs, plus agressifs que leurs prédécesseurs, leur terminologie et leurs thèmes dépassant les limites de ce qu’on peut diffuser sur les ondes, même en 1989 : aucun DJ blanc, aucun auditeur de libre antenne ne sauraient prononcer le vrai nom de N.W.A., « Niggaz With Attitude » (« Négros avec une Attitude ») sans grincer des dents ; et leur hit underground Fuck tha Police (« Nique la police »), à l’instar du Mr. Big Dick (« Monsieur Grosse Bite ») de Schoolly D, semble spécialement conçu pour être rejeté par la radio et le câble, et par là même, en tout cas pour lors, être considéré comme une espèce de territorialisation ethnique extrême, destinée spécialement à un panel de B-boys avertis et disquaires ésotériques, une isolation « def » des sirènes blanches des gros labels. Le phénomène est pour le moins rafraîchissant, mais on conçoit autant de difficultés que de terreur en imaginant ce sur quoi pourrait déboucher ce mouvement non perpétuel (Percée → Usurpation) ; c-à-d. : M. (2D) Bientôt les publicistes du rap seront confrontés au même problème rencontré il y a plus de dix ans par leurs homologues dans l’industrie pornographique. Tous les actes sexuels ou violents auront été représentés symboliquement, et parallèlement, le public rap aura développé un goût pour la nouveauté sanguinolente. Résultat : le premier album de « snuff-rap », dont la conception, à en croire les rumeurs qui courront, sera marquée par la véritable mort de quelqu’un. L’épouvante des journalistes et éditorialistes vaudra aux nouveaux snuff-rappeurs le même type de jackpot publicitaire gratuit dont jouit N.W.A. au printemps 1989. 171 D. (2E) Une grande partie du rap sérieux a trait à la fin des choses – des illusions, des existences, des quartiers, du rock’n’roll, du Monde. S’il s’agit bien d’un Genre, force est de constater qu’il se distingue par la noirceur de sa vision : une sorte de présent dystopique d’où aucun avenir rêvé ne pourra jamais émerger. Les « messages » musicaux d’espoir, de foi, de réconciliation, de l’importance d’un minimum de compassion, de paix, de spiritualité, d’égalité politique (qui oserait dire économique ?), à l’honneur pendant si longtemps, ont été comme partout dans la culture post-Reagan non seulement rejetés, mais encore relégués au statut de clichés « oh-ça-va », et frappés d’un ridicule instantané – cf. les 173 Rappeurs de sens 174 implications de ces fichues apostrophes involontaires de part et d’autre de « messages ». Un roulement d’yeux usés par la réalité urbaine face à la naïveté d’autrui coupe court aux questions, même les plus polies, sur la « vision d’avenir » ou « le programme en vue du changement » du rap54 – sur la Scène rap, ces idées sont tacitement considérées ou bien comme les reliquats d’une lutte absurde et obsolète remontant au mouvement pour les droits civils, ou bien comme du baratin de politiciens blancs qui, après tout, ont bâti ce dans quoi vit le rap. En fait, l’un des personnages de scène standard du rappeur sérieux est celui de porte-parole-de-la-Dureréalité-sociopolitique – « The Warrior / Of Metaphor » (« le Guerrier de la Métaphore ») pour reprendre les mots de K-9 Posse, ou selon le titre d’un des morceaux de Chuck D, Messenger of Prophecy (« Messager de la Prophétie ») – messager qui, cette fois, ne sera probablement pas puni, en ceci qu’il portera, outre les mauvaises nouvelles, coup-de-poing américain 54. Sur ce point, le plus récent mot de la fin appartient à N.W.A. : Do I look lie a motherfuckin’ role model ? To a kid lookin up to me : I say life aint nothin but bitches and money. – « Gangsta Gangsta », in Straight Outta Compton (« Est-ce que j’ai une gueule de putain de modèle ? / Aux gamins qui m’admirent / Je dis que y a rien d’autre dans la vie que les meufs et la thune. ») et pistolet. De nombreuses stars du rap dur ont été plus que préparées à ce rôle de violent harangueur, de prophète au cœur de pierre, de Angry Black Man, d’Homme noir en colère. N.W.A. est dirigé par un ancien membre de gang assumé, issu du tristement célèbre district de Compton, à Los Angeles, qu’il vaut mieux traverser après avoir fait un plein. Schoolly D, lui aussi, exerça un temps d’autres talents au sein d’un gang de rue de Philadelphie. Just-Ice, le plus grand rappeur de Washington, anciennement actif dans le trafic de drogue et le racket, découvrit New York et l’Art après avoir été arrêté par la police de Washington pour le meurtre d’un dealer rival. Toutes les dents de Just-Ice sont en or, avec son nom inscrit en pierres précieuses sur ses incisives, et il a récemment refait un tour en prison pour avoir envoyé sa petite amie à l’hôpital. Le rappeur malcolmien, politisé et en colère, se pose presque toujours en rappeur-soldat, la « racaille » qu’on croise quotidiennement, et ses hurlements durs et violents sont un vrai soulagement au milieu du mépris et de l’autosatisfaction du rap plus doux (« Je suis dix fois plus def que le gars qui dit être dix fois plus def que moi ») ; mais cet extrémisme voulu pousse les rappeurs durs à de bien curieuses lignes de défense contre les accusations de justification et même de promotion de la violence urbaine qu’on fait peser sur 175 eux. Par ex., Chuck D de Public Enemy est d’un sérieux absolu lorsqu’il explique que dans les tout premiers vers du troisième morceau de Yo ! Bum Rush the Show, Rappeurs de sens I show you my gun My Uzi weighs a ton55 176 le mot « Uzi » ne réfère qu’à la musique de Public Enemy, la voix et le message de Chuck. En ce sens, si Chuck est réellement sincère, il effectue ici un curieux retournement (brillant, terrifiant) de la fonction métonymique des paroles de chanson dans la guerre traditionnelle opposant rock / rébellion et censure / ordre. On sait bien que dans l’histoire de la musique pop, l’argot, le double sens et même le détournement tacite de mots innocents ont été utilisés pour obtenir des paroles assez explicites ou choquantes pour être « rock », et assez convenables pour être relayées par la radio, diffusion dont le rock avait besoin – par ex., Baby, here is my love I’d just love to love you (Chérie, voici mon amour J’aimerais simplement t’aimer) 55. « Je te montre mon flingue / Mon Uzi pèse une tonne. » égale Baby, here is my dick I’d just love to fuck you (Chérie, voici ma bite J’aimerais simplement te baiser) – de sorte que le rockeur traditionnel pouvait sourire innocemment et lancer à la cantonade eh bien alors, qu’est-ce qu’il y a de mal à chanter l’amour ? L’argument de Chuck D est un revirement à 180° de la défense métonymique pop, ressemblant du reste à l’une des tactiques standard d’une tout autre campagne, celle des critiques post-structuralistes contre la vieille garde thématiste en art et littérature. Chuck D prétend que « Uzi » – le signifiant d’un type d’arme de poing existant bel et bien, et que pour des raisons évidentes, il ne devrait sans doute pas chanter aussi fièrement dans le New York de 1989 – a pour seul rôle dans ses paroles que celui de métonyme de l’auto-référence. Pour le rappeur « dur » Chuck, quelque chose comme Je vous rappe mes stances Mes paroles ne souffrent aucune offense … c-à-d. que la chanson en soi devient le véritable référentiel profond des paroles richement 177 Rappeurs de sens 178 polysémiques d’une musique qui souhaite jouir à la fois des faveurs du public pop, assoiffé de transgression, et de celles de l’industrie conservatrice du divertissement. C’est là un renversement prototypique des années 1980, qui équivaut à soutenir que le fait de chanter « Voici ma bite » est tout à fait innocent parce que « bite » n’est en fait qu’un simple métonyme de « amour », thème de ce qui n’est « en vérité » qu’une chanson d’amour. L’apparente absurdité circulaire de ce renversement ne porte que sur la sémantique et l’usage, pas sur l’ambition et la créativité manifeste d’un rappeur arrachant à leur contexte des termes artistiques, si traditionnels qu’on peut les faire remonter à la période préhellénistique56. Pourtant, la plupart des personnages du rappeur sont eux-mêmes assez traditionnels, tout du moins n’essayent-ils pas d’opérer une révolution dans la perception et la compréhension des paroles de l’interprète. Il existe un autre personnage de premier ordre, presque aussi commun que celui de récitant-de-jérémiades dans le rap dur : le personnage du rappeur-diablotin, du goupil rusé, du joyeux farceur, le petit héros picaresque qui par sa sagacité et sa créativité vient à bout d’ennemis plus vigoureux ou mieux armés (en l’occurrence, 56. Une fois encore : à supposer ici que M. D soit sérieux ; et, il faut en quelque sorte leur tirer notre chapeau, avec Public Enemy, c’est souvent très difficile à dire. ces ennemis sont toujours soit d’autres B-boys, soit des policiers). On peut trouver son origine quelle que soit la direction qu’on souhaite donner à sa recherche, de l’archétypologie jungienne à Ésope, en passant par le Rameau d’Or ; mais le rusé farceur est un personnage tout spécialement apprécié dans les contes populaires de l’Afrique de l’Ouest, où les ancêtres de tant de noirs américains furent jadis invités à saisir de nouvelles opportunités professionnelles dans le Nouveau Monde. En somme, Legba, l’Homme Bleu (« Blue Man ») de la tradition didactique du peuple Yoruba, démon / esprit dont le boulot consiste à vaincre par la ruse toute personne qu’il croise, vantard, sans pitié dans la victoire, généreux dans les rares défaites (et qui à en croire certains hommes de culture, donna son nom au « blues » américain, purement et simplement), a pour descendant quasi direct le principal protagoniste de plusieurs raps mémorables, tel que le Signifying Rapper de notre vieil ami Schoolly D, un tout nouveau type de morceau qui ouvre encore plus le champ des possibilités du rap dur, réalisant une clôture historique par laquelle ce genre hightech que les initiés définissent comme « n’importe quel type de vers rythmés et rimés prononcés sur un rythme », est en mesure d’assumer sa fonction la mieux ancrée dans une tradition, et sans doute la plus puissante : la narration. 179 Rappeurs de sens 180 Signifying Rapper, déclamé sur la boucle numérique du riff hypnotique du classique de Led Zeppelin, Kashmir (sorte de ballade allégorique sur « d’Étranges Voyages en Terres étrangères »), est l’histoire d’un rappeur lambda qui, après avoir subi les tabassages répétés d’un bad-ass pimp (un mac brutal), finit par se résoudre à « se servir de son astuce » au détriment de son tourmenteur, dans l’espoir de mettre un terme à ces mises à l’amende à la con57. Le lendemain, dès l’aube, le rappeur va trouver le mac et s’empresse de l’avertir que « There’s this mean, big bad faggot / Comin your way » (« il y a un gros pédé, vicieux, teigneux / Qui vient te chercher »), pédé qui s’est évertué à ridiculiser le mac dans toutes les cités. Protégé par l’immunité narrative de tout conteur (qui par définition ne fait que rapporter les dires d’un autre), le rappeur se lance dans une improvisation de vers impeccablement rimés et accentués visant directement le gros méchant mac, dont on tirera ce succulent extrait : He say he know your daddy, and he’s a faggot And your mother’s a whore. 57. … actualisation en plein ère Reagan d’un ancien conte d’Afrique de l’Ouest où un singe farceur mord un lion, que Schoolly D découvrit peut-être dans la collection de disques de son père, par l’entremise de la chanson d’Oscar Brown Jr., classique scat du début des années 1960, Signifying Monkey. – M. He say he seen you sellin asshole Door to door. Yeah, that’s what he say. Listen to what else he say, Mr. « bad-ass pimp » – He say : your granny ? she’s a dyke. And your other brother’s a faggot. And your little sister Lu ? She so low She suck the dick of a little maggot58… … (ce dernier vers est devenu un grand classique dans un appartement de Somerbridge). Il n’y a peut-être rien de plus naturel à ce que, dans un rap que nous aimons à ce point, nous percevions un sous-texte continu – une légitimation à mots couverts du sample, ou de la fonction artistique du rappeur « sérieux » lui-même – dans l’accroche narrative et la morale de Signifying Rapper : une personne, pour aussi petite, marginale et opprimée qu’elle puisse être, peut quand même dire à peu près tout ce qui lui chante à qui ça lui chante, et le faire dans la plus parfaite impunité, 58. « Il a dit qu’il connaissait ton père, et que c’était un pédé / Et que ta mère était une pute. / Il a dit qu’il t’avait vu vendre ton cul / En faisant du porte à porte. / Ouais, c’est ce qu’il a dit. Écoute encore ce qu’il a dit, Monsieur le « gros méchant mac » – Il a dit : ta grand-mère ? c’est une gouine. / Et ton autre frère c’est un pédé. / Et ta petite sœur Lu ? Elle est tellement plus bas que terre / Qu’elle sucerait la bite d’un petit ver de terre. » 181 Rappeurs de sens dès lors qu’elle a assez de jugeote pour présenter ce qu’elle dit comme un message, comme le témoignage d’une réalité, le discours du cœur et de la bouche d’un Autre (ou d’un groupe dont le farceur opprimé est le porte-parole). Il suffit de savoir à qui on s’adresse, à qui on attribue le message, et à quel destinataire le message est censé s’adresser. Quoi qu’il en soit, le subterfuge réussit à merveille pour le Signifying Rapper. Le mac, rendu furieux par ses insultes, mais prenant naturellement pour cible de sa rage la source supposée, s’arme et va au-devant de ce « pédé », teigneux, costaud et tout de cuir vêtu. Seulement, bien évidemment, lorsqu’il trouve la source présumée des insultes, le mac se fait aussitôt désarmer, et prend sacrément cher 182 … in a hell of a way. Me myself, I don’t know how he survived. Came back to the Projects more dead than alive59. … cité où le rappeur, qui a pris l’ascendant sur les putains du mac et se tient triomphant, postcoït, au sommet d’une des grosses tours de la cité, remue le doigt à l’attention de son tourmenteur et lui dit, réduisant l’instru au silence, 59. « Et d’une drôle de façon. / Moi, perso, je sais pas comment il a fait pour survivre. / Il est revenu à la cité plus mort que vif. » I shoulda kicked your ass My-motherfucking-self 60. Ce n’est pas vraiment du Dante, mais ce mélange d’astuce cruelle et de fierté idiote, c’est du pur Legba dans le texte. Et le rappeur-héros-farceur conduit tout naturellement à la ballade, genre qui représente très probablement le meilleur avenir du rap. On distingue un autre rôle incarné par les rappeurs, très proche de ceux évoqués ci-dessus : le personnage de l’impresario, l’habile harangueur de foule, le médium improvisateur entre la musique et l’oreille, le crieur de fête foraine, chantre des exhortations et de ce qui est « def ». Parmi les meilleurs exemples on peut citer Russel Rush Simmons sur Cold Chillin’ in the Spot, Eric B. sur le dernier couplet de Paid in Full, et le Flavor Flav de Rebel Without a Pause. On peut sans trop de risques considérer ce personnage comme l’identité originelle du rappeur de South Bronx, improvisant ses conneries sans effort sur le fond sonore des platines, à une fête privée ou dans la rue. Les paroles rimées et composées au préalable durent alors apparaître comme une innovation, le DJ passant avec plaisir du rôle d’animateur à celui de co-vedette, la prosodie s’ancrant dans la 60. « J’aurais dû te défoncer / Moi-même. » 183 Rappeurs de sens 184 tradition noire urbaine de Ranking et de Dozens, dans laquelle deux rivaux échangent des insultes en rimes suffisantes et en mesure 7/8. (On trouve des exemples compréhensibles par les blancs de Dozens dans d’anciens épisodes des Jeffersons, de Good Times, et de Fat Albert and the Cosby Kids, séries impossibles à éviter sur le câble, l’après-midi). Et pour le quatrième masque de l’artiste hip-hop, le plus atroce, celui de rappeur-étalon, l’amant bien-aimé, jouissant d’un succès proprement épique auprès des femmes soit par le truchement d’une misogynie assumée, lui permettant de « faire marcher les salopes au pas » (« keeping da nasty bitches in line ») – ce que, dans ce genre de morceaux, les salopes en question semblent non seulement accepter mais, croyez-le ou pas, apprécier, le rappeur assumant ici le rôle le plus répugnant de tout le rap – soit en se présentant comme une bonne grosse poupée gonflable masculine, tout en battements de cils – voir Funky Cold Medina de Tone Lo-c, Latoya de Just-Ice, My Prerogative de Bobby Brown, ou tout l’œuvre autoparodique des Fat Boys – mis à part ce personnage bien trop banal, et bien trop ennuyeux pour qu’on en discute, la majorité des autres identités du rappeur ne sont que des sous-titres, des masques dissimulant d’autres masques. Et ces masques sont nombreux, trop nombreux pour une approche autre qu’acoustique : les personnages peuvent changer fréquemment au sein même d’un album, le rappeur livrant sur un morceau un violent communiqué dans la veine du Nationalisme noir, rappant sur fond de steel drums de Trinité-etTobago sur un autre, se dorant à l’éclat d’un son digne d’une major sur un troisième, fêlant un crâne avant de se jouer d’un adversaire plus musclé mais idiot, roucoulant auprès de sa « salope » puis la menaçant d’aller chercher son flingue si elle s’obstine à ne pas reconnaître qui est le patron. Bien que chaque groupe aspire à son propre esprit et sa propre identité, la quintessence d’un groupe de rap est de ne pas avoir de quintessence, d’être caméléonesque. C’est ou bien un choix délibéré, et assez étrange il faut dire, ou bien un symptôme et un symbole du chic anonyme de notre époque… ou alors, plus vraisemblablement, ce n’est qu’une bonne vieille et vénérable synecdoque du rap en tant que genre, genre qui se développe si vite qu’il ne parvient pas lui-même à fixer sa propre identité… et encore moins à rester assez longtemps statique pour permettre une classification et une définition critiques, bien que cool, de l’extérieur. 3. ACQUISITION La liberté n’est vraie que lorsqu’elle apparaît sur fond d’une limitation artificielle. — Eliot, « Réflexion sur le vers libre », 1917 Une population africaine libre est une malédiction pour un pays… Les Nègres, à l’état de liberté, et au sein d’une communauté civilisée, deviennent chapardeurs et maraudeurs, consommateurs sans être producteurs… gouvernés principalement par les instincts de la nature animale. — Chancelier de la cour d’appel de Caroline du Sud, in Cattarall (éd.) Judicial Cases, II, 1857 … la liberté est une route rarement empruntée par la multitude la liberté est une route rarement empruntée par la multitude la liberté est une route rarement empruntée par la multitude la liberté est une route rarement empruntée par la multitude la liberté est une route rarement empruntée par la multitude –– Public Enemy, It Takes a Nation of Millions to Hold Ud Back, pochette du disque, sur le bord inférieur, 1988 D. (3A) « Obstacle » s’avère donc être une excuse pour toute simplification inévitable dans le cadre d’un essai conçu à l’extérieur. À l’heure qu’il est, le rap qui mérite d’être adressé aux Masses Pop (la période de flirt a tout du moins déjà débuté), explose si puissamment et rapidement qu’il n’existe déjà plus en tant que rubrique ou genre à part entière… si ce n’est en tant que somme de quelques rares traits communs à, et peut-être définissant l’ensemble des sous-genres et ramifications rap qu’il nous faudrait d’abord circonscrire d’une façon ou d’une autre avant même de pouvoir en parler. Dit crûment, ce par quoi se distingue l’essence du rap à nos yeux, c’est qu’il s’agit d’une forme musicale / antimusicale avec : 189 Rappeurs de sens 190 a) 0 mélodie à l’exception de fragments mis en boucle sans la moindre notion de progression ; b) Un riff en 4/4, entraînant, terriblement dansant, une structure pyramidale de rythmesdans-d’autres-rythmes dérivée à la fois des tempos un-doigt-en-l’air du disco des années 1970 et de la rébellion pro-danse du funk contre le 4/4 antiphysique du jazz – le rap, tout comme le funk, s’approprie le flot hypnotique des lignes de basse du jazz, mais réduit l’éventail des pulsations à un 4/4 staccato qui rend n’importe quel grand morceau rock facile à danser ; c) Des paroles dites ou hurlées, souvent rimées ou assonantes, mais suivant toujours une métrique précise, compliquant et complémentant le mariage de la basse, des scratchs et des percussions, créant une dense superposition de couches diachroniques rythmiques en lieu et place des synchronismes de l’harmonie et du contrepoint dont la plupart de la musique occidentale porte la marque, de Haydn aux Heads ; d) Un développement cohérent d’une demi-douzaine de thèmes, à tout casser, à savoir : une remise au goût du jour du Nationalisme noir (Public Enemy, Schoolly D, B.D.P., Just-Ice) ; une hagiographie exhaustive du rappeur et de son équipe (L.L., Kwabe, Slick Rick et quelque part, un peu tout le monde) ; la timidité politique / artistique de la communauté noire en général, et des dirigeants de radio et labels « urbains » en particulier (Ice-T, Live Crew, Kool Moe Dee, Public Enemy) ; l’incapacité des femmes à être autre chose que des récipients d’organes (N.W.A. et plus particulièrement Slick « Traite-La Comme une Prostituée » Rick) ; un dédain absolu envers toxicomanes et dealers (Schoolly D, N.W.A.), autrement plus lourd de sens qu’une vente de gâteaux paroissiale au profit de la lutte contre la drogue – ou que les albums-anthologies du même tonneau, interprétés gratuitement par l’élite de la pop, conformément aux avis de leurs conseillers en image – parce que la perspective du rap est bien évidemment au niveau de la rue, rien n’est altéré par la perspective ou la hauteur, le mépris est toujours vrai, et parfaitement audible : pas la moindre trace d’artifice dans ces paroles qui décrient les stupéfiants non parce que c’est mal d’en prendre, ou socialement déplacé, mais parce qu’ils abrutissent, démoralisent et émasculent avant de tuer ; e) Une esthétique générale que les critiques et interprètes pop mainstream (notamment Stanley Crouch et Mark Jenkins, et ces dépositaires de l’ascétisme et de la profondeur musicale 191 Rappeurs de sens que sont Paul McCartney et Sting61) rejettent méprisamment comme vide, matérialiste et autoréférentielle. Mais une esthétique qui (selon nous) représente sans doute le mouvement le plus révolutionnaire en dix ans de rock sec et formaliste, un mouvement qui n’est pas sans présenter plusieurs similitudes avec le postmodernisme62 dans les beaux-arts, la musique 192 61. Cf. l’émission spéciale « History of Rap » sur MTV, 8 juin 1989 : P. McC. : Ce « rap », là, ça m’ennuie tellement. « Je suis tellement riche, j’ai tellement d’argent. » Mes amis me disent que je devrais faire un album rap, moi. J’ai plus d’argent qu’aucun d’entre eux. Seulement, la plupart d’entre nous n’éprouvent pas le besoin d’arborer nos revenus au vu et au su de tout le monde. St. : … pavoiser comme ils le font. J’ai toujours aimé la musique noire… C’est la première musique noire que je n’aime pas. Mais attention, je n’ai rien contre. P. McC.. : C’est ça leur argument. Si on n’aime pas le rap, c’est qu’on ne les aime pas. C’est qu’on n’aime pas les gens de couleur. C’est très clair, ce qu’ils font. Ils se servent eux-mêmes du racisme d’une façon raciste. St. : Ils n’ont rien de très original. P. McC. : Moi aussi je pourrais enregistrer des bouts de vieux matériau des Beatles, les coller n’importe comment, jouer le tout en musique de fond et chanter tout l’argent que ça me rapporte. St. : N’importe qui en serait capable. Est-ce de la musique, si n’importe qui peut faire pareil ? 62. Ça ne vous chatouille pas un peu quand quelqu’un balance le mot « postmodernisme » dans une phrase comme si tout le monde était d’accord sur sa définition ? Voici ce que nous entendons par ce terme en regard du rap sérieux, selon les mots de Todd Gitlin, tirés du magazine Dissent : Le postmodernisme est complètement indifférent aux classique, la poésie. C’est une nouvelle forme de mimésis, carnivore, qui rend la vieille et triste « autoréférence » assez intéressante, tout compte fait, parce qu’elle élargit le Moi de l’autoréférence, du subjectif-rock standard – un paquet d’émotions imbibées d’hormones rattaché à un larynx et un bassin – à une tête, une sorte de coin de rue visuel, un Frère monadique, un œil courroucé, désabusé, considérant les terres de la pop-culture, dénuées de centre, débordant de sous-nations marginalisées, elles-mêmes postmodernes, samplées en boucle, autoréférentielles, obsédées par elles-mêmes, voyeuses, passives, abruties, dégradées, et sources d’un bombardement de signaux et données si prodigieux qu’elles semblent évoluer plus vite que l’œil courroucé ne peut le percevoir ; une Énormité vide en pleine questions de cohérence et de continuité. Sciemment, il colle les genres, les attitudes, les styles. Il se délecte du brouillage et de la juxtaposition des formes, des positions, des humeurs, des niveaux culturels. Il méprise « l’originalité » et prise les copies, la répétition, la recombinaison d’éléments jetés au rebut. Il tire sa propre couverture à lui-même, faisant preuve d’une conscience aiguë de luimême et de la nature construite d’un œuvre (hiver 1989) ; ou, de façon encore plus appropriée, selon Bruce Handy, dans le magazine Spy: En gros, le postmodernisme, c’est ce que vous voulez que ce soit, à condition de le vouloir assez fort (avril 1988). 193 Rappeurs de sens expansion, qui ne peut être décrite, et à plus juste titre transcrite, que par une bouche assez grande et mal élevée pour oser tenter l’absorber. Depuis quarante ans, les vitalistes soutiennent que l’ultime expression de l’art d’après-guerre sera une espèce de gigantesque excrément psychosocial. La véritable esthétique, consciente ou pas, du meilleur rap d’aujourd’hui n’est peut-être que la première vague de ce Grand Péristaltisme… Quoi qu’il en soit, tout cela représente un trait distinctif, à l’instar, bien sûr, de f) 0 instrument. Pas même une note originale, vraiment, pas la moindre, j’en ai bien peur. 194 La technologie du montage numérique, la pleine maîtrise des bytes et des combinaisons qu’elle confère à l’utilisateur, va révolutionner les loisirs domestiques du tournant de ce millénaire. Vous pourrez regarder un Lucy Show qui se déroulera dans votre quartier, par exemple, ou avec vous-même dans le rôle de Ricky, ou même dans le rôle de Lucy et Ricky, pendant qu’on y est, si vous le désirez ; ou sampler et coller Monsieur Ed dans La Fièvre au corps et voir un cheval monter Kathleen Turner. Mais pour tout cela, il faudra attendre encore une décennie, au bas mot : pour lors, cette technologie est encore trop onéreuse, sauf pour les professionnels (alors qu’instruments, amplis, télés, et même synthétiseurs sont, à l’instar des termes esthétiques à la mode, à la portée de quiconque, à condition de les vouloir assez fort). Actuellement, c’est dans le domaine sonore que la technologie numérique est la plus forte : on y a recours bien plus systématiquement dans la production de disque que dans la vidéo ou le cinéma (y compris chez Lucas & Spielberg). Mais excepté une poignée de classiques expérimentaux conçus en studio, tels que My Life in the Bush of Ghosts de Byrne et Eno, le rap / hip-hop est le premier art populaire américain à avoir intégré les techniques d’enregistrement et de mixage numériques à la composition musicale, à son âme, dépassant le stade de la simple ostentation artistique. Pour le dire autrement, le rap sérieux des années 1980 est la première « musique » entièrement composées de notes créées et interprétées, déposées et refourguées par des précurseurs. Le cœur critique de la question est ici lié à la question de l’originalité opposée à la nécessité. Le fait que disques et cassettes étaient la seule source sonore de qualité professionnelle disponible pour des gens qui ne pouvait s’offrir que de la musique enregistrée et le matériel nécessaire à sa lecture… ça tient la route, mais uniquement en terme d’explication historique du rap et du sample. Cela dit, il est évident que de nombreux groupes de rap, ainsi que l’indiquent leur place dans les classements des meilleures 195 Rappeurs de sens 196 ventes et leurs paroles exubérantes, peuvent s’offrir non seulement les instruments de musique jadis hors de leur portée, mais encore l’équipement numérique plus perfectionné et autrement plus cher qu’ils s’efforçaient d’imiter autrefois avec les moyens du bord. Ce bond en avant, sans moyen terme, de la seule source bon marché disponible à la source achetable au prix le plus élevé, l’impasse absolue faite sur le stade intermédiaire – c-à-d. une interprétation originale, de quelque sorte que ce soit – est de toute évidence algeresque63 : le dénuement ou la richesse – aux yeux de l’observateur extérieur, l’éloquent reflet d’une culture qui semble avoir rejeté les aspirations cachées de la classe moyenne au profit d’un impératif de promotion sociale des personnes de couleur. Pourtant, les autorités de la critique pop se bornent encore à ne voir le sampling que comme ce qu’il est : une preuve assez caractérisée de l’hypocrisie et de la paresse (nous avons horreur qu’ils soient paresseux) de riches rappeurs noirs qui se servent à présent d’une technologie de pointe qu’ils n’ont pas inventée pour couper / coller de 63. Néologisme wallacien, dérivé de Horatio Alger Jr (18321899), auteur de romans populaires narrant pour la plupart l’accession de jeunes Américains pauvres, à force d’efforts et de labeur à ce qu’on devait nommer par la suite « le Rêve américain ». [N.d.T.] la musique qu’ils n’ont pas créée – plus quelques résidus de pop blanche qu’ils ont absorbés aussi passivement que Nous – dans le cadre d’une prétentieuse démarche artistique proche de celle à laquelle adhéraient, vaguement, avec une suffisance consommée, les pseudo-artistes des années 1960 qui éclaboussaient leurs toiles de peinture, avec force moulinets du bras. Du point de vue de la critique mainstream, ces rappeurs tentent d’acquérir une « légitimité » artistique par les impératifs historiques du rap, ceux d’achat, d’écoute et de réutilisation, impératifs propres au monde très fruste du ghetto dont, s’empresse toujours de relever la critique, les rappeurs en question ont réussi à se sortir, ce ghetto dont ils se sont échappés, qu’ils ont transcendé par cet « art » qui encourage précisément la perpétuation et le développement de ce qu’il y a de pire dans le monde urbain noir. Aussi le rappeur n’a-t-il aucune légitimité artistique, parce qu’il ne crée pas : il se contente de régurgiter l’art et la culture populaires récupérés par son monde, ou inventés par lui, cette part invisible de la pop. De nombreux critiques, souvent par le silence qui est le plus grand des mépris, opposent aux rappeurs la même base idéologique sur laquelle d’autres critiques se sont reposés pour écraser la littérature riche en emprunts – littératures post-Beat et moderne – dans les années 1970, époque où le 197 rap n’était encore qu’un fugace reflet dans l’œil du funk ; cf. Morris Lurowitcz à propos de Chimera de John Barth : « le manque d’originalité est aussi peu original… que la fatigue est épuisante ». Seulement, il existe des façons plus pertinentes de critiquer le recours obsessif aux emprunts, en principe ouverts, par une musique sciemment « fermée » : M. (3B) Échantillon gratuit no 2 Les hymnes rap au Suprémacisme noir sont souvent des colosses aux pieds d’argile. Public Enemy a fait main basse sur l’ensemble des sources de militantisme non-blanc, sans se rendre compte que, dans le langage des années 1980, quand on couche avec une source, on couche avec tous ceux ayant déjà couché avec cette source. Chuck D n’a pas conscience du danger qui le guette. Il a reconnu avec fierté la dette qu’il avait envers l’un des tout premiers rappeurs, Afrika Bambaataa, un 199 Rappeurs de sens 200 fils du Bronx qui fonda au début des années 1960 un groupe afro-conscient du nom de Zulu Nation. Mais Bambaataa, de son propre aveu, a tiré son inspiration de Zulu (« Zoulou »), un film de guerre britannique avec Michael Caine dans le rôle principal. L’essentiel n’est pas que les Black Panthers tiraient sur des flics : c’est qu’entre deux fusillades, ils se délectaient de musique folk, rédigeaient des manifestes sur le thème du « Pouvoir-au-Peuple » en écoutant la Ballad of a Thin Man de Bob Dylan. En fait, il se pourrait bien que Dylan soit le grandpère non reconnu de Public Enemy, en ceci qu’il rappait déjà à une époque où LBJ était l’Antéchrist et Ed Koch un jeune réformateur plein d’allant. Les propos savamment révoltants de Public Enemy (cf. le terrible interview du Professor Griff, « Why do you think it’s called jewelry64 ? », dans le Washington Post) ont une dette envers l’autopromotion des années 1960, époque à laquelle les Black Panthers posèrent pour le magazine Times, brandissant des fusils non chargés qu’ils avaient empruntés. Avant les Panthers, il y eut Dylan, déguisé en Chapelier Fou à une conférence de presse, déclarant à 64. « Pourquoi vous croyez qu’on appelle ça de la joaillerie ? » Équivoque sur « jewelry » (joaillerie, bijoux) et « jew » (juif ) fondée sur une fausse étymologie : « jewel » (à partir duquel a été formé « jewelry ») vient de l’ancien français joiel. [N.d.T.] son auditoire, peu après la mort de JFK, qu’il se reconnaissait partiellement en Lee Harvey Oswald. Il y eut John Lennon, clamant dans l’hystérie qui accompagna l’arrivée des Beatles à New York en 1964, que son groupe était plus important que Jésus-Christ, puis faisant maladroitement marche arrière, en prétextant qu’il avait simplement voulu dire que les Beatles avaient vendu plus de disques que Jésus-Christ. Marche arrière qu’opéra également Public Enemy vis-à-vis de l’antisémitisme du Professor Griff, d’abord en déclarant dans des interviews qu’il ne pensait pas ce qu’il avait dit, puis qu’il ne s’était pas exprimé au nom du groupe, pour ensuite virer Griff en refusant de s’exprimer à ce titre, et enfin faire marche arrière sur leur marche arrière en donnant à Griff un rôle limité dans le groupe. Quinze ans après que Bob Dylan eut cessé de porter son haut-de-forme de Chapelier Fou, Flavor Flav, de Public Enemy, apparait dans le clip de Fight the Power portant un jogging, des lunettes noires, et – eh oui – son propre haut-deforme de Chapelier Fou. Quinze ans avant que des MC adoptent des surnoms aussi dérangeants que Just-Ice, Ice-T, Ice Cube ou Mix Master Ice, Robert Zimmerman prit le nom de scène de Bob Dylan, en empruntant le nom de deux de ses grandes 201 Rappeurs de sens 202 amours, le poète Dylan Thomas et le personnage de Matt Dillon, dans la série Gunsmoke. Plus tard, après avoir remasterisé un Moi américain, Robert Zimmerman devint une star de la contre-culture, en chantant de la poésie habillé en cow-boy. Bien avant que le sampling multipiste numérique n’efface les frontières des genres, nous multipistions déjà dans nos têtes, samplant et collant tout ce que nous regardions à la télé ou écoutions en stéréo, y compris du matériau créé par des personnes qui, avant même de produire ce matériau, aimaient les mêmes émissions télé et la même musique que nous, et ne pouvaient s’empêcher de copier tout cela. Bien avant que le rap ne commence à piller la culture commune à tous, nous faisions pareil : on marchait comme James Dean, on parlait comme Jack Nicholson, on recherchait une femme capable de jouer de son décolleté aussi habilement que Marilyn. Le trafic d’influences est en plein boom. Ses disciples se multiplient comme les cas de SIDA, comme le bruit de fond générant encore plus de bruit de fond sur les tout premiers mixages studio. Dans la musique de masse, les implications et les applications sont partout, incontrôlables : on a d’abord 1 groupe du nom de Rolling Stones, puis 2 groupes copiant les Rolling Stones, puis 4 groupes copiant les copieurs, puis 8, puis 16, 32, 64. Ces maths s’appliquent chaque soir sur MTV : tenter de les suivre est la dernière source de fascination présente sur cette chaîne65. Après trente ans de pillage et d’emprunts, Public Enemy ne peut même plus retrouver ne serait-ce qu’une source noire pure. Rien d’étonnant à ce que le rap cherche sa liberté en mutilant son passé. Rien d’étonnant à ce que les rappeurs accros aux rimes violentes soient également ceux qui utilisent la technologie du sample de la façon la plus sauvage, la plus insurrectionnelle. Et étant donné le sentiment d’oppression-par-influence éprouvé par tout groupe ethnique biberonné à MTV, rien d’étonnant à ce que ces mêmes rappeurs jouissent du public blanc le plus vaste et le plus malheureux. Considérez donc cette sitcom, alors que le rap fête ses dix ans, cette farce shakespearienne où l’on 65. Quelque part dans le Midwest, des gamins regardent des clips & jouent à un jeu à boire du nom de « MTV », qui supplantera bientôt la roulette russe et le chifoumi en tant que jeu dangereux d’adolescents no 1. Les règles : (1) si un petit blanc insignifiant pille (mal) le fameux solo de Muddy Waters sur « Mannish Boy », vous descendez une demi Bud ; sauf si le petit blanc insignifiant est stupide au point de ne pas savoir qui est (ou était) Muddy Waters, auquel cas vous descendez la totalité de la Bud ; (2) si par ailleurs, le petit blanc insignifiant pille (mal) Mick Jagger en train de piller Muddy Waters, vous descendez la totalité de la Bud ; sauf si le petit blanc insignifiant est Mick Jagger, en train de piller (mal) Mick Jagger, auquel cas il s’agit d’une pub Bud, auquel cas votre châtiment consiste à : la regarder. 203 se masque et se démasque, et qui s’achève lorsque vous vous apercevez que votre ennemi est votre allié, ou vous-même – lorsque vous vous apercevez qu’en vérité, vous n’avez jamais eu d’ennemis. Qu’entraînera cette prise de conscience de la blancheur inhérente du rap pour Public Enemy ? Ils deviendront Public Friend66, et chanteront l’hymne américain version rap pour le match d’ouverture du Championnat mondial de baseball 1999. Et ça sonnera un peu comme ça. M. (3C) À qui sont ces Pavlovs ? La violence sonore du rap nait du conflit entre les styles et nœuds associatifs rattachés par le public à ces styles67, et l’image d’un MC Mixeur- 66. Ennemi Public / Ami Public. [N.d.T.] 67. Nous appelons ces « nœuds associatifs » des « pavlovs », unité de mesure de tout ce que nous ressentons ou pensons en écoutant de la musique que nous avons déjà écoutée. Les origines des pavlovs sont aussi diverses et nombreuses que les raisons qui nous poussent à aimer quelque chose. Le fait de baiser sur un album vous fait adorer cet album jusqu’à la fin des temps (à moins bien entendu que la femme avec qui vous étiez brise votre cœur en petits morceaux, auquel cas vous en 205 Rappeurs de sens 206 Multifonction vue comme un flic malveillant, orchestrant des accidents routiers sous prétexte de réguler la circulation. Le sampling est, après tout, la réutilisation sans autorisation d’un son qui ne vous appartient pas. C’est du commerce illicite, beau-frère du secteur multimilliardaire de la vente de stupéfiants, florissant en ce moment même dans les Pépinières d’entreprises urbaines où dix ans de règne républicain ne sont pas parvenus à implanter de façon pérenne la moindre activité légale. Le mix de nombreuses parties, plus libérateur et déstabilisant que chacune de ces parties écoutées séparément, est plus puissant lorsqu’on le coupe, comme il en va du crack : c’est une explosion d’émeutes. Il existe, bien entendu, un genre au moins aussi élaboré et fermé que la sitcom, et qui porte le nom de Propriété intellectuelle, une branche de la loi visant à réguler la circulation dans l’ensemble des autres genres, et qui soutient que ceux qui créent les viendrez à pavlover – oui, c’est aussi un verbe – l’album avec la souffrance et à le détester jusqu’à votre dernier souffle). Esthétiquement, les pavlovs ne devraient pas exister, pourtant dans les faits, ils existent bel et bien. Ce qui explique pourquoi au moins deux jeunes Bostoniens, vivants à l’époque de la rédaction du présent essai, ne peuvent écouter, mettons, la face A de In My Tribe des 10 000 Maniacs, quel que soit le contexte, sans éprouver des choses plus désagréables que quoi qu’on puisse raisonnablement attribuer aux Maniacs en soi. genres – qui écrivent des scénarios, gravent des chansons, composent de la soupe pseudo-bédouine – sont de droit les propriétaires de ces scénarios, chansons et soupe. Mais là aussi, le rap fait éclater des émeutes, fait trembler la musique régentée sur son socle, à savoir le contrôle du produit final. Parmi les procès en attente de jugement au tribunal de New York, on compte celui des Beastie Boys, rappeurs blancs, pour le sample de deux mots, « Yo » et « Leroy », ainsi que d’une bribe d’accompagnement, tiré du hit de 1977 The Return of Leroy (Part I), de Jimmy Castor. Irréfutablement, les Beastie Boys ont enregistré un enregistrement de la voix de Castor prononçant les mots « Yo Leroy » et l’ont intégré au fond sonore de leur titre Hold It Now, Hit It issu de leur premier album Licensed to Ill. La défense des Beasties, sur ce qui dans d’autres circonstances constituerait une violation flagrante du droit de propriété de Castor sur sa propre voix, est le fait que Castor ait lui-même pillé une série de chansons populaires à base de « Leroy », chansons sur lesquelles il n’a aucun droit. « Il semble que le seul élément nouveau dans la chanson que les Beastie Boys ont samplé soit le mot “Yo” », déclare l’un des avocats des Beasties dans le National Law Journal, en février 89. « La question est donc de savoir si on peut jouir des droits de propriété du mot “Yo”. » 207 Rappeurs de sens 208 Peut-on être propriétaire de « Yo » ? La violation des droits de propriété d’une œuvre protégée – comme le Return of Leroy de Jimmy Castor ou le I’m Cryin’ de Tam-Tam – requiert généralement qu’on établisse que la bribe dérobée de l’œuvre préexistante constitue l’essence de l’œuvre en question. Si une ligne de basse s’avère être l’essence d’un morceau de Castor, alors même une poignée de notes profondément retravaillées constitue une violation que Castor pourra faire cesser par arrêt de la cour. C’est la différence légale entre la citation (qui est autorisée) et le plagiat (qui ne l’est pas). C’est également l’une des adorables notions métaphysiques – en l’occurrence, celle qui voudrait que l’art ait une « essence » qu’on peut et doit protéger – qui s’aventurèrent un jour dans le code de la propriété intellectuelle, et s’y retrouvèrent coincées. Aucun juge n’a jusqu’à présent émis une décision définissant l’essence brevetable du funk, et de toute évidence, les magistrats ne se bousculent pas pour le faire. Quel dommage. Nous attendons le jour où les violations du rap supplanteront Roe versus Wade68 dans le rôle de patate chaude de la jurisprudence, lorsque des hommes de loi seront convoqués à des auditions sénatoriales houleuses 68. Procès ayant abouti en 1973 à un arrêt de la Cour suprême des États-Unis reconnaissant l’avortement comme un droit constitutionnel. [N.d.T.] sur la base de publications présentant l’insertion, propre à James Brown, de Huh entre les vers comme « non essentielle » au funk69. Les règles du droit de propriété d’une œuvre d’art, qui s’appliquent parfaitement à des objets statiques tels que ce livre, ne s’appliquent pas du tout à la musique. Par son utilisation radicalement nouvelle d’anciens sons, le rap confond le code de la propriété intellectuelle comme il confond les critiques, les sitcoms, le heavy metal, le Black Power, ainsi que tout ce qu’il balance dans son mixeur, révélant au grand jour un assortiment de vérités que l’industrie 69. … et où l’on verra un sénateur du Sud à épaisses bajoues se pencher vers son microphone pour demander, avec un air d’incrédulité sarcastique : « Maintenant ditesmoi, M. Costello, n’est-il pas vrai que vous avez jadis coécrit un ouvrage publié sous le titre de Signifying Wrapper, dans lequel vous soutenez que l’habitude qu’a M. Brown de dire « Huh », « Smokin », « Give it here » et « GoodGod » (prononcé comme s’il ne s’agissait que d’un seul mot) n’était pas, à vos yeux, e-ssen-tiel au bon gros funk qui tache tel qu’il fut pratiqué et popularisé par M. Brown, né tout comme moi dans ce bel État qu’est la Géorgie ? En fait », insiste le sénateur sur un ton de procureur, « n’est-il pas vrai que vous avez affirmé dans l’ouvrage en question qu’à votre sens, le travail du guitariste Bobby Byrd, et non l’individu du nom de James Brown, était l’essence de cette musique à laquelle on se réfère en disant “ça, c’est du James Brown” ? » Et M. Costello, séduit par la récompense d’une douillette invitation judiciaire à vie, de se tortiller sur son siège en répondant par un laconique : « Oui. » 209 Rappeurs de sens 210 musicale avait jusque-là gentiment dissimulées ; on ne peut pas vendre ce qu’on ne possède pas ; on ne possède pas ce qu’on ne peut pas contrôler ; et, dans une ère de mixage et de playback numériques destinés à la consommation de masse, on ne peut contrôler la réutilisation d’un son enregistré. Considérez, par exemple, le procès qui illustre le mieux notre propos, Midler versus For Motor Company, au terme duquel un arrêt de la Cour fédérale statue que la pop-star Bette Midler pouvait faire cesser l’utilisation non-autorisée de sa version de Do You Want to Dance ? (1972) ainsi que les versions de la même chanson interprétée par une femme dont la voix ressemblait à la sienne. L’agence de pub Young & Rubicam avait vendu à Ford l’idée d’une campagne du nom de « The Yuppie Campaign », une série de 19 spots télé dans lesquels des Ford flambant neuves arpentaient les routes avec une bande-son constituée de classiques soft-rock des années 1960 qui nous rappelaient implicitement que nous avions eu un jour seize ans. Cette campagne relevait du génie, en ceci que nous pavlovons les Ford avec les papas et le rock avec les gamins. La pub, associant les Ford au rock, apaisait momentanément les horribles (voire fausses) tensions propres aux yuppies : conformité versus rébellion ; maturité versus jeunesse ; se conformer versus lâcher prise. Midler refusa de réenregistrer la chanson et s’opposa à l’utilisation de sa version de 1972. Nullement découragée, Ford acheta les droits de la chanson – mais pas ceux de la version de Midler – et engagea l’impérissable Ula Hedwig, dont la voix ressemblait à s’y méprendre à celle de Midler, afin de l’interpréter. L’arrêt de Midler versus Ford Motor Company statua que Ford ne pouvait pas se faire des sous sur ce que Bette, à la sueur de son front, avait fini par représenter aux yeux de l’Amérique, même en ayant recours à un sosie vocal. Ce procès pourrait faire jurisprudence en matière de propriété musicale, à moins qu’on réfléchisse ne serait-ce qu’une nanoseconde aux procédures propres à la musique pop. C’est vrai, Midler toucha de nombreux futurs yuppies avec son Do You Want to Dance ? de 1972. Mais Bobby Freeman fut le premier à enregistrer Do You Want to Dance ? en 1958, permettant au minuscule label Jubilee d’accéder au classement des meilleures ventes. Midler n’a-t-elle pas ellemême piraté les pavlovs festifs que les Américains de 1972 associaient au hit de l’ère Eisenhower, quinze ans auparavant ? Mais allons encore plus loin. Bobby Freeman vola la suite harmonique qui constitue le cœur même de son Do You Want to Dance ? aux musiciens traditionnels mexicains qui jouaient dans les barrios de Los Angeles. 211 Rappeurs de sens 212 Une chanson qui rappelait aux yuppies acheteurs de Ford en 1984 l’époque à laquelle ils marchaient pieds nus et fumaient des joints, rappelait à une nation usée par la guerre, en 1972, l’époque du twist et des bals pour ados, et sonnait aux oreilles de ceux qui twistaient en 1958 comme une séduisante invitation à aller s’amuser au sud de la frontière. Si Ford se doit d’indemniser financièrement Bette Midler pour avoir abusé des sentiments de l’Amérique vis-à-vis de son Do You Want to Dance ?, alors Bette Midler se doit de verser des dommages et intérêts à Bobby Freeman pour son Do You Want to Dance ?, et Bobby Freeman en doit à toute la tradition de la musique baion dont il a tiré sa fameuse suite d’accords, et partant, à chaque artiste dont le travail personnel a permis de maintenir en vie cette tradition, assez longtemps pour que Bobby Freeman la pille70. Pour clore cet étrange cercle, on 70. une supplique de d. L’intuition de Bette Midler – que je partage – est qu’il existe une différence fondamentale entre : (1) pirater une pièce musicale et les pavlovs afférents pour des raisons artistiques ; et (2) faire de même, comme cela semble être le cas de Ford, dans le cadre d’une campagne, froide et calculée, visant à augmenter les ventes d’un produit. Bon, si ce n’est que « l’art » propre à la musique populaire se matérialise bien souvent sous forme de disques, cassettes et CD, eux-mêmes parfaitement vendables. Est-ce à dire que les chansons, comme les Ford, ne sont que de purs produits ? Qu’est-ce que le produit, dans la pop : les sons ou le support sur lequel ils figurent ? Cela fait-il une grande différence ? Si comme moi, vous tenez mordicus à faire la citera le fait que Ritchie Valens, de son vrai nom Richard Valenzuela, apprit la suite harmonique qui faisait partie de son héritage mexicain, et sur laquelle il bâtit son hit crossover La Bamba en 1959, en écoutant Freeman, un noir. À qui la pop – cette musique si largement partagée, si largement empruntée – devrait-elle appartenir ? À qui sont ces pavlovs ? distinction entre l’utilisation des pavlovs de Midler par Ford et l’utilisation par Midler des (ou son hommage aux, ou son commentaire sur les, ou sa réponse aux) pavlovs de Freeman, pourriez-vous tenter de formuler la nature de cette distinction d’une façon qui ne soit ni circulaire, ni hideusement digressive par rapport au sujet de cet essai, ni atrocement longue au point de ne pas même pouvoir aspirer au statut de note de bas de page franchement trop longue ? Tout lecteur qui y parviendra se verra invité à Somerbridge pour une fantastique partie de MTV avec D. et M. Envoyez simplement vos distinctions dûment formulées, disons 20 pages maximum, à : distinction entre les artistes volant d’autres artistes et les pubs faisant de même D. Wallace & M. Costello c/o Ocean Records 134 Warren Street Roxbury, MA 02154 D. (3D) Mais foin de découragement. Ce qui est indiscutablement original, indépendamment de (l’)(la) (ré) organisation particulière de sons enregistrés que les mains numériques d’un groupe de rap contribuent à forger et créer, ce sont bien évidemment les paroles du morceau, le rap au sens étymologique, soumis par le MC / DJ sous forme de rimes, d’assonances plus ou moins avérées, ou à l’occasion de logorrhée improvisée et accentuée. Les paroles du rap sont liées à la « chanson » de fond, lourde d’emprunts, par la qualité et bien souvent l’ingénieuse complexité de leurs relations rythmiques. D’une façon plus qu’évidente, façon qu’aucun journaliste 215 Rappeurs de sens 216 spécialisé ne relève jamais, les possibilités métriques et rythmiques qu’explore le monologue du rappeur sont souvent ce qui rend un morceau entraînant et créatif, en dépit – et même à cause – des graves limitations thématiques et de la pauvreté sémiologique des rimes imposées par le genre. Comprises en tant que contraintes, les restrictions des rimes rap sont fertiles, principalement dans le registre de l’humour, et sont souvent la cause de ce petit supplément d’inventivité linguistique qui fait d’un bon rap un excellent rap, un rap qui ne cessera de vous tourner dans la tête. Par exemple, en dépit de la répétition en boucle, forcenée, de la plus célèbre progression de Led Zep, la suite de vingt-quatre notes de Kashmir, Signifying Rapper de Schoolly D est vraiment un excellent morceau, en partie parce que les feintes et audaces rythmiques et syntaxiques mises en œuvre par Monsieur D pour produire des vers rimés dans le cadre contraignant d’un récit (l’improbabilité du vocabulaire, des enjambements, des accentuations et des variations métriques) sont un superbe contrepoint à la définition par les paroles de l’histoire du rappeur considéré en tant qu’esprit malicieux du ghetto, plus ou moins chez lui dans un décor menaçant qu’il n’a pas créé, parvenant à s’épanouir par sa sagacité comme un lapin dans un massif de ronces. Tout cela signifie que les paroles du rappeur, pour être efficaces, doivent simultanément fonctionner : comme partie la plus vive à s’infiltrer dans les interstices, la partie humaine, d’une machine rythmique aux nombreuses démultiplications, comme il en est dans la majorité des raps sérieux ; comme monologue puissant, choquant, révoltant ou spirituel, incarnation de la « defitude » en mouvement ; et comme une versification formellement propre, dépouillant la rime pour n’en retenir que l’essentiel, de sorte que si elle devait un jour passer entre les mains des gardiens gâteux de la correction prosodique, elle se verrait sans doute jeter au rebut ou bien comme de la poésie pour enfants, ou bien comme forme poétique antédiluvienne71 qui n’est intéressante qu’en tant que limite, si définitivement transcendée par la poésie « moderne » qu’elle ne peut être acceptée que comme valeur négative (en somme, si de nos jours l’absence de rime n’est pas la garantie de « bonne et sérieuse poésie », sa présence non-ironique est systématiquement perçue comme relevant du lyrisme de cartes de vœux). Mais il suffit d’une écoute un tant soit peu attentive pour se rendre compte que les meilleurs raps fonctionnent généralement à un très haut 71. Que j’ai entendu diversement qualifiée par les termes « rimes pauvres », « rimes suffisantes », « rimes plates », etc. 217 Rappeurs de sens 218 niveau d’efficacité poétique, mise en opposition aux éprouvantes (quasi Eliotiques) limitations de la complexité rythmique imposée et aux caractéristiques des rimes de mots apparentés ; ces limitations sont des contraintes formelles inestimables, de celles que toute forme artistique nouvelle contribue à définir en s’y opposant, à l’intérieur même de ces contraintes, l’Autre formel dont a besoin tout discours neuf et « def ». La notion même de rime, par exemple, est un carcan formel si rigide que dans le rap, sa stricte observance nécessite des innovations prosodiques réellement complexes – enjambements désordonnés mais efficaces, alternance d’accents toniques, combinaisons échevelées de l’iambe avec le trochée, et de ces deux types de mètres avec le spondée, le genre de libertinage métrique qui sent furieusement le vers libre, mais est ici requis par le même type de claustration phonique que le vers libre entendait mettre à bas. Et puis on ne peut que constater que le fond sonore froidement manufacturé et sciemment figé sur lequel déclament le rappeur et le DJ a pour fonction de focaliser l’attention créative de l’auditeur sur les paroles complexes et humaines. La tradition pop voulant que le rythme et les paroles servent la mélodie est ici inversée. Le rap, c’est avant tout les paroles : dans le hip-hop, ce qui est dit se doit d’être le locus intraScène de l’opinion, de l’appréciation, de la plainte. D’où la thèse : le thème, l’énergie, la sagacité et l’ingéniosité formelle du rap72 sont observables lorsque tout spectateur extérieur, non-Marginal, habillé en méchant, veut et se trouve contraint de chercher un accès esthétique à une musique qui s’auto-définit comme non destinée à lui. En somme, non seulement l’auditeur extérieur doit appréhender le rap comme un témoignage : il doit lire le rap comme une histoire73. 72. … ainsi que cette qualité intangible de certains rappeurs – Rakim, Big Daddy Kane, Chuck D, Schoolly – dont la personnalité impose en quelque sorte le rap à la personnalité de l’auditeur… mais qu’est-ce que ça peut bien être ? De la « présence scénique » ? De la « présence studio » ? Une véritable « defitude » ?… je ne sais quoi ? 73. Parmi les raps qui l’exigent explicitement, on peut citer l’admirable et admiré Signifying Rapper de Schoolly, le nouveau Bedtime Story de Slick Rick, Sophisticated Bitch de Public Enemy et Why Is That ? de Boogie Down Productions – cette dernière chanson étant une curieuse exégèse de l’Ancien Testament, qui reprend peu ou prou le principal argument des Sud-Africains blancs à l’encontre des noirs (à savoir que les noirs seraient descendants de Caïn), mais en précisant deux points : primo, ils sont les descendants de Caïn, soit, pas de la cocaïne* ; deuxio, Caïn était juste un sale putain d’enfoiré, facilement irritable, et qui n’avait pas le moindre scrupule à tuer des gens qui l’insultaient ou l’emmerdaient (comme des Sud-Africains, par exemple)… * Jeu de mots sur « Cain » et « caine » (diminutif de cocaine, cocaïne). [N.d.T.] D. (3E) Tout rap sérieux a un thème. Ou bien, si vous avez fait le choix d’être « avantgarde » plutôt que « yuppie », le rap biffe le thème du « thème » – « thème » – en étant, dans les faits, non seulement suffisant, pleurnichard ou belliqueux, mais encore conscient de lui-même et radical, assez ouvertement pour s’attaquer aux contextes mêmes d’histoire et de marginalisation qui ont déjà « lu74 » les communautés noire et blanche dans les préjugés politiques / sexuels / économiques que nous portons 74. Au sens de la fameuse « lisance » de Derrida. 221 Rappeurs de sens 222 lorsque nous écoutons du rap. Lorsqu’on y regarde de plus près, le rap apparaît comme riche d’un point de vue critique, comme une opportunité unique dans la pop pour appliquer les principes marxistes et poststructuralistes à la production culturelle, pas seulement à la réception, de textes, de paroles, de l’art (cf. la citation du disque de Gil Scott-Heron The Revolution Will Not Be Televised sur le vinyle de Schoolly D, Fuck tha Police de N.W.A., Rhyme Pays de Ice-T). Le rap est la boucle de conscience de soi consciente d’elle-même qui met l’eau à la bouche des universitaires féministes et déconstructivistes – et souvent la boucle est juste là, à la surface de la musique, moins destinée à être déterrée comme une truffe par le chercheur avide de sens, que se présentant comme le résultat des longues recherches du rappeur en personne. Mais par son amour de la complexité ostentatoire, le rap usurpe souvent la fonction interprétative dévolue au critique extérieur dit « sérieux » : rien d’étonnant donc à ce que peu de définisseurs du sérieux dûment certifiés et diplômés soient enclins à prendre le rap au sérieux. Ne vous laissez pas berner par leur raisonnement. En particulier à notre époque, le manque de subtilité n’est pas nécessairement synonyme de simplicité ou de grossièreté. Il serait idiot de prétendre que les artistes de rue dont il est question ici se soucient un tant soit peu de ces abstractions et de ces -ismes ; mais là encore, cela ne signifie pas pour autant que le rap considéré en tant que genre, par ses systèmes frustes de référence culturelle et d’autoréférence, ne fournit pas matière à une écoute « intellectuelle » ; pas plus que l’art en tant qu’art ne mérite pas l’attention de la critique la plus sérieuse, étant donné que la majorité du rap sérieux, tout comme la critique sérieuse elle-même, s’attache entièrement à la notion de création-en-contexte. Le rappeur passe son temps à se vanter de ce qu’il arrive à bâtir avec simplement A pen and a paper, A stereo or tape or75… Sa critique des autres artistes hip-hop ne vise pas que la faiblesse de leurs compositions, mais leur rap en soi – « rap » signifiant ici la scansion et la récitation de ce qui a été composé, la defitude nécessaire pour obliger le public noir à accepter la double fonction du MC, à la fois venant de et s’adressant à, le je ne sais quoi76 requis pour s’imposer comme 75. « Un stylo et une feuille / Une chaîne ou un lecteur cassette ou… », Eric B. & Rakim, Paid in Full (Seven Minutes of Madness) – version longue issue de la bande originale de Colors, 1988. 76. En français dans le texte. [N.d.T.] 223 Rappeurs de sens 224 porte-parole de ce à quoi il appartient ; … en d’autres termes, et c’est précisément ce qui définit un bon poète depuis Homère ou presque, être un vrai artiste rap, c’est avoir une Voix ; car il n’est rien que le genre méprise plus que les « fatigués » (« tired ») ou les nuls (« lame »), les assoupis ou les muets. Notre opinion, donc, à une certaine distance : non seulement un rap sérieux constitue un exemple de poésie sérieuse, mais, étant donné la taille de son public, son pouvoir sur le Merveilleux Marché américain, sa faculté à éperonner et autoriser les efforts artistiques d’une culture jeune, urbaine, découragée et mal formée que nous avons été malheureusement encouragés à dédaigner77, il s’agit très probablement du mouvement contemporain le plus important de la poésie américaine. La « vraie » poésie américaine (c’est-à-dire la poésie académique), monde non moins insulaire que le rap, non moins étrange ou strict quant au vocabulaire, à la forme et aux contextes dont elle émerge, est devenue si consanguine et (bien qu’elle s’en défende avec véhémence) si inaccessible qu’elle ne parvient tout simplement pas à partager le produit de 77. « Nous avons perdu une génération entière [d’un point de vue culturel] », a regretté amèrement l’un des responsables de la police de Los Angeles dans un reportage spécial du 14 mai 1989, sur une chaîne de télé bostonienne, consacré à la Guerre nationale contre les gangs, les drogues, le crime, les Autres… sa création avec plus de deux mille lecteurs fanatiques à sandales, ne parvient pas à toucher ou informer plus qu’une fraction de ce lectorat (l’essentiel des individus touchés étant eux-mêmes des poètes), ne génère pas de revenus si ce n’est par le truchement des universités auxquelles les meilleurs poètes ayant décroché un doctorat louent leur nom et leur temps… et plus particulièrement n’inspire pas toute une jeune génération à suivre ses pas. En revanche, grâce au succès météoritique du rap, on voit des gamins pauvres, des gamins durs, « en décrochage scolaire », toute une « génération perdue »… plus de jeunes – manifestement écartés de la « langue » par la télé, les jeux vidéo et les coupes dans le budget du ministère de l’Éducation – plus de ces gamins-là penchés sur leurs cahiers durant leur temps libre, s’efforçant d’agencer des mots de diverses façons frappantes et originales, que probablement jamais auparavant dans l’histoire des États-Unis. Le fait que peu d’entre eux deviendront des « stars » importe beaucoup moins que les sinistres statistiques relatives à, disons, la misérable proportion de phénomènes du basket de rue qui par leur talent accéderont à un statut social supérieur : les techniques et inventions verbales mises à l’honneur par le rap (au point que les clash raps fassent figure de combats et de meurtres symboliques) peuvent de toute évidence être mises à profit dans des registres « productifs », approuvés par la majorité : diplômes, 225 Rappeurs de sens 226 études supérieures, anglais écrit standard… peut-être même un jour rédacteur publicitaire ! Mais une question demeure : cet incendie urbain d’ambition rap fait-il rage autour des garages reconvertis en studios, à l’instar de celui de RJam dans le quartier de North Dorchester, malgré les restrictions structurelles quasi disciplinaires du genre, ou – comme le voudrait Eliot, entre autres – à cause d’elles ? Impossible à dire, en vérité. Peu importe, sans doute. Le fait est que si l’on définissait la « poésie sérieuse » en termes de ce qui rend l’art sérieux dans une démocratie axée sur la demande (popularité, effet, liquidités dont se défait le fan), des publications aussi ternes que Poetry et Americain Poetry Review s’empliraient soudain de photos d’auteurs au crâne presque rasé et aux oreilles étincelantes de bijoux ; et les lectures publiques pour les happy fews compteraient systématiquement, dans le fond de la salle, son contingent de lascars prêts à « bien capter » du Wilbur, du Levertov et du Ashberry, tout comme, par ex., Rimbaud et Pound écoutèrent en leur temps leurs contemporains… pour le plus grand avantage, et la plus grande revigoration de la poésie actuelle… … Rien que le fait de nous imaginer avec délice Flavor Flav de Public Enemy, horloge en collier, et mettons Robert Bly ou Amy Clampitt, en train de boire une bière ou une tisane pour discuter des sauts de ligne en bout d’hexamètres dactylique, un jeune lascar très sérieux, vêtu de soie italienne et portant des lunettes noires pentagonales, servant d’interprète, nous suffit à déclarer ici que nous entendons lutter activement pour l’admission de la renaissance poétique (illustrée par les strictes exigences rythmiques imposées par le rap à la poésie en tant que forme) dans les galeries glaciales de l’Appréciation Sérieuse. Mais contrairement à la poésie et à la fiction dociles de la fin des années 1980, la qualité du rap, la defitude d’un MC, entraîne par définition un jugement en fonction de ce à quoi elle s’oppose. Au cas où vous pensiez que nous l’avions oublié, le rap est avant tout un mouvement inclus dans la musique rock, dont le prérequis primordial oblige la Scène rap à se positionner très sciemment en travers des circonstances et des forces dont l’énormité est requise pour justifier l’un des rôles essentiels de toute musique rock’n’roll, la rébellion-contre. Seulement, regardez donc les objets de la rébellion s’altérer, s’étendre, gagner en urgence – des parents, proviseurs, devoirs à rendre, hot rods, et douces douleurs des amours adolescentes des années 1950, aux années 1980 et leur police, leurs morts violentes, leurs précarisations, l’attrait des drogues extatiques qui déshumanisent, les armes, l’abandon 227 par le père, le vide animal du sexe ss amour, le sinistre Establishment blanc (« le gouvernement est responsable le gouvernement est… »), et tout le reste : la vie considérée comme un sommeil agité entrecoupé de considérations sur ce que les voix électriques vous enjoignent de posséder, et ce que les voix humaines vous enjoignent de ne pas avoir, sur les trahisons du passé, des promesses faites par Carmichael, X, et du martyre à présent institutionnalisé de King. Comme on peut le voir chez M. (3F) Les Freedom Rappers78 Les MC les plus agressifs – Schoolly D, Chuck D de Public Enemy, Eazy-E et MC Ren de N.W.A. – ont en commun le même secret : ils ont désespérément besoin des flics. Dans Bring the Noise, Chuck D s’imagine en train de se faire arrêter par Steve McGarrett, l’inspecteur de Hawaï Police d’État ; à un autre moment, on le prévient que son téléphone a été mis sur écoute par le FBI. N.W.A. a reçu les honneurs de la première page 78. Rappeurs de la Liberté. [N.d.T.] 229 Rappeurs de sens 230 de Village Voice, qui les a présentés comme cibles d’une « Répression culturelle », après qu’un simple agent du FBI eut envoyé une lettre au label de N.W.A. dans laquelle il exprimait ses inquiétudes quant au hit de N.W.A., Fuck tha Police, et ce même si Village Voice semblait partager l’avis du FBI sur les mérites musicaux du groupe. On trouve dans le passé de surprenants exemples de crédibilisation par la persécution. En juillet 1962, Martin Luther King fut jugé par un tribunal de Géorgie pour avoir défilé sans autorisation, à l’occasion de manifestations non violentes contre la ségrégation dans les transports publics, dans la ville d’Albany. On lui proposa de choisir entre une amende de 178 dollars et quarante-cinq jours de prison, et King choisit la prison. Il n’avait passé qu’un jour derrière les barreaux lorsqu’on l’informa qu’un « Nègre bien habillé », désirant garder l’anonymat, avait réglé les 178 dollars. King protesta : il voulait rester en prison. Le chef de la police d’Albany s’y opposa, expliquant que comme son amende avait été réglée, il aurait été illégal de le garder en détention. Le « Nègre bien habillé » était une invention de la police ségrégationniste visant à libérer King, dont l’importance politique croissait un peu plus chaque jour passé en prison. L’astuce du « Nègre bien habillé » est l’une des stratégies efficaces (peu nombreuses) contre les manifestations non violentes, ayant permis de mettre sur la touche les chefs du mouvement pour les droits civils tout en leur refusant le martyre symbolique d’une peine de prison médiatisée. Les fréquents accrochages de Chuck D avec les forces de l’ordre sont, bien évidemment, des paraboles dont il est le personnage principal, conçues pour dramatiser les fléaux du Système. Mais King a bel et bien fait de la prison pour symboliser l’injustice bien réelle de la ségrégation. Pour Public Enemy, tout est symbole. Public Enemy est engagé dans une course-auplus-méchant initiée par L.L. Cool J, le plus grand rappeur de 1987, qui dans son I’m Bad, décrit une chasse-à-l’homme menée par la police de New York, avec L.L. lui-même dans le rôle de l’homme pourchassé. Le plus méchant (« the baddest ») étant le plus noir, et partant, on ne sait trop ni comment ni pourquoi, le plus « vrai ». Le coefficient de « badness » n’étant pas mesuré à l’aune du Top 50, mais plutôt en fonction de la liste des dix personnes les plus recherchées par les États-Unis. Si ce n’est que Public Enemy, dont les membres n’ont rien de hors-la-loi, travaillent pour Def Jam Records, qui travaille, eh oui, pour CBS : de fait, des disques rap, tangibles et rentables, traitent d’abus policiers symboliques. Mais il va sans dire que Public Enemy et L.L. sont tous deux destinés à perdre la 231 Rappeurs de sens 232 Course-au-plus-Méchant, car d’autres groupes, plus affamés, n’ont de cesse de faire monter les enchères. Sur la photo de la pochette de Straight Outta Compton, l’album de N.W.A., on voit les membres du groupe dominer de toute leur taille celui ou celle qui tient l’album (appareil photo positionné aux pieds des rappeurs). L’un d’eux pointe un revolver sur le visage du consommateur, menace de mort photographique au public potentiel de N.W.A. Q.B.C., groupe rap de Brooklyn, n’est pas aussi subtil. Leur maxi-45 tours Back to School, sorti en 1988 sur le label de Mantronik chez Capitol, présente sur sa pochette le trio tenant en joue leur professeure, une blanche d’âge mûr, flétrie par les ans, de la pointe de leur Uzi. Ce qui n’a d’autre signification que la suivante : les rappeurs lisent la presse à scandale et les publicités de la même presse à scandale. American Express vend du plastique avec le terrifiant slogan Ne sortez pas sans elle, et Oxy-5 refourgue sa solution antiacné en posant cette simple question, Qu’est-ce que vous préférez, quelques pièces en moins ou quelques boutons en plus ? comme si Oxy-5 avait le pouvoir d’infliger des boutons aux hésitants. Les rappeurs viennent tout juste de comprendre que la crise est le meilleur des arguments de vente. À ce titre, les rappeurs samplent une stratégie issue du mouvement pour les droits civils. « Nous avons inventé les Freedom Ride avec l’intention délibérée de susciter une crise », devait déclarer plus tard l’un des chefs de file du mouvement pour les droits civils. Il s’agissait de faire des choses innocentes – voyager, attendre, manger – qui entraînaient tabassages et attentats à la bombe qu’on n’observait pas en temps normal, en état de ségrégation, mais qui existaient en germe dans ce système ignoble. « Afin de réparer les injustices, déclara King, il faut les mettre à jour avant que la conscience humaine les éclaire… » En bref, il faut dramatiser la brutalité en la provoquant. La dramatisation, c’est le pouvoir79. Les Freedom Riders parvinrent à susciter la crise : plusieurs activistes furent arrêtés alors qu’ils attendaient dans la zone réservée aux blancs de la gare routière de Greyhound, dans le Sud. Le 14 mai 1961, des Freedom Riders furent agressés par un groupe de blancs près d’Anniston, dans l’Alabama. On brisa les vitres de leur autocar, et une bombe incendiaire fut jetée à l’intérieur. Une 79. Pas moins de cinq films ont représenté des manifestations non violentes, transcrivant cette notion de dramatisation considérée comme pouvoir. On citera le téléfilm Attack on Terror: The FBI vs. The Ku Klux Klan, avec Wayne Rogers ; le téléfilm the Autobiography of Miss Jane Pittman, avec Cicely Tyson ; le film Gandhi, sorti en 1983 ; King, téléfilm courageux avec Paul Winfield, et Mississippi Burning (1988). La rédaction et la promulgation du Civil Rights Act de 1964, événement aussi important (si ce n’est plus encore) dans la lutte contre la discrimination, n’a à ce jour jamais fait l’objet d’une représentation artistique. 233 Rappeurs de sens 234 photographie de l’autocar calciné, l’une des images les plus emblématiques de la lutte pour les droits civils, fit la « une » de la plupart des journaux du Nord, initiant le revirement de l’opinion publique qui devait aboutir à la nouvelle législation antidiscrimination du milieu des années 1960. Les rappeurs recyclent l’idée de crise comprise comme dramatisation, issue du mouvement pour les droits civils, mais ce faisant, ils l’altèrent considérablement. Ceux qui font acte de désobéissance civile commettent des crimes empreints de dramatisation ; les rappeurs sont responsables de dramatisations empruntées de crime. Étant donné le besoin vital de harcèlement policier propre au rap, il est peu surprenant de constater que le sample, la méthodologie-mère, est compris au sein de la Scène comme un élément de crédibilité du rappeur considéré comme hors-la-loi. Dans Caught, Can We Get a Witness ?, Chuck D imagine un procès pour transgression des droits de la propriété intellectuelle, une crise de plus dans une longue série de « crimes » qui, passée en revue dans une veine cinématographique, s’ouvrirait sur Rosa Parks refusant de s’asseoir au fond d’un autocar de Montgomery en 1955, élargissement du plan sur le boycott triomphal de l’autocar qu’entraîna son refus, changement de plan sur les Freedom Rides de 1961, puis sur la Marche sur Washington de 1963, l’assassinat de King en 1968, Tawana Brawley, Howard Beach, les agressions de Bensonhurst en 1989, et enfin le procès de Chuck D, tracas légal qui dans la logique rap, n’est autre qu’une tentative de la Loi de réduire au silence celui qui la critique : Caught, now in court ’cause I stole a beat This is a sampling sport But I’m giving it a new name What you hear is mine P.E., you know the time Now, what in Heaven does a jury know about Hell If I took it, but they just look at me Like, Hey I’m on a mission I’m talkin’ ’bout conditions Aint right sittin’ like dynamite Gonna blow you up and it just might Blow up the bench and Judge, the courtroom plus I gotta mention This court is dismissed when I grab the mike80… 80. « Grillé, traîné au tribunal parce que j’ai volé un son / C’est le sport du sample / Mais je lui donne un nouveau nom / Ce que tu entends, c’est mon truc / P.E., tu vois ce que je veux dire / Et qu’est-ce qu’un jury peut savoir de l’enfer / Et si je l’ai piqué, mais ils se contentent de me regarder / Genre, hé je suis en mission / Je parle des conditions / Ça craint, assis, comme de la dynamite / Je vais te faire sauter et ça pourrait même / Exploser le parquet et / Le juge, le tribunal et j’ai oublié de dire que / La plainte est rejetée quand je prends le micro… » 235 Rappeurs de sens 236 Mais que fera Chuck D lorsque le plaignant du procès visant à réduire le rap au silence ne sera ni le KKK, ni le FBI, ni même la police de New York, mais des musiciens noirs de la génération de son père dont lui et ses pairs réutilisent tout l’œuvre ? Que fera Chuck D lorsqu’il s’apercevra que son ennemi est son ami ? Lorsque le rap se prend le bec avec les pères du funk, on est loin d’assister à la première querelle familiale pour des questions d’héritage. Les économistes de l’ère Carter n’ont cessé de caqueter sur l’impact social d’un gâteau économique de plus en plus petit. Des tracts de sinistre augure décrivaient dans le détail ce qu’il adviendrait lorsque les Américains commenceraient à s’apercevoir que chaque année verrait une baisse des salaires et du nombre d’emplois plus importante que la précédente. On prédit des affrontements ethniques et une montée de l’antisémitisme. Lorsque la Grande Récession prit fin en 1983, l’analogie des parts du gâteau qui rétrécit fut par bonheur abandonnée. La querelle familiale sur les droits de la soul et du funk, qui pousse Chuck à traiter ses rivaux de « Tom81 » dans Caught, n’est qu’un épisode parmi d’autres d’un drame qui rappelle le gâteau économique 81. Référence à La Case de l’oncle Tom. Pour beaucoup d’Américains, « (oncle) Tom » est synonyme de lâche, de larbin. [N.d.T.] rapetissant des années 1970 : un gâteau culturel de plus en plus petit, avec des communicants de plus en plus nombreux luttant pour leur droit à réutiliser des symboles préservés de plus en plus rares. Tommy Boy sortit No Sell Out, où Malcolm X s’exprime sur un rythme sobre programmé par Keith LeBlanc, percussionniste impliqué dans le rap avant même Rapper’s Delight, en 1979. Sugarhill, l’ancien employeur de LeBlanc, intenta un procès à Tommy Boy pour avoir enfreint les droits supposés de Sugarhill sur les paroles de Malcolm X, et d’autres se mirent à grogner contre cette mainmise d’un batteur blanc et de son label appartenant également à des blancs sur un militant noir. Un rap tel que No Sell Out montre bien comment le Grand Rétrécissement du gâteau peut engendrer rivalités et scabreux épithètes, mais les exemples abondent aussi dans les pubs, la politique, le rock, le cinéma, l’édition. Tout le talent de Madonna réside à évoquer non pas une, mais plusieurs femmes fatales ancrées dans nos mémoires (Marilyn Monroe Lu, Ma et Je ; Jean Seberg Me et Ve ; Gidget les week-ends). Une étude a prouvé que 70 % de la bande FM – la FM, remarquez bien, les mégahertz de la Jeunesse d’Amérique – représentaient des « anciens tubes » ou des « classiques rock », sous quelque forme que ce soit. Chaque année, on réalise à peu près trois films sur le Vietnam. 237 Rappeurs de sens 238 En 1988, dans l’Iowa, et ce durant des semaines, Joe Biden, Richard Gephardt et Michael Dukakis rivalisèrent d’ingéniosité pour reformuler une phrase prononcée par John Kennedy lors de son investiture, en 1961 : Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country82… Même des républicains tels que Jack Kemp, résolus à démanteler ce que Kennedy a bâti, s’efforcent d’atteindre la kennedytude, tentent d’utiliser Kennedy comme adjectif afin de défaire Kennedy en tant que nom. Jesse Jackson a une voix différente, et se vend à l’Amérique blanche comme une Alternative. Mais tout comme Topeka avait un système éducatif double, « égalitaire », avec une école blanche, et l’autre non, le tumulte réformiste des années 1960 avait un double John Kennedy, dont l’un des membres s’appelait Martin Luther King. Ou si vous préférez : un double King, dont l’un s’appelait Kennedy. Jesse Jackson apparaît comme une alternative à Gepbidekakis en grande partie parce qu’il siphonne la moitié noire d’une source aussi précieuse que rare. I have a dream, déclara Jackson l’Alternative à des habitants de l’Iowa, stupéfaits. Il y avait du sang sur le pull de Jesse Jackson, le lendemain matin de l’assassinat de Martin Luther 82. « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays. » King, sur le palier du Lorraine Motel, à Memphis. Jackson était à l’hôpital la nuit du meurtre, et déclarait aux journalistes, au milieu du chaos ambiant, qu’il avait été le dernier homme à parler à King, qu’il avait tenu la tête brisée de King dans ses bras. D’autres proches de King présents sur le palier traitèrent Jackson de menteur, et l’un d’eux, Hosea Williams, s’en prit physiquement à lui, dans l’enceinte même de l’hôpital. Tout cela dans les heures qui suivirent immédiatement l’assassinat. Le lendemain matin, le 5 avril 1968, de bonne heure, Jesse Jackson apparut dans l’émission Today de la NBC, à quelque 800 kilomètres plus au nord, portant un pull à col roulé, maculé de rouge-brun qui, à l’en croire, était le sang de King, versé la veille. Jackson porta ce pull durant près de soixante-douze heures, participant à deux autres émissions à Chicago ainsi qu’à la très médiatisée cérémonie en l’honneur du chef du mouvement des droits civils, lâchement assassiné. L’establishment de la lutte pour les droits civils, comprenant la veuve de King, le maire d’Atlanta Andrew Young et Hosea Williams, à présent conseiller municipal d’Atlanta, n’ont jamais pardonné à Jesse Jackson son mensonge sur le pull souillé, si tant est qu’il s’agisse d’un menteur, ce qu’a toujours démenti l’intéressé. Parmi la garde rapprochée de King, seul feu Ralph Abernathy, 239 Rappeurs de sens 240 bras droit de King depuis le boycott de l’autocar de Montgomery, emprisonné et relâché en même temps que King à Albany, en Géorgie, ce jour où le « Nègre bien habillé » versa l’amende, l’homme qui, selon les témoignages d’Hosea Williams, d’Andrew Young et d’autres encore présents sur place en cette fin d’après-midi du 4 avril, tint véritablement la tête de King entre ses bras – seul Ralph Abernathy accepta de soutenir la candidature de Jesse Jackson aux élections présidentielles de 1988. Les mêmes témoins oculaires qui avaient désigné Abernathy comme l’homme ayant tenu la tête de King déclarèrent que Jackson ne se trouvait pas sur le palier lorsque King fut abattu, mais dans la cour, attendant à côté de la Cadillac qui devait mener King et son staff dans un restaurant. Le numéro du magazine Time consacré aux élections de 1987 fait la part belle à un article sur Jackson, qui s’attarde sur les détails de l’assassinat, comme s’il fallait savoir à qui était le sang qui maculait son pull, faisant de la sorte écho, à son corps défendant, à l’enquête de la Commission Warren concernant Oswald. Qui se trouvait sur ce palier du Lorraine Motel ce soir-là ? Qui retint la chute du corps de King ? Si le col roulé de Jackson n’était pas taché du sang de King, à qui était ce sang ? Durant ces soixante-douze heures séparant les 4 et 6 avril 1968, Jesse Jackson avait-il porté à la télévision nationale un col roulé maculé, disons de sang de chèvre ? Ou s’était-il entaillé l’avantbras en loge, juste avant de passer sur le plateau de Today, pour se présenter à 20 millions de foyers en proie au sentiment de culpabilité, à l’effroi et à la stupéfaction, en arborant son propre sang ? Time justifiait son traitement de l’affaire du col roulé en tant que sujet de la première importance, en avançant que cet incident impliquait directement l’honnêteté d’un candidat à la présidence. Mais si c’était là une source de fascination pour la rédaction de Time, pourquoi consacrer 3 000 mots au col roulé sanguinolent et à peine quelques phrases aux allégations de détournement de fonds du département du développement de l’habitat et de l’urbanisme par l’organisation PUSH, fondée et présidée par Jackson ? Une autre question, plus profonde : est-il vraiment important de savoir à qui était ce sang ? Le col roulé, même maculé du sang de King, ne pouvait prétendre qu’au statut de symbole de l’horreur qui avait éclaté sur le palier, tout comme cet assassinat continue de hanter notre culture en partie parce qu’il symbolise lui-même la mort de nos espoirs de changement pacifique. Le col roulé de Jackson, symbole d’un meurtre symbolique, aurait été tout aussi puissant, quelle que soit la nature de la tache. Puisque nous ne pouvons appréhender le col roulé 241 Rappeurs de sens 242 symbolique que par le sens de la vue, le pull est « vrai », qu’il soit souillé de sang de chèvre, de peinture ou de menstrues. Pas vrai ? Non. Parce que les symboles profonds doivent participer de la réalité. Demandez à Thomas d’Aquin : l’Eucharistie n’est pas une métaphore de Dieu, elle est Dieu. C’est vrai pour la messe comme pour les médias de masse. Le Centre Martin Luther King Jr pour le changement social non-violent (Martin Luther King Jr Center for Nonviolent Social Change) est la base politique de Coretta Scott King à Atlanta. Les quatre derniers chiffres de son numéro de téléphone, 1-9-5-6, commémorent l’année du boycott des bus de Montgomery, qui fit du pasteur une star. Les ayants droit de King, à la tête desquels on trouve le Centre de sa veuve, ont annoncé l’année dernière qu’ils redoubleraient d’efforts afin de mettre un terme à l’utilisation non autorisée du visage et de la voix de Martin Luther King, ce vaste pillage que personne ne remarque parce que, sans qu’on s’explique pourquoi, on trouve naturel de retrouver King un peu partout, sur des T-shirts, des affiches, des tasses à café, des assiettes, des posters, des livres, des serviettes de plage. Les rappeurs sont sans doute ceux qui doivent le plus de royalties, étant donné le nombre d’occurrences de King dans les instrus d’une multitude de morceaux, mais ce qui est en jeu ici dépasse la simple question pécuniaire. « Martin Luther King » est à présent le nom d’une marque, comme « Tylenol », et l’usage abusif de King s’apparente à la présence inopinée de strychnine dans l’antidouleur. Les récupérations de King sont, en grande majorité, futiles, et partant inoffensives, comme les extraits de la Marche sur Washington contenus dans le clip Man in the Mirror de Michael Jackson ; ou comme Bono, de U2, ordonnant aux foules réunies pour leurs concerts de chanter avec lui leur « Pride », « au nom du Révérend Martin Luther King » – rien à dire sur Bono, tant qu’il n’encaisse pas de chèques de voyage au nom de Martin Luther King. Mais d’autres utilisations peuvent considérablement nuire au nom d’une marque, comme il en va des stocks d’aspirines frelatées. L’autobiographie de Ralph Abernathy relate de nombreux détails croustillants sur la vie sexuelle du martyr des droits civils, déclarant par exemple qu’avant ce début de soirée qui lui fut fatal, King avait consommé trois relations sexuelles plus tôt dans la journée. Abernathy est à présent persona non grata dans les rangs de ses anciens alliés, en plus d’être un auteur largement à l’abri du besoin. Des partisans de Lyndon LaRouche ont récemment organisé une « Marche sur Washington » afin de protester contre le procès « politique » intenté à leur chef 243 Rappeurs de sens 244 pour divers faits qui lui sont reprochés, allant de l’extorsion à l’évasion fiscale. Sur les affiches visant à promouvoir ladite Marche, on pouvait voir des photos de Martin Luther King, et lire un texte comparant la désobéissance civile de King et les magouilles de LaRouche. Le clergé conservateur qui désirait faire de la foi l’un des piliers de la droite républicaine dans les années 1970 prit comme modèle la Southern Christian Leadership Conference (Conférence des chefs chrétiens du Sud) de King. Jerry Falwell, leader, porte-parole et symbole médiatique de sa cause, voulut s’imposer comme un Martin Luther King blanc. Et le clip de la chanson Fight the Power de Public Enemy est une reconstitution de la Marche sur Washington, avec en lieu et place de King et du militant syndicaliste Asa Philip Randolph, en tête du cortège, Chuck D et Flavor Flav, qui déclare qu’Elvis était raciste et annonce officiellement l’échec du rêve d’intégration pacifique du révérend King. Cette utilisation du nom de marque « Martin Luther King » ne doit probablement pas enthousiasmer sa veuve, de même que les petites phrases antisémites du « Ministre de l’Information » de Public Enemy, Professor Griff. Peut-être qu’à la lumière des déclarations de Griff, la Marche sur Washington de Public Enemy parviendra au but non atteint par la campagne de diffamation de J. Edgar Hoover : ternir – littéralement – le nom (de marque) de Martin Luther King. Mais si la veuve King prend son mal en patience, elle peut espérer voir avant sa mort des rappeurs militants se faire récupérer abusivement, comme Public Enemy a abusivement récupéré son époux. Si elle attend assez longtemps, elle verra un jour Chuck D traîner devant les tribunaux quelqu’un qui aura volé l’un de ses morceaux. Le chaos sonore du rap – le vacarme de la culture passée au mixeur – ne fait que rendre apparente une vérité qui ne date pas d’hier : nous nous efforçons continuellement d’exploiter les rares symboles capables de fasciner les foules, tout en craignant constamment que le symbole s’avère trop puissant pour s’intégrer à l’art de la vente propre à la politique et au divertissement. Nous redoutons la façon dont les Beatles ont « dit » à Charles Manson de tuer. Après tout, tout comme Charles Manson, vous rêvez d’océans, mais ce n’est pas le même Atlantique. En dépit de notre ambivalence, les mathématiques du trafic de symboles suivent leur cours : il y a eu 1 King assassiné, puis 2 réutilisations de King comme symbole, et chacune en a engendré 2 autres, ce qui fait 4 ; puis 8 ; 16 : Bono, Chuck D, Schoolly D, Spike Lee, Michael Jackson, Jesse Jackson, Jerry Falwell, Lyndon LaRouche… Aux yeux de la veuve de King, le tout début de ce phénomène fut la première « mise à la une » 245 Rappeurs de sens 246 de l’assassinat de son époux qu’elle ne put empêcher, l’émission Today du 5 avril 1968. De toute évidence, elle ne s’est jamais opposée à l’utilisation de Martin Luther King : elle veut tout simplement contrôler les mathématiques, comme si elle possédait non seulement les droits posthumes sur sa voix, mais sur chaque oreille qui l’entend, sur le sang qu’il a versé, ainsi que sur le sol ou les murs qu’il a éclaboussés, sur le col roulé et les télés. Son contrôle est censé être une façon de maîtriser – de remastériser – son deuil. Mais c’est précisément ce contrôle que le rap lui refuse. À elle autant qu’à moi, ou à vous. Les rappeurs ne payent pas ces royalties émotionnelles dues aux morts qu’on appelle « deuil », tout comme ils refusent de verser un sou à James Brown, dont le Say It Loud (I’m Black and I’m Proud) de 1968 est sans doute le véritable commencement de tout cet arsenal d’attitudes qu’on appelle « rap ». À Boston, la nuit, il est impossible d’écouter plus de quinze minutes de rap à la radio sans surprendre un bout de rythme, de guitare ou de voix tiré de Say It Loud. Des heures entières de rap ont pioché des bouts d’elles-mêmes dans les quatre minutes et quarante-six secondes de Say It Loud. Et James Brown, dont la popularité s’est flétrie à la fin des années 1970, jouit à présent d’un tout nouveau et considérable public, en sa qualité de colonne vertébrale du son de Public Enemy. Il est le père (non cité, et tant qu’un tribunal n’aura pas décidé que le sample tombe sous le coup du droit de la propriété intellectuelle, non indemnisé) d’une génération qui croit écouter – et écoute bel et bien – une musique originale. James Brown ne considère sans doute pas N.W.A. comme de la musique. Assurément, N.W.A. n’a fondamentalement rien à voir avec la tradition géorgienne consistant à clamer et hurler la bible, dans laquelle James Brown et Martin Luther King furent élevés, et que Brown transforma par la suite en douce soul funky. Ce qui revient à dire que la réaction de James Brown face à N.W.A. serait sans doute approximativement la même que celle de Run DMC face au public d’Aerosmith, après qu’ils eurent traversé le mur qui les en séparait. Ou approximativement la même que King, premier Américain noir à avoir défié les autorités impunément (en tout cas pour un temps), s’il lui était donné d’écouter la remise au goût du jour de son combat par N.W.A., groupe des années 1980 : face A, Straight Outta Compton, 51 actes de violence évoqués sur le ton de la vantardise, dont 27 fusillades, 9 attaques à l’arme blanche, et 15 autres agressions du même tonneau. Et parmi ces 51 actes de violence, seul un (l’exécution d’un flic) vise un blanc. Le reste, c’est 247 Rappeurs de sens 248 de la violence intracommunautaire noire. C’est l’Ancien Testament sans le Nouveau. Semblable au Kennedy de Jack Kemp : Martin Luther King en tant qu’adjectif, pas en tant que nom. N.W.A. répond calmement que la brutalité de leur album n’a rien de sensationnaliste : c’est tout simplement le monde que les jeunes du ghetto considèrent comme le leur. Si Straight Outta Compton (ou le Smoke Some Kill de Schoolly D, ou Colors de Ice-T, ou Sophisticated Bitch de Public Enemy, ou Q.B.C., ou K-9 Posse, ou Just-Ice ou n’importe quel disque parmi les centaines qui font du profit en décrivant des actes violents) n’était qu’un pur symbole – imaginé, façonné, inventé, rêvé mais pas réalisé – l’œuvre serait un aveu du désir de violence des rappeurs et des fans qui l’achèteraient. Le fait d’avouer nourrir des fantasmes violents n’a jamais été « chic » à cause d’un reliquat de honte chrétienne, mais aussi parce que si la violence n’est qu’imaginée, cela implique que celui qui fantasme n’a pas le courage de passer aux actes. La honte est double : primo, honte de vouloir ; deuxio, honte de ne pas pouvoir. N.W.A. épargne pareille honte à son public en étant « vrais ». Vrais tabassages ; vraies salopes ; vrai sang. Mais même le fan le plus pieux se doute en douce que le rap n’est qu’un Hollywood de plus, un décor creux, un effet spécial ; que Schoolly D n’est vraiment, littéralement, que de la gueule – une bonne grosse Eucharistie en vinyle noir célébrant… quoi au juste ? Le rap, c’est le col roulé ensanglanté. D. (3G) L’évidente pertinence sociale des nouveaux antithèmes du rap, tant en termes de pathos noir et urbain que d’intégrité de l’Ordre social blanc, élève ces thèmes bien au-dessus du statut de l’épouvantail des débuts du rock (« l’école et les parents c’est trop chiant »), et semblerait même les mettre à égalité, par leur aspect brut (et indéniablement plus « marginal »), avec les hymnes de rébellion rock et folk (majoritairement blancs) des deux dernières décennies83. 83. Là réside la principale raison, si l’on sample de côté leur manque de talent et plus généralement, leur médiocrité pure et simple, pour laquelle les gâtés pourris Beastie Boys (premiers représentants du « hardcore » blanc ado et post-ado à accéder 251 Rappeurs de sens 252 Si ce n’est que dans le rap, comme dans le rock, tout « contre » se mâtine d’un « pour ». Il faut bien comprendre qu’en tant qu’interprète, en plus des contraintes rythmiques et métriques pesant sur lui, du fait de la substitution hip-hop de l’élément tonal par la scansion et le rythme, véritable arbre de transmission de chaque morceau, le rappeur se doit d’affronter un défi artistique inconnu de la star de stade, qui gagne et quitte la scène en hélicoptère, ainsi que du poète noueux récitant face à un séminaire de suppliants aux épaules étroites… ou même de ces téméraires zélotes, ces membres vociférant du Parti pro-Droit-à-faire-la-Teuf, dont le public blanc se contente d’un poing levé en l’air pour éprouver un confortable sentiment d’unité. C-à-d., comme vu précédemment, l’artiste hip-hop doit présenter son rap et lui-même à un public difficile, à la fois comme porte-parole et comme l’un des leurs. Il doit ménager à la fois l’autorité artistique émanant de lui, nécessaire pour capter l’attention d’une culture jeune dans laquelle le plus gros compliment est un laconique au statut de superstars par le biais du crossover) sont si nuls : ils n’ont tout bonnement rien de très original à haïr ou à affronter, rien que les vieilles images d’Épinal de la pop, du genre Maman qui vous pousse à aller à l’école au lieu de vous laisser zoner et fumer de l’herbe, ou quelque vague « oppression » collet monté menaçant votre « Right to Party » (« Droit à faire la Teuf »). « I hear you » (« je t’entends », « je te capte »), et la spirituelle pseudo-humilité requise pour que le public valide sa defitude, son appartenance historique et culturelle à la Scène en tant que « simple négro de la rue84 » qui « rappait dans sa cave85 » avant de décrocher le gros lot ; qui se faisait « mettre à l’amende86 » quotidiennement, comme tout le monde dans la cité ; qui était, tout comme eux, prisonnier de la « folie… l’absurdité… l’obscénité87 ». En d’autres termes, pour le public, le rappeur se doit d’être, au pied de la lettre, le lascar d’à côté, un voisin de palier… mais un voisin de palier qui est à présent sur scène, riche et célèbre, grâce à son droit inaliénable de parler à, de et au nom de sa communauté. Ce masque des plus vifs et polymorphes, ce personnage tout-comme-vousmais-en-un-petit-mieux, est plus ou moins bien mis à l’honneur par les gasconnades de L.L. et Flav, le gangstérisme nihiliste de N.W.A., les parodies souriantes de blancs imbéciles par De La Soul, ou par ce renard ésopien qu’est Schoolly D. « À la fois de et au nom de » implique à la fois la ruse inepte d’un gamin des rues, et le charisme hypnotique de celui dont la voix, à elle seule, peut porter un 84. N.W.A. 85. L.L. Cool J. 86. Schoolly D. 87. Ice-T. 253 Rappeurs de sens 254 morceau ou une foule. Accrochez-vous à présent, car la suite tombe dans le bizarre : les figures historiques dans lesquelles ces deux identités cruciales du rappeur se mêlent le plus harmonieusement sont l’Homme Bleu de la mythologie d’Afrique de l’Ouest, vous l’aurez compris, mais également le personnage bien réel du ménestrel / troubadour du Moyen Âge européen, le bateleur itinérant qui ravissait tant le roi que le tonnelier, ne chantant jamais (particulièrement en provençal) que sur un sujet : lui-même. Gardez bien présent à l’esprit que l’Homme Bleu et le troubadour appartiennent tous deux à une ère antédiluvienne qui précéda, et de loin, l’étrange déification-par-la-visibilité de la « pop star » moderne : l’artiste du temps jadis, à l’instar de son public, subsistait à la faveur des caprices d’un roi ou seigneur, ou alors survivait en milieu hostile en rivalisant d’esprit dans ses blagues et ballades, le même esprit, précisément, que celui du rappeur. Dans un cas comme dans l’autre, son anonymat était consubstantiel à sa valeur – l’Homme Bleu n’est jamais bleu – à son statut d’homme du peuple, de sujet, une personne de plus issue de la plèbe, vivant parmi la plèbe, une Voix du commun, spéciale, capable, par l’organisation et l’exemplarisation d’une sorte de charge libidinale des parties d’une communauté, de « chanter » littéralement à l’attention des recoins pavloviens présents chez chaque auditeur, et qui sont les lieux du vrai rire, de la colère, de la fête et de la lamentation. C’est bien cette réversibilité infinie qui est la plus passionnante dans l’esthétique élitiste / homme du commun propre à la Scène rap. On en a pour des centaines de milliers de $ d’équipement, voué à la confection de sons, définis à l’origine par le peu de valeur de l’équipement permettant de les produire ; on a des « sorciers de la technologie » manipulant des codes sources comme des pirates informatiques ; et derrière tout ça, le masque auto-dérisoire d’un personnage de musicien itinérant, si vieux qu’il en est même pré-européen, punaise, pour ne pas dire complètement précolonial. Si les courants de la hype coulaient dans le bon sens, c’est précisément ce genre de nouveau phénomène musical, semblable à une déstabilisante sphère armillaire, qui devrait être loué comme Outrageant et Ingénieux par les critiques et les experts en relations publiques qui, de nos jours, ont le pouvoir de conférer à ces termes une véracité absolue, de la même manière qu’un prêtre peut vous lier à quelqu’un par le mariage : par le simple fait de l’annoncer publiquement. Mais au lieu de ça, on a l’impression que la masse de la critique pop regarde le verre à bulles de la fenêtre et non à travers, écoute une musique-pas-faite-pour-eux 255 Rappeurs de sens 256 juste assez attentivement pour percevoir la surface bruissante d’un Autre Monde – des paroles qui leur semblent vides et matérialistes, et non pas ingénieuses et enthousiasmantes ; les vantardises nombrilistes des rappeurs soft en costume de soie et casquette Mets ; les invectives musicales d’adeptes musclés de Farrakhan, qui, derrière leurs Ray-Bans, font souvent figure de parodies non intentionnelles du Poète Noir en Colère, incarné par Eddie Murphy dans un sketch du Saturday Night Live (« Kill Your Landlord ! », « Tue Ton Proprio88 ») ; cette fixation sur les voitures et les bijoux, les belles femmes (toujours étendues sur le dos), la taille des biceps, l’agressivité, les armes à feu… et mon Dieu, l’argent, toujours l’argent – c’est vrai, tant de chansons ne semblent de prime abord parler que de l’argent généré par ces mêmes chansons ! Si les contraintes formelles évoquées dans le présent essai sont bien ce qui permet de délimiter et définir les potentialités du rap en tant que genre, c’est souvent par le « contenu » – le pillage musical des 88. Voir par exemple le critique et intellectuel noir Stanley Crouch : « Une infinité de preuves montrent que le racisme n’est pas plus une invention des blancs que les blancs n’ont été inventés, comme Malcolm X, sous l’influence d’Elijah Muhammed, l’enseigna à tant de gens, par un savant fou et noir »… dans un article publié dans le National Review en 1989, traitant de ce qu’il appelle le « Chic Afro-fasciste » de Public Enemy, Spike Lee, 2 Live Crew, etc. précurseurs, ou la fastidieuse conscience de soi du rap – que le rap s’aliène le plus efficacement la culture mainstream, et demeure de côté, isolé, endigué, pas-à-l’attention-de-, frais. On n’assistera pas à un succès vraiment national, multiethnique d’un disque rap sérieux, réalisé par des noirs, tant que les mondes majoritairement blancs et conservateurs de la distribution, de la promotion et de la critique musicales n’auront pas trouvé un moyen de s’accommoder de ces histoires qui ne suivent pas Nos règles, qui semblent ou bien terriblement Répugnantes et Viles et Déprimantes, ou bien (et c’est sans doute pire) si fichtrement Conscientes d’elles-mêmes et Bravaches et tout bonnement Vulgaires… Rien à voir avec la bonne musique noire, charmante, sûre, qu’on nous a appris à digérer. Imaginez un peu. Mettons, Lionel Richie qui chanterait, non pas l’amour perdu, mais sa propre façon de chanter l’amour perdu, son incomparable talent pour chanter la façon dont il chante l’amour perdu. Imaginez Lionel Richie attaquer en chanson le manque de couilles d’un Michael Jackson ou d’un Roland Gift. Imaginez Lionel Richie s’en prendre en chanson au mépris poltron et minable des radios vis-à-vis de son œuvre. Ce serait déjà suffisamment horrible, vain et circulaire : des odes à l’ode elle-même. Mais maintenant tâchez de vous figurer ce bon vieux et fiable Lionel chantant les richesses, les fessiers, les acclamations et le prestige qui lui 257 Rappeurs de sens 258 reviennent de droit, par ses talents de chanteur : une toute nouvelle espèce d’ode à la valeur marchande de l’ode elle-même… eh bien pardonnez-moi89 mais cela dépasserait tout simplement les bornes de ce qu’on appelle « art », de ce qui peut prétendre à la popularité, de ce qui mérite d’être écouté, et à plus juste d’être acheté. Non ? Justement, non. Même si ce qui suit peut très bien paraître déplacé ou obstinément partial. Il semblerait qu’on trouve chez les blancs une réticence puritaine diathésique qui susciterait chez Nous un certain malaise à la moindre mention des salaires et de l’actif d’autrui, des prix et de la valeur de Nos choses90. Du temps de mes parents, c’était tout simplement considéré comme vulgaire, comme un grattement verbal à l’entrejambe. Ce n’est que depuis le changement politique de ces dix dernières années que les jeunes blancs américains ont commencé à considérer le désir de possession assumé comme quelque chose de chic, à voir la consommation comme une valeur, et non comme une simple unité de valeur, à parler ouvertement du Rêve américain comme d’un fantasme financier… en enrobant évidemment le tout d’ironie, 89. En français dans le texte. [N.d.T.] 90. Là où j’ai grandi, la plupart des gens étaient des fermiers, et on appelait cela « parler pauvre » (« talking poor »), mais cette névrose généralisée semble s’intensifier proportionnellement aux revenus et à l’instruction du sujet observé. en cette fin d’années 1980 où roulements d’yeux et discrets coups de coude suffisent à dresser un écran d’autodérision entre Nous et toute expression sincère de soi qui susciterait à coup sûr un malaise certain… Pas de psychosociologue dans notre petite équipe, mais il semble justifié de postuler que les petites fixations anales d’une majorité ethnique regardent nécessairement, plus ou moins directement, la minorité des Autres qui partagent avec elle le même espace de vie et les mêmes frontières. Des communautés marginales, vivant selon leur propre phylogénie de misère et d’insécurité, contraintes par l’exclusion, la promiscuité et la fonction historique qui leur ont été imposées à rechercher valeurs ou modèles communs, ne tirant de sens de leur pauvreté extrême et de leur dépendance des institutions que par un contraste bidimensionnel digne d’un épisode de Dynastie, qui les oppose tant aux athlètes et artistes richissimes qu’aux criminels pour qui l’opulence ostentatoire fait partie du métier – une telle culture, en un tel lieu et une telle époque, a sans doute les meilleures excuses91 au monde pour assimiler succès et accomplissement à revenus, étalage et prestige. Les raps les plus drôles (Jack the Ripper de L.L., Son of Public Enemy de P.E. (Version Flavor-Whop), Paid in Full d’Eric B. & 91. Terme de l’observateur extérieur par excellence, nous vous le concédons. 259 Rappeurs de sens 260 Rakim) sont ceux qui parodient leur propre fixation, et celle de leur groupe, sur l’argent – non pas en terme de « richesse » ou de « sécurité », mais sous forme de dollars, de biftons, de papier vert, de thunethunethune – ainsi que le contexte national dans lequel des obsessions aussi vaines92 et agréablement douteuses bénéficient d’un soutien si important du public qu’elles deviennent un thème artistique, un sujet, un contexte, et même une « valeur ». Dans ces obsessions mêmes, on pourrait voir les limites extérieures de la fameuse « ouverture » des communautés marginales sur des sujets et des problèmes – par ex., la sexualité, les drogues, la religion, l’estime de soi, la joie extatique, le sentiment de perte absolue, etc. – que le mainstream blanc américain a dû s’habituer à aborder sans rougir, sans froncer les sourcils et sans manifester dans la rue – une « désinhibition93 » qui aide à comprendre pourquoi une sous-nation compara92. N’allez pas croire un seul instant que les rappeurs ignorent à quel point cela est vain : c’est là un aspect du grand retournement des années 1980 qu’ils maîtrisent à la perfection. 93. Là encore, la seule façon de sauver notre peau sur la question de la crédibilité est d’admettre ouvertement que ces termes sont, se doivent d’être, les bruits qui accompagnent inévitablement toute observation interculturelle présentant ne serait-ce que le moindre reliquat de notion de « norme ». Mais notre sort repose en grande partie sur le corollaire d’un tel aveu : tant qu’on réussit brillamment à garder ce relativisme à l’esprit, les observations ne sont pas nécessairement dénuées de valeur. tivement petite et démunie exerce une influence si disproportionnée sur la musique populaire américaine qu’on est en droit de dire qu’elle l’a inventée. Car ce qu’il y a de mieux dans cette musique, que ce soit dans le folk, le jazz, le blues ou le rock’n’roll qui n’était que pure rébellion, a toujours été la liberté – la liberté en tant que sujet, la liberté en tant que but, et la liberté par opposition au bâillon des circonstances, des forces, des normes. Dans les tout débuts du rock, les normes étaient principalement générationnelles, les forces idéologiques – une véritable prison de l’esprit à laquelle, grâce à la musique, Jeunes Démocrates et adolescents avaient le sentiment de pouvoir échapper… tout simplement parce que la musique en soi était l’échappée tant désirée. En cet âge d’or révolu de la Demande, on pouvait entraîner le changement en chantant le changement (Luther King), échapper à ce qu’on n’appréciait pas par la musique ou les styles de vie correspondants (psychédélisme, mouvement hippie, Dead-Heads), considérer qu’une chanson parlant de liberté était en soi un exemple de liberté. Et donc, à bien des titres – retors pour certains, il est vrai –, le rap transcende les limites de la liberté formelle et thématique à une cadence qu’on n’avait pas observée depuis James Dean et Elvis Presley. Il a libéré la musique des méthodes de 261 Rappeurs de sens 262 composition fondée sur la mélodie et l’harmonie, des statistiques prudentes du Morceau qui Marche. « Motherfucker » (« enculé de ta mère »), « cocksucker » (« suceur de bites »), etc. ne soulèvent plus l’indignation que des programmateurs musicaux des radios. Les contraintes verbales quant aux différences entre sexes et aux inclinaisons de chacun, respectées jusqu’alors même par les moins sensibles, sont à présent piétinées. Mieux encore, l’idée que la musique populaire est avant tout un divertissement, du chewing-gum pour la trompe d’Eustache, quelque-chose-de-sympa-pour-faireoublier-aux-gens-que-____ , sans profession de foi au dernier couplet ni chute ni vision – ou tout du moins sans fond sonore oppressant, hachuré de samples, conçu pour paralyser l’auditoire, le rendre incapable de danser sur cette musique pourtant entraînante – cette noble idée, dont la longévité et la rentabilité furent les meilleures preuves de sa validité, a été tout simplement balancée par une fenêtre… fermée, et tout ça au nom du principe esthétique éculé de mimesis ! Platon est revenu parmi nous, et il habite dans une cité ! Le monde dépeint dans le rap est petit&sale&brutal précisément parce que le monde dont il est question dans le rap est celui auquel s’adresse le rap… Et le monde urbain des années 1980 auquel il s’adresse est une lacune chaotique, sous-équipée, minée par la drogue et le crime, dans le texte américain, et les raps les plus oppressants ne sont que des corrections de cette lacune. C’est un endroit difficile, où l’on dit « enculé de ta mère » et « suceur de bites » au lieu de « mon gars » et « mon grand ». La référence lyrique et littérale aux armes, au crack et aux bites est, sans jugement de valeur ajouté, les références auxquelles le monde du rappeur se rapporte, le lieu imaginaire où il supporte d’exister, l’arène dans laquelle la liberté exaltée par toute musique pop donne sa pleine mesure. … Mais peut-on parler véritablement de liberté dans un monde où Chuck D peut chanter son Uzi précisément parce que dans le South Bronx, le « Uzi » est un parfait métonyme de « force irrésistible » ? En dépit de toutes les innovations et transformations formelles passionnantes du rap, ce qui en définitive constitue pour nous sa qualité la plus prégnante est le fait qu’il s’agit du premier genre pop à intégrer et refléter un désespoir américain particulièrement moderne, vis-à-vis duquel la musique populaire, peut-être même l’art populaire en général, ne peut plus agir en tant que palliatif – toutes les « libertés » supposées qu’un tel art invente et exploite et pille et gâche ressemblant plutôt, en définitive, à la liberté totale qu’a un prisonnier de se cogner la tête contre les murs de sa cellule, autant de fois et aussi fort qu’il le souhaite. 263 Le rap sérieux est la première musique à s’attaquer artistiquement au nouveau visage (post-) post-moderne de l’inégalité économique qui menace les idéaux américains : ce visage que tout le monde peut contempler, à sa plus grande horreur : c-à-d., celui d’une « liberté » devenant non pas qualitative mais quantitative, quantifiable, une fonction froide et logique de l’endroit où vous vous trouvez et ce sur quoi vous devez l’exercer. Pour le citoyen qui n’est pas libre, la liberté américaine est à présent la copie conforme du pouvoir contre lequel elle s’est inventée. Rien d’étonnant à ce que dans le rap les mots d’ordre constitutionnels du discours des blancs se détachent, se vident, flottent : mon Dieu, la liberté ne se résume quand même pas aux moyens d’acheter et d’exhiber. Si c’est le cas, alors le pays tout entier s’est menti à lui-même, et si le millénaire à venir dure bien mille ans, on risque de s’en foutre encore longtemps. Mais si la véritable liberté signifie plus que cela, plus que la Poursuite de la Yuppitude, alors nous vivons une époque particulièrement pitoyable, particulièrement révoltante, et plus encore pour les Marginaux, chez qui l’injuste absence de liberté a imposé la conviction selon laquelle la liberté ne se résume qu’à des biens matériels. D. (3H) Assis là à écouter l’écho de la voix se répéter encore et encore jusqu’à ce que vous commenciez à sentir que la compréhension plate et vide qui est peut-être l’apanage de l’observateur extérieur est peut-être la seule façon de souscender la surface évidemment vulgaire et Autre du rap et entendre son pathos, cette espèce de qualité de la vraie musique qu’on perçoit le mieux dans les silences vierges de groove entre chaque piste, ces lieux où l’auditeur peut enfin respirer ; la meilleure façon de comprendre que ce n’est pas tant que la plupart des objections du mainstream sur l’autoréférentialité du rap soient fausses, mais bien qu’elles ratent 265 Rappeurs de sens 266 complètement leur cible – la cible, comme le veut la coutume, de ce côté-ci, du côté du monde « libre », le cœur de cible du marketing pop d’un blanc immaculé, à l’exception d’un minuscule point noir au milieu. Soit, c’est vrai : le hit de L.L. Cool J I’m That Type of Guy est une chanson d’amour-propre, ostensiblement adressé à « Toi », l’homme à qui L.L. fait porter les cornes. Grimace grimace. Est-ce donc à dire qu’un certain L.L. Cool J chante trop d’un Lui-Même qu’il surestime ? Réponse simple : il dit qu’il existe. Le rap soft, c’est la chanson d’amour postmoderne. La fixation traditionnelle de la chanson d’amour sur l’Autre – les charmes de, la conquête de, l’union avec, la perte de – a été depuis longtemps comprise comme la marque d’une pulsion humaine plus primitive visant à une complémentarité, une plénitude-de-l’être dont notre intuition nous dit qu’elle a été endommagée ou perdue. La Chute, la passoire de Platon, l’infertilité arthurienne de T.S. Eliot, etc., etc. : la Quête, l’Amour. En terme de privation, l’interprète de chanson d’amour est à la fois chanceux et mal- : il sent, avec une intensité à laquelle rien ne nous oblige, à quel point il est incomplet, en vérité ; mais en même temps, il croit, comme c’est rarement notre cas, avoir trouvé ce qui lui manquait, il croit qu’il lui suffira d’acquérir l’objet de son amour pour qu’elle (ou que ça) devienne sa tessère, le fixateur qui lui permettra d’être lui, pleinement, qui le recollera. Aucune chanson d’amour ne finit en révélant que cette croyance en une plénitude-via-objet est stupide, pour la simple et bonne raison que ces quêtes, ex officio, se terminent sur l’Acquisition ou la Lune-de-Miel, en dehors de la chanson. Mais la chanson d’amour postmoderne, le rap soft, altère l’équation, et fait encore monter le désespoir d’un cran : c’est sa propre defitude, sa classe, sa propre image projetée dont le rappeur a besoin, c’est donc là l’objet de son amour. Et la terreur (post-) postmoderne à la simple idée de l’absence de son image interdit au rappeur ne serait-ce qu’une seconde de contemplation de cette absence, lui interdit de se languir musicalement de sa présence ou de pleurer sa perte : l’image de sa defitude doit être continuellement exaltée, célébrée, maintenue « fraîche » afin de demeurer, continuellement. Et est-ce une surprise si le style, la defitude et l’image dans cette communauté, encore capable de n’avoir les moyens que de regarder et d’écouter, ne participent largement que des valeurs de la télé – le courage physique, la force, la brutalité, l’attirance suscitée chez le sexe opposé, et les plus visibles : la mode, les précieuses babioles, l’armement, les caisses ? Là encore il est tout simplement injuste de Notre part de reprocher à des artistes d’adhérer au plus près à des valeurs fournies par 267 Rappeurs de sens 268 leur communauté et leur contexte. Mais il n’est pas plus juste, comme en ont l’habitude les Grands Critiques, y compris les plus larges d’esprit, de déplacer le reproche de la sphère esthétique à la sphère sociale et de l’artiste au public, de décrier le « matérialisme naïf » qui semble définir pour sa plus grande part la communauté des jeunes noirs, et constituer un signe de leur vacuité morale et de leur atavisme pré-américain94. Très simplement, c’est injuste parce que le matérialisme de la Scène rap d’aujourd’hui possède une véritable beauté, merveilleusement involontaire. Dans aucune autre musique destinée à aucun autre public on ne peut voir la vision républicaine de l’Offre propre à l’Amérique des années 1980 si précautionneusement décoctée, représentée et aimée. Nous parlons ici moins de discours déclamés dans des clapotements de bajoues sur le besoin de nous défaire de l’emprise de l’État, ces encouragements à marcher au pas avec pour horizon un passé opulent, fantasmé, que de l’inévitable conséquence de ces discours et de cette 94. Cf., à nouveau, le plus que sévère Crouch : « La lâcheté, l’opportunisme et le désir d’accéder à la richesse par quasiment tous les moyens nécessaires définissent les démons de la communauté noire. Ces démons sont symbolisés, entre autres… par des Afro-fascistes jouant systématiquement la carte du racisme à leur faveur, tels que Public Enemy. » marche somnambulique – la façon dont, alors que les revenus de l’Américain « moyen » déclinaient et que les affaires se mirent à sourire au yen, très discret jusque-là, dans les paysages électroniques populaires que les rappeurs avaient minés afin de refléter l’ici et le maintenant, se mirent à briller les signaux lumineux d’une toute nouvelle esthétique yuppoïde, une attitude que nous95 nous accordions tous à présenter comme cultivée, tellement sophistiquée, tellement ici-et-maintenant. La nuit, tout le monde peut voir ces signaux lumineux. On peut les entendre sur n’importe cire noire vierge de sillon. Écoutez. La cupidité, c’est bien. Le pouvoir, c’est bien. Le pouvoir, c’est la liberté. Le pouvoir est déterminé par la crédibilité de vos menaces. Le pouvoir est quantifiable et mesurable à l’aune du regard que les autres portent sur vous. Le pouvoir, c’est projeter une image de force et de résolution capable de contraindre autrui à la crédulité et à la considération. L’exercice du pouvoir – les dépenses somptueuses, la violence, l’égoïsme, le mépris de la vérité et des sentiments – voici les seuls moyens acceptables de parvenir à ses fins dont une nation ou une personne puissante ont réellement besoin, les seuls qu’une personne ou une nation 95. Voici une chose que le rap néglige : la raison pour laquelle la paranoïa est toujours une forme de folie, de nos jours : nul besoin de conspiration si nous pensons tous de la même façon. 269 Rappeurs de sens 270 puissante méritent. Ce dont les individus ont le plus besoin, ce qu’ils méritent le plus, c’est de l’argent, afin d’acheter des choses qui déterminent leur « classe », alias leur « style », alias leur liberté, alias leur pouvoir, alias le degré de crédulité et de considération que leur confère une immense phalange marchant au pas et Pensant Comme un Seul Homme. Parce que voitures, matériel technologique, bijoux, habits à la mode sont les uniformes de ceux qui existent dans le paysage électronique pour être considérés. Et vous aussi, vous devez « tout avoir » (Have It All), vous devez « réussir, pas simplement survivre » (Succeed, Not Just Survive)96. Et donc pour résumer le Maintenant : pour être, vous devez être en mesure d’acheter ; pour être crédible, vous devez en fait acheter, mais pour être def, frais, considéré – pour ne pas être que le simple objet de statistiques et de théories et d’inquiétudes mais l’objet, en tant qu’individu, du grand Regard ontologique d’une Conquête Amoureuse / d’un Ennemi / d’une Communauté / d’une Nation – pour obtenir votre Blanc-Seing, vous devez posséder, acheter et faire étalage. Ce qu’il y a de beau, c’est la façon dont tout cela se voit dépouillé, écorché jusqu’aux os dans 96. Pubs : bière et services financiers, respectivement. une musique Marginale sans le poids du moindre bagage puritain concernant le Bon Goût du verbe qui dans la communauté blanche engendre une hypocrisie confinant presque au burlesque, et par laquelle la plupart d’entre nous ridiculisent à cor et à cri un « consumérisme des années 1980 frisant l’onanisme », tout en étant nous-mêmes le cœur de cible statistique de Lifestyles97, Dallas, etc. Sans doute parce que, conçu dans l’Illinois rural, et né à Beverly Hills, le véritable Reaganisme n’a tout simplement pas été conçu pour des segments de la population ayant tendance à ne pas faire mystère de ce qu’ils achètent. Seulement les Marginaux n’ont pas tout acheté, et c’est précisément ce qui fait de la Scène rap un lieu idéal, terrifiant, pour voir comment l’économie, l’art & la politique tâchent de s’entendre. Le monde du rappeur semble accepter complètement les carottes reaganienne du Droit inaliénable et du Pouvoir, un opportunisme dérégulé où liberté et classe sont isomorphiques, et où le prestige est une fonction statistique du capital et de la consommation de chacun. Pourtant, certaines particularités de l’expérience noire urbaine des années 1980 compliquent et compromettent cette acceptation. C’est, sans le 97. Lifestyles of the Rich and Famous : série d’émissions américaine présentant la vie hors norme de personnalités riches et célèbres. [N.d.T.] 271 Rappeurs de sens 272 moindre doute possible, au sein des communautés urbaines Marginales que la promesse conservatrice tonitruante de réduire l’influence étatique a été le mieux tenue, ou le plus explicitement présentée pour ce qu’elle était, purement et simplement, à savoir l’ablation stratégique de secteurs sociaux non rentables : les coupes franches dans l’aide médicale aux plus démunis, dans les budgets de la Sécurité sociale, du développement des logements et de l’urbanisme, des programmes de formation professionnelle, des hôpitaux et des crèches, des services sanitaires, de l’action culturelle et sportive, de la lutte contre l’analphabétisme, et de programmes de lutte contre la toxicomanie un tant soit peu réalistes, ont eu pour conséquence, bien connue mais rarement mentionnée, le déclin de la qualité de vie dans les communautés urbaines pauvres, tandis que tout autour, dans les quartiers proprets de l’ouest et du nord – ainsi que, bien évidemment, juste sous leur nez, sur le verre cathodique – le luxe, la liberté, le pouvoir, la consommation et l’ostentation semblaient si fermement installés, si bons et justes, que les blancs en faisaient étalage sans la moindre vergogne. Vos serviteurs postulent que la Scène du rappeur est une Scène qui a accepté – oïl, qui vénère – les nouveaux symboles et valeurs d’une prospérité de l’Offre, tout en rejetant, avec un mépris qu’il n’est pas difficile de mesurer, ce qui semble demeurer les « règles » à suivre par les Marginaux pour espérer améliorer leur sort ici-bas : c-à-d., étudier dur, se renier eux-mêmes, travailler dur, être patients, rester stoïques face à ce qui apparaît comme des rétractions sur les promesses d’une « Grande Société » qui leur ont été faites, se renier eux-mêmes, travailler dur, sur le très long terme, aux rares postes mal payés proposés dans / à leur communauté ; attendre, patiemment, que les milliards de dollars d’exemption fiscale des entreprises et les plus-values de Wall Street leur profitent indirectement. Nous postulons que, pour le rap sérieux, cette patience protestante et cette éthique du travail, qui sont par excellence les lieux nostalgiques de l’Offre, ne cadrent pas avec les carottes, les images imposées et renforcées de la valeur et de la richesse contemporaines, de la liberté en tant que simple pouvoir, du pouvoir en tant qu’inclinaison et capacité à obtenir ce que vous avez choisi de considérer comme votre dû. Le Vrai Rêve américain, non ?… Face à l’Obstacle, le Droit inaliénable a toujours une réponse toute prête, le fameux mot qui commence par un « m ». Si tout cela est vrai, l’économie du ghetto de 89 est simple à expliquer. La pauvreté tout autour de soi, et loin devant, une richesse écœurante sur le verre convexe, en stéréo. Les meilleurs rappeurs 273 Rappeurs de sens 274 incarnent et ridiculisent à la fois les contradictions du conservatisme des années 1980, par des collages de démocratie politique et d’hobbesianisme économique. Dans le rap, on a la Voix d’une communauté dont il est tout bonnement déraisonnable d’attendre une quelconque confiance dans le Système blanc, mais pour laquelle les récompenses du Système quant à l’image, au pouvoir, au statut et à la cupidité, sont présentées trop fréquemment et avec trop d’insistance pour être considérées comme totalement fausses. Que feriez-vous, vous, sur quoi chanteriez-vous ? Une autre réponse toute simple, de l’extérieur : même le meilleur des raps n’a aucune « vision » de quoi que ce soit qui dépasserait le mécontentement présent, moins parce que c’est une musique noire que par c’est une musique éminemment jeune. Notre génération (fin ou post baby-boom) est divorcée du Temps : on nous apprend à chercher des valeurs dans le « passé innocent » ; à considérer le présent comme à peine plus qu’un condensé de maux et de foirades passées que nous ne pouvons oublier qu’en empruntant un trillion de dollars aux Japonais et en organisant une soirée spéciale « passé innocent » ; à considérer l’avenir comme un vague pays de Cocagne, où les problèmes de notre sinistre présent seront « résolus » d’un coup de baguette politique, ou bien comme le jour grisâtre et lugubre où nous devrons nous acquitter des frais de la Visa avec laquelle nous avons réglé les frais de notre American Express. Un Temps assurément plus terrible pour les jeunes noirs urbains, étant donné que le seul véritable « passé » auquel renvoient leurs pavlovs est l’âge d’or du mouvement pour les droits civils, dont les moins de trente ans ne peuvent se souvenir, le passé d’un King ou d’un X assassinés tous deux au zénith de leur rhétorique, avant que les mouvements façonnés par leurs paroles aient véritablement commencé à transiter dans la société. Parce qu’il est possible de considérer le passé comme altéré, falsifié (pour les blancs par Reagan, pour les noirs par les blancs qui contrôlaient tout par le passé), toute induction est impossible, et partant, toute projection dans le futur : au mieux, les choses resteront plus ou moins en l’état. De nos jours, même la musique noire la plus « fraîche » ne constitue plus une voie de secours face aux conditions et frontières bien définies qui, justement, sont les conditions de son existence en tant que musique, et même en tant que mode d’expression – vu que le rap n’est, pour le pire comme pour le meilleur, qu’un miroir. M., grâces lui en soient rendues, cantonne sa meilleure observation aux sitcoms. En fait, le rap n’a de bizarre que ce qu’un art inventé par des gens nés après les années 1950 peut avoir de bizarre : 275 Rappeurs de sens 276 il est coupé du Temps : il n’y a place que pour un ici-et-maintenant sans limite, sans cadre, une Scène bourdonnante sans contexte, de l’intérieur. Le génie propre au Rap est la boucle quasi digitale qu’il opère : il a transformé l’horreur de sa Scène – sa trahison par l’histoire, son bombardement par des signes contradictoires, la violence de son impuissance, son isolement, sa claustrophobie et l’absence d’issue – le rap a donc transformé l’horreur unique en son genre d’une Scène, en art d’avant-garde, unique en son genre. On perd toute consolation mais on gagne une nouvelle forme de mimésis, désabusée et impitoyable – Platon samplé aux chiottes. Le rap sérieux est douloureusement vrai parce qu’il maîtrise à la perfection le mouvement spécifique des années 1980, l’inversion « postmoderne », bien plus triste et profonde que la simple autoréférence : le rap résout ses propres contradictions en se prosternant à leurs pieds. Regardez un peu comme il s’y prend. L’intensité de la Mode passagère mais l’espérance de vie du Genre ? L’ici-et-maintenant du rap est un ici-et-maintenant perpétuel : une musique sans futur simple ne peut être qu’immortelle. Une musique qui hurle, avec Schoolly D, « No more fuckin Rock’n’Roll ! » (« plus jamais de putain de rock’n’roll ! ») ne peut constituer qu’une force vitale du rock. Une musique qui abat la distinction entre hommage et infraction, entre signal et règle – putain, entre Soi et Autrui – par la technique de plagiat qu’est le sample, ne peut être « qu’originale » dans sa façon de piller, de mutiler et de réutiliser ; car un signal sans règles est également sans précédent, de la même façon que « voler » n’a plus aucun sens quand on ne peut rien posséder. Une musique moins opposée au Système froid et caucasien régissant un arsenal d’hypocrisies que méprisante à son égard ne peut être que profondément intéressante pour tous ceux, parmi nous autres blancs, qui se tiennent devant cet obstacle de verre grossissant dans lequel les rappeurs – à l’instar de tout jeune Américain – se sont construits. Peut-être parce que, comme l’avançait une partie de l’avant-avant-garde, mon Dieu, il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans de cela, « l’autoréférencialité » est semblable à tout ce qui définit un genre, une Scène, un-endroit-etune-époque – rien qu’une fenêtre de plus, épaisse et sale, à l’épreuve des balles, une parallaxe, où ce que vous observez dépend directement de l’endroit où vous vous tenez, où le son et l’image se scindent, où tout, à l’Extérieur, est silencieux et immobile, où tout le monde est seul, et libre. M. (3I) we care , c’est ce qu’on peut lire sur la banderole tendue sur le parking du Lycée de Roxbury, et il ne faut pas être un génie pour déduire que le « we » (« nous ») représente des parents noirs et leurs enfants, et que ce dont ils se soucient (« care »), ce sont leurs vies et celles de leurs proches, menacées par les règlements de comptes des gangs de Roxbury. Bien entendu, la banderole ne vous explique rien de tout cela, et si on l’avait tendue à l’occasion d’une foire automobile, vous auriez été en droit de conclure que le « we » représentait les collectionneurs de vieilles Ford, et que le « care » désignait le soin 279 Rappeurs de sens 280 apporté aux véhicules. Mais regardez autour de vous : ce n’est pas une foire auto. Un groupe local du nom de Young Nation, mauvais mais animé des meilleures intentions, occupe la scène et quelques centaines de gamins remuent les fesses. Un peu plus tôt, deux enfants de trois ans ont interprété en play-back le Don’t Be Cruel de Bobby Brown, originaire de Roxbury ; plus tard, des conseillers municipaux et des prédicateurs de premier plan s’exprimeront. Deux ados ont peint la moitié de leur visage en blanc, afin de (vous les entendez l’expliquer à un free-lance du Boston Globe) « briser la barrière de la couleur ». Cet été a vu se succéder meurtres et manifestations. Les gangs sont en guerre sur des questions d’affronts et de territoires de vente depuis que le dernier Boss attaché à la paix, une sorte d’empereur romain des quartiers, s’est fait assassiner. Il s’appelait Tony C. Johnson, et repose au cimetière Mount Hop de Roxbury depuis juin 87. Mais c’est durant la semaine de Noël de l’année suivante que les choses ont empiré, lorsque quelqu’un a tué un homme qu’il avait pris pour Mervin Reese, chef des Humboldts. Il s’agissait en réalité du beau-père de Reese, un machiniste de quarante et un ans. Reese survécut : l’assassin supposé, qu’on retrouva effondré sur le volant d’une voiture volée le lendemain, n’eut pas cette chance. Un grand jury du comté de Suffolk déclara que par la suite, Reese avait blessé par balles un gamin du nom de Romero Holliday, boss du gang rival de Castlegate. Pour se venger, Holliday ouvrit le feu sur un groupe de proches de Reese au coin d’une rue. Et ce sur son vélo. Une balle destinée à un Humboldt ricocha contre la base d’un réverbère, pour finir sa trajectoire dans la tête d’une gamine de onze ans du nom de Darlene Tiffany Moore. Ce n’était pas la première passante frappée dans sa chair par la guerre des gangs, pas même la première de la semaine, mais quelque chose dans cette histoire de ricochet électrifia Roxbury. Tiffany Moore devint une nouvelle Linda Brown (du procès Linda Brown vs le Bureau de l’éducation), une autre enfant noire récupérée comme symbole populaire de Ce Qui ne Va Pas. On organisa une manifestation durant laquelle les gangs et la police de Boston furent également hués, et qui donna naissance au groupe « we care ». D’autres rassemblements suivirent, y compris une manifestation présidée par Jesse Jackson, qui prêta en soi à la controverse. Le parcours du cortège évita les quartiers noirs, par peur de décourager les blancs qui souhaitaient y participer. Certains membres éminents de la communauté furent d’avis qu’une manifestation contre les gangs et le crack, au cœur du quartier qui abritait le luxueux centre commercial de Back Bay, enverrait au mieux un message mitigé. Beaucoup de 281 Rappeurs de sens 282 blancs considérèrent que s’il n’était pas dangereux de défiler dans Roxbury, ils n’auraient eu aucune raison d’y manifester. Un jour plus tard, un informaticien, qui avait emmené ses enfants à la marche afin qu’ils puissent dire qu’ils avaient vu Jesse Jackson, fut tiré de son véhicule par des membres d’un gang, et assassiné à un feu rouge en plein Dorchester. Vous n’êtes pas ici parce que vous faites partie du « Nous » qui « Se fait du souci », même si vous vous en faites, mais parce que vous écrivez sur le rap, et que vous recherchez Gary Smith, co-patron de RJam Productions, un label local qui produit du rap. Vous avez entendu une rumeur selon laquelle Tam-Tam, la rappeuse la plus prometteuse de Gary, avait signé chez Arista, deal qui n’en était encore qu’au stade des négociations la dernière fois que vous vous étiez entretenu avec Gary. Une percée, s’il en est. Vous remarquez des gamins que vous aviez vus traîner dans les studios de RJam. Ils doivent avoir entre treize et quatorze ans. Des recrues de choix pour les gangs : assez âgés pour se voir confier des sommes importantes, comme c’est le lot des petites mains du trafic de drogue, encore trop jeunes pour encourir des peines d’adulte. Cette aimable pensée en tête, vous allez à leur rencontre. « Hé, dites-vous, vous auriez vu Garry Smith dans le coin les gars ? » Les gamins vous jettent un drôle de regard avant de se volatiliser dans la foule. Vous vous rendez compte qu’à leurs yeux, vous devez tout avoir d’un flic. Comment convaincre une autre personne qu’on n’est pas plus flic qu’elle ? * Entendu à la radio alors que nous nous disputions sur la fin de cet essai : Public Enemy, peut-être les quatre hommes les plus dangereux d’Amérique (et sans doute nos meilleurs rappeurs), se sépare ; ou, plus précisément, ne se reforme pas en tant que quatuor à la suite de leur rupture en juillet 1989 : il s’agit de la troisième ou quatrième rumeur-de-non-reformation-suivant-une-rumeur-de-reformation, retombées du champignon médiatique provoqué par les conseils du Professor Griff à un reporter du Washington Times, qu’il avait encouragé à consulter les écrits antisémites de l’industriel Henry Ford. L’Affaire Griff explosa en juillet 89. La Femme de ce mois fatal, la Miss Juillet de Playboy, citait parmi ses « musiciens » préférés, entre autres, Aerosmith, aux côtés desquels Run-DMC accéda au nirvana commercial avec Walk This Way, et Ice-T, le rappeur de Los Angeles, qui ne joue d’aucun instrument. Un signe éloquent du débarquement du rap : même Nos pin-up en écoutent. Morale de cette histoire : pressez-vous. L’offre rap n’est valable que pour un temps limité. Ses Bach sont aussi éphémères que les Miss Juillet. Petit 283 Rappeurs de sens 284 conseil au sujet d’un art qui saccage son passé faute d’avoir un avenir. Mais Public Enemy resignera sans aucun doute le même contrat que d’habitude : la liberté de réinventer le funk, de faire de la musique à danser avec Martin Luther King et des roulettes de dentistes, de dire ce qu’ils pensent, même quand ils n’y ont pas réfléchi, le tout au prix d’une espérance de vie qui n’excède pas celle d’une pin-up ou d’un membre de gang. Parce que Abraham Lincoln peut aller se faire foutre : tout ce qui intéresse Griff, c’est de vivre libre, libre de ne verser aucun droit d’auteur et libre grâce au sample, qui permet au rappeur de ne plus être cantonné qu’aux seuls sons qu’il est capable de produire, seul. Liberté qu’exerçait Public Enemy à leurs débuts pour hurler que personne ne pouvait vraiment les contrôler. Les rappeurs sont des diables miltoniens : My life on earth Was hell, my friend. And when I die, Going to hell again98 déclare solennellement la personne responsable de ce rap que j’ai entendue en juin 89 à la radio, 98. « Ma vie sur terre / c’était l’enfer, mon ami. / Et quand je suis mort / Retour en enfer. » et que j’ai été jusqu’ici incapable de retrouver ou d’oublier. « I worked like a slave to become a master », « J’ai travaillé comme un esclave pour devenir un maître », se vante un autre rappeur. Et « master » désigne tout à la fois ici la bande conçue en studio, envoyée via FedEx par la grosse compagnie de disque à son usine de pressage de disques vinyle (dans le sens de : J’ai travaillé comme un esclave pour devenir un produit numériquement altéré potentiellement différent de ma voix en live), et le propriétaire d’esclaves de jadis (dans le sens de : J’ai travaillé comme un esclave et à présent j’en possède). Les rappeurs, comme les élisabéthains, adorent les renversements. « To serve », « servir », signifie la même chose qu’à l’époque de Nat Turner, esclave révolté, mais aussi « déflorer ». À la fois être dominé et se faire dominer. Il existe des renversements plus profonds. Le mouvement Stop The Violence, fondé en 1988, est une sorte de We Are The World pour rappeurs , si ce n’est que le « We » signifie Nous, jeunes noirs, et « The World » (le monde), N’importe quel endroit où le fait de rejoindre un gang est tentant : de fait, le maxi-single Stop The Violence, Self-Destruction, interprété par quatorze des plus grands noms du hip-hop, est une longue supplique enjoignant aux jeunes de quitter les gangs. Le ton est grandiloquent. Des talents rap pesant des dizaines de 285 millions de dollars clament, comme un encouragement, « self-destruction you’re heading for self-destruction » (« Autodestruction, tu prends droit le chemin de l’autodestruction »). Kool Moe Dee réprimande en donnant un petit cours d’histoire : Rappeurs de sens Back in the sixties our brothers & sisters were hanged How could you gangbang ? I never ever ran from the Ku Klux Klan I shouldn’t have to run from a black man99 286 Petit détail dérangeant, la plupart des quatorze rappeurs de Stop The Violence se sont fait un nom en signifiant la violence : c’est le cas, tout particulièrement, de Just-Ice (l’autoproclamé « Gangster du Hip-Hop »), de Chuck « Mon Uzi Pèse une Tonne » D, et KRS-One, qui sur la pochette de son premier album tient à la main ce qui ressemble assez, si mes yeux ne me jouent pas de tours, à un pistolet-mitrailleur MAC-10. Chuck D expliquerait sans doute que son utilisation pré-StopTheViolence du meurtre comme métaphore de l’excellence était une façon de s’adresser aux gamins du ghetto dans un langage qu’ils comprenaient. Et il 99. « Dans les années 1960, on pendait nos frères & sœurs / Comment est-ce que tu peux appartenir à un gang ? / J’ai jamais fui le Ku Klux Klan / Je devrais pas avoir à fuir un noir. » n’aurait pas tort. L’une des raisons pour lesquelles l’équipe de We Are the World n’est pas parvenue à nous toucher – et toucher quoi que ce soit, si ce n’est le fruit de leurs ventes durant les vacances de Noël – est que leur Nous et leur Monde n’étaient pas sincères. Quel intérêt aurait un sémillant millionnaire californien tel que Harry Belafonte à inclure, mettons un avocat bostonien à son Nous et son Monde ? Son Nous était un nous de business, une grosse accolade à la Sammy Davis Junior, sous l’œil des caméras, ce geste visant à embrasser tout ce qui est susceptible de l’être. Stop The Violence a représenté, à tout le moins, un remède contre les faux Nous, trop nombreux, qui tuent à petit feu les États-Unis, de We Are the World à la Majorité Silencieuse de Nixon, en passant par la Génération Pepsi et le Public des Émissions en Direct. « We urge to merge » (« nous appelons à l’unité »), clament à l’unisson Chuck D et Flavor Flav en conclusion de la pub rap de Stop the Violence contre les gangs : & flav : We live for the love of our people, the hope… chuck : ... they get along. chuck & flav : Yeh ! So we did a song. chuck : Gettin’ the point to our brothers and sisters who don’t know the time. chuck 287 flav : Boyee ! So we wrote a rhyme. chuck : It’s dead in your head, you know, I’ll drive to build and collect ourselves with intellect. flav : Come on. chuck : To revolve, to evolve to self-respect. chuck & flav : ’Cause we got to keep ourselves in check or else chuck : It’s… tous : self-destruction you’re headed for self-destruction 100. Autorisations ad lib. Les auteurs tiennent à remercier toutes les personnes les MC / DFW Été 89 ayant autorisés à citer les paroles des chansons suivantes : Cold Chillin’ in the Spot. Paroles et musique de Russell Simmons, Rick Rubin, Bambaataa Khayan Aasim et Johnnie Bias. Copyright © 1985 UNVERSAL MUSIC CORP. et AMERICAIN DEF TUNE. Tous droits réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de 100. « On vit pour l’amour des nôtres, pour l’espoir… / … qu’ils s’entendent. / Ouais ! C’est pour ça qu’on a fait ce morceau. / Pour remettre les pendules à l’heure de nos frères et sœurs. / Mec ! C’est pour ça qu’on a écrit ces rimes. / T’as rien dans le cerveau, tu sais, je prends les rênes pour nous reconstruire, nous réunir par l’intellect. / Allez. / Pour faire marche arrière, pour évoluer vers la dignité. / Parce qu’il faut qu’on se maîtrise, sans quoi… / C’est… / L’autodestruction, tu prends droit le chemin de l’autodestruction. » Hal Leonard Corporation. Colors. Paroles et musique de Charles Glenn et Tracy Marrow. Copyright © 1988 COLGEMS – EMI MUSIC INC. et RHYME SYNDICATE MUSIC. Tous droits réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music Publishing. 289 Gansta gansta. Paroles et musique de Steve Arrington, Leroy pour l’international. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec Bonner, Charles Carter, William Edward DeVaughn, Waung l’autorisation de Hal Leonard Corporation, The Music Goes Hankerson, O’Shea Jackson, Marshall Jones, Roger Parker, Round, BV & Ruthless Attack Muzick. Lorenzo Patterson, Marvin Pierce, Ralph Middlebrooks, Walter Morrison, Norman Napier, Andrew Noland, Gregory Self Destruction. Paroles et musique de James Smith, Webster, Eric Wright et Andre Young. Copyright © 1988 Lawrence Parker, Derrick Jones, Joseph Williams, Dwight EMI JEMAXAL MUSIC INC., MELOMEGA MUSIC Myers, Carlton Ridenhour, Arnold Hamilton, Glenn Bolton, LTD., R2M PUBLISHING, DELICIOUS APPLE MUSIC Douglas Davis, Mohandas Dewese, William Drayton et CORP., MUSIC SALES CORP., GLOBEART, AMAZING Marvin Wright. Copyright © 1991 Universal Music – Z LOVE, DEEPLY SLICED, COTILLION MUSIC, RICKS Songs et Universal Music – Z Tunes LLC. Tous droits réservés, MUSIC, BRIDGEPORT MUSIC INC., UNIVERSAL y compris pour l’international. Utilisé avec autorisation. MUSIC CORP., RUTHLESS ATTACK MUZICK et Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation. Rappeurs de sens AIN’T NUTHIN’ GOIN’ ON BUT FU-KIN. Tous droits 290 pour MELOMGA MUSIC LTD. contrôlés et administrés Caught, Can We Get a Witness ? Paroles et musique de Carlton par EMI JEMAXAL MUSIC INC. Tous droits pour R2M Ridenhour, James Boxely III et Eric Sadler. Copyright © PUBLISHING contrôlés et administrés par BMG RIGHTS 1987 SONGS OF UNIVERSAL, INC., REACH GLOBAL MANAGEMENT (US) LLC. Tous droits réservés, y compris SONGS, TERRORDOME MUSIC PUBLISHING LLC, pour l’international. Utilisé avec autorisation. Contient des SHOCKLEE MUSIC et YOUR MOTHER’S MUSIC, éléments de Be Thankful for What You Got, Funky Worm et INC. Tous droits pour REACH GLOBAL SONGS, Weak at the Knees. Réimprimé avec l’autorisation de Hal TERRORDOME MUSIC PUBLISHING LLC, SHOCKLEE Leonard Corporation, La Strada Entertainment Company MUSIC et YOUR MOTHER’S MUSIC, INC. contrôlés et & Ruthless Attack Muzick. administrés par REACH GLOBAL, INC. Tous droits réservés. I Ain’t tha 1. Paroles et musique de Randy Muller et Ice Cube. Copyright © 1988 MPCA Lehsem Music, LLC, Publishing Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music Publishing. Three’s Music et Ruthless Attack Muzick. Tous droits pour MPCA Lehsem Music, LLC, administrés par Kobalt Songs I’m Bad. Paroles et musique de James Todd Smith, Bobby Music Publishing. Tous droits pour Publishing Three’s Music Ervin et Dwayne Simon. Copyright © 1995 Sony / ATV administrés par Tier Three Music. Tous droits réservés, y compris Music Publishing LLC, LL Cool J Music, Universal Music 291 Corp. et Dwayne Simon Publishing Designee. Tous droits Terminator X to the Edge of Panic. Paroles et musique de pour Sony / ATV Music Publishing LLC et LL Cool J Music Carlton Ridenhour, William Drayton et Norman Rogers. administrés par Sony / ATV Music Publishing LLC, 8 Music Copyright © 1988 SONG OF UNIVERSAL, INC., Square West, Nashville, TN 37203. Tous droits pour Dwayne REACH GLOBAL SONGS, TERRORDOME MUSIC Simon Publishing Designee contrôlés et administrés par PUBLISHING LLC et XTRA SLAMMIN MUSIC. Tous Universal Music Corp. Tous droits réservés, y compris pour droits pour REACH GLOBAL SONGS, TERRORDOME l’international. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec MUSIC PUBLISHING LLC et XTRA SLAMMIN MUSIC l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Sony / ATV contrôlés et administrés par REACH GLOBAL, INC. Tous Music Publishing. droits réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music Paid in Full. Paroles et musique de Eric Barrier et William Publishing. Griffin. Copyright © 1987 UNIVERSAL – SONGS et Signifying Rapper. Paroles et musique de JESS BONDS ROBERT HILL MUSIC. Tous droits contrôlés et admi- WEAVER JR. Tous droits administrés par Allen Richardson. nistrés par UNIVERSAL – SONGS OF POLYGRAM Utilisé avec autorisation. Rappeurs de sens OF 292 POLYGRAM INTERNATIONAL, INC. INTERNATIONAL, INC. Tous droits réservés. Utilisé Say It Loud (I’m Black and I’m Proud). Paroles et musique avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal de JAMES BROWN et ALFRED JAMES ELLIS. Copyright Leonard Corporation. Public Enemy No 1. Paroles et musique de Carlton © 1968 DYNATONE PUBLISHING COMPANY (BMI). Ridenhour et James Boxely III. Copyright © 1987 SONG Tous droits réservés. Utilisé avec l’autorisation de ALFRED OF UNIVERSAL, INC., REACH MUSIC PUBLISHING, MUSIC PUBLISHING CO., INC. TERRORDOME MUSIC PUBLISHING LLC Tous droits administrés par UNICHAPPELL MUSIC INC. et SHOCKLEE MUSIC. Tous droits pour REACH MUSIC Fuck tha Police. Écrit par Harry Whitaker. Publié par PUBLISHING, TERRORDOME MUSIC PUBLISHING Missing Link Music. Utilisé avec l’autorisation de Missing LLC et SHOCKLEE MUSIC contrôlés et administrés par Link Music LLC & Ruthless Attack Muzick. REACH GLOBAL, INC. Tous droits réservés. Utilisé avec autorisation. Réimprimé avec l’autorisation de Hal Leonard Corporation & Reach Music Publishing. 293 Remerciements I, I’m, me et mine (je, je suis, moi et mien) sont utilisés plusieurs centaines de fois sur le Straight Outta Ompton de N.W.A., une ode à la vantardise longue comme un album, sortie en 88. Mais le vinyle est vendu dans une pochette cartonnée au dos de laquelle figure en caractères minuscules une longue série de remerciements, où les I, les I’m, les me et les mine reconnaissent tout ce qu’ils doivent aux flics, aux rappeurs, à Dieu, à l’équipe des Dodgers, et à 256 autres. Être « def », c’est aussi reconnaître ses dettes. Nous aussi devons beaucoup à autrui. Schoolly D, Public Enemy, De La Soul et bien d’autres sont à l’origine du son sans lequel notre expérience auditive aurait été terriblement pénible. Lee Smith, 295 anciennement chez The Ecco Press, à présent chez Atheneum, a plus de responsabilité que quiconque dans la transformation de ce manuscrit en livre. Certains ont partagé avec nous leurs expériences personnelles dans le hip-hop, en particulier Gary Smith, Reese Thomas, Ralph Stacey et la rappeuse Tam-Tam de chez RJam Productions. D’autres ont prodigué réconfort et douches froides à divers stades, comme Daniel Hakpern et Lee Ann Chearney de chez The Ecco Press, Lisa Cortez de Polygram, Bonnie Nadell de Frederick Hill Associates, Richard Smith, Mdiawar Abimbole, Phillip « DJ Plate Lunch » Jackson, Brad Moltz, Ann Patchett, Colette de Labry, J. C. Foulsham, Ian « MC Mixed Results » Penny, et les employés indulgents de chez Ocean Records, Roxbury, Massachusetts. Merci à tous. Les mérites de ce livre sont essentiellement de votre fait ; ses défauts sont, sans exception, du fait de mon coauteur. Pax MC / DFW Boston Oct. 89 Au diable vauvert Documents Clémentine Autain, collectif Postcapitalisme Collectif Vote fn : pourquoi ? Angela Davis Les Goulags de la démocratie Évelyne Pieillet, Edgard Garcia Une histoire du rock pour les ados Magali Giovannangeli, Jean-Louis Sagot-Duvauroux Voyageurs sans ticket Amaelle Guiton Hackers Patrick Herman Les Nouveaux Esclaves du capitalisme Clinton Heylin Babylon’s burning Chris Irwin Les chevaux ne mentent jamais Danse avec ton cheval d’ombre Mark Lynas Marée montante Vincent Ravalec, Mallendi, Agnès Paicheler Bois Sacré, initiation à l’iboga Simon Reynolds Bring the Noise Charles Silvestre La Torture aux aveux Axelle Stéphane Les filles ont la peau douce Martin Winckler Contraceptions mode d’emploi Les Miroirs obscurs Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis pour les ados : vol. 1 : 1492-1898 – La conquête vol. 2 : 1898-2006 – Les conflits coffret 2 volumes Slavoj Žižek Violence Au diable vauvert Littérature étrangère Extrait du catalogue Viken Berberian Le Cycliste, roman Douglas Coupland Toutes les familles sont psychotiques, roman Hey, Nostradamus ! roman Eleanor Rigby, roman jPod, roman Joueur_1, roman Génération A, roman La Pire. Personne. Au monde., roman Poppy Z. Brite Self made man, nouvelles Plastic Jesus, roman Coupable, essais Petite cuisine du diable, nouvelles Alcool, roman La Belle Rouge, roman Soul Kitchen, roman Le Corps exquis, roman La Valeur de X, roman James Flint Habitus, roman Douce apocalypse, nouvelles Électrons libres, roman Nikki Gemmell La Mariée mise à nu, roman Plaisir, récits et conseils Avec mon corps, roman William Gibson Tomorrow’s parties, roman Identification des schémas, roman Code source, roman Histoire zéro, roman Scott Heim Mysterious Skin, roman Nous disparaissons, roman John King Skinheads, roman White Trash, roman England Away : Au couleur de l’Angleterre, roman Tao Lin Richard Yates, roman Vol à l’étalage chez American Apparel, roman Taipei, roman Lydia Lunch Déséquilibres synthétiques, nouvelles Paradoxia, récit Elizabeth McNeill 9 Semaines ½, roman Mian Mian Panda sex, roman James Morrow En remorquant Jéhovah, roman Le Jugement de Jéhovah, roman La Grande Faucheuse, roman Le Dernier Chasseur de sorcières, roman L’Apprentie du philosophe, roman Hiroshima n’aura pas lieu, roman Notre mère qui êtes aux cieux, roman La Trilogie de Jéhovah, romans Dan O’Brien Les Bisons du Cœur-Brisé, récit Rites d’automne, récit Wild Idea, récit Haut domaine, nouvelles Michael turner Le Poème pornographe, roman David Foster Wallace Brefs entretiens avec des hommes hideux, nouvelles Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, essais La Fonction du balai, roman La Fille aux cheveux étranges, nouvelles C’est de l’eau, allocution Le Roi pâle, roman avec Mark Costello Rappeurs de sens, essai avec David Lipsky Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même, entretien Alex Wheatle Redemption Song, roman Island Song, roman Irvine Welsh Trainspotting, roman Glu, roman Porno, roman Recettes intimes de grands chefs, roman Crime, roman Skagboys, roman Composition : L’atelier des glyphes