UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Savoir par cœur

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Savoir par cœur
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III : Littératures françaises et comparée
Équipe « Littératures françaises XXe-XXIe siècles »
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Littératures françaises
Présentée et soutenue par :
Fabrice NOWAK
le 17 janvier 2015
Savoir par cœur
Enjeux de la mémorisation des textes pour les études littéraires
Sous la direction de :
M. Denis GUÉNOUN – Professeur émérite, Université Paris-Sorbonne
Membres du jury :
M. Abdelhak BEL LAKHDAR – Professeur, Université Mohammed V-Souissi
M.Yves CITTON – Professeur, Université Stendhal Grenoble 3
Mme Brigitte LOUICHON – Professeur, Université Bordeaux 3
M. Jean-Pierre MARTIN – Professeur émérite, Université Lyon 2
Cette thèse aborde la question du par cœur d’un point de vue tout à la fois théorique
et pratique à la fois. Il s’agit de se demander ce que les études littéraires ont à gagner à faire
savoir par cœur des textes littéraires aux élèves et aux étudiants. Nous tentons de répondre à
cette question de manière détournée. Nous partons du constat que le par cœur n’a
globalement pas bonne presse et tentons de comprendre quels présupposés le font passer
pour une pratique sans intérêt. Il y a pour nous trois trois grands cadres mentaux qui font
fonctionner ces présupposés : la pensée matérialiste, la logique marchande et la domination
du masculin sur le féminin. Ces trois logiques sont à rebours du par cœur. La thèse se divise
en trois parties, chacune étudiant la question du par cœur à la lumière d’une de ces logiques.
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Dans une première partie, nous confrontons la pratique du par cœur avec la pensée
matérialiste. Nous tentons de voir comment la mémoire et le texte littéraire sont perçus sous
l’angle matérialiste. Le matérialisme est une pensée qui assimile la compréhension du
monde à la compréhension de la matière. La science matérialiste s’est construite sur le
postulat qu’étudier la matière permet de comprendre tous les phénomènes. Sa méthode
privilégie l’analyse, qui découpe l’objet en objets d’étude plus petits. Le matérialisme
cherche l’objectivité, c’est-à-dire une posture dans laquelle la subjectivité de l’observateur
n’intervient pas. Ses résultats sont censés être valables pour tous, en tout temps et en tous
lieux. Vu par le matérialisme, le par cœur est une pratique inefficace comparée aux capacités
de mémoire de la technologie, tant quantitativement que qualitativement. Le texte littéraire
n’est pourtant pas un objet analysable comme un autre. La lecture n’est pas une activité
objective, et chaque lecteur apporte une partie de lui au texte lu : son attention fluctuante,
des références culturelles, ses connaissances et ses ignorances. Le texte est un objet
d’interprétation plus qu’un fait brut. La lecture est une activité aux contours plus flous qu’il
n’y paraît. Une pratique approfondie du texte le transforme en objet mental : plus le texte est
travaillé, plus cet objet est solide, quoique intangible. Apprendre par cœur oblige à mettre en
œuvre des « projets de sens » (Antoine de La Garanderie), projets dont on peut rendre
compte par l’introspection, mais qui ne se plient pas aux critères de validité scientifique.
Le texte littéraire est avant tout un objet de compréhension, sachant que la
compréhension est graduelle, et ne s’évalue pas sur un mode binaire. En apprenant par cœur
un texte, on ne l’interprète pas nécessairement selon les méthodes usuelles qui consistent à
appliquer une grille de lecture définie sur le texte. Pourtant, la confrontation avec le texte
lui-même et la nécessité qu’il fasse sens pour pouvoir le retenir font du par cœur un outil de
compréhension efficace. La compréhension est une forme d’interprétation qui tente de ne
jamais trahir le texte en l’utilisant à la seule fin de produire des commentaires plus ou moins
originaux.
Nous défendons l’idée que le matérialisme ne peut pas rendre compte de l’expérience
littéraire profonde : l’existence d’une jouissance esthétique est un de ses points aveugles.
Pour en rendre compte, il faut se tourner vers des théories qui s’éloignent du matérialisme
simple pour voir que la littérature est un jeu de résonances avec des rythmes externes et
internes à l’être humain, ce que confirment les avancées les plus récentes des neurosciences.
Le besoin de poésie et de littérature apparaît comme une nécessité pour les hommes dont le
refus de l’oubli est une caractéristique essentielle (Jousse). L’être humain rejoue les rythmes
du monde pour lutter contre la mort.
Nous montrons ensuite que la mémoire aussi est un point aveugle du matérialisme
qui arrive à rendre compte de certains mécanismes de la mémorisation, mais n’a aucune idée
de la nature de l’expérience du souvenir. L’oubli, loin d’être un défaut de la mémoire
humaine, est ce qui la rend créative. La mémoire humaine est une recréation permanente, ce
qui la distingue de la mémoire technologique.
L’enseignement littéraire est imprégné de la pensée matérialiste à travers son souci de
contenus objectivables, son besoin d’analyses utilisant des outils de lecture en guise d’outils
technologiques, son refus de prendre en compte la dimension psychologique et affective des
œuvres. Il ne s’agit plus de donner goût à la littérature, ni de développer le goût, mais de
développer la capacité à parler des textes sans s’y lier intimement. Pour contrer cela, le par
cœur permet de revenir au texte lui-même, puisque la littérature parle avant tout d’émotions,
d’affects et de questions existentielles. Il permet de cultiver un lien personnel avec le texte
grâce au temps et à la répétition qu’il demande. La littérature est aussi un jeu sur l’identité :
par les visions du monde qu’elle propose, chacun est amené à relativiser sa façon de voir le
monde, et donc à modifier la vision qu’il a de lui-même. La mémoire, dans ce processus,
joue un rôle-clé : elle est le fondement de notre identité. En apprenant par cœur, on redouble
ce qu’opère en nous l’expérience littéraire.
Dans une deuxième partie, nous confrontons le par cœur à la logique marchande.
Nous montrons que le commerce et la logique matérialiste vont de pair. Le commerce a eu
besoin d’estimer la valeur des objets à échanger en se fondant sur des critères objectifs. La
valeur symbolique des choses est évacuée. La marchandisation de la société a consisté à
appliquer à tous les domaines de la vie cette logique marchande. La littérature, dans ce
contexte, est peu valorisée. Mais l’école tout entière, en tant que lieu de transmission de
valeurs, est menacée. La logique de l’entreprise y est maintenant reine. Elle devient un lieu
dont on évalue l’efficacité aux emplois obtenus par les élèves. Ainsi, se sont développées les
pédagogies par compétences, qui ne sont que des modélisations de logique de marché,
appliquée à l’école. Les compétences que le marché aimerait voir offrir par les études
littéraires n’ont rien à voir avec la dimension existentielle de la littérature. Le concept même
de compétence est très discutable. Il fait surtout office de cache-misère. Sous des airs de
mots techniques, il cherche surtout à masquer les incertitudes d’une société devenue liquide
(Zygmut Bauman) dont les références sont attaquées de toutes parts par la logique
marchande qui les sacrifie sur l’autel de la performance.
Cette logique a évolué ces dernières décennies vers un consumérisme effréné : le
gaspillage et l’oubli sont devenus consubstantiels à la production de biens. Le par cœur est à
rebours de cette logique : il ne consomme pas de matériaux particuliers puisque la
transmission peut se faire oralement, il lutte contre l’oubli et le gaspillage. Là où la société
consumériste a besoin que chaque bien acheté soit rapidement oublié, le par cœur exalte la
durée. Là où la société consumériste abonde en gadgets, le par cœur ne nécessite aucun
outil : ni crayons, ni feuilles, ni manuels. Enfin, cette logique est fondée sur la vitesse et a
érigé le culte de l’urgence en forme ultime de management. Le par cœur, lui, demande du
temps et de la répétition. Or, la répétition est une erreur fatale pour les entreprises qui
doivent toujours aller de l’avant et gagner du temps face aux concurrents, sous peine de
perdre des marchés. Cette urgence se ressent parfois dans les classes où la peur de ne pas
finir le programme empêche de s’interroger sur le sens des études littéraires.
Pour s’opposer à cette accélération générale, il faut accepter de ralentir et se tourner
vers des pratiques qui demandent physiologiquement du temps, plutôt que les dénigrer.
C’est pourquoi nous défendons l’idée que la mémorisation des textes doit se faire en classe,
et non seul chez soi. Le professeur doit accepter cette pression supplémentaire pour que ses
élèves ne la subissent pas. Nous proposons d’utiliser la méthode de Marcel Jousse pour
pratiquer en classe la mémorisation en groupe. Cette méthode associe les répétitions, le
balancement du corps, des mélodies et des gestes, autant d’éléments qui, soit sont des
contrepoids à la logique de l’accélération, soit rejouent et amplifient ce qui se passe dans
l’expérience littéraire. Il ne s’agit plus d’apprendre pour réciter, mais pour faire une
expérience de la littérature dont on puisse se servir pour l’étude des textes.
Enfin, nous montrons que derrière la dévaluation du par cœur, il y a une dévaluation
du féminin en général. Le masculin est globalement du côté de l’actif et de la
transformation ; le féminin du côté du passif et de la contemplation. Si le par cœur est
dénigré, c’est qu’il a l’air inutile, l’utile étant compris comme ce qui permet de transformer
le monde extérieur. Quand on produit un commentaire de texte, on voit que l’on a fait
quelque chose. Quand on a appris un texte et qu’on l’a éprouvé de nombreuses fois, il n’y a
pas de trace de notre activité. Le masculin est dominant dans ses valeurs, et pourtant, il
montre clairement ses limites : l’économie de transformation et production qu’il a créée est
à bout de souffle en Occident ; il a un coût élevé pour la société et pour les hommes qui
doivent être à la hauteur de ses exigences ; le bonheur par la transformation du monde et par
la production d’objets de consommation atteint rapidement ses limites. Tous ceux qui rêvent
d’un autre monde sont taxés de rêveurs irresponsables par des réalistes autoproclamés.
Pourtant, la science démontre que la raison, coupée des émotions, altère la réalité. Une
pensée purement masculine est vouée à l’échec.
Dans les études littéraires, le féminin est du côté de l’accueil. Il s’agit d’accueillir le
texte d’abord plutôt que de chercher à le transformer tout de suite, sans avoir pris le temps
de le rencontrer. Il ne s’agit plus de dominer le texte mais d’être à son service. Le par cœur
est ce que nous pouvons offrir aux textes littéraires, pour qu’ils ne se perdent pas dans
l’oubli. Il est une forme de respect envers le texte. Or, cette façon de faire est performante
dans le cadre des études littéraires. On a en effet besoin d’avoir engrangé un grand nombre
de connaissances avant de pouvoir faire preuve d’esprit critique. Il est logique d’explorer
d’abord directement les textes littéraires, au premier degré – premier degré qui ne se
confond pas avec le sens littéral –, avant de vouloir les analyser. On s’aperçoit que c’est la
fréquentation des textes pour eux-mêmes qui est le terreau d’une intelligence littéraire. Avec
le par cœur, l’élève emmagasine moins de textes qu’en lisant, mais ce qu’il retient fait alors
office de références très solides pour analyser les textes suivants. La mémoire n’est alors
plus opposée à l’intelligence : elle en devient le fondement.
Enfin, le féminin, à travers les études littéraires, peut profiter à la société entière.
Accueillir le texte, c’est accepter de changer sa vision du monde, et se mettre en position de
faire advenir un autre monde. En jetant un regard très ample sur l’histoire, on voit que
l’humanité se dirige vers de plus en plus d’empathie. On peut en déduire que toute activité
développant cette empathie va dans le bon sens, à long terme. La littérature est une piste
intéressante, d’autant plus que le par cœur redouble ses effets. En effet, il s’agit de se mettre
à la place de l’autre, mais cela ne peut se faire qu’en se sentant un individu. Avec le par
cœur, on engrange des bouts de conscience d’autrui à travers une vision du monde, des
formules, des mots et des connotations qui ne sont pas les nôtres. On engrange une
littérature écrite dont la caractéristique est de favoriser l’analyse psychique, contrairement
aux productions des sociétés orales dans lesquelles l’individu est structurellement soumis au
groupe. La littérature ouvre à l’autre tout en affinant la conception que chacun se fait de luimême, puisque mémoire et identité sont intimement liées. Loin d’être une pratique du passé,
ce que seraient plutôt les velléités à l’objectivité, le par cœur est une pratique d’avant-garde.
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Ce travail présente une triple ambition, dont nous espérons qu’elle a été atteinte :
- dégager à partir de cet objet des pratiques concrètes : il ne s’agit plus de faire apprendre
des poésies aux élèves chez eux et de les faire passer quelques jours après pour réciter
devant tout le monde.
– faire émerger une idée de la littérature qui permette de rendre les études littéraires
attractives en montrant à quel point la littérature a à voir avec notre condition humaine, dans
sa forme et dans son contenu, et qu’il faut donc la pratiquer avec des outils humains, comme
la mémoire et la sensibilité, qui ne tombent pas dans le fantasme de la toute-puissance,
fantasme véhiculé par le progrès technologique.
– faire évoluer les cadres cognitifs concernant le par cœur. Lors de discussions avec des
enseignants concernant le par cœur, certains ont fait part de leur intérêt théorique pour cette
pratique, mais une réserve persistait quant à la mise en pratique. La peur de ne pas avancer
dans le programme était toujours sous-jacente. C’est pourquoi nous avons tenté de mettre au
jour les présupposés de ce genre de réserves, pour que les enseignants puissent prendre
conscience du décalage entre l’état actuel des études littéraires et leur intérêt profond
potentiel. À chaque enseignant alors de choisir le sens de sa mission : fournir de bonnes
évaluations pour PISA ou introduire à la vie ?

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