Analyse d`une séquence du film de Jean Vigo

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Analyse d`une séquence du film de Jean Vigo
Analyse d’une séquence du film de Jean Vigo :
L’Atalante
DVD : L’Intégrale Jean Vigo.
Sous la direction de Bernard Eisenschitz
(Editions Gaumont, 2001)
(Les six plans analysés ici se situent entre la promenade de Juliette en ville et l’épisode du voleur de sac à la gare)
Prisonnière de son monde :
Juliette, après son escapade parisienne, découvre que la péniche a quitté le quai. Elle erre
dans un terrain vague au milieu de constructions industrielles gigantesques, grues, ponts métalliques, voies ferrées.
On pourrait s’attendre à ce que cette errance donne le sentiment d’un espace immense, infini,
dans lequel le personnage pourrait disparaître, d’autant plus que ce moment s’oppose thématiquement aux séquences d’enfermement et de promiscuité dans l’espace exigu de la péniche.
S’il en était ainsi, on verrait la jeune imprudente punie de ses désirs de liberté par là où elle a
péché : à trop vouloir de l’espace, on se perd dans l’infini d’un monde sans repères.
Les choses ne se passent pas ainsi et, comme c’est souvent le cas avec Jean Vigo, on évite les
clichés ou les motifs convenus. Ici l’épisode de l’errance hors de la péniche n’est pas fondamentalement différent des moments d’enfermement sur le bateau : Juliette y est prisonnière
d’elle-même, de son monde et de ses désirs. C’est évident quand elle est coincée dans la cabine de l’Atalante, mais c’est vrai aussi quand elle est dehors, alors même qu’elle a le sentiment d’avoir fait acte de liberté en s’échappant. C’est ce que l’étude précise de la mise en
scène et du montage des six plans va montrer.
Allers et retours ?
Indépendamment de l’étude des emplacements de caméra, il est aisé de constater que Juliette
parcourt l’écran en formant des espèces de zigzags, comme si elle ne cessait de faire demitour :
Plan 1 : plan de grand ensemble, elle marche de droite à gauche.
Plan 2 : plan d’ensemble, de trois-quarts dos, elle va de gauche à droite, en s’éloignant un peu.
Plan 3 : plan américain, de trois-quarts face, elle vient vers l’avant-plan et sort à gauche.
Plan 4 : plan rapproché, elle entre à gauche et part, de trois-quarts dos, vers le fond à droite.
Plan 5 : plan moyen, de trois-quarts face, elle marche de gauche à droite et sort à droite.
Plan 6 : plan moyen, de trois-quarts dos, elle entre à droite, marche vers la gauche et repart en
s’éloignant à droite.
On a donc l’impression que le personnage est comme pris dans un labyrinthe dont les murs et
les impasses invisibles l’obligeraient à sans cesse revenir sur ses pas.
La transgression de la règle des 180°
Les entrées et sorties de champ et le sens des déplacements sont en fait trompeurs : Juliette
n’a jamais fait demi-tour. Tout au plus s’est-elle arrêtée en paraissant hésiter. Mais son trajet
est resté assez linéaire : l’exercice qui consiste à définir les emplacements de la caméra va le
montrer. Précisons que ces emplacements doivent être définis en tenant compte du décor et de
la position du personnage par rapport à celui-ci et par rapport à la caméra évidemment.
Retenons, pour simplifier, quelques points de repères :
- les immenses grues du fond du plan 1, qu’on retrouve au plan 3, ainsi que le pont métallique
sous lequel se trouve Juliette dans ces deux plans.
- au plan 2, nous sommes perdus, car le fond a changé, mais nous sommes toujours sous le
même pont. Un autre indice : Juliette est plutôt de dos. Logiquement, ce que nous voyons
alors doit être le décor qui fait face au précédent.
Nous pouvons en déduire que la caméra est passée exactement de l’autre côté du personnage,
en faisant une rotation de 180°, ce qui entraîne l’impression de demi-tour que nous avons observée plus haut.
- au plan 4, nouvelle rotation à 180° : Juliette sortie de face à gauche, entre de dos par le
même bord gauche. Le décor a changé : on devine qu’on est encore un peu sous le pont métallique, mais on distingue des structures ferroviaires au fond.
Il y a donc systématiquement la même transgression de la règle des 180° : entre 1 et 2, entre 2
et 3 et entre 3 et 4.
- entre le plan 5 et le plan 6, le décor ne change guère : on distingue, de plus près, des voies
ferrées et des trains de marchandises. Mais la mise en scène va fonctionner à nouveau par un
retournement de caméra qui franchit la ligne fatale des 180° et qui donne le sentiment que Juliette fait encore une fois demi-tour, alors qu’il n’en est rien. Pourquoi cet effet trompeur ?
Le cinéma comme chorégraphie
La première remarque qu’on peut faire est que Vigo donne ainsi, par le choix des angles et par
le montage des plans, l’impression de l’errance et de la perte dont est victime Juliette. Ce serait déjà une belle leçon sur ce qu’est l’espace cinématographique : c’est par les entrées et les
sorties de champ que se crée l’espace imaginaire du film, et non pas par une référence à
l’espace réel (profilmique) qui a servi de cadre aux évolutions de la comédienne.
Ce type de mise en scène s’apparente à ce que dit Lucas Belvaux dans un article sur la façon
dont Jean Vigo dirige ses acteurs (« Le grand jeu ! ou la direction d’acteurs », in L’Atalante,
un film de Jean Vigo, éd. Cinémathèque française, 2000) : « C’est le corps qui racont[e] le
cœur », « c’est de chorégraphie qu’il faut parler plus que de direction d’acteurs ». Même si
l’auteur de l’article en tire des conclusions en partie contraires à notre propos sur la réticence
de Vigo face au découpage, il n’en reste pas moins que nous observons comme lui que c’est
par les évolutions du corps dans l’espace que se traduit l’état psychologique du personnage,
sans que la comédienne ait besoin de le manifester par son « expression » ou par ses mots. Le
terme de « chorégraphie » prend ici pleinement son sens : non pas seulement l’art d’écrire des
pas de danse, mais l’art d’écrire par la danse, ou par les mouvement du corps dans un espace
que ces mouvements créent.
Un film sur l’enfermement
Plus profondément, il faut s’interroger sur cette façon de faire évoluer le personnage par rapport à l’ensemble du film. Ces allers et retours dans le cadre sont en effet à rapprocher
d’autres aspects de la mises en scène de Vigo, qu’ Alain Bergala analyse dans un article intitulé « Le plan-aquarium » (in L’Atalante, un film de Jean Vigo, op. cit.). L’auteur remarque
que Vigo a une prédilection pour « la mise en bocal des corps dans un espace limité » : cela
semble évident si l’on pense aux plans tournés à l’intérieur de la péniche et dans un espace
dont Vigo, curieusement, a tenu à conserver l’exiguïté, même dans la reconstitution des lieux
qu’il a faite en studio.
Mais on peut dire que le choix de l’enfermement commande la mise en scène, même quand le
personnage évolue en extérieurs : dans les six plans que nous analysons ici, on constate que
chaque fois que Juliette veut sortir du cadre, la mise en scène l’y fait revenir, en insistant bien
sur le fait qu’elle revient immédiatement par là où elle était sortie.
Le hors- champ n’est alors, comme le dit A. Bergala, qu’une « marge du plan », une sorte
« d’anneau » qui l’encercle. On a ainsi le sentiment qu’aucune échappée n’est possible au delà
d’une petite distance et que des forces centripètes ramènent automatiquement le personnage
dans le cadre.
L’effet produit est que la fuite n’est pas possible, que l’extérieur n’est pas plus ouvert que
l’intérieur et que l’espace dans lequel Juliette tourne en rond est bien plus un espace mental
qu’un espace physique : après avoir tant désiré sortir de la péniche, l’ironie du sort la
contraint à errer parce qu’elle ne peut y retourner, comme si elle était « enfermée à
l’extérieur », selon l’expression de Nathalie Bourgeois (« La concordance des temps », in
L’Atalante, un film de Jean Vigo, op. cit.).
Pour confirmer le motif de l’enfermement, notons que la composition de quatre des six plans
d’errance se caractérise par la présence d’un redoublement interne du cadre qui enserre Juliette : les structures métalliques, noires et très dessinées, du pont sous lequel évolue Juliette
constituent les côtés d’un quadrilatère qui enferme le personnage et qui suggèrent qu’il n’y a
d’issue dans aucun sens.
Conclusion
L’étude des mouvements du personnage dans le cadre et l’enchaînement des positions de caméra sont les éléments constitutifs d’une mise en scène qui produit des effets de sens cohérents avec d’autres moments du film dont l’une des significations est de montrer
l’enfermement de Juliette à différents niveaux : dans l’espace physique de sa nouvelle vie de
femme de marinier, dans l’espace mental de ses désirs (la ville , la guinguette et le camelot),
dans l’espace réel où elle est venue se perdre (rues, terrains vagues, gare, banlieue où l’on retrouve le même effet de demi-tour) et dans l’espace social des années de crise (c’est
d’ailleurs le même que le précédent) où il n’y a pas de place pour elle (chômage, et agressions : on la vole, on la prend pour une prostituée).
Ce n’est d’ailleurs pas tant le procédé de raccord qui est signifiant par lui-même, puisque la
même transgression de l’axe des 180° apparaissait déjà au moment de l’embarquement de la
jeune mariée et que dans ce cas, associée à d’autres éléments de mise en scène, elle signifiait
tout autre chose : Juliette est embarquée sur la péniche à l’aide d’un bras de charge qui semble
l’arracher à son ancien monde ; dans ce cas, le procédé soulignait le changement de vie, toutes
sortes de symboles sexuels, sociaux, une forme d’élan, d’envol, de passage poétique dans un
autre monde, etc.
Le procédé n’est bien sûr significatif qu’en relation avec l’ensemble du plan, de la séquence et
du film. Pour le cas précis qui nous concerne, il nous a paru particulièrement intéressant de
voir comment on peut faire du fermé avec de l’ouvert et de montrer que c’est aussi par la
création d’espaces que le cinéma raconte ses histoires.
Analyse proposée par Mme Mireille Kentzinger, professeur de Lettres, Lycée Paul Valery,
Paris 12°, option cinéma.
Voir pages suivantes l’exercice que Mireille Kentzinger a proposé à ses élèves pour les aider à
mener à bien cette analyse par eux-mêmes.
, © CRDP de Paris. Auteur : Mireille Kentzinger, Option cinéma, Lycée Paul Valéry
L’Atalante, Jean Vigo, 1935
Proposition d’exercice autour de 6 plans du film
Mireille Kentzinger, option cinéma du lycée Paul Valery
Présentation des plans choisis
Situation dans l’histoire : Juliette, la femme d’un marinier, s’ennuie de vivre tout le temps sur
sa péniche et finit par faire une escapade à Paris. Quand elle revient la péniche est partie. Elle
erre dans un terrain vague de zone portuaire et industrielle, entre un pont et des voies ferrées :
c’est ce qui fait l’objet des six plans analysés ici.
Consignes :
1 - Observez les six plans un par un et indiquez dans les cadres les mouvements du personnage.
2 – Dessinez, sur le diagramme au sol, ces mêmes mouvements et les positions successives
de la caméra.
3 – Lors de quels changements de plan la caméra passe-t-elle au-delà d’une ligne imaginaire
de 180° ?
4- Qu’en résulte-t-il pour les entrées et les sorties de champ du personnage ?
5- Quelle différence y a-t-il entre le mouvement réel du personnage dans l’espace et
l’impression de mouvement que nous avons à l’écran.
6- Que peut traduire cette mise en scène ?
Prolongement
On peut aborder ensuite le même problème dans les champs / contrechamps des scènes de dialogue.
1
Exercice sur 6 plans de L’Atalante
Transgression de la règle des 180°
2
(feuille élève)
Diagramme au sol
grues
3
Pont
2
1
4
5
Voies ferrées
6
Légende
:
:
:
:
n°
déplacement personnage
position personnage
ligne des 180°
position caméra et n° de plan
1
Jean Vigo, L’Atalante (corrigé)
Trangression de la règle des 180 degrés
Diagramme au sol
2
Grues
4
2
P1
3
P
180°
Pont
2
1
P3
P4
5
1
3
4
P5
180°
P6
6
5
Voies ferrées
Légende
6
:
:
:
n°
:
déplacement personnage
position personnage
ligne des 180°
position caméra et n° de plan