bismarck et les élections allemandes de 1887

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bismarck et les élections allemandes de 1887
BISMARCK
ET LES ÉLECTIONS
ALLEMANDES DE 1887
NOTE n° 260 - Fondation Jean-Jaurès - 1 avril 2015
UN MANUSCRIT INÉDIT DE JAURÈS
Emmanuel Jousse*
*Docteur en Histoire
contemporaine, boursier
Fernand Braudel FMSH/
CE-Marie Curie, Istituto
storico italo-germanico,
Fondazione Bruno
Kessler (Trento)
Introduction critique
L
e rapport de Jaurès à l’A llemagne, politique aussi bien qu’intellectuel, justifierait
une réflexion d’ensemble, car autour de cet axe gravitent des questions aussi
fondamentales que sa pensée de la République et de la Révolution, du parti et de
la doctrine. Tout en étant soulignés à de nombreuses reprises, « les rapports de Jaurès avec
la social-démocratie allemande n’ont pas fait l’objet d’une étude systématique »1, depuis le
livre ancien de Maurice Lair2. Mais malgré ses ambiguïtés et ses difficultés, qu’il partage
au fond avec les intellectuels français de son temps3, la pensée de Jaurès se distingue par
une remarquable constance qu’un manuscrit récemment découvert dans le fonds Pierre
Renaudel permet de mieux saisir4.
« Monsieur de Bismark et la Démocratie »5 est vraisemblablement rédigé par Jaurès entre
le 14 janvier et le 21 février 1887, entre la dissolution du Reichstag à laquelle il fait allusion
et qui ouvre le « duel » entre Bismarck et le parlement, et le dénouement de la crise par
le scrutin qui renouvelle la majorité soutenant le chancelier6. Son manuscrit prend donc
appui sur un fait précis de l’histoire politique allemande. Le conflit couvait depuis plusieurs
années, accumulant les désillusions de la politique économique, de la politique coloniale
et de la politique sociale menées depuis l’unité ; mais il est directement déclenché par le
1. Jean-Numa Ducange, « Jean Jaurès et la social-démocratie allemande. Confiance et doutes », in Jaurès,
du Tarn à l’Internationale, Paris, Fondation Jean-Jaurès, pp. 45-61.
http://www.jean-jaures.org/Publications/Essais/Jaures-du-Tarn-a-l-Internationale
2. Maurice Lair, Jaurès et l’Allemagne, Paris, Perrin, 1934.
3. Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959.
4. Ce texte de Jean Jaurès fait partie des archives personnelles de Pierre Renaudel (1871-1935) conservées
par la Fondation Jean-Jaurès depuis 2014.
Le manuscrit numérisé est disponible sur www.archives-socialistes.fr/detail/159232.
5. Nous conservons l’orthographe de Jaurès.
6. Le premier article de Jaurès dans La Dépêche, « La politique toulousaine et la situation », du 21 janvier
1887, ouvre un cycle de textes consacrés à la vie politique locale. Le premier article de politique extérieure,
« La paix », est publié dans La Dépêche le 12 février 1887 (Jean Jaurès, Œuvres, vol. 1, Les années de
jeunesse 1859-1889, édition établie par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Paris, Fayard, 2009). Peut-être
cet article est-il l’article zéro écrit par Jaurès, qui n’aura pas été publié ensuite.
AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir
ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l’intérêt du
thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de l’argumentation contribuent à atteindre cet objectif,
sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles.
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rejet à l’Assemblée du budget militaire, dit du « septennat »7. La question n’est pas neuve.
Bismarck est précisément parvenu au pouvoir en septembre 1862 à l’issue d’une crise
constitutionnelle ouverte par l’opposition entre la Chambre prussienne et le roi Guillaume
Ier sur cette question8. En 1867, le chancelier désamorce la charge en soumettant tous
les quatre ans le budget militaire à l’approbation parlementaire, mais l’unité permet de
repousser la discussion jusqu’en 1874. À cette date, et après des débats qui font craindre
à Bismarck une autre crise constitutionnelle, le budget militaire doit être voté tous les
sept ans. En 1880, la reconduction ne pose guère de difficultés. Il en est tout autrement
lorsque la discussion s’ouvre après le discours du trône du 25 novembre 1886 : l’opposition
demande que le budget soit voté tous les trois ans, et l’alliance conservatrice ne résiste
pas aux efforts conjugués du Zentrum, des libéraux et progressistes, soutenus par les
sociaux-démocrates9. La campagne électorale qui suit la dissolution, en mettant au cœur
du débat l’avenir de l’armée allemande, dramatise les tensions internationales alors que
les alliances bismarckiennes se délitent et que la France, par la voix du général Boulanger,
ministre de la guerre depuis 1886, semble prête à en découdre. Des deux côtés du Rhin, les
tensions sont exacerbées au point de faire croire à une nouvelle guerre franco-allemande.
Cette atmosphère électrique est palpable à la lecture de la presse française des derniers
jours de janvier 1887, sans pour autant verser dans l’hystérie : beaucoup lisent dans
les discours de Bismarck le refus d’engager une escalade à la guerre, et interprètent la
dissolution comme un conflit entre le chancelier de fer et la démocratie allemande10.
L’article de Jaurès s’inscrit dans un concert d’arguments assez cohérents, qu’il reprend
d’ailleurs dans les textes qu’il publie sur les relations internationales jusqu’à la fin de
son mandat en 1889 : élu député en 1885, il suit la ligne républicaine consistant à
repousser la perspective de revanche sublimée en opposition de principe, exigeant une
préparation longue et minutieuse. Plus précisément, Jaurès déploie cette position en
trois étapes logiquement articulées. Il reprend d’abord un argument partagé par toutes
les élites françaises depuis Mme de Staël jusqu’à Ernest Lavisse11 : l’opposition d’une
Allemagne rêveuse et pacifique, d’une bonne Allemagne antérieure et supérieure à celle
7. Elfi Bendikat, « Die Außenpolitik als Wahlkampfthema : Die Kartellwahlen 1887 », in Lothar Gall
(hrsgg von.), Regierung, Parlament und Öffentlichkeit im Zeitalter Bismarcks. Politikstile im Wandel, PaderbornMünchen-Wien-Zürich, Ferdinand Schöningh, 2003, pp. 249-262.
8. La carrière politique de Bismarck est abordée dans la biographie la plus complète disponible en français :
Lothar Gall, Bismarck, traduit de l’allemand par Jeanne-Marie Gaillard-Paquet, Paris, Fayard, 1984.
9. Dieter Hertz-Eichenrode, Deutsche Geschichte 1871-1890. Das Kaiserreich in der Ära Bismarck, StuttgartBerlin-Köln, Verlag W. Kohlhammer, 1992, pp. 146-165.
10. Ainsi pour Le Temps, « c’est le parlementarisme, en d’autres termes, qui était en question : la lutte, comme
les expressions de l’orateur l’indiquent, était entre deux formes de gouvernement, celle qui met le centre de
gravité du système dans la personne du souverain et celle qui le place dans les assemblées représentatives, et
par conséquent, en définitive, dans la nation » (Le Temps, 17 janvier 1887). Le Petit Parisien suit cette analyse
sous la forme de la prosopopée : « La question posée au peuple allemand lui fait durement sentir le poids du
Césarisme. En demandant ses enfants à l’Allemagne, M. de Bismarck lui dit qu’il ne s’agit pas d’en faire les
soldats de la nation, mais les prétoriens d’un César » (« Le dédain du Parlement », Le Petit Parisien, 15 janvier
1887). Juliette Adam, dans La Nouvelle Revue, estime également que « le peuple allemand a montré qu’il ne
désirait pas la guerre » (Juliette Adam, « Lettres sur la politique extérieure », La Nouvelle Revue, mars-avril
1887, p. 143).
11. Ernest Lavisse, Essais sur l’Allemagne impériale, Paris, Hachette, 1888.
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que Bismarck a forgé dans le fer et le sang. Pour Jaurès, cette opposition revêt les formes
d’une schizophrénie, expliquant par exemple que « si l’A llemagne aime l’unité allemande,
elle n’aime pas la forme qu’a prise cette unité »12. La duplicité de Bismarck, topos de
l’analyse politique française13, consiste ensuite à exacerber cette opposition, et à duper la
bonne Allemagne en imposant la nécessité de la mauvaise : c’est pour cette raison que
les roulements des tambours ne peuvent impressionner le jeune député républicain : « la
nation est, comme nous, avide de paix, on peut même dire que c’est par la peur de la
guerre que M. de Bismarck l’a matée et conduite au scrutin »14. Ainsi, le triomphe de
Bismarck est celui de la peur, et par métonymie, celui de l’arbitraire sur la démocratie
que la bonne Allemagne doit incarner. Par là, l’opposition entre les deux Allemagnes
épouse très exactement les lignes de l’opposition de principe entre l’Allemagne et la
France républicaine, qui combat un régime et non une nation :
« Notre pays pourrait-il, s’il ne se possédait pas lui-même, s’il n’était pas son maître et son
seul maître, garder au milieu des rumeurs de guerre cette fermeté vigilante et calme ? De
l’autre côté du Rhin, il y a des volontés obscures et toutes puissantes qui portent en elles la
paix ou la guerre, et qui pourraient déchaîner celle-ci contre le gré de l’A llemagne même.
En France, il n’y a qu’une volonté, celle de la France, et au fond de cette volonté, d’une
transparence absolue, l’Europe a pu lire deux choses : un amour sincère de la paix, un
inéluctable courage pour l’heure du péril. La France libre n’a qu’une diplomatie : montrer
au monde toute son âme. »15
Pour Jaurès, c’est le triomphe de la démocratie allemande contre le militarisme prussien
qui doit permettre l’établissement d’une paix perpétuelle en Europe, car « le jour où ces
deux démocraties également puissantes, également civilisées, également éprises d’idéal
humain, auront vu qu’en se donnant la main elles peuvent consacrer deux milliards tous
les ans à l’amélioration du sort de tous, l’œuvre unique de M. de Bismarck aura croulé »16.
Alors que le discours nationaliste est exacerbé par le boulangisme, la dissociation des deux
Allemagnes permet de ne pas abandonner le discours de la fermeté, tout en l’utilisant dans
une lutte pour la démocratie, menée pour le bien des peuples. Jaurès préfère l’optimisme
d’un acte de confiance envers une Allemagne momentanément éclipsée par Bismarck qui
ne la représente guère, à la méfiance envers les réalités que le chancelier incarne.
La ligne défendue par Jaurès en 1887 s’inscrit donc nettement dans les cadres d’un
argumentaire républicain bien identifié, et le manuscrit ne fait pas preuve d’originalité.
12. Jean Jaurès, « Paix et revanche », La Dépêche, 31 décembre 1887, in Jean Jaurès, Œuvres, vol. 1… op.
cit., p. 478.
13. Voir, par exemple, Amédée Pigeon, L’Allemagne de M. de Bismarck, Paris, E. Giraud & Cie Editeurs,
1885 ; Marie Dronsart, Le Prince de Bismarck, sa vie son œuvre. Esquisse biographique, Paris, Calmann-Lévy,
1887 ; Edouard Simon, Histoire du Prince de Bismarck, Paris, Ollendorf, 1887.
14. Jean Jaurès, « Les alliances européennes », La Dépêche, 26 février 1887, in ibidem, p. 460.
15. Jean Jaurès, « La paix », La Dépêche, 12 février 1887, in ibid., p. 458.
16. Jean Jaurès, « Paix et revanche », art. cit., p. 479.
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En revanche, s’esquisse ici la position envers la social-démocratie allemande que Jaurès
défendra après le passage au socialisme en 1893 et jusqu’à sa mort17. De la même manière
que la démocratie allemande, alliée naturelle de la République française, pouvait faire pièce
au césarisme bismarckien, la social-démocratie, sœur du socialisme français, est essentielle
pour achever le projet socialiste d’une paix universelle18. C’est justement cet argument
qui est difficilement compréhensible pour les Français des premières années du XXe
siècle, alors que les relations franco-allemandes se tendent au fil des crises diplomatiques.
L’Allemagne de Bismarck, vernis craquelé appliqué sur une nation fondamentalement
démocratique, est devenue pour beaucoup le fond même de l’Empire de Guillaume II. Si
la dissociation entre les deux Allemagnes est impossible, alors les héritiers de Bismarck
ne sont plus les agents d’une manipulation qu’il faudrait corriger par un discours de
sérénité et de vérité, mais les vrais représentants d’une nation belliciste. L’opposition entre
l’authenticité de la social-démocratie allemande et l’artificialité du réalisme bismarckien
ne tient plus et c’est l’acte de confiance jaurésien lui-même qui se trouve sapé. À ce
titre, le manuscrit indiquerait la transformation d’un argument stratégique, défendu par
les républicains, en un argument de principe, adopté par Jaurès et les socialistes. Et
il contribuerait à éclairer aussi les racines du malaise suscité par la social-démocratie
allemande avant guerre, manifesté par des controverses violentes19 : il serait issu de
l’inadéquation entre un argument trentenaire et une réalité nouvelle.
« Monsieur de Bismark et la Démocratie »
Un duel est engagé entre M. de Bismark et le Parlement, qui personnifie le droit de contrôle
de la nation allemande, c’est-à-dire, au fond, entre M. de Bismark et la démocratie.
Ce duel date de loin.
Déjà, de 1848 à 1850, quand il n’était que le jeune, l’impétueux, l’excentrique député de
la Marche20, « le fou Bismark » comme on disait, il regrettait tout haut, dans la Chambre
prussienne, que son pays laissât à la Russie la gloire de protéger le Danemark et l’Autriche
contre la Révolution : il aurait voulu que la Prusse comprimât l’insurrection hongroise, et
étouffât partout ce réveil des nations qui était en même temps un réveil des démocraties.
17. Benoît Kermoal, Jaurès et l’Allemagne, 2014 année Jaurès, note n° 23, Fondation Jean-Jaurès, 23 juin 2014.
http://www.jean-jaures.org/Publications/Notes/Jaures-et-l-Allemagne
18. Eric Guillet, « Le refus des simplifications. L’image de l’Allemagne dans trois œuvres de Jean Jaurès :
Hegel (1892), La guerre franco-allemande (1908) et l’Armée nouvelle (1911), Cahiers Jaurès, 2006/1, n° 179,
pp. 33-80.
19. Christophe Prochasson, « L’affaire Andler/Jaurès : une analyse de controverse », Cahiers Jaurès, n° 145,
juille-septembre 1997, pp. 45-62.
20. Bismarck est élu en février 1849 à la Chambre prussienne.
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Bien mieux, en 1849, la nation allemande, ébranlée toute entière d’un souffle fraternel
venu de France aspirait à l’unité : le Parlement de Francfort excluait l’Autriche de la
Confédération et déférait au roi de Prusse la couronne impériale d’A llemagne : les États
du Sud chassaient eux-mêmes leurs rois, et acclamaient de loin l’Empereur de l’A llemagne
unie. L’œuvre de 1870 semblait accomplie. Mais le roi de Prusse refusa, et M. de Bismark
fut un des plus ardents à combattre l’unité allemande, à railler le Parlement de Francfort.
C’est que la couronne impériale était offerte au roi par la démocratie soulevée, et que
l’A llemagne aurait été non seulement unie, mais libre21.
La Prusse, tenant sa grandeur de la Révolution, aurait dû concéder à la Révolution quelque
chose : elle se dressait, au Nord, comme un rude château féodal, conservateur et militaire :
pour accueillir l’A llemagne, il eût fallu abaisser le pont-levis, et la Démocratie fût entrée :
la Prusse ferma la porte au peuple allemand, pour fermer la porte au droit des peuples.
C’est par la force seule, c’est par « le fer et le sang » que M. de Bismark a réalisé en 1866
et en 1870 ce que la pacifique démocratie allemande avait rêvé22. Il n’y a plus aux origines
de la nation de liberté suspecte : forte par l’épée, elle ne doit relever que de l’épée. Pensezvous donc, s’écriait M. de Bismark en 1849, citant un vers du Freischütz23, pensez-vous
donc que l’aigle impérial soit un don gratuit ? Alors il eût fallu le payer en libertés. Mais
aujourd’hui le grenadier de Poméranie24 qui l’a arraché à Sadowa des mains de l’Autriche,
le soldat de la Landwehr25 qui a Sedan l’a livré au roi de Prusse n’ont rien à demander à
leur maître : la victoire les a assez payés : au moins M. de Bismark l’estime ainsi.
21. Jaurès fait allusion aux effets de la révolution parisienne de février 1848 en Allemagne. L’insurrection à
Berlin le 6 mars 1848, suivie par les incidents du 19 mars, conduisent le roi Frédéric-Guillaume IV à promettre
des réformes libérales, avant de revenir sur ces concessions en novembre-décembre 1848. Le Parlement
qui s’était réuni le 18 mai 1848 à Francfort se heurtait alors au débat sur le choix grand-allemand (l’unité
s’étendrait à l’empire d’Autriche) ou petit-allemand (l’unité serait conduite par la Prusse et exclurait l’Autriche).
Contrairement à ce qu’écrit Jaurès, l’assemblée avait cherché le compromis en proposant que l’Allemagne
unie n’intègre que les parties allemandes de l’empire d’Autriche, et le refus de Vienne le 27 novembre 1848
força le choix d’une solution petite-allemande en décembre. La couronne fut alors proposée au roi de Prusse
Frédéric-Guillaume IV le 3 avril 1849, qui refusa un trône issu de la représentation populaire. L’heure était
à la réaction, après que la révolution eût ébranlé les monarchies en Allemagne : la plupart, comme la Bavière,
acceptèrent des concessions libérales sans rupture, et il n’y a que dans le grand-duché de Bade que le souverain
fut chassé en mai 1849. 22. Par la guerre des duchés contre le Danemark en 1864, la guerre contre l’Autriche en 1866, et la guerre
contre la France en 1870-1871.
23. Il s’agit de l’opéra Der Freischütz de Carl Maria von Weber (1821). Le vers exact, acte 1 scène 4, est
« Glaubst du dieser Adler war dir geschenkt ».
24. Bismarck avait fait allusion à ces soldats en décembre 1876, lors de la crise des Balkans, considérant
que l’Allemagne n’y a aucun intérêt valant « les os d’un seul grenadier de Poméranie » (Otto von Bismarck,
Gesammelte Werke, vol. 11, Berlin, Deutsche Verlagsgesellschaft, 1929, p. 476). Mais il ne semble pas que les
grenadiers de Poméranie aient joué un rôle particulièrement notable à la bataille de Sadowa le 3 juillet 1866.
25. La Landwehr est l’armée dans laquelle sont appelés à combattre tous les hommes allemands valides de
18 à 45 ans, créée le 17 mars 1813, étendue à la Confédération d’Allemagne du Nord en 1867 puis à l’Empire
allemand en 1871 (avec quelques modifications). Elle est l’exemple d’armée nationale, qui a participé à la
libération de l’Allemagne contre Napoléon, et qui a vaincu la France.
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Est-ce à dire que pour réaliser ce qui fut le rêve de la démocratie il n’ait pas dû, en
quelque façon, se rapprocher d’elle ? La masse du peuple prussien était indifférente, elle
répugnait aux aventures : en 1860, quelques professeurs, quelques docteurs, quelques
esprits méditatifs songeaient seuls encore à la grande unité allemande : sans eux M. de
Bismark eût été absolument isolé ; et, malgré son génie, impuissant : mais ce beau rêve
qui seul le soutenait avait été celui de la Démocratie : il avait été mêlé dans les cœurs
d’un rêve de liberté : et exciter dans les âmes la patrie allemande c’était y réveiller aussi,
quoique plus faiblement, l’antique souci d’indépendance. Ces souvenirs, il est vrai, et
ces aspirations démocratiques n’étaient pour M. de Bismark qu’un instrument d’un jour,
mais cet instrument, il n’a pu le briser et la conquête accomplie, plusieurs ont pensé à la
liberté. Lorsqu’après la victoire définitive M. de Bismark a fait don au peuple allemand
du suffrage universel26, il a cru flatter sans péril et même avec profit la démocratie : il
a cru que l’éclat du triomphe, éblouissant la foule, lui permettrait de gouverner plus
aisément avec le peuple entier : et que les résistances locales, les préjugés particularistes,
les intérêts froissés, se perdraient dans la masse enthousiaste de la nation. Là encore il a
cru qu’il pouvait s’appuyer sur la démocratie comme sur une force subalterne et la faire
servir à ses desseins.
Mais voici que le peuple allemand prend le suffrage universel au sérieux ; voici qu’ayant
goûté à des libertés illusoires il veut des libertés vraies, et que la nation appelée dans le
Parlement, entend y tenir bientôt son rang de nation, c’est-à-dire de souveraine. De là
l’irritation de M. de Bismark 27. La démocratie n’était rien ; il en avait fait quelque chose :
la servante de l’Empire ; elle veut parler en maîtresse, il faut la châtier. Et ainsi, après avoir,
pour son œuvre d’agrandissement, caressé parfois la démocratie, il se retourne contre
elle avec la brutalité des premiers jours. Mais elle n’est point de ces forces que l’on excite
et que l’on enchaîne à son gré : elle se trouve à son aise dans l’unité allemande que la
première elle avait conçue : la Prusse en élargissant son enceinte y a laissé des brèches par
où pénètre la liberté. M. de Bismark, par une fatalité singulière, aura puissamment servi,
en Allemagne, la démocratie qu’il redoute : le suffrage universel où il a voulu noyer sous
les regrets dynastiques de l’A llemagne du Sud risque de submerger l’autocratie prussienne.
Le principe de légitimité sur lequel s’appuie la résistance du chancelier, il a dû le ruiner
lui-même, pour son œuvre dans la question du Brunswick 28. Chrétien sincère (au moins
politiquement), convaincu que la religion révélée est le seul fondement des Etats, il a
déchaîné contre le catholicisme, toujours pour assurer l’unité allemande, une lutte où le
26. Le suffrage universel est adopté pour la Confédération d’Allemagne du Nord en 1867, puis étendu
à l’Empire allemand en 1871. Il ne concerne pas nécessairement les Länder qui conservent leurs propres
assemblées : en Prusse est maintenu un système censitaire, dit des trois classes, pour les élections au Landtag.
27. L’alliance avec les libéraux majoritaires à la fondation de l’Empire est rompue dans les années 1880.
L’opposition libérale est majoritaire au Reichstag aux élections de 1881 puis de 1884. Entre autres raisons, cette
opposition explique la dissolution de 1887, qui permet à Bismarck de s’appuyer sur une majorité conservatrice.
28. La succession au duché de Brunswick après la mort du duc Guillaume VIII en 1884 ouvre une crise
constitutionnelle. En l’absence d’héritier direct, Brunswick devait passer à Ernest-Auguste II de Hanovre,
selon une loi successorale votée en 1862. Allié à l’Autriche en 1866, le Hanovre est annexé par la Prusse, qui
refuse donc que le duché donne une nouvelle assise territoriale à la dynastie. Bismarck institue un conseil de
régence, jusqu’à ce qu’un accord dynastique soit trouvé en 1913.
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protestantisme a beaucoup moins trouvé son compte que la libre pensée29. Enfin pour
rallier les ouvriers à l’Empire, il a fait du socialisme d’État, et sans désarmer les méfiances
des travailleurs il leur a donné la mesure de ce qu’ils pourraient, quand ils seraient les
maîtres30. En résumé, il n’a jamais pu servir le bon Dieu sans faire des avances au diable,
et le diable mis en goût est devenu exigeant. La dissolution du Reichstag est la réplique
du Chancelier.
Dans ce long et curieux duel de l’autocratie prussienne et de la démocratie allemande,
qui l’emportera ? Évidemment celle-ci : cela ne fait point de doute pour M. de Bismark
lui-même, qui ne cherche qu’à gagner du temps. Ainsi se trouverait réalisé ce qui fut le
premier rêve pacifique et naïf de l’Allemagne : au lendemain de 1848 : la liberté dans
l’unité. La démocratie aura servi en apparence à M. de Bismark, et M. de Bismark en
réalité d’instrument à la démocratie. L’âme de l’A llemagne, après un long détour sur les
champs de bataille, à travers les éclats d’obus, et les explosions d’orgueil, sera rentrée dans
son chemin : la paix, ce jour-là, sera assurée à l’Europe occidentale et peut-être au monde.
29. À partir de 1871, Bismarck lance une offensive légale et culturelle contre l’Église catholique, accusée
d’être « ennemie de l’Empire » : le Kulturkampf. L’année de la fondation de l’Empire, les prises de positions
politiques des prêtres sont réprimées, les établissements scolaires confessionnels sont nationalisés. En 1872
les relations diplomatiques avec le Vatican sont rompues. En 1874 le mariage civil est reconnu comme seul
valable. Le Kulturkampf échoue toutefois devant la résistance passive des catholiques et la montée de leur parti,
le Zentrum, devant l’élection de Léon XIII, plus ouvert que son prédécesseur Pie IX, et devant l’opposition
progressive des libéraux et des conservateurs.
30. Pour empêcher le développement de la social-démocratie, unie au congrès de Gotha en 1875, Bismarck
lance une offensive avec les lois anti-socialistes votées en 1878, interdit les organisations et rassemblements
socialistes et leurs activités. Bismarck caresse cependant l’espoir de gagner les ouvriers à sa cause par la prise
en charge par l’État de la réforme sociale. Il avait approché Ferdinand Lassalle, fondateur du premier parti
ouvrier en Allemagne, en 1863-1864, et fait voter les lois d’assurance (contre les accidents, contre la maladie,
contre l’invalidité). Ce « socialisme d’État », porté par les conservateurs, n’empêche pas l’avancée du SPD
jusqu’à la chute de Bismarck et l’abrogation des lois antisocialistes en 1890.
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