Interview de Bernard Werber

Transcription

Interview de Bernard Werber
Interview de Bernard Werber
***
Cassandre, une jeune fille de 17 ans, a le don d'entrevoir le futur mais est frappée par la
malédiction de ne pas être écoutée, comme Cassandre de l’Antiquité. Un gros roman de
suspense qui se démarque du reste des ouvrages de Bernard Werber par son côté réaliste
et psychologique.
Bonjour Bernard ! Ma première question sera la dernière du questionnaire de Proust que
vous connaissez déjà : quel est l’état présent de votre esprit ?
*gros soupir+ Ça va... C’est l’une des meilleures périodes de ma vie. Je me suis sorti des
choses qui m’agaçaient et je ne suis pas encore tombé dans les choses qui vont m’agacer. Je
me sens libéré de la lourdeur de ce système réactionnaire d’automatismes qui m’oppressait.
Maintenant, ce système ne m’agace plus autant qu’avant. Je me sens libre et léger.
Vos livres sont tous empreints de philosophie, mais jamais de morale. La limite entre la
morale et la philosophie est-elle fragile ?
Le mot « morale » ne me gêne pas du tout. Lafontaine, qui est un grand moraliste, était me
semble-t-il aussi un grand sage. Ce qui est énervant, c’est la morale faite par des gens qui ne
l’appliquent pas à eux-mêmes – les « Tartuffe », ce qui font de la morale leur métier. Si dire
aux gens qu’il faut respecter la nature, c’est peut-être moraliste, mais ça me plait ; si dire aux
gens que c’est bien de faire un contrat avec les générations futures pour leur laisser une
planète viable, c’est bien. Si faire la morale consiste à dire que sur 200 pays, il y en a 150 qui
sont tenus par des dictateurs sanguinaires et que tout le monde considère qu’à l’ONU, c’est
un vote démocratique de demander à tout monde, là, il faut moraliser ces 150 pays.
Dans le « Miroir de Cassandre » existe une montre qui indique la probabilité qu’on a de
mourir dans les cinq secondes. Que feriez-vous si vous aviez cette montre ? La regarderiezvous ?
*rires+ C’est une très bonne question, on ne me l’avait jamais posée. Si j’avais cette montre,
j’aurais envie de la trafiquer, car je regarde rarement ma montre. Quand je dépasserais 50%
de probabilités de mourir, un petit son devrait retentir, un avertisseur. D’ailleurs maintenant
que je vous le dis, j’aurais dû le mettre dans le bouquin, je n’avais pas prévu ce petit
élément. On ne regarde pas toujours sa montre. Il y avait aussi une autre idée dans le «
Miroir de Cassandre » : est-ce qu’il est souhaitable de savoir les risques immédiats qu’on a
dans la vie ? Connaître le futur immédiat ? N’est-il pas angoissant de savoir ? Faut-il avoir
toutes les informations sur le futur ou doit-on réagir au moment même ? Daniel en connaît
les avantages et inconvénients, et il est déprimé. Cassandre voit plus loin et essaie de
trouver des solutions. Il faut écouter son cœur parler avec ses yeux. D’ailleurs, quand je fais
une conférence, il me faut une écoute active. Je cherche un regard intelligent dans mes
interlocuteurs, je parle ensuite à l’assemblée et je recherche à nouveau les yeux intelligents.
Cela me permet de savoir où j’en suis. C’est ma référence.
Les gens qui écoutent, ça me touche énormément. Sinon, nous aurions tout intérêt à être
des cons. Mais vu qu’on est intelligents, on a les mêmes exigences les uns envers les autres
et on est malheureux. Si on pouvait se contenter de la vie de cons, on serait heureux, car il
est confortable d’être con. D’ailleurs, dans le mot « confortable », il y a « …fortable ».
Bon, on peut se tutoyer. Est-ce que la musique guide la description de la scène au moment
où tu l’écris car tu connais la trame de ton histoire ou te guide-t-elle à travers le roman en
entier ?
Je connais la trame de l’histoire. La musique, c’est une vague sur laquelle je surfe. Je sais où
je dois aller, ma vague va aller du large pour me ramener vers la côte et je sais ce que je fais.
Ce qui va faire le style de scène, c’est qu’avec mon surf, je vais essayer de prendre la vague
de toutes les manières possibles. Je peux aussi ensuite emprunter les petites vaguelettes
pour rejoindre la rive. Si j’arrive à prendre la vague (en l’occurrence, avec le Requiem de
Verdi), l’effet sera être décuplé. C’est un moment de grâce de surfer – même si je n’ai jamais
fait du surf. C’est quelque chose d’intense, au-delà de la simple écriture. C’est du
chamanisme [Le chamanisme ou shamanisme est une pratique centrée sur la médiation
entre les êtres humains et les esprits de la surnature-Wikipedia+, j’écris, je plane, je suis avec
mes personnages. La musique me sert pour les batailles, l’amour, les descriptions – en fait,
tout sauf les dialogues, car je dois entendre mes personnages.
J’aimerais me mettre dans ta peau pour une journée : tu écris le matin et l’après-midi, tu
surfes sur la Toile pour tes recherches. Te reposes-tu à un moment particulier de la
journée ? Prends-tu le temps de lire d’autres livres et écouter de la musique pour le plaisir
?
Je vais citer Victor Hugo : « Les vaches ne boivent pas de lait ». Donc, je ne lis pas, peut-être
pour ne pas être influencé. De toute façon, plus j’écris – moins je lis. Il y a très longtemps
que je n’ai pas écouté de musique, allé au cinéma, joué aux jeux vidéo, je passe en fait tout
mon temps à écrire. Je n’ai même pas encore eu le temps aujourd’hui de pratiquer mon thaï
chi. Je dois trouver 3 minutes, même ici dans ce bureau [et il se met à respirer profondément
en décrivant des arcs de cercle pour recentrer son énergie]
Après « Nos amis les humains » [devenu « nos amis les terriens au cinéma], aimerais-tu
voir adapté un autre de tes romans au cinéma ?
Oui, mais le monde du cinéma ne connaît pas mon travail. Il y a tout un art du lobbying et de
réseau à monter que je ne sais pas faire, ça m’arrête. Pour faire cet art, il faut être
diplomate, se faire un réseau de copains qui permettront de faire des connaissances et de
monter son réseau. Le fait que je fasse un travail qui sorte un peu des sentiers battus fait
que les gens du cinéma ne savent pas vraiment comment le (re)présenter.
Il t’arrive souvent de te référer à des expériences vécues ou des rêves pour l’inspiration de
tes romans. Prends-tu des notes ou comptes-tu sur ta mémoire ?
Tous les soirs, quand je rentre, je note tout ce qui m’est arrivé d’intéressant dans la journée
et les idées que ça me donne pour une nouvelle. Un ami a baptisé ça « Moloch ». C’est un
fichier informatique texte que je nourris de photos, petits bouts de films, il pèse 600 MB.
C’est mon encyclopédie du savoir relatif et absolu. Tout ce qui m’est arrivé d’intéressant est
noté pour ne pas l’oublier.
Pourquoi écris-tu, et pour qui ?
J’écris pour tout le monde. En dehors de la France, et au-delà. J’écris aussi pour les gens dans
500 ans, j’écris pour le monde entier et les générations futures. J’écris pour ça. J’écris aussi
pour les jeunes, quelque chose qui ne s’adresse pas aux vieux. Je ne fais pas un truc vieillard,
je ne fais pas un truc chiant, je vise les jeunes qui est le public le plus large. Il me semble que
le vrai art est un art universel. Je veux être illimité. L’âge ne s’arrête pas à la frontière. Et au
final, j’ai une plus grande proportion de jeunes, ils sont contents que quelque chose ait été
écrit pour eux, car ils se font des idées de mes décors et effets spéciaux. J’écris en images, je
vois le film et je décris le film.
Bernard, encore merci pour ton temps, et au nom de tous les lecteurs qui t’admirent, je te
remercie aussi pour ton art !
Stéphanie Nassenstein.
Sources : http://www.murmures.info/index.php?kro=6703&action=view