Maître Mignard - Mis et Thiennot Site Officiel

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Maître Mignard - Mis et Thiennot Site Officiel
A Mesdames et Messieurs les Président
et Hauts conseillers composant la
Commission de révision près la
Cour de cassation
DEMANDE EN REVISION
Articles 622 4° et suivants du Code de procédure pénale
POUR :
Feu Monsieur Raymond MIS
Né le 22 février 1927 à OPALONISKA (POLOGNE) et décédé le 22 septembre 2009 à La
Garde 83120…
Représenté par ses héritiers :
…Madame Cubilier Raymonde veuve Bataillou
née le 26 juin 1926 à Boufarik (Algérie)
de nationalité Française, retraitée, sa compagne
ET
Feu Monsieur Gabriel THIENNOT
Né le 6 janvier 1927 à SAINT-MICHEL EN BRENNE (INDRE) et décédé le 2 juin 2003 à
CHATEAUROUX (INDRE)
Représenté par ses héritiers :
Madame Jeannine, Honorine, Pierrette MICHAUD veuve THIENNOT
Née le 30 janvier 1935 à CIRON (INDRE)
De nationalité française, retraitée, son épouse
Monsieur Thierry, Pascal THIENNOT
Né le 15 décembre 1958 à CHATEAUROUX (INDRE)
De nationalité française, agent de maîtrise, son fils
Monsieur Eric, Octave, Julien THIENNOT
Né le 17 octobre 1962 à NIHERNE (INDRE)
De nationalité française, à la recherche d’un emploi, son fils
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Madame Catherine, Berthe, Marguerite THIENNOT
Née le 21 juillet 1961 à NIHERNE (INDRE)
De nationalité française, aide-ménagère, sa fille
Elisant domicile au cabinet de leurs avocats :
Maître Jean-Pierre MIGNARD
Docteur en droit,
Maître Pierre-Emmanuel BLARD
Avocats au barreau de Paris,
Exerçant au sein de la SELARL LYSIAS Partners
39 rue Censier - 75005 PARIS
Tél : 01.55.43.52.52 / Fax : 01.55.43.52.70 – P113
CONTRE :
L’arrêt du 5 juillet 1950 de la Cour d’assises de Bordeaux condamnant Messieurs Raymond
MIS et Gabriel THIENNOT à la peine de 15 ans de travaux forcés pour meurtre.
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PREAMBULE DU RECOURS
La procédure de révision a été instituée pour réparer l’injustice.
La Commission de révision doit constater si des faits nouveaux ou des éléments inconnus à
la date d’une condamnation seraient en mesure de modifier l’opinion des juges, fut-ce qu’en
ne faisant naitre qu’un doute sur la responsabilité d’un condamné.
La Commission de révision refait le chemin emprunté avant elle par d’autres juges. Elle
acquiesce à l’idée qu’un jugement, fut-il définitif, ne puisse être ni parfait ni légitime. Elle
peut et doit, à chaque fois que cela est nécessaire, faire prévaloir l’autorité de la justice sur
l’autorité de la chose jugée. Elle est insensible à toute raison d’état et dénuée de tout
sentiment corporatiste.
En sus de la mission qui leur est assignée par la loi, les juges qui la composent sont, avant
tout, gardiens constitutionnels de la liberté individuelle et de l’application des traités.
La procédure, qui leur est soumise par les présentes, est composée de procès-verbaux
confectionnés à la suite d’aveux obtenus sous la torture. La Commission de révision a déjà
qualifié d’ « inadmissibles » les violences subies par les gardés à vue, par la suite
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condamnés. Ces violences, comme il sera démontré, sont des actes de torture. La
Commission a justement fustigé ces faits de violences, ce qui est satisfaisant sur un plan
moral. En qualité d’organisme juridictionnel, elle doit cependant en tirer les conséquences de
droit.
La procédure de révision ne peut toutefois être mise en œuvre tant que subsistent dans le
dossier des pièces attestant de faits contraires à la dignité humaine prohibés par les traités
internationaux. Depuis la conclusion de la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants en 1984, la France s’est, en effet, engagée à ne
pas utiliser dans une procédure d’éléments de preuve obtenus au moyen de sévices.
Le dossier de révision devra dès lors être transmis à la Chambre criminelle de la Cour de
cassation après avoir été in limine litis expurgé de l’ensemble des pièces confectionnées lors
des gardes à vue de Messieurs Raymond MIS, Gabriel THIENNOT, Stanislas MIS, Bernard
CHAUVET, Gervais THIBAULT, Emile THIBAULT, André CHICHERY et Jean BLANCHET comme
n’étant pas susceptibles de constituer des éléments à charge, car nulles de plein droit au
regard des circonstances criminelles de leur confection.
On ne saurait se réfugier derrière le paravent d’une lecture littérale du texte de loi qui
encadre la mission des juges de la Commission de révision. Les traités internationaux
contemporains et postérieurs aux trois réunions de la Cour d’assises bouleversent cette
procédure. Les aveux consentis puis immédiatement rétractés sont anéantis par le droit et
ne peuvent plus servir de preuve. Les enquêteurs de 1947 sont devenus des tortionnaires en
2012.
Comment ne pas admettre que la nouveauté de l’ordre juridique ne modifie pas les faits
dans ces conditions ?
La Commission de révision ne peut pas fermer les yeux sur une procédure conduite, comme
il sera démontré, par la passion politique contre Monsieur Gabriel Thiennot et au mépris de
la dignité humaine contre les deux requérants, laquelle est de tous les temps.
Quelle légitimité aurait une action en révision dans la procédure menée contre Jeanne d’Arc,
avouant une fois par crainte du bûcher puis, relapse et brûlée sans renouveler ses aveux, si
l’on n’écartait pas ses premiers aveux ?
Quelle légitimité, ensuite, si une procédure de révision faisait fi des tortures infligées à Jean
Calas et à sa famille, lequel pourtant n’avouera jamais, seul son fils cadet se convertissant
dans la crainte.
Quelle légitimité, enfin, aurait une procédure de révision contre la condamnation du jeune
Chevalier de la Barre soumis aux pires tortures, et qui avoua ?
Le dossier, présenté ce jour à la Commission de révision, contient la même impossibilité
d’être ouvert sans être immédiatement expurgé de procès-verbaux qui le souillent, sinon de
façon irrémédiable.
Une fois sa pureté retrouvée, il appartient à la Commission de se poser la question et d’y
répondre, délestée d’aveux impurs : un doute peut-il naitre sur la culpabilité de Messieurs
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT ?
Les juges ne sont pas les serviteurs de la chose jugée. Ils sont et restent d’abord les
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gardiens de la justice.
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I. FAITS
1.1 L’enquête et la mise en accusation
Le 29 décembre 1946, Madame Louise BOISTARD constatait sur la commune de SaintMichel-en-Brenne la disparition de son mari, Monsieur Louis BOISTARD, garde-chasse au
service de Monsieur LEBAUDY, détenteur d’une propriété en Brenne, dans le département de
l’Indre.
Les recherches entreprises par les gendarmes aboutissaient, le 31 décembre 1946, à la
découverte du corps de Monsieur Louis BOISTARD à demi-émergé dans l’étang des Saules,
situé à 200 mètres d’une ferme appartenant à la propriété LEBAUDY.
Une information judiciaire était ouverte contre X du chef d’homicide volontaire et le Juge
d’instruction HAULON, en poste au Tribunal de Grande Instance de Châteauroux, présent
lors de la levée du corps, délivrait une commission rogatoire générale à la brigade locale de
gendarmerie et à la brigade de police judiciaire de Limoges.
Préalablement à la découverte du corps, l’audition du voisinage avait permis de recueillir les
déclarations d’un cultivateur, Monsieur Désiré BRUNET. Celui-ci déclarait aux gendarmes
avoir entendu, le 30 décembre vers 15 heures 30, cinq à six coups de feu en provenance de
l’étang. Il faisait aussi état d’une altercation « probablement entre Monsieur BOISTARD et les
chasseurs ».
L’hypothèse, immédiatement privilégiée par les enquêteurs, fut la survenance d’un conflit né
de l’interdiction faite aux chasseurs de pénétrer sur le terrain dont Monsieur Louis BOISTARD
avait la garde.
Les gendarmes découvraient qu’une partie de chasse avait été organisée le 29 décembre par
la famille MIS et qu’un conflit était déjà intervenu entre certains chasseurs et Monsieur Louis
BOISTARD avant les faits, objet de l’information judiciaire.
L’enquête allait alors se focaliser sur ces jeunes chasseurs dont l’audition comme témoins
allait durer du 31 décembre 1946 au 8 janvier 1947, c'est-à-dire neuf jours, dans les locaux
de la gendarmerie et de la mairie de Mézières-en-Brenne, dans des conditions de contrainte
morale et physique inhumaines et dégradantes.
Les jeunes chasseurs furent en effet menacés, frappés et détenus dans des conditions
arbitraires jusqu’à ce qu’ils aient tous avoué, sur procès-verbal signé, leur participation à la
commission dudit crime.
Au cours de ces auditions, Gabriel THIENNOT passait aux aveux le 5 janvier 1947 et
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Raymond MIS en date du 7 janvier 1947.
Ce n’est que le 8 janvier 1947, soit neuf jours après leur interpellation, que Gabriel
THIENNOT et Raymond MIS étaient tous deux inculpés pour assassinat par le Juge
d’instruction HAULON et incarcérés à la prison de Châteauroux. Ils maintenaient, lors de leur
inculpation, les aveux qui leur avaient été extorqués par les enquêteurs.
Néanmoins, ils se rétractaient tous les deux le 13 janvier 1947 lors de leur deuxième
comparution devant le juge d’instruction, en l’absence d’avocat. Il convient de noter que leur
rétractation intervient sans qu’ils n’aient pu, l’un et l’autre, se concerter.
Cette rétractation sera succédée par celle, le même jour, des autres chasseurs incarcérés
dans le cadre de la même affaire : Messieurs Stanislas MIS, Bernard CHAUVET, Gervais
THIBAULT, Emile THIBAULT, André CHICHERY et Jean BLANCHET.
Le 3 juin 1947, l’instruction se clôturait par la mise en accusation de Raymond MIS et de
Gabriel THIENNOT du chef d’assassinat. L’instruction avait duré un peu moins de cinq mois.
Mis en accusation devant la Cour d’assises de l’Indre, celle-ci les a condamnés, le 26 juin
1947, à la peine de 15 ans de travaux forcés.
L’arrêt de la Cour d’assises de l’Indre fut cassé par un arrêt de la Chambre criminelle de la
Cour de cassation en date du 22 mai 1948 au motif qu’un témoin avait déposé à l’audience
sans prêter serment.
Sur renvoi de la Cour de cassation, la Cour d’assises de Poitiers, saisie pour réexaminer les
faits, condamnait, le 3 décembre 1948, Raymond MIS et Gabriel THIENNOT à la peine de 20
ans de travaux forcés.
Cet arrêt était cassé une nouvelle fois par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 9
décembre 1949, pour un motif similaire à la première cassation (Cass. crim., 9 décembre
1949, Bull. crim., n° 336).
La Cour d’assises de Bordeaux, saisie comme seconde Cour de renvoi pour examiner de
nouveau les faits et statuer sur la responsabilité de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT, les
a condamnés à la peine de 15 ans de travaux forcés le 5 juillet 1950. S’étant, dans un
premier temps, pourvu en cassation, Raymond MIS et Gabriel THIENNOT se sont désistés de
leur recours.
1.2 Le silence des Cours d’assises
Lors des audiences devant la Cour d’assises de l’Indre et de Poitiers, le médecin de la maison
d’arrêt de Châteauroux, le Docteur Gadeau et deux gardiens avaient constaté, après que le
serment leur ait été déféré, des ecchymoses et des traces de coups sur les corps de
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT à leur arrivée en détention le 8 janvier 1947.
Il n’y eut aucun témoin des circonstances de la mort de Monsieur BOISTARD. Aucune
expertise balistique n’a établi que les cartouches tirées provenaient des fusils appartenant à
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT. La culpabilité prononcée par les Cours d’assises s’est
donc fondée sur les seuls aveux de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT, pourtant rétractés
après avoir été obtenus dans des conditions qu’il appartiendra à la Commission de révision
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de flétrir.
Les Cours d’assises n’avaient alors pas l’obligation de motiver leurs arrêts. Elles ne pouvaient
pas non plus annuler tout ou partie de la procédure du fait des irrégularités constatées.
On retiendra que le ministère public n’a jamais cru devoir engager des poursuites pour des
faits de nature criminelle – de nature à être qualifiés d’actes de torture infligés à Raymond
MIS et Gabriel THIENNOT - alors qu’ils ont été successivement, et par trois fois au moins,
relatés devant les Cours d’assises. Il est donc téméraire, comme l’affirme la décision de la
commission de révision du 19 mars 2007, d’affirmer que les violences alléguées par les
accusés et les témoins ont été débattues devant la Cour d’assises. Evoquées, sans doute,
examinées, certainement pas.
Il n’est notamment jamais fait état d’une demande d’un des trois présidents des Cours
d’assises adressée au ministère public de faire connaitre ses réquisitions sur des faits non
prescrits. Cela signifie que ni les présidents de Cours d’assises ni les magistrats représentant
le ministère public n’avaient considéré comme constitués des faits de violence dont la
Commission de révision ne nie pourtant plus l’existence ni la gravité qu’elle assimile à des
actes de torture.
L’inertie de la juridiction criminelle devant la narration de tels faits pourrait laisser présager
son adhésion au caractère dissuasif des supplices.
Jusqu’au XVIIIème siècle, des juristes justifiaient ainsi l’emploi de la violence contre des corps
à des fins d’utilité judiciaire.
Ainsi, Pierre-François Muyart de Vouglans défendait, en ces termes, les atrocités du système
de la torture en 1757 : « pour un exemple que l’on pourrait citer depuis un siècle, d’un
innocent qui ait cédé à la violence du tourment, on serait en état d’en opposer un millier
d’autres qui servent à justifier que sans le secours de cette voie, la plupart des crimes
atroces tels que l’assassinat, l’incendie, le vol de grand chemin seraient restés impunis, et
par cette impunité, auraient engendré des inconvénients beaucoup plus dangereux que ceux
de la torture même, en rendant une infinité de citoyens victimes de scélérats » (Institutes au
droit criminel ou principes généraux sur ces matières, suivant le droit civil, canonique et la
jurisprudence du royaume avec un traité particulier des crimes, Paris 1757, p. 340-341).
Tout débat devant une juridiction suppose que toutes les conséquences en soient tirées.
Dans trois cas, elles ne l’ont pas été. Cela signifie que les juridictions n’avaient pas
conscience de la gravité des faits, niaient leur existence ou enfin, pire qu’elles contestaient
aux accusés le droit de se prévaloir de ces méthodes pour voir établir leur innocence.
Si les cours d’assises ne pouvaient pas d’elles-mêmes annuler la procédure, elles pouvaient
demander à ce qu’il soit requis un supplément d’information sur les faits de torture. Ne
l’ayant pas fait, elles cautionnaient ainsi la procédure d’extorsion d’aveux, source des seules
pièces à charge dans le dossier. Un supplément d’information conduit par un magistrat
indépendant et impartial aurait inévitablement conduit à l’administration de la preuve des
sévices et entrainé l’annulation des procès-verbaux d’interrogatoires critiqués.
La Commission de révision doit dès lors examiner la révision demandée en écartant une
partie de la procédure se fondant artificiellement sur des faits faux qui devaient être déclarés
inexistants par les juridictions criminelles et dont les auteurs auraient dû faire l’objet de
poursuites pénales.
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En effet, la commission de révision ne peut ni ne doit, sauf à la cautionner, statuer sur une
procédure ayant aussi gravement manqué aux droits élémentaires de la personne humaine.
Ce sont ces aveux qui, rétrospectivement, peuvent raisonnablement laisser penser qu’ils ont
fait l’impression la plus forte sur l’âme et la conscience des jurés.
Nul doute non plus que les circonstances tout à fait exceptionnelles d’octroi d’une grâce
présidentielle le 22 juillet 1954 tiennent à l’évidence aux conditions de passation des aveux
et du doute persistant qu’elles font peser sur la culpabilité de Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT.
En effet, après plus de sept ans de détention, Raymond MIS et Gabriel THIENNOT étaient
libérés le 22 juillet 1954, suite à une grâce accordée par le Président de la République,
Monsieur René COTY.
On remarquera le temps de détention anormalement court effectué pour des faits d’une
indéniable gravité et l’exercice, rare, de son privilège régalien par le pouvoir exécutif.
Toutes les requêtes en révision déposées par la suite ont été systématiquement rejetées
comme n’apportant aucun fait nouveau de nature à démontrer l’innocence de Raymond MIS
et Gabriel THIENNOT ou, depuis la loi du 23 juin 1989, de nature à faire naître un doute sur
leur culpabilité.
Seules la première et la dernière demande de révision, en date respectivement du 8 juillet
1980 et du 9 juillet 2005 invoquaient les actes de violence subis par Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT au cours de leurs auditions par les enquêteurs. L’une et l’autre se limitaient à les
mentionner sans demander à la Commission de révision qu’il en soit tiré les conséquences de
droit.
Si l’illégalité des auditions de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT n’a jamais été prononcée,
pour n’avoir jamais été demandée, il appert que de nombreux éléments figurant dans la
procédure démontrent sans contestation possible la réalité et la gravité des violences subies
par Raymond MIS et Gabriel THIENNOT lors de leurs auditions du fait de fonctionnaires de
police.
Ainsi des trois audiences criminelles, la question des sévices subis par les accusés est
revenue de façon récurrente.
Lors du procès devant la Cour d’assises de Bordeaux, Monsieur Raoul ENGLUMEN, enquêteur
bénévole et ancien policier ayant rédigé un rapport en date du 30 avril 1947 dans lequel il
s’interrogeait sur les méthodes utilisées par les enquêteurs chargés d’auditionner les jeunes
chasseurs, avait stigmatisé « certaines méthodes mises à l’honneur par la Gestapo ».
La Chancellerie avait même, dans plusieurs notes, tenu pour acquises ces violences
policières, et demandé à ce que les juges de la révision n’accordent aucune valeur probante
aux aveux extorqués à Raymond MIS et Gabriel THIENNOT.
Dans une note du 11 mai 1953 de la Chancellerie, l’attention du Procureur Général près la
Cour d’Appel de Bordeaux avait été attirée sur le fait « que l’enquête n’avait pas été menée
avec tout le soin désirable, et que de graves irrégularités avaient été commises. Les
enquêteurs ont visiblement fait porter tous leurs efforts sur l’obtention d’aveux d’une valeur
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en réalité douteuse et ils ont négligé les constatations matérielles qui auraient pu permettre
d’établir la culpabilité de façon absolument indiscutable et d’éviter toute controverse dans
l’avenir ».
1.3 La décision de la Commission de révision du 19 mars 2007
La dernière décision de la Commission de révision en date du 19 mars 2007 ne dissimule
plus la réalité des violences commises :
« Aussi inadmissibles soient-elles, dès lors qu’elles on été alléguées par les accusés et
des témoins et débattues devant la cour d’assises, et alors qu’aucun élément de
preuve nouveau ou inconnu des juges et des jurés n’a été rapporté, elles sont
dépourvues de portée révisionnelle au sens de l’article 622 du code de procédure
pénale ».
La motivation de cette décision est tout à fait troublante en ce qu’elle reconnait l’existence
de violences pour les qualifier d’« inadmissibles » sans pour autant en tirer les conséquences
juridiques qu’une telle reconnaissance implique nécessairement dans un état de droit.
La Commission de révision a raison de qualifier ces actes assimilables à des actes de torture
et de barbarie, en tout les cas actes inhumains et dégradants, d’ « inadmissibles ». Il
convient de situer la portée du terme « inadmissible », lequel signifie que ces actes ne
peuvent être admis et vicient de manière irrémédiable tout ce qui est issu de leur usage.
La Commission a l’obligation impérative d’aller jusqu’au bout de son raisonnement et ainsi
proposer une solution à l’appréciation du caractère « inadmissible » des violences subies par
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT.
La Commission de révision ajoute ensuite, dans sa décision du 19 mars 2007, que :
« l’allégation de procès inéquitable, qui au demeurant n’entre pas dans les prévisions
des articles 622 et suivants du Code de procédure pénale, revient, en réalité, à
critiquer les éléments à charge retenus pour condamner les accusés ainsi que le
déroulement de l’enquête tel qu’il résulte du dossier de la procédure et à demander à
la Cour de révision de procéder à un nouvel examen des charges sur lesquelles la
Cour et le jury ont fondé leur conviction sur la culpabilité des condamnés et à
substituer à cet égard son appréciation à celles (sic) de la cour d’assises. ».
Cette décision est parfaitement incohérente en ce que la Commission de révision ne peut pas
distinguer de manière abstraite les charges des conditions dans lesquelles elles ont été
réunies. Des conditions « inadmissibles » de réunion des charges ne peuvent pas entrainer
une conviction d’hommes et de femmes libres ayant à répondre qu’en leur âme et
conscience.
Lorsque les faits sont à peu près inexistants et qu’une telle pauvreté des preuves matérielles
fait reposer l’accusation sur les aveux, la Commission de révision ne peut dissocier les
charges du droit s’appliquant à leur récolte.
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Les violences auxquelles Monsieur Bernard CHAUVET donne un éclairage nouveau ne sont
pas indifférentes aux charges. Elles sont au cœur des charges ; sans ces violences, il n’y
aurait aucune charge. Les charges sont le fruit du crime car les faits dont Raymond MIS et
Gabriel THIENNOT ont été victimes sont des crimes.
La Commission de révision ne peut pas se limiter à flétrir comme inadmissibles les violences
exercées, elle doit les qualifier comme étant des crimes car la Commission est une instance
juridictionnelle et pas seulement morale. Ayant qualifié ces méthodes de criminelles et
constat fait que les aveux sont le seul fondement du dossier, la Commission doit écarter
toute la procédure d’aveux reflétant la perpétration de ces pratiques criminelles et statuer
sur le dossier, abstraction faite d’aveux passés sous la torture.
Le doute qui naît des irrégularités de la procédure suivie contre Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT se trouve renforcé par les éléments apportés lors des précédentes requêtes en
révision ainsi que par la pauvreté des preuves matérielles du dossier.
Il convient donc désormais de prendre toute la mesure de la reconnaissance des violences
policières ayant conduit Raymond MIS et Gabriel THIENNOT à avouer un crime qu’ils
n’avaient pas commis.
Les conditions dans lesquelles ont été placés Raymond MIS et Gabriel THIENNOT
caractérisent des faits de tortures et il appartiendra à la Chambre criminelle de la Cour de
cassation, siégeant en Cour de révision, de réparer l’erreur judiciaire résultant de la violation
des principes élémentaires de procédure pénale en ce qu’ils ont eu pour objet d’obtenir des
aveux non librement consentis de nature à égarer l’intime conviction des jurys.
II.
DISCUSSION
Bien que la condamnation de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT remonte au 5 juillet 1950,
l’écoulement du temps ainsi que le décès des condamnés ne doivent avoir aucune
conséquence sur la reconnaissance des abus de droit commis à l’époque de leur arrestation
et de leur détention.
L’irrégularité évidente qui entache la condamnation de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT
provient de la valeur probante accordée à des éléments de preuve obtenus de façon illégale.
En effet, comme l’a souligné la décision de la Commission de révision du 19 mars 2007, le
droit applicable en 1947 réprimait déjà pénalement la torture, les arrestations illégales et les
violences commises par des fonctionnaires.
Toutefois, la décision omet de préciser que ces faits devaient aussi avoir des conséquences
juridiques sur la légalité de la procédure judiciaire ouverte contre Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT.
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On notera, enfin, que des violences ont été commises en violation de tous les autres
principes, notamment celui de la dignité humaine, de l’obligation d’être assisté d’un avocat
lors d’une inculpation et celui selon lequel il est fait interdiction aux fonctionnaires de police
d’entendre une personne contre laquelle il existe des charges sérieuses.
L’inculpation est en effet intervenue lorsque, n’en pouvant plus, Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT ont répondu aux enquêteurs, devenus leurs tortionnaires, ce qu’ils voulaient leur
entendre dire, en l’absence d’avocat.
Cet acharnement à vouloir arracher l’aveu a retardé l’inculpation de Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT, au mépris de leurs droits élémentaires et en violation de la loi du 8 décembre
1897 dite « loi Constans ».
2.1
In limine litis, sur l’anéantissement des faits par l’invalidation des
aveux
2.1.1 L’abolition de la torture
•
Rappel historique
On rappellera que depuis le droit romain, on ne peut retenir l’argument contre une personne
qui voulait se nuire ou se faire périr - nemo auditur perire volens.
On rappellera également que la torture, autrement appelée question préparatoire, fut abolie
par Louis XVI en 1780. La question préparatoire était alors déjà tombée en désuétude.
Ainsi, le Procureur Général près le Parlement de Grenoble, dans une déclaration adressée au
Garde des Sceaux, à propos de la décision prise par Louis XVI, écrivait-il : « la compagnie
enregistrera cette déclaration avec d’autant plus de satisfaction qu’il y a environ trente ans
qu’elle a cessé de condamner à la question préparatoire ; rien n’est plus digne de votre
humanité que d’abolir un usage barbare et inutile » (in Histoire du droit pénal et de la justice
criminelle, Paris, PUF, Droit pénal 2000, p. 365, cité par Jean-Marie Carbasse).
En 1764, Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, se prononçait avec véhémence pour
l’interdiction de la torture :
« Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas
comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la
Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve,
pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a
été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l'appliquer à la grande et à la
petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en
danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très bien la comédie des
Plaideurs : " Cela fait toujours passer une heure ou deux ".
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences
sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La
première fois madame en a été révoltée, à la seconde elle y a pris goût, parce
qu'après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu'elle lui dit
lorsqu'il rentre en robe chez lui : " Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner
aujourd'hui la question à personne ? "
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Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain,
s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada,
aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune
homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute
l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons
impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son
chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains,
ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et
qu'on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour
savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions
il avait vu passer, le chapeau sur la tête.
Ce n'est pas dans le XIIIème ou dans le XIVème siècle que cette aventure est arrivée,
c'est dans le XVIIIème. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles,
par les romans, par les jolis vers, par les filles d'Opéra, qui ont les mœurs fort
douces, par nos danseurs d'Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame
des vers à ravir. Elles ne savent pas qu'il n'y a point au fond de nation plus cruelle
que la française ».
La présomption d’innocence, déjà acceptée par la doctrine avant la Révolution française,
signifiait qu’on ne pouvait arracher par des moyens primitifs un aveu de culpabilité. La
présomption d’innocence signifiait que c’était à l’accusation de faire la démonstration
rationnelle, avec les moyens offerts par la loi, de la culpabilité des prévenus ou des accusés.
Tel est le sens des propos de Cesare Beccaria qui affirmait en 1764 qu’« un homme ne peut
être considéré comme coupable avant la sentence du juge » (Cesare Beccaria, Des délits et
des peines, De la question ou torture, 1764, p. 37).
Et Cesare Beccaria dénonçait dans la torture un usage tyrannique, ridicule et absurde, « le
plus sûr moyen d’absoudre les scélérats robustes et de condamner les innocents débiles ». Il
concluait ainsi : « mais c’est faire fi de toute logique que d’exiger que la douleur ne vienne le
creuset de la vérité comme ci le critère de celle-ci résidait dans les fibres et les muscles d’un
malheureux ».
Albert Camus flétrissait la torture en ces termes : « en attendant, nous devons refuser toute
justification, fut-ce par l’efficacité à ces méthodes. Dès l’instant, en effet, où même
indirectement on les justifie, il n’y a plus de règles ni de valeurs, toutes les causes se valent
et la guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme » (Albert Camus, Actuel 3,
chroniques algériennes, page 15).
Par ailleurs, le Prix Nobel de littérature, l’écrivain François Mauriac écrivait : « il reste que la
torture qui ne laisse pas de trace demeure une des conquêtes de la technique policière qui
aujourd’hui assure mieux le repos des experts et des juges » (François Mauriac, Bloc-notes,
L’express, 29 mai 1954).
On rappellera utilement, en outre, Montaigne pour qui : « C’est une dangereuse invention
que celle des tortures et il semble que c’est plutôt une mise à l’épreuve de la capacité de
11
souffrir qu’une mise à l’épreuve de la vérité… que ne ferait-on pour échapper à d’aussi vives
douleurs etiam innocentes cogit mentiri dolor » (Montaigne, Les Essais Livre 2, Chapitre 5).
On se souviendra que dans le droit romain, des adeptes du droit naturel se sont élevés
contre la torture et notamment Quintillien. La liste est longue, de Saint Augustin à Vives, en
passant par Montaigne, La Bruyère, Bayle, Augustin Nicolas et tant d’autres, avant le refus
inflexible de Montesquieu : « j’ai remarqué que de dix personnes condamnées à la question,
il y en a 9 qui la souffrent… si tant d’innocents ont été condamnés à une si grande peine,
quelle cruauté. Si tant de criminels ont échappé à la mort, quelle injustice » (Pensées n°
643, p. 328) ; « La question vient de l’esclavage : servi torquebendu in caput dominurum ;
et cela n’est point étonnant. On les fouettait et tourmentait en cette occasion comme on le
faisait dans toutes les autres et pour les moindres fautes » (Pensées n° 623) ; « J’allais dire
qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques ou tout ce qui inspire la
crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement (…) mais j’entends la voix de la nature
qui crie contre moi » (De l’Esprit des lois, Chapitre XVII).
•
La présomption d’innocence, principe protecteur et fondateur de la procédure pénale
La présomption d’innocence est rappelée de manière explicite à l’article 9 de la Déclaration
des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, en ces termes :
« Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il
est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour
s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la Loi. ».
Ce principe, fondement de la procédure pénale, s’imposait, en tant que droit positif, non
seulement aux services de police et de gendarmerie, mais aussi aux juridictions d’instruction
et de jugement.
L’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme contient une mise en garde sans
équivoque contre une rigueur qui ne serait pas nécessaire. Il s’agit d’un texte qui vise
précisément à limiter l’usage de la force dans les limites de la nécessité.
Pourtant, si en 1947, la loi n’organisait pas la garde à vue, la Déclaration des Droits de
l’Homme figurait déjà comme préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et son article
9 constituait une source d’inspiration élevée, à défaut de textes législatifs contraignants,
pour les magistrats comme pour les policiers.
Un courant respecté de la doctrine considérait cependant que l’absence de dispositions, dans
le Code d’instruction criminelle, réglementant la détention de personnes suspectées ne devait
en aucun cas s’apparenter à une autorisation de détenir sans limite ni contrôle.
Voilà ce qu’écrivait Pierre Chambon, ancien Juge d’instruction, en 1954 :
« La « garde à vue », les « mesures de surveillance », sont de plaisants
euphémismes, qui recouvrent une situation matérielle qui s’apparente étrangement
avec la détention. La « garde à vue », la « mise sous surveillance », n’ont aucun
fondement dans notre droit. L’arrestation, suivie de détention, ne peuvent avoir lieu
qu’en vertu d’un mandat de justice, régulièrement décerné. Sans doute,
« l’arrestation spontanée» est prévue (C. ins. Crim., art. 106, loi 20 mai 1863, art.
1er), mais la personne arrêtée doit aussitôt être conduite devant le magistrat de
12
l’ordre judiciaire compétent. La « garde à vue » ne saurait être pratiquée, et pendant
24 heures seulement, que dans le seul cas où le magistrat compétent est absent ou
empêché (D. 20 mai 1903, art. 307) » (Pierre Chambon, L’application par la Chambre
des mises en accusation, de la loi du 8 décembre 1897 (l’affaire Dominici), Gaz. Pal.,
2ème sem., 1954).
Si certains estimaient que la garde à vue, bien que non réglementée, pouvait être considérée
comme l’institution « la plus socialement utile, puisque sans elle, aujourd’hui, les malfaiteurs
seraient les maîtres » (Louis LAMBERT, Formulaire des officiers de police judiciaire, LGDJ,
1985, p.181), d’autres, en revanche, se rattachant à une école plus libérale, contestaient
cette pratique dont la motivation cachée restait la recherche de l’aveu.
Ainsi Maurice Garçon s’interrogeait :
« Lorsqu’au XVIIIème siècle on décida d’abolir la torture, on eut dû comprendre que
du même coup l’interrogatoire d’un accusé n’avait plus de sens » (Maurice GARCON,
Le monde, 13 mai 1949).
•
L’interdiction des violences contre les personnes gardées à vue
Pour autant, ce vide juridique, propice à tous les abus, se trouvait en partie comblé par la loi
afin d’éviter qu’il ne devienne le temps de toutes les exactions. Les violences contre les
personnes gardées à vue n’étaient, en aucun cas, autorisées. Elles étaient réprimées sur le
plan pénal, notamment par l’application de l’article 186 du Code pénal de 1810 et déjà la
Chambre criminelle de la Cour de cassation contrôlait le respect du principe de loyauté et
celui de libre défense en sanctionnant de la nullité les preuves illégalement produites.
Résumant cette logique, le professeur Robert Vouin pouvait ainsi fournir la substance du
cadre juridique existant au moment de l’arrestation des jeunes Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT :
« La loi, qui a prohibé la torture et soumis l’action du juge d’instruction à tout un jeu
de règles protectrices des droits de la défense, a par là-même condamné
implicitement l’emploi de toute méthode de ruse, de suggestion et de chantage qui
tendrait à surprendre l’aveu contre la volonté de l’inculpé. Tout ceci est bien connu »
(Robert VOUIN, Rapport, Revue internationale de droit comparé. Vol. 4 n°4, octobredécembre 1952, p. 781).
En l’espèce, les auditions des jeunes chasseurs sont intervenues à la suite de l’ouverture
d’une information judiciaire au cours de laquelle le juge d’instruction avait émis une
commission rogatoire générale.
C’est dans ce cadre procédural que de gravissimes irrégularités liées aux auditions ont eu
lieu, alors que les services de police et de gendarmerie agissaient sur commission rogatoire
et devaient se soumettre aux mêmes obligations que celles de la juridiction dont ils
détenaient les pouvoirs.
A une période contemporaine aux faits dont est saisie la Commission de révision, la doctrine
réaffirmait déjà le parallélisme existant entre l’action de la police sur commission rogatoire et
les pouvoirs du juge. Il ne s’agit que d’un pur et strict empreint de qualité.
13
Par un effet légal de substitution, le policier est le juge.
Ainsi, Monsieur J. Brouchot, ancien conseiller à la Cour de cassation, décrit-il en ces termes
le transfert de pouvoirs :
« Il est beaucoup trop fréquemment oublié, en effet, qu’une fois l’information
ouverte, la phase préparatoire de l’instance pénale, au cours de laquelle se déroule
l’enquête, dite officieuse, est terminée et que l’affaire entre dans sa phase judiciaire.
Dès lors, l’officier de police auquel le juge d’instruction a confié une mission plus ou
moins étendue cesse d’agir en sa qualité propre ; il agit au nom du juge
d’instruction » (J. BROUCHOT, note sous Cass. crim., 12 juin 1952, Imbert, JCP G
1952 II. 7241).
La Cour de cassation partageait cette analyse, notamment dans l’arrêt Imbert de 1952 cassation d’un arrêt de condamnation datant du 20 juillet 1950, soit deux semaines après
l’arrêt de la Cour d’assises de Bordeaux ayant condamné Raymond MIS et Gabriel THIENNOT
- par lequel la Chambre criminelle a souhaité freiner le mauvais usage des pouvoirs conférés
aux policiers par le biais des commissions rogatoires : il s’agissait d’une provocation à
l’infraction par un commissaire de police.
La Cour de cassation a jugé que l’enquêteur qui agit sur commission rogatoire est :
« soumis aux mêmes obligations que le magistrat commettant et (…) [doit] dans les
diverses opérations (…) obéir aux mêmes règles » (Cass. crim., 12 juin 1952, Imbert,
JCP G 1952 II. 7241).
Par cet arrêt, la Chambre criminelle fait application d’un droit de critique vis-à-vis de tous les
actes d’instruction, en dehors même des prescriptions formelles des textes et ce, en se
fondant uniquement sur le principe du respect des droits de la défense.
En conséquence, contrairement à ce que pouvaient prétendre certains auteurs qui se
positionnaient en faveur de techniques d’interrogatoire axées sur l’épuisement intellectuel et
physique des personnes gardées à vue - manque de repos, manque de nourriture,
interdiction de fumer, menaces - les enquêteurs avaient juridiquement l’obligation d’agir
dans le respect de la loi, de la loyauté et des droits de la défense.
Suite à l’arrêt Imbert, Pierre CHAMBON, ancien Juge d’instruction, définissait les nullités
substantielles comme étant celles qui :
« répondent à la notion d’équité et de droit naturel. Elles ont pour principe cette
obligation générale pour le juge, supérieure au droit écrit, de garantir toujours la
liberté des droits de la défense ; elles interviennent nécessairement pour combler, au
nom de ce principe, les lacunes des lois de procédures » (Pierre CHAMBON, Les
nullités substantielles ont-elles leur place dans l’instruction préparatoire ?, JCP G
1954, I. 1170).
Il ne fait donc aucun doute que les juridictions françaises avaient déjà les outils juridiques
pour sanctionner les violences policières subies par Raymond MIS et Gabriel THIENNOT.
Concernant la durée des auditions, Louis LAMBERT, ancien commissaire de police, livrait
ainsi sa pensée aux termes de laquelle, sous le Code d’instruction criminelle de 1808 :
14
« Le temps d’audition du témoin n’était pas mesuré par la loi et nul n’aurait songé à
lui donner le caractère d’un temps de détention. Il était de principe que, nulle chose
humaine ne pouvant s’accomplir hors du temps, et chaque chose ayant besoin, pour
s’accomplir, de son temps propre, le temps mis et par le témoin et par l’instructeur à
faire ensemble leur devoir était une donnée rigoureusement extrinsèque à l’acte et
privée de toute signification juridique » (Louis LAMBERT, Comparaisons entre le Code
d’instruction criminelle et le Code de procédure pénale, p. 242).
Cette position est hautement critiquable mais significative d’une sous-culture juridique assez
largement partagée à l’époque.
Il convient de noter néanmoins qu’ici l’auteur n’envisage pas l’hypothèse de la garde à vue
mais celle de l’audition d’un témoin par un juge instructeur dont le statut est, à juste titre,
censé constituer une garantie judiciaire suffisamment protectrice pour le témoin auditionné.
L’audition d’un témoin privé de sa liberté d’aller et venir pendant neuf jours consécutifs,
menacé et battu par des enquêteurs, ne répond évidemment pas aux obligations de loyauté
et de respect de la dignité des personnes.
S’agissant de cette garde à vue de neuf jours, il sera loisible à la Commission de révision de
constater que durant cette période aucune investigation ou presque n’était menée aux fins
de chercher des indices, des éléments matériels susceptibles de donner un fondement autre
que subjectif à l’accusation.
Cette durée de neuf jours n’est utilisée que pour faire avouer les gardés à vue. Ils sont au
secret, c'est-à-dire qu’il leur est fait interdiction de communiquer avec l’extérieur. Ils n’ont
pas accès à un avocat. Ils n’ont pas de contact avec leurs familles. Ils ne verront un médecin
qu’après leur incarcération à la maison d’arrêt de Châteauroux et celui-ci dénoncera les
violences devant les Cour d’assises.
2.1.2 Sur les auditions de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT
•
Sur la validation de la torture par le Ministère public
Le rapport du Procureur Général de Bordeaux, en date du 14 mai 1952, tend à valider les
neuf jours de garde à vue en se livrant à une apologie laborieuse des conditions et de la
durée des auditions de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT.
Il écrit tout d’abord :
« Si cette méthode peut être critiquée il faut reconnaître que dans la présente espèce
les enquêteurs se trouvaient en présence d’une situation assez particulière.
Dès le début de leurs recherches, les policiers s’aperçurent en effet que le gardechasse BOISTARD ne pouvait avoir été tué que par un ou plusieurs des chasseurs du
groupe dans lequel se trouvaient MIS et THIENNOT.
Or, malgré les constations matérielles et les témoignages formels recueillis dès les
premiers jours (…), les enquêteurs se heurtèrent à une entente de tous les chasseurs
(…)».
15
Ce concept d’ « entente » sera sans cesse mis en avant pour justifier une attitude commune
de tous les chasseurs pour respecter la loi du silence sous forme même de « serment à la
mort », expression évoquée dans la presse de l'époque. Cette explication, toute imprégnée
de sensationnalisme littéraire, n'aurait pas résisté longtemps à une enquête digne de ce
nom.
Les enquêteurs auraient ainsi découvert que les chasseurs ne s'étaient jamais rencontrés
auparavant. Raymond MIS ne connaissait même pas Gabriel THIENNOT. Dans ces
conditions, il est bien difficile d'imaginer pareille entente... Les enquêteurs avaient le
sentiment que les auteurs du crime étaient parmi les chasseurs, au nombre de dix, et dont
huit étaient plus particulièrement soupçonnés.
Le ministère public, en 1952, continue de prendre acte de ce qu’aucun chasseur ne
reconnaissait sa responsabilité ou ne mettait en cause celle des autres. Il évoque des
constatations matérielles et des témoignages formels dont chacun s’accorde à reconnaitre
l’indigence, l’expertise balistique n’ayant jamais été en mesure de déterminer un lien entre
l’une des armes du chasseur et les projectiles la victime dont la victime avait été atteinte. Les
huit fusils ont pourtant été examinés.
La curiosité du Procureur Général de Bordeaux aurait pu être aiguisée par ce fait qu’aucune
arme ne correspondait à celle ayant tué la victime, ce qui aurait logiquement conduit à
penser qu’aucun chasseur n’était responsable et ce qu’il nomme « entente » entre les
chasseurs correspondait à la vérité. Or le Procureur Général maintient la suspicion des
enquêteurs et leurs préjugés. Il avalise les neuf jours de garde à vue. Il valide la torture, car
telle gît là la réalité sordide de cette procédure.
•
Sur la qualification juridique des faits de tortures
C’est ainsi que l’épouse Di Carlo se souvient des conditions d’interpellation de Gabriel
THIENNOT : « Je me souviens quand les gendarmes sont venus chercher Gabriel
(...). Gabriel était surpris de la venue des gendarmes il ignorait le but de leur visite. (...)
sourire de Gabriel qui croyait que son interrogatoire n’allait pas durer très longtemps ».1
Stanislas MIS, quant à lui, a été appréhendé « en chemise, en train de se raser. On ne lui
permit pas même d’achever sa toilette, ni de prendre une veste. On le chargea brutalement
dans la traction »2.
Les chasseurs étaient emmenés, sans le savoir, vers ce que l’on nommera, plus tard « la
Mairie des Supplices »3.
L’ironie de l’Histoire voulut qu’ils soient torturés dans la salle de paix de la Mairie : « On m’a
mis tout nu dans la salle de la justice de paix, à genoux sur une barre de fer » ; « Pendant
deux jours on m’a mis sur la règle en fer à carrés coupants et l’on me donnait des coups de
pied par derrière et l’on jouait avec moi comme un ballon »4.
1
PV/ Epouse DI CARLO, 16 juin 2006, 9H15
Presse/ La Marseillaise, 1er Octobre 1954
3 Presse/ 24H Michel Menet
4 Presse/ La Nouvelle République 03/12/48
2
16
Dans un premier temps, ils furent détenus à la gendarmerie de Mézières-en-Brenne, menotté
et attachés dans la cave. Stanislas MIS affirmera : « Le 31 décembre ou le 1er janvier, les
gendarmes sont venus nous chercher. Ils nous ont amenés à la gendarmerie. Ils nous ont
encore demandé si nous n’avions pas vu le garde-chasse. Ils m’ont menotté et ils m’ont
attaché dans la cave. Puis lorsque la nuit tombait, ils étaient amenés dans la salle principale
de la Mairie, la salle de paix »5.
Bernard CHAUVET déclarera, lors de son audition par la Commission de révision le 15 juin
2006 : « Le soir j’étais replacé dans les chambres de sureté. J’ai dû y rester deux ou trois
nuits. Il y avait deux chambres de sûreté. J’ai dû y rester deux ou trois nuits. Les autres
nuits je les ai passées dans une grange attenante à la gendarmerie. J’étais attaché avec des
menottes à un poteau. Nous étions séparés les uns des autres et nous ne pouvions
communiquer. Nous ne sommes pas vu durant 8 jours. Nous étions tous répartis dans les
chambres de sureté ou dans les écuries autour de la gendarmerie. (…) Les nuits suivantes,
les interrogatoires musclés de la police ont commencé comme je l’ai précisé dans ma
précédente audition cela se passait surtout la nuit »6.
Emile THILBAULT était, quant à lui, encagé dans un vide ordure, victime d’avoir voulu porter
secours à son frère, Gervais THIBAULT, en détresse : « Dès le soir du 2 janvier, j’ai entendu
mon frère crier dans la mairie, hurler de douleur, j’ai voulu me précipiter et les policiers m’en
ont empêché. J’ai été mis dans un cabanon, à côté de la gendarmerie, dans lequel il y avait
les ordures, il faisait un froid épouvantable, j’y suis resté huit jours. »7.
Les interrogatoires se déroulaient la nuit afin d’étouffer les hurlements de douleurs.
Toutefois, la douleur était si intense que tout le monde comprenait la situation : « Les
hurlements qu’on entendait étaient si atroces que personne n’ouvrait plus les contrevents
des maisons, tout cela a existé sans choquer au lendemain des excès de la libération ».8 Un
témoin a affirmé : « J’habitais déjà ici, à côté de la gendarmerie. Ils les interrogeaient à la
mairie, 20 mètres plus loin. On les entendait crier, hurler même »9.
Les locaux de la gendarmerie étaient transformés en deux chambres, la haute et la basse10.
La chambre basse était celle où se pratiquaient les sévices ordinaires, alliant la paire de gifles
aux coups de pied, de tête et de poing dans le ventre. Stanislas MIS décrivait ainsi les
sévices endurés : « Des policiers en civils sont venus nous chercher pour nous amener à la
Mairie. Il y avait le commissaire DARRAUD. Le commissaire DARRAUD m’a donné un coup de
poing dans le ventre. Ils m’ont donné des gifles. Il m’a dit que mon frère avait dit qu’il avait
tué le garde-chasse (...) J’ai dû y rester trois jours mais je ne me rappelle pas exactement.
Entre les interrogatoires ils me ramenaient à la gendarmerie où je restais seul attaché dans
la cave. Je me rappelle qu’un gendarme est venu me frapper, il s’agissait du gendarme
DURIS »11.
5
PV/ MIS Stanislas, 17 novembre 2005,14H
PV/ CHAUVET Bernard, 15 juin 2006, 14H
7 PV/ THILBAUT Emile, 18 mai 2006, 14H
8 Presse/ 24H Michel Menet- témoignage de Mme Marie-Louise Trochet
9 Presse/Ouest France, témoignage de Mme Marie-Louise Trochet
10
Presse/ La Marseillaise, 1er octobre 1954
11 PV/ MIS Stanislas, 17 novembre 2005,14H
6
17
Raymond MIS, dont les policiers étaient convaincus de sa culpabilité12, n’avait rien à manger
et ce durant six jours consécutifs. Seul de l’eau lui était donnée.
A chaque interrogatoire, Raymond MIS était « nu et frappé à coups de poing », parfois les
coups pleuvaient tellement fort qu’il en perdait connaissance. Qu’importe « on me versait
une bonbonne d’eau sur la figure » disait-il 13.
Lors de ses interrogatoires, Stanislas MIS était « à moitié nu » rapporte Emile THIBAULT :
« A travers les planches je voyais Stanislas à moitié nu et attaché à un poteau. Lorsque les
policiers passaient à côté de lui, ils lui donnaient des coups de poing »14.
Avant les interrogatoires, tous les gardés à vue ont été témoins du même numéro
d’intimidation de la part du commissaire Georges DARRAUD : « Au début le commissaire
DARRAUD m’a montré un poêle et il m’a dit tu verras on te fera dire que c’est un poste de
TSF » rapporte Bernard BLANCHET, dont les propos seront confirmés par tous et notamment
par Emile THIBAULT : « (…) Il faisait très froid et je n’avais pas de couverture et pas de
nourriture. Les policiers ont tout de suite été grossiers, ils m’ont traité comme un misérable.
(..) Le commissaire DARRAUD m’a montré un poêle Mirus, il m’a dit « tu verras, si je veux
ce sera un poste de radio ». Jusqu’au 8 janvier j’ai été frappé à coups de poings et
également avec des espèces de nerfs de bœuf. Les gendarmes me frappaient également,
sauf le gendarme SARRAZIN qui n’a pas voulu participer et qui s’est mis en congé. (…) Le
soir on voyait des postes de radio partout. Tout le monde était fou. Les policiers se sont
comportés comme des tortionnaires, des bouteilles d’alcool, il y en avait partout »15.
Quant à la chambre haute, les chasseurs y subissaient d’autres types de supplices, à coups
d’aiguilles dans la chair, de tire-bouchon dans les côtes, d’agenouillement sur une tringle
triangulaire, de torsion des parties du corps et la fameuse « prière des juifs » dont le
gendarme Moulin se vantait en ces termes d’être l’inventeur : « C’est un truc épatant qui ne
laisse pas de trace »16.
Raymond MIS déclarait ainsi, le 8 septembre 2005 devant la Commission de révision :
« L’inspecteur VIDAL m’a fait la prière des juifs qui consistait à passer des règles en fer entre
les doigts et à les serrer, alors que je me trouvais à genoux sur une autre règle. Ces
supplices m’ont été infligés jusqu’à ce que je signe un procès-verbal dont je ne connaissais
pas le contenu. Il s’agissait de me faire signer la même chose que NICERON et GROSJEAN.
Au bout de 6 jours j’ai signé parce que j’en pouvais plus. Emile THIBAULT qui était plus âgé
a tenu 7 jours. Il a eu une côte cassée et un poumon perforé et a perdu une molaire. En
raison de son état de santé il a été le seul à être laissé en liberté jusqu’à sa
condamnation »17.
Emile THIBAULT affirmait le 2 novembre 2005 devant la Commission de révision : « Ils m’ont
également fait ce qu’ils appelaient la prière des juifs, en me serrant les doigts sur des
morceaux de bois. Il fallait absolument signer un procès-verbal. J’ai tenu jusqu’au 8 janvier
en refusant de le faire »18.
12
PV/ MIS Stanislas, 17 novembre 2005,14H
PV/MIS Raymond, 8 septembre 2005 à 14H
14 PV/ THILBAULT Emile, 02 novembre 2005, 16H
15 PV/ Thibault Emile le 18 mai 2006 à 14H
16 Presse/ La Marseillaise, 1er octobre 1954.
17 PV/ MIS Raymond, 08 septembre 2005,14H.
18 PV/ THILBAULT Emile, 02 novembre 2005,16H
13
18
Le 18 mai 2006, toujours devant la Commission de révision, Emile THIBAULT poursuivait en
ces termes : « Jusqu’au 8 janvier j’ai été frappé à coups de poings et également avec des
espèces de nerfs de bœuf. Les gendarmes me frappaient également, sauf le gendarme
SARRAZIN qui n’a pas voulu participer et qui s’est mis en congé. Ils venaient me chercher en
disant « tu vas chanter la prière des juifs ». Ils me serraient alors les doigts autour de
morceaux de bois qui me faisaient hurler »19.
Les fonctionnaires de police s’offraient même des « parties de football » avec le corps des
détenus en guise de ballon, comme le décrit Bernard CHAUVET lors de son audition du 10
novembre 2005 devant la Commission de révision : « J’ai été interrogé par 4 ou 5 policiers.
J’ai été frappé à coups de poing et coups de pied. Ils jouaient à me balancer de l’un à l’autre
comme un ballon »20.
Un article de La Marseillaise, daté du 1er octobre 1954, livre des détails précis sur ce « jeu de
football » : « Ajoutons à ce tableau, que d’aucuns se refusent à croire (…) un détail relevé
par Chauvet et Chichery. Gendarmes et policiers appelaient ça le jeu de football. Il consistait
à frapper à coups de pied les interrogés de manière à les faire fuir de l’un à l’autre
« joueur ». Et c’était à qui atteindrait les jambes, les fesses, les côtes. Un avocat de
Châteauroux, Me Ferrandon n’hésitât pas, voyant les sévices qu’on avait fait subir aux jeunes
gens, à abandonner la défense pour pouvoir témoigner »21.
•
Sur le but recherché par les enquêteurs
La commission de ces actes de torture n’était guidée que par un seul but, celui d’obtenir la
signature de procès-verbaux déjà rédigés :
-
« Finalement le commissaire DARRAUD a lu un procès verbal. Je ne me rappelle pas
ce qu’il y avait dedans. J’ai dit que ça ne s’est pas passé comme cela. Il m’a répondu
faut que tu signes tout le monde a signé. J’ai ensuite été présenté au juge
d’instruction à Châteauroux. Je lui ai dit que nous n’avions pas vu le garde chasse. Le
juge m’a répondu que nous avions signé. Il nous a dit de signer »22.
-
« Ces supplices m’ont été infligés jusqu’à ce que je signe un procès verbal dont je ne
connaissais pas le contenu. Il s’agissait de me faire signer la même chose que
NICERON et GROSJEAN. Au bout de 6 jours j’ai signé parce que j’en pouvais plus.
Emile THIBAULT qui était plus âgé a tenu 7 jours »23.
-
« A la fin le commissaire DARRAUD m’a dit « tu signes ». Nous étions devenus des
loques. J’ai signé sans lire ce que j’ai signé. Dans l’état où j’étais je n’aurais pas pu le
lire »24.
-
« Il fallait absolument que ce soit MIS et THIENNOT les auteurs du meurtre (…) Je
me souviens seulement que DARRAUD en rédigeant le procès verbal a parlé des
mines patibulaires de mes camarades. Je me souviens de ce terme car je l’ai pas
compris. Il avait un pistolet à la main qu’il a posé à coté de lui. Un moment il s’est
19
PV/ THILBAULT Emile, 18 mai 2006, 14H.
PV/ CHAUVET Bernard, 10 Novembre 2005, 14H.
21 Presse/ La Marseillaise, 01 octobre 1954
22 PV/ MIS Stanislas, 17 novembre 2005,14H.
23 PV/ MIS Raymond, 08 septembre 2005,14H.
24 PV/ BLANCHET Jean, 17 novembre 2005,17H.
20
19
éloigné pour parler à des collègues dans le couloir, ils ont dit entre eux « qu’est-ce
qu’on fait de THIBAULT s’il nous claque entre les pattes ». J’ai finalement signé le
procès-verbal. J’ai été le dernier à signer, tous les autres avaient signé avant moi »25.
-
« Je pensais qu’ils allaient me pendre avec ma ceinture et j’ai pensé que signer le
procès verbal était une question de vie ou de mort. A ce moment là le chef LARDEAU
s’est dirigé vers moi. Dans l’état lamentable qui était le mien, il m’a attrapé par les
oreilles et m’a cogné la tête contre le mur. Je me suis écroulé et j’ai finalement signé
le procès-verbal »26.
-
« Ils jouaient à me balancer de l’un à l’autre comme un ballon. A un moment ils
m’ont tenu torse nu devant la fenêtre ouverte de la mairie en me menaçant de me
jeter du premier étage. Je garde ces jours et surtout de ces nuits un souvenir de
cauchemar, je me suis senti si humilié. Ils ne se comportaient pas comme des êtres
humains. J’ai ainsi été frappé jusqu’à ce que j’accepte de signer un procès-verbal
d’aveux »27.
Cette succession d’obscénités a laissé des séquelles. Ainsi à la fin de leur captivité, les
visages des gardés à vue furent couverts par les gendarmes, certainement pour masquer «
le visage tuméfié, les oreilles enflées, les yeux au beurre noir »28 des chasseurs.
Tous les intervenants à la procédure ont constaté les blessures infligées aux chasseurs et ont
pu mesurer la cruauté subie durant ces 8 jours de captivité.
Ainsi, « le Docteur GADAUD, entendu le 14 avril 1953 précise que Gabriel THIENNOT et
Raymond MIS présentaient des ecchymoses et des traces de coups sur le visage et ajoute
fort opportunément qu’il lui est impossible d’en dire d’avantage compte tenu de
l’éloignement dans le temps »29.
Il en va de même pour les gardiens de la prison :
-
« Lorsque j’ai été amené à la maison d’arrêt j’avais le visage barbouillé de sang et la
joue enflée. Les gardiens nous ont demandé ce qui nous était arrivé et si nous nous
étions battus. Nous avons vu un médecin deux jours après à la maison d’arrêt. Je ne
pense pas qu’un certificat médical ait été établi »30.
-
« Les gardiens de la prison ont vu que nous étions dans un état pitoyable. Le
surlendemain nous avons été examinés par le docteur GADAUD à la maison d’arrêt.
Je ne sais pas s’il a établi un certificat médical. (…) Trois gardiens de prison sont
venus témoigner devant la cour d’assises de Châteauroux pour dire dans quel état
nous étions arrivés à la maison d’arrêt. Les policiers ont voulu faire croire que
c’étaient les gardiens qui nous avaient frappés alors qu’ils nous avaient jamais
touchés. Je ne me rappelle pas si les trois gardiens ont été entendus devant la cour
d’assises de la Gironde »31.
25
PV/ THILBAULT Emile, 2 novembre 2005, 16H.
PV/ THLBAULT Emile, 18 mai 2006, 14H.
27 PV/ CHAUVET Bernard, 10 novembre 2005,14H.
28 PV/ CHAUVET Bernard, 07 février 2012.
29 RAPPORT DU 28/12/06
30 PV/ MIS Stanislas, 17 novembre 2005,14H.
31 PV/ BLANCHET Jean, 17 novembre 2005,17H.
26
20
-
« Tous les détenus lorsqu’ils sont arrivés, portaient des traces de coups à la figure
déclara l’intéressé : parole complétées par un autre membre du personnel de la
Prison « j’étais à la fouille ; tous étaient marqués au visage et surtout Chauvet,
Thibault et Chichery. Le docteur a du reste dit de Chichery « en voilà un qui est passé
par la chambre des aveux spontanés »32.
Ces derniers ont pu constater qu’Emile THIBAULT avait un poumon perforé, la cage
thoracique enfoncée, une côte cassée et une molaire perdue : « A la suite des coups reçus
j’ai eu un enfoncement de la cage thoracique et l’un de mes poumons a été atteint. Le 25
mars un médecin m’a fait un pneumothorax à l’hôpital de Châteauroux alors que j’étais
toujours détenu. J’ai failli mourir. J’ai été remis en liberté je pesais 42 kilos, alors que mon
poids était de 60 kilos au moment de mon arrestation. »33
Monsieur Bernard CHAUVET déclarait : « Lorsque je suis arrivé à la maison d’arrêt, je
présentais des traces de coups qui ont été constatées par le médecin de la maison d’arrêt,
également par l’assistance sociale qui a témoigné. Les gardiens ont également témoigné
pour certifier que ce n’était eux qui nous avaient frappés »34.
Raymond MIS, quant à lui, a perdu la sensibilité au niveau des mains suite à une « prière
juive » trop intense : « Nous sommes restés une semaine sans boire ni manger. Ils nous ont
passé à tabac, nous passions de l’un à l’autre. Mes oreilles saignaient. J’ai reçu des coups de
tire bouchons dans les côtes. Ils m’ont tordu les parties, m’ont pressé les phalanges après
avoir placé des bouts de bois, entre les doigts. Un supplice horrible. Aujourd’hui, mes doigts
ont perdu une partie de leur sensibilité »35.
Les chasseurs ont été meurtris dans leurs chairs mais aussi dans leurs âmes.
Personne ne le conteste.
Ils l’ont été suffisamment pour exprimer un sentiment, qui semble assez paradoxal :
« Quand j’ai été incarcéré j’ai eu l’impression d’être libre »36.
Les conséquences de ces sévices sur l’état psychologique des chasseurs sont évidentes.
Jeanine THIENNOT, l’épouse de Gabriel THIENNOT, témoignera en ces termes : « Mon mari
parlait toujours de l’affaire du garde-chasse. Il faisait des cauchemars. Quand il ne travaillait
pas il arpentait la maison comme il le faisait dans sa cellule. Il criait son innocence, ce n’était
pas un homme violent et je savais bien qu’il était innocent. Le combat de sa vie était
d’obtenir la révision de sa condamnation. Il est décédé sans que cette innocence ait été
reconnue. Je continuerai ce combat jusqu’au bout pour son honneur, celui de ses enfants et
de ses petits-enfants. Je ne pourrai pas faire mon deuil, il ne pourra pas reposer en paix,
tant que son innocence ne sera pas reconnue »37.
L’ancien commissaire de police judiciaire Louis LAMBERT, notoire théoricien de l’aveu en
1947, écrivait :
32
Presse/ Nouvelle République 03/12/48
PV/ THIBAULT Emile, 18 mai 2006,14H.
34 PV/ CHAUVET Bernard, 10 novembre 2005,14H.
35 Presse/ Le Provençal
36 Presse/ Le Provençal
37 PV/ THIENNOT Jeanine, 16 mars 2006, 14H.
33
21
« Il faut bien se convaincre de l’importance capitale de l’aveu dans une procédure
criminelle. S’il est une peine qui a sa récompense, c’est bien celle qu’un commissaire
a prise pour obtenir l’aveu du coupable. Dans notre ancien droit, où le système
inquisitorial n’était qu’une machine à faire avouer, l’aveu était regardé comme la «
reine des preuves », la « probatio probissima». Soyons sûrs qu’il en est de nos jours
exactement de même, malgré le remplacement des « preuves légales » par l’intime
conviction : pour n’être plus une preuve légale liant le juge, pour n’être plus
aujourd’hui qu’un des éléments de conviction parmi les autres, l’aveu reste de loin le
plus puissant, le plus impératif des moyens de conviction, et il s’impose en fait au
juge au même titre qu’une preuve légale »38.
L’inculpation de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT n’intervient que le 8 janvier 1947 après
l’obtention d’aveux dans des conditions que ni le ministère public ni le magistrat instructeur
ne pouvait ignorer. Les faits mis à leur charge n’existent pas, ils ne sont que le résultat
artificiel d’une pratique malheureusement bien réelle qui a consisté à violenter des personnes
ignorantes de leur sort durant neuf jours dans un commissariat de police.
2.2
Les faits nouveaux au sens de l’article 622 4° du Code de procédure
pénale
2.2.1 Le témoignage de Monsieur Bernard CHAUVET
La présente demande en révision verse de nouveaux éléments à la Commission.
Il s’agit notamment du témoignage de Monsieur Bernard CHAUVET, l’un des jeunes
chasseurs placés dans les mêmes conditions que Raymond MIS et Gabriel THIENNOT. Il a
décrit le 7 février 2012, devant un huissier de justice, ce qu’il convient de décrire sous le
nom de tortures, les violences subies lors de ses interrogatoires dans la gendarmerie de
Mézières-en-Brenne :
« Nous avons raconté que notre partie de chasse s’était déroulée sans histoire et sans
aucun incident.
Devant notre réponse, les policiers nous ont alors emmené à la gendarmerie de
MEZIERES en BRENNE puis nous ont conduits à la mairie de MEZIERES EN BRENNE
pour les interrogatoires.
Les interrogatoires très musclés ont alors commencé immédiatement.
Ils avaient lieu la nuit et ont duré huit jours.
Les policiers voulaient nous extorquer des aveux à tout prix. Nous ne
pouvions pas en donner car nous n’avions absolument rien fait.
Ils voulaient une signature, les dépositions étant rédigées par avance.
38
Louis LAMBERT, Traité théorique et pratique de police judiciaire, 1947.
22
Ces huit jours furent terribles dans la mesure où lorsqu’on rentrait dans la
salle après avoir entendu les cris de douleurs de mes amis, je voyais sur le
sol des cheveux arrachés du sang ainsi que sur les murs.
Parmi les supplices endurés, je me souviens de celui-ci, qui me terrorise
encore : j’étais torse nu avec un pantalon retenu par une ceinture. Deux
policiers me prenaient par la ceinture et me laissaient pendre par la
fenêtre.
A la suite des sévices des policiers, Emile THIBAULT a eu les dents et une côte
cassée ainsi qu’un poumon perforé.
Au bout de ces huit jours terribles, ils ont finalement réussi à m’extorquer
des aveux.
Dans la nuit du 8 au 9 janvier j’ai été conduit à la prison de Châteauroux et là, j’étais,
si on peut dire, soulagé de ne plus subir de sévices.
Dans la prison, j’étais regroupé dans une cellule avec THIENNOT, BLANCHET et
Gervais THIBAULT.
Le 9 janvier 1947, le docteur GADEAU de la prison et l’assistante sociale sont venus
nous rendre visite.
Nous avions le visage tuméfié, les oreilles enflées, les « yeux au beurre
noir ».
Mon père est venu me voir en prison le 10.01.1947 et lorsqu’il a vu mon état, il a eu
un moment de stupeur et un mouvement de recul.
A la Cour d’assises, les gardiens de la prison de Châteauroux sont venus
témoigner pour dire que notre état était dû aux coups des policiers.
J’ai été accusé d’avoir transporté le garde qui avait été tué alors que je n’ai jamais vu
et connu cet homme.
Pour cela, j’ai été condamné après l’extorsion d’aveux à deux ans de prison.
J’ai 83 ans et suis marqué jusqu’à ma mort par cette affaire alors que je suis comme
les amis qui ont participé le 29 Décembre 1946 à cette partie de chasse innocent. ».
Si son état de santé le permet, Monsieur CHAUVET se tiendra à la disposition de la Cour.
Il résulte de toutes ces déclarations que la réalité des violences policières est incontestable,
quoique les enquêteurs l’aient toujours niée, n’hésitant pas ainsi à mentir effrontément
devant les juridictions alors qu’ils étaient des fonctionnaires assermentés. Il est
vraisemblable que ces dénégations aient pu porter leur fruit et anéantir, du moins
partiellement, la portée du constat d’aussi graves sévices infligés aux jeunes gens interrogés.
Cette dénégation des enquêteurs, apparemment peu enclins à avouer leurs fautes, n’est pas
de nature à créer un doute sur la réalité des violences subies par Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT.
23
2.2.2 La partialité idéologique de l’enquête menée par le commissaire Georges
DARRAUD
Il est exact que la seconde guerre mondiale, l’occupation allemande et la collaboration de
l’état de Vichy avec le nazisme avaient produit des effets destructeurs sur l’ordre juridique
républicain.
A ce titre, il conviendra d’examiner l’histoire personnelle du commissaire Georges DARRAUD
de la 20ème brigade régionale de police judiciaire de Limoges, en charge de l’enquête, dont
les liens avec le régime de Vichy, les forces de l’occupation allemande et la Gestapo ne
semblent plus un secret pour personne.
Nommé commissaire de police au Blanc, dans l'Indre, en 1941, il y restera le temps de la
guerre. Il sera destinataire désigné, comme ses collègues commissaires de police d’
Issoudun d’Argenton et de Châteauroux, de la note n° 489 POL 4/ Circ du Ministère de
l'Intérieur en date du 20 août 1942 ayant pour objet Agissements des Juifs et signée de
René Bousquet. Cette note lui a été adressée sous le N° 1691/C.I.
Elle sera suivie, le 26 août 1942, de la rafle par les forces de police françaises des juifs
étrangers du secteur du Blanc qui seront rassemblés au camp de Douadic, à 7 kms du Blanc
avant leur départ pour les camps de Nexon et Drancy.
Un an après, en août 1943, ce même commissaire Georges DARRAUD signait de sa main un
rapport de dénonciations d'activités communo-gaulistes dans la ville du Blanc. Faisant
transparaitre les choix du commissaire Georges DARRAUD en faveur du régime de révolution
nationale du maréchal Pétain, ce rapport adressé à des autorités administratives et
judiciaires a été transmis, comme c’était la règle, au service de relations franco-allemandes
(Pièce n° 1). Le commissaire Georges DARRAUD ne l’ignorait pas.
A la fin de la guerre, il est complètement discrédité au Blanc ainsi qu'en témoigne Jacques
Blanchard dans son ouvrage Armée secrète dans les Forces Françaises de l'Intérieur, paru en
1993 aux Editions S.E. (imprimerie F. Mathieu) :
« Le 9, c'est la levée de couleurs au Blanc, commandée par René Jacquemin. Depuis
le débarquement, la ville basse est plus que calme et la police nationale, assez
méprisée de la population, s'est barricadée à l'intérieur du commissariat de police,
ne sachant pas trop sur quel volcan danser... ».
Le commissaire Georges DARRAUD disparaîtra de la vie locale à la Libération. Il réapparaîtra
en 1946 comme commissaire au sein de la police judiciaire de Limoges, chargé d'une
enquête à la suite du quadruple meurtre de Bommiers dans l'Indre. Le ou les auteurs dudit
crime n’ont jamais pu être identifiés. Le commissaire Georges DARRAUD en avait éprouvé un
vif dépit, ce qui peut surabondamment expliquer la particulière frénésie avec laquelle il a
notamment interrogé Raymond MIS et Gabriel THIENNOT.
Le commissaire Georges DARRAUD serait par la suite devenu magistrat et aurait terminé sa
carrière substitut à la Cour d’appel d’Orléans.
24
Les options idéologiques fascisantes et xénophobes du commissaire Georges DARRAUD sont
à rapprocher des sympathies communistes de Monsieur Gabriel Thiennot et de l’origine
polonaise de Monsieur Raymond Mis.
Elles sont aussi à rapprocher du fait que le premier suspect à être entendu dans cette affaire
a été Monsieur Alphonse Menant, fermier du voisinage, considéré comme le responsable
communiste de la région et ancien employeur de Gabriel Thiennot par ailleurs.
On se souvient que le régime de Vichy a pris des mesures contre les populations immigrées.
Outre la mise en place, en juillet 1940, d’une Commission de révision des naturalisations
opérées depuis la réforme de 1927 et l’adoption de la loi du 4 octobre 1940 sur « les
ressortissants étrangers de race juive » permettant d’interner ceux-ci dans des camps
spéciaux, une loi du 27 septembre 1940 est adoptée contre les autres étrangers non juifs,
considérés comme étant « en surnombre dans l’économie nationale ». Ces derniers n’ont
alors plus le droit de libre circulation sur le territoire français et ne bénéficient plus de la
protection apportée par le droit du travail. On estime que, sous le régime de Vichy, 80 000
étrangers non juifs sont contraints au travail forcé, dans le cadre des Groupes de travailleurs
étrangers ou dans les camps de l’organisation Todt, du nom de son concepteur, Fritz Todt,
ingénieur des Ponts et chaussées proche d’Hitler.
Ainsi, les polonais, même non juifs, ont fait l’objet d’une féroce répression par le régime de
Vichy. Les milieux nationalistes entretenaient un véritable climat xénophobe à l’égard de
l’immigration polonaise.
2.3
Les juges de la Commission, gardiens de l’application des traités
2.3.1 La commission de révision, un organe juridictionnel
L’étendue des pouvoirs d'instruction de la Commission de révision en fait un organe
juridictionnel.
Les pouvoirs d'instruction conférés à la Commission sont, comme ceux de la chambre
criminelle elle-même quand elle statue en matière de révision, « absolus », en ce sens qu'ils
ne connaissent d'autres limites que celles qui affectent nécessairement toute enquête
judiciaire et qui consistent dans le respect des règles d'ordre public sur l'organisation
judiciaire et sur la recherche et l'administration des preuves.
2.3.2 L’application des traités
La lutte contre la torture : la reconnaissance d’une obligation érigée au rang de jus
cogens
La voie fut ouverte par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée le 10
décembre 1948 qui consacre, pour la première fois, l’interdiction de la torture à travers son
25
article 5, lequel dispose que « nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants ».
Cette déclaration est reprise par la Convention de Genève relative à la protection des
personnes civiles en temps de guerre de 1949 et son protocole additionnel du 8 juin 1977.
L’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme se borne à répéter la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en énonçant que « nul ne peut être soumis à
la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».
L’article 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966 affirme lui aussi
que « nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants. En particulier il est interdit de soumettre une personne sans son libre
consentement à une expérience médicale ou scientifique ».
Mais c’est la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, signée à New-York le 10 décembre 1984 sous l’égide de l’Organisation des
Nations Unies, qui fait office aujourd’hui de base légale, notamment en raison de son champ
d’application très vaste et d’une définition claire.
En effet, l’article 1er stipule que :
« (..) le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances
aigues, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux
fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des
aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est
soupçonné d’avoir commis, de l’intimider ou pour tout autre motif fondé sur une
forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une douleur telle ou de telles
souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou tout autre
personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement
exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant
uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par
elles. »
Cette définition a été reprise par la Convention interaméricaine pour la prévention et la
répression de la torture, datant de 1985, ainsi que par la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples adoptée le 27 juin 1981.
De même au niveau international, c’est sur le fondement de l’article 17 de la Convention de
New-York de 1984 qu’un comité fut institué le 22 juin 2006, obligeant les Etats à rendre des
rapports sur l’état de leurs législations.
L’unanime combat contre la torture a débouché, dans le paysage international, sur la
reconnaissance d’une obligation erga omnes dans un premier temps, puis dans un second
temps, celle-ci fut érigée au rang de jus cogens.
Le jus cogens a été consacré en droit positif par la Convention de Vienne sur le droit des
traités du 23 mai 1969 dont l’article 53 affirme qu’une norme de jus cogens est une norme
« acceptée et reconnue » comme telle par « la communauté internationale dans son
ensemble ».
26
La Cour de Justice Internationale, dans ses décisions Détroit de Corfou du 9 avril 1949 et
Barcelona Traction du 5 février 1970, a jugé que les états avaient une obligation erga omnes
de lutter contre les atteintes aux droits fondamentaux de la personne humaine.
La Cour européenne des Droits de l’Homme et du Citoyen a explicitement reconnu
l’interdiction de la torture comme étant une règle de jus cogens dans sa décision Al Adsani c/
Royaume Uni rendue le 21 novembre 2001 (Considérant n° 34 et 64).
Elle a ainsi suivi la voie du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui, dans sa
décision Le Procureur c. Furundzija du 10 décembre 1998, avait jugé que la lutte contre la
torture revêtait une qualité particulière, celle du jus cogens : « en raison de l’importance des
valeurs qu’il protège, ce principe est devenu une norme impérative ou jus cogens, c’est à
dire une norme qui se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé que le droit
conventionnel et même que les règles du droit coutumier » (considérant n° 153-154).
Dans son considérant 147, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie rappelait que
« la torture suscite désormais une répulsion universelle (...) donnant lieu à toute une série
de règles conventionnelles et coutumières ayant une place élevée dans le système normatif
international, comparable à celle d’autres principes, tels la prohibition du génocide, de
l’esclavage, de la discrimination raciale, de l’agression, de l’acquisition de territoires par la
force et de la suppression par la force du droit des peuples à disposer d’eux même ».
Eriger la lutte contre la torture en jus cogens impose aux Etats de prendre toutes mesures
permettant de prévenir le recours à la torture, autant d’obligations présentes dans la
convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
a été signée par la France le 4 février 1985 et ratifiée le 18 février 1986.
Aux termes de son article 1er, la qualification pénale d’un acte de torture nécessite la
démonstration :
-
d’une douleur ou des souffrances aigues, physiques ou mentales ;
-
d’un acte volontaire, répété qui procède d’une décision ;
-
d’un bourreau représentant une autorité officielle ;
-
de l’intention d’obtenir des aveux de la victime ;
-
d’une volonté de porter atteinte à l’intégrité physique ou mentale d’une personne, de
briser sa personnalité, d’obtenir d’elle un comportement qu’elle n’aurait pas
volontairement.
On citera également l’article 2 de ladite Convention, aux termes duquel :
« 1. Tout Etat partie prend des mesures législatives, administratives, judiciaires et
autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans
tout territoire sous sa juridiction.
2. Aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse de l'état de
guerre ou de menace de guerre, d'instabilité politique intérieure ou de tout autre état
d'exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture.
27
3. L'ordre d'un supérieur ou d'une autorité publique ne peut être invoqué pour
justifier la torture ».
Le Conseil de l’Europe a adopté, en 1950, la Convention européenne des droits de l’homme
et du citoyen qui contient les mêmes prohibitions en son article 3. Les deux textes majeurs
de prohibitions de la torture sont contemporains quant aux faits et aux procédures, objets de
la présente demande en révision
L’existence de ces textes, l’évolution de la loi pénale interne et le progrès de la conscience
morale ont conduit les magistrats composant la Commission de révision à déclarer
« inadmissibles » les violences dont ont été victimes Raymond MIS et Gabriel THIENNOT. La
lecture exhaustive de leurs protestations à la suite des sévices dont ils ont été les victimes
est corroborée, dans la présente requête, par les propos recueillis par procès-verbal devant
huissier le 7 février 2012 de l’une des deux dernières victimes vivantes, Monsieur Bernard
CHAUVET.
Cette narration précise et déclarée fournit incontestablement les éléments permettant la
qualification d’actes de torture aux violences commises sur Monsieur CHAUVET et les autres
témoins lors de leur garde à vue.
Sur les prescriptions impératives prévues à l’article 15 de la Convention de New-York
La convention de New-York de 1984 a parachevé la construction juridique entreprise sur le
plan international afin de prohiber les actes de torture et de réprimer ceux qui s’en seraient
rendus coupables.
Elle enjoint notamment à tout Etat partie à la Convention, en son article 15, de :
« veiller à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue
par la torture ne puisse être invoquée come un élément de preuve dans une
procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir
qu’une déclaration a été faite ».
Dans un arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 13 septembre
1986, un moyen fut soulevé par deux individus alléguant la commission de violences à leur
égard lors de leur garde à vue. Ce moyen, tendant à la nullité des procès-verbaux
d’interrogatoires, était fondé sur les dispositions des articles 1er et 15 de la Convention de
New-York de 1984.
La Cour de cassation a rejeté ce moyen de nullité aux motifs qu’il « n’a pas été démontré
que X ait été l’objet de violences et à supposer que celles-ci soient établies elles n’auraient
eu aucun effet puisque l’inculpé a persisté à nier toute participation aux faits ; en ce qui
concerne les déclarations de Y, les juges note que celui-ci ne présente pas de traces de
violences et ne s’était plaint de rien au médecin qui l’avait examiné pendant la garde à vue ;
attendu qu’en cet état c’est par une appréciation souveraine des éléments de fait qui lui
étaient soumis que la chambre de l’accusation a refusé de prononcer la nullité des procèsverbaux (..) » (Cass. Crim., 13 septembre 1986, n° 86-93.332).
Il résulte de cette décision que le bénéfice des dispositions de la Convention de New-York de
1984 est subordonné à la preuve de la commission d’actes de torture.
28
En l’espèce, la présente demande en révision a fait la démonstration de la commission de
violences, qualifiées juridiquement de tortures, à l’encontre de Raymond MIS et Gabriel
THIENNOT.
La Convention de 1984 contient des prescriptions impératives visant à expurger toute
procédure de toute déclaration dont l’obtention serait due à la torture. Le législateur
international a non seulement rappelé les principes de prohibition de la torture mais a veillé
à ce que ces pratiques soient dépourvues de toute valeur juridique aux yeux des juges ou de
l’administration. Outre la répression des actes commis par les tortionnaires, le message
adressé par la Convention est la privation de toute valeur probatoire à des déclarations
obtenues dans de telles conditions.
Il s’agit, par cette disposition conventionnelle, d’assécher littéralement le crime de torture en
lui ôtant toute efficacité, sur le plan judiciaire ou administratif. Telle est la fonction
préventive de l’article 15 de la Convention de New-York.
Toute juridiction ou organisme administratif, ayant à statuer dans une procédure sur un
moyen tiré de l’obtention par la torture d’un quelconque élément de preuve, doit y répondre.
Seule la procédure importe.
La date des faits ne présente, dans ce cas, aucun motif pertinent de rejet du
moyen puisque l’article 15 ne limite pas dans le temps les conditions d’accueil du
moyen. L’Etat doit veiller dans tous les cas où il a à en connaitre, et à tout
moment, à ce que son système juridique n’avalise pas, directement ou
indirectement, une déclaration telle que prohibée par l’article 15.
Il s’agit d’une obligation impérative s’imposant à tous les Etats parties sans autre
considération que la conformité de toute procédure aux exigences de la Convention. Il s’agit
du seul raisonnement viable s’agissant d’une procédure déférée à l’examen d’une juridiction
dans une société démocratique.
En effet, il serait inconcevable qu’une juridiction telle que la Commission de révision avalise
des faits de nature criminelle surgissant dans le cadre d’une procédure criminelle au motif
qu’à la date des faits, la Convention de New-York n’avait été ni signée ni ratifiée.
En d’autres termes, ce qui pouvait être écarté comme moyen de preuve lors des trois
audiences des Cours d’assises au regard des dispositions de la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme et de la Convention européenne des Droits de l’Homme et du Citoyen doit
purement et simplement être écarté par la Commission de révision comme n’étant pas
susceptible de constituer un quelconque élément de preuve aux yeux d’un futur jury
d’assises.
Outre, nous l’avons vu, que le droit positif international prohibait déjà toute atteinte à la
dignité humaine, la Convention de 1984 est venue offrir un véritable modus operandi aux
Etats parties et donc à leur démembrement administratif ou judiciaire lorsque ces derniers se
trouvent en présence de déclarations flétries par l’article 15 de la Convention précitée.
La Convention s’applique donc à la procédure de révision. La Commission doit juger en
fonction des obligations internationales de la République française telles qu’issues de la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, de la Convention européenne des Droits de
29
l’Homme et du Citoyen et, sur un plan pratique, de la Convention contre la torture et autres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984.
La Commission de révision écartera par voie d’annulation l’ensemble des procès-verbaux
établis dans les circonstances précitées, lesquels contiennent les seuls aveux n’ayant jamais
été passés, ceux-ci ayant été immédiatement rétractés devant le magistrat instructeur et en
tirera toutes conséquences de droit sur l’absolue nécessité de réexaminer les faits au regard
de l’annulation prononcée.
Il est, en effet, indéniable que les aveux obtenus sous la torture de Raymond MIS, Gabriel
THIENNOT et des autres condamnés ont constitué des faits dont l’empreinte dans les débats
fut, sinon déterminante, tout au moins majeure.
L’anéantissement de ces pièces de procédure et par voie de conséquence, des faits
constitués par les aveux eux-mêmes, bouleverse l’équilibre des charges retenues contre
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT et justifie la saisine de la Chambre criminelle de la Cour
de cassation.
30
PAR CES MOTIFS :
Vu l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958,
Vu la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée le 10 décembre 1948,
Vu la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants de 1984,
Vu les articles 7 et 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789,
Vu les articles 622, 4° et suivants du Code de procédure pénale,
Il est demandé à la Commission de révision de la Cour de cassation de :
- DECLARER recevables les exposants en leur demande de révision de l’arrêt de la Cour
d’assises de Bordeaux en date du 5 juillet 1950,
Y faisant droit,
- PRENDRE EN COMPTE les requêtes précédemment rejetées, en application de l’article
623 du code de procédure pénale,
In limine litis,
- ECARTER du dossier de procédure l’intégralité des procès-verbaux d’audition de
Raymond MIS et Gabriel THIENNOT en raison du doute que les conditions d’obtention des
aveux font naître sur la culpabilité des condamnés,
En conséquence,
- DIRE et JUGER que la Chambre criminelle de la Cour de cassation, siégeant en Cour
de révision, sera saisie aux fins de statuer au fond sur le dossier de procédure expurgé de
l’ensemble des procès-verbaux d’audition de Raymond MIS et Gabriel THIENNOT,
- RENDRE sa décision en séance publique, en application de l’article 623 du code de
procédure pénale,
31