Primo LEVI textes élèves - LYCEE ET CFA JEANNE D`ARC

Transcription

Primo LEVI textes élèves - LYCEE ET CFA JEANNE D`ARC
Primo LEVI (1919-1987), Si c'est un homme, 1987.
Extraits
I - « La descente du train »
Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas ; l'obscurité retentit d'ordres
hurlés dans une langue étrangère, et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils
commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des
projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions.
Puis tout se tut à nouveau. Quelqu'un traduisit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et les
déposer le long du train. En un instant, le quai fourmillait d'ombres ; mais nous avions peur de rompre le
silence, et tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix.
Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. À un
moment donné, ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger
certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement : « Quel âge ? En bonne santé ou malade ? » et selon
la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes.
Tout baignait dans un silence d'aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque
chose de terrible, d'apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois
déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages : ils lui dirent: « bagages, après » ; un autre
ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient
de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se
départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu'accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo
s'attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d'un seul coup en pleine figure ils l'envoyèrent
rouler à terre : c'était leur travail de tous les jours.
En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu'il advint des
autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et
simplement. Aujourd'hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions
capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de
Birkenau n'accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi
et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres - plus de cinq cents - aucun survivant. Nous savons
aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui
ne l'étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu'un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait
les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu'il
fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la
chambre à gaz.
II - « Les règles du camp »
Nous connaissons déjà en grande partie le règlement du camp, qui est incroyablement compliqué ; les
interdictions sont innombrables : interdiction de s'approcher à plus de deux mètres des barbelés ; de dormir
avec sa veste, ou sans caleçons, ou le calot sur la tête ; d'entrer dans les lavabos ou les latrines "nur fur
Kapos" ou "nur fur Reichsdeutsche" ; de ne pas aller à la douche les jours prescrits, et d'y aller les jours qui ne
le sont pas ; de sortir de la baraque la veste déboutonnée ou le col relevé ; de mettre du papier ou de la paille
sous ses habits pour se défendre du froid de se laver autrement que torse nu.
Les rites à accomplir sont infinis et insensés : tous les matins, il faut faire son "lit" de manière qu'il soit
parfaitement lisse et plat ; il faut astiquer ses sabots boueux et répugnants avec de la graisse de machine
réservée à cet usage, racler les taches de boue de ses habits (les taches de peinture, de gras et de rouille sont
admises) ; le soir, il faut passer au contrôle des poux et au contrôle du lavage de pieds ; le samedi, il faut se
faire raser la barbe et les cheveux, raccommoder ou faire raccommoder ses hardes ; le dimanche; c'est le
contrôle général de la gale et le contrôle des boutons de veste, qui doivent correspondre au nombre
réglementaire: cinq.
Sans compter les innombrables circonstances, insignifiantes en elles-mêmes, qui deviennent ici de
véritables problèmes. Quand les ongles poussent, il faut les couper, et nous ne pouvons le faire qu'avec les
dents (pour les ongles des pieds, le frottement des souliers suffit) ; si on perd un bouton, il faut savoir le faire
tenir avec un fil de fer ; si on va aux latrines ou aux lavabos, il faut emporter avec soi tout son attirail sans le
lâcher un seul instant, quitte à tenir ses habits roulés en boule et serrés entre les genoux pendant qu'on se lave
la figure : sinon, ils disparaissent à la minute. Si un soulier fait mal, il faut se présenter le soir à la cérémonie
de l'échange des chaussures ; c'est le moment ou jamais de montrer son adresse : au milieu d'une effroyable
cohue, il faut savoir repérer au premier coup d'oeil non pas la bonne paire, mais le bon soulier, car une fois le
choix fait, il n'est plus possible d'en changer.
Et que l'on n'aille pas croire que dans la vie du Lager, les souliers constituent un facteur négligeable. La
mort commence par les souliers : ils se sont révélés être pour la plupart d'entre nous de véritables instruments
de torture qui provoquaient au bout de quelques heures de marche des plaies douloureuses destinées à
s'infecter. Celui qui a mal aux pieds est obligé de marcher comme s'il traînait un boulet (d'où l'allure bizarre de
l'armée de larves qui rentre chaque soir au pas militaire) ; il arrive bon dernier partout, et partout reçoit des
coups ; il ne peut pas courir si on le poursuit ; ses pieds enflent, et plus ils enflent, plus le frottement contre le
bois et la toile du soulier devient insupportable. Alors il ne lui reste plus que l'hôpital : mais il est extrêmement
dangereux d'entrer à l'hôpital avec le diagnostic de "dicke Fusse" (pieds enflés), car personne n'ignore, et les
SS moins que quiconque, que c'est un mal dont on ne guérit pas.
III - « Regard de l’autre »
[Si c'est un homme est le récit par Primo Levi de sa déportation à Auschwitz de 1944 à 1945. Il raconte
comment Lorenzo, un ouvrier civil italien, lui apporte à manger tous les jours pendant six mois, alors que les
contacts entre civils et détenus sont sévèrement punis, et malgré les préjugés des hommes libres à l'égard des
prisonniers.]
[...] Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont
du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être
réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils
nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi
grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans
nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de
rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques,
et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les
uns des autres ? Pour eux, nous sommes « kazett »1, neutre singulier.
Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de
pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la «
Zivilsuppe »2 au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop
insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de
tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus fort l'avale; et que tous les autres
s'en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer
qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d'autres êtres
équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant
aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa présence, par
sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et
des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés
étrangers à la haine et à la peur; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour
laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont
ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les
criminels, les Prominents3 grands et petits, et jusqu'aux Haftlinge4, masse asservie et indifférenciée, tous les
échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même
désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à
ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j'étais un homme.
1. abréviation de « Konzentrationlager » : camp de concentration
2. soupe
3. « Kapo» : détenu, chef d'un kommando ; « politique» : détenu pour des raisons politiques, adversaire
d'Hitler ; « criminel » : détenu, prisonnier de droit commun ; « Prominent » : détenu jouissant de privilèges;
4. « haftling» : détenu.
IV - « Häftling »
« Häftling: j'ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174517; nous avons été baptisés et aussi longtemps
que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »
« L'opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide : on nous a fait mettre en rang par ordre
alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d'une sorte de poinçon à
aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation : ce n'est qu' " en montrant le numéro "
qu'on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing
pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution
des vivres il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant
plusieurs jours, lorsqu'un vieux réflexe me pousse à regarder l'heure à mon poignet, une ironique substitution
m'y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signes bleuâtres. »
« Ce n'est que beaucoup plus tard que certains d'entre nous se sont peu à peu familiarisés avec la funèbre
science des numéros d'Auschwitz, qui résument à eux seuls les étapes de la destruction de l'hébraïsme en
Europe. Pour les anciens du camp, le numéro dit tout la date d'arrivée au camp, le convoi dont on faisait partie,
la nationalité. On traitera toujours avec respect un numéro compris entre 30000 et 80000: il n'en reste que
quelques centaines, qui désignent les rares survivants des ghettos polonais. De même, il s'agit d'ouvrir l'œil si
on doit entrer en affaires avec un 116000 ou un 117000: ils ne sont plus qu'une quarantaine désormais, mais
ce sont des Grecs de Salonique, et ils ont plus d'un tour dans leur sac. Quant aux gros numéros, il s'y attache
une note essentiellement comique, comme aux termes de " bleus " ou de " conscrits " dans la vie courante : le
gros numéro par excellence est un individu bedonnant, docile et niais, à qui vous pouvez faire croire qu'à
l'infirmerie on distribue des chaussures en cuir pour pieds sensibles, et qui est capable sur votre instigation d'y
courir séance tenante en vous laissant sa gamelle de soupe "à garder"; vous pouvez lui vendre une cuillère
pour trois rations de pain; vous pouvez même l'envoyer demander (comme cela m'est arrivé!) au Kapo le plus
féroce du camp si c'est bien lui qui commande le Kartoffelschälkommando, le Kommando d'Epluchage de
Patates, et s'il est possible de s'y faire enrôler. »
Poème placé en exergue de Si c'est un homme
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur,
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants,
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.