Messe des santonniers

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Messe des santonniers
Messe des santonniers
Dimanche 17 novembre 2013
Nous voici donc rassemblés ce matin, frères et sœurs, pour cette belle « messe des
santonniers ». Habituellement, elle nous réunit le premier dimanche de l’Avent, ou bien celui
qui précède, en la fête du Christ Roi. Mais cette année, un peu comme pour un « match
avancé », voici que nous célébrons cette messe encore un dimanche plus tôt : je ne sais pas si
ce sera bon pour les affaires, mais en tout cas, ce n’est pas mauvais pour nous aider à bien
comprendre le sens profond de cette belle tradition provençale.
En effet, les textes que la liturgie de l’Église nous fait lire en ce jour nous conduisent
jusqu’au porche du grand Mystère de la foi, ce Mystère joyeux de l’Incarnation que nous
fêterons à Noël. D’abord, il y a ce tout petit passage du livre du prophète Malachie que nous
avons entendu en première lecture. Un passage très court, mais très dense : ce prophète
anonyme (« Malachie », en hébreu, cela veut simplement dire « mon messager ») l’a rédigé
vers le milieu du Ve siècle avant Jésus-Christ, donc après le retour d’exil du peuple d’Israël.
Le Temple a été reconstruit, les traditions se sont remises en place, tout pourrait aller bien,
mais Malachie s’inquiète. Il dit, en substance : « Attention ! Vous êtes en train de vous
endormir ! Vous venez au Temple, mais le zèle de votre foi se relâche ; vous faites quelques
aumônes, mais vous ne pratiquez pas vraiment la charité et la situation sociale se dégrade ;
vous récitez des prières du bout des lèvres, mais vos façons de vivre dégénèrent… Attention,
résume Malachie, ne soyez pas arrogants ! Ne vous moquez pas de Dieu en méprisant vos
frères. » Et dans ce chapitre 3 que nous avons entendu, il dit : « Voici que vient le Jour du
Seigneur, brûlant comme une fournaise. Tous les arrogants, ceux qui commettent l’impiété,
seront comme de la paille ! »
Mais Malachie ne dit pas cela pour nous faire la morale, comme on l’entend trop souvent
aujourd’hui. Il dit cela parce qu’il doit annoncer l’essentiel et que l’essentiel, c’est l’amour de
Dieu pour les hommes, pour tous les hommes. Son petit livre commence par une véritable
déclaration d’amour de la part de Dieu : « Je vous ai aimés ! déclare le Seigneur » (Ml 1, 2).
L’amour dont Dieu nous aime, cette « fournaise d’amour » qu’est son cœur, comme le dira
plus tard saint Bernardin de Sienne et que reprendra notre visitandine de Marseille, la
Vénérable Anne-Madeleine Rémuzat, qui a promu chez nous le culte du Sacré-Cœur, cette
fournaise d’amour et de miséricorde, voilà ce que Malachie annonce. « Je vous ai aimés », et
cet amour de Dieu pour les hommes est affecté, terni, trahi, par le comportement des arrogants
qui se moquent de Dieu en méprisant leurs frères.
Quand le Jour du Seigneur viendra, prévient cependant Malachie, ce sera un « soleil de
justice », qui apportera le salut dans son rayonnement. Frères et sœurs, il faudrait que les
santons nous rappellent cela, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de faire des crèches et de
perpétuer des traditions si notre foi s’endort et si notre témoignage faiblit. Il faudrait qu’ils
nous redisent que dans cette société désorientée qui est la nôtre aujourd’hui, il nous faut
retrouver le sens de Dieu, le sens de la justice, le sens de la fraternité. La situation sociale que
nous vivons nous en fait un impérieux devoir, tout autant qu’à l’époque de Malachie. Il y a
des pauvres à Marseille. Beaucoup de pauvres. Interrogez ceux qui font avec le Secours
catholique la tournée de nuit et vous comprendrez. Bien sûr, il y a beaucoup d’initiatives de
solidarité, et pas seulement de la part des chrétiens, mais comment ne pas être fortement
interpellé par l’augmentation de la pauvreté dans notre pays ? Les plus pauvres sont souvent
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les plus discrets, ceux que l’on ne remarque même pas et qui s’enfoncent lentement dans la
solitude et la misère. Nous qui allons acheter des santons, rappelons-nous que Dieu, qui est
tout-puissant et qui a aimé le monde au point de lui donner son propre Fils, a voulu que ce
Fils naisse parmi les pauvres. Ce sera aussi le sens de nos crèches. Sommes-nous sûrs de
l’avoir bien compris ? Et sommes-nous sûrs de vouloir agir en conséquence ?
Puis nous avons écouté, en deuxième lecture, un passage de la seconde épître de saint Paul
aux Thessaloniciens. Ces deux épîtres aux chrétiens de la ville de Thessalonique, à l’époque
capitale de la Macédoine, sont, vous le savez, les textes les plus anciens de notre Nouveau
Testament. Elles ont été rédigées une vingtaine d’années seulement après la mort de Jésus.
Quand Paul écrit la seconde lettre, la communauté de Thessalonique est persécutée, mais elle
tient bon, persuadée que le Jour du Seigneur est tout proche. Certains pensent même qu’il est
déjà arrivé et pour cette raison, ne cherchent plus à travailler pour gagner leur vie. Mais ils
vivent alors au crochet des autres, « affairés sans rien faire » dans une oisiveté qui nuit à leur
vie spirituelle et à l’équilibre de la communauté encore fragile. C’est en pensant à eux que
Paul écrit le passage que nous avons entendu. Frères et sœurs, cela aussi nous renvoie au
Mystère de l’Incarnation et donc à nos santons de Noël ! Avez-vous remarqué qu’à part le
ravi qui porte le ciel dans ses bras, un peu comme notre statue de Belsunce devant la
cathédrale, aucun santon n’arrive à la crèche les mains vides ? Chacun apporte un peu des
fruits de son travail, de son jardin ou de son troupeau. Même les plus pauvres trouvent
toujours quelque chose à partager. C’est ainsi que Dieu fait avec nous : d’abord le Père, en
nous donnant son Fils, ensuite le Fils, en nous donnant sa vie. « Il n’y a pas de plus grand
amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
À Marseille, les santons, c’est-à-dire, en provençal, les saints, avec un diminutif affectueux
qui les rend plus proches de nous, à Marseille donc, les saints ne sont pas qu’à la crèche : ce
sont des hommes et des femmes qui, par amour de Dieu, ont fait de leur vie un don et de leur
don un témoignage rendu au Christ. On parle beaucoup, dans les journaux, des Quartiers Nord
de notre ville, comme si c’était une zone sacrifiée où rien de bon ne pourrait pousser. Comme
s’il n’y avait jamais eu de sainteté dans cette partie de notre ville qui remonte en douceur des
rivages d’Arenc jusque vers la chaîne de l’Étoile ! Permettez-moi de rappeler ce matin la
mémoire d’un jeune prêtre, Antoine Faivre d’Arcier, mort le 26 août 1944 à l’âge de 25 ans,
tué d’une balle dans le dos alors qu’avec un jeune du quartier, il portait sur un brancard
quelqu’un qui avait été blessé dans les affrontements de ces journées terribles de la Libération
de notre ville. C’était dans les Quartiers Nord, entre le boulevard Oddo et La Cabucelle, dans
ces ruelles miséreuses que les années de guerre avaient encore appauvries. Mais là, quel
enthousiasme, quel dévouement, quelle abnégation, non seulement chez ce jeune prêtre, mais
chez des hommes et des femmes solidaires dans l’épreuve et vaillants dans l’adversité. Juste
avant de mourir, le P. Antoine, qui avait été ordonné prêtre seulement cinq mois auparavant, a
eu le temps de dire qu’il offrait sa vie pour les habitants du quartier où il avait versé son sang.
Non, les santons de Marseille ne sont pas des figurines d’une tradition gentillette ! Ce sont les
témoins des saints de notre ville, d’hier et d’aujourd’hui, qui savent, à la suite du Christ Jésus,
qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ! Nous en
connaissons tous, vous et moi. Et nous, sommes-nous prêts à être ces témoins du Christ, ces
veilleurs d’aujourd’hui qui seront les santons du monde de demain ?
Enfin, nous avons écouté un passage de l’Évangile selon saint Luc, au chapitre 21. Les
disciples, vous l’avez entendu, posent à Jésus deux questions : quand arrivera le Jour du
Seigneur, la fin des temps ? Et quels signes aurons-nous que cela arrive ? Et vous l’avez
remarqué, Jésus, comme souvent, répond à côté, en déplaçant la question. « Ne vous laissez
pas égarer par les prophètes de malheur ! Ne vous effrayez pas ! Le signe, c’est que vous
serez persécutés, détestés de tous à cause de mon Nom et que ce sera pour vous l’occasion de
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rendre témoignage. » Mais il ajoute : « Vous n’avez pas à vous faire du souci pour votre
défense : moi-même, je vous inspirerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos
adversaires ne pourront opposer ni résistance ni contradiction. » Et il donne aux disciples
cette recommandation : « C’est par votre persévérance que vous obtiendrez la vie. »
La persévérance : voilà ce qui manquait aux arrogants de l’époque de Malachie et aux
oisifs de Thessalonique au temps de saint Paul. La persévérance : en grec « upomone », qui
signifie plus exactement la « constance ». C’est un mot très important. Jésus l’emploie à la fin
de la parabole du semeur pour parler de ceux qui, ayant entendu la Parole, « la gardent et
produisent du fruit par leur constance » (Lc 8, 15). Saint Paul en fait une vertu presque
théologale, puisqu’il associe étroitement la constance à la foi et à la charité. Aux
Thessaloniciens, il dit, au début de la seconde lettre que nous avons écoutée tout à l’heure,
qu’il est « fier » de leur « constance et de leur foi » dans toutes les persécutions dont ils sont
victimes. La constance est une force qui nous vient de Dieu lui-même et qui accompagne le
chemin de notre foi jusqu’au jour du salut : « C’est par votre constance que vous obtiendrez la
vie » !
Un jour, le P. Christian de Chergé, prieur des moines de Tibhirine, était allé voir le
cardinal Duval, archevêque d’Alger, pour lui demander ce qu’il fallait faire : partir, comme le
voulaient les autorités algériennes et françaises, quitter leur monastère pour être en sécurité et
sauver leurs vies, ou bien rester, comme ils le souhaitaient eux-mêmes, en solidarité avec les
gens de leur village, quoi qu’il arrive. Et le cardinal lui avait répondu : « Ayez de la
constance » ! La constance, c’est ce que signifie le latin cum-stare, se tenir avec, rester avec,
ensemble, en solidarité avec le peuple où Dieu nous a placés. « Fleuris là où tu es semé »,
disait déjà le grand saint François de Sales ! Et ils sont restés à Tibhirine, et ils y ont fleuri au
prix de leurs vies. Comment ne pas penser ce matin au P. Georges Vandenbeusch, ce prêtre de
Nanterre enlevé cette semaine, dans la nuit de mercredi à jeudi, au Nord-Cameroun, dans une
zone où il avait choisi de rester, lui aussi, par solidarité avec les villageois auprès desquels il
avait été envoyé ? Se « tenir avec » dans la constance, dans la persévérance, dans la confiance
en la Résurrection du Christ, qui déjà a remporté sur la mort la victoire qui nous obtient la
vie !
Quand nous regarderons nos santons au moment de Noël, frères et sœurs, nous
remarquerons qu’un santon n’est jamais seul. C’est ensemble qu’ils se tiennent devant la
crèche. C’est ensemble, avec tout le peuple qu’ils représentent, qu’ils montent vers la crèche,
un peu comme nous, Marseillais, nous montons à la Vierge de la Garde, pour lui confier nos
vies, nos tristesses et nos joies, pour lui demander la persévérance et la constance qui nous
aideront à tenir bon pour être disciples de son enfant, Jésus, qu’elle ne cesse de montrer à nos
regards pour stimuler notre foi. « Sois fort et tiens bon ! » avait déjà dit Dieu à Josué au
moment où il devait faire entrer le peuple dans la Terre Promise (Jos 1, 6).
À nous tous aussi, le Seigneur nous redit ce matin : « Soyez forts et tenez bon ! Ne soyez
ni tièdes ni complexés ! Ne vous souciez pas de ce que vous aurez à dire lorsqu’on dira du
mal contre vous à cause de mon Nom, car tout vous sera inspiré au moment voulu ! Soyez
humbles et joyeux comme les santons de vos crèches : c’est par votre constance que vous
obtiendrez la vie ! »
Amen !
Jean-Marc Aveline
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