Palabres 14 - Revues Plurielles

Transcription

Palabres 14 - Revues Plurielles
Le Sens de l’Histoire
LE
S ENS DE L’HISTOIRE
de Fela hildegart Ramsome
à Fela Anikulapo Kuti
LAWAL BALOGUN
Pour un fan, il est bien
difficile d’obtenir des informations en français sur Fela Anikulapo Kuti. Il y a
bien quelques sites par-ci
par-là, surtout ceux des
maisons de disques, mais
rien en rapport avec la
grandeur du personnage.
L'ambition de ce site est de
combler ce vide en proposant aux fans francophones
de Fela – et Dieu sait qu’ils
sont nombreux – la biographie complète du chanteur,
la version française de ses
nombreux tubes, sa philosophie, un stand d’écoute
pour donner un aperçu de
son incroyable talent, des
photos inédites...
Il ne s’agit pas ici d’un
simple hommage, c’est aussi le lieu de mobiliser tous
les frères d’Afrique et de la
diaspora, tous les amoureux
du continent noir afin que le
message panafricain de Fela
ne reste pas lettre morte.
Durant toute sa carrière, il
s’est battu jusqu’au péril de
sa vie pour dénoncer les
tares des sociétés africaines
en vue de leur émancipation
et leur épanouissement. Il
nous revient à tous de faire
en sorte que le Suffering
and Smiling dont il parlait
se transforme un jour en Enjoying and Smiling.
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The Black President
D
e mémoire d’Africain, aucun musicien n’aura marqué d’un tel impact la vie socio-politique d’une
nation, qui plus est la plus puissante du continent. Nous sommes
au Nigeria au début des années
70. Le pays à peine sorti de la
guerre du Biafra connaît un véritable boom pétrolier qui le propulse en quelques mois au rang des
premiers pays exportateurs de
l’OPEP. Les juntes militaires qui se
succèdent, l’élite et les multinationales se partagent alors les bénéfices de la manne pétrolière dans
une corruption généralisée, tandis
que les ghettos se multiplient
dans la périphérie de Lagos. Dans
cette atmosphère où la corruption
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et l’arbitraire sont loi émerge un
chanteur : Fela Anikulapo Kuti.
Il se sert de sa musique comme
d’une redoutable arme pour brosser un sombre tableau des mœurs
socio-politiques. Ses chansons en
pidgin – l’anglais du petit peuple –
qui durent en moyenne un quart
d’heure sont souvent de virulentes
diatribes contre la dictature militaire, la corruption qui gangrène
les élites, mais décrivent aussi la
misère de la rue et suggèrent à
l’Africain qu’il doit conquérir sa liberté par un retour aux sources
qui lui rendra son identité et sa
vérité.
Musicien génial et inspiré, Fela
allie le Jazz et la Soul aux rythmes
locaux, le Ju-ju et le High-life, dans
un cocktail explosif : l’Afro-beat.
Sa popularité s’étend bientôt au-
LE
delà même des frontières du pays
grâce à des tubes qui font de véritables cartons dans toute la sousrégion : Shakara, Zombie, Lady, No
agreement… Le petit peuple des
ghettos a trouvé son héros, celui
qui dénonce les bassesses de la
haute société et fait trembler les
puissants. Mais très vite, il va s’attirer les foudres du pouvoir militaire qui supporte très mal ses satires
qui le tournent en bourrique. Fela
est plusieurs fois jeté en prison,
torturé. Sa résidence baptisée Kalakuta Republic est saccagée dans
une opération commando au cours
de laquelle sa mère âgée de 78 ans
est défenestrée, elle succombera
quelques mois plus tard des suites
de ses blessures.
ABEOKUTA
Fela de son vrai nom Fela Hildegart Ramsome est né en 1938 à
Abeokuta, à 80 km au nord de Lagos. Il est issu d’une famille bourgeoise yoruba et grandit dans un
univers familial engagé ,entre son
père, le pasteur Ramsome-Kuti, qui
l’initie très tôt au piano, et sa mère
Funmilayo Ramsome-Kuti, nationaliste activiste, qui influence son militantisme.
KOOLA LOBITOS
1958 : Fela s’envole pour
Londres pour des études. Mais au
lieu d'étudier la médecine comme
ses deux frères l'avaient fait avant
lui, il choisit la musique. À la Trinity College of Music, il fait ses premières armes sur scène. Très influencé par le Jazz, il forme un groupe avec des amis nigérians et antillais, le Koola Lobitos. Dans des
cafés, le groupe reprend quelques
S ENS DE L’HISTOIRE
VIP (Vagabonds In Power)
VIP, ça ne veut pas dire qu'on a un pouvoir
spécial ou qu'on est quelqu'un de spécial.
Tout le monde a du pouvoir. Le pousse-pousse a pouvoir sur son engin, le chauffeur de bus
a pouvoir sur son véhicule, le patron a pouvoir
sur ses employés, le président de Kalakuta a
pouvoir sur Kalakuta tout comme le chef de
l'État a pouvoir sur son territoire.
Celui qui a le pouvoir, est-ce une raison pour
abuser des gens ? Est-ce une raison pour
détourner des fonds publics ? Les autres peuvent chômer, souffrir ou crever de faim, il y est
insensible, il a le pouvoir ! Pour lui tout
baigne : belle maison, belle voiture, il ne
mange que de la bonne gastronomie. Lorsqu'il
sort les flics chassent toutes les voitures de la
chaussée pour le laisser passer. Ce sont les
bandits qui sont au pouvoir !!
Commentaires : La sortie de VIP coïncide avec
la première tournée européenne de Fela à l'occasion du Festival de Jazz de Berlin en
novembre 1978. S'il remporte un accueil
enthousiaste auprès du public berlinois, il doit
aussi composer avec la dislocation d'Africa 70,
des piliers du groupe dont l'excellent trompettiste Tunde Williams et le batteur Tony Allen
n'ayant pas pu résister longtemps aux sirènes
occidentales.
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classiques de Jazz en y ajoutant
une pincée de High-life, alors en
vogue en Afrique. C’est alors qu’il
rencontre une jeune métisse nigériano-américaine, Remilekun Taylor
et future mère de Femi. Coup de
foudre : ils se marient quelques
mois plus tard. Il rentre au Nigeria
en 1963, le diplôme en poche. Il a
du mal à trouver sa voie entre un
boulot de producteur et sa carrière de musicien qui ne décolle pas.
C’est finalement en 1969 lors
d’une tournée aux États-Unis que
le déclic se produit : il rencontre
Sandra Smith, une militante noire des Black Panthers qui lui expose les idées de Malcolm X. De
retour au pays l’homme n’est
plus le même.
Il commence par changer le
nom de son groupe : exit Koola
Lobitos, viva Africa 70. Il décide
d’imposer un rythme moins Jazz et
plus proche des rythmes africains :
l’Afro-beat est né.
AFRICA 70
Désormais Fela ne chante plus
en Yoruba, mais en pidgin de
manière à être accessible à une
bonne partie du public africain. Il
se convertit à l'animisme et
prend le redoutable patronyme
d'Anikulapo (celui qui a la mort
dans sa poche) Kuti (qui ne peut
être tué par la main de l'homme). Discours enflammés sous
une impressionnante orchestration rythmique assurée par de
puissantes percu, des cuivres envoûtants, très souvent ponctuée
de grandes envolées au saxe,
son succès est foudroyant. Bien
que censuré par les médias d’État, il collectionne les tubes en
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même temps que grandit sa popularité.
KALAKUTA REPUBLIC
Alors que le pays connaît un
véritable boom pétrolier, une fracture sociale s’amorce entre d’un
côté l’élite corrompue qui en profite et de l’autre la grande majorité d’anciens paysans qui, attirés
par le mirage pétrolier, ont déserté leur champ, pour tenter leur
chance à Lagos. La musique de Fela est le cri du cœur de ces millions d’exclus qui ne veulent pas
mourir, le cireur de chaussures ambulant ou le boy payé 50 nairas le
mois.
Janvier 1977 : Festival des arts
nègres à Lagos. Non seulement Fela boycotte la rencontre, mais il organise aussi une série de concerts
gratuits qui attire l’attention sur
lui. Les journalistes et les artistes
présents dans la capitale nigériane
n’ont de mots que pour ce rebelle
qui critique vertement l’establishment corrompu. Aussitôt les articles et les reportages sur l’homme affluent dans les médias américains et européens. Pour le
conseil militaire que dirige le général Obasanjo, la décision est prise : fermer le clapet à cet agitateur
qui ignore – contrairement aux
autres chanteurs africains – le culte des chefs.
Quelques jours après la fin du
festival, un régiment entier de militaires prend d’assaut la Kalakuta
Republic. La suite, on la connaît.
C’est ce que Fela décrit dans Unknown soldier (le soldat inconnu).
En effet l’action judiciaire qu’il engage contre les autorités se solde
par un non-lieu, le coup étant im-
LE
puté à des soldats inconnus au
bataillon.
À sa sortie de prison, il est harcelé par la police et doit se résoudre à s’exiler au Ghana. Il en
est chassé l’année suivante pour
avoir soutenu une violente manifestation d’étudiants qui ont trouvé en : Zombie, oh zombie…, leur
cri de ralliement contre la junte du
dictateur local. De retour au pays,
il épouse les vingt-sept femmes de
son groupe et se remarie avec sa
première épouse, au cours d’une
cérémonie vaudoue dirigée par un
prêtre ifa.
Les tournées qui le mènent un
peu partout en Afrique, en Europe,
aux États-Unis, recueillent partout
un accueil triomphal et lui confèrent une notoriété mondiale. Désormais doté d’un matériel ultra
moderne, il est au sommet de son
art, comme en témoignent le brio
des titres comme Sorrow tears and
blood, Suffering and smiling ou
Every thing scatter. De fait il devient le premier chanteur africain à
réaliser une remarquable percée
dans la World Music ouvrant la
voie aux artistes d'aujourd'hui.
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ment qui met en lumière un scandale financier impliquant la junte
au pouvoir. Alors qu’il s’apprête à
se rendre à New York où il doit enregistrer son nouvel album, il est
de nouveau arrêté à l’aéroport de
Lagos pour exportation illégale de
devises. Si le chef d’inculpation ne
trompe personne, il en prend pour
cinq ans de prison (le juge avouera plus tard avoir subi des pressions gouvernementales). La pression économique des bailleurs de
M.O.P.
1979 voit le retour d’un gouver- fonds, la mobilisation générale
nement civil au Nigeria. Il fonde
alors son parti, le Movement Of
the People (M.O.P.) et se déclare
candidat aux élections de 1983.
Mais le chemin vers la présidence
est enrayé lorsqu’en 1981, les autorités l’enferment pour possession de cannabis et interdisent
dans la foulée son parti et sa
branche culturelle, les Y.A.P.
(Young African Pioneers). Il réplique en sortant Army arrange-
des artistes qui organisent des
concerts de soutien en Europe, le
renversement de la dictature de
l’implacable général Buhari, obtiennent finalement sa libération
en 1986.
Il entre alors dans une semi-retraite que seuls quelques concerts
dans sa boite privée, le Shrine, et
la sortie de Beasts of no nation
viennent troubler. Il laisse le devant de la scène à son fils aîné et
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digne successeur, Femi Kuti. Le rebelle flamboyant semble avoir perdu sa verve contestataire. Même
au plus fort de la dictature du général Abacha, l'emprisonnement
de son frère, Beko Ramsome Kuti,
président de la Ligue Nigériane
des Droits de l'Homme, le laisse
sans réaction. Les mauvaises
langues le disent fini. C'est oublier
que l'homme se bat depuis des
mois contre le Sida, la maladie affecte d'autant plus gravement son
corps que les nombreux sévices
subis en prison l'ont affaibli. Il
s'éteint finalement le 2 août 1997,
laissant derrière lui un immense
vide. La nation entière pleure la
mort de son héros. Les autorités
militaires qui l'ont pourtant impitoyablement réprimé avouent
avoir perdu l'un des hommes les
plus valeureux de l'histoire du
pays, décrètent quatre jours de
deuil national et proposent même
de lui organiser des funérailles nationales. Le 12 Août, près d'un million de Lagossiens descendent
spontanément dans les rues pour
lui rendre un dernier hommage et
l'accompagner dans sa dernière
demeure. Conformément à son
testament, Fela est inhumé à son
domicile de Gbemisola Ikedja à côté de la tombe de sa mère, Funmilayo Ramsome Kuti. He will live for
ever.
[1] Premier président du
Ghana (1957-1966), il est
considéré comme le père
du panafricanisme. Il fut
l’un des artisans de la
création de l’Organisation de l’Unité Africaine
(O.U.A.) et milita vainement auprès de ses pairs
pour la naissance des
États Unis d’Afrique.
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FELAISME ET AFRICANITÉ
L’œuvre de Fela n’est pas à considérer uniquement du point de vue
musical, ses prises de position tonitruantes en ont fait une des figures
de proue du panafricanisme, le fils
spirituel de Kwame Nkrumah 1. Celui
que ses fans surnomment The
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black President a usé de toute sa
hargne dans bon nombre de ses
chansons comme Parambulator ou
Colonial mentality pour interpeller
ses frères en ces termes : T’étais
esclave, ils t’ont certes libéré,
mais tu ne t’es pas encore libéré
toi-même. Tu copies aveuglément
les mœurs occidentales. Parce
qu’ainsi tu te crois supérieur aux
autres, n’est-ce pas ? Ce qui est
black n’est pas digne de toi, tu
préfères ce qui vient d’ailleurs
n’est-ce pas ? Alors tu mets la
clim’ à fond n’est-ce pas ? Toi le
juge, tu sièges au tribunal en enfilant la perruque blonde d’un juge
anglais n’est-ce pas ? Parce que
t’as honte de ton nom, tu prends
un nom d’esclave que tu exhibes
fièrement n’est-ce pas ?
COLONIAL MENTALITY. Compositeur de textes lyriques alliant la
pertinence, la virulence et l’humour, Fela se définissait lui-même
comme une grande gueule. Pouvait-il faire autrement pour percuter nos esprits laminés par quatre
cent ans de domination que tenter
ce nécessaire électrochoc ? En tout
cas le rôle éducatif des chansons
ne fait l'objet d'aucun doute. L'esclavage et le colonialisme ont détruit notre façon de penser. Il faut
réinventer la personnalité africaine. Nous, enfants d’Afrique de
deuxième ou troisième génération
post indépendance, sommes tous
des hybrides culturels. Pour la plupart, on s’exprime mieux en français ou en anglais que dans nos
langues maternelles. Notre éducation occidentale nous a appris à
sous-estimer, voire mépriser les
éléments de notre propre identité.
LE
Ce complexe bien africain nous
conduit à singer jusqu’au ridicule
les mœurs occidentales comme le
fait de s’emmitoufler avec veste,
cravate et manteau par 35°C à
l’ombre.
Or, l’homme apprend à s’aimer
et à s’assumer en tant que tel à
partir de l’estime qu’il a de lui-même. Pour Fela le redressement de
l’Africain passe avant tout par une
prise de conscience de son identité qui lui rendra sa vérité et sa
fierté. Il ne s’agit pas de se
contenter d’endosser l’héritage de
nos ancêtres, mais d’y voir une
science aux multiples facettes extraordinaires à préserver. De nombreuses maladies – comme les hémorroïdes ou le paludisme – pour
lesquelles la médecine moderne
se révèle impuissante, se guérissent aisément par le pouvoir des
plantes. On a du mal à réaliser
l’étendue des connaissances des
guérisseurs traditionnels, fidèles
relais des siècles d’étude de la nature. Toujours est-il qu’analysées
au laboratoire, leurs thérapeutiques révèlent de puissantes vertus curatives.
S ENS DE L’HISTOIRE
AFRICA UNITE. Mais la grande
finalité du felaisme était de relayer
et de concrétiser le rêve panafricaniste de Nkrumah. Une Afrique
émancipée et unie qui tendrait la
main à ses fils d'outre-Atlantique.
Philanthrope, il transforma sa résidence en Kalakuta Republic, un
chantier de sa société alternative
qui regroupait au-delà des clivages ethniques (ce qui n'est pas
une mince affaire dans un pays qui
compte plus d'une centaine de tribus parfois rivales) outre sa famille, ses musiciens, ses fidèles, des
centaines d'étudiants et de chômeurs dans une sorte de village
africain qui vivait à l'heure du
droit coutumier. Une génération
après Fela, à l’heure de la mondialisation et des grands ensembles
continentaux, l'union africaine relève
encore du virtuel. On continue encore à s’enfermer dans un nationalisme sans fondements – puisque le
Bénin, le Nigeria ou le Kenya d’aujourd’hui ne sont que des créations
coloniales arbitraires – très souvent
SUFFERING AND SMILING. Sans
prétendre refaire l’histoire, le dessein de Fela est la renaissance des
croyances ancestrales. À cet effet,
il s’est fait champion pour stigmatiser l’omniprésence des cultes
étrangers en terre africaine. Dans
des chansons comme Suffering
and smiling ou Coffin for head of
state, il déchaîne les passions en
s’attaquant aux institutions chrétienne et islamique, coupables à
ses yeux de polluer l’esprit africain
et d’aggraver sa misère.
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de micro États non viables économiquement. Toujours autant de
tracasseries douanières pour aller
d’une rive du fleuve Congo 2 à
l’autre, pas de projet économique
commun ni de monnaie unique.
On se demande à quoi servent les
décisions de nos dirigeants lors
des sommets inter États. L’histoire
nous rappelle que des États africains comme l’Égypte ancienne ou
l’empire du Mali qui ont émerveillé
le monde à une période de l’histoire l’ont fait grâce à leur potentiel humain. Si on n'y prend garde,
notre génération continuera comme celle qui l'a précédée à se
contenter de vagues déclarations
d'intention. Alors un seul mot
d'ordre : Africa Must Unite.
AFRO-BEAT NEW GENERATION
2 - Frontière naturelle qui
sépare les deux capitales
les plus rapprochées
géographiquement du
monde : Brazzaville et
Kinshasa
116
Qui, pour reprendre le flambeau
de l'Afro-beat ? La question semblait délicate au lendemain de la
mort de Fela, la plupart des observateurs craignaient que l'Afro-beat
ne survive pas à la disparition de
son prophète. Aujourd'hui non
seulement la musique de Fela ne
s'est jamais aussi bien vendue,
mais parallèlement à l'éclosion
d'une talentueuse new generation,
on assiste à son influence grandissante dans les rythmes d'aujourd'hui, revus et corrigés au goût du
jour numérique. On distingue les
fils de Fela (Femi et Seun), les
transfuges d'Africa 70 (Tony Allen,
les Ghetto Blaster, les New-yorkais
d'Antibalas), un inclassable, Lagbaja, le chanteur masqué.
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FEMI KUTI
L'HÉRITIER NATUREL
Femi, le fils aîné de Fela est
né à Londres en 1962 à l'époque
où son père, étudiant à la Trinity
College of Music tombe sous le
charme d'une jeune nigériane, Remi Taylor. À 15 ans il, intègre l'
Africa 70 au plus fort de sa créativité. Il est le témoin privilégié de
l'âge d'or de l'Afro-beat, mais aussi des déboires de son père victime de la répression militaire. Paradoxalement ce sont ces arrestations arbitraires qui l'é-mancipent
dans la mesure où il doit reprendre le groupe en main et assurer des tournées à l'étranger. En
1986, lorsque Fela retrouve la liberté, il s'affranchit de la tutelle
paternelle et crée son propre groupe, le Positive Force.
S'il réussit d'emblée à imposer
son style plus actuel – morceaux
raccourcis, orchestration rythmique moins complexe où disparaît notamment les solos d'orgue –
grâce à son exceptionnel talent de
LE
saxophoniste, il ne parvient à faire
taire les critiques au Nigeria
qu'après le succès mondial de
Shoki Shoki en 1998 qui le hisse
aux sommets. Cet excellent album
marque la renaissance de l'Afrobeat qui dès lors ne sera plus associé seulement à Fela. Son père,
véritable redresseur de torts et
ami des pauvres, dénonçait la dictature militaire. Femi, plus modéré,
continue sur la même lancée sans
pour autant soulever des vagues.
Il a ainsi relancé le MASS (Movement Against The Second Slavery),
organisation panafricaine qui milite contre le néocolonialisme sous
toutes ses formes.
Dans son dernier album Fight
to win, sans renier son héritage, il
s'ouvre aux rythmes d'aujourd'hui,
Rap et R'nB. Des featuring avec
des rappeurs Mos Def Do Your
Best et Common Missing Link témoignent d'une démarche qui vise
à populariser définitivement l'Afrobeat et l'exporter en Occident. Depuis peu, Femi vient de ressusciter
l'African Shrine, mythique salle de
concert, lieu de l'épopée de l'Afrobeat dans les années 70.
S ENS DE L’HISTOIRE
TONY ALLEN, MYTHIQUE BAT TEUR D'AFRICA 70
1975, la cote de Fela est au zénith. On le réclame partout, tandis
que ses albums se vendent par
millions. Amadou Ahidjo, le président du Cameroun, va jusqu'à faire pression sur son homologue nigérian pour lui délivrer une permission de sortie de peur que l'engouement suscité par le chanteur
ne déclenche des émeutes. Au milieu de la tournée, survient une
fausse note : faute d'avoir pu obtenir leur part de royalties sur les
albums, les musiciens se mettent
en grève. À la tête de la grogne,
Tony Allen, celui dont l'exceptionnel talent de batteur a imprimé le
caractère incandescent à l'Afrobeat. Pour désamorcer la crise,
Fela lui propose sa collaboration
pour l'enregistrement de son album de manière à pouvoir toucher
ses propres royalties. Ainsi commence la carrière solo de Tony Allen
qui enregistre Jealousy/Progress ,
puis No accomodation for Lagos
avec l'Africa 70.
Dix ans plus tôt Fela recherchait
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désespérément un batteur pour
donner le tempo à la musique qu'il
est en train d'inventer. Lorsqu'il
rencontre Tony Allen, cette fois
c'est sûr, il tient enfin la perle rare.
Le batteur dont la mère est ghanéenne, est pétri de rythmes urbains de tous genres ; il sera le
partenaire idéal pour réaliser l'alchimie parfaite entre le High-Life,
le Ju-Ju , le Jazz et les rythms
n'blues.
Il quitte le groupe à la fin du
festival de Jazz de Berlin en 1978.
Il pose ses valises à Londres puis
à Paris où il devient le mentor de
nombreux DJs, (Doctor L, Ashley
Beedle, Joe Claussell ou DJ Deep)
avides de nouvelles sources d'inspiration pour la musique électronique. De cette collaboration naît
en 1999 l'album Black voices, savante fusion de house et de beat
aux accents africains.
LAGBAJA, LE PHÉNOMÈNE
Encore inconnu du public occidental, il n'en demeure pas moins
la star montante de la musique
africaine. Comme Fela il est yoruba, et comme lui il possède son
club privé, le Motherland, où il se
produit armé de son saxe. Mais la
comparaison s'arrête là car contrairement aux chanteurs de la new
generation, il n'a aucun lien direct
a ve c l e m a î t re . D ' o ù u n beat
unique qui puise son inspiration
dans la tradition musicale yoruba.
À une base rythmique afrobeadisiaque s'ajoute une touche personnelle : shekere, congas, dundun, akuba et des tambours sacrés, les Bata aux percussions fantastiques.
Lagbaja – Monsieur tout-lemonde, en Yoruba – se produit sur
scène le visage toujours masqué
de tissus chatoyants. Il s'agit par l'
anonymat de sa personne d'être la
voix des sans-voix et de chanter au
nom de la majorité silencieuse africaine, celle-là même qui souffre au
quotidien de la misère et des restrictions économiques imposées
par les bailleurs de fonds. Son talent a émergé dès 1997 avec la sortie de l'album So why qui le révèle
au public nigérian. Du jour au lendemain, il devient l'un des chanteurs les plus populaires et incarne
le renouveau de la musique nigériane, appelé à succéder aux Fela,
Sunny Adé et autres Ebenezer
Obey. Sur cette lancée il enregistre
coup sur coup en 2000, trois albums Me, We, Abami et le tout dernier en 2001 We before me. Des
compositions interprétées avec
une rare maestria qui ne sont pas
sans rappeler la lumineuse inspiration de Fela dans les années 70.
Son incorporation dans une Major
devrait bientôt le populariser en
Occident.
GHETTO BLASTER, L'AFROMIX
L'aventure de Ghetto Blaster
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LE
démarre en 1982 lorsque deux musiciens français en quête d'aventure
décident de rallier Paris à Lagos en
voiture afin de tourner un film relatant l'histoire d'une rencontre artistique entre musiciens blancs et africains. Malgré un voyage truffé de
mésaventures qui les obligent à
vendre presque tout leur matériel et
même leur voiture, ils atteignent
Lagos et forment rapidement un
groupe qui s'appellera Ghetto
Blaster. La réalité dépasse toutes
leurs espérances puisque certains
musiciens proviennent des orc h e s t re s d e Fe l a o u d e So n y
Okossun, donc des professionnels
confirmés.
Après quelques mois installés à
jouer au Black Pussy Cat, tripot nigérian où l'on passe la nuit à écouter juju music et afro-beat, les douze musiciens décident de tenter
l'aventure en Europe. Tout le groupe s'installe sur une péniche qui
servira de dortoir mais également
de salle de répétition. Leur musique
donne le ton de leurs ambitions :
un funk à la sauce nigériane et des
saxophones qui clament l'afro-beat
avec fureur. Ils jouent en tournée
avec les plus grands : James Brown,
Archie Shep, Manu Dibango, mais
surtout ils font toute la tournée
française de Fela Kuti. Après des années de travail, ils sortent enfin en
1986 leur premier album People qui
permettra de faire connaître ce
groupe précurseur à un plus large
public. Ghetto Blaster a ouvert une
voie, celle du métissage, du partage et de la rencontre des cultures.
Un seul message, l'unité dans la
différence. Des dissenssions viendront séparer le groupe vers la fin
des années 80.
S ENS DE L’HISTOIRE
ORIGINAL SUFFERHEAD(1)
- Du pain, un toit, de l'eau courante et de l'électricité pour tous !
Quoi ? Tu ne sais pas ce que ça
signifie ? On voit bien que tu n'as
jamais vécu au Nigeria. Tu dois
venir d'Europe ou des États-Unis,
autrement tu aurais su ce à quoi
je fais allusion.
On sait tous que l'Afrique regorge
de grands cours d'eau, d'inépuisantes nappes phréatiques, des
cumulo-nimbus au-dessus de nos
têtes. Et de l'eau courante pour
Monsieur tout-le-monde ?
- Il n'y en a pas.
- Où vas-tu le trouver ? Et le gouvernement lui-même ? J'ai beau le
chercher, je ne trouve nulle part.
Et pourtant il est bien là. Il parait
qu'il faut patienter jusqu'en 1990
le programme spécial des Nations
Unies De l'eau pour tous. Je
meurs de soif, par pitié donnezmoi de l'eau à boire.
- Il n'y en a pas.
- On sait tous qu'il y a tant de
sources d'énergie en Afrique. De
l'énergie hydrique, de l'énergie
solaire, de l'énergie des hydrocarbures. Il faut être riche pour disposer d'un groupe électrogène et
avoir l'électricité. Et la lumière
pour Monsieur tout-le-monde ?
- Il n'y en a pas.
- Tu parles de lumière ! Une vraie
guirlande. Lorsqu'elle fonctionne,
il y a coupure. Et lorsqu'il y a coupure, elle fonctionne de nouveau !
- On sait tous que l'Afrique a un
énorme potentiel agricole : des
terres fertiles à profusion, des millions de bras valides. Il faut être
privilégié pour avoir son lopin de
terre pour y semer du cacao ou
des arachides. La révolution verte
aura donc bien vécu. Maintenant
on importe à prix d'or du riz des
États-Unis et de la Thaïlande. Et la
bouffe pour Monsieur tout-lemonde ?
- Il n'y en a pas.
- Madame, combien vous faites le
dodo(2) ?
- 10 kobos(3) l'unité.
- Combien l'akara(4) ?
- 20 kobos l'unité.
- Et la baguette de pain ?
- 60 kobos.
- Le problème du logement c'est
une autre histoire. Vous qui vivez
en Europe, vous vivez comme des
rois, nous ici on vit comme des
esclaves. Les Nations Unies nous
qualifient de pays sous-développés, il faut vraiment être sousdéveloppés pour s'entasser à dix
dans une pièce... lorsqu'on ne
s'abrite pas sous les ponts. Y a-til un peu de loisir pour Monsieur
tout-le-monde ?
- Il n'y en a pas.
- Et les soucis, la galère ?
- ça il y a !
- Il y en a marre de la misère. A
bas la galère !! Vive la prospérité
!! Mais avant il faut se retrousser
les manches pour y parvenir. Oui
mes frères, il faut se mettre cette
vérité en tête : il faut vraiment se
battre pour s'en sortir. À bas la
galère !! Vive la prospérité !! Vive
le bonheur !!
(1) : Les damnés de la terre
(2) : En yoruba, morceau de plantain frit
(3) : 1 kobo = 1 centime du Naira,
la monnaie nigériane. A l'époque
en 1981, 1 Naira équivalait à 1 $
US
(4) : En yoruba, beignet
l’arbre à Palabres
# 14 - Novembre 2003
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LE
S ENS DE L’HISTOIRE
Après de longues années d'absence, le groupe s'est reformé grâce à la volonté de trois des
membres fondateurs. C'est sur une
scène parisienne que nous avons
eu la chance et le bonheur de les
redécouvrir. Follow Me Productions rééditent en vinyl collector
leur premier album.
SEUN KUTI,
L'ENFANT PRODIGUE
Physique 100% Fela, 19 ans, zéro album au compteur, mais déjà
une star. On ressent chez ce garçon, véritable surdoué du saxe,
d'énormes qualités scéniques.
Benjamin des Kuti, il grandit dans
l'ombre d'un père en pré-retraite
qui fut davantage disponible, et
sut mieux que quiconque bénéficier de ses conseils. Il est très populaire auprès des Area-boys (les
voyous qui squattaient Kalakuta)
et de tous les nostalgiques de la
grande époque qui voient en lui la
réincarnation du Black President.
Lorsqu'il se produit au Shrine avec
l'Egypt 80, il soulève l'enthousiasme du public en interprétant à la
limite de la perfection quelques
morceaux du répertoire paternel.
Pour achever d'étoffer son registre underground, Seun désire
séjourner à Londres. Comme son
père au même âge. L'histoire se
répètera-t-elle ? Du côté des ultras
de Lagos, cela ne fait l'objet d'aucun doute. On prédit même
qu'avec la sortie de son premier
album, il mettra tout le monde
d'accord dans les toutes prochaines années. o
aetryvcbnaqwxyui
DISCOGRAPHIE
The anthology of Fela, coffret de 3 CD
The two sides of Fela : Jazz and Dance
The best of Fela Kuti : The Black President
Fela : 1975-1978, Vol. 1
Fela : 1981-1984, Vol. 2
Fela : 1985-1986, Vol. 3
Fela Ramsome Kuti : Vol. 1 & Vol. 2
Roforofo fight/Fela singles
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l’arbre à Palabres
# 14 - Novembre 2003
Shuffering and Smiling/No agreement
Opposite people/Sorrow tears and blood
Coffin for head of state
Army arrangement
VIP/Authority stealing
Yellow fever/Na poi
Ikoyi Blindness/Kalakuta show
Teacher don't teach me non sense
Confusion/Gentleman
Beasts of no nation/ODOO
Underground System
LE
COLONIAL
MENTALITY(1)
Tu étais esclave, ils t'ont certes libéré,
mais tu ne t'es pas libéré toi-même. Tu
copies aveuglément les mœurs occidentales. Parce qu'ainsi tu te crois
supérieur aux autres, n'est-ce pas ? Ce
qui est black n'est pas digne de toi, tu
préfères ce qui vient d'ailleurs, n'est-ce
pas ? Alors tu mets la clim' à fond
n'est-ce pas ? Toi le juge tu sièges au
tribunal en enfilant la perruque blonde
d'un juge anglais, n'est-ce pas ? Parce
que tu as honte de ton nom, tu prends
un nom d'esclave que tu exhibes fièrement n'est-ce-pas ?
Alors écoute-moi maintenant :
Monsieur Ramsome(2), tu m'entends ?
Monsieur Williams, tu m'entends ?
Monsieur Cassius, tu m'entends ?
Monsieur Mac Neil, tu m'entends ?
Monsieur l'Anglican(3), tu m'entends ?
Monsieur Catholic(4) tu m'entends ?
Monsieur Muslim(5) tu m'entends ?
Mais nous sommes en Afrique !
(1) : L'esclavage mental
(2) : Ce n'est rien d'autre que son
propre nom (rajouté à l'époque coloniale par son grand-père) rejeté au
nom de l'africanité
(3) : Monsieur l'anglican
(4) : Monsieur le catholique
(5) : Monsieur le musulman
S ENS DE L’HISTOIRE
I.T.T. (L’Internationale des voleurs)
Je veux encore dire la vérité maintenant. Si je
mens que la terre me punisse, qu’Edumare(1) me
punisse, qu’Osiris me punisse, que tous les dieux
africains me punissent. Je l’ai lu dans des bouquins, je l’ai vu de mes propres yeux, parfaitement !
Il y a longtemps de cela, l’Africain ne portait pas
la merde, on se soulageait dans un grand trou. En
yoruba, ça s’appelle salanga, en igbo ononu-insi,
en haussa saluga, en ashanti tiafi… Il y a longtemps l’Africain ne portait pas la merde, avant
qu’ils nous colonialisent, c’est plutôt l’Européen
qui portait la merde.
Les multinationales qui s’implantent ici font de
grandes déclarations dans la presse pour mieux
nous arnaquer. Ils ont une méthode infaillible
pour ça : ils trouvent un africain corrompu qu’ils
sponsorisent d’un million de naira(2). À son tour
ce dernier refile quelques miettes dans son entourage et ainsi devient chef. Comme un rat, il se
glisse par-ci, par-là ; et doucement la petite bête
monte en puissance car elle est amie-amie avec
les journalistes, amie-amie avec le sécrétaire
d’État, amie-amie avec les ministres, amie-amie
avec le chef d’État. C’est là le début de nos malheurs : détournements de fonds publics, inflation,
confusion, oppression. C’est l’itinéraire qu’ont
emprunté Obasanjo(3) et Abiola(4), deux membres
de l’Internationale des voleurs. Nous allons bien les
combattre car nous en avons assez de porter leur
merde.
(1): Dieu suprême dans la mythologie yoruba.
(2): Monnaie nigériane.
(3): Chef de la junte militaire de 1976 à 1979.
(4): Homme d’affaires, magnat de puissants groupes de médias et
de finances, le Berlusconi nigérian. C’est lui le probable vainqueur
des élections présidentielles de juin 1993, qui furent invalidées
par les militaires. À l’issue du bras de fer qu’il engagea contre la
junte, il fut jeté en prison où il mourut en juillet 1998.
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