Introduction Amour, guerre et retour aux sources
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Introduction Amour, guerre et retour aux sources
Introduction Amour, guerre et retour aux sources Plein de rage et de fureur, Women in Love est un roman qui parle de conflits et d'apocalypse tout autant que d'amour. En son temps, il fut reçu par la critique avec les mêmes réserves sur le plan moral et esthétique que le reste de l'œuvre de Lawrence (dont on connaît la réputation sulfureuse). C'est le roman le plus expérimental et le plus manifestement philosophique de l'artiste. Différent par son écriture et sa composition de ce que Lawrence avait produit jusqu'alors, il reste assez inclassable, même si les commentateurs ont mis récemment en exergue ses côtés modernistes, voire même postmodernistes. Mark KinkeadWeekes commence son introduction dans l'édition Penguin par une question à laquelle on ne peut répondre que par oui : « Does Women in Love seem difficult? » Le livre est certainement plus difficile que ne le laisse imaginer, au tout début, la conversation des deux sœurs sur le thème éculé du mariage. Se marier ou ne pas se marier ? Ces jeunes femmes du début du siècle dernier osent hésiter. Dans son article « Ordre conjugal et forme romanesque1 », Cornelius Crowley souligne que la rupture de l'ordre conjugal s'accompagne d'une déstabilisation narrative : « Le lecteur ne doit jamais oublier la concomitance de ces deux entreprises méthodiques : à l'égard de la forme sociale conjugale, à l'égard de la forme romanesque convenue ». Quiconque s'attend à lire une banale histoire de « femmes amoureuses » sera déconcerté, sinon irrité, par cet ouvrage complexe, iconoclaste, un peu hermétique ou parfois trop explicite, dont la genèse peut éclairer certaines des particularités. Lawrence était une « plaque sensible2 », un homme qui réagissait à tout ce qui se passait autour de lui, sans toujours se laisser influencer pour 1. In Lectures d'une œuvre : Women in Love, Éditions du temps, 2001, p. 201. 2. Keats dit du poète qu'il est « une plaque sensible » et un « caméléon ». 6 Introduction : Amour, guerre et retour aux sources autant. Écrit pendant la Première Guerre mondiale, ce roman reflète le chaos du monde et le tourbillon des idées de l'époque tourmentée pendant laquelle il fut conçu ; c'est pourquoi avant de l'étudier pas à pas, il est intéressant de rappeler les circonstances de son écriture et de le replacer dans son contexte culturel et idéologique. 1. De l'Arche d'Alliance à la vision apocalyptique Juste avant la guerre, en 1913, alors qu'il séjournait sur le lac de Garde, Lawrence commença à écrire un roman qu'il appela d'abord The Wedding Ring puis The Sisters. Dès avril de la même année, il définissait ainsi, en des termes purement éthiques, ce projet ambitieux qui allait lui valoir quelques problèmes avec la censure : « I am so sure that only through a readjustment between men and women, and a making free and healthy of the sex will [England] get out of her present atrophy [...] I do write because I want folk – English folk – to alter, and have more sense » (LI 544). Il ne s'agissait de rien moins que de changer la société, la condition première de cette petite révolution étant au niveau individuel une meilleure acceptation du corps et de la sexualité1. Il devait très largement cette foi et ce soudain désir de prosélytisme à sa rencontre avec Frieda von Richthofen, la femme d'un professeur de l'université de Nottingham, mère de trois enfants, avec qui il s'était enfui en 1912 et qu'il épousa en 1914. Frieda avait été, durant son premier mariage, la maîtresse d'Otto Gross2, un ancien disciple de Freud, anarchiste et libertaire, qui voyait dans la disparition de la famille patriarcale monogame et dans l'amour libre3 un moyen de sauver le monde. L'influence de Frieda sur la vie et sur l'œuvre de Lawrence à partir de Sons and Lovers fut déterminante. Les poèmes lyriques, par1. Quelques jours plus tard, il écrivait de nouveau dans une lettre à son ami et mentor Edward Garnett, comme pour se justifier d'écrire un roman d'amour : « I can only write what I feel pretty strongly about: and that, at present, is the relations between men and women. After all, it is the problem of today, the establishment of a new relation, or the readjustment of the old one, between men and women » (2 mai 1913, LI 546). 2. Sa sœur Else Jaffe avait également été la maîtresse de Gross. 3. Lawrence lui-même ne prône jamais l'amour libre. 7 Synthèse d'une œuvre : Women in Love fois teintés d'humour, du recueil Look! We Have Come Through! témoignent de la force de cette passion très orageuse mais durable, et du sentiment de transfiguration qu'éprouva Lawrence. Le « Manifeste » amoureux qu'il rédigea alors contient, comme le premier roman issu du projet initial, le symbole biblique de l'arc-en-ciel, gage d'alliance entre Dieu et les hommes après le Déluge – ou ici gage de paix malgré les conflits : we shall love, we shall hate, but it will be like music, sheer utterance, issuing straight out of the unknown the lightning and the rainbow appearing in us unbidding, unchecked, like ambassadors. (CP 268) Dans ses romans ou ses nouvelles de l'époque, les passions sont violentes et la paix difficile à atteindre. Au cours de ses pérégrinations à travers l'Allemagne, le Tyrol1, la Suisse et l'Italie, et après son retour en Angleterre où il se trouva bloqué par la guerre, Lawrence ne cessa de réviser son manuscrit. Le projet prit une telle ampleur qu'en janvier 1915, il décida de partager le livre en deux. L'un devint The Rainbow, l'autre Women in Love, deux romans finalement indépendants et de facture très différente, même s'ils ont en commun les personnages des deux sœurs Ursula et Gudrun Brangwen, le thème du mariage, celui de la laideur de l'Angleterre industrielle et un certain nombre de références bibliques ou de symboles. On peut considérer que The Rainbow s'inscrit encore dans la continuité du roman réaliste, ou même régionaliste, du XIXe siècle avec ses belles descriptions du Nottinghamshire, l'évocation des activités des hommes, la cohérence de son intrigue et sa structure chronologique. Women in Love rompt avec cette tradition. Tant par sa représentation du monde stérile et matérialiste de ce début de siècle, presque un « waste land », que par le refus de la mimesis, le recours au mythe, la fragmentation et les aspects métafictionnels du récit, ce second roman s'ancre dans la modernité, sinon dans un modernisme parfaitement orthodoxe. 1. C'est au Tyrol que se déroulent les dernières scènes du roman. 8