Article in PDF - Culture (ULg)

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Article in PDF - Culture (ULg)
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Cosmopolis : un spectre hante le monde
Présenté au Festival de Cannes, Cosmopolis, ledernier opus du cinéaste David Cronenberg, décrit un
système économique à bout de souffle à travers le parcours initiatique de son personnage principal, un
milliardaire dénués d'émotions. Une adaptation fidèle et froide du roman éponyme de l'américain Don Delillo.
Le film s'ouvre sur un travelling. La caméra glisse sur
les carrosseries d'une série de limousines luxueuses, blanches, immaculées. Escorté par son garde-chiourme
permanent, le golden boy Eric Packer pénètre dans un véritable château ambulant. Il y passera la majeure
partie du film. Le « roi » prend place sur son trône, en permanence connecté à son empire, la compagnie qu'il
dirige d'une main de fer. La limousine démarre, prête à affronter les flots sauvages de New-York, direction
un salon de coiffure ; le milliardaire veut se refaire une beauté. Cosmopolis est entièrement structuré autour
de la voiture, cet espace clos en mouvement, et des interactions entre l'intérieur et l'extérieur. Le dedans et
le dehors.
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Un sous-marin ambulant
Les espaces clos ne sont pas rares dans la filmographie de Cronenberg. Chambres d'hôtel miteuses
(Naked Lunch, Spider), laboratoires (The Fly), hôpital psychiatrique (A dangerous method), appartement
(Dead Ringers) et déjà les voitures de Crash. Dans Cosmopolis, cette logique est poussée à l'extrême : le
protagoniste ne quitte que très rarement son habitacle. L'espace est un palais ambulant, disposant de toutes
les commodités pour son seigneur : confort, boissons, nourritures à profusion, urinoir. L'environnement se
veut aussi protecteur. La limousine est blindée, parée pour résister à toutes les attaques, disposant en outre
de la présence des gardes du corps à l'extérieur, barrière supplémentaire entre Eric Packer et le monde.
Cronenberg insiste sur cette isolation dans sa mise en scène. Au niveau sonore, les nombreux dialogues
prenant place dans l'habitacle ne sont jamais dérangés par les bruits et la fureur du dehors. Même lorsque
la voiture traverse une violente manifestation, Packer et son interlocutrice commentent la scène d'une froide
distance, sans jamais avoir l'impression d'être mis en danger.
Pour renforcer cette impression de fermeture, le cinéaste place sa caméra dans la voiture, variant les angles
de prise de vue sur le personnage et emploie de nombreux plans subjectifs de Packer qui observe à travers
les vitres de la limousine. Comme s'il se situait dans un sous-marin ambulant, Packer regarde avec curiosité
le monde du dehors par ses hublots pare-balles. Un univers si proche et pourtant si lointain. Hors de sa portée
et de sa compréhension. Isolé d'une manière autistique, le jeune milliardaire fait venir les gens à lui. Tel un roi,
il reçoit plusieurs personnes qu'il convoque autoritairement dans la voiture. Prostituée, employés, analystes,
médecins, rappeur prennent place dans son espace. Seule l'épouse du milliardaire dérogera à cette règle ;
seul personnage qui échappe à l'omnipotence d'Eric Packer et qui se permet le luxe de lui refuser ce qu'il
souhaite : son corps.
Dans la limousine, on parle business et économie. D'art de sexe. De la grande Histoire, de la technologie et de
la philosophie. Les propos sont aériens, froids, distants. Complètement en opposition avec le chaos généralisé
que semble être le monde extérieur. À l'instar de Crash, l'intérieur de la voiture reflète l'univers fantasmatique
du personnage dévoré par ses obsessions de contrôle et de puissance ainsi que par sa paranoïa.
Rêver et prédire l'avenir
Dans cet espace maternel et rassurant (les décors symbolisant le ventre de la mère sont légion dans la
filmographie du cinéaste), Packer est en relation permanente avec l'extérieur. Il est « branché » sur des ersatz
de cordon ombilical, différents canaux qui diffusent des flux continus d'informations. Il s'en nourrit de façon
compulsive et perçoit le monde à travers ces données numérisées. Avec cette boule de cristal, il spécule
sur l'avenir, tente d'avoir une longueur d'avance sur le temps. Par cette folle tentative, Packer rappelle un
autre personnage emblématique de la filmographie de Cronenberg, le héros de The Dead Zone, condamné
à prédire (ou halluciner ?) un futur incertain suite à un accident... de voiture ! Le protagoniste principal de
Cosmopolis croit lire l'avenir dans la trame obscure des marchés en mouvement. Cette idée de prescience
s'exprime lors de deux séquences presque identiques : Packer est à chaque fois mis en joue et attend qu'on
lui tire dessus. Dans la première, un de ses gardes du corps le menace avec un taser électrique puis Benno
Levin, son meurtrier annoncé, le tient en joue avec son arme à feu. Dans les deux cas, la séquence est coupée
avant que le personnage ne reçoive la décharge ou la balle. L'attente de recevoir la balle et donc la mort est
en outre le dernier plan du film, qui s'achève sur une impression de mort imminente, laissant le personnage
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dans un entre-deux, forçant les spectateurs à imaginer cette fin inéluctable. Le cut fait office de décharge ou
de coup de feu. Le montage tue le personnage.
Outre les données économiques,
Packer s'informe également via un écran diffusant sans cesse les informations du monde entier. Il y découvre,
fasciné, l'assassinat d'un haut responsable de la finance, poignardé en direct sur un plateau de télévision.
Il est intéressant de remarquer que l'homme se fait percer les yeux par son agresseur tandis que Packer
visionne à plusieurs reprises cette scène violente. Un peu plus tard dans le film, la limousine est immobilisée
par un cortège funéraire rendant hommage à un rappeur. Le personnage contemplera encore cet événement
dans son écran.
Les différents médias (écrans et données numérisées) contribuent à créer une atmosphère irréelle. L'univers
du personnage est déréalisé : tout ce qu'il perçoit passe par l'intermédiaire de médias, de mises en scène ou
à travers la vitre blindée de sa limousine. Tout est filtré. Il est coupé de l'essence des choses. Rien ne dit qu'il
n'hallucine pas ce qui se passe autour de lui.
Le spectre du capitalisme
Cosmopolis nous parle aussi de la fin d'un système, condamné à l'autodestruction : le capitalisme. En une
journée à peine, le milliardaire perd tout et se retrouve à la rue suite à une transaction des plus risquées.
Cloîtré dans son véhicule, le personnage ne semble n'avoir aucune idée des incidences économiques et
sociales que pourrait avoir son acte fou sur l'échelle planétaire. Ne ressemble-t-il pas aux traders que certains
voient aujourd'hui comme les principaux responsables de crises économiques mondiales ? Coupé du monde,
tout est abstrait pour le personnage. L'économie en particulier. Bourse, dollar, action, faillite, stock-option,
yen, marchés, FMI. Ce ne sont plus que des mots. Des signifiants presque entièrement coupés du signifié
représenté. Toute cette perte de sens s'exprime dans le film par les nombreux dialogues austères, lointains
ainsi que par la citation qui ouvre le film (et le roman également) : « un rat devint l'unité d'échange. » Cette
phrase du poète polonais Zbigniew Herbert résume le mouvement en marche dans le film, quand l'argent sera
coupé de toute signification, lorsque le rat remplacera les devises monétaires.
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Le rat est justement porté comme étendard par les manifestants anticapitalistes que croise Eric Packer
lors de sa traversée de New-York. Ils s'en prennent violemment à différents symboles économiques et de
consommation : lancer de rats morts dans un restaurant, mise à sac de limousines ou du quartier des affaires.
Nuisible, transmetteur de maladies, associé au monde des égouts et des ordures, le rat est en parfaite
opposition avec l'univers capitaliste, représenté dans Cosmopolis par le monde ordonné et propre de Packer :
limousine immaculée, écrans lumineux et bleutés, calculs ésotériques, abstractions et symétries ordonnées.
« Votre prostate est asymétrique », lui annonce son médecin lors de son contrôle quotidien, presque en guise
d'avertissement. Packer répétera à plusieurs reprises cette curieuse sentence, cherchant à en percer le sens.
Sens qui lui sera révélé par Benno Levin, son meurtrier, lors de leur dialoguefinal : comme si le corps de
Packer le rattrapait et l'entraînait vers l'organique et le concret. L'univers du chaos, de la violence, du rat.
La renaissance du vampire
Cosmopolis est aussi un voyage
initiatique. Une renaissance au sens sacré. Packer est un homme froid, austère, désincarné. Un véritable
« mort-vivant » comme le diront plusieurs personnages du film (dont Benno Levin). C'est Robert Pattinson, le
célèbre vampire idolâtré des midinettes, qui incarne Eric Packer à l'écran. Le personnage ne quitte pour ainsi
dire jamais son cercueil blanc ambulant où il se terre. Autre caractéristique vampirique, il fait venir à lui des
femmes qu'il consomme, qu'il séduit avec son charme froid. Il semble n'avoir aucune émotion. Il est coupé du
monde. Il est le spectre qui hante le monde.
En une journée, tout cet univers glacé va se fissurer. La simple volonté de traverser la ville pour un objectif
dérisoire (se faire couper les cheveux) malgré les nombreuses menaces, est un premier pas dans le processus
initiatique d'Eric Packer. Il va littéralement se dépouiller sous nos yeux. D'abord, il se met en faillite suite à
des calculs erronés. Il perd tout ce qu'il possède et donc sa puissance. Le deuxième dépouillement concerne
son cocon protecteur. Plus le film avance, plus sa limousine est mise à mal, salie, souillée. Dès qu'il quitte cet
espace, il est irrémédiablement confronté à la violence : un entartrage devant caméras et photographes puis
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il se fera tirer dessus par Benno Levin. Toujours dans l'idée de se dénuder en termes de protection, Packer
abat lui-même son garde du corps. Plus rien ne le protège alors du monde extérieur. De la mort.
En parallèle de la détérioration de son espace protecteur, l'aspect extérieur du personnage se dégrade
progressivement. Il abandonne certains vêtements (sa cravate, sa veste) et suite à son attentat pâtissier, sa
chemise se voit recouverte de tâches jaunâtres. Enfin, il quitte son coiffeur au milieu de la coupe de cheveux,
ruinant pour de bon son apparence auparavant parfaite. Outre le dépouillement, son cheminement est aussi
un retour aux sources : une visite chez un coiffeur modeste de son quartier d'origine. Cette volonté de retourner
dans le passé s'oppose complètement avec ses obsessions de prédire le futur des marchés.
Son parcours est parsemé par sa fascination pour la douleur. Comme s'il souhaitait se prouver qu'il était
encore en vie, qu'il ressentait encore les choses. Packer ordonne à l'une de ses gardes de lui envoyer des
décharges électriques sur le corps. Plus loin dans le film, il gaspille sa dernière balle chez Benno Levin pour
se tirer dans la main. Le fait de se confronter à la douleur est une épreuve mortifiante qui le mène à la fin du
film, face à Benno Levin. Paradoxalement, sa renaissance s'achève au moment où il s'apprête à mourir. Et
le générique final laisse ce terrible moment en suspens, sa mort sans cesse différée, son initiation presque
accomplie. Le vampire est vivant.
Sylvain Bayet
Juin 2012
Sylvain Bayet est diplomé en Arts du spectacle à finalité didactique. Ses recherches ont particulièrement
porté sur le cinéma de Cronenberg.
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