Thème L`écriture autofictionnelle au secours d`une identité

Transcription

Thème L`écriture autofictionnelle au secours d`une identité
République Algérienne Démocratique et Populaire
Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique
Université de M'sila
Faculté des Lettres et Sciences Sociales
Département de Français
École Doctorale de Français
Antenne de Biskra
Thème
L’écriture autofictionnelle au secours d’une identité éclatée dans
l’Interdite de Malika Mokeddem
Mémoire élaboré en vue de l’obtention du diplôme de Magistère
Option : Sciences des textes littéraires
Sous la direction du :
Présenté et soutenu par :
Dr Rachida Simon
Melle Soualah Keltoum
Devant le jury :
Président :
Pr Saïd KHADRAOUI, Pr, Université de Batna.
Rapporteur : Dr Rachida Simon, M.C., Université de Batna.
Examinateur : Dr Rachid Raïssi, M.C., Université de Ouargla.
Examinateur : Dr Abdelwahab Dakhia, M.C., Université de Biskra.
Année académique
2008/2009
1
Remerciements
Je tiens à remercier vivement ma directrice de recherche, le Dr Rachida
Simon dont l’humanité et la présence constante m’ont fait vénérer la
recherche et plus précisément la littérature. Je lui dis merci, car sans sa
présence précieuse, ce modeste travail n’aurait pas vu le jour.
Je remercie également tous mes professeurs de l’Ecole doctorale de M’sila,
qui nous ont pris en charge, et qui ont ouvert devant nous des pistes
ambitieuses.
Je remercie tous ceux qui m’ont aidée du près ou du loin.
2
Dédicaces
Je dédie mon travail à mes parents qui ont toujours eu confiance en moi.
A la mémoire de mon oncle Abdelhamid Benhadouga, grâce auquel j’ai
appris l’amour de la littérature, son vent m’a poussée vers les sommités du
savoir et de la recherche, que Dieu ait son âme.
Je dédie également mon travail à toute ma famille : mes sœurs, mes frères,
mes nièces, mes neveux, mon beau frère et mes belles sœurs.
A tous mes amis qui m’ont écoutée et comprise.
A Thizourine, +adia Bouhadid, mon amie.
3
Introduction
« Écrire est toujours un art plein de
rencontres. La lettre la plus simple
suppose un choix entre des milliers de
mots, dont la plupart sont étrangers à ce
que vous voulez dire. »1
L’apparition de nouvelles plumes sur le devant de la scène littéraire a donné
naissance à des productions foisonnantes traitant de thèmes en forte relation avec les réalités
sociopolitiques et culturelles
des pays. La littérature devient en ce sens l’espace
incontournable où l’auteur traduit dans une langue raffinée les idées, et les préoccupations qui
hantent les esprits.
La tentative de l’écriture dans la langue de l’Autre a permis aux écrivains maghrébins de
franchir les frontières géographiques et culturelles, en maniant ingénieusement les outils
linguistiques pour exposer de nouvelles réalités, et transmettre également des messages
d’importance indéniable.
La littérature maghrébine de langue française fait partie intégrante de cette
catégorie d’auteurs qui écrivent dans la langue de l’Autre, pour décrire le déchirement entre
deux cultures radicalement contradictoires, et le malheur qu’engendre un tel emploi. De
grandes figures littéraires dont les noms sont inscrits en lettres d’or, dans le monde de la
littérature, ont exprimé leur malaise en écrivant en français, Dib a déclaré: « Chaque mot que
tu traces sur la page blanche est une balle que tu tires contre toi. »2, non seulement Dib, car
Malek Haddad a également écrit à ce propos : « la langue française est mon exil »3.
Au cours du développement des formes de l’écriture, une nouvelle vague
d’auteures est entrée de plain pied dans le champ de la littérature, et grâce à leur persévérance
et leur volonté elles ont réussi à mettre à nu des réalités sociales qui sont restées dissimulées
pendant longtemps sous le voile des traditions et les fausses conventions. L’écriture féminine
1
Propos de littérature, Gonthier, Médiations, p.10.
Dib, Mohammed, « Ecrivains, Ecrits vains. », in Rupture n°06, du 16 au 22 février, 1993.
3
http://www.arabesques-editions.com/fr/articles/136711.html
2
4
révèle donc une compétence incontestable, et affirme encore une fois ce que Kateb Yacine a
dit : « Quand une femme écrit elle vaut son pesant de poudre. »1.
Plusieurs écrivaines telles que : Assia Djebar, Yamina Méchakra, Nina Bouraoui, etc, se sont
imposées en affirmant que la littérature n’est pas exclusive aux hommes, et que leur nature
féminine au lieu de refléter la faiblesse et la fragilité est en réalité une source inépuisable de
puissance et de fascination, car elles ont décrit somptueusement des réalités enflammées
d’une part, à cause du colonialisme, et d’autre part, les conséquences de la fausse modernité
qui s’est imposée au sein d’une société qui souffre de l’analphabétisme et la pauvreté.
Parmi les auteures qui ont mérité le respect et l’admiration au sein de la
communauté de lecteurs, mais aussi et surtout chez les critiques littéraires, la romancière
algérienne Malika Mokeddem.
Malika Mokeddem est l’emblème de l’écrivaine qui mérite être saluée à travers la lecture de
ses romans, et la consécration des études universitaires à ses productions littéraires.
Elle est non seulement partagée entre deux rives : un « ici et là bas »2, mais elle est déchirée
également entre deux métiers nobles : l’un cède la place à l’autre, et ouvrent de nouveaux
horizons devant l’écrivaine afin de guérir et trouver des remèdes pour des soucis qui ont tant
intrigué le lecteur.
Née en 1949 dans un espace en pleine effervescence, un espace envahi par les
douleurs du colonialisme et l’obscurité de l’ignorance, Malika Mokeddem s’est retrouvée
tiraillée entre deux périodes essentielles dans l’histoire de l’Algérie. Elle a grandi au sein
d’une famille qui vénère les traditions. Cette situation a fait naître en elle des sentiments de
rébellion qui l’ont poussée à s’affirmer, et faire entendre sa voix. Son insistance sur la
réalisation de ses objectifs, même en dehors de son pays, la distinguait des femmes de son
village, et la plaçait de plus en plus en situation de force. Malika Mokeddem avoue que la
présence de deux cultures, au lieu de l’aliéner et de l’affaiblir l’a, au contraire, renforcée :
« …je suis en adéquation avec moi-même, c’est-à-dire que je suis les deux à la
fois : pas deux moitiés juxtaposées ou accolées, mais c’est intimement
1
2
Yacine, Kateb, cité in la quatrième de couverture de Mokeddem, Malika, L'Interdite, Paris, Grasset, 1993
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, Paris, Le livre de poche, 2005.
5
imbriqué en moi. On ne peut pas me scinder en deux, justement parce que très
ramifiée et que chaque partie de moi, chaque fibre se nourrit de l’autre.»1
La production mokedémienne a rapidement émergé, et elle est vite devenue une source
prometteuse pour mener la recherche universitaire, parce que l’auteure a embrassé différents
thèmes, qu’elle a su manipuler ingénieusement sa culture antérieure pour sculpter sa culture
future. Malika Mokeddem ne s’est pas contentée d’une seule manière d’écriture, car elle l’a
adaptée au contexte sociopolitique de l’Algérie.
Si dans ses deux premiers romans : les Hommes qui marchent, et Le Siècle des sauterelles,
l’écriture mokedémienne se veut celle d’une conteuse, car elle a été soigneusement travaillée
au niveau de la narration, dans l’Interdite, Malika Mokeddem a pris sa plume pour dénoncer
les injustices sociales, et déclarer son aide et son soutien pour tous les Algériens notamment
les écrivains victimes de la violence. L’assassinat de Tahar Djaout a été le déclic pour
l’apparition d’une nouvelle forme d’écriture mokedémienne, une écriture de violence et de
dénonciation, mais aussi et surtout une écriture de ̎̎ l’urgence̎. Le critique littéraire Yoland
Aline Helm a écrit à propos de l’Interdite :
« L’irruption de la violence en Algérie, les évènements qui se déroulent de
l’autre côté de la Méditerranée vont fortement marquer les dernières
productions de Malika Mokeddem qui amorce ce qu’on pourrait qualifier sa
deuxième période. Succombant à l’urgence de dire la situation de terreur, elle
s’engouffre elle aussi dans ce créneau. Et face à ce présent, à l’histoire
immédiate, pas de recul possible ; il faut faire vite : écrire, écrire avant que ne
sèche le sang du crime, avant que ne vienne l’oubli. »2
L’Interdite est le roman où elle a tissé finement les liens entre la réalité
algérienne épineuse et la fiction prometteuse, pour concevoir une nouvelle réalité pétrie de
colère et de révolte contre tous les malheurs et les souffrances de ses concitoyens. Grâce à
l’écriture de ce roman, elle a reçu le prix de la Méditerrané en 1994.
1
2
Le Maghreb Littéraire. Revue canadienne d’études maghrébines, no. 5, 1999, p. 85.
Yoland, Aline, Helm, Malika Mokeddem : Envers et contre tout, Paris, L’Harmattan, 2000, P.234.
6
Nous nous proposons pour notre présente étude d’analyser L’Interdite, un de ses
romans principaux, où elle a marié l’autobiographie et la fiction, une stratégie recherchée car
l’écrivaine veut conduire son lecteur à une réalité parée de beauté de l’imagination, une
invitation à l’exploration des méandres de la fiction pour y déceler d’autres réalités qui
peuvent enrichir le sens du roman. L’Interdite est donc l’espace de l’affrontement de réalités
profondément antithétiques. C’est l’histoire de Sultana Medjahed, une femme algérienne qui a
quitté son pays à cause des traditions accablantes, mais qui a décidé de rentrer en Algérie
après avoir reçu une lettre de Yacine, l’homme de sa vie. Cependant, leurs retrouvailles sont
impossibles, car Yacine est mort. A vrai dire, le retour de Sultana n’a pas seulement pour
dessein de rencontrer l’amour de sa vie, mais par solidarité avec
toutes les femmes
algériennes ayant le désir de la liberté et la guérison de tous les maux sociaux. Sultana la
femme médecin semble être la meilleure personne pour s’en occuper.
Ce travail de recherche nous était une occasion propice pour mettre en relief
l’originalité de l’écriture mokedémienne et sa particularité. La lecture de son premier roman
Les Hommes qui marchent nous a encouragée à lire toute son œuvre, et à découvrir les points
forts de son écriture. Pour cela et à travers ce travail de recherche, nous voudrions exprimer
notre entière estime et gratitude vis-à-vis de la production féminine, et participer à encourager
ces femmes qui ont opté pour la révolte à travers la plume afin de dénoncer un monde où
règnent les injustices. Notons que notre choix n’a aucun rapport avec le féminisme.
Nous avons estimé après la lecture de L’Interdite, que ce roman est une source
généreuse dans laquelle nous pouvons puiser pour en sortir de nouvelles données. Nous
reconnaissons que notre première lecture de ce roman était simple et naïve, mais elle nous a
orientée quand même vers un concept qui a fait couler beaucoup d’encre vu son ambiguïté :
l’autofiction, parce que parmi les remarques que nous avons pu faire sur le roman, on note la
présence simultanée de plusieurs éléments autobiographiques, et d’autres qui relèvent de la
fiction. Pour cela nous nous sommes posée la question : quel est le concept adéquat qui peut
réunir deux registres radicalement contradictoires ?
Malgré la présence des éléments autobiographiques, nous avons écarté
l’autobiographie, du fait que nous avons remarqué que le style de l’écriture de l’auteure est
sobre voire simple, et que parmi les caractéristiques majeures de l’autobiographie est le
recours à un style raffiné, et que toutes les informations données par l’auteur doivent obéir au
critère de la véracité.
7
Nous nous sommes posée également d’autres questions : le style de l’écriture serait-il un
moyen permettant de transmettre un message dont la visée est particulière ? Et serait-il aussi
un outil pour remédier aux malheurs qui assiègent et accablent l’identité ?
En quoi réside l’originalité de l’Interdite ?
A partir de ces questionnements, nous résumons notre problématique en une
seule question : comment l’écriture autofictionnelle contribue-t-elle à exposer les différentes
facettes de l’identité, et quelles sont les stratégies préconisées par l’auteure pour secourir une
identité éclatée ?
Notre problématique sera
donc basée sur le
croisement de deux concepts
essentiels : l’autofiction et l’identité, et l’intérêt que présente cette rencontre.
Pour appuyer notre analyse et mettre en exergue la particularité de l’Interdite, nous nous
basons sur une approche interdisciplinaire, en sollicitant un ensemble de méthodes d’analyse
qui nous mènent vers une étude plus riche et plus pratique permettant de revisiter les points
forts de l’écriture mokedémienne dans l’Interdite.
Nous pensons que l’autofiction avec ses différentes conceptions ouvre à l’auteure de
nouvelles pistes pour exprimer ses malaises, et démontrer son apport particulier dans le
domaine de la littérature, et affirmer ce qui suit :
«…ces livres ont répondu à un certain nombre de questionnements en moi, ils
m’ont nourrie et structurée. Ils ont sédimenté en moi et dans mon cas ça me
paraît un parcours tout à fait logique que d’être devenue écrivaine. Dans
l’acte d’écrire, il y a ce qu’on a envie de dire et qu’on dit, qu’on décrit, qu’on
construit et il y a aussi toute la part d’inconscient qui passe dans l’écriture et
qui ensuite nous est révélée par le regard des autres, la lecture des autres.
L’acte d’écrire me structure ainsi que l’avait fait auparavant l’acte de lire.»1
L’autofiction est un concept fascinant, pour cela, de nombreux chercheurs se sont efforcés
d’en définir la conception, et c’est peut-être son ambiguïté qui lui a valu une telle renommée
au sein du champ de la critique littéraire.
1
Le Maghreb Littéraire, Revue canadienne des études maghrébines, no. 5, 1999, p. 95-96.
8
A la lumière des travaux effectués par Serge Doubrovsky, le fondateur de l’autofiction, et
ceux réalisés par Vincent Colonna et Laurent Jenny ainsi que Philippe Gasparini nous
tenterons d’expliciter les procédés de la fictionnalisation contenus dans le roman, et montrer
l’originalité scripturale de l’Interdite.
L’autofiction selon ses différentes définitions pourrait être également un outil perspicace
permettant à l’auteure d’investir son imagination afin de présenter différemment sa vie, et
s’inventer un autre destin.
Le problème de l’identité est l’un des thèmes qui s’imposent dans les écrits des
auteurs maghrébins, notamment les algériens, pendant la période coloniale et post-coloniale.
Cependant, la situation du pays et le changement de la mentalité des Algériens, ainsi que le
désir de renforcer les rapports avec l’Autre ont incité les écrivains à donner une autre
coloration à l’identité, et à l’analyser du point de vue culturel pour décrire une société vivant
un véritable choc culturel, selon Glissant :
« L’identité culturelle : une identité questionnante, où la relation à l’autre
détermine l’être sans le figer d’un point tyrannique. C’est ce qu’on voit partout
au monde : chacun veut se nommer soi-même. »1.
La construction de l’identité est relative à plusieurs facteurs, plus particulièrement, la société,
et chaque individu tente de s’affirmer et de garder son unité, Maalouf affirme que :
« L’identité de chaque personne est constituée d’une foule d’éléments qui ne se
limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a,
bien sûr, pour la grande majorité des gens, l’appartenance à une tradition
religieuse ; à une nationalité, parfois deux ; à un groupe ethnique ou
linguistique ; à une famille plus ou moins élargie, à une profession ; à une
institution ; à un certain milieu social… »2.
Pour cerner l’éclatement identitaire, et mieux analyser l’identité dans l’Interdite, nous
interrogerons les travaux de Moessenger et Nourdinne Toualbi, tout en établissant des liens
entre l’identité, la psychologie et la sociologie.
Nous estimons que le recours symbolique au mythe littéraire enrichit l’Interdite,
et révèle de nouvelles perspectives pour la lecture du roman, car :
1
2
Glissant, Edouard, le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p.283.
Maalouf, Amine, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset et Fasquelle, 1998, P.19.
9
« Le mythe remplit une fonction essentiellement intellectuelle; il exprime sous
une forme symbolique et par là accessible au plus grand nombre, le système
conceptuel qui permet aux hommes d’une société donnée de penser avec une
même cohérence la nature, la nature et la société. »1
Nous tenterons de faire appel à la valeur symbolique du mythe dans notre roman, et nous
vérifierons si une telle stratégie répond à la visée de l’écrivaine, et à quel point elle pourrait
refléter l’originalité de l’écriture mokedémienne.
Afin de vérifier l’existence de la langue spontanée relevant de l’oral, nous
ferons appel aux travaux de Claire Blanche Benveniste en linguistique, Baylon, ainsi que
Françoise Gadet.
Pour établir le rapport entre la langue et
son application au sein de la société, nous
solliciterons la sociolinguistique étant donné qu’elle :
« A affaire à des phénomènes très variés : les fonctions et les usages du
langage dans la société, la maîtrise de la langue, l'analyse du discours, les
jugements que les communautés linguistiques portent sur leur(s) langue(s), la
planification
et
la
standardisation
linguistiques...
Elle
s'est
donné
primitivement pour tâche de décrire les différentes variétés qui coexistent au
sein d'une communauté linguistique en les mettant en rapport avec les
structures sociales ; aujourd'hui, elle englobe pratiquement tout ce qui est
étude du langage dans son contexte socioculturel »2
La sociolinguistique nous permettra d’étudier quelques phénomènes linguistiques et leur
réalisation par un sujet social, tels que : l’emprunt et l’alternance codique ainsi que d’autres
phénomènes linguistiques jaillissant dans notre roman.
Dans une perspective interdisciplinaire, et une analyse immanente du roman, nous nous
proposerons de répartir notre travail selon trois chapitres principaux.
Le premier chapitre sera consacré essentiellement à l’étude des éléments
paratextules qui participent à la mise en évidence de la présence de quelques indices
1
2
ANZIEU, Didier, « Freud et la mythologie », in Couvelle revue de psychanalyse, n°1, 1970.
Baylon, Christian, Sociolinguistique. Société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991, p.35.
10
appartenant au vécu de l’écrivaine, et d’autres qui nouent de forts rapports avec le texte du
roman ainsi qu’avec la fiction, une étude basée plus particulièrement sur les travaux de Gérard
Genette.
De plus, nous exposerons les différentes conceptions de l’autofiction. Ceci nous permettra de
préciser le cadre du travail dans lequel nous inscrivons notre analyse. Nous estimons que la
conception de l’autofiction référentielle selon Laurent Jenny et Vincent Colonna nous est utile
pour montrer comment l’auteure a préservé un effet du réel sur des éléments purement
fictionnels.
Le deuxième chapitre aura pour centre d’intérêt l’étude détaillée des manifestations
de l’éclatement identitaire de l’auteure à travers les différents personnages auxquels elle s’est
identifiée. Pour cerner cette notion, un survol théorique de l’identité est nécessaire, surtout
pour nous permettre d’approcher l’identité dans l’Interdite sous l’angle du rapport entre le
psychologique et le social.
Dans ce même chapitre, nous exploiterons la valeur symbolique de trois mythes grâce
auxquels l’écrivaine a transmis des messages à forte charge significative.
Nous solliciterons d’une part, le symbolisme du grenadier pour présenter les différents
conflits régnant en Algérie, ensuite, nous interrogerons celui de la flûte, et nous tenterons de
montrer à quel point la valeur symbolique de cet instrument correspond aux aspirations de
Malika Mokeddem l’écrivaine, mais aussi et surtout de la femme algérienne.
Pour défendre l’hypothèse concernant le besoin de la présence de l’Autre, nous chercherons
les traces du mythe de l’androgyne dans le roman, mythe à travers lequel nous tenterons de
mettre à nu les visées de l’écrivaine.
Nous consacrerons le troisième chapitre à l’étude des manifestations de la
spontanéité de la langue dans l’Interdite, à travers les traces de la langue parlée. Pour cela,
nous nous appuierons sur l’autofiction stylistique selon la première définition proposée par
Serge Doubrovsky, ainsi que Laurent Jenny. Nous essayerons en ce sens de montrer comment
l’auteure a laissé une liberté intégrale à son inconscient pour redire les réalités injustes sans
réfléchir à des expressions soutenues, ni à un style raffiné.
Pour cela, nous avons proposé une étude qui rassemble à la fois la linguistique, la
phonologie, ainsi que la relation entre la langue et l’influence de la société, ce qui nous
poussera à étudier l’alternance codique de compétence, l’interférence sous deux angles :
lexical et phonologique. De plus, nous attribuons un point pour la mise en évidence de
11
l’emploi du français familier ainsi que des termes et des locutions vulgaires, et leur rapport
avec le roman ainsi qu’avec notre thème de recherche.
Et pour mieux expliciter la spontanéité de la langue et la stratégie de l’économie lexicale,
nous porterons la lumière sur la syntaxe : le temps, la négation, la troncation, etc.
Notre tenterons à travers l’analyse de l’Interdite de dévoiler les particularités
de l’écriture d’un médecin qui a su réconcilier deux métiers pour aboutir à reconstruire, non
seulement son identité, mais aussi et surtout toutes les identités souffrant de l’injustice,
autrement dit, l’identité algérienne.
Nous voudrions, donc projeter la lumière sur un style d’écriture mis au service d’une identité
éclatée tout en investissant un concept « éclaté » pour présenter une romancière, dont la
compétence dans l’emploi des règles de l’écriture et la fiction est indiscutable.
Si l’autofiction est « un concept éclaté » pourrait-elle être le garant du secours d’une identité
éclatée ?
12
Premier chapitre
Les indices de l’autofiction référentielle
dans l’Interdite
13
I. 1. Autour du texte : le péritexte auctorial
Le paratexte est parmi les éléments essentiels qui participent efficacement à
l’assimilation intégrale du sens du texte du roman, grâce aux informations qu’il fournit, et
dont la présence est très importante pour assurer le fonctionnement correct du texte littéraire,
à son propos Gérard Genette a dit :
« Le paratexte n’a pas pour principal enjeu de « faire joli » autour du texte,
mais bien de lui assurer un sort conforme au dessein de l’auteur. »1
Parmi ses composantes principales : le titre, l’indication générique, l’incipit, le prière
d’insérer, la dédicace, l’épigraphe, ainsi que les notes de bas de pages.
Chaque élément permet de donner des informations d’ordre référentiel tels que : le titre, la
dédicace, l’épigraphe, etc. Et d’autres permettent de renforcer l’aspect fictionnel de l’œuvre
comme l’indication générique, quand il s’agit du « roman », et de la classer selon une
typologie des genres.
Gasparini précise que :
« Le paratexte remplit une fonction référentielle, dans la mesure où il fournit
des informations sur le texte et sur son contenu. »2.
A vrai dire, ces éléments peuvent fournir également des renseignements sur le vécu de
l’écrivain.
Nous tenterons dans la présente étude de focaliser notre analyse sur quelques
éléments que nous estimons d’importance indéniable pour notre projet de recherche. Nous
analyserons d’abord l’intitulé du roman, et nous mettrons la lumière sur sa particularité ainsi
que sur ses différents sens en rapport étroit avec l’histoire du roman. Ensuite, nous nous
proposons pour la mise en exergue de la présence de l’aspect fictionnel dans l’Interdite,
d’évoquer l’indication générique. De plus, et afin d’exploiter les éléments référentiels
contenus dans le roman, nous analyserons : l’épigraphe, la dédicace, ainsi que les notes de bas
de pages.
1
2
Genette, Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p.374.
Gasparini, Philippe, Est-il je ?, Paris, Seuil, 2004, p.62.
14
I.1.1.Le titre
« Le titre du roman requiert une véritable
analyse de discours, comme préalable à
son
interprétation
idéologique
et
esthétique. »1
Le titre est parmi les éléments principaux du paratexte. Il présente le roman au
sein de la communauté des lectorats, car en l’appréciant, le lecteur pourrait décider de lire le
roman. Le titre devient incontestablement le responsable de la circulation du roman et sa
réception par les lecteurs, surtout si l’auteur est peu connu. Le titre donc :
« S’adresse à beaucoup de gens, qui par une voie ou par une autre le reçoivent
et le transmettent, et par là participent à sa circulation. Car, si le texte est un
objet de lecture, le titre, comme d’ailleurs le nom de l’auteur, est un objet de
circulation ou, si l’on préfère, un sujet de conversation. »2
Le titre est non seulement le garant de la vente et de la réception du roman, mais il est
également sa pièce d’identité à travers laquelle nous pouvons déceler des significations
différentes et variées.
Selon Genette le titre :
« C’est bien connu, est le « nom » du livre, et comme tel il sert à le nommer,
c’est-à-dire à le désigner aussi précisément que possible et sans trop de
risques de confusion. »3
Pour Vincent Jouve le titre : « sert d’abord à désigner un livre, à le nommer (comme le nom
propre désigne un individu). »4
Nous ne perdons pas de vue que le rôle du titre ne se résume pas en ce qu’il est
une étiquète sur un livre, mais il intervient justement afin de mieux expliquer l’histoire du
roman, étant donné qu’il remplit trois fonctions essentielles, que nous tenterons de présenter
brièvement.
1
Mitterrand, Henri « Les Titres des romans de Guy des Cars », in. Duchet, Claude, Sociocritique, Paris, Nathan,
1979, p.79.
2
Genette, Gérard, op.cit, p.79
3
Ibid. p.83.
4
Vincent, Jouve, La Poétique du roman, Paris, SEDES, 1999, p.14
15
La première fonction, qui s’avère la plus importante, est la fonction
référentielle, c’est-à-dire, le rôle du titre est d’apporter des informations d’ordre référentiel
relatives à l’histoire du roman, mais aussi et surtout à son contexte socio-historique. Le titre
peut informer ne serait-ce que brièvement sur la période durant laquelle l’œuvre a été
produite. A ce propos Gasparini écrit :
« L’argument d’un texte référentiel peut être résumé en quelques pages,
synthétisé en quelques lignes et finalement, désigné par son titre qui sera,
idéalement, transparent à son contenu. »1
Quant à la deuxième fonction, le titre est censé remplir une fonction conative,
autrement dit, il doit arriver à impliquer le lecteur, à l’accrocher, et pourquoi pas le séduire.
« Le titre est souvent choisi en fonction d’une attente supposée du public, pour
les raisons de « marketing »(…) il se produit un feed-back idéologique entre le
titre et le public ».2
La troisième fonction est la fonction poétique, c’est-à-dire, les sèmes qui
composent l’intitulé peuvent participer à le rendre plus sonore, et plus attirant même, car :
« Toutefois le rôle du titre d’une œuvre littéraire ne peut se limiter aux qualités
demandées à une publicité car il est « amorce et partie d’un objet esthétique ».
Ainsi, il est une équation équilibrée entre « les lois du marché et le vouloirdire de l’écrivain. »3
Notons que le titre renforce le contrat de lecture en garantissant les fonctions
que nous venons de citer. Il est donc un moyen efficace qui contribue à l’enrichissement de la
compréhension du texte littéraire, en proposant une vision complète, autorisant le lecteur à
bien saisir la pensée de l’écrivain, et d’ouvrir également de nouveaux horizons pour la saisie
globale de sens ainsi que de ses significations secondes.
Pour cela, l’auteur s’efforce bel et bien de travailler soigneusement son titre pour garantir la
communication, car ainsi que le déclare Genette :
1
Gasparini, Philippe, op.cit, p.62.
Duchet, Claude, « Eléments de titrologie romanesque », in LITTERATURE n°12, décembre 1973.
3
Achour, Christiane, Bekkat, Amina, Clefs pour les lectures des récits, Convergences et Divergences Critiques
II, Alger, Tell, 2002, p.71.
2
16
« Comme toute autre instance de communication, l’instance titulaire se
compose au moins d’un message (le titre lui-même), d’un destinateur et d’un
destinataire »1
Nous tenterons de dégager les fonctions de l’intitulé de notre roman l’Interdite.
Dès la lecture du titre de L’Interdite, le lecteur se retrouve en pleine situation de séduction,
car sa composition en un seul sème le rend très captivant, surtout que dans sa globalité, le
syntagme peut fournir dès le départ une hypothèse de sens très forte.
Selon Vincent Jouve: « L’excès dans la longueur (…) ou la concision peuvent être des
facteurs de séductions. »2
Ce sème unique pourrait faire allusion à l’idée de l’unicité et de l’unification, à laquelle
l’auteure appelle toutes les femmes de son pays afin qu’elles puissent réaliser leurs projets et
leur existence. Malika Mokeddem a su donc faire de son titre une porte ouverte sur le sens du
roman.
Cette même composition rend le titre poétique, car il résume le contenu du contexte sans
fournir des détails :
« Les titres métaphoriques décrivent le contenu du texte de façon symbolique »3
L’Interdite est à vrai dire un titre métaphorique car il est la source d’un double sens. D’une
part, il peut s’agir d’une femme vu la présence de la voyelle (e), qui vivait une souffrance
interminable, et à qui s’imposent les traditions de son village.
Cependant, il peut signifier également une femme étonnée, choquée par son entourage qui la
décevait et l’affaiblissait.
Notons que ce titre ressemble à Cedjma4 de Kateb Yacine, à l’Ecrivain5 de
Yasmina Khadra, Les vigiles6 de Tahar Djaout, et la liste est non-exhaustive.
Par ailleurs, si l’Interdite est un titre métaphorique, il est aussi thématique car comme l’a
déclaré Vincent Jouve :
« Les titres thématiques (qui désignent le thème de l’ouvrage, ce dont on parle)
peuvent être de plusieurs sortes : les titres littéraires renvoient au sujet
central. »1
1
Genette, Gérard, op.cit, p.77.
Vincent, Jouve, op.cit, p.16.
3
Ibid, p.14.
4
Kateb, Yacine, Cedjma, Paris, Seuil, 1956, préface avril 1996. réédition.
5
Khadra. Yasmina, l’Ecrivain, Paris, Julliard, 2001.
6
Djaout, Tahar, Les Vigiles, Paris, Seuil, 1991.
2
17
En effet, l’interdit est une présence permanente dans le roman, et il se manifeste
selon différentes situations. De ce fait, L’Interdite remplit également une fonction
référentielle. Précisons que cette fonction semble être la plus importante pour notre thème de
recherche, pour cela nous tenterons de la développer tout en évoquant les différents sens de
l’interdit dans le texte du roman.
Tout au long de la lecture de l’Interdite, nous assistons à une présence constante de sens
variables de l’interdit, pratiquement dans tous les chapitres, sauf le septième, que l’auteure a
libéré de cette charge terrifiante.
L’interdit est omniprésent, il envahit la société, il règne dans les familles imposant les fausses
traditions, il se manifeste également au niveau des religions, et il se nourrit des mentalités
arriérées.
A vrai dire, l’interdit occupe une large marge dans le premier chapitre, une
stratégie voulue de la part de l’écrivaine, afin de focaliser l’intérêt du lecteur sur cette
thématique. C’est en quelque sorte, une initiation au sujet qui sera traité du début jusqu’à la
fin du roman. L’auteure l’a su manipuler, car elle l’a sollicité selon tous les sens éventuels.
L’interdit régnant au sein de la ville d’Ain Nekhla est né essentiellement de l’existence
d’esprits en stagnation, et qui vont à l’encontre des aspirations de Sultana Medjahed, ainsi
qu’à celles de toutes les femmes de son village. Cet interdit n’est qu’une autorité qui étouffe
et emprisonne les esprits indulgents.
L’auteure veut, en quelque sorte, attirer l’attention sur une réalité, qui a malheureusement tant
existé dans nos sociétés. L’attachement aux valeurs sociales ainsi qu’aux traditions hante les
esprits à Ain Nekhla, Sultana également n’y échappe pas. La peur de l’interdit est toujours
présente, mais elle ne l’a pas empêchée de penser à Yacine et à l’aimer. Sultana et malgré son
refus de ces interdictions avoue :
« Et soudain, le besoin d’entendre Yacine, d’être avec lui dans cette maison,
s’est mis à tourner, derrière les barreaux, de mes censures. » (p.12).
Par ailleurs, l’interdit émerge de plus en plus à Ain Nekhla à cause de la
curiosité de ses habitants qui n’hésitent pas de se mêler des histoires des autres pour connaître
ce qui se passe dans toutes les maisons. Cela pousse ces gens à s’approprier des droits qui ne
leur appartiennent pas, donnant aux autres des ordres au nom de l’interdit. Sultana Medjahed,
1
Vincent, Jouve, op.cit p.14.
18
même si elle a passé de longues années loin de son village, n’a pas oublié les mauvaises
habitudes qui règnent à Ain Nekhla, et dès qu’elle est rentrée, elle a dit :
« J’ai rien oublié. Ci cette curiosité qui cingle. Ci cette ingérence qui s’arroge
tous les droits. » (p.14)
Pour Malika Mokeddem l’interdit a toujours partie liée avec les lieux, elle a tenté de
l’éclaircir en l’appliquant sur les endroits de son village.
L’image que l’auteure a donnée sur le désert n’est pas positive, dans la mesure où elle a
évoqué tous les aspects de la vie difficile au sein de cet endroit. Le désert est en ce sens un
exil obligatoire, car ses habitants sont privés de leurs moindres droits, il est donc à leurs yeux
un enfer.
Ce même désert redevient d’une part, une poubelle qui rassemble tous les déchets de la
société, et d’autre part, une véritable source du mépris et de perte d’estimation à cause de la
propagation de l’interdit. Ce dernier est donc, la cause principale de tous les comportements
négatifs.
Le chauffeur du taxi, qui fait partie des habitants curieux, explique à Sultana en
s’interrogeant :
« Pourquoi il est venu ce Kabyle ? Même les enfants du Sahara, quand ils
deviennent médecin ou ingénieur, ils vont dans le Cord ou à l’étranger. Les
gens ne viennent ici que dans les prisons ou par mesure disciplinaires ! Cous
du Sud, on est une punition, un cachot ou une poubelle pour tous les nababs du
Tell. » (p.18)
Il existe alors un rapport puissant entre l’interdit et le mépris, ainsi que entre les maux
individuels et les maux sociaux. Ain Nekhla est un milieu au sein duquel les interdictions se
répandent, pour cela il ne peut pas être l’espace qui encourage et favorise la liberté d’esprit et
la volonté d’évoluer.
En effet, l’interdit est éclaté, car il se manifeste également dans la pratique de la
religion. L’auteur a mis en scène un évènement marquant de l’histoire. L’enterrement du
docteur Yacine Meziane est une scène certes douloureuse, mais aussi et surtout un moment
important pour Sultana, dans la mesure où elle voulait y assister afin de démontrer encore une
fois, son amour pour Yacine ainsi que son entière gratitude.
19
En assistant aux funérailles, Sultana voulait non seulement exprimer ses beaux sentiments,
mais s’inscrire en réaction contre les valeurs sociales et la religion qui empêchent la femme
d’avoir accès aux mêmes droits que l’homme. Elle leur dit :
« -Con. Je reste ici. J’irai chez Yacine après l’enterrement.
- Ils nous laisseront pas assister à son enterrement. Vous le savez que les
femmes ne sont pas admises aux enterrements. » (p.21)
L’auteure opte pour l’euphémisme pour atténuer la charge sémantique du verbe « interdire »,
à travers l’emploi du verbe « vouloir » accompagné de la négation. Cela dit, l’écrivaine a pris
en considération l’interdit résultant de sa religion, et elle ne voulait pas le traiter comme les
autres interdits, et cela illustre sa croyance et sa foi, ainsi que son amour acharné pour la
justice.
« -Madame, tu peux pas venir ! C’est interdit !
Salah me prend par le bras :
-Interdit ? Interdit par qui ?
- Elle peut pas venir ! Allah, il veut pas ! » (p.24)
Au fil de la narration, nous assistons également à une très belle histoire qui naît
entre Mr Chauvet et la petite fille Dalila. Une histoire allégorique des relations humaines
basées non pas sur l’hypocrisie, mais sur le plaisir d’aider l’autre sans chercher de profit
matériel. Dalila sert de guide à Vincent, et ce dernier lui apprend de nouvelles conceptions de
la liberté, et il l’aide à renforcer en elle le désir de s’imposer.
L’auteure traite l’interdit qui menace une tranche sociale importante, qui ne devrait guère être
concernée par cette hantise, celle des enfants
Dalila qui est l’exemple pertinent de la fille forte introvertie, symbolise aussi, l’enfance et
l’innocence. A cet âge, elle devrait, en principe, profiter de la beauté de la vie, et être loin de
tous les conflits sociaux, mais sa réalité est toute autre.
A vrai dire, Dalila n’est qu’une petite fille, parmi tant d’autres, qui vit au sein d’une famille
dont l’objectif principal est de créer et d’encourager une véritable ségrégation entre l’homme
et la femme. En parlant de sa famille, Dalila dit :
« -Chez moi, ils crieront. Ils me taperont. Ils me laisseront plus sortir. Ils me
coupent de l’école. » (p.34)
Et elle rajoute :
20
« Ils me disputent et ils disputent même ma mère. Ils me disent toujours : « Tu
sors pas ! Travaille avec ta mère ! Apporte-moi à boire ! Donne-moi mes
chaussures ! Repasse mon pantalon ! Baisse les yeux quand je te parle ! »
(p.36)
Le cas de Dalila met en relief l’histoire d’une fille qui devrait avoir accès aux
études, aux loisirs sans aucune crainte, or, Dalila a toujours peur d’avouer devant sa famille
son vrai amour pour le dessin, et son immense désir de poursuivre ses études, car cela est aux
yeux de sa famille un grave péché qu’elle doit nécessairement éviter, parce que le rôle de la
femme dans la société algérienne traditionnelle se limite à la soumission aux ordres de
l’homme, sans manifester la moindre protestation.
Le danger qu’engendre l’interdit dépasse la famille et la maison de Dalila, et il
aboutit à l’école. Un interdit qui n’a de motifs valables que la jalousie et l’égoïsme.
L’histoire de l’enseignante qui a pris injustement les bijoux de Dalila est une forte preuve
pour démontrer que l’interdit n’est pas présent pour régulariser, mais pour faire naître des
troubles internes chez des personnes angéliques. La jalousie de l’enseignante l’a poussée à
apprendre à ses élèves une série d’interdictions pour inhiber chez eux, cette envie de
s’épanouir, et de concrétiser leurs rêves ainsi que leurs désirs. Dalila se remémore cette scène
en la racontant amèrement à Sultana comme si elle venait de se passer :
« J’étais si contente d’avoir ces bijoux de ma grand-mère et aussi parce que je
pensais que mon institutrice allait m’enseigner plein de belles choses. Tu sais ce
qu’elle a dit dès qu’elle m’a vue ? « Allez, enlève-moi ce collier et ce bracelet !
Donne-les-moi ! Je veux te voir avec des manches longues, cet après-midi ! »
(…) Elle m’a jamais rendu le collier et le bracelet de ma grand-mère. Ça a fait
pleurer ma mère. » (p.92)
L’interdit s’est exprimé cette fois-ci par une gifle, un comportement reflétant l’injustice, et
qui ne devrait jamais avoir lieu au sein de l’école, l’endroit emblématique pour inculquer les
bonnes habitudes. En parlant de son enseignante, Dalila dit :
« Une fois, elle m’a giflée aux deux joues, pour ça. Et puis, elle m’apprenait que
les interdits. Alors en classe je me bouchais la tête et je la détestais en silence. »
(p.92-93)
21
Le comportement de l’enseignante a déçu Dalila, et il a fait naître en elle des
sentiments de chagrin et du refus de la société. La pratique de l’interdit se transforme donc, en
un fort sentiment du mépris, et une source inépuisable pour haïr l’autre, et acquérir au fil du
temps des sentiments de la rancune.
La présence de l’interdit dans la vie de Dalila, ainsi que dans celle des filles de son âge,
devient un monstre, et un obstacle pour se développer et améliorer sa vie et ses conditions
sociales. Dalila ne peut pas déclarer son désir d’aller à l’université, ou au cinéma, car cela est
interdit. Elle dit :
« Des fois, ils me disent : « Toi, tu iras jamais à la versité ! On te laissera pas
faire comme Samia ! » (p.37)
« Où tu te crois, toi ? Moi, j’ai pas le droit d’aller au cinéma. » (p.72)
Si les enfants ressentent, et souffrent des effets de l’interdit tout comme les adultes, cela
prouve que Ain Nekhla est envahi par l’ignorance et l’injustice.
Par ailleurs, la mise en valeur des interdictions médicales n’est qu’une tentative de
la part de l’auteure pour évoquer un sens positif de l’interdit. Vincent, ce Français qui est
venu en Algérie en quête de la femme qui lui a rendu la vie, lui aussi, est une victime de
l’interdit. Toutefois, l’interdit, cette fois-ci, est différent de celui dont souffrent Sultana et
Dalila, car il s’agit d’un interdit qui assure au malade l’apaisement de sa maladie, et qui
sensibilise les esprits, et attire l’attention vers les priorités. En tenant compte des ordres des
médecins, et d’interdictions qu’ils imposent, le patient garantit une vie stable.
Vincent dit :
« -Ensuite, de consultation en consultation, l’aggravation de votre état et
l’avalanche des mises en garde et des interdictions médicales : attention à
l’hypermachin ! Gare à l’hypochose ! Tant de menaces et de rébellions vous
guettent : potassium, calcium, phosphore, sel, eau…Vous n’êtes que cela. »
(p.107)
De plus, l’impact négatif qu’a laissé l’interdit sur la vie de Sultana lui a fait sentir un goût
amer, insupportable. Pour mieux exprimer son malaise à cause des circonstances de son
village, et la réalité qui l’entoure, Sultana compare le goût de l’interdit à celui de la grenade
qui :
22
« Quand on la croque, ce mélange de liquide et de filaments qui laisse dans la
bouche un goût amer d’interdit. »(p.152).
Toutefois, il est indispensable, de mettre au point un deuxième sens de
l’adjectif « Interdit ». Interdit a également le sens de la sidération, stupide d’étonnement.
Malika Mokeddem a employé ce même adjectif afin de signifier ce même sens. Cela dit, une
deuxième possibilité sémantique peut s’établir :
L’Interdite : signifie certes, la non-autorisée, mais elle peut désigner aussi la femme stupéfiée.
Sultana dit :
« -Ah oui ? Je pensais que ma condamnation était unanime. Je pensais que
j’étais interdite au village. » (p.171
Sultana Medjahed sait qu’elle est une femme interdite au sein d’une société où tous les droits
se transforment en tabous, mais elle reste ébahie face à un tel comportement social. Cette
même femme est interdite, car elle n’a pas pu endurer les contraintes sociales, et elle s’est
déclarée d’ailleurs rebelle. Cette réaction l’a conduite vers le statut de personne indésirable,
car elle n’a pas été acceptée par les siens qui l’ont même répudiée.
Malika Mokeddem insiste également sur des réalités sociales devant lesquelles on reste
étourdi, car elles relèvent de l’absurde.
Khalad, l’infirmier, reste ébahi devant le hasard qui a fait venir Sultana le jour même de
l’enterrement de Yacine, sans qu’elle soit avisée :
« -Bonjour madame.
-Je suis une amie de Yacine.
Il m’observe, un moment interdit.
-Est-ce que vous qui avez appelé de France, avant-hier ? » (p.20)
En parlant de l’état hallucinatoire de Sultana qui a bouleversé Salah et Vincent, ce dernier a
employé le terme : « interdit » pour exprimer son éblouissement à cause de la situation
mystérieuse de cette femme, et il dit :
« Interdits, nous l’observons, Salah et moi. Puis Salah s’agenouille, la secoue,
la frotte, la gifle. » (p.150)
Le va et vient entre les différents sens de l’interdit enrichit le roman, et nous
propose plusieurs possibilités de lectures, et ouvre devant nous différentes perspectives.
Si on compare les circonstances du départ de Sultana avec celles de Malika Mokeddem
pendant les années 90, on remarque une ressemblance flagrante, cela renforce l’hypothèse qui
23
se résume en ce que Malika Mokeddem et Sultana Medjahed représentent la même femme,
donc le même personnage. Sultana explique pourquoi a-t-elle quitté le pays :
« -Pourquoi l’as-tu quitté ?répète-t-il ?
-Je revenais de renaître et j’éprouvais, tout à coup, une si grande faim de
vivre…Peu à peu, les menaces et les interdits de l’Algérie me sont devenus une
telle épouvante. Alors j’ai tout fui. Une fuite irraisonnée lorsque j’ai senti
poindre d’autres cauchemars. » (p.47)
En effet, cette idée nous a occupée dans la mesure où l’Algérie des années 90 est l’Algérie du
terrorisme, de la menace et de la peur. C’est au cours de cette période, que Malika Mokeddem
qui était en France, était menacée dans son pays l’Algérie. D’ailleurs, l’auteure l’a déclaré
dans son roman autobiographique La Transe des Insoumis :
« Je suis entrain d’examiner mon premier patient lorsque le téléphone sonne. Je
décroche. J’entends d’abord un bruit de papier froissé, suivi d’une horrible
quinte de bouc en rut puis : « Tu vas ccrever, sale chienne !-Ayez d’abord les
couilles de dire qui vous êtes ! » Il raccroche. (…)
Même voix. Même rut. Même menace : « Tu vas ccrever, sale chienne ! » »1.
A la lumière de ses autres écrits, nous pouvons constater que Malika Mokeddem
déclare d’une manière implicite que l’héroïne de L’Interdite, elle est la même que celle de la
Transe des Insoumis. Cela dit, Malika Mokeddem commence le procédé de la
fictionnalisation de l’identité du personnage/narrateur depuis l’intitulé du roman, dans la
mesure où nous avons pu établir quelques ressemblances entre l’auteure et le personnage
principal.
Nous avons tenté au cours de cette analyse de braquer la lumière sur les différents
sens de l’interdit qui ont dominé le roman, et qui nouent une forte relation avec l’intitulé du
roman.
1
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.149-150.
24
I.1.2.L’indication générique
L’indication générique est parmi les éléments paratextuels qui contribuent
efficacement à la mise en exergue de l’aspect fictionnel d’une œuvre littéraire, comme elle
permet également d’opérer une classification selon les genres. Elle se place généralement
juste après l’intitulé principal. Selon Vincent Colonna, mettre :
« L’indication « roman » sur la couverture d’un ouvrage, c’est se garantir en
principe contre toute lecture référentielle. » 1
En effet, l’indication générique la plus répandue est « roman ». Cependant, il y a des romans
qui ne contiennent aucune précision sur la page du titre, par exemple : Kiffe kiffe demain2, de
Faiza Guène, La Causée3 de Jean-Paul Sartre, et ce n’est que sur la quatrième de la couverture
que l’on trouve la mention : « roman ».
L’Alchimiste4 de Paulo Coelho, lui aussi ne contient aucune indication générique, et ce n’est
que sur la quatrième de la couverture où l’on trouve le classement de cette œuvre :
« L’alchimiste est le récit d’une quête, celle de Santiago, un jeune berger
andalou parti à la recherche d’un trésor au pied des pyramides. »5
Par ailleurs, il y a des ouvrages qui ne contiennent aucune précision ni sur la
page du titre, ni sur la quatrième de couverture comme Les Trésors de la mer rouge6, de
Romain Gary.
Quant à notre corpus d’étude l’Interdite, il est déclaré roman depuis la troisième page après le
titre. Ceci participe à renforcer l’hypothèse du recours à la fiction malgré la présence de
plusieurs éléments autobiographiques. Le croisement de deux registres contradictoires donne
naissance à l’autofiction :
« En effet, une des clauses de l’autofiction consiste en l’établissement d’un
pacte de lecture marqué le plus souvent par l’indication péritextuelle de
« roman ». »7
1
Colonna, Vincent, L’Autofiction. Essais sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse inédite, dirigée par
Gérard Genette, EHESS, 1989, p.174.
2
Guène, Faiza, Kiffe kiffe demain, Paris, Hachette, 2004.
3
Sartre, Jean-Paul, La Causée, Paris, Gallimard, 1938.
4
Coelho, Paulo, L’Alchimiste, Alger, Casbah, 2001.
5
Ibid, in la quatrième de couverture.
6
Gary, Romain, Les Trésors de la mer rouge, Paris, Gallimard, 1971.
7
Ariane KOUROUPAKIS et Laurence WERLI, “ Analyse du concept d’autofiction ”. Art en ligne :
http://www.uhb.fr/alc/cellam/soi-disant/01Question/Analyse/2html.
25
Grâce donc à l’indication générique « roman », nous pouvons nous permettre
de proposer la possibilité de l’existence du pacte autofictionnel dans l’Interdite. En ce sens,
l’auteure se donne la liberté de raconter des évènements qui peuvent exister dans la réalité
sans avoir le souci de la censure, vu la présence du caractère fictionnel. Si Malika Mokeddem
a évoqué des réalités en forte relation avec l’Algérie des années 90, et qu’elle a dénoncé
quelques comportements qui existent dans la société algérienne, cela ne peut en aucun cas la
mettre en question, car son imagination est présente à travers l’indication « roman ».
A partir de l’indication générique, nous pouvons ouvrir de nouvelles pistes pour étudier ce
roman, et vérifier la stratégie d’écriture choisie par l’auteure. Cela implique aussi que,
Mokeddem a su dès le départ comment assurer sa liberté afin de pouvoir traiter des sujets qui
concernent un nombre important d’Algériens.
Cette indication ouvre une large voie dans laquelle nous pouvons aisément
parler d’un aspect fictionnel contenu dans l’œuvre littéraire. Si l’histoire contient plusieurs
éléments autobiographiques en forte relation avec le vécu de l’écrivaine, cela ne peut pas
empêcher le fait que l’écrivaine se soit servi de sa fiction afin d’élaborer son texte, car la
mention roman donne lieu à la présence d’un pacte romanesque.
La mention « roman » sur la couverture de son texte littéraire signifie la déclaration directe de
la présence de la fiction. De ce fait, l’auteur n’a aucun compte à rendre à son lecteur car elle
ne garantit pas la véracité des évènements contenus dans le texte.
En effet, l’indication générique « roman » ne permet pas seulement la
révélation du caractère fictionnel de l’œuvre littéraire, ni de la classer dans un genre littéraire
pour faciliter sa réception par le lectorat, mais elle devient aussi une porte-ouverte pour le
public qui est censé recevoir cette production littéraire, pour en extraire plusieurs
significations.
26
I.1.3.La dédicace
«C'est dur de dédicacer un livre à quelqu'un que vous ne connaissez pas.»
Rachid Boudjedra.
La dédicace tout comme le titre, l’épigraphe, les notes de bas de page, etc, fait
une partie intégrante du paratexte. Elle est considérée comme étant une source opulente qui
contribue à l’enrichissement du sens du texte du roman, et elle apporte des informations
d’ordre confidentiel.
Nous nous proposons dans notre présente étude d’analyser la dédicace contenue dans notre
corpus afin d’enrichir d’une part le sens du roman, et d’autre part, pour mettre en évidence la
contradiction
entre
le
pacte
référentiel
et
le
pacte
fictionnel.
La pratique de la dédicace est pratiquement présente dans toute l’œuvre de Malika
Mokeddem, ne serait-ce que dans les romans que nous avons lus, à titre d’exemple : Mes
Hommes, La Transe des insoumis, Le Siècle des sauterelles, Des Rêves et des assassins, Les
Hommes qui marchent.
Dans notre corpus d’étude, L’Interdite, Malika Mokeddem a partagé sa dédicace entre Tahar
Djaout et le groupe Aîcha.
« A tahar Djaout,
Interdit de vie à cause de ses écrits.
Au groupe Aîcha,
Ces amies algériennes qui refusent les interdits. »1
Nous remarquons que la dédicace de ce roman est conforme aux normes dans la
mesure où elle est placée juste après la page du titre et avant l’épigraphe. Selon Genette :
« Où dédie-t-on ?L’emplacement canonique de la dédicace d’œuvre, depuis la
fin du XVI siècle, est évidemment en tête du livre, et plus précisément
aujourd’hui sur la première belle page après la page de titre2. »
Nous allons donc tenter de montrer qu’une relation étroite existe entre les
différents éléments du péritexte auctorial, ainsi qu’avec le thème central traité dans notre
1
2
Mokeddem, Malika, L’Interdite, Paris, Le livre de poche, 2004, P.7.
Genette, Gérard, op.cit, P.129.
27
corpus. Pour cela, nous allons nous baser sur les travaux de Gérard Genette, et Vincent
Colonna. Pour bien cerner l’importance de la dédicace, il est nécessaire de la définir.
La définition proposée par Gérard Genette est la plus détaillée, et elle exige un esprit
analytique :
« Le nom dédicace désigne deux pratiques évidemment parentes, mais qu’il
importe de distinguer. Toutes deux consistent à faire hommage d’une œuvre à
une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre… »1
Pour appuyer notre analyse, nous ne retenons de la définition de Genette que
deux informations essentielles : la dédicace est un hommage fait à une personne ou à un
groupe de personnes. Chose que nous remarquons dans la dédicace de notre œuvre, car
Malika Mokeddem a d’abord dédié son roman à une seule personne : « Tahar Djaout »,
ensuite elle a rajouté un groupe, celui de « Aicha ».
Tahar Djaout est une figure littéraire connue en Algérie pour ses écrits ainsi que son
obstination et ses prises de positions tranchées au service de son pays. Tahar Djaout est aussi
la victime de la haine, et il a été assassiné à cause de son désir de dire la vérité.
Concernant le groupe Aicha, il s’agit d’un groupe de femmes résistantes, des femmes
écrivains qui voulaient se libérer du carcan des tabous à travers leurs écrits.
Kateb Yacine, le grand écrivain algérien reconnaissant leur importance, et il a dit à leur
propos dans sa phrase célèbre : « A l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit
vaut son pesant de poudre. »
Malika Mokeddem fait partie intégrante de ce groupe des femmes qui ont opté pour l’écriture
afin de s’imposer et de conquérir un statut au sein d’une société qui voit mal la femme avertie.
A leur propos Marta Segarra écrit :
« La littérature arabe classique comprend, bien sûr, quelques écrivaines, mais
ce sont des exemples isolés et considérés comme des cas exceptionnels.
L’écriture était jugée contraire à la réserve et la pudeur auxquelles les femmes
traditionnelles devaient s’assujettir, qualités représentées par leur « silence »,
matériel et symbolique. La prise de la parole publique que signifie écrire, et
surtout publier un livre est tout à fait récente pour les femmes-auteurs, et
encore mal vue dans la société maghrébine. »2
1
Genette, Gérard, op.cit, p.120.
2
Segarra, Marta, Leur pesant de poudre: romancières francophones du Maghreb, Paris, L'Harmattan, 1997, p.7.
28
Le groupe Aicha est animé par :
« Des
femmes,
elles-mêmes,
encore
aujourd’hui,
refusent
une
telle
caractérisation, peut-être parce qu’elles refusent de se voir cantonnées, voire
enfermées dans une sorte « de repliement mortel sur soi-même et d’une
sclérose due à la pesanteur de nouveaux clichés » »1
L’acte d’écriture, qui fut un jour une honte, devient aujourd’hui une vraie arme contre toutes
les injustices sociales.
A travers ces dédicaces, Malika Mokeddem salue les femmes écrivains qui ont
bravé tous les obstacles afin de pouvoir aboutir à leurs buts, d’une part, et d’autre part, elle
encourage en elles, ce désir de prendre leurs plumes et dénoncer les maux sociaux.
Malika Mokeddem a donc mis en valeur l’écriture, cette passion pour laquelle, elle a sacrifié
son métier de médecin.
Par ailleurs, il faut signaler que le nom de Tahar Djaout n’est pas cité une seule
fois dans l’œuvre de Malika Mokeddem, car elle en a parlé également dans son roman
autobiographique La Transe des insoumis. Le meurtre de Tahar Djaout ainsi que d’autres
écrivains tels : Rachid Mimouni, ont été le déclic pour une nouvelle forme d’écriture
mokedémienne. Malika Mokeddem déclare :
« Ces deux derniers romans sont ceux d’une conteuse .Mais, à partir où les
assassinats ont commencé en Algérie, je n’ai pu écrire de cette façon-là. Mes
derniers livres, L’Interdite et Des rêves et des assassins, sont des livres
d’urgence, ceux de la femme d’aujourd’hui rattrapée par les drames de
l’histoire… »2
La révolte de l’écrivaine commence déjà avec la dédicace, où elle a voulu exprimer sa rage, et
sa colère contre une nouvelle injustice sociale en rendant hommage à une des victimes de
cette iniquité, sans oublier les femmes qui ont assumé la responsabilité de dénoncer tous les
actes injustes.
1
Cherif-Krachiem, Aïcha « Paroles de femmes : l’écriture féminine(1) », Art en ligne :
http://www.elwatan.com/l-ecriture-feminine-1.
2
Mokeddem, Malika, in Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem, Métissage,
Blida, Tell, 2007, p.46.
29
La dédicace constitue un élément référentiel très important relatif au vécu de
l’écrivaine, que le lecteur averti prend en considération afin de compléter l’image qu’il a déjà
sur son auteure. Selon Vincent Colonna :
« La dédicace : on ne pense à elle guère pour l’exposition d’un registre de
lecture. C’est pourtant un support qui dans son régime moderne permet une
détermination à la fois sobre et frappante. »1
L’utilisation de la dédicace dans une œuvre littéraire est donc à double tranchant dans la
mesure où l’auteure vise au préalable le dédicataire, mais aussi et surtout le lecteur pour
lequel, elle opte pour des stratégies différentes afin de pouvoir nouer contact avec lui, car
sans sa participation, l’œuvre perd une part essentielle de sa valeur. En ce sens, l’auteure
sollicite l’intelligence de son lecteur pour l’inciter à établir le lien entre les deux registres :
référentiel (par le biais de la dédicace), et le registre fictionnel (l’indication générique roman)
afin d’aboutir à distinguer la contradiction contenue dans ce roman.
Pour expliciter la nature de la relation qui existe entre Malika Mokeddem et
ses dédicataires, nous nous appuyons sur les travaux de Genette.
Nous pouvons qualifier les rapports de Malika Mokeddem avec Tahar Djaout de relation
d’ordre public, professionnel, car l’écrivaine s’est basée sur la pratique de l’écriture, c’est cet
espace qui lui a permis de faire référence à la connaissance de Tahar Djaout.
Par ailleurs, nous pouvons classer le groupe Aicha dans le rang de dédicataire privé, car en
plus de l’activité de l’écriture qui l’unit à Malika Mokeddem, cette dernière a utilisé le
terme « amies » qui est le symbole des relations intimes par excellence.
Genette précise :
« A qui dédie-t-on ? Si l’on considère comme obsolète la pratique ancienne de
la dédicace solliciteuse, subsistent deux types distincts de dédicataires : les
privés et les publics. J’entends par dédicataire privé une personne, connue ou
non du public, à qui une œuvre est dédiée au nom d’une relation personnelle :
amicale, familiale ou autre. (…)Le dédicataire public est une personne plus ou
moins connue, mais avec qui l’auteur manifeste, par sa dédicace, une relation
d’ordre public : intellectuel, artistique ou autre. »2
En effet, le contenu de la dédicace est en rapport direct avec l’intitulé du roman, vu la
présence du mot « interdit », nous sentons que l’auteure veut en faire un mot-clé de l’histoire,
1
2
Colonna, Vincent, op.cit, p.175.
Genette, Gérard, op.cit, p.134.
30
elle insiste sur cette thématique, sur cette réalité relative à l’Algérie des années 90, autrement
dit, l’Algérie de la décennie noire. Sultana en parlant de l’Algérie dit :
« L’Algérie de l’absurde, ses auto-mutilations et sa schizophrénie ; l’Algérie
qui chaque jour se suicide, qu’importe. » (p.81)
Cette période a présenté pour tant de personnes une vraie menace, entre autres Malika
Mokeddem.
En outre, la dédicace ne tisse pas seulement une forte relation avec le titre du
roman, mais avec l’épigraphe aussi, car à travers ces deux instances, l’auteure a évoqué
l’écriture en confirmant qu’elle est la source de la tranquillité par excellence, et qu’elle est
aussi le refuge.
Entre le titre, la dédicace, et l’épigraphe se dessine un triangle solide que nous expliquons
comme suit : l’interdit est une force féroce qui se permet d’amputer aux autres leurs droits à la
vie et à la prospérité. L’écriture est donc une source noble de quiétude, grâce à laquelle les
auteurs ont la possibilité de dénoncer les différentes formes de l’interdit.
Toutefois, la dédicace de cette œuvre ne met pas uniquement en relief l’écriture,
car le thème de l’éclatement s’annonce dès le départ. L’auteur a éclaté ses dédicataires, elle a
séparé l’homme des femmes, elle les a en quelque sorte fragmentés, nous disons cela car
l’auteure aurait pu dédier son roman et tout simplement à tous les écrivains algériens. Ceci
permet également d’établir encore une fois une relation puissante entre la dédicace et
l’épigraphe, où Malika Mokeddem a choisi un épigraphé, qui est lui aussi, éclaté : Fernando
Pessoa.
La thématique de l’éclatement est présente tout au long du roman, et nous allons justement
tenter de la mettre en exergue en montrant ses différentes dimensions ainsi que sa contribution
à l’enrichissement de sens du roman.
Nous précisons que notre étude consacrée à la dédicace n’est faite que dans
l’intention de renforcer notre projet de recherche, et une sorte d’introduction à l’existence de
l’autofiction dans ce roman.
31
Vincent Colonna précise en ce sens : « Rappelons d’abord que les supports péritextuels
privilégiés pour la mise en place d’un protocole modal sont l’indication
générique, l’épigraphe, et la dédicace. »1
I.1.4.L’épigraphe
Nous nous proposons avant d’étudier les fonctions de l’épigraphe dans notre
roman L’Interdite de faire un survol théorique sur la définition de l’épigraphe, ainsi que sur
ses fonctions principales.
C’est à Gérard Genette que nous devons une définition à la fois globalisante et précise de
l’épigraphe, et une explication perspicace de ses différentes fonctions. Cela permet d’étendre
l’application de ces fonctions à plusieurs œuvres littéraires. Selon Genette :
« Je définirai grossièrement l’épigraphe comme une citation placée en exergue,
généralement en tête d’œuvre ou de partie d’œuvre ; « en exergue » signifie
littéralement hors d’œuvre, ce qui un peu trop dire : l’exergue est ici plutôt un
bord d’œuvre, généralement au plus près du texte, donc après la dédicace, si
dédicace il y a. »2
La pratique de l’épigraphe est ancienne, elle remonte à plusieurs siècles, et
nous pouvons facilement vérifier son existence dans les œuvres antiques. Mais notre attention
sera accordée beaucoup plus à l’épigraphe dans sa pratique actuelle.
Selon Gérard Genette, l’épigraphe occupe une place primordiale dans une œuvre littéraire, car
elle se trouve généralement entre la dédicace et l’incipit de l’œuvre, chose qui la rend
captivante depuis le commencement, notamment, parce qu’elle est présentée la plupart du
temps sous forme d’allographe, c’est-à-dire, de citation.
L’auteur du roman ou l’épigrapheur pourrait s’approprier une citation qui lui appartient,
c’est-à-dire, une épigraphe autographe, ou opter pour celles appartenant à d’autres auteurs, ou
penseurs. En ce cas, il s’agit de l’épigraphé.
1
Colonna, Vincent, op.cit, p.177.
2
Genette, Gérard, op.cit, p.147.
32
Ce choix ne peut guère être fortuit, car il implique l’auteur et fait allusion à ses réflexions
ainsi qu’à la visée de son texte. Ceci dit, l’auteur fournit énormément d’efforts afin de pouvoir
donner un sens intégral de son œuvre.
Cette constituante du péritexte auctorial rempli,t selon Genette, quatre fonctions
majeures qui permettent de mieux saisir le sens du roman et d’élargir son horizon d’attente.
D’emblée, il faut préciser que Genette a distingué parmi ces quatre fonctions, deux qu’il a
qualifiées de directes, et les deux autres d’ordres obliques, départagées comme suit :
- Une fonction du commentaire : cette fonction concerne en état majeur le titre du roman,
c’est-à-dire, qu’une profonde relation se noue entre la thématique de l’intitulé et celle
contenue dans l’épigraphe, car parfois ces rapports sont implicites, ce qui réclame un effort de
recherche des significations de la part du lecteur pour dégager les points de convergence.
- La deuxième fonction se résume en ce que l’épigraphe peut également faire le commentaire
du roman, et de l’histoire. Elle illustre d’une manière ou d’une autre la thématique du texte
romanesque.
- Genette a qualifié la troisième fonction d’oblique : « l’essentiel bien souvent n’est pas ce
qu’elle dit, mais l’identité de son auteur, et l’effet de caution indirecte que sa présence
détermine à l’orée d’un texte ».1
Cela signifie que l’épigraphe sert à donner une idée plus ou moins globalisante sur l’auteur
du roman en général, sur son moi, ses penchants personnels ainsi que sur ses idées.
- Et pour conclure, la quatrième fonction accordée à l’épigraphe : « La présence ou l’absence
d’épigraphie signe à elle seule, à quelques fractions d’erreur près, l’époque, le genre ou la
tendance d’un écrit. J’ai déjà évoqué la discrétion relative, à cet égard (;)à revoir), des
époques classiques et réalistes. »2.
Nous tenterons alors dans notre étude d’illustrer le rapport étroit tissé entre
l’épigraphe et le contenu du roman.
La pratique de l’épigraphe est une
technique récurrente chez Malika Mokeddem, nous
pouvons aisément remarquer sa présence, dans : La Transe des insoumis, Mes Hommes, Les
Hommes qui marchent, Le Siècle des sauterelles.
Notre corpus d’étude L’Interdite, lui aussi comporte une épigraphe, une épigraphe allographe,
car il s’agit d’une citation prise d’un roman qui a valu à son auteur une renommée mondiale :
1
2
Ibid, p.161.
Ibid, p.164.
33
Fernando Pessoa, auteur d’origine portugaise, qualifié d’écrivain mondial car ses écrits ont
occupé une place très importante dans le champ de la critique littéraire, grâce à la qualité de
son écriture ainsi qu’à la thématique traitée.
Pessoa a toujours écrit sous d’autres noms, ou sous différents pseudonymes, (hétéronyme).
Le Livre de l’intranquillité est en effet, son œuvre principale, car elle a été traduite en
plusieurs langues, et que dans cette même œuvre nous pouvons assister à un véritable
assemblage de maximes, de pensées et un reflet particulier d’un penseur réel:
« C'est peu dire que Bernardo Soares, alias Fernando Pessoa, est intranquille.
Mieux vaudrait parler d'errance infinie à travers ses limbes tourmentés ou de
la plainte insensée d'un banni de l'existence. Au fil de ce journal intime,
Fernando Pessoa inspecte l'intérieur aux mille facettes d'un de ses nombreux
hétéronymes, c'est-à-dire d'une de ces "proliférations de soi-même" dont
chacun de nous est construit. Ces pensées "décousues" dénotent une supraconscience des êtres et de l'existence, le plus souvent douloureuse, presque
insoutenable, mais qui suscite aussi curieusement, parfois, une douceur
indicible, un bercement insondable au cœur de ce ciel où, déclare-t-il "je me
constelle en cachette et où je possède mon infini". »1
Revenons à notre roman, l’Interdite, Malika Mokeddem s’est servie d’un
passage de ce roman pour exprimer des visées peut-être implicites mais qui révèlent une large
part de ses réflexions :
« Il y a des êtres d’espèces différentes dans la vaste colonie de notre être, qui
pensent et sentent diversement…
Et tout cet univers mien, de gens étrangers les uns aux autres, projette, telle
une foule, bigarrée mais compacte, une ombre unique-ce corps paisible de
quelqu’un qui écrit … » (p.9)
Nous tenterons à travers cette analyse d’appliquer l’étude de Gérard Genette, et de dégager
les différentes fonctions de l’épigraphe. Pour cela, nous proposons d’expliquer d’abord la
citation.
En effet, la première lecture de l’épigraphie nous permet d’établir un lien de
ressemblance entre : l’épigrapheur « Malika Mokeddem » et l’épigraphé : Fernando Pessoa,
1
Laure, Anciel, http://www.bibliomonde.com/livre/livre-intranquillite-le-1071.html.
34
ainsi que le personnage principal Sultana Medjahed, qui a dit à Vincent, en s’interrogeant sur
son état psychique :
« - Adversité, oui. Qui suis-je avec une telle donne ? Je ne sais pas très bien.
C’est une sensation indéfinissable. Qui a dit que la peur de la folie était déjà la
folie ? Fernando Pessoa, je crois. Peut-être suis-je un peu là. D’où la fuite dans
plusieurs êtres entrecroisés. » (p.105)
L’auteur est la figure emblématique de l’union, car grâce à son don d’écriture, il
crée un monde où il réunit tous les êtres humains avec leur diversité, et où il propose même
des solutions pour les approcher, l’un de l’autre. L’écrivain est donc le porte-parole de
plusieurs êtres humains, et à travers ses écrits ils leurs donnent l’opportunité de mettre en
relief leurs inquiétudes ainsi que leurs malheurs. L’écriture devient alors un moyen
inéluctable pour unir ceux qui se croient différents l’un de l’autre.
Nous nous proposons de dégager étape par étape, les fonctions de l’épigraphe, en focalisant
notre attention sur les deux premières fonctions que Gérard Genette a qualifiées de directes,
c’est-à-dire, celles qui servent le plus à notre analyse et objet d’étude. Par ailleurs, les deux
autres fonctions obliques seront intégrées dans les deux premières.
La première fonction : La diversité des mentalités ainsi que de convictions, peut
être à l’origine de la naissance des conflits sociaux. Cependant, il existe des solutions pour
tous les problèmes, parmi tant d’autres, l’écriture. Cette dernière peut éliminer tous les
interdits en sensibilisant les gens.
Passons à la deuxième fonction, notre épigraphe tisse des liens étroits avec le
thème central du roman, car Malika Mokeddem a su choisir l’épigraphé, qui est le symbole de
l’éclatement, auteur d’une renommée mondiale, et qui a toujours écrit sous différents
pseudonymes. Le sujet de l’éclatement s’annonce déjà depuis les intitulés des chapitres, car la
voix de la diegèse est éclatée en deux narrateurs : Sultana/Vincent. Au cours de la lecture du
roman, nous assistons aussi à une série de contradictions au sein de la même communauté.
D’une part, des gens qui vénèrent les traditions, et qui tentent de les appliquer, d’autre part,
une nouvelle conception des traditions jaillit dans la même société, et qui par la suite sera
combattue. Sultana est le symbole de l’être humain qui souffre d’une vraie instabilité, une
âme qui est en quête continuelle de la liberté.
35
Avoir choisi Fernando Pessoa signifie que Malika Mokeddem initie dès le départ son lecteur
au thème de l’éclatement, et elle sollicite implicitement son intelligence afin de le mettre en
relief. Cet éclatement de mentalités, des sexes, des identités expose la réalité de l’individu
ayant besoin d’un véritable secours afin d’aboutir à la sérénité extrême.
Notons que l’auteur est capable d’unir toutes les formes de l’éclatement sous sa plume.
Quant à Philippe Gasparini, il
considère l’épigraphe comme un espace intertextuel, où
l’auteur ouvre tous les horizons devant son lecteur pour avoir de nouvelles conceptions sur la
vie :
« En tant que romancier, en revanche, il sera enclin à utiliser cet espace
intertextuel pour inscrire son œuvre dans une tradition et inciter le lecteur à
chercher, sous la surface de l’anecdote personnelle, une signification
universelle. »1
En choisissant Fernando Pessoa, Malika Mokeddem opte pour une stratégie très
bien réfléchie, car le lecteur va dès le départ concevoir une idée complète sur l’épigraphé, une
idée sur l’éclatement, ainsi que sur le malaise que vivent les grandes figures littéraires qui
sont au service de l’humanité toute entière. L’emploi de cette épigraphe nous plonge dans un
univers absurde, représentant l’être humain en quête perpétuelle de ses origines, de sa réalité,
ainsi que de son identité.
De plus, Fernando Pessoa est pour ainsi dire le prototype de l’écrivain qui écrit
pour le bien de la littérature, car tous ses écrits ont été publiés après sa mort, il n’a pas cherché
le succès personnel, mais il s’est consacré à la littérature pour traiter des thématiques
d’extrême importance. Cela nous renseigne aussi sur la culture de l’écrivaine qui s’est
inspirée d’une manière ou d’une autre de cette grande figure littéraire.
L’épigraphe nous permet également d’avoir une conception intégrale sur la vision du monde
de l’écrivaine, car comme l’affirme Gasparini :
« L’épigraphe est susceptible d’indiquer, par une simple manipulation
intertextuelle, l’angle sous lequel l’auteur entend viser la réalité. » 2
1
Gasparini, Philippe, op.cit, p.76.
2
Ibid.
36
I.1.5.Les notes de bas de pages
Une des composantes essentielles du paratexte est la note de bas de page, dans la
mesure où elle contribue à fournir des éclaircissements qui portent sur le contenu du texte du
roman.
Elle renseigne également sur la culture de l’auteur ainsi que ses tendances.
D’autre part, l’étude des notes de bas de pages ne peut pas être faite isolément du texte, car les
informations qu’elle fournit s’inscrivent dans un contexte bien déterminé qui est celui de
l’histoire du roman:
« La note apparaît ainsi comme un surplus textuel indispensable, une forme et
un lieu stratégique du texte, certes placée en ses bords et hiérarchisée, mais de
même nature que lui. »1
L’explication des notes de bas de pages séparément du contenu de l’histoire nous mène à
obtenir des définitions dépourvues de sens complet, car il est possible que la définition
proposée peut ne pas convenir aux intentions de l’auteur du texte littéraire.
Selon Genette :
« Avec la note, nous touchons sans doute à l’une, voire à plusieurs des
frontières, ou absence de frontières, qui entourent le champ, éminemment
transitionnel, du paratexte. Cet enjeu stratégique compensera peut-être ce que
comporte inévitablement de décevant « un genre » dont les manifestations sont
par définition ponctuelles, morcelées, comme pulvérulentes, pour ne pas dire
poussiéreuses, et si étroitement relatives à tel détail de tel texte qu’elles n’ont
pour ainsi dire aucune signification autonome : d’où malaise à les saisir »2
En effet, la présence des notes de bas de pages dans un texte littéraire est parmi
les techniques qui contribuent efficacement à la simplification et la perfection du texte du
roman. De plus, l’étude de ces notes est considérée également comme étant un guide pour
investir de nouvelles pistes d’analyse textuelle.
Au cours de la lecture de l’Interdite, nous remarquons une présence foisonnante de notes de
bas de pages, pratiquement à toutes les pages du roman. Cet emploi a éclairci plusieurs points
ambigus, et il nous a permis d’obtenir des informations précieuses relatives aux lieux.
« Ksar : village traditionnel en terre (pluriel, Ksour) » (p.11.)
1
2
Anne, Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Art en ligne, http://www.item-ens.fr/index-php?id=13999.
Genette, Gérard, op.cit, p.221.
37
Avoir expliqué en note de bas de page ce que signifie « Ksar » nous mène à
saisir que le lieu où s’est passée l’histoire du roman est un milieu traditionnel, villageois,
dépourvu des aspects essentiels de la vie moderne.
Par ailleurs, une autre idée se présente, et qui se résume en ce que l’auteure commence et
depuis l’incipit à faire allusion à l’interdit qui est permanent notamment dans les milieux régis
par
les
traditions.
Ce même milieu est l’espace de la rencontre de différentes cultures, ainsi que de diverses
religions, à titre d’exemple : l’Islam, le judaïsme, et même le christianisme. La présence de
ces religions affirme l’existence de l’esprit de tolérance en Algérie, et cela prouve également
que l’histoire de notre pays remonte à plusieurs siècles.
« Mellah : quartier juif » (p.14).
« La illaha ill’Allah, Mohamed rassoul Allah : il n’y a de Dieu. Mohamed est
son prophète. » (p.24).
En revanche, la présence de différentes religions peut être également une raison principale des
conflits socioculturels qui existent en Algérie.
Par ailleurs, le recours aux notes de bas de pages n’a pas uniquement l’importance
de renseigner sur les lieux ou bien sur les convictions religieuses, mais il peut servir à fournir
des informations relatives au métier. L’utilisation des termes appartenant au jargon médical
signifie, non seulement, que l’auteur et le narrateur-personnage-principal partagent le même
métier et les mêmes intérêts, mais cela nous permet également de constater que l’écrivaine
utilise un discours d’érudit, recherché avec subtilité, car la note de
bas de page est :
« Une technique d’accréditation du discours savant »1
L’auteur, en ce sens, ne se contente pas d’employer des termes qui paraissent ambigus, tout au
contraire, elle tente de les expliciter à travers les notes de bas de pages.
« Tabib : médecin (féminin, tabiba) » (p.18).
« HLA : Human Leucocyte Antigen, système de groupage tissulaire,
l’équivalent du groupage sanguin (système ABO) » (p.65).
1
Chartier, Roger, « Une nouvelle espèce de livre », cité in, Le Monde des livres du 28 Mai 1999, p.7.
38
Il est à signaler que la présence des notes de bas de page contribue à nous
donner également un aperçu sur la culture de l’écrivaine ainsi que sur ses penchants.
Nous remarquons dans l’Interdite un emploi foisonnant des termes appartenant à l’arabe
parlé, ceci dit l’oralité laisse un impact ineffaçable sur la langue de Malika Mokeddem, qui
possède le don de maîtriser à la fois une langue de spécialité (la médecine) ainsi qu’une
langue littéraire qui se manifeste dans le roman, mais aussi dans l’explication des termes en
notes de bas de pages :
« Trabendiste : qui pratique le trabendo : marché noir, contrebande. » (p.24).
« Hittistes : ceux qui tiennent les murs, les chômeurs, les laissés-pour-compte. »
(p. 38)
« Zaâma : interjection exprimant la dérision. » (p.51).
Tous ces termes donnent lieu à dire que Malika Mokeddem fait partie d’un milieu social
modeste, dans la mesure où elle utilise un langage familier de tous les jours, et qu’elle est une
écrivaine qui veille à l’intérêt de son lecteur et qui veut implicitement l’encourager à la lecture
par le biais de l’exploitation du langage quotidien. Ce qui oppose la note au texte :
« C’est aussi son aspect métalinguistique, la note est un langage second sur du
langage, qu’elle explique, précise, commente, développe… »1
Malika Mokeddem est douée d’une
culture populaire riche qu’elle a su
réemployer afin de donner une coloration caractéristique à son texte littéraire. Elle est un
médecin qui ne se contente pas uniquement de sa spécialité, mais surtout, qui fournit des
efforts précieux afin de cerner les différentes thématiques.
« Bendir : tambourin. » (p.72).
« Jaha : personne de légende douée d’une grande malice, Targou : spectre
féminin légendaire » (P.74).
« Trabajo moro,poco-y malo :travail arabe, peu et mal » (p.113).
Par ailleurs, au cours de l’étude des notes de bas de pages employées dans ce roman, nous
remarquons que l’explication n’est pas accordée à un personnage du roman, car
c’est
l’auteure qui s’occupe de cette tâche, chose qui affirme que ces notes concernent beaucoup
plus l’écrivaine, et toutes les informations qui en découlent donnent une idée relative à
l’auteure, qui voudrait marquer à travers cette stratégie sa présence dans l’histoire du roman.
1
Anne, Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Art en ligne : http://www.item-ens.fr/index.php?id=13999.
39
Cela signifie donc qu’il existe une intervention d’ordre référentiel, et c’est en ce sens que l’on
se permet de considérer la note de bas de page comme un des éléments essentiels qui
contribuent au pacte référentiel. Gasparini affirme que :
« Si elle n’est pas attribuée à un personnage, la note est une forme avouée
d’intrusion auctoriale valant attestation référentielle. »1.
Pour conclure, il est strictement nécessaire de signaler que l’écrivaine n’a pas
employé fortuitement ces notes, mais que leur présence atteste d’un travail intentionnel à
travers lequel, elle a donné un éclairage très important sur elle-même ainsi que sur sa culture.
Ces notes sont non seulement un éclairage, mais un code à déchiffrer pour pouvoir établir tous
les liens de ressemblance entre Malika Mokeddem et Sultana Medjahed, et pourquoi pas de
les considérer la même femme. En effet, l’utilisation des notes est à double tranchant, car
l’auteure en a profité pour montrer son accord avec Sultana, et pour avouer aussi qu’elle
partage avec Sultana de nombreuses ressemblances, non seulement des ressemblances
relatives à son vécu, ou alors à son physique, mais aussi et surtout intellectuelles. Elle tente,
tout au long du récit, d’être aux côtés de Sultana, elle l’encourage et cela en expliquant
davantage ses idées et en mettant en lumière ses préoccupations. Gasparini déclare en ce
sens :
« D’autres notes, plusieurs et plus bavardes, campent au contraire un
commentateur en plein accord avec le héros dont il épouse et développe les
idées… »2
I.2.L’autofiction référentielle dans l’Interdite
I-2-1- Présentation panoramique de l’autofiction
Le mérite de la naissance et l’épanouissement de l’autofiction au cœur du
champ de la critique littéraire est dû, principalement, au romancier et critique français Serge
Doubrovsky, c’est lui en effet qui l’a employé le premier sur la quatrième de couverture de
son roman Fils, en 1977, en lui proposant la définition suivante :
1
Gasparini, Philippe, op.cit, p.74.
2
Ibid, p.73.
40
« Autobiographie ? Con, c’est un privilège réservé aux importants de ce
monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’évènements et de
faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une
aventure à l’aventure d’un langage en liberté. »1
Fils est un roman autodiégétique dans la mesure où la narration se fait à la première personne
« je », en relatant la vie d’un homme dont le nom est Serge Doubrovsky, vivant en plein
dilemme entre deux professions, deux femmes ainsi que deux langues. L’auteur s’est servi de
plusieurs éléments autobiographiques pour confectionner son œuvre. Il a réalisé de ce fait le
pacte autobiographique de Philippe Lejeune :
« Dans l’autobiographie, on suppose qu’il y a identité entre l’auteur d’une part,
le narrateur et le protagoniste d’autre part. C’est-à-dire que le « je »renvoie à
l’auteur. »2
Cependant, la couverture de Fils comprend l’indication générique « roman », ce
qui suppose la présence du pacte romanesque. Douvrovsky a donc réussi à réunir deux pactes
contradictoires, et remplir l’une des cases aveugles qu’a laissées Philippe Lejeune qui
considère au cours du classement des écrits de soi : « exclues par définition la coexistence de
l’identité du nom et du pacte romanesque et celle de la différence du nom et du pacte
autobiographique. »3
Ce pacte contradictoire est le pacte autofictionnel.
Douvrovsky n’a guère nié l’exactitude des faits exposés dans son roman et il affirme
d’ailleurs :
« En bonne et scrupuleuse autobiographie, tous les faits et gestes du récit sont
littéralement tirés de ma propre vie ; lieux et dates ont été maniaquement
vérifiés (…) noms, prénoms, qualités (et défauts), tous évènements et incidents,
toute pensée, Est-ce la plus intime, tout y (est) mien. »4
L’aspect référentiel de l’autofiction remet en question l’autobiographie qui
réclame l’emploi d’un style recherché en garantissant la véracité des évènements, car les
travaux de Freud ont affirmé que la possibilité de présenter une réalité complète est un acte
1
Doubrovsky, Serge, Fils, Paris, Galilée, 1977, quatrième de couverture.
Lejeune, Philippe, l’Autobiographie en France, Paris, Seuil, 1971, P.24
3
Lejeune, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, P.28.
4
Doubrovsky, Serge, cité in Colonna, Vincent, L’Autofiction, Essai sur la fictionnalisation de soi, op.cit, p. 18.
2
41
inconcevable : dire la réalité n’est qu’une intention, étant donné que la mémoire est
confrontée au problème de l’oubli et de la confusion de ce fait de la chronologie, Selon
Maurois :
« Il semble que l’autobiographie, au lieu d’ouvrir le chemin de la connaissance
de soi, engage son auteur dans le sens d’une infidélité à soi-même impossible à
éviter. »1
L’autofiction est donc la pratique appropriée qui ouvre devant l’auteur de larges voies pour
raconter sa vie avec une voix libre, sans avoir le souci de rencontrer des problèmes liés à la
mémoire.
La fiction porte donc sur la façon dont Doubrovsky a raconté l’histoire dans son
roman, qu’il a résumée en une seule journée où il a rétréci les conceptions, et les évènements,
etc. En effet, ce procédé ne peut avoir lieu que dans la littérature romanesque, ou le cinéma.
Non seulement ce procédé qui assure la fiction dans l’œuvre de Douvrovsky, car la langue
employée illustre également l’esprit de la créativité de cet écrivain. Douvrovsky en présentant
l’histoire de son roman sous forme d’une séance d’analyse et de cure avait besoin d’une
langue qui lui permette de traduire l’état de son inconscient, une langue réclamant la liberté.
Pour cela, il a employé des termes et des expressions simples, un style débridé mêlé d’une
ponctuation lâche reflétant l’état d’âme de l’auteur. Douvrovsky insiste sur le fait que la
fiction de l’auteur doit s’imposer à travers sa langue imaginée selon l’histoire qu’il raconte et
les besoins intimes de son inconscient. Il a investi sa fiction non pas pour modifier les
évènements, mais pour élaborer un style d’écriture convenable au malaise dont il souffre. La
langue simple à laquelle il a eu recours ainsi que le manque du respect de la chronologie
affirment l’étendue et la fécondité de l’imaginaire de cet auteur.
L’écriture autofictionnelle est donc « une autobiographie de l’inconscient. »2,
d’inspiration psychanalytique, car l’auteur s’extériorise en écrivant, c’est une écriture
thérapeutique qui lui permet de dire tous ses maux à travers les mots, sans réfléchir à la
censure, étant donné que la langue employée relève de l’inconscient, c’est l’écriture de
1
Maurois, André, Aspects de la psychologie, Paris, Au sans pareil, 1928. Citation rapportée par Marie-Claire
Grassi, ̎Rousseau, Amiel et la connaissance de soı̎ ̎, in Autobiographie et fiction romanesque, Actes du Colloque
international de Nice, 11-13 janvier 1996, p.229, cité par « L’autofiction : Une réception problématique », art. En
ligne : http://www.fabula.org/forum/colloque99/208.php#FM31
2
Jenny, Laurent, L’Autofiction, Lien :
http : www. Unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autofiction/afintiger.html#afsommar
42
l’association. C’est une technique qui se rapproche du nouveau roman, Alain Robbe Grillet en
donne son opinion :
« Peut-on nommer cela, comme on parle de Couveau Roman, une Couvelle
Autobiographie, terme qui a déjà rencontré quelque faveur ? Ou bien, de façon
plus précise — selon la proposition dûment étayée d'un étudiant — une «
autobiographie consciente », c'est-à-dire consciente de sa propre impossibilité
constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et
apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement
anecdotique, et, peut-être en un mot : consciente de son inconscience »1
En effet, l’autofiction est proche également du roman autobiographique, qui lui
aussi se base sur l’interaction entre le réel et le fictionnel. Philippe Gasparini, dans Est-il je ?,
a précisé que la différence entre les deux n’est qu’une nuance dans la mesure où dans le
roman autobiographique le nom de l’auteur diffère de celui du personnage narrateur, mais les
évènements racontés relèvent du réel, alors que dans l’autofiction l’auteur accorde son propre
nom au personnage narrateur, en se créant un nouveau destin qui s’écarte de temps en temps
de la réalité de son vécu au point que les limites entre le réel et le fictionnel se perçoivent
confuses et compliquées. Douvrovsky développe davantage sa tentative comme suit :
« L’autofiction c’est la fiction que j’ai décidé, en tant que qu’écrivain de me
donner à moi-même et par moi-même, en y incorporant au sens plein du terme,
l’expérience du vécu, non seulement de la thématique, mais dans la production
du texte. »2
L’ambiguïté de ce néologisme a occupé un nombre important de chercheurs et
de théoriciens, et chacun d’entre eux a tenté de lui proposer une acception qui diverge de celle
fournie par Douvrovsky.
Gérard Genette a précisé dans son classement basé sur le « protocole nominal »3 qu’il existe
deux genres d’autofiction : « les vraies autofictions dont le contenu narratif est, si je puis
1
Robbe-Grillet, Alain, Les Derniers Jours de Corinthe, Paris, Minuit, 1994, p. 17.
2
Doubrovsky, Serge, « Autobiographie/Vérité/Psychanalyse », dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre,
Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1988, p.70, cité in. Gasparini, Philippe, Est-il je?, Paris, Seuil, 2004,
p.23.
3
Colonna, Vincent, L’Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse inédite, dirigée par
Gérard Genette, EHESS, 1989, p. 46.
43
dire, authentiquement fictionnel. »1, où le recours à l’exploitation du vécu s’explique par le
besoin de l’enrichissement du projet fictionnel, et « des fausses autofictions » pour qualifier
toutes les œuvres qui « ne sont fictions que pour la douane : autrement dit, autobiographies
honteuses »2. Genette précise que la présence de la fiction dans ces œuvres ne s’explique que
par le besoin d’éviter toutes les critiques, et que les pactes qu’elles énoncent sont insensés,
pour cela il les qualifie « d’entreprise boiteuse. »3
Au sujet de l’autofiction, Vincent Colonna propose dans son essai sur la fictionnalisation de
soi, une thèse dirigée par Gérard Genette, une définition qui dévie largement de celle de
Doubrovsky :
« La fictionnalisation de soi consiste à s’inventer des aventures que l’on
attribuera, à donner son nom d’écrivain à un personnage introduit dans des
situations imaginaires. En outre, pour que cette fictionnalisation soit totale, il
faut que l’écrivain ne donne pas à cette invention une valeur figurale ou
métaphorique, qu’il n’encourage pas une lecture référentielle qui déchiffrerait
dans le texte des confidences indirectes. »4
La conception de Colonna est basée donc sur la triade (Auteur= narrateur = personnage), les
trois doivent avoir en ce sens la même identité, ce qui explique également la nécessité de la
présence d’un pacte autobiographique, mais il précise aussi que l’histoire du roman doit être
ancrée dans un univers fictif qui n’a aucun rapport avec la réalité. Il a classé l’autofiction
selon quatre catégories :
1-l’autofiction spéculaire : « L’auteur ne se retrouve plus forcément au centre de son livre, il
n’occupe qu’un petit rôle, une silhouette à la Hitchcock traversant ses films. »5
2-L’autofiction intrusive : « l’avatar de l’écrivain est un récitant, un raconteur ou un
commentateur. »6
3-L’autofiction fantastique : « l’écrivain est au centre du texte comme dans une
autobiographie (c’est le héros) mais il transfigure son existence et son identité, dans une
histoire irréelle, indifférente à la vraisemblance. »7
1
Genette, Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 87.
Ibid,
3
Ibid.
4
Colonna, Vincent, L’Autofiction, Essai sur la fictionnalisation de soi, op.cit, p.3.
5
Colonna cité par : Corinne Durand Degranges, L’autofiction, synthèse en ligne :
http://www.weblettres.net/spip/article.php3?id_article=736.
6
Colonna, Vincent, L 'Autofiction. Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, op. cit. P.135
7
Ibid. p.75.
2
44
4-L’autofiction autobiographique qui est la plus répandue dans les productions
contemporaines, et qu’il la définit ainsi :
« L’auteur est le pivot de son livre, il raconte sa vie mais il la fictionnalise en la
simplifiant, en la magnifiant ou, s’il est maso, en rajoutant le sordide et
l’autoflagellation. »1
Philippe Lejeune de son côté considère que l’autofiction n’est possible que si
l’auteur garde son identité, tout en s’inventant une nouvelle réalité qui ne coïncide pas avec
son vécu :
« Pour que le lecteur envisage une narration apparemment autobiographique
comme une fiction, comme une autofiction, il faut qu’il perçoive l’histoire
comme impossible ou incompatible avec une information qu’il possède déjà. »2
Laurent Jenny, ce théoricien spécialiste des écrits de soi, lui également s’est
occupé de l’autofiction, et il lui a proposé deux conceptions : l’une autofiction référentielle
qui s’approche de l’autofiction fantastique de Colonna, et elle noue aussi des rapports de
ressemblance avec la définition proposée par Lejeune. Laurent Jenny explique l’autofiction
référentielle comme suit :
« L’autofiction serait un récit d’apparence autobiographique mais où le pacte
autobiographique (qui rappelons-le affirme l’identité de la triade auteurnarrateur-personnage) est faussé par des inexactitudes référentielles. »3
Pour lui, la réalisation de l’autofiction se fait au niveau des évènements référentiels, autrement
dit, la fiction affecte les souvenirs et la réalité, l’auteur exploite certes son vécu mais en
opérant quelques modifications, de ce fait, on parle de la fictionnalisation de l’histoire du
personnage narrateur, la fictionnalisation de l’identité du narrateur et la fictionnalisation du
personnage.
De plus, Laurent Jenny a évoqué « l’autofiction stylistique » qui a la même acception que
celle de Serge Doubrovsky, qui porte comme il a déjà été signalé sur le style de l’écriture,
l’auteur se donne la liberté totale pour traduire l’état de son inconscient, c’est
« l’autobiographie de l’inconscient ».
1
Colonna cité par : Corine Durand Degranges, L’autofiction, synthèse en ligne : http :
www.wablettres.net/spip/article.php3?id_article=736
2
Lejeune, Philippe, Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p.65.
3
Jenny, Laurent, L’Autofiction, cours en ligne : http :
//www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autofiction/afintegr.html#afsommar
45
Concernant Lecarme, l’autofiction est :
« Un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité
nominale et dont l’identité générique indique qu’il s’agit d’un roman »1
Si Vincent Colonna a intitulé son essai : Autofiction, la fictionnalisation de soi, Celine,
Maglica précise que :
« L’autofiction n’est pas une fictionnalisation de soi : se fictionnaliser, c’est partir
de soi pour créer une existence autre, c’est transposer son être dans le champ
des possibles qui pourraient/ auraient pu avoir lieu dans la réalité.
L’autofiction, c’est transposer sa vie dans le champ de l’impossible, celui de
l’écriture, un lieu qui n’aura jamais lieu… C’est, en quelque sorte,
l’énonciation elle seule qui est fiction dans le livre. »2
Maglica insiste donc sur la nécessité de ne pas mélanger deux conceptions complètement
différentes, en proposant une définition convergente de celle proposée par Douvrovsky,
autrement dit, la fiction de l’auteur porte non pas sur les faits exposés, mais plutôt sur le
niveau de la langue et le style de l’écriture.
Quant à Marie Darrieussecq, elle s’appuie sur le côté référentiel, et elle adhère à l’acception
de Vincent Colonna en proposant la définition suivante :
« Récit à la première personne se donnant pour fictif mais où l’auteur apparaît
homodiégétiquement sous son nom propre et où la vraisemblance est un enjeu
maintenu par de multiples « effets de vie ». »3
Cependant, elle considère l’autofiction de genre bas, « un genre pas sérieux » qui selon
Laurent Jenny :
« Presque infra-littéraire, à la portée de tous les inconscients et de toutes les
incompétences stylistiques. »4
Le recours à la langue du quotidien qualifie l’autofiction du genre infralittéraire, mais c’est cette langue qui reflète l’originalité de ce concept, car le lecteur au lieu de
sous-estimer la langue de l’écrivain, s’interroge sur sa compétence à introduire sa fiction au
niveau du langage. L’autofiction est en ce sens un encouragement aux amateurs d’écriture à
prendre leurs plumes, et à se dire sans chercher à atteindre la perfection du style.
1
Lecarme, Jacques, "L’autofiction : un mauvais genre ?", in Autofictions & Cie. Colloque de Nanterre, 1992,dir.
Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme et Philippe Lejeune, RITM, n°6
2
Maglica, Céline, « Essai sur l 'autofiction », art. En ligne : http://www.uhb.fr/alc/cellam/soidisant/0 1
Question/Analyse2/MAGLICA.html
3
Darrieussecq, Marie, « L’autofiction, un genre pas sérieux », Poétique n°107, 1996, p. 369-370.
4
Jenny, Laurent, L’Autofiction, op.cit.
46
Vu l’échec de l’aboutissement à une proposition de définition unifiée pour l’autofiction,
Mounir Layaoun s’oppose au classement de l’autofiction dans le rang des genres littéraires, il
la considère plutôt comme une « catégorie textuelle »
Quant à Régine Robin, elle affirme que :
« L’autofiction serait un type d’autobiographie éclatée tenant compte de
l’apport de la psychanalyse, de l’éclatement du sujet, de l’écriture comme
indice de fictivité tout en respectant les données du référent, une
fictionnalisation de soi, mais gardant comme visée la vérité du sujet »1
Toutes
les
définitions
proposées
pour
l’autofiction
ont
contribué
à
l’enrichissement de ce concept, et leur contradiction n’est qu’une complémentarité qui ouvre
de nouvelles perspectives et différentes possibilités d’analyse pour un nombre non-exhaustif
de romans.
Nous précisons que notre présente étude s’inscrit dans la conception doubrovskienne, ainsi
que dans celle de Vincent Colonna et Laurent Jenny pour pouvoir mettre en lumière
l’originalité de notre roman.
Nous nous demanderons alors si l’autofiction selon ces différentes conceptions, peut refléter
réellement la personnalité de Malika Mokeddem dans sa globalité, et si elle y fait vraiment
appel pour traduire son malaise
I-2-2- Le pacte autofictionnel, ou le pacte de contradiction
« L’autofiction serait un récit d'apparence
autobiographique
autobiographique
mais
où
(qui
le
pacte
rappelons-le
affirme l'identité de la triade auteurnarrateur-personnage) est faussé par des
inexactitudes référentielles »2
Notre tentative pour affirmer que Malika Mokeddem a réussi la réalisation du
pacte autofictionnel dans l’Interdite se base sur deux procédés principaux: la fictionnalisation
1
Robin, Régine, Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, Montréal: XYZ, 1997, p. 24.
2
Jenny, Laurent, « Méthodes et problèmes. L’autofiction », Art. En ligne :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autofiction/afintegr.html
47
du nom du personnage principal/narrateur, et la fictionnalisation de l’histoire du personnage
principal/narrateur. Le pacte autofictionnel est l’aboutissement de ces deux procédés, et il
devient en quelques sorte le résultat du mélange de ces deux pactes contradictoires :
autobiographique et fictionnel. Lecarme affirme que :
" le pacte autofictionnel, se doit d'être contradictoire "1.
I-2-2-1-De Malika Mokeddem à Sultana Medjahed
I-2-2-1-1-La fictionnalisation du nom
Nous ne perdons pas de vue que dans l’Interdite il y a deux narrateurs, mais notre
intérêt se focalise sur Sultana Medjahed que nous considérons comme le narrateur principal
car elle encadre l’histoire. Malika Mokeddem lui a consacré le premier et le dernier chapitre.
L’auteur donne le nom de l’héroïne au cours d’un dialogue où elle s’est présentée :
« -Qui êtes-vous, madame, s’il vous plaît ?
-Sultana Medjahed, une amie de Yacine, est-il là ? » (p.12)
Malika Mokeddem a choisi pour le personnage central de son roman un nom qui a le même
sens que le sien en langue arabe.
Malika → Reine2.
Sultana → Reine.3 Ceci implique que Malika signifie Sultana.
Cette stratégie permet de réaliser la triple identité : auteur/ narrateur/personnage principal, car
selon Vincent Colonna :
« Tous ces noms « seconds » peuvent alors être utilisés comme des substituts
onomastiques (des synonymes au sens large) du nom d’auteur habituel pour se
fictionnaliser(…) mais ils permettent d’établir une équivalence à défaut d’une
identité, entre un écrivain et un personnage. »4
L’auteur a opté pour un prénom qui l’a marquée depuis son enfance quand elle était à
l’internat d’Oran, un nom qui qualifie son courage et sa persévérance afin de concrétiser ses
objectifs, et elle a écrit dans son roman autobiographique La Transe des Insoumis :
« Moi, on m’a donné pour prénom Reine. Je n’y suis pour rien. C’est une
perversion si répandue dans le pays que de donner des prénoms sublimes aux
1
Lecarme, Jacques, " l'autofiction : un mauvais genre ? ", in Autofictions &
Cie ( Colloque de Nanterre, 1992,dir. Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme
et Philippe Lejeune ), RITM, n°6, p. 242
2
http://www.djamila.be/Documents/prenoms.htm#arabe 1
3
http://www.signification-prenom.com/prenom/prenom-SOLTANA.html
4
Colonna, Vincent, op.cit, p.65.
48
filles pour mieux s’appliquer toute une vie à les asservir, les avilir. Du reste, je
me sentirais plutôt sorcière que reine avec au bout de ma baguette quelques
mots fabuleux : Pourquoi pas ? Peut-être !...par lesquels tout peut advenir ou
disparaître d’un seul éclat. »1
Ce prénom représente pour Malika Mokeddem un passé plein de souvenirs où elle a tenté de
s’affirmer au sein d’un milieu qui est différent de celui de son village. Selon Philippe
Gasparini, la confusion des prénoms :
« C’a pas pour seule fonction de suggérer un rapprochement entre l’auteur et
son double. Elle annonce aussi un mouvement rétrospectif, dans la mesure où
le « petit nom » renvoie au temps révolu de l’enfance et de l’adolescence.
Comme l’explique Henri Godard, le prénom connote, « l’intérieur » qui
renvoie à l’antérieur. »2
En effet, l’auteure a relaté grâce à ce prénom des évènements qui remontent à
son enfance à laquelle elle a accordé une attention subtile. Cette enfance est à l’origine de la
naissance des sentiments contradictoires chez Sultana Medjahed dont le nom laisse un impact
ineffaçable sur les habitants de son village, et qui lui rappelle des souvenirs douloureux, ainsi
que l’injustice et l’hostilité de la société. Sultana en parlant de Ali Merbah, dit :
« Ali Marbeh freine comme un forcené à deux pas de moi :
-Ce n’est pas la peine de nous la jouer ! Tu n’es que Sultana Medjahed.
Sultana, Sultana, ha, ha ! Sultana de quoi ? Telle mère, telle fille. » (p.119).
Notons que dans les deux passages, Malika Mokeddem a dévalorisé la valeur de la
signification du nom « reine », car dans les deux cas, la femme est dépouillée de ses droits à
cause des traditions archaïques. Ceci semble être un autre point de convergence entre Sultana
et Malika.
« Moi, on m’a donné pour prénom Reine. Je n’y suis pour rien. »
« Sultana de quoi »
Par ailleurs, le nom qu’a accordé Malika Mokeddem à son héroïne a, lui aussi, le même sens
que le sien : Medjahed : combattant.
Mokeddem : persévérant et combattant pour réaliser ses buts.
Donc les deux noms : (Mokeddem/ Medjahed) ont le même sens.
Malika Mokeddem a fait appel à ce nom afin de braquer la lumière sur le désir de son héroïne
qui veut vivre sa vie loin d’une société hostile. En parlant de ce caractère positif, Sultana dit :
1
2
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.107.
Gasparini, Philippe, op.cit, p.34.
49
« L’autre Sultana n’est qu’une volonté. Une volonté démoniaque. » (p .14)
Il est à signaler aussi que le narrateur dans l’Interdite est autodiégétique car l’auteure a
employé le pronom personnel « je ». En revenant en Algérie, Sultana parle de son passé, et
elle dit :
« Je suis née dans la seule impasse du Ksar. » (p.14)
Elle rajoute :
« Je n’aurais jamais cru revenir pouvoir revenir dans cette région. Et pourtant,
je n’en suis jamais vraiment partie. J’ai seulement incorporé le désert et
l’inconsolable dans mon corps. » (p.14)
Sultana n’a jamais oublié les circonstances de son départ et elle dit :
« Je me rappelle du contexte pénible de ce départ. » (p.14)
Outre cette technique, Malika Mokeddem a recours pour rapprocher Sultana de
Malika, aux traits physiques qui permettent au lecteur de voir Malika Mokeddem dans Sultana
Medjahed. L’identité selon Philippe Gasparini :
« De tout un chacun ne se définit pas seulement par son état civil mais aussi par
son aspect physique, ses origines, sa profession, son milieu social, sa
trajectoire personnelle, ses goûts, ses croyances, son mode de vie, etc. »1
Vincent Chauvet a donné les traits physiques de Sultana comme suit :
« Elle, elle est la seule femme. Mince, teint de chocolat, cheveux cafés et frisés
comme ceux de Dalila, avec dans les yeux un mystère ardent. »(p.65).
Nous retrouvons ce portrait dans La Transe des insoumis :
« Belle signifie blanche, grasse et les cheveux raides. Je suis gracile, noiraude et
frisée. »2
Sultana Medjehad
Malika Mokeddem
-Mince.
-Gracile.
-Teint chocolat.
-Noiraude.
-Cheveux frisés.
-Cheveux frisés.
1
2
Ibid, p.45.
Mokeddem, Malika, La Transe des insoumis, op.cit, p.60.
50
Nous avons tenté à travers ce tableau de récapituler les points communs entre
Malika Mokeddem et Sultana Medjehad.
L’auteure a réussi à réaliser le pacte autobiographique dans l’Interdite, car la narration se fait
à la première personne, autrement dit, « je ». De plus, l’analyse sémantique des noms et la
comparaison des traits physiques de Sultana Medjehad et ceux de Malika Mokeddem, nous
ont permis de constater que Malika Mokeddem et Sultana Medjehad représentent la même
femme.
Le pacte autobiographique est donc réalisé dans l’Interdite, car l’auteure a réalisé la triple
identité : Auteur/ narrateur/ Personnage.
I-2-2-1-2-La fictionnalisation de l’histoire
« Pour que le concept d’autofiction débouche sur la définition
d’une catégorie consistante, il faut sans doute dépasser le cadre
étroit de l’homonymie. Pourquoi ne pas admettre qu’il existe,
outre le nom et prénom, toute une série d’opérateurs
d’identification du héros avec l’auteur : leur âge, leur milieu
sociol-culturel, leur profession, leur aspiration, etc. »1
La lecture du roman nous a permis de remarquer la présence de plusieurs points
communs entre le vécu de Malika Mokeddem et celui de Sultana Medjahed. Nous tenterons
en ce sens de mettre en évidence d’abord ces ressemblances, ensuite nous mettrons au point
les différences que nous considérons comme des éléments fictionnalisés qui forment
également la part fictionnelle dans ce roman, et qui nous permettraient de certifier la présence
du pacte autofictionnel dans l’Interdite.
I-2-2-1-2-1-Sultana Medjahed
Nous nous proposons de présenter d’abord la vie de Sultana Medjahed où nous
évoquerons à la fois les éléments communs et les éléments différents de son vécu et celle de
Malika Mokeddem, mais nous proposerons par la suite un tableau récapitulatif où nous
1
Gasparini, Philippe, op.cit, p.25.
51
expliciterons les divergences que nous considérons comme des éléments fictionnalisés.
Sultana Medjahed a passé sa vie tiraillée entre l’Algérie et la France. Elle a vécu son enfance
au sein d’une société hostile qui ne supporte aucun aspect de l’émancipation de la femme.
Sultana n’a pas nié son appartenance à Ain Nekhla, et elle dit :
« Je suis née dans la seule impasse du ksar. » (p.11)
« Mon oasis est à quelques kilomètres d’ici. » (p. 11)
Ain Nekhla n’est donc pas le milieu convenable pour une fille comme Sultana, pour pouvoir
poursuivre ses études, elle est partie à Oran :
« Je me revois adolescente quittant la contrée pour l’internat d’un lycée à
Oran. » (p. 11).
Sultana, malgré son éloignement, n’a pas pu effacer les images de l’hostilité de laquelle elle
a tant souffert. L’Algérie devient pour elle une source indéniable de l’agression, elle avoue :
« Je n’ai pas oublié que les garçons de mon pays avaient une enfance malade,
gangrenée. (…)Je n’ai pas oublié qu’ils agressent, faute d’avoir appris la
caresse, fût-elle celle du regard, faute d’avoir appris à aimer. » (p.15)
Sultana décide après la mort de ses parents de quitter Ain Nekhla et partir vivre en France, où
elle s’est installée à Montpellier :
« C’était par un jour de grand vent. Une violente tramontane chevillait les
premières aigreurs automnales dans la tiédeur d’un Montpellier pris au
dépourvu. » (p.12)
Ceci a fait naître en elle un véritable déchirement et des sensations de solitude interminables,
elle rentre en Algérie pour l’amour de son enfance. Elle s’interroge :
« Pourquoi cette envie soudaine de reprendre contact ?
Est-ce à cause de ma nausée du monde ?
(…)
Ou est-ce que parce qu’une lettre de Yacine était postée d’Ain Cekhla, mon
village natal ? » (p.12)
Pendant le séjour qu’elle a effectué dans son village natal, elle fait la connaissance
d’un français Vincent Chauvet, venu à la recherche de la femme qui lui a redonné la vie. Elle
a appris qu’il a subi une greffe du rein :
« -Je suis greffé. Un rein… J’ai eu une chance très rare, un gros lot de la
transplantation : j’ai une totale identité avec mon rein.
52
-Magnifique ! Vous devez avoir un traitement immunosuppresseur très allégé !
- Un peu … A vrai dire, j’ai même failli m’y spécialiser. La lourde machine du
rein artificiel, les prouesses de la transplantation rénale, ont longtemps exercé
sur moi une grande fascination. Et puis un jour, j’ai décroché.
-Pourquoi ?
-Un ras-le-bol des ayatollahs de l’hôpital. Je me garderai bien de généraliser. »
(p.77-78).
Elle affirme qu’elle est médecin généraliste, et que son désir de poursuivre ses études en
néphrologie ne s’est pas concrétisé.
Sultana a, non seulement, fait la connaissance du français, mais elle a constaté encore une fois
que les mentalités en Algérie n’ont pas progressé. Cela a contribué à la naissance d’un
malaise intérieur chez elle. Sultana n’a pas oublié son enfance :
« Demain, le vent de sable aura enterré les peurs de l’enfance et de
l’adolescence. » (p.13).
Cette enfance a rassemblé à la fois des souvenirs brillants et douloureux qui
sont à l’origine de la forte personnalité de Sultana Medjahed. Elle a gardé une image très vive
de sa mère tuée par son père pour ne pas oublier les aspects de l’agression dans son village, et
l’influence qu’avait ce milieu sur son père et sur elle également :
« » Il s’est jeté sur elle. Ils se sont battus. Coups de poing, griffes,
vociférations… Tout à coup, ma mère est tombée, la tête sur la meule en
pierre. Elle ne bougeait plus. Il s’est battu sur elle : “Aicha ! Aicha ! Aicha !“
»Ma mère ne répondait plus. Le temps s’était arrêté dans ses yeux. Une rupture
la séparait désormais de nous. J’ai crié :“Oummi !Oummi !“(…)
»Il s’est levé. Il nous a fixés, ma mère allongée et agrippée à elle, puis il est sorti.
» Je ne l’ai jamais plus revu. » (p.152/153).
Sultana s’est retrouvée toute seule dans une société qui la considère comme maudite.
Heureusement, le docteur Challes l’a prise en charge :
« J’étais malade et le docteur Challes, le médecin d’alors, s’était occupé de
moi. » (p.43).
Grâce à cet homme, elle a vénéré la lecture et elle a appris l’amour de la musique ainsi que les
premiers pas de la médecine. Sultana n’a jamais nié le rôle positif de cet homme et sa femme :
« Un autre homme, Paul Challes, me vient de plus loin. (…) j’ai eu la chance
d’avoir un médecin mélomane et poète. (…) Durant mes vacances, durant mes
53
tous mes instants libres ou noirs, j’allais vers eux, sa femme et lui.(…) Je
rédigeais des ordonnances sous sa dictée. Je faisais des pansements sur ses
indications. (…) Souvent aussi, Paul Challes nous lisait des poèmes : Rilke,
Rimbaud, Cerval, Saint-John Perse. » (p. 44)
En raison de la violence qui règne dans son village natal, et des différentes
formes de menaces qu’elle a rencontrées, Sultana décide de repartir en France, mais elle a
promis à toutes les femmes algériennes de revenir encore une fois pour elles et affirmé que
même si elle est loin, elle ne cessera pas de penser à elles :
« -Khaled, je repars demain. Dis aux femmes que même loin, je suis avec elles. »
(P.181)
I-2-2-1-2-2- Malika Mokeddem
Malika Mokeddem est une femme algérienne originaire de Kenadessa, près de
Béchar. Elle est née le 05 octobre 1949, et a vécu au sein d’une famille modeste, sa mère est
femme au foyer : « Ma mère est déjà un tâcheron du ménage. Une ribambelle de seaux, de
chamailleries(…) »1. Sa mère est à l’inverse de la mère de Sultana Medjahed, une femme
simple qui a une réputation brillante dans son village. Quant à Son père, il est : « le garagiste
d’un château d’eau situé à cent mètres de la maison. »2
Elle a poursuivi ses études de médecine à Oran, où elle a fait pour la première fois la
connaissance de Saïd, le kabyle : « Je sors des locaux de la faculté de médecine lorsque je
vois Saïd pour la première fois. »3.
Le docteur Shalles a fasciné Malika Mokeddem, et c’est grâce à lui qu’elle a
vénéré la médecine ainsi que la lecture. Elle le considère pour ainsi dire l’homme de sa
vocation, et elle a écrit dans son roman autobiographique, Mes Hommes :
« Un autre homme important durant ces années-là, c’est le médecin de mon
village, le docteur Shalles. »4 Et que lorsqu’elle lui parle :
« Je lui parle du livre que je suis en train de lire. Cous parlons livres. »5
Et elle rajoute concernant les livres :
1
Mokeddem, Malika, La Transe des insoumis, op.cit, p.19
Ibid.
3
Mokeddem, Malika, Mes Hommes, Alger, Sédia, 2006, P.49.
4
Ibid, p.31.
5
Ibid, p.34.
2
54
« Je n’ai pas beaucoup de livres. C’est égal, je relis inlassablement ceux que je
possède et découvre toujours des mots nouveaux. »1
Notons que Malika Mokeddem s’est spécialisée en néphrologie :
« Céphrologue à Montpellier. »2
Par ailleurs, le rôle de son père dans sa vie est remarquable, elle l’a même avoué :
« C’est-ce pas cette relation, quelque peu conflictuelle, entre la fille que vous
étiez et votre père qui a contribué à forger votre tempérament rebelle ?
-Oui. Il y a eu une relation conflictuelle et ça a beaucoup influencé sur ma
personnalité. » 3
Nous avons tenté à travers cette brève présentation de l’auteure de donner les
principales ressemblances et les différences entre Malika Mokeddem et Sultana Medjahed, et
afin de les mieux expliciter, nous avons consacré au préalable un tableau où nous avons
résumé les ressemblances. Ensuite, nous avons dégagé les points de divergence que nous
avons également résumés dans un tableau.
Points de convergence
Malika Mokeddem
-Femme algérienne
Sultana Medjahed
-Femme algérienne
-Enfance vécue au sein du désert algérien
-Enfance vécue au sein d’un village à
Bechar
-Etudes poursuivies à l’internat d’Oran
-Départ
en
France
et
installation
-Etudes poursuivies à Oran.
à -Départ
en
France
et
Montpellier
Montpellier.
-Pratique de la médecine.
-Pratique de la médecine.
-Amour de la lecture.
-Amour de la lecture.
installation
à
-Prise en charge et initiation à la médecine -Prise en charge par un médecin qui
par le docteur Shalles.
s’appelle Challes.
-Amour d’un homme kabyle.
-Amour d’un homme kabyle.
-Présence d’un homme français dans sa vie.
-Présence de l’amour d’un homme français,
Vincent Chauvet.
1
Mokeddem, Malika, La Transe des insoumis, op.cit, p.60.
http://dzlit.free.fr/mokeddem.html
3
Younsi, Yanis, « L’état algérien m’a censurée », Le soir d’Algérie, 12 Septembre, 2006, Art. En ligne :
http://dzlit.free.fr/mokeddem.html
2
55
-Retour en Algérie pendant les années 90, -Retour en Algérie pendant les années 90,
en pleine crise, après quinze ans d’absence.
après quinze ans d’absence.
-Refus des valeurs sociales.
-Refus des valeurs sociales de l’Algérie.
-Le rôle de son père dans l’effervescence de -Le rôle de son père.
sa rébellion.
Nous avons tenté à travers ce tableau de mettre au point la ressemblance entre le
vécu de Malika Mokeddem et celui de Sultana Medjahed.
Cependant, il existe également des éléments qui ont été fictionnalisés par l’auteure, et que
nous résumons dans le tableau ci-dessous.
Les points de divergence
Malika Mokeddem
-Le nom du village natal : Kenadsa
Sultana Medjahed
-Le nom du village natal : Ain Nekhla.
-La vie au sein d’une famille algérienne -Sultana n’a pas de frangins.
simple, avec des frères et des sœurs.
-La mère est une femme algérienne simple, -La mère de Sultana est tuée par son père à
qui n’est pas morte lors de l’écriture du cause
des
soupçons
et
la
mauvaise
roman, et qui n’a aucune relation avec les réputation.
mauvaises conduites.
-Le père de Malika Mokeddem est en vie.
-Disparition inexpliquée du père.
-L’homme kabyle, médecin s’appelle Saïd.
-L’homme kabyle, médecin qui s’appelle
Yacine Meziane.
-Mariage avec un homme français qui -Etre aimée par un Français qui s’appelle
s’appelle Jean-Louis.
Vincent Chauvet.
-Spécialité en néphrologie.
-Médecine générale.
-Départ en France après une visite
ordinaire.
-Départ en France après un incendie qui a
brûlé le village.
En comparant les deux tableaux, nous remarquons qu’’il existe des évènements
identiques entre Malika Mokeddem et Sultana Medjahed. Cependant, Malika Mokeddem a
changé d’autres en laissant libre cours à son imaginaire, elle a donc fictionnalisé quelques
évènements.
Malika Mokeddem a avoué que :
56
« Ecrire n’est pas raconter ! J’ai besoin, parfois, de vérifier une date, un fait, par
un besoin d’exactitude. Pour le reste, j’écris avec ce que je sais. Une petite part consciente,
et l’inconnu, l’insondable. L’idée de départ en écriture n’est qu’un prétexte à l’exploitation
de l’enfoui, de l’insoupçonné dans lequel se creuse l’écriture. »1
Elle a affirmé également que cette façon de marier les évènements qu’elle a réellement vécus
et son imaginaire fécond, est une stratégie intelligente pour présenter au lecteur une nouvelle
réalité, dont le fond est tiré de son vécu, mais qui est embellie par la liberté de la fiction.
La mise en évidence de la présence des éléments à la fois réels et fictionnels
dans l’Interdite est une preuve tangible de l’existence de ce pacte contradictoire, qui s’appelle
le pacte autofictionnel.
Avoir changé le sort du père ainsi que celui de la mère, et la modification des noms de
quelques personnages et des lieux s’opposent à la réalité de Malika Mokedem, et cela pourrait
être aux yeux du lecteur une contradiction, Philippe Lejeune affirme :
« Pour que le lecteur envisage une narration apparemment autographique
comme une fiction, comme une « autofiction », il faut qu’il perçoive l’histoire
comme impossible ou incompatible avec une information qu’il possède
déjà. »2.
Nous avons tenté à travers l’analyse précédente de mettre en exergue la part de
l’aspect réel et fictionnel du roman, tout en inscrivant notre tentative dans la conception de
l’autofiction selon Vincent Colonna et Laurent Jenny, en réservant la conception
doubrovskienne pour le troisième chapitre, et nous avons tenté de montrer comment l’auteure
a embrassé des données contradictoires pour donner naissance à une nouvelle réalité. De plus,
nous estimons que nous sommes arrivée à démontrer que Malika Mokeddem et Sultana
Medjahed représentent la même femme et l’étude de quelques éléments paratextuels nous a
permis également de discerner que l’auteure souffre d’un malaise intérieur. Quelles sont donc
les raisons principales qui ont contribué à la déstabilisation de l’identité de l’écrivaine à
travers Sultana Medjahed, et est-il possible de mettre fin à l’angoisse dont souffre l’auteure ?
C’est à cet ensemble de questionnements que nous tenterons de répondre dans le chapitre qui
suit.
1
Benaouda, Lebdai , « Le « je » n’est ni féminin ni masculin », El-Watan, Le 1er février, 2007, art en ligne :
http://dzlit.free.fr/mokeddem.html
2
Lejeune, Philippe, Moi aussi, op.cit, p.65.
57
Deuxième chapitre
Les manifestations de l’éclatement
identitaire et les solutions pour réaliser
la guérison
58
II- 1- Présentation du concept d’identité
« L’identité n’est pas donnée
une fois pour toute, elle se
construit et se transforme tout au long de l’existence. »1
La notion de l’identité a en effet occupé le devant de la scène littéraire depuis
longtemps, notamment, avec la reconnaissance du roman en tant que genre littéraire. Elle a
hanté les écrits des auteurs, et a présenté pour eux une source opulente qui mérite être étudiée
avec soin et douceur.
Toutefois, cette même notion est une source d’inquiétude, car il demeure difficile de proposer
une définition précise et définitive de l’identité, à ce propos Moessinger a écrit :
« Qu’on a l’impression d’un domaine éclaté, d’approches incompatibles, qui se
réfèrent à des choses différentes. Les chercheurs le reconnaissent souvent qui
affirment que la notion même d’identité est mal définie; que le rôle de
l’identité, sa nature et sa portée sont problématiques ; que la place de
l’identité dans le rapport individu société est à clarifier »2
Pour aboutir à cerner ce concept, une approche interdisciplinaire s’avère d’importance
indéniable, car l’identité est née de l’interaction de plusieurs approches (la sociologie, la
psychologie, l’anthropologie, etc.), et chacune d’elles a un apport crucial qui, d’une façon ou
d’une autre, contribue à l’éclaircissement de cette notion, et à ce sujet Nourdinne Toualbi a
écrit :
« La notion de l’identité est le locus commun à divers courants théoriques dont
il organiserait la parenté épistémologique à travers une même volonté de
comprendre l’homme face à l’épreuve d’un réel en transformation rapide. »3
Notons que l’interaction de ces différentes approches : « au lieu d’être contradictoires, se
retrouvent finalement complémentaires. »4
1
Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset et Fasquelle, 1998, p. 31.
2
Moessinger, Pierre, Le Jeu de l’Identité, Paris, PUF, coll. « Le sociologue » 2000, p.1.
3
Toualbi, Noureddine, L’Identité au Maghreb, L’Errance, Casbah, Alger, 2ème édition ,2000. p.21
4
KOLA, Jean-François, Identité et institution de la littérature en Côte d.’Ivoire, Volume 1, thèse unique en
cotutelle, pour obtenir le grade de DOCTEUR, de l’Université de Limoges (France) et de l’Université de
Cocody (Côte d’Ivoire), 1992, p. 34.
59
Nous nous proposons dans cette partie de braquer la lumière sur les aspects
psychologique, sociologique et psychosocial, ainsi que littéraire, pour enrichir davantage
notre thème de recherche.
Selon le point de vue des psychologues, l’identité est intimement liée à l’évolution des
composantes du Moi pendant des périodes différentes de la vie de l’individu en rapport avec
l’identification à une catégorie bien précise par exemple : le sexe : féminin/masculin, le
métier, la nationalité, être célibataire, etc.
Selon P. Ricœur :
« Identifier quelque chose, c’est pouvoir faire connaître à autrui, au sein d’une
gamme de choses particulières du même type, celle dont nous avons l’intention
de parler. »1
Chacune des identifications laisse un impact ineffaçable sur la construction de l’identité.
L’identité psychologique est donc une entité dynamique, mais Moessinger qui a
proposé cette approche, reproche aux psychologues : « leur tendance à être fascinés par les
identifications et par leur succession dans le temps, ce qui fait tomber l’identité dans un
statisme, un immobilisme. »2
De ce fait, les psychologues considèrent donc l’identité comme un phénomène observable,
tout en négligeant les motifs et l’explication de ses changements.
Notons aussi que lorsque l’individu ne réussit pas à mettre à nu les caractéristiques
essentielles de son identité, il aboutit à ce que Moessinger appelle « la crise identitaire », qui
se manifeste à travers quelques comportements tels : la honte, la timidité, etc.
Par ailleurs, la conception de l’identité ne peut guère se faire isolément de la
sociologie, car comme l’a dit Moessinger : « L’identité est un concept plus sociologique que
le Moi et plus difficile à appréhender car ne se manifestant pas directement dans les
conduites des individus. »3
L’identité de l’individu dépend aussi de la société où cohabitent à la fois des similarités et des
divergences. Ces différences entre les individus créent un état d’influence majeur, qu’il soit
positif ou négatif, favorisant le développement et le changement de l’identité.
1
Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.39.
KOLA, Jean-François, op.cit, p.36.
3
Moessinger, Pierre, op.cit, p. 91.
2
60
L’interaction entre le “Moi individuel“ et “le Moi social“ contribue alors à une vraie
conception de l’identité, car le « Moi individuel » ne peut plus se dissocier du social, car
malgré les divergences, les deux se complètent.
Nous nous permettons, donc de parler en ce sens, d’identité sociale et d’identité individuelle :
« L’identité sociale est la somme des relations d’inclusion et d’exclusion par
rapport aux sous-groupes constitutifs. »1
Il est à signaler qu’il existe un rapport conflictuel entre l’identité sociale et
l’identité individuelle dans la mesure où l’individu peut réagir selon deux manières : ou bien il
s’impose au sein de sa société et il l’influence, et il devient donc le chef, sinon il subit une
influence de la part d’autrui, et en ce cas, il s’efface complètement, et on assiste à ce que l’on
appelle l’aliénation, c’est-à-dire, l’appartenance obligatoire.
Cependant, il importe de préciser que malgré tous ces conflits, la conception complète de
l’identité ne peut se faire qu’à partir de la confrontation des deux entités : sociale et
individuelle, car l’homme est de nature sociale et il ne peut pas vivre isolément, ce qui
implique que l’individu tout seul ne peut guère agir. Selon Touraine l’individu acteur ne se
définit plus : « par sa place et ses fonctions dans la communauté, mais par les tensions, les
conflits, les transformations culturelles et les rapports sociaux qu’il gère. »2
Dans ce qui précède nous avons tenté de donner un aperçu général sur la
psychologie et la sociologie et leur rapport avec l’identité. Toutefois, nous précisons que notre
tentative de l’étude du concept de l’identité dans notre corpus sera centrée sur la crise
identitaire chez l’héroïne, et nous tenterons de montrer aussi que l’identité maghrébine est
conditionnée par plusieurs critères, comme le culturel qui intervient dans l’effervescence de la
crise identitaire dans ces pays qui vivent un véritable déchirement entre un passé hanté par
les blessures du colonialisme, et un présent séduit par les mirages de la modernité.
En effet, le thème de l’identité envahit les écrits des auteurs maghrébins, et il s’est
imposé de plus en plus, surtout, pour dénoncer le colonialisme qui, d’une façon ou d’une
autre, tentait d’aliéner ces populations colonisées. Le malaise dû à ces crises identitaires s’est
exprimé chez les auteurs, non pas par la honte et la timidité, mais par l’écriture et les mots, et
1
Altay, Manço, « De la psychologie sociale théorique et expérimentale à l’intervention socio-éducation »,
Institut de recherche, Formation et Action sur les Migrations : Art en ligne :
http://www.ifram.org/documents/Telechargements_5_HARMONIQUES_GEN_pdf ;
2
Touraine, Alain, Le Retour de l’acteur, Essai de sociologie, Paris, Fayard, 1984, p. 208.
61
surtout dans la langue de l’Autre afin de pouvoir faire entendre leurs voix troublées par des
consciences averties. La tentative d’écrire dans la langue de l’Autre semble être une preuve
incontestable d’un problème identitaire car les auteurs se sont retrouvés tiraillés entre deux
cultures radicalement contradictoires, et le choc identitaire se développe donc et devient en
quelque sorte un choc de cultures.
Dans l’Interdite, l’influence de la double culture de l’écrivaine a donné
naissance à un produit qui reflète à la fois une identité riche, mais aussi et surtout une identité
éclatée, vu la présence de plusieurs facteurs. Selon N. Toualbi :
« La situation acculturative est favorable à l’émergence du conflit identitaire,
car elle accentue les conditions de la crise, le sujet ou les groupes vivant en
permanence un « choc de cultures » qui rendent aléatoires les réajustements
intérieurs nécessaires en période d’instabilité socioculturelle. »1
Notre tentative de présentation du concept d’identité ne se fait pas dans le but d’étudier cette
notion en détails, mais pour pouvoir effectuer une étude où l’on peut mettre à nu l’éclatement
de l’identité de Sultana Medjahed, et où nous assistons à un amalgame des identités tentant
l’une
de régner sur l’autre. Notre tentative d’analyse se veut alors, simple et moins
compliquée tout en établissant le rapport entre la psychologie et la sociologie.
Le personnage principal de ce roman semble vivre un véritable déchirement, à cause de la
différence des cultures, et elle ne réussit pas malheureusement à concrétiser sa stabilité morale
et sociale, car les deux cultures auxquelles elle appartient sont radicalement contradictoires.
Nous tenterons donc de montrer comment Malika Mokeddem a éclaté l’identité de Sulatana
Medjahed pour manifester le malaise dont souffre cette femme.
L’identité de Sultana Medjahed ne peut pas donc se libérer, ni de l’Algérie archaïque, ni de la
France moderne.
1
Toualbi, Noureddine, op.cit, p. 20,21.
62
II-2. L’éclatement identitaire dans l’Interdite
La lecture de L’Interdite fait naître dans l’esprit du lecteur un véritable désir de
recherche, car elle l’incite implicitement à fournir des efforts interprétatifs afin de pouvoir
aboutir à la saisie du sens de l’histoire du roman.
De ce fait, il nous est strictement nécessaire de dire que L’Interdite est un roman particulier,
car au cours de sa lecture, nous pouvons assister à l’histoire de différentes phases de la vie de
Malika Mokeddem. En attribuant la narration à plusieurs personnages, à travers lesquels elle
braque la lumière sur une part particulière de son vécu, l’auteure fait de la structure du roman
dédoublant la narration qui, à son tour, est partagée entre un homme « Vincent » et une
femme « Sultana ».
De plus, au cours de la lecture de ce roman, nous découvrons au fur et à mesure,
les différents personnages auxquels l’auteure s’est identifiée. Cette même structure nous
rappelle celle de Cedjma de Kateb Yacine, cette fresque romanesque qui a suscité tant de
questionnements, et fut l’objet de recherche pour plusieurs auteurs et théoriciens.
Nous avons estimé qu’il y a un rapport de ressemblance entre les deux romans, ce qui nous
encouragée à étudier l’éclatement identitaire dans l’Interdite.
Cedjma est le roman de l’éclatement sans contestation qui décrit la réalité algérienne pendant
la guerre de libération, une réalité éclatée selon plusieurs données, mais qui réunit de belles
histoires d’amour.
Nous sentons, en lisant L’Interdite, une autre Cedjma, mais cette fois-ci qui décrit l’Algérie en
crise générée par l’injustice et l’ignorance. A vrai dire, les traces de Cedjma que nous le
voulions ou pas, sont évidentes dans l’Interdite. D’abord, le nom de Yacine, ensuite le tableau
qu’a dessiné cet homme, nommé l’Algérienne, et qui contient
en son centre une étoile.
Comme le sens de Nedjma signifie étoile, cela nous permet de dire une Nedjma dessinée par
Yacine :
« Moi, je reviens vers le mur. Je vois la fresque : une mer de flammes. Une mer
agitée. Là où les flammes déferlent, il s’en échappe un peu de fumée. Le ciel est
bouché .Une femme, de dos, marche sur les flammes, indemne. Elle laisse
derrière elle un sillage blanc et plat comme une route tracée dans la houle du feu.
On ne distingue d’elle que sa silhouette en ombre chinoise, enfumée. Yacine a
intitulé ce tableau « L’Algérienne ». Sa signature, en bas, a l’air arc-bouté, en
marge dans l’attente ou dans l’abandon. » (p. 48)
63
Ce tableau dessiné par Yacine est :
« L’immense fresque murale intitulée L’Algérienne, œuvre principale de Yacine,
qui est un hommage évident à l’œuvre magistrale de Kateb Yacine, Cedjma,
considérée comme la vision allégorique de l’histoire de l’Algérie »1
Par ailleurs, Sultana est, tout comme Nedjma, une femme particulière et
différente, elle aussi est aimée par trois hommes : Yacine, Salah et Vincent.
Après la mort de Yacine (l’amour du passé), Sultana s’est retrouvée en plein dilemme entre
deux hommes radicalement différents : Salah qui représente l’Algérie, et Vincent qui est le
porte-parole de la France.
Ce déchirement entre deux hommes ressemble exactement à celui qu’a vécu Nedjma en la
présence de quatre hommes amoureux d’elle :
« Cedjma, c’est un amour d’enfance, c’est la femme éternelle, c’est l’Algérie.
Cedjma, c’est l’obsession du passé, la quête de l’inaccessible, la résurrection
d’un peuple. Cedjma, c’est la femme-patrie. »2
Tout comme Cedjma, l’Interdite est aussi le roman de l’amour de l’enfance et l’amour du
présent, mais il est également l’espace de l’Algérie terrorisée par la peur et l’ignorance.
Si Nedjma est partagée entre l’amour de quatre hommes, symbole aussi de l’Algérie aimée et
entourée par ses quatre tendances politiques :
« Dans Cedjma, l’allégorie est présente non seulement comme vision du
monde mais aussi comme figure rhétorique. C’est le personnage de Cedjma
qui confère à la logique allégorique tout son poids. Lire Cedjma, c’est lire
l’Algérie. Cedjma est une personnification de la nation, son histoire et celle de
l’Algérie sont tissées du même fil. »3
L’Interdite est l’emblème fort de l’identité algérienne qui oscille entre la nostalgie des
traditions et l’amour de la modernité, mais elle signifie, tout comme Nedjma, l’inaccessible
femme, car Sultana a réussi à fuir les traditions et la séduction de la modernité mais aussi et
surtout celle des deux hommes : Vincent et Salah.
L’Interdite serait donc le roman qui correspond par excellence à la société algérienne en
crise, en permanente mutation.
1
Nicole, AasRouxparis, « Kateb Yacine, Perséphone, Livre de l'intranquillité », in Yolande-Aline. Helm,
(directeur),Malika Mokeddem. Envers et contre tout, Paris, Harmattan, 2000, p.160
2
Préface de Giltes Carpentier, Cedjma, la quatrième de couverture, Seuils, Paris, 1996.
Vigdis, OFTE, « Cation et genre dans Cedjma de Kateb Yacine ». Art en ligne :
http://www.limag.refer.org/Textes/Iti 27/Ofte.htm.
3
64
Nous assistons également dans ce roman à une présentation indicible de la
métamorphose de l’identité au sein d’une société en crise, comme la société algérienne
pendant la décennie noire, celle des années 90. La conception de l’identité ne peut guère être
faite isolément du contexte sociopolitique du pays auquel se réfère l’histoire, car selon N
Toualbi :
« La crise identitaire, on y reviendra, définit diverses situations individuelles
et de groupe qui en dehors de tout déterminisme pathogène provoque une
confusion dans les limites subjectives du moi en altérant le sentiment d’unité et
de continuité qu’une personne en situation normale éprouve habituellement
vis-à-vis d’elle-même et du monde qui l’entoure. »1
L’Interdite est le roman qui reflète, le mieux, les problèmes qui assiègent
l’identité du citoyen algérien qui, après la guerre de la libération, quitte son pays et part en
France pour améliorer sa vie, en gardant en lui des sentiments de nostalgie pour son pays. Cet
exil accompagné de nostalgie amère a crée chez lui des sentiments conflictuels et
insoutenables, c’est ainsi que nous nous permettons de parler de l’identité éclatée, une identité
qui manifeste un côté maladif chez l’être humain.
Sultana est à l’instar de ces Algériens déchirés entre « ici et là bas. ».Malika Mokeddem a su
infiniment montrer cet éclatement dont elle souffre, en faisant appel à plusieurs personnages
du roman. Nous
tenterons progressivement de mettre en exergue les aspects de cet
éclatement.
II-2-1-Sultana Medjahed, la porte parole de l’éclatement
II-2-1-1-Sultana : la femme/la patrie
Sultana Medjahed est une femme algérienne de culture arabo-musulmane qui a
vécu une enfance difficile vu l’histoire particulière de sa famille, et la façon dont la relation de
ses parents s’est détruite.
Elle ne s’est jamais contentée de la situation de la femme en Algérie, notamment, dans un
village comme le sien, pour cela, elle a quitté au préalable Ain Nekhla, pour Oran, où elle a
fait les premiers pas vers l’émancipation de la femme :
1
Toualbi, Noureddine, op-cit, p. 20.
65
« A Oran, j’avais appris à hurler. A Oran, je me tenais toujours cabrée pour
parer aux attaques. L’anonymat dans de grandes villes étrangères a émoussé
mes colères, modéré mes ripostes. » (p. 17)
Cette émancipation oranaise était aux yeux de Sultana Medjahed une liberté mutilée, et afin
de la perfectionner, elle décida finalement de quitter les lieux, et de partir en France, le lieu
emblématique de la liberté et de la connaissance de l’inconnu.
Cette situation partagée entre l’Algérie et la France aurait, en ce sens, des conséquences à la
fois positives et négatives. Le déchirement entre deux espaces radicalement contradictoires a
fait naître une nouvelle Sultana, ou plus précisément, une Sultana fragmentée, éclatée : « Je
me ferme sur l’instant. Un instant dont je l’exclus. Je m’enroule avec prudence sur mes
Sultana dissidentes, différentes. » (p.14)
Cet éclatement est à vrai dire, dû à plusieurs raisons, entre autres : en vivant
dans son village natal, Sultana Medjahed a appris certainement quelques comportements
relatifs aux femmes de ce milieu traditionnel tels que : la pudeur, le respect de l’homme, etc.
En parlant toujours de Sulatna éclatée, elle dit :
« L’une n’est qu’émotions, sensualité hypertrophiée. Elle a la volupté
douloureuse, et des salves de sanglots lézardent son rire. Tragédienne ayant
tant usé du chagrin, qu’il se déchire aux premiers assauts du désir. Désir
inassouvi. Envie impuissante. Si je lui laissais libre cours, elle m’anéantirait.
Pour l’heure, elle s’adonne à son occupation favorite : l’ambiguïté. Elle joue
au balancier entre peine et plaisir. » (P.14.)
Cette première Sultana reflète la facette faible chez Sultana Medjahed, car elle considère les
émotions, et les sentiments comme étant une source indéniable de chagrin et de manque de la
quiétude morale. Aux yeux de Sultana, l’amour n’est qu’une sensation qui contribue à
l’affaiblissement de l’individu, et il constitue un risque majeur sur le sort de la femme.
Cependant, en cette Sultana ambiguë et remplie d’émotions et de chagrins, il y a aussi la
femme forte, ambitieuse qui tend vers un futur clair, et qui lutte selon les aspirations d’une
femme récalcitrante, libre, mais aussi et surtout folle. Elle est folle, car ses réactions sont aux
yeux des siens des actes manqués, classés dans le rang de la folie, comme à titre d’exemple :
rester toute seule avec un homme, boire du whisky, etc. Sultana se permet de faire ce qui lui
convient afin de satisfaire les besoins les plus profonds de sa personnalité :
« L’autre Sultana n’est qu’une volonté. Une volonté démoniaque. Un curieux
mélange de folie et de raison, avec un zeste de dérision et le fer de la
66
provocation en permanence dressé. Une furie qui exploite tout, sournoisement
ou avec ostentation, à commencer par la faiblesse de l’autre. Elle ne me
réjouit, parfois, que pour me terrifier davantage. Raide de vigilance, elle me
scrute froidement le paysage et, de son aiguillon, me tient en respect. »
(P.14/15.)
Sultana la volontaire est la femme qui peut parcourir tous les risques qu’elle rencontre, car
elle a le libre pouvoir de dire oui, et de dire non. Est-ce possible d’avoir au même temps deux
identités contradictoires ?
Parmi les qualités qui ont fait de Sultana une femme particulière c’est sa
personnalité forte ainsi que sa face démoniaque qui reflète un aspect maladif chez cette
femme. Afin de se guérir et d’assembler ses « moi dispersés », Sultana a besoin de la présence
d’une source d’assurance et de soutien. Son retour en Algérie à la recherche de Yacine
exprime l’importance de la présence de l’Autre dans sa vie pour qu’elle se sente unie, car
l’oscillation entre la force et la faiblesse, entre la rébellion et la soumission, crée en elle un
véritable malaise identitaire.
L’inquiétude continuelle de Sultana à cause de l’existence des esprits alarmistes dans son
village, et son désir de réajuster le monde qui l’entoure et de le ré-unir, sont les causes
principales d’être déchirée entre deux identités contradictoires.
Sultana fuit cette réalité amère en faisant appel à l’imagination et à la rêverie pour calmer ces
sensations rebelles qui la hantent. En discutant avec Salah, Sultana s’interroge :
« Une femme d’excès ? Le sentiment du néant serait-il un excès ? Je suis plutôt
dans l’entre-deux, sur une ligne de fracture, dans toutes les ruptures. Entre la
modestie et le dédain qui lamine mes rébellions. Entre la tension du refus et la
dispersion que procurent les libertés. Entre l’aliénation de l’angoisse et
l’évasion par le rêve et l’imagination. Dans un entre-deux qui cherche ses
jonctions entre le Sud et le Cord, ses repères dans deux cultures. » (P.47).
Sultana vit un véritable désert intérieur, car elle oscille entre deux rives
totalement différentes, chose qui fait naître en elle une angoisse sans précédent, elle tente
alors à travers ses idées d’anéantir tout ce qui est en rapport avec l’Algérie traditionnelle dont
le but est d’étouffer les femmes, de les marginaliser, pour les transformer en êtres sans
consistance et sans utilité, et parfois même en source de honte. Elle voudrait aussi être un pont
entre la tradition et la modernité, car elle tente de réunir tout ce qui est positif, mais ce
67
déchirement entre la culture occidentale et la culture orientale lui fait perdre sa stabilité au
point qu’elle ne peut pas prendre une décision définitive, Sultana est en ce sens partagée entre
la séduction de l’Occident et la nostalgie de son pays d’origine. Le rêve devient donc un
refuge, et un moyen efficace pour fuir les maux, et trouver une solution ne serait-ce que
momentanément.
Selon Jung :
« La fonction générale des rêves est d’essayer de rétablir notre équilibre
psychologique à l’aide d’un matériel onirique qui, d’une façon subtile,
reconstitue l’équilibre total de notre psychisme tout entier. C’est ce que
j’appelle la fonction complémentaire (ou compensatoire) des rêves dans notre
constitution psychique. »1
La mise en relief de cet aspect éclaté chez Sultana Mejdahed nous permet de
comprendre toutes ces femmes algériennes qui optent pour la France afin d’améliorer leur
niveau de vie, et qui se retrouvent contraintes d’y vivre et d’en apprendre les coutumes. De ce
fait, elles perdent leur culture d’origine, et elles manifestent une incompétence à la maitrise
de la culture de l’Autre, et elles aboutissent en ce sens à un état d’acculturation, car comme
l’affirme Eric Dupin :
« L’effacement des repères traditionnels laisse souvent la place à l’angoisse
sociale générée par une indétermination identitaire. Le cas des « jeunes issus
de l’immigration », pour reprendre une périphrase en vogue, ou des « Beurs »,
autre passe-passe linguistique, et symptomatique de ce déchirement entre
identités contradictoires et amputées. »2
Sultana est l’emblème aussi de l’Algérien qui se perd au sein d’un milieu qui ne prend pas en
considération les Arabes, et qui les sous-estime. Cette réalité concerne tout Algérien qui ne
peut guère s’imposer au sein de ce milieu, et où il ne peut rien changer. Nous pouvons parler
donc de la dépersonnalisation. En parlant des vraies femmes algériennes, Sultana dit :
« Et puis, les “vraies Algériennes“ n’ont pas de problèmes avec leur être.
Elles sont entières. Moi, je suis multiple et écartelée, depuis l’enfance. Avec
l’âge et l’exil, cela n’a fait que s’aggraver. Maintenant en France, je ne suis ni
algérienne, ni maghrébine. Je suis une Arabe. Autant dire, rien. » (p.131).
1
2
Jung, Carles-Gustave, L’Homme et Ses Symboles, Paris, Robert Laffont, 1964, p.49.
Dupin, Eric, « L’Hystérie identitaire », Art en ligne : www.géocities .com/éridupin/idintro.html.
68
Sultana comme tous les Algériens qui vivent à l’étranger, elle souffre d’un malaise intérieur à
cause de l’exil, du regard méprisant des Français, et de leurs réactions d’ingratitude à l’égard
des Algériens. En présence d’une telle réalité, Sultana ne se considère plus comme les
femmes de son pays, car elle se sent incomplète et déstabilisée, et pour cela elle est rentrée
dans son pays afin de récupérer la part perdue en elle, mais l’état de confusion qui submerge
son esprit l’empêche de repérer les véritables raisons de ce retour, qui semble être effectué
pour toutes les femmes algériennes dont l’identité est en crise :
« - A vrai dire, j’ignore encore la ou les raisons exactes de mon retour. Tout est
si imbriqué, confus dans ma tête .Et puis tu sais, le désert liberté, évasion,
retrouvailles avec soi-même…ce sont là des bagages de touriste. J’en ai
d’autres. Hélas bien différentes et qui risquent de te décevoir. Crois-tu que je
sois représentative des gens d’ici ? » (p.123).
Sultana a laissé une part importante qui appartient au désert, l’espace de la liberté, ceci dit, la
liberté qu’elle a connue ailleurs, demeure à ses yeux incomplète, et elle reconnaît que :
« Je commence à me dire que Yacine et même sa mort n’ont été que des
prétextes. Qu’es-tu venue chercher ici ? »p 133.
Les projets de Sultana Medjahed ne peuvent plus se réduire à la simple
recherche de l’Autre, car une femme si opiniâtre ne limite pas ses aspirations à la recherche
d’un homme.
En effet, Sultana tente sans issus, à travers ce retour, de régler tous ses problèmes qui sont
restés sans dénouement lors de son départ. L’image de sa souffrance pendant son enfance et
les mauvais souvenirs ont laissé de profondes cicatrices.
Le chagrin duquel elle souffre est en forte relation avec la situation du pays. L’instabilité que
connaît l’Algérie notamment pendant les années 90 lors de la propagation du terrorisme a
déstabilisé l’état psychique de Sultana, reflétant dans ce sens l’image d’une Algérie éclatée.
Elle dénonce les dirigeants du pays qui sont à l’origine de sa souffrance et de son malaise, car
ils ont ignoré les droits de la femme et ils les ont même marginalisées, et malgré son
éloignement elle n’a pas réussi à effacer les traces de l’injustice due à l’ignorance :
« Si l’Algérie s’était véritablement engagée dans la voie du progrès, si les
dirigeants s’étaient attelés à faire évoluer les mentalités, je me serais sans
doute apaisée. L’oubli me serait venu peu à peu. Mais l’actualité du pays et le
sort des femmes, ici, me replongent sans cesse dans mes drames passés,
m’enchaînent à toutes celles qu’on tyrannise. Les persécutions et les
69
humiliations
qu’elles
endurent
m’atteignent,
ravivent
mes
plaies.
L’éloignement n’atténue rien. La douleur est le plus fort lien entre les
humains. Plus fort que toutes les rancœurs. » (p.156)
L’état de Sultana n’est qu’une image en miniature de l’Algérie éclatée, et
partagée entre la douleur des évènements qui ont bouleversé sa quiétude et l’obscurantisme
qui y règne. Le rôle de Sultana dans l’Interdite ressemble à celui de Nedjma de Kateb Yacine
qui symbolise un pays en pleine crise, et la seule différence entre les deux : c’est que Nedjma
renvoie à l’Algérie éclatée pendant la guerre de libération, cependant, Sultana exprime celle
des années 90. Sultana invite donc tous les Algériens qui se sentent partagés à la nécessité de
se retrouver et d’aboutir à l’unification pour éliminer toute sorte de souffrance.
II-2-1-2- Samia ou Sultana aux yeux de la génération future
Dalila est l’une des filles algériennes parmi tant d’autres qui refusent la situation
actuelle du pays. Elle est influencée par l’histoire de Sultana Medjahed que les habitants du
village n’ont pas oubliée malgré les années qui se sont écoulées. Dalila vénère Sultana au
point de l’imaginer mais en lui accordant un autre nom : Samia, et en la considérant sa sœur.
Samia n’existe, donc que dans les rêves de Dalila qui lui a fait un portrait fondé sur sa
persévérance de changer le sort de toutes les femmes algériennes. En parlant de Samia, Dalila
dit :
« Elle aime pas obéir et elle veut pas se marier. Ils ont trouvé beaucoup de
maris. Mais elle, elle dit toujours non. Elle fait toujours des études, maintenant
dans Lafrance. Et après elle veut plus venir. Elle est pas venue … » (p.36.)
Samia n’est qu’une Sultana qui vit dans l’esprit de cette enfant. A travers son retour, Sultana
Medjahed tente de sensibiliser les esprits et d’éliminer l’image stéréotypée qu’ils ont de la
femme qui défend ses convictions, et elle veut leur démontrer que la recherche de la liberté ne
peut guère se réduire à une idée arriérée. Au cours de sa discussion avec Sultana, Dalila lui
dit :
« -Con ! Con ! Fais pas ça ! Samia …elle n’existe pas.
- Comment ça, elle n’existe pas ?
70
- Samia, c’est qu’une sœur zyeutée dans mes rêves. C’est que toutes les filles qui
quittent l’Algérie, les gens en parlent tellement qu’elles viennent dans mes
rêves. Maintenant, c’est comme si que c’était un peu toi. » (p.178).
Sultana et Samia symbolisent toutes les femmes algériennes qui ont répudié la
société qui les affaiblit, et qui met limites à leurs droits.
Ce même passage nous révèle une autre réalité amère relative à la société algérienne. Le
départ de Sultana a soulevé tant de questions, et a présenté un sujet de discussion pour les
habitants de son village, surtout, pour ceux dont l’objectif principal est de critiquer les autres
et se mêler de leurs affaires, des gens qui ne s’occupent que de futilités, et qui ignorent des
questions extrêmement essentielles :
« Les hommes ici ne sont plus, ici, que restes de nomades, en vrac dans
l’immobilité sédentaire, privés de mémoire. » (p.83).
De plus, nous pouvons comprendre aussi que le départ de Sultana a laissé un
impact ineffaçable sur les filles de son village, telle que Dalila. Des filles qui représentent
l’avenir, et qui appréciaient Sultana, au point de la considérer leur idole. Ceci dit, la réaction
de Sultana n’est ni destructrice, ni négative, tout au contraire, elle contribue à l’éducation
morale de ces femmes qui souffrent de l’ignorance, car elle leurs apprend comment prendre
de positions, et comment peut on obtenir ses droits :
« Samia dit que le printemps du désert, c’est que le vent de sable. Elle dit que
les gens d’ici peuvent pas changer parce que, chaque année, le vent de sable
les enterre quand les autres vivent un nouveau printemps. Elle dit que les
hommes peuvent bien aimer les femmes et les filles là où y a jamais les fleurs
du printemps. » (p.98.)
La solution pour tous les problèmes qui existent en Algérie se base sur la réconciliation et
l’accord entre son peuple. Sultana, Samia, et toutes les Algériennes qui veulent dépasser le
seuil de l’obscurantisme et franchir la porte du développement doivent être considérées
comme étant une fierté, et un plaisir pour un pays qui a vécu toutes les formes de l’ignorance
depuis le colonialisme :
71
« L’individu en situation d’acculturation subit une dévalorisation par les
stéréotypes et préjugés négatifs induits par les rapports asymétriques entre la
société d’accueil et le groupe d’origine. »1
En introduisant le personnage de « Samia » dans l’histoire, et quoique sa
présence soit fictive car elle ne joue aucun rôle dans la narration, Malika Mokeddem expose
une problématique absolument urgente, en prenant à un certain moment, la parole au nom de
tous les Algériens. Cette problématique se résume ainsi: si les circonstances de la vie en
Algérie répondent aux besoins de son peuple, personne ne quittera l’Algérie pour endurer les
humiliations de l’Autre, et personne ne s’exposera aux malheurs de la solitude et de l’exil afin
d’assurer le minimum manquant dans son pays d’origine.
Malika Mokeddem invite donc l’Algérie à reprendre son souffle, et à aider ses enfants en leur
favorisant toutes les conditions pour qu’ils puissent donner tout ce qui est de leurs mieux.
L’itinéraire que suivent les femmes algériennes telles que Sultana, Samia,
Dalila, est un chemin qui leurs permet de mettre à nu leur désir de remettre en cause tout ce
qui se passe en Algérie. Ces femmes dont les esprits sont remplis de lumière se choisissent un
nouveau mode de lutte, une lutte avertie qui correspond à leur nature féminine. Elles ont opté
pour une lutte douce, en faisant appel à leurs plumes afin de traduire les peines de toutes les
femmes algériennes, et donner une belle image sur notre pays pour prouver aux ennemis que
l’Algérie est toujours forte malgré tous les problèmes, et qu’elle n’a jamais cessé de
progresser:
« Les femmes, ici, sont toutes des résistantes. Elles savent qu’elles ne peuvent
s’attaquer, de front, à une société injuste et monstrueuse dans sa quasi-totalité.
Alors elles ont pris les maquis du savoir, du travail et de l’autonomie
financière. Elles persévèrent dans l’ombre d’hommes qui stagnent et
désespèrent. Elles ne donnent pas dans la provocation inutile et dangereuse
comme toi. Elles feintent et se cachent pour ne pas être broyées, mais
continuent d’avancer. » (p.131)
La femme lance un défi à l’homme, et elle réussit à faire ce que lui n’a pas pu faire.
1
Carmel Camilleri, Jacqueline Costa Lascoux, Marie-Antoinelle Hily, Geneviève Vermes, Pluralités des
cultures et dynamiques identitaires, Paris, L’Harmattan, 2000, p.57.
72
Le recours à un autre personnage qui représente Sultana, celui de Samia, nous explique
également l’amertume dont souffrent tous les Algériens tiraillés entre le tourment du pays
natal, et le sentiment de la dépersonnalisation au sein du pays d’accueil où l’ingratitude règne,
car comme l’a déclaré Pierre Bourdieu :
« Comme Socrate selon Platon, l’immigré est atopos, sans lieu, déplacé,
inclassable. Rapprochement qui n’est pas là seulement pour ennoblir, par la
vertu de la référence. Ci citoyen, ni étranger, ni vraiment du côté du Même, ni
totalement du côté de l’Autre, il se situe en ce lieu « bâtard » dont parle aussi
Platon, à la frontière de l’être et du non-être social (…) Doublement absent,
au lieu d’origine et au lieu d’arrivée. »1
II-2-1-3-Dalila/Sultana en miniature
II-2-1-3-1-Dalila ou l’enfance consciente
La lecture de l’Interdite nous est particulière, car nous avons remarqué que
l’écrivaine a su intelligemment exposer les différentes étapes de sa vie en les éclatant selon
des personnages qui peuvent correspondre à cette visée. L’Interdite commence avec la scène
du retour de Sultana dans son village :
« Je suis née dans la seule impasse de Ksar »(P.11)
« Je n’aurais jamais cru pouvoir revenir dans cette région. Et pourtant, je n’en
suis jamais vraiment partie. » (P.11)
Malika Mokeddem a accordé une importance considérable à Sultana qui représente l’identité
de la femme algérienne qui revient en ayant une intention déterminée d’affronter les autres, et
de régler tous ses comptes avec ses ennemis, ainsi que tous les habitants de Ain Nekhla.
Cependant, cette identité forte demeure incomplète, car il est nécessaire de
connaître les origines de ces changements pour pouvoir distinguer l’ancienne Sultana de la
nouvelle. Au cours de l’histoire, ainsi qu’il a été déjà évoqué, nous apprenons que Sultana
Medjahed est revenue à Ain Nekhla afin d’assister aux funérailles de Yacine Meziane. Mais,
1
Bourdieu, Pierre « Préface à la double absence ». Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré
d’Abdelmalek SAYAD, Liber, Seuil, 1999. Préface en ligne : http://www.abdelmalek sayad.org/dossier
Hommages/Bourdieux Seuil.html.
73
le décès de Yacine n’est pas la seule raison du retour de Sultana, et il semble qu’il y en a
d’autres. Salah le copain de Yacine doute de la véritable raison de son retour et il lui dit :
« Je commence à me dire que Yacine et même sa mort n’ont été que des
prétextes. Qu’es-tu venue chercher ici ? Tu ne veux pas me révéler quel
contentieux tu as avec ce village ? » (p. 133)
Le désir de régler ses comptes avec toutes les personnes qui ont détruit sa famille, et qui ont
causé la peine et la souffrance à sa mère est la raison principale du retour de Sultana. Sultana
n’a, en effet, jamais oublié son enfance douloureuse, car elle a été contrainte de quitter son
village à cause de l’absence d’un milieu familial chaleureux. Cependant, cette enfance l’a
renforcée car elle a pris la décision de devenir forte afin de se venger de Bakkar et de toute sa
bande. Sultana revient donc, pour tous les enfants qui sont passés par le même itinéraire, pour
les sauver et être à leurs côtés, car elle voit en eux un avenir que l’on doit protéger. En
répondant à la question de Salah, Sultana a déclaré :
« Je voudrais revenir pour les Dalila et les Alilou, pour la quête des enfants
qu’il ne faut pas abandonner à la détresse ou la contamination. »(p.162)
L’enfance de Sultana s’avère d’une importance indéniable, pour cela l’auteure
l’a évoquée selon deux stratégie, l’une explicite et cela en s’identifiant à Dalila, la petite fille,
l’autre implicite, car Sultana en parlait dans un état d’inconscience.
Nous tenterons de dégager les traits de ressemblance entre Sultana et Dalila pour démontrer
que Dalila n’est que Sultana enfant. La reconnaissance de Dalila dans Sultana est évidente car
Malika Mokeddem s’est servi des ressemblances physiques entre les deux personnages afin
d’attirer l’attention du lecteur, Vincent qui a fait la rencontre de cette petite fille dit :
« Elle me sourit. Ceuf ans, dix ans, pas plus. Elle a des yeux sombres, longs et
obliques. Des cheveux frisés auréolent son fin minois ». (p.33).
Comme il connaît Sultana aussi, il s’est rendu compte qu’elle ressemble à la petite Dalila :
« Elle, elle est la seule femme. Mince, teint chocolat, cheveux café et frisés
comme ceux de Dalila, avec dans les yeux un mystère ardent. » (p.65)
La ressemblance entre Sultana et Dalila dépasse les traits physiques, car même leurs
caractères sont semblables.
Dalila est une fille particulière, une enfant différente par ses préoccupations et ses idées. Elle
aime la lecture tout comme Sultana Mejdahed. Parlant de l’absence de Yacine, Dalila dit :
74
« Je suis venue l’attendre ici, même le soir et même hier. Il est pas venu. Il devait
m’apporter un livre d’un Algérien de la France, un migré. Il a dit que c’est un
livre pour les enfants, de la France et d’ici. Il est pas venu. » (p.33)
Rares donc sont les filles comme Dalila qui s’intéressent à la lecture à cet âge, notamment ,au
sein d’un milieu dont l’objectif principal est d’apprendre à la fille comment elle doit mener
sa vie conjugale depuis son plus jeune âge. Cet amour de la lecture a permis à Dalila de se
développer, et d’avoir une nouvelle vision du monde. Cela nous rappelle Malika Mokeddem
qui, pendant les vacances d’été, dévorait les livres, comme elle l’a déclaré dans son roman
autobiographique : La Transe des Insoumis : « Le livre a été mon premier espace inviolable »1
Le milieu dans lequel vivait Dalila n’était guère favorable à l’amélioration de
ses pensées et au développement de son niveau culturel, pour cela, elle a sollicité son
enseignante Ouarda pour l’aider et la prendre en charge :
« -Oui, professeur. Je me suis louée chez elle. Je garde son bébé. Pas pour
l’argent, pour qu’elle m’apprenne. Je travaille beaucoup seule, aussi, et je lui
montre quand elle a du temps ». (P.36)
Autre point de ressemblance : Sultana a été prise en charge par le docteur Challes et sa
femme. Malika Mokeddem elle aussi a été prise en charge par le Dr Shalles à son tour,
comme l’a écrit dans son roman autobiographique Mes Hommes :
« Un autre homme important durant ces années-là, c’est le médecin de mon
village, le docteur Shalles. Il m’étonne, me captive, m’enthousiasme. »2
La maison de Ouarda présente pour Dalila un espace de liberté et de prise de position car,
chez cette femme, elle peut parler librement de sa sœur Samia l’interdite, à laquelle elle ne
peut même pas faire allusion chez elle. Cela nous permet de comparer cet espace
d’émancipation, à la France qui représente le refuge pour beaucoup d’Algériens qui y partent,
afin de réaliser leur liberté. Par ailleurs, la maison de Dalila où tout est interdit n’est qu’une
image en miniature de la société algérienne qui étouffe les aspirations des femmes et
ridiculisent leurs projets. Une société qui reflète l’Algérie des années 90, menacée par
l’intégrisme. Vincent qui tente d’avoir une idée sur la famille de cette fille, l’interroge :
« -Tu dis « c’est calme chez elle ». Est-ce qu’il y a beaucoup de bruit chez toi ?
-Oui, j’ai trop de frères. Ils font trop de bruit. Ils se dispute tout le temps. Ils me
disputent et ils disputent même ma mère. » (p.36)
1
2
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.52.
Mokeddem, Malika, Mes Hommes, op.cit, P.31
75
La maison de Dalila que nous avons comparée à la société algérienne est un espace
d’interdiction, un milieu qui limite le désir du progrès, et met fin aux esprits talentueux.
Dalila reflète une personnalité distinguée qui dépasse les futilités du quotidien, et
qui aboutit, au fil de ses lectures, à apprécier les sujets, et à poser des questions d’extrême
importance. Elle est l’emblème de l’esprit averti grâce au choix subtil de ses lectures :
« -Hum, je vois. Mais tu lis tout de même autre chose à l’école, non ?
-La lecture de l’école, c’est toujours l’histoire d’une petite fille sage et qui aide
bien sa maman alors que son frère, lui, il joue dehors. C’est tout ce que je veux
pas être, tout ce que je veux pas être. » (p.91)
A travers le choix de ses lectures, Dalila déclare sa rébellion, et ne veut pas réduire ses
ambitions aux préoccupations des femmes de son village, car pour elle, le rôle de la femme ne
peut plus se limiter à aider la mère et à obéir aux ordres de ses frères, non plus. La fille peut
jouer le même rôle que l’homme, et elle peut travailler à la maison, mais aussi et surtout
dehors. Elle veut attirer l’attention des filles sur cette réalité : que les femmes peuvent aller
au-delà de leur réalité actuelle, et qu’elles ont la possibilité de se développer, et de se libérer
du carcan de toutes les mentalités qui freinent leurs désirs.
Dalila, grâce à sa persévérance, a réussi à avoir une culture très riche qui est à l’origine de ses
pensées philosophiques, auxquelles les enfants de son âge ne songent pas. Son attachement à
la connaissance des figures littéraires l’approche de plus en plus de Sultana, elle dit à
Vincent :
« -Tu parles comme Lamartine il écrit ses récitations, coupe-t-elle sèchement.
A mon tour d’éclater de rire. Elle me fixe avec des yeux attisés par une
malice goguenarde.
-Tu lis Lamartine ?
-Oui. Ouarda, elle me fait apprendre Lamartine, Musset, Victor Hugo,
Senghor, Omar Khayyam, Imru’al-Qays et encore d’autres. » (p.141)
L’amour de la lecture, notamment des auteurs français, démontre que Dalila qui
symbolise la nouvelle génération possède un large esprit de tolérance. Elle est prête à accepter
la culture de l’Autre, et à ouvrir de nouvelles pistes pour assurer l’échange. Cela lui a permis
d’enrichir sa façon de concevoir les choses, et d’évoquer des problématiques significatives et
réfléchies. Dalila garde en son esprit les mots que répètent sa sœur Samia, tel que « zyeuter » ;
à travers lequel elle a mis en exergue une réalité en forte relation avec sa société :
76
« -Samia, elle dit ça. Elle dit, ici les gens regardent pas. Ils zyeutent. Ils ont leurs
yeux collés sur ta peau, collés sur toi jusqu’au sang, comme des sangsues,
comme des sauterelles, partout sur toi, même sous tes habits et même, ça fait
des boules dans ta poitrine. Ça te fait tromper les pieds pour te faire tomber. »
(p. 99).
Dalila a employé le mot « zyeuter » pour dénoncer le mauvais comportement des habitants de
son village dont la préoccupation principale est de surveiller les gens. Critiquer, ce caractère
négatif intrigue Dalila et fait naître en elle un véritable chagrin, mais il a nourri une forte
récalcitrante qui lutte depuis son jeune âge pour régulariser ce monde. Selon elle, cela ne
pourra pas avoir lieu que lorsque tous les hommes mourront, car ils sont la source de la
souffrance des femmes à cause de leurs complexes de s’affirmer en négligeant la liberté des
autres. Ayant constaté que la réalisation de son projet est pratiquement impossible, Dalila a
décidé de fuir sa maison, et de chercher sur les dunes un endroit stable pour calmer sa colère.
En parlant avec Sultana, Dalila l’envie pour sa liberté :
« -C’est pour ça que tu t’en fous, tu peux partir et revenir quand tu veux. Tu as
personne qui veut te marier bessif et t’empêcher d’étudier et de marcher et
trouver l’espace que tu veux. Pour que les filles puissent revenir, il faudrait,
peut-être, que tous les pères et tous les garçons soient morts. » (p.95)
Dalila n’est pas comme les enfants de son âge, car elle est consciente de la réalité
sociale de l’Algérie, et elle sait parfaitement que pour que sa société se développe, il faut
qu’il y ait une solidarité active entre les femmes. Dalila qui est en quête perpétuelle de son
évolution, et de celle de son village, symbolise une véritable identité en crise, car quand elle
apprend la mort de Yacine, elle ne voulait pas accepter cette réalité :
« Elle fait grève de tout, m’a-t-elle annoncé.
-Grève de tout ?
-De manger, d’aller à l’école, chez elle …
-Hier soir, quand nous lui avons appris la mort de Yacine, elle s’est écrasée sur
le sable. (…)
-Seule oui, sauvage non. Elle fuit un certain nombre de choses. Elle s’invente
un monde et s’y réfugie. » (p.77)
Pendant les années qu’il a vécues à Ain Nehkla, Yacine est parvenu à découvrir que Sultana a
vécu une enfance amère pleine de souffrances et qu’elle était injustement répudiée par sa
société. Il s’est rendu compte alors, que cela est la raison principale de l’éloignement de
77
Sultana et de son refus de s’unir à lui. Pour cela il s’est intéressé à Dalila, d’une part, car il la
considère comme une image en miniature de Sultana, et d’autre part, pour sensibiliser et
sauver une autre Sultana d’une décision qui pourrait menacer son avenir. Salah, son ami a
affirmé à Sultana :
« -Est-ce que tu parviens à raconter ton enfance, maintenant ?
-Con.
- Yacine s’est établi ici pour peindre le désert et essayer de te faire revenir. Il
disait « guérir ». Je crois qu’il a fini par découvrir des choses sur ton passé. »
(P.47)
Ceci prouve que l’enfance de Sultana laisse des traces indélébiles sur sa personnalité, car elle
n’ose pas en parler librement.
La ressemblance entre Sultana et Dalila a incité Yacine à prendre cette fille en
charge, et à l’aimer pour combler le vide qu’a laissé l’absence de Sultana, et il voulait aussi la
protéger de toutes les mentalités ténébreuses. Pour cela, il lui a appris le goût de la vie, et il a
encouragé en elle le désir de la recherche ainsi que la découverte de l’Autre. Il a dessiné son
portrait d’enfant afin de se remémorer l’image de Sultana pendant son enfance :
« …Seul dans un coin, le portrait d’une fillette(…) Dans la nuit de ses cheveux
piquée une minuscule étoile, comme un voyant allumé par le songe qui la
consume. » (p.53).
Mais Il a dessiné aussi un autre tableau où il a exploité toutes ses possibilités pour décrire
« l’Algérienne », la femme algérienne dans sa globalité, en pleine quête de l’impossible, la
femme au sein de l’Algérie éclatée, pleine de feu qui est du à la fois, aux traditions et à la
propagation de la violence dans son pays qui n’a pas encore oublié la souffrance du
colonialisme. A travers ce tableau consacré à la femme algérienne, Yacine évoque une réalité
sociale évidente en Algérie. Toutes les femmes algériennes ont contribué à la lutte pour la
libération et le progrès de leurs pays, chacune à sa façon, et grâce à elles, le chemin de
l’avenir s’est éclairé pour les nouvelles générations, Sultana qui est la première femme
concernée par ce tableau le décrit avec une précision extrême :
« Moi, je reviens vers le mur. Je vois la fresque : une mer de flammes. Une mer
agitée. Là où les flammes déferlent, il s’en échappe un peu de fumée. Le ciel
est bouché. Une femme, de dos, marche sur les flammes, indemne. Elle laisse
derrière elle un sillage blanc et plat comme une route tracée dans la houle du
feu. On ne distingue d’elle que sa silhouette en ombre chinoise, enfumée.
78
Yacine a intitulé ce tableau « L’Algérienne ». Sa signature, en bas, a l’air arcbouté, en marge dans l’attente ou dans l’abandon. » (p.48)
La femme algérienne, malgré toutes les contraintes et les peines qui l’entourent,
a réussi à tracer un chemin clair, et elle est apte à laisser un impact sur les autres, et même
changer leur conception de la vie.
Vers la fin de l’histoire, c’est cette petite fille Dalila qui garde chez elle les tableaux de
Yacine et son matériel de dessin, car elle représente la nouvelle génération qui continuera ce
que Yacine a déjà commencé, et elle peut être la nouvelle Sultana guérie des malaises de
l’enfance. Sultana a assumé la responsabilité d’apporter le matériel, comme si elle laissait la
relève à Dalila qui poursuivra son chemin :
« Le portrait de Dalila et le matériel de dessin et de peinture, je veux les
donner à celle-ci » (p.176).
La maison de Dalila est le milieu emblématique pour préserver ce trésor :
« -Les tableaux !hurle Salah qui s’élance.
Je le retiens par le bras :
-Ce bouge pas. Ils sont en lieu sûr. » (p.179).
II-2-1-3-2- Sultana, l’enfance inconsciente
Si l’enfance de Dalila a été clairement racontée avec le maximum de détails,
celle de Sultana est demeurée dissimulée, car elle représentait de sombres souvenirs :
« Je n’aurais jamais dû revisiter ces lieux du passé. La petite fille que j’ai été
est toujours là avec les ombres d’autres enfants de sort similaire. La
souffrance les a vampirisés, a grandi à leur place en défigurant l’endroit. »
(P.25/26).
Sultana vit donc tout au long de l’histoire un état de refoulement, et elle tente de cacher cette
phase essentielle de son vécu, dont elle ne veut même pas parler à Salah l’ami intime de
Yacine quand il lui pose la question :
« Est-ce tu parviens à raconter ton enfance, maintenant ?
-Con » (p.47).
A cet âge Sultana n’est guère capable de se remémorer les moments difficiles de son vécu.
Selon Freud :
79
« Ce n’est qu’en découvrant ces évènements de l’enfance que l’on peut
expliquer la sensibilité à l’égard des traumatismes ultérieurs. »1
Ce qu’elle a pu évoquer de son enfance, ne sont que les souvenirs brillants qu’elle a vécus
avec le Dr Challes et sa femme, qui l’ont prise en charge et chez qui elle a établi le premier
contact avec la culture occidentale. Chez eux également, elle a appris à aimer la lecture, tout
comme Dalila, et s’est préparée à son futur métier, la médecine, car ils l’ont aidée à se réaliser
:
« Un autre homme, Paul Challes, me vient de loin.(…)Adolescente, j’ai eu la
chance d’avoir un médecin mélomane et poète.(…)Durant mes vacances,
durant mes instants libres ou noirs, j’allais vers eux, sa femme et lui.(…)Je me
réfugiais auprès de Paul. Je rédigeais des ordonnances sous sa dictée. Je
faisais des pansements sur ses indications. (.. )
Souvent aussi, Paul Challes nous lisait des poèmes : Rilke, Rimbaud, Cerval
Saint-John Perse. » (P.44)
Cet homme et sa femme ont réussi à sauver Sultana du malheur qui la menaçait,
et ils l’ont aidée à surmonter les maux de la solitude surtout après la mort de ses parents.
Sultana est tout comme Dalila, elle aimait la lecture des romans et les poèmes depuis son
enfance, et le rôle qu’a joué Dr Challes est le même que celui qu’a joué Ouarda dans la vie de
Dalila. De plus, Yacine Meziane qui a tant admiré Dalila, a aussi vénéré Sultana, il l’a aimée
jusqu’à la dernière minute de sa vie :
« -Ah ! C’est bien, c’est bien. Je suis content que vous soyez là, madame. Je
suis l’infirmier. Je crois que dans sa mort le docteur Meziane sera heureux de
vous savoir là. Il n’avait plus de famille. » (p.23).
Sultana n’a pu parler que des souvenirs positifs de son enfance, mais cela
n’empêche pas qu’elle a souffert d’une longue série d’évènements douloureux, et elle les a
tous refoulés en croyant qu’elle pouvait se sentir tranquille.
Selon Freud :
« L’acceptation du désir inconciliable ou la prolongation du conflit auraient
provoqué un malaise intense ; le refoulement épargne ce malaise, il apparaît
ainsi comme un moyen de protéger la personne psychique. »2
1
Freud, Sigmund, Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot et Rivages, 2001, p.59
Ibid, p.32.
2
80
Quand Sultana a fréquenté les gens de son village pendant qu’elle remplaçait Yacine, elle a
constaté que les mentalités n’ont pas évolué, et elle s’est rendu compte que les causes de son
départ sont valables et fondées sur des raisons solides. Sultana n’est parvenue à dévoiler les
moments difficiles de son enfance que lorsqu’elle est entrée dans un état d’hallucination. Elle
raconte les détails de la dispute de ses parents :
« -Où étais-tu ?
» Elle est passée sans répondre. Il m’a donné les grenades qu’il avait en main et
il l’a suivie.
» -Où étais-tu ?
»Elle ne disait rien. Elle s’affairait.
» -Où étais-tu ?
» A force d’élever le ton, il s’est mis à hurler.
» -Où étais-tu ?! Où étais-tu ?!
»Elle s’est retournée vers lui, excédé :
»-Qu’est-ce qu’on t’a encore raconté ? Ce comprends-tu pas qu’ils essaient de
t’empoisonner la vie ? Avec quel voisin j’étais cette fois ?
» Il s’est jeté sur elle. Ils se sont battus. Coups de poing, griffes, vociférations
…Tout à coup, ma mère est tombée, la tête sur la meule en pierre. Elle ne
bougeait plus. Il s’est abattu sur elle : « Aicha ! Aicha ! Aicha ! » » (p.152).
Cette femme, dont les aspirations dépassent les futilités des mentalités arriérées, est en réalité
la victime d’une dispute conjugale, à cause du doute aveugle, et des réalités fondées sur les
mensonges, car son père a tué sa mère rien que parce qu’il a douté qu’elle le trahit avec un
autre homme. Ceux de son village ont réussi à faire éclater une famille remplie d’amour et de
concertation à cause de leurs mensonges et de leur curiosité maladive :
« Je n’ai rien oublié. Ci cette curiosité qui cingle. Ci cette ingérence qui
s’arroge tous les droits » (p.14)
Son père a tué sa mère, et il a fait naître en sa fille une peur panique, mais aussi
et surtout une volonté de se venger de ceux qui ont causé le malheur de sa famille.
C’est pendant cette enfance aussi que Sultana a perdu définitivement toute sa famille, mais
aussi et surtout tous ses repères, et qu’elle s’est retrouvée perdue. Pour cela, elle a décidé de
chercher la stabilisation et la liberté loin de son village.
81
Ce n’est qu’en rêve que Sultana a pu conquérir sa liberté, et avoir la possibilité de se défouler,
et de s’extérioriser, selon Freud :
« Le « contenu manifeste du rêve »peut donc être considéré comme la
réalisation déguisée de désirs refoulés. »1
Le rêve devient pour elle, pour Dalila ainsi que pour toutes les femmes algériennes, le seul
refuge pour pouvoir concrétiser ce à quoi elles aspirent. Dalila lui assure :
« -Tu sais, les gens d’ici, ils sont tellement pauvres qu’ils gardent jamais trois
sous pour des plaisirs. Ils les gardent rien que pour les enterrements et les
catastrophes. Les filles, elles font pareil avec les rêves et les mensonges. C’est
rien que pour réparer les trous de la vie. » (P.178))
Dalila, cette petite fille qui s’est inventée une sœur imaginaire Samia, et qui est
arrivée à la retrouver à travers Sultana, veut être elle aussi une autre Sultana, une femme qui
peut lutter contre tous les malheurs sociaux grâce à ses études et à sa persévérance :
« -La petite Dalila est, elle aussi, déjà un être de solitude. Cependant, je suis sûr
qu’elle, elle doit pouvoir s’identifier à toi. » (P.123/124)
II-2-1-4- Sultana / la femme homme
Nous avons tenté à travers ce qui précède de démontrer que la personnalité de
Sultana Medjahed révèle un côté maladif et une identité en crise. Cette femme cernée par un
milieu défavorable essaye de changer son destin, et posséder une nouvelle ainsi qu’une bonne
situation, mais cela lui a causé beaucoup de peines, car le même milieu a eu toujours un
regard dévalorisant pour la femme qu’il considère comme un être faible. Sultana tente donc, à
travers son comportement au sein de ce village, d’imiter les hommes inconsciemment afin de
satisfaire une part maladive en elle. Et crier à haute voix : « Me voilà, je suis là… ». Elle fait
de son mieux afin de leur faire entendre sa voix de rébellion, du refus. Sultana veut agresser
sa société, mais cette fois-ci à sa façon, pour cela elle fait tout ce qui leur parait étrange, et
elle a même provoqué les intégristes de son village qu’elle a nommés « ceux de FIS ».
1
Ibid, p.49.
82
Avoir assisté aux funérailles de Yacine était le premier acte par lequel Sultana a
attiré la colère de ceux de FIS, et c’était le déclic pour qu’elle soit poursuivie partout :
« Cous suivons, Khaled, Salah et moi. Dans le groupe de tête, un homme se
retourne plusieurs fois. Le feu de ses yeux est sans équivoque. Il finit par
rebrousser chemin et venir vers moi.
-C’est le maire me souffle Khaled.
- Madame, tu ne peux pas venir ! C’est interdit ! » (p.24).
Sultana a brisé les traditions, et elle a même déshonoré sa tribu car elle a osé assister aux
funérailles malgré toutes les interdictions. De plus, le fait d’occuper le poste de Yacine
explique la volonté de Sultana de démontrer à tout le monde qu’elle a une grande capacité à
supporter les peines de la vie, et à aller au-delà des difficultés tout comme les hommes. Au
cours de sa discussion avec Khaled et Salah concernant le poste de Yacine, Sultana a dit :
« -Tu as bien fait …Le poste de Yacine ?
-Tu ne vas pas faire ça ?
-Pourquoi pas ? Juste en attendant qu’il y ait un candidat. Et puis, j’ai envie de
rester quelques jours ici.
-Il peut s’écouler des mois et des mois, avant que…
-Ecoute, je vais y réfléchir.
-Con, non, pas ici. Tu ne t’imagines pas comme la vie est rude dans ce bout du
monde, même pour un homme. La mise au ban de tous ceux qui sortent du
conformisme est rapide, radicale et définitive.
-Figure-toi que je le sais !
Il me fixe, effaré, et finit par laisser tomber :
-Je te laisse prendre ta douche. Je vais préparer le déjeuner. » (p.56/57)
Nous sentons aussi un aspect masculin chez Sultana à travers sa façon d’agir et
de parler, ainsi que ses réactions qui révèlent la force et le courage d’affronter l’autre. La
scène de sa rencontre avec le maire qui voulait la renvoyer du logement de fonction, présente
parfaitement ce comportement, car Sultana s’en moquait, et elle ne lui a accordé aucune
importance :
« -Qu’est-ce que tu veux ?
-Je suis le maire !
-Il hurle « je suis le maire » comme un « garde à vous !».
Je pouffe franchement.
83
-Qu’est-ce que tu veux ? » (P.58)
Par ailleurs, boire du whisky, conduire une voiture, sortir la nuit, et passer des
nuits avec des hommes étrangers sous le même toit, sont des actes de provocation, car cette
société n’a pas l’habitude de trouver ce genre de comportements chez les femmes. En se
comportant ainsi, Sultana voulait exprimer son refus et sa rébellion face à cette société.
L’imitation de l’homme révèle chez Sultana une autre facette très importante, celle du
complexe d’infériorité imposé par son entourage :
« -Alors tu vas chez qui, à Ain Cekhla ?
-Chez personne.
-Il n’y a pas d’hôtel à Ain Cekhla. Comment peux-tu n’aller chez personne ?
Ici, même un homme ne peut pas aller « chez personne » ! Personne, ça
n’existe pas chez nous ! » (p.14)
Nous remarquons que même lorsque Sultana se présente, elle tente de se comparer aux
hommes:
« Yacine était comme moi, dis-je. Un être de rupture … » (p.50).
Ensuite, elle s’identifie à une figure littéraire qui a une renommée mondiale,
Ferdinand Pessoa, cela nous fournit deux informations cruciales relatives à Sultana. D’une
part, il s’agit d’une femme dont la culture dépasse son métier de médecin, une femme qui est
prête à écouter l’Autre, même s’il est d’une culture différente. D’autre part, Sultana a une
identité éclatée tout comme Fernando Pessoa, un éclatement lié aux contraintes
socioculturelles et à l’histoire des pays entre lesquels elle est tiraillée. Ces réactions reflètent
une identité instable, en pleine recherche, d’abord de Moi ensuite de l’Autre.
En effet, Sultana n’arrive pas à se reconnaître au sein d’un milieu où règnent les conflits liés
aux traditions, mais aussi et surtout en raison de propagation des idéologies menaçantes, elle
le reconnaît car elle se voit composée de plusieurs Sultana, et elle se compare à Fernando
Pessoa. En discutant avec Vincent :
« -Vous voilà bien sombre…et qui êtes-vous avec cette diversité ? Je devrais
peut-être dire adversité ?
-Adversité, oui. Qui suis-je avec une telle donne ? Je ne sais pas très bien.
C’est une sensation indéfinissable. Qui a dit que la peur de la folie était déjà la
folie ? Fernando Pessoa, je crois. Peut-être suis-je un peu là. D’où la fuite
dans plusieurs êtres entrecroisés » (p.105).
84
Nous avons tenté dans le chapitre précédent de prouver que Sultana Medjahed
et Malika Mokeddem représentent la même femme, pour cela une question nous a intriguée au
cours de cette analyse et qui nous a paru pertinente : pourquoi Malika Mokeddem a opté pour
l’identification à une figure littéraire masculine, Fernando Pessoa, et non pas pour une
femme ?
Ceci suppose que Sultana n’arrivait pas à effacer l’image de son père de son
inconscient, qu’elle le gardait toujours dans sa mémoire, car il a été le déclic pour la
naissance d’une véritable errance et une quête impossible pour se retrouver. En pleine crise
d’hallucination, Sultana parlait de la scène de la mort de sa mère tout en insistant que son père
en était la cause. La mort de la mère symbolise en effet, la mort de toute la famille, car aux
yeux de Sultana, la mère est le pilier. Notons que l’idée que le père est la source du chagrin
chez Malika Mokeddem est présente également dans ses deux romans autobiographiques : La
Transe des insoumis, et Mes Hommes, où elle a dénoncé carrément l’éducation de son père et
le mécontentement qu’elle éprouve à son égard :
« Mon père, mon premier homme, c’est par toi que j’ai appris à mesurer
l’amour à l’aune des blessures et des manques »1
L’écriture mokeddémienne, notamment dans l’Interdite, braque la lumière sur
des réalités sociales qui existent réellement dans la société algérienne, celles des filles qui
quittent leurs familles à la recherche de la liberté, mais elle démontre pour ainsi dire que cette
fuite n’est pas toujours positive, car les filles qui fuient leurs vies familiales ne sont pas
forcément des personnes averties, et en ce sens elles peuvent se créer des problèmes énormes.
Nous déchiffrons aussi un message d’importance indéniable que Malika Mokeddem passe en
filigrane et qui est une invitation à tous les hommes, notamment les pères afin de prendre
soin de leurs filles, et de leur accorder une attention intégrale ornée d’amour pour éviter un
malaise durable. Cela rapproche encore une fois Dalila de Sultana. Yacine qui a tant aimé
Dalila, la considérait aussi sa fille, et il voulait en quelque sorte guérir Sultana à travers elle,
car il s’est rendu compte que la souffrance de sa bien aimée est due à la souffrance causée par
un père qui a participé à la rendre malheureuse et à détruire son avenir.
1
Mokeddem, Malika, Mes Hommes, op cit, p.5
85
La scène dans laquelle Sultana entre en état d’hallucination, où elle avoue tout
ce qui concerne son enfance maladive et douloureuse, a eu lieu en présence des deux hommes
qui tentent de conquérir son cœur, cette même scène nous rappelle celle de la Répudiation, le
roman de Rachid Boudjedra. Quand Rachid (le personnage principal) s’est permis de parler en
pleine aisance de son enfance douloureuse c’était en la présence de sa maitresse Céline qui
lui a dit : « Parle-moi de ta mère »1
Céline joue le même rôle que Salah qui a demandé à Sultana de parler de son enfance. Cela
nous fait penser également à la cure psychanalytique, ou la talking cure, où le malade
s’allonge sur le divan en présence du psychologue, et qu’il s’extériorise jusqu’à parvenir, à
travers l’acte de la parole, à alléger la pesanteur de ses douleurs.
Si l’histoire de Rachid s’est terminée avec le départ de Céline, celle de Sultana
Medjahed s’achève dès que les femmes du village prennent une position, et que l’incendie a
détruit tout ce qui a rapport avec un passé archaïque.
Toutefois, la rencontre de Sultana avec les femmes de son village lui a permis de savoir que
son père l’a tant aimée, voire l’a vénérée, et que c’est grâce à lui qu’elle a acquis les
sentiments du courage et de volonté pour devenir supérieure. Ceci dit que le père de Sultana a
laissé un double impact sur son identité qui est à la fois forte et faible, et d’où des sentiments
d’instabilité envahissant sa vie.
Si Boudjedra s’est inspiré de l’histoire de sa mère pour produire son roman La Répudiation, et
si Malika Mokeddem avait pour déclic sa relation avec son père pour écrire Mes Hommes, et
La Transe des Insoumis, cela démontre que le rôle des parents a une influence remarquable
sur la production littéraire maghrébine de langue française.
Pour clore ce survol que nous avons consacré à l’identité éclatée de Sultana
Medjahed, nous devons préciser que si dans le premier chapitre nous avons tenté de
démontrer que Sultana est elle-même Malika, cela nous permet de dire que Dalila elle aussi,
elle n’est qu’une image en miniature de Malika Mokeddem.
1
Boudjedra, Rachid, La Répudiation, Paris, Denoël, 1969, p.16
86
II- 3- L’Interdite, ou le désert mythique
« La présence d'un élément mythique dans un texte sera
considéré comme essentiellement signifiante. Bien plus, c'est à
partir de lui que s'organisera l'analyse du texte. L'élément
mythique, même s'il est ténu, même s'il est latent, doit avoir un
pouvoir d'irradiation. »1
Le recours au mythe est une des stratégies fécondes qui participent à
l’enrichissement du texte littéraire, et qui incitent le lecteur à fournir des efforts interprétatifs
pour varier les sens du roman. Par ailleurs, le mythe est aussi une preuve tangible de la
compétence de l’auteur, qui non seulement produit un texte littéraire, mais qui réactualise en
même temps des données qui remontent à des siècles révolus. Chaque élément mythique
apporte aux textes littéraires des nouveautés malgré son caractère ancien :
« Le mythe littéraire ne se réduit pas à la simple survivance du mythe éthnoreligieux dans le domaine de la littérature. Il s’affirme plutôt comme une entité
nouvelle, née de la rencontre du mythe ancien et de l’écrivain moderne. »2
En effet, cette stratégie est fréquente chez Malika Mokeddem, car nous
pouvons lire dans son roman C’zid3 une belle histoire fondée sur le mythe d’Ulysse que
Christiane Chaulet Achour nomme « Ulysse au féminin »4.
La présence des éléments mythiques dans l’œuvre mokedémienne est une preuve indiscutable
de l’amour du passé et du traditionnel, et c’est une stratégie grâce à laquelle l’auteure
démontre que le problème ne se pose pas au niveau des traditions, mais au niveau de leur
conception et leur emploi par les autres. Mokeddem fait donc partie de ceux qui savent marier
deux univers radicalement contradictoires : l’ancien et le nouveau, dont elle a su
ingénieusement extraire la beauté et l’exception.
Nous tenterons dans l’analyse qui suit de mettre en exergue la symbolique de
trois mythes pour mieux analyser le roman. Premièrement : le déchirement de Sultana entre
1
Brunel, Pierre, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF Ecriture, 1992, p.82
Pamela, Antoine, Genova, André Gide dans le labyrinthe de la mytho textualité, USA, Purdue University
Press, 1995, p.9.
3
Mokeddem, Malika, Seuil, Paris, 2001.
4
Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem, Métissages, Blida, Tell, 2007, p.133.
2
87
deux rives différentes à travers la symbolique du grenadier. Ensuite, nous ferons appel à la
symbolique de la flûte de Pan ainsi qu’au mythe de l’androgyne spirituel afin d’appuyer le
besoin de l’union
Ce rend l’Interdite, de plus en plus, un roman riche et distingué aussi bien au niveau de la
thématique qu’au niveau des stratégies d’écriture, où l’auteure a su intelligemment investir ses
connaissances antérieures pour embellir et enrichir son texte littéraire.
II-3-1- Le déchirement à travers la symbolique du grenadier
L’écriture de Malika Mokeddem se veut distinguée, car dans chacun de ses romans,
l’auteure tente de rénover ses stratégies d’écriture en évoquant des thèmes en vogue traitant des
réalités en forte relation avec la société. Cette écrivaine ne se contente pas de raconter des
évènements authentiques et actuels, mais elle joue sur ses connaissances ainsi que sur sa
culture pour impliquer son lecteur et l’inviter à faire part de ses romans.
Ceci dit, Malika Mokeddem est l’emblème de l’écrivain averti qui mérite d’être
source de fierté : « Comme à chaque fois, j’ai été envahie par un sentiment de fierté et
d’effroi…, De fierté, c’est évident car, lorsque l’une de nous prend la plume, l’emprisonnement
se desserre, l’étreinte s’éloigne, les murs s’ouvrent, nous respirons, toutes, mieux »1. Cela est
une opinion parmi tant d’autres qui se sont inclinées devant la beauté et la spécificité de son
écriture.
Pour justement affirmer cette particularité, nous allons tenter de montrer comment Malika
Mokeddem a su présenter la réalité algérienne sous forme d’une image empruntée à la
mythologie grecque. Claude Lévi Strauss affirme que :
« Pendant des millénaires, le mythe a été un certain mode de construction
intellectuelle … »2
Sultana Medjahed est un exemple de toutes les femmes algériennes qui ont été
victimes de l’obscurantisme et des mentalités arriérées, mais elle est aussi un exemple très
1
2
Yoland-Aline .Helm,(directeur), Malika Mokeddem. Envers et contre tout, Paris, L’Harmattan, 2000, p.21.
Lévi-Strauss, Claude, « La voix compte plus que la parole », La quinzaine littéraire, 1 Août1978.
88
expressif de la lutte féminine en Algérie, ainsi que du refus des traditions accablantes. Malgré
la souffrance causée par sa société, Sultana n’a pas pu oublier ses origines, ni son amour.
La spécificité de l’intervention de Malika Mokeddem pour mettre en valeur cette réalité, réside
dans l’emploi d’une figure mythologique, que nous allons tenter de dégager pour établir les
liens de ressemblance qui unissent la réalité actuelle et la mythologie.
La figure mythologique qui jaillit dans ce roman est celle de Perséphone. Nous allons évoquer
ce mythe par le biais de la symbolique du grenadier. A vrai dire, ce qui a attiré notre attention
sur ce mythe est le fait de citer la grenade à maintes reprises, surtout que nous savons que
Malika Mokeddem est douée d’une culture antérieure riche. Notre recherche nous a menée à
découvrir que le grenadier symbolise le fruit de l’enfer mais aussi celui de la fécondité et de la
connaissance. Selon M Eliade :
« En somme, les mythes révèlent que le Monde, l’homme et la vie ont une
origine et une histoire surnaturelle et que cette histoire est significative,
précieuse et exemplaire. »1
Nous sommes en ce sens invitée de résumer en quoi consiste le mythe de
Perséphone.
Perséphone est la fille de Déméter la Déesse de l’agriculture, cette dernière voulait protéger sa
fille, pour cela, elle l’a élevée dans la forêt. Un jour, Déméter a accompagné sa fille dans la
forêt pour cueillir des fleurs; elle l’a laissée toute seule pour quelques instants, ce qui a facilité
le rapt de la jeune fille par son oncle Hadès qui l’épouse. Cette réalité amère a fait naître chez
Déméter un sentiment de vengeance effrayant, dont elle a informé le Dieu Zeus. Celui-ci a
tenté de réconcilier Déméter et Hadès, et trouver une solution efficace pour mettre fin à ce
problème. Il a donc envoyé un messager à Hadès, en lui demandant de rendre Perséphone à sa
mère afin de sauver la terre de la terreur de la faim que pourrait causer Déméter, la Déesse de
l’agriculture. Hadès accepte de se réconcilier avec Zeus à condition que Perséphone n’ait pas
mangé du fruit de l’enfer. Un jardinier affirme qu’il a vu Perséphone manger sept grains de
grenadier, et à partir de là, Zeus a décidé que Perséphone doit passer six mois en enfer, et six
mois sur la terre. Le printemps fait partie de la saison que Perséphone passe sur la terre.
« Un des jardiniers d'Hadès, du nom d'Ascalaphos, témoigna qu'il l'avait vu
cueillir une grenade et en manger sept grains. (…) Perséphone avait mangé la
nourriture des Enfers; elle devait y rester. »1
1
Eliade, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, rééd. Folio essais n° 100, 1995, p.33.
89
Malika Mokeddem a su réactualiser ce mythe pour parler de la réalité amère de
l’Algérie, mais aussi et surtout pour mettre au point son déchirement entre les deux rives :
L’Algérie et la France. Sultana avoue :
«Je n’aurais jamais cru pouvoir revenir dans cette région. Et pourtant, je n’en
suis jamais partie. J’ai seulement incorporé le désert et l’inconsolable dans
mon corps déplacé. Ils m’ont scindée » (p.11).
En effet, l’Algérie présentée dans l’histoire de ce roman coïncide avec des évènements qui en
font, aux yeux de plusieurs personnes, un enfer qu’il faut fuir tant qu’il est possible.
La grenade n’est évoquée symboliquement que pour faire allusion à l’enfer que vivent la
majorité des Algériens. Si Perséphone a été enlevée par Hadès, et qu’elle est revenue encore
une fois en enfer juste parce qu’elle a mangé sept grains de grenade « le fruit de l’enfer »,
Sultana Medjahed revient en Algérie en pleine contrainte pour l’amour du passé, et pour sauver
aussi toutes les femmes de son pays qui souffrent encore de l’injustice des esprits intégristes.
Sultana a goûté la grenade pour la première fois en Algérie. N’est-ce pas une allusion faite à la
réalité amère de son pays ? :
« Derrière lui, je découvre le jardin, ses palmiers, ses aloès qui surgissent du
sable. Ce grenadier là-bas…Je me rappelle que c’est Jeanne qui l’avait planté.
Pour moi. Maintenant, c’est un bel arbre, couvert de grenades or et sang. La
grenade est vraiment le plus beau des fruits. Au delà, l’oued et la palmeraie,
comme avant. » (p.50)
Le grenadier est intimement lié aux lieux. Dans cette même maison, Sultana a
appris beaucoup de choses avec le docteur Challes, mais elle a tant souffert aussi car ceux de
son village ne l’ont pas laissée tranquille, elle était à leurs yeux une femme indigne du fait
qu’elle vivait chez un homme étranger. L’emploi de « maintenant » suggère que la conception
du grenadier par Sultana change, car après avoir été l’emblème de la souffrance et la misère
tout comme il l’était pour Perséphone, après le retour, elle le conçoit différemment, étant donné
que sa présence dans ce même milieu se fait sans crainte, ni hésitation, au contraire, elle se
sent forte, et elle
est encore une fois en Algérie pour sauver toutes les femmes et les
sensibiliser, tout comme Perséphone qui est revenue de l’enfer pour mettre fin aux conflits
entre Déméter et Hadès.
1
http://mythologica.fr/grec/persephone.html
90
En effet, l’Algérie des années 90, celle des années noires menacée par le terrorisme et la peur a
un goût amer tout comme celui de la grenade, un goût décevant, comme le goût de la grenade
qui : « quand on la croque, ce mélange de liquide et de filaments qui laisse dans la bouche un
goût de l’interdit » (p.152)
L’Algérie qui, à la première vue, trompe au point où l’on pense que la modernité y règne et que
les visions du monde ont changé et que aussi les mentalités ont évolué, mais en y vivant on
découvre une toute autre réalité qui laisse sentir l’amertume et l’angoisse. Sultana décrit donc
la situation de l’Algérie en disant :
« Si l’Algérie s’était véritablement engagée dans la voie du progrès, si les
dirigeants s’étaient attelés à faire évoluer les mentalités, je me serais sans doute
apaisée. L’oubli me serait venu peu à peu. Mais l’actualité du pays et le sort des
femmes, ici, me replongent sans cesse dans mes drames passés, m’enchaînent à
toutes celles qu’on tyrannise. » (p.155.)
L’aventure de Sultana Medjahed n’a pas de limites et elle reste toujours déchirée entre
l’Algérie et la France. Ce va et vient entre ces deux pays lui fait perdre la tranquillité morale, et
elle entre dans un état d’angoisse sans fin :
« Je suis là simplement par inertie. Le feu de la nostalgie ne s’éprouve que dans
l’éloignement. Revenir, c’est tuer la nostalgie pour ne laisser que l’exil. »
(P.81).
L’évocation du grenadier dans ce roman appuie de plus en plus le malaise de
déchirement de Sultana Medjahed entre l’Algérie et la France, elle est en ce sens tiraillée entre
deux mondes radicalement contradictoires, mais entre lesquels s’établit un lien de
ressemblance dans la mesure où chacun trompe à sa manière. La prétendue modernité de
l’Algérie n’est qu’un leurre, car elle reste attachée aux traditions, au passé, et elle ne peut pas
se libérer de la pesanteur des mentalités arriérées. Ce passé, au lieu d’être une source de
richesse pour donner au présent un caractère spécifique, devient une raison de fuite et
d’éloignement. Si les gens continuent à faire les louanges aux fausses traditions, la violence ne
cessera jamais de se propager en Algérie. L’Algérie n’est donc pas seulement victime des
intégristes qui veulent diffuser une fausse conception de l’Islam, mais elle est également la
victime de ceux qui ont mal compris la modernité, et qui n’en ont retenu que les aspects
négatifs. Sultana en est consciente :
« Du reste, l’Algérie ou la France, qu’importe ! L’Algérie archaïque avec son
mensonge de modernité éventé ; l’Algérie hypocrite qui ne dupe plus personne,
91
qui voudrait se construire une vertu de façade en faisant endosser toutes ses
bévues, toutes ses erreurs, à une hypothétique « main de l’étranger » ; l’Algérie
de l’absurde, ses automutilations et sa schizophrénie ; l’Algérie qui chaque jour
se suicide, qu’importe. » (p.81).
L’Algérie n’est pas le seul pays qui baigne dans une modernité illusoire, la
France fait partie des pays qui propagent une modernité souillée de mensonges et de violence.
La France sait que les Africains, notamment les Arabes, souffrent à cause de l’ignorance, pour
cela elle a fait de la civilisation son alibi pour avoir accès aux Africains pour pouvoir les
dominer. La France a réussi à semer les grains de la violence au nom de la modernité.
Sultana n’est convaincue ni par la modernité algérienne, ni par la française, d’où émane un
malaise profond qui s’installe en elle.
« La France suffisante et zélée, qu’importe aussi. La France qui brandit au
monde la prostate de son président, truffe de son impériale démocratie ; la
France qui bombarde des enfants ici, qui offre une banane à un agonisant
d’Afrique, victime de la famine, là, et qui, attablée devant les écrans, se délecte
à le regarder mourir avec bonne conscience ; la France pontifiante, tantôt
Tartuffe, tantôt Machiavel, en habit d’humaniste, peu importe. » (p.81-82).
L’hypocrisie brise toutes les valeurs cédant la place aux intérêts. La modernité recherchée et
retrouvée donc ne peut plus guérir ce caractère maladif.
Sultana assume les responsabilités vis-à-vis des femmes de son pays, car elle tente de les
sensibiliser, et malgré son retour en France, elle leur a promis son soutien et son aide :
« Khaled, je repars demain. Dis aux femmes que même loin, je suis avec elles. »
(p.181)
La chance de vivre dans les deux rives, l’Algérie et la France, permet à Sultana, et
grâce à sa subtilité, de concevoir la modernité dans ses différentes facettes. D’une part, la
modernité vécue dans les pays sous-développés, présentés par l’Algérie, et d’autre part, la
modernité dans les pays développés présentés par la France.
Sultana décide en fin du compte de repartir en France. Son retour s’avère une tentative pour
concrétiser et perfectionner sa liberté.
Notons que le roman se termine par un incendie qui est certes dangereux et effrayant, mais qui
peut signifier également que tout va brûler et éliminer toutes les traces de la fausse modernité
et les traditions archaïques afin de céder la place à une nouvelle génération, celle du
92
développement et du progrès, la génération de la prise de conscience. Cette nouvelle génération
est solide car les femmes et les hommes se sont rendu compte que leur union est nécessaire.
Le retour de Sultana est fécond, car il a fait naître une véritable lutte féminine
contre les traditions qui ont tant accablé les femmes. Sultana , tout comme Perséphone, elle fait
tout ce qui est de son mieux pour rendre les gens heureux :
« Perséphone vole pour le profit des hommes, puisque sa remontée vers la surface
de la terre signifiera le réchauffement et le verdissement de celle-ci, le
renouveau printanier et, par ce biais, la fertilité »1
Par ailleurs, l’emploi de ce fruit a permis à Sultana ainsi qu’à Malika Mokeddem de mettre en
relief le sens de son nom, car en parlant de son père qui la traitait comme une reine, elle s’est
choisie le grenadier qui comme nous avons tenté de l’expliquer renvoie à une déesse, une
reine.
Son père avait confiance en elle, en son caractère qui reflétait une femme avertie au sens
parfait du terme, pour cela elle vaut à ses yeux tous les garçons du monde:
«Bande d’ignares, regardez-la bien ma fille, elle vaut plus que tous vos garçons
réunis ! » (p.174)
Sultana parle de son père en disant :
« -Il m’avait acheté des grenades. La grenade, le plus beau des fruits, le plus
royal. Une couronne de poupée sur un cuir vieil or, giclé d’écarlate. » (p.151)
Son père l’estimait tellement qu’il la traitait comme les reines, pour cela, il voulait la distinguer
de toutes les filles de son village. Malika Mokeddem fait allusion, par le biais de la symbolique
de la grenade, à une réalité cruciale relative à Sultana Medjahed et qui se résume en ce que
son père dès son enfance a deviné qu’elle aura un avenir plein de révoltes, de luttes, mais il a
deviné aussi que sa fille allait conquérir un statut très important grâce à son niveau intellectuel.
Sultana est tout comme Perséphone qui :
« Rejoint les innombrables héros civilisateurs qui, de par le monde, ont volé le
feu pour assurer la pérennité de ce monde et de la vie. »2
Sultana veut assurer la pérennité de la vie à Ain Nekhla grâce à la liberté et le savoir, qu’elle
veut propager.
1
2
Chevalier, Jean, et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont, 1995, P.485.
Ibid
93
Pour conclure ce point, nous précisons que le recours à la symbolique du
grenadier se fait dans l’intention d’évoquer différemment le thème du déchirement entre
l’Algérie et la France, qui est d’une présence permanente dans l’œuvre mokedémienne.
Pour cela, nous avons tenté de croiser le moderne avec l’ancien afin de prouver que les
rapports entre les deux peuvent apporter un intérêt indéniable tant l’esprit auquel il est fait
appel est averti, tout comme celui de Malika Mokeddem. Voilà un autre trait de ressemblance
entre Malika Mokeddem et Sultana Medjahed. La grenade ne signifie pas seulement dans ce
roman la souffrance et la douleur, mais elle est : « Le rêve d’une Algérie où toutes les petites
filles pourront mordre un jour à pleines dents dans les grenades, « le plus beau des fruits ». »1
II-3-2-La voix de l’unification : la symbolique de la flûte
L’Interdite est un roman qui a su peindre astucieusement la violence qui a régné
en Algérie pendant les années 90, mais il est également un espace incontestable où défilent de
belles histoires d’amour aussi troublantes les unes que les autres.
Après l’éclatement excessif de la violence dans toutes ses facettes, l’Algérie déchirée et
sanglante réclame une véritable union de son peuple afin de mettre fin à tous les malheurs.
Cette nécessité de s’unir pour changer le destin d’un pays frôlant le chaos est au centre de la
réflexion de Malika Mokeddem. Or, parler d’une telle réalité frappante chez Mokeddem ne
peut se faire sans l’intervention de son imaginaire poétique.
En effet, l’auteure a laissé libre cours à son imagination tout en puisant dans sa
culture antérieure, et a mis en scène une symbolique des instruments musicaux pour donner à
la fois envie de lire et d’écouter. Mais quel genre d’instrument pourrait bien servir à véhiculer
un appel désespéré de l’Algérie ? Et comment l’écrivaine peut-elle l’insérer à bon escient
dans la trame narrative?
L’instrument musical auquel Mokeddem a fait souvent appel dans son roman est la flûte :
« Un son de flûte, à peine audible, coule en moi. J’ai mis du temps à le
percevoir, à l’entendre. Ses reptations me gagnent, me prennent toute. Je ne
sais pas ce qu’il me dit. » (p.16)
1
Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem , Métissage, op.cit, p.33.
94
Au cours de la lecture du roman, nous avons remarqué que l’auteure insère des
passages où elle évoque la flûte, toutefois l’émergence de cet instrument dans la trame
narrative est un peu déroutante car le moment de la narration évoquant la flûte semble se
détacher des événements de l’histoire, et donne du coup au lecteur le sentiment d’une rupture
du récit. De ce fait, une question essentielle nous interpelle, surtout que les visées de l’auteure
semblent vagues : Que pourrait signifier la flûte à côté de son sens ordinaire ?
En partant de cette simple question, notre analyse nous a conduite à une signification clé qui
s’avère être nécessaire à l’enrichissement du sens du roman. La flûte symbolise en fait
l’unicité et elle noue un fort rapport avec la mythologie.
Notons que l’évocation de la flûte dans le cadre de la mythologie sera analysée
dans la présente étude du coté de la symbolique, autrement dit, notre tentative est d’expliciter
grâce au mythe quelques points essentiels dans le roman et non pas de parler de la réécriture
de ce mythe.
Pour mieux expliquer la raison qui nous a poussée à mettre en relief ce mythe,
il demeure nécessaire de donner au préalable une de ses versions, pour cela nous empruntons
à Richard Khaitzine son résumé :
« Pan séduisit de nombreuses nymphes: Écho, Euphèmé (le silence religieux),
laquelle engendra Crotos (le Sagittaire du Zodiaque). Un jour, Pan tenta de
violer Pitys (sapin) qui ne lui échappa que parce qu'elle fut métamorphosée en
pin. En souvenir d'elle, Pan porta par la suite une couronne tressée sur la tête.
Une autre fois, il poursuivit Syrinx (roseau), qui se transforma en roseau. Pan
coupa alors quelques roseaux, au hasard, et en fit une flûte. Son plus grand
succès fut d'avoir séduit Séléné (la Lune). Comme il avait dissimulé son
apparence de bouc et ses poils noirs sous une toison bien propre, Séléné ne le
reconnut pas. Elle accepta de monter sur son dos et ne lui résista pas lorsqu'il
voulut prendre son plaisir avec elle. Ce mythe se rapporte à une orgie qui se
déroulait en Grèce au début du mois de mai. Au cours de cette orgie, la jeune
reine de Mai montait sur le dos de son homme dressé, avant de célébrer avec
lui son mariage dans la forêt nouvelle. Sur un plan plus hermétique, ce mois de
95
mai est une indication concernant la période au cours de laquelle certains
travaux peuvent être entrepris. »1
En effet, tous les problèmes qui existent en Algérie, notamment ceux qui sont
relatifs à la relégation de la femme, sont dus pour la majorité, à l’injustice sociale qui favorise
l’homme en lui accordant plus de droits, ce qui rend le sort de la femme en forte dépendance
des décisions de l’homme qui a une autorité reconnue par la société ainsi que par les
traditions. La femme reste donc sous l’emprise de l’homme. Cependant, le cas de Sultana
Medjahed en quittant son village pour la première fois n’était plus le même, car elle, elle a
exprimé à haute voix son désagrément face aux futilités qui envahissent ce village, et elle a
déclaré à Bakkar qu’elle déteste :
« Toi et ceux de ta bande, vous êtes le pourri du pays. Moi je vais étudier et je
serai plus forte que toutes vos lâchetés et vos ignominies. » (p.171)
Elle le méprise non pas parce qu’il veut vraiment appliquer les traditions dans le village, mais
parce qu’il était une personne hypocrite. Bakkar aimait la mère de Sultana, mais elle, elle n’a
pas accepté son amour, ce l’a poussé à créer des problèmes à Sultana par la suite pour se
venger de sa mère. Les femmes du village qui ont assisté à cette scène étaient convaincues
que Sultana avait entièrement raison en réagissant de la sorte, cependant, elles ne l’ont pas
aidée car elles étaient dispersées, et chacune voulait assurer sa propre protection.
Le retour de Sultana au village a sensibilisé de plus en plus ces femmes qui se
sont rendu compte par la suite, que la révolte de Sultana contre l’injustice avait un impact
remarquable sur la progression de sa situation, et grâce à sa prise de position, elle a réussi à
s’affirmer au sein de son village. Les femmes du village le reconnaissent et lui disent :
« Cous savons qui
tu es, ma fille. Cous sommes contentes que Sultana
Medjahed soit devenue une belle femme, docteur de surcroît. Il ne faut pas
céder à ces tyrans ! Cous les femmes, on a besoin de toi. Jusqu’à présent, il n’y
a eu que des médecins hommes, ici. Toi, tu es des nôtres. Toi, tu peux nous
comprendre. » (p.166)
Mais, l’essentiel c’est que les femmes ont compris aussi que le secret de leur force est l’union
pour pouvoir réussir à vaincre Bakkar et sa propagande.
1
Richard, Khaitzine, « De Pan à Péter Pan Tout est Un », art en ligne
http://misraim3.free.fr/divers/de_pan_a_peter_pan.pdf
96
:
Elles l’avouent et le disent à haute voix :
« -Cous n’approuvions pas toutes la réprobation qui s’abattait sur toi. Mais
nous n’avions aucun moyen, aucune influence pour intervenir en ta faveur.
-Hum, hum, et vous l’avez acquise, cette puissance qui vous faisait défaut ?
-Lorsqu’on est acculé, on est obligé de riposter. C’est peut-être de là que nous
viendra la force. Une par une, ils peuvent nous asservir ou nous casser. Ils
réfléchiront à deux fois si nous nous unissons. » (p.172).
Sultana a donc réussi à faire entendre la voix de la solidarité des femmes de
son village. C’est le cas également de Malika Mokeddem qui a réussi à passer un message en
filigrane à toutes les femmes de son pays pour s’unir afin de concrétiser leurs rêves, et d’aller
au-delà des esprits destructeurs qui veulent à tout prix faire de la femme une esclave éternelle.
Sultana a éprouvé ainsi une aisance morale après avoir constaté que les femmes sont
convaincues par la nécessité de l’union, et le son de la flûte jaillit encore une fois et sa
symbolique de l’union s’est concrétisée à travers les femmes :
« Les visages s’attendrissent. En moi monte un son de la flûte radieux. Une joie
qui ondoie et gagne mes coins silencieux. » (p.173).
Par ailleurs, en avouant symboliquement que Sultana est une flûte :
« Ma main tremble. Mes doigts tremblent. Je suis une flûte ivre de vent. » (p.173)
Cela pousse à réfléchir que Sultana Medjahed est tout comme la nymphe, elle est inaccessible.
Si la capacité de se transformer en roseau qui a sauvé la nymphe de tomber dans les mains de
Pan, ce qui a sauvé Sultana est son désir d’être libre. Cela l’a rendue également une femme
inaccessible que les hommes ne peuvent pas reléguer. La présence de Sultana dans le village
est la cause principale qui a encouragé les femmes à réagir positivement et à réclamer leurs
droits. Cette réaction a beaucoup tranquillisé Sultana, et elle a vu la réussite des femmes dans
leur union:
« La flûte de nouveau. Je la sens plus que je l’entends. Elle est comme un autre
temps, dans un moi encore inaccessible » (p.26)
Malika Mokeddem a mis aussi en relief à travers la symbolique de la flûte le
besoin de l’Autre car Sultana se sent incomplète, voire, instable et la présence de Yacine
semble être la meilleure solution pour elle pour parvenir à la stabilité morale :
« Les souvenirs qui me remontent n’ont plus qu’un goût fade, passé. J’essaie
de retrouver les serpentins égarés de la flûte. » (P. 19)
97
Elle rajoute en pensant à Yacine :
« Après quinze années d’absence et une nostalgie lancinante, je suis entrée à Aîn
Cekhla sans m’en apercevoir. Sans la présence de cet homme, je me serais
esclaffée. » (P.19).
La symbolique de la flûte noue un rapport fort avec la visée de Sultana :
« Là encore la flûte de Pan doit être comprise comme l’expression du charme
qui favorise le rapprochement et l’union des deux sexes. »1
Notons que l’idée d’union a été également évoquée à travers la neuvième
symphonie de Beethoven et l’hymne national que Vincent Chauvet admire, cet homme qui est
en Algérie à la recherche de sa moitié absente-présente, a besoin de la présence des traditions
et la culture d’origine de la femme qui lui a redonné vie, afin qu’il puisse s’unir avec elle, ne
serait-ce que symboliquement :
« Je mets la neuvième de Beethoven et je m’installe devant la porte-fenêtre face
à la dune. La symphonie monte en moi comme une marée, glorieuse,
conquérante et, dans l’explosion des chœurs sur les scintillements des
instruments, m’emporte vers l’appel fauve de l’erg. » (P.101)
Il rajoute :
« Cet hymne devient, ici, une célébration du ciel, une jubilation de la lumière qui
remplit mon attente de ferveur et de joie. » (P.101)
La création de la neuvième de Beethoven eut pour origines des raisons politiques :
« Avec sa Ceuvième, Beethoven relègue au second rang sa fonction de
« musicien officiel » du régime pour témoigner de son rapprochement avec la
Cation et le Peuple. En effet, c’est une vision de la liberté humaine, émancipée
de tout pouvoir étatique, qu’il transmet au travers de son Ode à la joie,
intégrée au finale de sa neuvième symphonie »2.
Cette mise en valeur de l’hymne français à travers Vincent Chauvet fait allusion
également à la nécessité de l’union des Arabes. En effet, les Européens ont trouvé le secret de
1
M. Marin Marian-Balasa, « La symbolique originelle de la flûte de Pan »
Cet essai a été publié par la « ROMANIAN SOCIETY FOR ETHNOMUSICOLOGIE » (Bucarest, Roumanie),
en 1999, dans le N°6 de son bulletin international « EAST EUROPEAN MEETINGS IN
ETHNOMUSICOLOGIE » fondé et dirigé par M. Marin Marian-Balasa, Art en ligne : http://www.gilles.milleet-une-vagues.org/spip.php?article14
2
Florantin, Gaëlle, « La symphonie de Beethoven », Art en ligne : http://pagespersoorange.fr/david.colon/scpoS2/neuvieme.pdf
98
leur force, pour cela ils ont fait de « Unis dans la diversité » leur devise. Malika Mokeddem
invite tous les Algériens à s’unir pour pouvoir défier les ennemis.
Par ailleurs, si l’auteure a accordé une telle importance à l’hymne national que Vincent
Chauvet vénère, c’est pour passer un autre message en filigrane. Quand on parle de l’hymne
national d’un pays, on réfléchit directement au drapeau, c’est justement le drapeau de l’union
européenne qui importe l’auteure surtout que ce drapeau contient douze étoiles sous forme
d’un cercle, signe d’union et de solidarité. Malika Mokeddem transmet un message de lourde
charge sémantique : pour que les Algériens puissent devenir forts, il faut qu’ils fassent comme
les Européens, autrement dit, il faut qu’ils s’unissent et qu’ils oublient tous les problèmes
internes du pays pour vaincre le vrai ennemi. Le drapeau de l’union européenne contient en
son centre :
« Le cercle d’étoiles dorées représente l’harmonie et la solidarité entre les
différents peuples d’Europe. Chaque élément le constituant a été choisi pour
sa symbolique. Ainsi, le nombre d’étoiles ne dépend pas du nombre d’Etats
membres. Il y a douze étoiles, car ce nombre est reconnu un symbole de
complétude, de plénitude et de perfection. De plus, le cercle représente
notamment un symbole d’unité »1
L’Interdite est l’espace également où Malika Mokeddem appelle tous les
Algériens et les Arabes à s’unir pour combattre tous les conflits, et que s’ils veulent vraiment
profiter de la modernité de l’Occident il faut que cela soit positivement, autrement dit, il faut
être comme les Européens dans cette perspective d’union et de solidarité.
Pour conclure, nous devons signaler que Malika Mokeddem ne s’est pas contentée
de parler de la musique pour appuyer son idée d’union, mais elle l’évoque car elle la
considère comme étant un moyen essentiel pour assurer un repos mental, et mettre en relief le
malaise interminable duquel souffrent tous les Algériens. Sultana trouve sa tranquillité dans la
musique, et elle dit
1
Les symboles, La journée d’Europe, Art en ligne : http://www.crdp-corse.fr/actualites/europe/2-2-
2_Les_symboles.pdf
99
« Moi, je déjeunais de musique sans thé, sans gâteaux. La musique me
remplissait. Elle envoûtait, endormait mes reptiles. Elle insufflait son relief et
son mouvement dans mon désert intérieur. » (P.44)
II-3-3- A la recherche de l’Autre, l’androgyne spirituel
« Androgynes brisés par la colère des dieux jaloux, nous
galopons derrière notre moitié perdue, nous tentons de
reconstituer l’unité des origines : où est mon autre moi ? Qu’est
devenue la complétude exquise dont je me souviens et dans
quelle vie l’ai-je connue ? »1
Notre tentative d’étudier le mythe de l’androgyne dans L’Interdite a été suscitée
par des signes frappants qui ont attiré notre attention depuis le début du roman jusqu’à sa fin.
Cette remarque a pour origine le chiffre deux (2) qui est présent dans le roman d’une manière
permanente, chose qui nous a interpellée : pourquoi l’auteure a dédié son roman à un double
dédicataire : Tahar Djaout /Groupe Aîcha.(Masculin/Féminin) ?
De plus, pourquoi y a-t-il deux narrateurs : Sultana Medjahed, Vincent Chauvet, toujours un
double masculin/féminin ?
En outre, l’histoire du roman se déroule dans deux espaces différents : l’Algérie et la France.
Et même quand l’auteure a évoqué la greffe, elle a choisi le rein que nous nous permettons de
nommer : Organe double. Une greffe faite entre un homme français, et une femme algérienne.
(Masculin/Féminin), pourquoi précisément le rein ?
Toutes ces remarques ont suscité notre curiosité, et nous avons tenté de trouver un concept
convenable représentant le mieux cette idée du double, et à partir de là aussi, nous nous
sommes posée une autre question : Quelle est la visée de Malika Mokeddem par l’utilisation
de ces doubles ?
1
Harpman, Jacqueline, Orlanda, Paris, Grasset, 1996, p. 120
100
Nous nous proposons donc de mener une étude ayant pour centre d’intérêt le
concept de l’androgyne dans sa conception symbolique, et nous tenterons progressivement de
mettre en relief les intentions de l’auteure, tout en précisant que notre analyse aura recours à
l’androgyne dans son aspect spirituel.
Nous précisons que la présentation du mythe de l’Androgyne dans notre travail sera faite au
cours de l’analyse du corpus, autrement dit, nous tenterons de mêler la théorie à la pratique.
Ce recours symbolique au mythe met en relief, d’une part, la riche culture de l’écrivaine, et
d’autre part, sa compétence de réactualiser des données mythologiques, desquelles elle génère
une nouvelle histoire à la fois réelle et fictionnelle :
« Depuis les débuts de la culture occidentale, on perçoit une distinction qui
s’établit entre, d’un côté, l’histoire (c’est-à-dire la réalité, les faits
incontestables), et de l’autre, la fiction (terme vague qui pourrait comprendre
la littérature et le mythe). »1
Cet entrecroisement entre la littérature et le mythe invite implicitement le lecteur à déchiffrer
le texte littéraire, et en déceler de nouvelles interprétations qui le plongent dans un présent
embelli par la beauté du passé.
L’auteur est donc voué à introduire ces mythes intelligemment pour susciter admiration et
appréciation chez son lecteur, car il trouve les traces indélébiles d’un mythe sans le réécrire
intégralement, mais en en retenant juste les éléments qui servent à expliquer le mieux
l’histoire du texte du roman. A ce propos Pamela Antoine Genova a déclaré :
« Le mythe littéraire ne se réduit pas à la simple survivance du mythe ethnoreligieux dans le domaine de la littérature. Il s’affirme plutôt comme une entité
nouvelle, née de la rencontre du mythe ancien et de l’écrivain moderne »2
L’Androgyne est défini en tant que être doué de capacités à la fois physiques et
morales appartenant aux deux sexes. Il est également le symbole de l’unification et de la
compétence extrême et selon le principe de l’Androgyne primitif, le Dieu a chassé l’être
androgyne de l’Eden à cause du péché originel, en le séparant en deux sexes. Il est donc
l’emblème majeur de la recherche de l’Autre afin de concrétiser l’union perdue. Depuis,
l’Androgyne est le symbole exprimant un malaise éternel et de mettre en valeur les identités
1
2
Pamela, Antoine, Génova, op.cit, p.2.
Ibid, p.9.
101
confuses, voire ambiguës. Une des définitions proposées pour l’androgyne et que nous avons
estimée la plus adéquate est la suivante :
Platon a rappelé le mythe de l’androgyne dans le Banquet :
« …en ce temps-là l’androgyne était un genre distinct et qui, pour la forme
comme pour le nom, tenait des deux autres, à la fois du mâle et de la femelle »1
Selon M. Eliade :
« Cet androgyne rituel, représente la totalité des puissances magico-religieuses
solidaires des deux sexes »2
Notre lecture du roman nous permet de comprendre que Sultana Medjahed est
une femme particulière dont les aspirations dans la vie ne ressemblent guère à celles des
femmes de son âge, car elle est une femme ambiguë que ses amis même n’arrivent pas à
comprendre. Elle est un être de solitude : « Mais elle a la figure des qui restent seuls. » (p.70)
Cela nous permet d’approcher l’androgyne à partir de deux personnages principaux :
d’emblée Sultana Medjahed, et ensuite, Vincent Chauvet, à travers lesquels Malika
Mokeddem exprime la recherche de l’Autre et ce désir de retrouver sa moitié.
II-3-3-1-Sultana Medjahed /la figure emblématique de la recherche de l’Autre
Comme nous l’avons déjà signalé au préalable dans le résumé de l’histoire du
roman, Sultana Medjahed vivait dans son village natal en plein conflit, et elle le quitta à
contre cœur pour aller à Oran afin de poursuive ses études :
« Je me revois adolescente quittant la contrée pour l’internat d’un lycée à
Oran. » (p.11)
1
2
Platon, cité in Chevalier, Jean, et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles, op.cit, p.40.
M. Eliade, ibid.
102
Ce départ à Oran lui a permis de se forger une forte personnalité, chose qui a fait naître en
elle des sentiments de rébellion et de révolte.
Elle déclare :
« A Oran, j’ai appris à hurler. A Oran, je me tenais toujours cabrée pour parer
aux attaques. L’anonymat dans les grandes villes étrangères a émoussé mes
colères, modéré mes ripostes. » (p.17)
Elle devient alors une femme dont les aspirations dépassent non seulement celles des filles de
son âge, mais aussi et surtout, les frontières de son pays, pour cela elle décide de quitter les
lieux et d’aller en France, mais ce départ n’est pas facile car elle quitte également l’amour de
sa vie Yacine, qui est à ses yeux la source de la force et de la complétude. C’était donc une
séparation imposée pour les deux car rester en Algérie devenait infernal pour Sultana qui
avoue :
« Oui. Mais je l’ai quitté et je suis partie. Il y a longtemps. Parfois on est
obligé de quitter même ceux qu’on aime. » (p.116)
Sultana ne peut pas oublier les circonstances douloureuses dans lesquelles elle
a quitté l’Algérie, car depuis son départ, sa séparation avec son pays et son amant est
irréversible à cause des traditions accablantes et la mort de Yacine.
« Je me rappelle le contexte pénible de ce départ. » (p.11)
Si la relation de Yacine et Sultana a été brisée, ce n’est que parce qu’ils ont, tous deux,
cherché la liberté au sein d’une société qui ne la reconnaissait pas. Cependant, l’amour que
Sultana éprouve envers Yacine l’a incitée à revenir encore une fois dans son pays natal,
malgré les menaces qui l’attendaient. Elle cherche bel et bien l’union avec Yacine car elle
s’est sentie toujours seule et incomplète en son absence.
« Et soudain, le besoin d’entendre Yacine, d’être avec lui dans cette maison,
s’est mis à tourner, derrière les barreaux de mes censures » (p.12)
Cette séparation entre les deux amants est à vrai dire, la source du chagrin pour
eux car l’un restait à la recherche de l’autre ; d’une part, Yacine qui cherche Sultana dans le
désert et dans les tableaux qu’il dessine, et Sultana qui le cherchait dans ses rêves et son
103
imagination. Cette quête aurait assuré la quiétude pour les deux, si leur union s’était réalisée.
L’infirmier assure à Sultana :
« Je crois que dans sa mort le docteur Meziane sera heureux de vous savoir là.
Il n’avait plus de famille. » (p.20)
La relation de Sultana et Yacine est très forte :
« L’androgyne dans sa définition moderne est l’union délibérée dans de l’un par
la présence extérieure de l’autre. »1
Cette belle relation qui fait partie des exemples de l’impossible alliance et qui est née entre
deux êtres de rupture, continue d’exister, même après la mort, car leur amour reflète un besoin
réciproque entre les deux sexes. Sultana disait à propos de la mort de Yacine :
« Que suis-je venir chercher ici ? La certitude que je ne le reverrai jamais, plus
jamais ? » (p.21)
La force de l’être humain n’atteint donc son sommet, que lorsqu’il s’unit avec sa moitié.
Par ailleurs, la personnalité de Sultana est particulière car elle enveloppe un
ensemble de sensations contradictoires partagées entre le masculin et le féminin, et cela se
manifeste à travers ses comportements tels que : boire du whisky, sortir toute seule la nuit
avec des hommes étrangers dans un village qui ne tolère pas de tels comportements.
Elle a dans ce sens exprimé son refus de se soumettre à autrui et son désir de dépasser
l’apartheid masculin, ainsi que sa compétence à s’imposer. La personnalité de Sultana
ressemble à celle du personnage Ahmed-Zahra de Tahar Benjelloun qui réunit les qualités
morales des deux sexes.
La scène de son retour en Algérie, et sa rencontre avec le chauffeur du taxi qui fait partie des
gens curieux qui se permettent de se mêler des histoires des autres, donne une autre image
représentative où se manifeste la force de Sultana et son audace, car elle l’a défié du regard, et
elle a réussi à lui faire baisser les yeux, Sultana en était fière :
1
Rétif, Françoise citée in,Kappes, Michel, Roman et mythes: Rilke, Bachmann, Plath, Paris, L'Harmattan, 2005,
p, 88.
104
« L’homme m’observe dans le rétroviseur avec des yeux satisfaits. Cos regards
s’accrochent, se mesurent. Le mien le nargue, lui dit sa vilenie. Il baisse les
yeux le premier. Je sais qu’il m’en voudra de cet affront. ». (p.16)
Toutefois, Sultana représente, grâce à sa beauté et sa douceur, la femme pour
laquelle des hommes, dont la valeur est indéniable, fournissent des efforts illimités afin de la
conquérir. La rivalité des hommes pour elle la rend heureuse :
« Salah et Vincent se lèvent en même temps. Ils me saluent, de concert, d’un
sifflement ravi. Leurs yeux qui s’attardent sur moi m’insufflent un regain de
plaisir. Leurs joutes oratoires, leur rivalité ludique, me ravissent et
m’attendrissent. » (p.161)
En effet, l’homme est tout comme la femme, lui aussi il cherche son aisance et sa tranquillité
avec elle, et il ne peut guère aboutir à sa force ultime qu’en sa présence. Au cours de sa
discussion avec Salah, Sultana lui pose la question :
« -Et toi, entre l’abandon de ton amour et le divorce d’avec les conventions,
comment te débrouilles-tu à présent avec cette « détestation »des femmes ?
-Je m’en soigne avec vigilance. Cos diplômes, nos vêtements étaient censés être
des gages de notre modernité. De fait, la misogynie nous restait chevillée dans
l’inavoué. Maintenant, je l’énonce et je la dénonce. Mais il n’est guère facile
de se débarrasser des préjugés qui t’ont saisi à l’état de larve dans le giron de
ta mère, avec son lait, avec sa voix et dans sa joie attentive". » (p.52).
Rester loin de la femme et se priver de sa présence se transforment en une véritable
souffrance morale et physique, mais quand l’être humain concrétise l’union avec sa moitié, il
aboutit à réaliser sa satisfaction.
À travers ses réactions, Sultana veut aboutir à cet état de perfection, autrement dit, elle faisait
tout son possible pour ne pas avoir besoin des hommes, pour cela elle a refusé l’amour de
Salah ainsi que celui de Vincent.
105
En revanche, Sultana n’a pas nié ce besoin d’être protégée par l’homme, et elle reconnaît
aussi que ce dernier est la source de l’assurance et de la tranquillité à condition qu’il n’y ait
pas de dépendance :
« Je reviens avec attention à la voix de Salah. Je reprends l’écoute de sa
narration. Je m’endors sous sa protection .» (p.55)
Pour conclure cette première partie consacrée à la symbolique de l’androgyne
spirituel chez Sultana Medjahed, nous précisons que ce que nous avons exploité à travers ce
mythe est d’abord cette compétence d’avoir des comportements à la fois masculin et féminin
chez le même être humain, ensuite, la symbolique de la recherche de l’autre qui ,dans la
majorité des cas, reste sans issue, comme le cas de Sultana qui est revenue pour Yacine. Elle
ne peut plus le revoir à cause de sa mort, mais elle continue à le chercher dans ses rêves.
II -3-3-2- Vincent Chauvet, le corps unifié et le désir de l’Autre
Nous tenterons d’exploiter la valeur symbolique de l’androgyne chez Vincent
Chauvet, ce Français qui est arrivé en Algérie à la recherche de la femme qui lui a redonné la
vie.
Vincent Chauvet est la figure emblématique de l’androgyne spirituel car il porte dans son
corps une partie féminine, qui est le rein de la femme algérienne :
« -Vous avez une totale identité tissulaire avec le rein du donneur, monsieur
Chauvet ! C’est une chance exceptionnelle, inouïe ! » (p.28)
En recevant la nouvelle de la greffe, il dit :
« -C’est le rein d’une femme de vingt-sept ans, d’origine algérienne. Je ne vous
en dirai pas plus. » (p.30)
La maladie de Vincent est la source de sa souffrance continuelle car à cause d’elle, il dépend
d’une machine qui rend son existence difficile et sa liberté incomplète, voire atrophiée :
106
« Peu à peu cependant, ma délivrance de la machinerie infernale du rein
artificiel, de l’ennui d’une médecine déshumanisée, de jours exigus, enchaînés
entre l’avec et sans dialyse, a couvert mon trouble. » (p.30)
La greffe qu’il a subie lui a permis non seulement de survivre et de continuer sa
vie en pleine liberté, mais elle est aussi la raison principale de la présence féminine dans son
corps. Ceci dit, la réunion symbolique des deux sexes répond à un besoin vital extrême. La
présence féminine devient donc un moyen indispensable pour compléter un manque. Vincent
n’a pas caché son impatience pour recevoir cette greffe :
« Cette greffe, je l’attendais depuis quelques mois déjà. » (p.29)
Selon la définition proposée dans le dictionnaire des Symboles, l’androgyne : « est comme
une des caractéristiques de la perfection spirituelle »1, et il est aussi : « signe de totalité. »2
Quoique cette greffe fût une source de joie et de plaisir pour Vincent, elle est en même temps
une responsabilité dont il n’est pas certain être capable, car le corps étranger fait naître en lui
des sentiments de peur et d’angoisse, mais aussi et surtout des sensations de rejet. Il en a dit :
« Pendant quelques jours, j’ai été tiraillé par des sentiments contradictoires. Je
n’ai pas pu être heureux. « Sensiblerie », décréta mon entourage. Je me suis
tu. J’ai caché mon émoi. » (p.30)
Toutes ces sensations de rejet se sont transformées en une quiétude pour Vincent
car il s’est rendu compte finalement que, grâce à cette greffe, il a réussi à réaliser sa liberté
ultime sans ne se dépendre de personne, et il reconnaît :
« Un morceau de chair m’a libéré d’une machine. Je m’étais refermé sur lui.
Une femme, un amour, me délivrent de moi-même, me soignent de ma greffe et
du sentiment paradoxal du remède par la mutilation. » (p.138)
Le rein qui a permis à Vincent de concrétiser son autonomie morale et physique, représente
pour lui une véritable présence féminine pour laquelle il a commencé à s’inquiéter et se poser
des questions : -Va-t-il se sentir à l’aise dans son corps ?
1
2
Chevalier, Jean, et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des Symboles, op.cit, p.40.
Ibid.
107
-Va-t-il accepter cette relation qui les unit ?
« J’ai accepté le rein : Ou peut-être est-ce lui qui a fini par m’intégrer et par
digérer, filtrer et pisser mes tourments ? Sans crise de rejet, sans raté.
Assimilation et pacification mutuelle. « Excellente tolérance du greffon. Cous
vous avons greffé votre propre rein ! » se gargarisait le médical. » (p.30)
Notons aussi que ce morceau de chair devient pour Vincent, non seulement, une
solution au problème dont il a longuement souffert, mais aussi et surtout un motif raisonné
pour connaître l’Autre grâce auquel il a acquis une double identité : Homme/Femme,
Français/Algérien. Ce métissage a nourri en lui un désir impérieux de découvrir l’Autre, et de
nouer avec lui des rapports qui dépassent les frontières géographiques :
« Mais cette tolérance ne pouvait empêcher l’idée qu’avec cet organe, la
chirurgie avait incrusté en moi deux germes d’étrangeté, d’altérité : l’autre
sexe et une autre « race ». Et l’enracinement dans mes pensées du sentiment de
ce double métissage de ma chair me poussait irrésistiblement vers les femmes
et vers cette autre culture, jusqu’alors superbement ignorée. »(p.30)
Le corps de Vincent Chauvet n’est qu’une image symbolique représentant les
relations socioculturelles entre l’Algérie et la France. A travers la greffe, Malika Mokeddem
fait allusion que ces deux pays ne peuvent pas négliger la longue histoire qui les unit, et que
malgré les conflits, il y a toujours l’espoir de vivre en paix dans les deux rives : l’Algérie et la
France. Vincent Chauvet qui porte en lui une partie féminine, représente également la forte
relation existant entre les deux sexes ayant besoin l’un de l’autre, symbolise l’androgyne dans
sa valeur spirituelle. La rencontre de deux personnes de cultures et de sexes différents n’est
qu’une invitation de la part de l’auteure au dialogue de cultures :
« Ce nouveau mythe de l’androgyne est une manière de donner une figure à la
fois belle et effrayante à l’impensable d’une culture où s’estompent les limites
et les différences identitaires. Il propose une forme aux sentiments paradoxaux
qui nous animent face à l’utopie réalisée d’un monde unifié. »1
1
Matthew, Barney, « Le mythe d’un corps androgyne », in Corps, sexe et art : dimension symbolique, Lydie
Pearl, Paris, L’Harmattan 2001, p.163.
108
La réaction de Vincent en apprenant pour la première fois la nouvelle qu’il a tant
attendue, celle de la disponibilité du greffon, n’était pas celle espérée par le médecin, car au
préalable, il n’a pas éprouvé aucun sentiment de reconnaissance envers la femme algérienne,
et il a dit :
« D’abord, ils auraient dû dire « donneuse ». Et puis, « elle » n’a rien donné.
Embusqué sur son chemin, le hasard lui a dressé un diabolique traquenard :
accident de la route, coma dépassé, avenir trépassé. Elle n’était plus qu’un
numéro de « rognon » au bénéfice de France-Transplantation. Le hasard est
un ange barbare. J’étais un receveur potentiel, préférentiel, sur son
échiquier. » (p.29)
L’ingratitude de Vincent Chauvet reflète le comportement des Français racistes qui ne
supportent pas la présence des Algériens en France, même si ces Algériens réagissent
positivement au profit de la France. D’ailleurs, la qualification du rein de la femme algérienne
de « rognon » reflète un véritable regard méprisant éprouvé par les Français envers les
Algériens. Vincent maintient toujours le comportement d’ingratitude, et il insiste sur le fait
que tout le mérite revient à son pays la France :
« Ce rein qui me faisait languir, n’avait pas d’appartenance, pas de
provenance. Il naissait de la baguette magique d’une fée nommée FranceTransplantation, le jour où, enfin, elle daignait s’intéresser à un cas qui espère
et désespère. Aussi trépignais-je, sans culpabilité. » (p.29)
Malgré la relation qui existe entre l’Algérie et la France, et les tentatives des
Français d’anéantir les rapports d’égalité entre le peuple des deux nations et dissimuler toute
relation de dépendance aux algériens, nous sentons que Malika Mokeddem, à travers cette
greffe, appuie un message fort que nous pouvons résumer comme suit : Malgré la séduction
qu’exercice la civilisation occidentale, en particulier française, sur les Algériens, cela ne peut
plus les dépersonnaliser, ni leurs faire oublier leurs origines, et que l’Histoire de la France
reste éternellement dépendante de l’Histoire de l’Algérie, tout comme Vincent qui ne peut
plus surmonter les difficultés de sa maladie sans le rein algérien. L’androgyne spirituel dans
ce roman correspond parfaitement à la crise des origines que vivent tous les Algériens :
109
« L’apparition de la figure androgynique pourrait donc être un symbole de
crise, à la fois de crise d’amour dans un monde sans échange, mais aussi
symptôme d’une peur, celle de l’irruption d’une rupture dans un ordre établi,
ne bougeant plus, statique, mort. L’avènement-L’évènement nouveau-est perçu
alors comme un désordre par rapport à l’ordre en place. 1»
Malika Mokeddem est non seulement une écrivaine algérienne, mais elle est
également une écrivaine métissée, douée d’une double culture à la fois algérienne et française,
pour cela elle invite et les Algériens et les Français à l’échange et au dialogue de cultures dans
un espace où règne l’esprit de tolérance :
« Le métissage est un concept important chez Malika Mokeddem car si elle a
commencé sa vie dans le désert, espace du possible où se forgent des alliances
entre Berbères, Juifs, Arabes et Français, elle vit à présent dans la région
méditerranéenne, espace géographique particulièrement hybride et métissé
puisqu’il est le lieu de rencontre de cultures diverses de Cord au Sud. 2»
Nous nous posons une autre question : Pourquoi le greffon appartient-il à une
femme algérienne et non pas un homme algérien ? En effet, la greffe a permis aussi à Vincent
de ressentir l’importance de la présence d’une femme dans sa vie, et il voulait à tout prix la
connaître ne serait-ce qu’à travers ses traditions, car il s’est rendu compte que son existence
signifie une nouvelle vie. Leur premier contact était douloureux tout comme les sensations
que l’on éprouve dans un pays étranger, Vincent a exprimé cela en disant :
« Mais l’Autre fut là, dès les premiers frémissements de conscience, au réveil de
l’intervention chirurgicale. Là, cousu à mon corps par la douleur, par la
blessure de ma peau. » (p.29)
Tous les sentiments de mépris et de doute que Vincent avait à l’égard de ce rein, qui
représente la femme algérienne, se sont transformés en une véritable source de tendresse et de
confiance :
1
Ibid, p.164.
Halem, Y-A,(coord),Malika Mokeddem, Envers et contre tout, op-cit, p.10.
2
110
« D’une pression enhardie des phalanges, je tâte la voussure de mon greffon. Il
est là, petit, ferme et oblong, sans signe. Il n’a pas profité de mon bref sommeil
pour entrer en rébellion. » (p. 30)
Au fil du temps, Vincent a réussi à s’adapter à ce corps étranger et s’unifier avec
lui, et la cicatrice qui les séparait s’est finalement effacée. Grâce à cette confiance et cette
unification, Vincent apprend à aimer la femme qui lui a redonné la vie ainsi que la
tranquillité, et il s’est rendu compte que les femmes ne sont pas toutes semblables et que si sa
femme ne lui était pas fidèle, cela n’est pas une fatalité, car il peut retrouver l’amour de sa vie
chez une autre femme. Sa nostalgie de la femme algérienne s’accroît, et son imagination ne
s’est pas lassée de son image, pour cela il a quitté les lieux à la recherche du vrai amour pour
lequel il n’a pas hésité à connaître une culture totalement différente. Vincent reconnaît cette
réalité :
« Alors je me surprends, comme toujours à mon réveil, à caresser mon greffon
avec la nostalgie, dans l’âme et dans les doigts, de ce corps à jamais inconnu,
de cette étrangère de même identité, de ma jumelle algérienne. Couché dans le
noir, quand je ne peux pas me voir, il m’arrive souvent d’ouvrir les bras pour
l’accueillir, de les refermer sur son manque. J’enlace son absence, j’étreins le
vide de sa présence. Un rein, presque rien, un défaut, une faute à rien, nous
unit par delà la vie et la mort. Un Français et une Algérienne, une survie et
une mort siamoise. » (P.31)
Vincent a non seulement aimé cette femme imaginaire et il déclare :
« Je rêvais. Je rêvais d’elle, mon absente en moi, mon double Arlequin, mon
identité arc-en-ciel. » (P.31).
Mais il est aussi incapable d’endurer son absence, car cette dernière s’est transformée en une
angoisse attristante qui est à l’origine d’une véritable solitude, cela signifie que l’homme ne
peut plus supporter une vie dépourvue de sa moitié. La relation qui lie donc les deux sexes se
classe dans le rang des rapports de dépendance, où chacun a besoin de l’autre afin de
concrétiser la complétude et la stabilité. Le cas de Vincent est parmi les exemples
représentatifs de cette réalité. Notons aussi que la présence emblématique de la femme a
permis à Vincent de récupérer une liberté tant recherchée. Cette femme qui est arrivée à
111
changer les convictions de Vincent est digne d’être recherchée malgré son éloignement. Le
sentiment de la solitude s’accentue chez Vincent dès son arrivée dans le pays natal de cette
femme, et il ressent amèrement son absence à travers l’absence des autres femmes. Il la
cherche donc, avec espoir, dans les yeux de toutes les femmes algériennes. Vincent
s’interroge sur ce sentiment étrange que lui-même n’arrive pas à expliquer :
« Pourquoi suis-je si nerveux depuis que je suis dans son pays d’origine ? Estce à cause de l’ennui colossal qui sourd des cités surpeuplées ? Est-ce à cause
de la quasi-totale absence de femmes dans les rues, surtout le soir ? » (p.31)
Cela pourrait être un autre message passé en filigrane : la femme algérienne qui a redonné la
vie à cet homme français, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des Algériens qui
n’hésitent pas à aider les autres. Cela affirme également la générosité des Algériens et leur
indulgence.
La relation qui lie les deux reins dans le corps ressemble à celle qui existe entre
l’homme et la femme, car si on perd l’un des deux reins, celui qui reste peut continuer à
fonctionner mais tout en éprouvant une infirmité voire une imperfection à cause de l’absence
de l’autre rein :
« Deux de vos organes ont refusé de faire en silence leur travail pour mourir. »
(p.108).
Ceci implique que leur présence ensemble est importante pour assurer une tâche parfaite, tout
comme l’homme et la femme, qui ne peuvent guère endurer les maux de la solitude, et dont la
réunion est la seule solution pour vivre en pleine quiétude.
Le choix du rein en particulier semble être donc une stratégie avertie de la part de Malika
Mokeddem, qui a su exploiter des données appartenant à son métier et d’autres à sa culture
pour mettre en exergue la nécessité de la recherche de l’Autre et l’union avec lui.
Par ailleurs, à travers cette greffe une autre réalité s’expose. Quand Vincent est
arrivé en Algérie, il a tenu en compte la présence symbolique de cette femme algérienne en
lui, car en demandant à manger, il a pensé au goût et à aux désirs de la femme qui l’ai aidé à
vivre tranquillement:
112
« Je vais au restaurant pour y manger ce qui me plaît. Alors du couscous ?
Oui, oui. J’aime ça, et je dois à mon rein un environnement alimentaire
métissé. Assimilation réciproque exige ! Manger français seulement serait
pure colonisation. Gare aux rébellion et risques de rejets. » (p.62).
Ceci est une invitation de la part de l’auteure au respect des droits des autres, ainsi que leurs
libertés afin d’assurer la paix et la jouissance, car l’accord est la base incontestable du
bonheur. Notons que dans ce roman l’initiative de la recherche de l’étranger et les tentatives
d’établir des pistes du dialogue est accordée à Vincent, le Français. Cela pourrait permettre de
déchiffrer un message passé implicitement : cette initiative de maintenir le dialogue de
cultures et accepter les idées de l’Autre est attribuée aux Français, qui éprouvent un véritable
esprit de tolérance et qui ne manifestent aucun complexe vis-à-vis de l’autre, car eux, ils sont
ouverts à l’échange pour réaliser toute sorte du développement. En parlant de la femme
imaginaire, Vincent déclare :
« Je l’apprivoisais dans tous les sens du rien. Et de voguer vers l’Algérie au
rythme des faibles vents automnaux, au rythme de la traversée de sa chair par
son sang, me rendait heureux. » (p .32).
Le recours à la greffe dans l’Interdite permet également à Malika Mokeddem de
peindre la réalité des rapports avec l’Autre, car la greffe signifie surtout quand:
« il y a un corps en perte de vitesse qui est violemment intrusé par un corps
étranger avec lequel il faut apprendre à vivre. Le va et vient entre l’intrusion
et le rejet exprime le rapport à l’autre le plus ordinaire. »1
De la rencontre des deux moitiés naît certainement une entité unifiée. Partant de ce principe
Malika Mokeddem a superbement décrit le rapport entre l’Algérie et la France, et comment
leur union peut être à l’origine d’un avenir ambitieux, Vincent en parlait :
« J’étais une attente imprécise sur le cours du temps. Un enfant dans un
berceau que le fil de l’eau ramenait vers le ventre primitif de l’Afrique. » (P.32).
1
“ Philosophie de l’action et éthique, le rapport à l’autre ”, Art en ligne : http://www.ass-welfare-
services.com/fr/philosophie-action-ethique.php
113
En un moment, Vincent qui réunit symboliquement les deux sexes, se
transforme en un enfant qui naît, non pas de la rencontre d’un homme et d’une femme, mais
de l’affrontement de deux civilisations certes différentes mais aussi et surtout liées, car la
greffe qu’il a subie l’a incité à connaître une autre culture et elle lui a permis de réactualiser
ses connaissances. Le rein de la femme algérienne est le signe du métissage et de la forte
relation entre l’Algérie et la France. Vincent Chauvet était très motivé pour connaître l’Autre,
et il déclare :
« Le mitigé du dedans ne se voit pas et je ne peux brandir ni mes cicatrices, ni
cartographie HLA pour afficher mon universalité. » (p.65).
La rencontre avec Sultana et son amour pour elle, fait sortir Vincent du carcan de la solitude
et tous les maux : « L’amour est ma guérison. » (p.138).
Pour conclure cette partie, Il faut signaler que le recours à des donnés mythiques
par Malika Mokeddem ne peut guère se réduire à la simple présentation d’une histoire
d’amour, ou pour juste exprimer le besoin de l’autre, mais il invite, et les Algériens, et les
Français, à travers une mosaïque soigneusement élaborée, à s’unir pour vaincre tous les maux
desquels souffrent les deux peuples, et mettre fin aux conflits basés sur la haine d’antan. Pour
cela, il faut apprendre à aimer.
Notre tentative d’analyse dans le deuxième chapitre a pour but de braquer la
lumière sur le malaise identitaire dont souffre Sultana Medjahed, et comment elle a exprimé
son espoir de trouver une solution définitive à tous les maux qui concernent la femme
algérienne.
Si le recours à la symbolique des mythes a permis à Malika Mokeddem de mettre en relief les
problèmes régnant dans la société algérienne, cela pourrait-il être également une stratégie
pour exprimer et éliminer les malheurs qui assiègent cette femme ?
Donc « Comment se guérir de l’angoisse de l’angoisse, de son hypnose et son aphasie ? »
(p157)
C’est à ce questionnement que nous tenterons de répondre dans le troisième chapitre, où nous
exploiterons les manifestations de l’autofiction stylistique dans l’Interdite.
114
Troisième chapitre
Les indices de l’autofiction stylistique
dans l’Interdite
115
III.1. L’écriture mokedémienne
« L’écriture est l’aire d’une action, la
définition et l’attente d’un possible. »1
Malika Mokeddem fait partie des écrivains qui se sont imposés sur le devant de
la scène littéraire, grâce d’une part, à la thématique qu’elle traite, et d’autre part, à son écriture
fluide qui révèle une romancière de première classe.
Son écriture peut être qualifiée de particulière, car elle a su l’adapter aux situations dans
lesquelles elle est produite.
Avec la parution de L’Interdite, Mokeddem a reconnu une nouvelle façon d’écrire : « Ces
deux premiers romans sont ceux d’une conteuse. Mais, à partir du moment où les assassinats
ont commencé en Algérie, je n’ai plus pu écrire de cette façon-là. Mes deux derniers livres,
L’Interdite, et Des rêves et des assassins, sont des livres d’urgence, ceux de la femme attrapée
par les drames de l’histoire… »2
Mokeddem a donc marqué une rupture avec son écriture, et elle a tenté à travers
L’Interdite, de mettre en relief les évènements qui ont déstabilisé la vie des Algériens, et pour
cela elle est classée parmi les écrivains qui ont pris leurs plumes en urgence, ceux donc de ʺla
littérature d’urgenceʺ.
L’Interdite, est à vrai dire, non seulement, le reflet de l’Algérie éclatée, à travers les
évènements évoqués, ceux des années 90, mais aussi et surtout à travers le style de l’écriture.
Mokeddem a fait éclater également son style d’écriture, en mettant en scène une langue
simple, qui n’adhère à aucun registre soutenu. Elle écrit pour dénoncer pas seulement les
injustices sociales, sans pour autant s’attarder sur le choix d’un style particulier. Cette
technique préconisée par l’écrivaine laisse penser à la situation de l’Algérie blessée, car le but
de l’intervention des auteurs est de sensibiliser les gens de la gravité de la situation.
A travers le style simple, Mokeddem s’est adressée à tous ceux qui éprouvent le
plaisir et le besoin de la lecture afin d’être au courant de l’actualité. L’écriture mokedémienne
devient donc une invitation pour toutes les tranches sociales.
A ce propos Christiane Achour écrit :
1
Barthes, Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p.11.
Mokeddem, Malika, citée in Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem,
Métissages, op.cit, p.46.
2
116
« Par effet de retour, on peut penser que le lecteur algérien, de plus en plus
bilingue, aura accès aux techniques et rythme du français par ses romans et
qu’il pourra les acclimater, à son tour, dans la langue d’expression littéraire
qu’il choisira. »1
Il faut signaler que le travail de la fiction dans cette œuvre a été consacré à la stylistique aussi,
car comme l’a déclaré Rachid Mokhtari :
« La fiction réside dans ce renouvellement des formes d’écriture sur tout thème
prend racine dans la réalité sociale, historique …, etc. »2
Comme nous l’avons déjà signalé dans plusieurs points de notre travail,
l’Interdite est le roman de la révolte, contre les traditions, les valeurs sociales, et la situation
de la femme algérienne, mais aussi et surtout le roman qui exhibe le présent algérien des
années 90 en pleine crise. Malika Mokeddem a tenté d’arracher sa liberté par l’écriture en
brisant les règles qui la régissent, en laissant libre cours à l’inconscient. Mokeddem est
comme tous les Algériens qui ont souffert pendant cette période obscure, et elle a toujours du
mal pour son pays. Elle fait donc, appel à l’écriture afin de se guérir et se retrouver. Elle
compare d’ailleurs cette activité à la médecine :
« La romancière s’empoigne avec des mots et des maux-pour tenter de resoigner elle-même, dans tous les sens du terme3. »
Nous assistons dans l’Interdite à une forme d’écriture éclatée qui s’insère dans une Algérie
qui est, elle aussi éclatée, par le terrorisme et la peur. Malika Mokeddem a tenté de marquer
sa liberté à travers les mots et les expressions utilisées, et elle veut faire de ce roman un
espace de révolte pour pouvoir traiter des réalités sociales d’extrême importance, comme elle
l’a déclaré dans son roman autobiographique La Transe des insoumis : « Depuis, c’est
l’écriture, le plus grand départ, c’est là que j’essaie d’aller au plus loin »4
Certes, elle a réussi à aller loin dans les thématiques abordées, dont on ne peut
pas nier la richesse et la variation, mais cela s’explique aussi, par la richesse du style à
l’œuvre dans ses romans. Nous sentons que Malika Mokeddem a eu recours à l’agression à
1
Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem, Métissage, op.cit, p. 49.
Mokhtari, Rachid, Le Couveau Souffle du roman algérien, Alger, Chihab, 2006, p.20.
3
Mokeddem, Malika, citée in Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem,
Métissages, op.cit, p.56.
4
Mokkeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.26.
2
117
travers les mots grossiers voire vulgaires, afin de dire sa colère et d’exprimer son refus de la
société de l’époque : « Je noircis des pages de cahiers, d’une écriture ravageuse. »1
Nous précisons que la présente étude s’inscrit dans la définition de l’autofiction selon Serge
Doubrovsky, une définition appuyée sur l’aspect scriptural. Nous tenterons donc
de
démontrer que l’Interdite est un roman autofictionnel du point de vue stylistique, en essayant
de mettre en exergue quelques manifestations de la langue spontanée dans ce roman relevant
de la langue parlée.
Notons également que dans cette partie, nous tenterons de croiser plusieurs disciplines afin
d’affirmer l’originalité du style mokedémien dans ce roman, pour cela, nous avons inscrit
notre étude dans l’approche sociolinguistique et le rapport entre le culturel et la langue.
III. 2. La liberté lexicale
III. 2. 1. Le familier pour décrire les familiers : le français familier
La lecture de L’Interdite, nous permet l’accès à l’espace riche d’un français
familier, à travers lequel, l’auteure tente de faciliter la compréhension de son roman à une
gamme très importante de lecteurs.
Ce langage est enluminé par l’oralité dont, l’écrivaine elle-même, reconnaît son existence
dans ses écrits :
« Chacun écrit avec ce qu’il est, ce qu’il sait. Moi, je suis une fille de nomade.
Mon enfance et mon adolescence ont baigné dans cette culture, donc dans
l’oralité. Ma première sensibilité aux mots m’est d’abord venue par l’ouïe,
avant l’accès aux livres. »2
Cette stratégie préconisée par Malika Mokeddem lui permet également, et à travers les mots
familiers, de se dire sans pour autant se sentir limitée par un style d’écriture bien déterminé.
L’acte de l’écriture devient en ce sens, la source de la réalisation de la liberté, et
un moyen efficace pour se guérir de tous les maux de la solitude et de l’exil, elle a écrit à ce
propos : « J’en aurais crevé si je n’avais pas écrit. »3
1
Ibid, p. 34.
Mokeddem, Malika citée in, Achour, Christiane, Auteurs d’hier et d’aujourd’hui, Malika Mokeddem,
Métissage, op.cit, p.54.
3
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.34.
2
118
Nous assistons au cours de la lecture de l’Interdite à une présence remarquable de dialogues,
où jaillissent clairement les traces de l’oralité.
Nous tenterons dans la présente étude de dégager quelques indices qui
renvoient au français familier, tout en le reliant avec les visées de l’écrivaine dans l’emploi
d’un tel langage.
Pour pouvoir mieux expliciter ce point, une définition du français parlé nous est d’importance
indéniable.
Gadet définit ainsi la notion de français ordinaire:
"Ce n'est bien sûr pas le français soutenu, ni recherché, ni littéraire, ni puriste.
Mais ce n'est pas non plus (pas seulement) le français oral ou parlé, puisqu'il
peut s'écrire. Pas davantage le français populaire, ramené à un ensemble
social. C'est davantage le français familier, celui dont chacun est porteur dans
son fonctionnement quotidien, dans le minimum de surveillance sociale: la
langue de tous les jours." 1
Le français familier se définit donc par le français ordinaire, une langue que
l’auteur se permet de parler et écrire en même temps sans avoir le souci de choisir les mots et
les expressions, une langue qui lui permet aussi de prêter toute son attention à la thématique
et aux sujets traités, sans bousculer la compréhension du lecteur par le foisonnement des
locutions soutenues, car le but principal de l’écrivain est la transmission d’un message bien
précis, rapide pour créer l’effet du réel et impliquer de plus en plus le lecteur.
Quant à Grevisse, il écrit :
« Le registre familier est celui de la vie courante. Il est surtout fréquent dans la
langue parlée, dans la conversation même des gens les plus distingues. La
correspondance familiale ou amicale appartient aussi au registre familier. »2
Les évènements de l’histoire se déroulent dans un village au sud algérien, un milieu qui
reflète un niveau de vie très modeste, et où vivent des gens dont le niveau intellectuel est
simple.
1
2
Gadet, Françoise, Le Français ordinaire, Paris, Armand Colin, 1989, p.3
Maurice, Grevisse, le Bon Usage : grammaire française, Boeck Université, 1993, p.18.
119
Afin de rapprocher son lecteur de ce milieu, Mokeddem a tenté d’employer une
langue simple qui reflète les aspects de cette vie, et la première scène présentée, c’était celle
du retour de Sultana dans son pays natal, lors de laquelle, elle a rencontré le chauffeur du taxi.
Celui-ci, depuis le premier contact avec Sultana, a commencé à poser des questions sur des
sujets qui ne le concernent pas :
« Ma valise à la main, je me dirige vers un taxi :
-Peux-tu m’emmener à Aïn Cekhla, s’il te plait ?
-Tu es la fille de qui ?s’inquiète, d’un ton abrupt, le chauffeur en rangeant ma
valise dans son coffre arrière, parmi un désordre d’outils et de chiffons
maculés de cambouis.
-De personne. » (p.13)
La première remarque : le chauffeur du taxi est une personne impolie qui ne respecte pas les
autres. Sa curiosité le trahit car il pose des questions auxquelles il n’aura pas de réponses. Le
chauffeur est non seulement pauvre, mais il est quelqu’un dont les préoccupations sont
figées. Le terme « chiffon » reflète aussi la misère dans laquelle vivait cette personne.
Par ailleurs, afin d’insister sur cette réalité sociale, l’auteure a parlé de la
voiture de ce chauffeur en disant : « Arrivé dans Tammar, le chauffeur immobilise son tacot
devant un marchand de légumes. » (p.15).
Le mot « tacot » relève du registre familier, et il veut dire : « Vieille voiture qui n’avance pas
vite. »1
L’auteure a employé un terme dont la prononciation se fait rapidement, vu sa composition
simple. Cela lui a permis de mettre l’accent sur l’aisance recherchée pour le lecteur, ainsi que
sur la rapidité et la sonorité du mot, qui laissent un impact fort sur l’assimilation de l’idée, car
Mokeddem aurait pu utiliser à la place de « tacot », « guimbarde », « voiture », mais l’effet ne
serait pas le même, parce que le deuxième mot omet le critère de la rapidité recherché dans ce
genre de langue.
L’emploi du terme « tacot » par Malika Mokeddem ne peut pas avoir uniquement
pour dessein la recherche de la brièveté, car l’effet sémantique que laisse ce terme est en forte
relation avec la personnalité du chauffeur et sa mentalité. En utilisant ce terme précisément,
nous sentons que l’écrivaine veut dire que le chauffeur est tout comme son tacot, un homme
1
Le Robert, Dictionnaire de langue française, Paris, France loisirs, 2002, P.1634.
120
dont la mentalité n’a pas du tout évolué. Nous sentons cela, car l’auteure aurait pu employer
un terme tel que « ancienne voiture », mais elle a utilisé un mot à la fois facile à prononcer et
à mémoriser, mais aussi et surtout attirant. Elle fait allusion également à la réalité de son
village qui, malgré l’évolution du pays, est resté cloué aux fausses traditions. Nous ne devons
pas donc perdre de vue que :
« Lorsque dans un texte écrit, on retrouve des traces de langue parlée, on doit
comprendre qu’il s’agit du résultat d’une recherche intentionnelle de l’auteur
pour simuler des paroles et reproduire la manière de parler de certaines
personnes, notamment pour caractériser un personnage. Dans un tel cas, le
lecteur doit interpréter l’intention de l’auteur. »1
A travers ce mot familier qui relève de la langue parlée, Mokeddem met la lumière d’une
manière intelligente sur une réalité sociale, sans pour autant la décoder, en laissant ce soin au
lecteur mais en lui facilitant la langue.
Par ailleurs, l’arrivée de Vincent Chauvet à Tammar, et sa décision de passer
quelques jours dans ce village, lui coûtent un effort considérable car il ne peut pas endurer les
circonstances de cette vie. Afin d’exprimer son désagrément vis-à-vis de cette situation,
Vincent fait recours à une interjection d’usage familier, « zut » :
« Oh, zzuut ! Voilà trois nuits que les muezzins me persécutent ! » (p.27).
Selon le Robert : zut : est une interjection. Une exclamation de dépit.2
Nous remarquons que cette interjection est facile à prononcer vu sa brièveté. De plus, elle
possède une sonorité qui attire l’attention du lecteur. Ceci est considéré comme étant un effet
du réel aussi, autrement dit, Mokeddem nous fait imaginer le monologue de Vincent comme
s’il était réel.
Grâce à une telle interjection, Mokeddem a su exposer intelligemment une réalité sociale,
reflétant le regard des Européens vis-à-vis de l’Islam. Vincent Chauvet n’a pas pu supporter la
voix de muezzin, qu’il considère la cause principale de ses troubles de sommeil. Le cas de
Vincent n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des Européens qui considèrent l’Islam la
source principale du terrorisme. Malika Mokeddem a donné une présentation expressive de
cette réalité. L’auteure a certes traité le conflit des civilisations ainsi que celui des religions,
mais brièvement pour ne pas éloigner le lecteur du thème central du roman.
1
« Saisir les nuances des mots, Leçon 18-Registres de langue », p 2, Art en ligne :
http://www.ccdmd.qc.ca/media/lect_3_3-18Lecture.pdf
2
Le Robert, Dictionnaire de langue française, op.cit, p.1803.
121
Une autre scène qui nous parait particulière est celle où l’algérien Moh propose
ses services à Vincent, il passe avec lui un long moment, Vincent s’en lasse et il ne trouve pas
d’autre moyen de se libérer de lui que de lui mentir, et de lui dire qu’il a un travail à faire.
Pour mettre en relief la colère de Moh qui ne le croit pas, Mokeddem a employé un verbe qui
appartient au registre familier : « Bougonner » :
« -Je dois travailler, figure-toi, ai-je menti.
-Travailler ?
-Oui, j’ai quelque chose à rédiger …un document à finir que je laisse traîner
depuis longtemps. C’est un peu pour cela aussi que je suis venu me mettre au
calme ici.
-Toi, tu viens dans le désert pour travailler ! a-t-il bougonné, pas très
convaincu » (p.102)
Notons la signification du verbe « bougonner » selon le Robert :
« v. intr. Fam. Exprimer pour soi seul, souvent entre les dents, son
mécontentement. »1
Pour mettre en question l’aspect négatif de la curiosité chez les Algériens, Malika
Mokeddem a employé le verbe « bougonner » qui présente le mieux la scène, et à travers
lequel elle a mis au point une autre réalité relative aux rapports sociaux avec les Etrangers.
Malgré sa conviction absolue que Vincent est en train de lui mentir, Moh n’a pas osé le lui
dire franchement. Le verbe « bougonner » permet d’exprimer le mécontentement de Moh sans
pouvoir prononcer un mot.
La curiosité excessive est un comportement négatif, mais elle règne malheureusement chez
nous. En évoquant en détail les scènes présentant la curiosité, Mokeddem invite tous les
Algériens à se débarrasser de toutes les futilités pour réaliser leurs objectifs.
A travers ce langage, le lecteur s’appuie beaucoup plus sur le sens sans pour autant s’attarder
sur les normes et les termes choisis.
Nous devons signaler que le français familier est présent dans plusieurs passages du roman,
mais nous n’avons opté pour les extraits ci-dessus que pour mettre en relief le rapport entre
l’emploi de ces termes et leur apport important sur l’éclairage de la thématique.
1
Le Robert micro, Montréal, Canada, 1994, p.139.
122
Notons que, même à travers l’emploi du registre familier, jugé simple et à la
portée de tout le monde, Malika Mokeddem s’inscrit encore une fois dans cette situation
de « l’urgence » car elle écrivait en imaginant l’Algérie agressée, et elle a affirmé encore une
fois sa compétence d’adapter son écriture au contexte sociopolitique, à la situation de
l’Algérie des années 90.
III-2-2- L’agression du mot: le vulgaire
Une des remarques faites sur l’écriture mokedémienne dans l’Interdite est
l’agression qui se manifeste à travers l’emploi des termes vulgaires voire grossiers. Nous nous
sommes rendu compte qu’une telle stratégie s’avère importante dans l’écriture
autofictionnelle.
En traitant la violence des années 90 en Algérie, Mokeddem a su impliquer son lecteur dans
l’histoire en lui faisant sentir cette agression ne serait-ce qu’à travers les mots, ces derniers
choquent dès la première lecture, mais ils suscitent également l’intérêt et invitent le lecteur à
se poser plusieurs questions, entre autres : pourquoi ?
Le lecteur se retrouve donc contraint de faire plusieurs lectures du roman afin de pouvoir
assimiler les visées de l’écrivaine, mais aussi et surtout, pour nouer un fort rapport avec la
thématique du roman et participer d’une façon ou d’une autre au projet de l’écriture.
L’agression du mot commence depuis les premières pages du roman, où l’auteure
a dénoncé une forme d’agression « naïve», car elle se manifeste chez les enfants qui devraient
être l’emblème majeur de l’innocence et la bonté de l’esprit, mais ces enfants n’ont pas raté
l’occasion de faire mal à Sultana (la femme), ne serait-ce qu’à travers les mots, parce qu’ ils
n’ont pas d’autres moyens pour ressortir leurs complexes et mettre à nu leurs désirs refoulés :
« Des marmots, quelques uns viennent aussitôt s’agglutiner autour du taxi :
-Madame ! Madame ! Madame ! Madame !
Longues tirades d’onomatopées à consonance française desquelles émergent,
ici et là, quelques rares mots identifiables en algérien et français :
« je t’aime…nique…zebbi.. », accompagnés de gestes on ne peut plus suggestifs. »
(p.15)
Ces enfants ont tenté de faire comprendre les insultes à Sultana, en faisant appel à la fois aux
termes en français et en arabe. Cette réaction reflète une avidité de faire mal aux autres chez
123
quelques Algériens mais, cela met en relief également les conflits qui sont à l’origine de la
naissance de la ségrégation entre la femme et l’homme d’où l’apparition des maux sociaux.
Sultana affirme que ces insultes sont une marque indéniable de la maladie de ces enfants qui,
en réalité, ne sont que l’image en miniature des Algériens qui vivent un déchirement entre la
séduction de la modernité et la nostalgie des traditions. Elle précise :
« Je n’ai pas oublié que les garçons de mon pays avaient une enfance malade,
gangrenée. Je n’ai pas oublié leurs voix qui ne tintent que d’obscénités. Je n’ai
pas oublié que, dès leur plus jeune âge, l’autre sexe est déjà un fantôme dans
leurs envies, une menace confuse. » (p.15).
Le lecteur se retrouve perplexe face à ces termes vulgaires, car il n’a l’habitude
de les lire dans les productions littéraires que rarement, puis que la tradition n’autorise pas
l’emploi de ce genre d’expression. L’utilisation donc de ces termes par l’écrivaine laisse un
impact ineffaçable sur le lecteur qui se sent dès le début du roman agressé par l’auteure. Le
recours aux termes vulgaires est une stratégie avertie de la part de l’auteure afin d’impliquer
son lecteur dans la thématique du roman.
En effet, pour critiquer ceux qui se prétendent musulmans, ceux qui veulent appliquer une
religion qui leur appartient à eux seuls, Mokeddem a tenté à travers Ali Merbah de mettre en
relief ce caractère négatif, cet homme barbu qui soi-disant ne supporte pas les mauvaises
actions, quand il a proposé à Vincent Chauvet ses services et que ce dernier a refusé, il n’a pas
raté l’occasion de l’agresser à travers une insulte en langue arabe, que Vincent n’arrive pas à
comprendre, mais que le lecteur à travers les notes des bas de page peut assimiler :
« Je refuse le taxi dont le conducteur est un barbu à chéchia :-Yan âl dinn
oumek ! Vocifère-t-il.
Je ne sais pas ce que cela signifie. Pas une amabilité, de toute évidence.
M’est avis qu’il doit prendre sa guimbarde pour un avion. En raison de son
vacarme, sans doute. Il démarre en m’aveuglant de poussière. » (p.145).
-
Yan âl dinn oumek : « Maudite soit la religion de ta mère. »
L’expression qui comporte l’insulte et l’agression verbale est celle qui est
soulignée dans le passage, elle appartient à l’arabe dialectal. Ceci est donc une double
agression car en plus de l’injure que contient cette expression, Marbah a utilisé exprès une
langue que son interlocuteur ne maitrise pas, chose qui fait naitre chez Vincent un sentiment
d’infériorité. Notons que le rôle primordial de la langue est d’assurer la communication.
124
L’explication faite par l’auteure signifie qu’elle veut que son lecteur qu’il soit Algérien ou
Français, comprenne le sens de ces insultes pour en sentir la gravité. Cette expression
grossière est pour ainsi dire une ironie, car l’auteure veut démontrer que ceux qui veulent
protéger la religion en Algérie sont ceux là même qui la transgressent et la violent.
L’agression d’Ali Marbah et de Bakkar atteint Sultana aussi, surtout lorsqu’ils ont appris qui
elle est, et qu’elle a, un jour, quitté Ain Nekhla. Ils n’ont pas pu accepter le fait qu’elle reste
au village en prétendant que sa présence est un péché et une source du danger :
« Bakkar, le maire, est accompagné d’Ali Marbah et d’un troisième larron avec
la même expression hallucinée.
-On veut plus que tu restes chez nous !Ain Cekhla c’est un pas un
bordel !Toi,
tu couches même avec les étrangers ! Deux hommes en même temps ! On te
connaît ! Tu es toujours un danger pour les filles, un péché dans le village,
braille-t-il, perdant sa chique en postillon fétides, dès qu’il m’aperçoit. »
(p.162).
La prononciation du mot « un bordel » par Bakkar révèle un caractère vulgaire
chez cet homme qui se prétend croyant et respectueux. Il n’a pas pu se contrôler et il a perdu
sa force en voyant Sultana. Cela affirme que Bakkar agresse Sultana injustement. L’agression
n’est jamais la solution adéquate pour mettre fin aux conflits, il faut donc céder la place à la
tolérance et au dialogue.
Nous ne perdons pas de vue que les termes ainsi que les expressions vulgaires sont nombreux,
mais nous tenterons dans ce qui suit de focaliser notre analyse sur « une insulte » qui s’est
répétée à maintes reprises « Putain », ce terme noue une relation forte avec le passé de
Sultana, et c’est peut-être lui, qui est la cause principale pour laquelle elle a quitté l’Algérie :
« -Putain !
Je sursaute. « Putain ! » Plus que l’image navrante de la rue, plus que la vue
du désert, ce mot plante en moi l’Algérie comme un couteau. » (p.16).
La comparaison de l’Algérie au couteau met en relief les douleurs de Sultana qui
ne pouvait pas oublier ces milieux pleins d’injustice et d’insultes. Ces injures blessent l’âme
de l’individu et mettent en danger sa dignité. Sultana fait allusion à d’autres réalités relatives à
l’Algérie de la violence, car de même qu’il y avait des personnes tuées par de véritables
sabres, d’autres sont tuées par les mots dont la blessure ne guérira plus jamais.
125
Le retour de Sultana en Algérie pour se retrouver et se guérir a pour but ,également, le
règlement de tous les comptes qui sont restés sans issue. La vie de Sultana à Ain Nekhla était
difficile
car les gens la considérait une fille mal réputée, et ils l’ont toujours appelée
« Putain ». Ce mot est resté gravé dans la mémoire de Sultana qui n’a pas osé le prononcer,
car elle était faible. Mais du retour dans son village, elle s’est sentie forte, et elle devient
capable de se venger de tous ceux qui lui ont fait mal, en prononçant le mot qui la hante pour
longtemps sans avoir de complexe :
« Putain ! Combien de fois, lors de mon adolescence, encore vierge et déjà
blessée, n’ai-je pas reçu ce mot vomi sur mon innocence. Putain ! Mot parjure,
longtemps je n’ai pu l’écrire qu’en majuscules, comme s’il était la seule
destinée, la seule divinité, échues au rebut féminin. » (p.16).
La répétition de ce même mot dans plusieurs passages du roman démontre qu’il
a laissé un complexe chez Sultana, et qu’il est également à l’origine de la naissance d’une
séparation obligatoire entre elle et son pays natal. Cette insulte devient une carte d’identité
pour Sultana au sein d’Ain Nekhla à travers laquelle les habitants l’agressent :
« Il fait déjà nuit mais « putain », écrit en gros sur la porte de Sultana, me saute
aux yeux. » (p.145).
Cette insulte a même choqué Vincent, cet homme étranger qui lui aussi, a vécu cette agression
avec Sultana, il ne peut pas supporter ces comportements maladifs qui touchent la renommée
des gens innocents.
A cause de ce mot Sultana a perdu aussi la stabilité chez elle et elle s’est retrouvée
contrainte de s’éloigner pour éviter la souffrance et la douleur, car personne n’a tenté de
l’aider à surmonter ses maux. Sultana dénonce cette appellation car elle sait très bien qu’elle
n’est pas « putain », et là encore une autre facette de l’injustice se manifeste : accuser une
personne pour une faute qu’elle n’a pas commise. A vrai dire, Sultana préfère qu’on l’appelle
Folle car :
« Si l’on m’avait traitée de folle, cela ne m’aurait pas choquée le moins du
monde. Je ne me suis jamais sentie bien éloignée de la folie, l’absurde me
paraissait la meilleure riposte à la monstruosité. Mais non ! Ils ont d’abord
dit : « Maudite fille de putain, maudite fille des maudits. »(p.154-155).
Mais « putain » non, elle ne l’accepte pas car elle n’a rien fait pour être qualifiée de la sorte.
Le mot « putain » rappelle Sultana l’injustice sociale et l’ignorance qui règnent dans son
126
village, où les gens jugent selon les apparences sans réfléchir à la réputation des autres. Le
seul péché de Sultana est d’être prise en charge par Dr Challes.
« Lorsque j’accédai au collège, est arrivé au village un nouveau médecin
français. Il me prit totalement en charge pour me sauver de ma claustration.
C’est alors que le mot ˮ putainˮ, hypertrophié par les fausses rumeurs, allumé
par les souvenirs, encore vivaces, des affres de la guerre, a couvert le mot
« maudite ». Je suis devenue la putain du roumi. Dans les rues, on m’accusait
de ˮdonner au roumiˮ, de consommer chez eux du cochon et de l’alcool.
J’étais vierge plutôt que le resterai longtemps.(…) Ces propos souillaient,
mutilaient mes rares affections. » (p.155)
Cette insulte occupe une place cruciale dans le passé de Sultana, mais elle a également une
relation avec son présent car le même mot se répète, et il menace toutes les filles qui tendent
vers un avenir plus lumineux. Sultana inquiète dit :
« Si l’Algérie s’était véritablement engagée dans la voix du progrès, si les
dirigeants s’étaient attelés à faire évoluer les mentalités, je me serais sans
doute apaisée. L’oubli me serait venu peu à peu. Mais l’actualité du pays et le
sort des femmes, ici, me replongent sans cesse dans mes drames passés,
m’enchaînent à toutes celles qui qu’on tyrannise. Les persécutions et les
humiliations
qu’elles
endurent
m’atteignent,
ravivent
mes
plaies.
L’éloignement n’atténue rien. La douleur est le plus fort lien entre les
humains. Plus fort que toutes les rancœurs. » (p.156).
Les mots violents correspondent à la situation sociopolitique de l’Algérie
pendant les années 90, ils sont aussi le reflet d’une Algérie qui souffre de l’influence de
l’obscurantisme et de la prolifération des contradictions. Pour guérir ces maux, il faut que tous
les Algériens se sentent concernés par cette situation grave et s’unissent afin de mettre fin à
tous les malheurs de l’Algérie, car si on n’est pas touché par la douleur, on ne peut pas sentir
celle des autres. Malika Mokeddem a donc opté pour ces mots vulgaires afin de faire mal au
lecteur, le choquer et donc le sensibiliser et l’impliquer pour qu’il prenne part à cette
responsabilité, car elle est certaine que le mot qui a laissé des plaies chez Sultana Medjahed,
va en laisser également chez le lecteur, et tout comme Sultana qui est revenue en Algérie pour
régler ses comptes, les Algériens, eux aussi doivent penser à trouver des solutions adéquates
pour sauver l’Algérie violée.
127
A travers ces mots grossiers, Malika Mokeddem a su ingénieusement exprimer sa colère et
son mécontentement à l’égard de la réalité menaçante de l’Algérie des années 90, car par le
biais de ces mots, elle réussit à extérioriser ses maux et exprimer sa rage et sa colère,
rappelons ce qu’elle a écrit dans son roman autobiographique : La Transe des insoumis :
« Les mots de la révolte, du désarroi me poursuivent jusque dans mes draps »1
En effet, Sultana n’a pas quitté son village toute petite, et de bon gré, mais c’est
Bakkar et sa bande qui l’ont obligée à le faire, elle était certes obligée de quitter l’Algérie,
mais cela ne l’a pas empêchée d’exhiber sa colère et sa rage, et agresser Bakkar à travers une
expression triviale grossière :
« Regardez-moi bien, je vous emmerde ! Et je reviendrai vous le redire un jour.
Oui, tu as dit ça et même tu as répété « je vous emmerde ». Ensuite, tu es
montée en voiture et vous êtes partis. » (p.171).
Dans l’expression soulignée, Sultana a exprimé sa liberté, sa colère, et son désir de laisser
tomber tout ce qui relève des mentalités arriérées. Notons que l’agressivité de cette expression
grossière reste ancrée dans la mémoire des femmes, qui n’ont jamais oublié Sultana la petite
qui a défié Bakkar et ses sbires sans avoir peur, elles ont décidé, elles aussi, de s’unir pour
éliminer définitivement l’injustice à Ain Nehkla et rendre à la femme sa valeur.
Malika Mokeddem invite tous les Algériens à s’unir contre l’ennemi de
l’Algérie pour éliminer tous les maux et obtenir la véritable liberté. Elle a certes utilisé des
termes vulgaires, mais ils attirent l’attention du lecteur et l’impliquent, et qui permettent à
l’auteure de s’extérioriser et faire sortir de sa tête tout ce qui gêne sa mémoire, car par le biais
de ce langage, Mokeddem a réussi à donner à son roman une coloration du réel. Nous sentons
que l’auteure nous parle, nous confie des réalités qui l’ont tant hantée.
Notons qu’il y a d’autres termes grossiers que nous n’avons pas cités, car nous nous sommes
contentées de ceux qui sont étroitement liés à notre thème central.
Nous devons signaler également que le style employé par l’auteure a pour objectif essentiel la
sensibilisation et l’encouragement de la volonté, car ce n’est pas le moment de penser à la
langue soutenue quand l’Algérie a besoin de ses enfants.
1
Mokeddem, Malika, La Transe des Insoumis, op.cit, p.35.
128
A travers ce même style qui semble à première vue simple et vulgaire, nous constatons encore
une fois que Malika Mokeddem est capable de faire de son écriture la porte parole de la
société, car elle a réussi le choix de ses mots pour peindre l’Algérie violée et assassinée.
III-2-3- L’alternance codique de compétence
Parmi les phénomènes linguistiques qui naissent de l’interaction de plusieurs
langues, on retient l’alternance codique de compétence, par laquelle le locuteur fait
consciemment appel à des termes bien précis afin de faciliter l’échange avec son
interlocuteur, en prenant en considération le contexte. Cependant, elle peut-être également
une forme de l’affirmation de l’identité.
Pour mieux saisir la notion de l’alternance codique, nous ferons appel à la définition
suivante : l’alternance est :
« La stratégie de communication par laquelle un individu ou une communauté
utilise dans le même échange ou le même énoncé deux variétés nettement
distinctes ou deux langues différentes. Le ou les interlocuteurs peuvent être
experts dans les deux langues, c’est le cas de l’alternance de compétence qui
constitue une manière d’assurer la communication sociale. S’ils ne le sont pas,
il s’agira donc d’alternance d’incompétence. »1
Nous tenterons d’étudier ce phénomène dans l’Interdite à travers les différents personnages.
Dalila est la petite fille qui au cours de l’histoire apparaît avec ses dialogues qui
reflètent une nouvelle vision du monde. Elle représente dans le roman toutes les filles
algériennes qui veulent franchir les seuils de la solitude et réaliser la liberté idéale. Quant à
Dalila, elle exerce sa liberté dans la pratique de la lecture et l’apprentissage d’une autre
langue « le français ». Même si le français est précoce chez Dalila, cela n’empêche pas qu’elle
le maitrise à un certain point.
En faisant la connaissance de Vincent Chauvet, Dalila a l’occasion de discuter avec lui de
quelques sujets d’extrême importance, où elle intègre des termes appartenant à l’arabe
dialectal malgré la possibilité qu’elle a de donner leurs équivalents en français :
« Dans le vent, il voyage, il crie, il pleure, il danse, il chante comme Bliss.
- Bliss ?
1
KANNAS, Claude, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 1994, p.252.
129
- Oui, Bliss c’est le diable d’ici » (p.71).
Pour mieux expliquer son idée et la faire sentir, Dalila a employé le terme « bliss » qui
appartient à la langue arabe : « Iblisse ». Quand Vincent lui a demandé l’explication du mot,
elle lui a donné le mot adéquat en français, cela signifie que Dalila a opté intentionnellement
pour sa langue maternelle. Dalila invite implicitement Vincent à employer la langue arabe. En
parlant à Vincent de ses choix de lecture, Dalila lui dit :
« - Sûrement, oui. Qui d’autre vient te visiter du pays des rêves ?
-
Le petit Sultan. Dans Lafrance on l’appelle le Petit Prince. Lui aussi, c’est
un chercheur d’espace pour sa fleur. » (p.73).
L’emploi du mot Sultan et son équivalent en français dans le même énoncé,
démontre aussi la compétence de Dalila de faire un choix linguistique, en ayant le souci
d’assurer la bonne communication avec Vincent, mais cela peut être également une réaction
de la part de Dalila qui à travers cet emploi, tente de s’affirmer et de montrer à Vincent, le
Français, son attachement à sa culture et son amour pour sa langue maternelle. Baylon a
souligné que :
« L’individu se créerait ses structures de comportement linguistique par souci
de ressemblance avec celles du ou des groupes auxquels il souhaite être
identifié, et par souci de différence avec celles dont il veut se distinguer. »1
Nous pouvons dégager un message à charge forte significative : Dalila n’est qu’une image en
miniature de l’Algérienne qui malgré sa fascination par la civilisation française et son
apprentissage d’une autre langue, ne se laisse pas se dépersonnaliser grâce à son esprit averti.
Dalila tente, par le biais de cette langue, d’affirmer son identité ainsi que sa liberté. Selon
F.HAMERS et BLANC :
« Si la langue est une dimension saillante de cette identité, le locuteur peut
utiliser des marques linguistiques propres à son groupe d’appartenance pour
affirmer son identité culturelle et se distinguer de son interlocuteur. »2
Par ailleurs, Dalila ne se comporte pas de la même manière avec Sultana, elle
lui parle en français en employant exprès des termes arabes. Quand Sultana tente de la
1
BAYLON, Christian, Sociolinguistique : société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991, p. 66.
F.HAMERS, Josiane et BLANC, Michel, Bilingualité et Bilinguisme, Bruxelles,2ème édition Pierre
MARDAGA, 1983, p. 185.
2
130
corriger dans l’emploi de ces mots, Dalila avoue qu’elle connaît l’équivalent en français sans
pour autant lui donner des explications :
« Mais seulement les larmes qui m’effacent tout, même les autres gens de rêves.
Ça me donne la ghossa.
-La ghossa comme tu dis, c’est la colère.
-Oui, je sais. » (p.90).
Elle confirme sa connaissance des équivalents de ces termes, mais afin d’exprimer sa colère,
elle n’est à l’aise que lorsqu’elle emploie les mots en arabe, qu’elle connaît parfaitement. A
travers cet emploi également, nous sentons que Dalila veut garder l’aspect traditionnel des
choses en utilisant l’arabe. En parlant de son collier, elle dit :
« -Tu sais la première fois que je suis partie à l’école, ma mère m’avait mis un
collier et un bracelet en morjane, de sa mère.
-En français, on dit corail.
-Corail, oui je sais. J’étais si contente d’avoir ces bijoux de ma grand-mère et
aussi parce que je pensais que mon institutrice allait m’enseigner plein de
belles choses. » (p.92).
Pour garder l’aspect traditionnel de ce bracelet en corail qui appartient à sa
grand-mère, Dalila a choisi de le désigner en arabe, car ce n’est qu’en cette langue qu’elle se
sent vraiment en relation avec l’histoire qu’elle a racontée. Ceci dit, malgré son désir acharné
de conquérir l’émancipation à travers la langue française, elle tient toujours à son passé et ses
origines.
En employant l’arabe Dans ses discussions avec Sultana, Dalila tente de la sensibiliser et de
lui démontrer que le recours à la langue de l’Autre ne doit pas avoir une influence négative,
au risque d’être une femme acculturée qui n’arrive pas à se reconnaître parmi les femmes
algériennes, et que l’emploi de l’arabe est l’une des caractéristiques majeures de l’identité
nationale :
« -Tu as des frères, toi ?
-Con. Je n’en ai pas jamais eu.
-Ma mère et les gens d’ici disent que tous les frères c’est bien. Ils disent qu’ils
te protègent, qu’ils sont un rideau contre la h’chouma.
- Contre la honte.
-Oui, contre la honte. Tu fais comme le roumi, tu me corriges les mots en
algérien. Yacine lui, il
le fait pas. Il a l’habitude, lui. Cous, les vrais
Algériens, on mélange toujours les mots. » (p.93).
131
Un autre personnage qui semble être compétent en langue française, Salah,
l’ami de Yacine. En discutant avec Sultana de la situation de l’Algérie des années 90, ce
médecin a fait intentionnellement appel à l’arabe afin de mieux exprimer sa colère et son
dépit, et attirer son attention par des mots spécialement algériens :
« -Ah oui ? Et comment l’amour à l’algérienne ?
-L’amour à l’algérienne ? Macache ! Macache !Passé au gibet du péché. Mais
toi, la femme libre, ton amour est vide de cœur, tout en méninges. Tu ne vis que
par tes sensations, dis-tu ? Oualou ! Même ton silence est calculé, calibré. Un
comportement d’Occidentale ! Tu ne sais pas parler comme les vraies
Algériennes. » (p.49).
Macache :
selon
le
langage
quotidien
algérien
signifie :
Rien.
Salah est capable de remplacer ces deux termes par leurs équivalents en français, mais son
désir d’affirmer l’inexistence de l’amour en Algérie le pousse à opter pour un langage
typiquement algérien, qui à ses yeux, peut mieux décrire cette situation.
Du même, pour exprimer son ironie, Salah a utilisé le mot « zaâma » qui est une interjection
exprimant la dérision. Pour se moquer de la réaction des hommes de l’époque, il emploie un
terme purement algérien :
« Il a un rire nerveux :
-Oui, avant tout, pour nous empoisonner à la source. Cous n’avons cessé de
tuer l’Algérie à petit feu, femme par femme. Les étudiants mâles de ma
génération, les élites zaâma, ont participé au carnage. » (p.51).
La manière avec laquelle il parle avec Sultana révèle son désir de se familiariser avec elle, et
la certitude que malgré son éloignement, elle ne peut plus oublier les mots qui nouent une
forte relation avec la culture de son pays :
« Le taux et la proportion d’alternance varient considérablement chez le même
individu en fonction du sujet dont il parle, de la personne à qui il s’adresse et
la tension de la situation où il se trouve. »1
En effet, Khaled l’infirmier, lui également, tente de se familiariser avec
Sultana. Certes la relation qui le lie avec Sultana est d’ordre professionnel, mais avec l’emploi
des termes qui appartiennent au langage quotidien et que l’on ne se permet pas d’utiliser avec
son supérieur, Khaled tente donc d’anéantir la distance qui existe entre Sultana et lui. :
1
WALD, Paul et MANESSY, Gabriel, Plurilinguisme: normes, situations, stratégies, Paris, L’Harmattan, 1979,
p. 26
132
« Je regarde ma montre. Elle indique quinze heures vingt.
-Ya lalla, avec Yacine et les médecins d’avant on renvoyait les gens vers midi
trente, en leur disant de revenir vers deux heures et demie. » (p.128).
Il aurait employé le mot « madame », comparons les deux formules :
« Madame, avec Yacine …
« Ya lalla, avec Yacine… »
Selon Hamers et Blanc :
« En atténuant les différences linguistiques avec son interlocuteur, le locuteur va
augmenter l’attraction sociale puisqu’il sera perçu comme plus similaire, en
d’autres termes, sur le plan linguistique, il aura un comportement
d’adaptation convergente. »1
Notons aussi que le comportement langagier des habitants du village avec
Vincent reflète une autre réalité, car les habitants ne trouvent pas d’inconvénients à alterner
dans leurs énoncés en français, des expressions en arabe, une sorte d’affirmation, mais aussi et
surtout pour inviter Vincent à parler et comprendre leur langue, tout comme eux :
« Il est tard lorsque je m’arrête enfin devant une gargote :
-Est-ce que je peux manger ?
-Batata koucha, m’annonce un monsieur âgé, rondouillet, à l’air sympa.
-C’est quoi ?
-Des patates au four, eh ! clame-t-il comme s’il s’était agi d’une évidence. »
(p.112).
Le gargotier a réagi au préalable d’une façon spontanée, et il a répondu en arabe, un dialecte
qui reflète la présence de l’oralité, mais il s’est rendu compte que son message n’a pas été
saisi par son interlocuteur, c’est pourquoi il a interprété ses paroles en français, et il a continué
sa discussion en français en alternant d’une manière continuelle le français et l’arabe :
« Qu’est-ce tu veux ? C’est comme ça notre pays aujourd’hui, maâliche, Allah est
grand. » (p.113).
Par ailleurs, Moh le jeune algérien qui a proposé ses services à Vincent n’a pas
hésité à se moquer de lui quand il l’a vu avec Sultana, et il a même tenté de troubler sa
compréhension, pour cela, il a employé exprès un terme qui relève du dialecte algérien :
1
F. HAMERS, Josiane et BLANC, Michel, Op.cit., p. 184.
133
« Ichira » que Vincent n’arrive pas à comprendre, Moh
l’a expliqué par la suite sans
manifester une incompétence :
« Après avoir traîné dans le marché, je me suis rendu à mon rendez-vous avec
Moh.
-Alors, tu as fait ton travail ?
-Euh …oui, oui.
-Ton travail, c’était d’attendre une femme qui se prend pour un ichira de
cinéma ?
-Ichira ?
-Vous, vous dites héroïne.
-Mais comment tu sais tout ça, toi ? Tu m’as espionné ?
-Personnellement, j’ai pas besoin de t’espionner. Ici, on a tellement le
dégoûtage
que tout le monde surveille tout le monde, c’est obligé. »
(p.139/140).
En entrant dans un état d’hallucination, Sultana a raconté son enfance dont elle
n’était pas capable de parler en conscience. Lors de cette scène et pour appeler sa mère,
Sultana a employé un mot qui appartient à l’arabe standard :
« Une rupture la séparait désormais de nous. J’ai crié : “Oummi !Oummi !“ ».
(p.152)
Notons que cet emploi vise à préserver le contexte dans lequel le mot a été dit, Sultana s’est
remémorée cette histoire et ne veut pas la déformer, et elle l’a racontée avec finesse sans
négliger aucun de ses détails.
Par ailleurs, quand Vincent veut exprimer ses sentiments envers Sultana et son impatience de
la rencontrer, il emploie avec intention une expression appartenant à la langue arabe et qui est
considérée comme étant un indice de la religiosité de l’individu :
« Demain, si lointain, un « Inch’Allah » différent des autres. » (p.79).
Le recours à l’arabe de la part de Vincent est une preuve tangible du respect qu’il éprouve
envers Sultana. Vincent a employé intentionnellement cette expression car elle reflète
l’identité culturelle de Sultana.
Pour clore ce point, nous précisons que l’alternance codique de la compétence
est parmi les moyens essentiels auxquels l’auteur fait recours pour exprimer son identité et
134
son désir de propager la culture de son pays, elle fait partie aussi des manifestations de la
présence d’un style sobre dans le roman.
III-2-4- Les interférences
III-2-4-1-L’interférence lexicale
La coexistence de plusieurs langues au sein de la même communauté contribue à
l’apparition des phénomènes linguistiques variés, comme par exemple l’interférence. Cette
dernière prend appui au début de l’apprentissage d’une deuxième langue étrangère, et elle se
manifeste généralement d’une manière involontaire chez le locuteur par manque de maîtrise
de la langue, ainsi que par l’influence que laisse la langue maternelle sur son système
langagier. Pour mieux saisir la notion de l’interférence, nous ferons appel à la définition du
dictionnaire linguistique :
« On dit qu’il y a interférence quand un sujet bilingue utilise dans une languecible A, un trait phonétique, morphologique, lexical ou syntaxique
caractéristique syntaxique caractéristique de la langue B. »1
Le locuteur se retrouve donc, dans une situation de contrainte d’utilisation de sa langue
maternelle, car souvent il a des carences qui l’empêchent à s’exprimer normalement dans la
langue A. Toutes les influences qu’il peut subir sont relatives ou bien à la phonétique,
autrement dit, le locuteur ne peut pas prononcer un phonème appartenant à la langue A, pour
cela il fait appel à un phonème équivalent faisant partie de sa langue maternelle. Ou bien pour
combler un vide de vocabulaire, il fait appel inconsciemment à sa langue maternelle car il a
l’habitude de l’utiliser. Le rôle que joue la langue maternelle dans l’apparition d’un tel
phénomène linguistique s’avère donc incontournable, et elle est en ce sens indissociable de
l’étude de l’interférence.
« La cause principale des difficultés et des erreurs dans l’apprentissage d’une
deuxième langue réside dans les interférences de la langue maternelle. Cellesci proviennent des différences entre les deux langues auxquelles elles sont
directement proportionnelles. »2
1
Kannas, Claude, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse 1994, p.252
Brahimi, A, Analyse contrastive et fautes de français, Tunis, Publications de la Faculté de Manouba, 1992,
p.50.
2
135
L’étude de l’interférence dans l’Interdite ne peut s’isoler du contexte social,
car l’Algérie est l’un des pays où nous assistons à un contact des langues foisonnant, vu
d’une part, la présence de la langue arabe avec ses variantes, et d’autre part, de l’emploi du
français qui est considéré en tant que deuxième langue en Algérie.
Le phénomène de l’interférence est remarquable chez Dalila, cette petite fille qui s’efforce
d’apprendre le français afin de pouvoir contacter sa sœur Samia, à ses yeux le contact avec
Samia ne peut se faire qu’en français car elle est la langue du prestige. Malgré son jeune âge,
elle pose des questions d’importance cruciale qui sont en forte relation avec la réalité
sociolinguistique de l’Algérie, une réalité qui l’incite à fournir un effort extrême pour
maitriser cette langue étrangère.
Pour avoir des explications fiables, elle se réfère à Sultana Medjahed, car elle sait qu’elle est
une « vraie mélangée » et qu’elle est capable de cerner la différence entre les langues
présentes simultanément :
« -Dis-moi d’abord pourquoi la langue qu’on parle à la maison et dans la rue
est pas la langue de l’école ?
-Parce que les hommes d’Etat, ceux qui ont gouverné l’Algérie depuis
l’indépendance, l’ont taxée de dialecte.
-Mes parents comprennent pas tout à la radio et à la télé. Il faut toujours leur
expliquer. Et nous, les jeunes, on parle une langue avec les maîtres et les
maîtresses. Une autre à la récré et dans la rue.
-C’est bien là le problème.
-Mais pourquoi ? Pourquoi ils ont ça ?
- A l’Indépendance, les dirigeants n’ont décrété que deux des langues
algériennes : l’arabe maghrébin et le berbère, étaient indigènes de la scène
officielle. Pourtant, leur résistance aux différentes invasions, depuis des
siècles, témoigne de leur vivacité et aurait dû les consacrer. Hélas ! Quant à la
troisième langue du pays, le français, il est devenu la langue des vendus, des
« suppôts du colonialisme ».Tu comprends, c’est une façon efficace d’écarter
les uns et de jeter le discrédit sur les autres, ceux qui pouvaient contester le
régime ; une tactique pour museler tout le monde, en somme. Ils y sont
parvenus. » (p.92).
136
L’évolution des langues en Algérie ne peut pas se dissocier de l’histoire du
pays et des origines de ses habitants. Chacun tente de laisser son impact sur la langue qu’il
utilise et de l’adapter à ses convictions.
Cela manifeste également une réalité idéologique qui gère le statut des langues dans les pays.
Quant à l’Algérie, il y a comme langue officielle l’arabe standard mais aussi un arabe
dialectal qui varie selon les régions. A vrai dire, l’utilisation de français en Algérie signifie
que les Algériens sont toujours liés à leur passé et que la culture occidentale y est présente. La
langue reflète la réalité d’un pays et les mentalités qui y règnent, Rivarol a très bien explicité
le rapport qui existe entre la nation et la langue :
« L’homme qui parle est donc l’homme qui pense tout haut, et, si on peut juger
un homme par ses paroles, on peut aussi juger une nation par son langage »1
Toutefois, à travers les propos de Sultana, il y a lieu de décoder un message
véhiculé de manière implicite. Les Algériens, mêmes ceux qui parlent en français, ne sont pas
entièrement convaincus par le statut qu’occupe cette langue en Algérie. Ils la considèrent
comme étant une autre forme de colonisation car l’influence de la France sur les l’Algériens
se manifeste également à travers l’emploi de la langue française. Cet attachement à la langue
de l’Autre menace l’identité nationale ainsi que l’identité individuelle du citoyen algérien. La
langue pourrait être un facteur principal de la dépersonnalisation, car l’individu attaché à la
langue d’un pays, pourrait s’attacher également à ses traditions en s’éloignant de la culture et
les traditions de son pays d’origine.
Malgré les nombreuses tentatives de maîtriser la langue française, Dalila
éprouve toujours des carences au niveau de cette langue et elle n’arrive pas à s’exprimer
aisément. En parlant avec Sultana, Dalila pense constamment à Yacine. Pour exprimer son
amour à cet homme, elle a fait appel à l’intitulé d’un livre qu’elle a lu : Le Bendir et le petit
Sultan :
« -Qui sont ces gens de rêves ?
-Toi qui es son amie, est-ce que tu pourras le mettre dans un livre, Yacine,
comme le Bendir et le Petit Sultan.
- Le Bendir et le Petit Sultan ?
1
Rivarol, Antoine (1784), De l’Universalité de la langue française, Paris, Edition des Quatre Vents, 1946, p.99.
137
Elle hausse les épaules, excédée, et décide d’ignorer mes questions. »P.90.
Les mots soulignés ont leurs équivalents en français, mais Dalila les ignore.
Bendir : Tambour, Sultan : Prince.
Dalila utilise le mot « Bendir » tel qu’elle a l’habitude de l’entendre parler dans son village,
c’est un instrument musical que les habitants utilisent pendant les fêtes. Dalila a donc fait
appel à sa langue maternelle afin de combler ses lacunes langagières.
En discutant avec Vincent Chauvet, Dalila tente de lui donner une image globalisante sur le
regard des habitants envers l’amour :
« -L’amour c’est joli, très joli. Mais chez nous, c’est comme les nuages, y en a
pas bézef. Chez nous, même les gouvernements a peur des femmes. Il fait des
lois contre elle. Alors l’amour c’est que la honte, qui est élue nationale.
L’autre fois au collège de Ouarda, un garçon de douze ans a écrit « je t’aime »
sur un papier et il l’a fait passer à une fille. Tout de suite, c’était comme un
coup… Comment on dit ?
-Comment on dit quoi ?
- Un coup pour tuer le gouvernement, comment on dit ça ?
-Oui, comme « un coup d’Etat ». Et les Scotland Yard du collège ont trouvé le
« coupable ». » (P.142.)
Dalila a énormément d’idées, elle est consciente de la situation de son village
et de tout ce qui s’y passe. Elle veut tout expliquer à Vincent, elle lui a dit que l’amour est mal
vu à Ain Nekhla, qua malgré son charme et sa beauté, les esprits alarmistes tentent de
l’anéantir. Pour dire à Vincent que l’amour est rare à Ain Nekhla, Dalila a utilisé un mot
relevant de l’arabe dialectal « Bézef » accompagné de la négation, qui signifie : Beaucoup.
Dalila ne connaît pas le mot « beaucoup » en Français, mais pour exprimer son idée sans
l’interrompre, elle a fait appel à sa langue maternelle. Par ailleurs, elle affirme à Vincent que
l’amour à Ain Nekhla est non seulement rare, mais il est aux yeux de plusieurs personnes un
péché qu’elle a comparé au « coup d’Etat ». Cependant, elle n’arrive pas à trouver le terme
adéquat en français, pour cela elle a essayé de le dire tel qu’on le dit en Arabe.
Un coup pour tuer le gouvernement : un coup d’Etat.
Il s’agit dans ce cas d’une interférence lexicale.
Dalila est donc très liée à son milieu social car elle parle comme les habitants de son village,
qui ont, en ce sens, une influence remarquable sur la fille et sur la langue qu’elle parle :
138
« Les structures sociales engendrent des formes linguistiques et par-là
conditionnent le comportement langagier de l’individu. »1
Par ailleurs, Dalila ne réussit pas à perfectionner sa langue à cause de son milieu
familial qui ne maitrise pas le français. Ses parents et ses frères, non seulement, ne parlent pas
français, mais ils méprisent cette langue par respect de la langue de l’Islam : l’arabe.
Dalila demeure toujours incompétente car, au cours de sa discussion avec Saultan, elle veut
exprimer l’obligation et la contrainte pratiquée sur sa sœur virtuelle Samia, mais elle a fait
recours à des expressions d’origine arabe :
« -Et ton père ?
-Je n’en ai pas.
-C’est pour ça que toi tu t’en fous, tu peux partir et revenir quand tu veux. Tu as
personne qui veut te marier bessif et t’empêcher d’étudier et de marcher et trouver l’espace
que tu veux. » (p.95)
Le mot « Bessif » relève de l’arabe dialectal. Il se forme de deux parties : Be+ Sif.
Be qui signifie avec, Sif signifie : Sabre.
L’emploi de ce mot fait allusion à la réalité sociopolitique de l’Algérie des années 90,
l’Algérie menacée par la violence, rappelons que pendant cette période, il y avait beaucoup
d’assassinats et de meurtres, les armes comme le sabre en étaient des moyens pour faire
souffrir les Algériens.
Dalila a tendance d’entendre ce mot chez elle, pour cela elle l’a employé pour mieux
expliquer la souffrance de Samia, en particulier, et celle de toutes les femmes algériennes en
général. Dalila est donc très influencée par sa famille.
Selon Baylon :
« Un individu a une façon de parler propre considérée en ce qu’elle a
d’irréductible à l’influence des groupes auxquels il appartient. »2
Notons qu’à travers les interférences de Dalila, nous assistons à une réalité
socioculturelle relative aux croyances des Algériens et leurs traditions. Le terme qui nous a
éclairé est « m’rabet », un terme expliqué en note de bas de page : marabout. Ce dernier
représente pour les Algériens une figure emblématique de la guérison de toutes les maladies
1
EL KILANI, Jamila, Le français parlé par les immigrés marocains en France, Université de la Sorbonne, Paris,
1983, p.82.
2
Baylon, Christian, Sociolinguistique, société, langue et discours, Paris, Nathan, 1991, P.60.
139
relatives aux démons. Le marabout est pour ainsi dire une source de
protection et de
guérison.
Dalila, comme cela été signalé au préalable, n’est pas comme les filles de son âge, car elle fait
des quêtes imaginaires, elle raconte à sa mère toutes ses hallucinations. Inquiète alors pour le
sort de sa fille, la mère décide de l’emmener chez « le m’rabet » :
« Une fois, je lui ai parlé des gens des rêves. Elle a eu de l’inquiétude pendant
plusieurs jours. Elle croyait que j’étais folle ou frappée par le mauvais œil ou
par un djin. Elle voulait m’emmener au m’rabet. Maintenant, et lui dis plus
rien. » p 97.
Cela démontre que la famille de Dalila est une famille simple qui a toujours recours aux
traditions, mais le terme « m’rabet » est employé pour mieux décrire l’état hystérique de sa
mère.
Nous pouvons donc signaler que :
« Sur les idéologies : le choix du vocabulaire et l’attitude du locuteur permettent
de comprendre le système de croyances, plus ou moins rationalisé, qui fournit
une explication cohérente de la réalité sociale et naturelle de ce locuteur »1
Par ailleurs, dans d’autres situations Dalila reconnaît ses carences en français,
pour cela elle compte fournir des efforts continuels, mais en même temps, elle n’est pas très
gênée par cela car elle est consciente que cela n’est pas un cas particulier, ni dans son village
natal, ni en Algérie toute entière :
« -Ma mère et les gens disent tous que les frères c’est bien. Ils disent qu’ils te
protègent, qu’ils sont un rideau contre la h’chouma.
-Contre la honte.
-Oui, contre la honte. Tu fais comme le roumi, toi, tu me corriges les mots en
algérien. Yacine lui, il fait pas. Il a l’habitude, lui. Cous, les vrais Algériens,
on mélange toujours les mots.
-Parce que je ne suis une vraie Algérienne, moi ?
-Con. Cous les vrais, on mélange le français avec des mots algériens. » p 93
Le mélange de deux langues différentes devient pour Dalila, non pas une incapacité, mais une
preuve pour marquer son identité et définir son appartenance socioculturelle.
1
Ibid, p.56.
140
Elle disait à Sultana :
« Tu te fâches pas, hein ? Maintenant chez nous , c’est plus une honte d’être
migrés. »p 93.
Nous devons signaler que le comportement langagier de Dalila se classe sous le bilinguisme
individuel qui: « suppose la présence simultanée de deux langues dans une seule personne. »1
Pour conclure, il est vraiment nécessaire de signaler que les interférences que
nous venons d’étudier et qui sont d’ordre lexical, ne sont pas les seules dans l’Interdite, car
nous allons tenter de revoir les interférences mais du point de vue phonologique.
III-2-4-2-L’interférence phonologique
L’impact que laisse la langue maternelle sur l’apprentissage d’une deuxième
langue étrangère est, non seulement d’ordre lexical, comme nous venons de l’expliquer, mais
il peut se manifester également, au niveau de la prononciation, de la morphologie et de la
syntaxe :
« Même un locuteur quasi-natif trahira quelquefois son statut de non-natif à
travers une erreur d'accord, une faute de prononciation ou de prosodie, une
préposition inhabituelle ou erronée, un débit un peu plus lent que la
moyenne »2
La prononciation est parmi les manifestations majeures de la compétence
langagière d’un locuteur, car elle permet d’évaluer sa maitrise de la deuxième langue qui est
certainement différente de sa langue première.
L’interférence qui apparaît au niveau de la prononciation semble être répandue beaucoup plus
chez les sujets dans les premières phases de l’apprentissage de la deuxième langue, car ils font
intervenir inconsciemment des traits phonétiques appartenant à leur langue maternelle.
L’âge de l’apprenant joue aussi un rôle capital dans la maitrise de la deuxième langue, à ce
propos Scovel a annoncé :
« Un apprenant dont l'acquisition de la L2 ne commence qu'après la puberté
aura inévitablement un accent non-natif. Ce déficit serait dû à des facteurs
1
Van Overbeke, Maurice, Introduction au problème du bilinguisme, Bruxelles, Labor, 1972, p.46
DE WAELE, Jean-Marc, "Vive la différence ! Les choix sociolinguistiques et sociopragmatiques des usagers
multicompétents du français langue étrangère", art. En ligne : http://www.
infolang.uparis10.fr/modyco/textes/actualites/ProgrammeColloqueQuasiNatif.doc 2
141
neurobiologiques,
en
particulier
à
des
difficultés
de
coordination
neuromusculaire. »1
Les problèmes relatifs à la prononciation de la langue française chez un locuteur arabophone
est fortement liés aux différences phonologiques entre ces deux langues. L’arabe est certes
une langue à consonantisme2 riche (26 phonèmes) mais à vocalisme pauvre ([α],[u], [i]). Par
contre, la langue française est riche du côté du vocalisme car elle comporte plusieurs voyelles
telles ([y], [u],[o],[a], [ɔ],[ɛ],[ə],[ӕ] ), chose qui fait naître chez le sujet arabophone une
incompétence pour la prononciation de ces voyelles, pour cela il fait appel à sa langue
maternelle.
Au cours de sa discussion avec Sultana, Dalila explique la situation des
immigrés qui sont en France et combien ils sont estimés à Ain Nekhla par les femmes :
« Les femmes d’ici veulent toutes leur marier leurs filles. Elles disent : « Ils ont
de l’argent et puis ma fille habitera dans Lafrance, alors j’irai en « facance »
là-bas. » (p.94).
Dalila rapporte les paroles des femmes de son village, en tentant d’imiter leur façon de
parler. Le mot qui révèle l’interférence phonologique « facance » est mis entre guillemets. Le
sujet parlant en ce cas est adulte mais il ne peut pas prononcer comme les natifs de la langue
française.
De plus, nous devons préciser que le problème se pose au niveau de la consonne (V) qui
n’existe pas en langue arabe, pour justement aboutir à exprimer leur idée en conservant le
terme en français, ces femmes ont eu recours à une consonne qui semble être l’équivalent de
« v », « f ».
Vacance → Facance
1
Scovel, T., A time to speak. A psycholinguistic inquiry into the critical period for human speech. Rowley, MA:
Newbury House. 1988, Cité par : Birdsong, David, « Authenticité de prononciation en français L2 chez des
apprenants tardifs anglophones: Analyses segmentales et globales » art. en ligne :
http://www.utexas.edu/cola/depts/frenchitalian/birdsong/AILE_paper.pdf
2
Cohen, David, «Les Langues chamito-sémitiques», vol. III de J. Perrot dir., Les Langues dans le monde ancien
et moderne, C.N.R.S., Paris, 1989, cité par Med Makhlouf, Denis Legros et Brigitte Marin, « Influence de la
langue maternelle kabyle et arabe sur l'apprentissage de l'orthographe française », art. en ligne :
http://www.cahierspedagogiques.com/IMG/pdf/Influence_langue_maternelle.pdf
142
Par ailleurs, quand Vincent parle des traditions culinaires maghrébines, il utilise
à la place de « gazeuse », le terme « gazouz », tel qu’il est prononcé par les habitants du
village :
« Un ajout d’épices et je concède volontiers un peu de qualité à plus de
permissivité. La gazouz ? Très peu pour moi. » (p.62).
Cet exemple met en évidence un autre problème de prononciation de la voyelle [ӕ] qui
généralement se commute avec la voyelle[u]. Le locuteur arabophone qui apprend le français
tardivement ne connaît pas cette voyelle car elle ne fait partie de sa phonologie maternelle, il
la remplace, donc par une voyelle qui en fait partie, et qui s’avère être équivalente.
Quoique l’interférence au niveau de la prononciation n’est pas foisonnante dans l’Interdite,
ces quelques exemples nous ont permis de donner une idée d’ensemble sur les habitants de
Aîn Nekhla, qui restent toujours liées à leur langue maternelle mais qui souffrent également
de l’analphabétisme.
Pour conclure, nous devons signaler que cet éclaircissement est fait pour
insister sur la réalité de ce village dans lequel se déroule l’histoire, et pour mettre en évidence
le message en filigrane à travers la langue employée, et qui se résume en ce que les habitants
de Ain Nekhla ne peuvent, en aucun cas, s’éloigner de leurs origines, même lorsqu’il
s’expriment dans une langue qui ne leurs appartient pas. Cela prouve encore une fois que la
langue est un outil essentiel pour marquer l’attachement à son identité.
III-2-5-L’emprunt
L’emprunt est parmi les manifestations essentielles de l’influence de la langue
maternelle sur l’emploi de la langue étrangère, c’est un phénomène linguistique collectif car il
touche au système de la langue. Il est également le résultat des contacts entre les différentes
langues, il : « est le phénomène sociolinguistique le plus important dans tous les contacts de
langues. »1
Si nous assistons dans l’interférence à un locuteur qui fait appel à des termes appartenant à
une autre langue par manque de compétence, et si dans l’alternance codique de compétence,
le locuteur incarne des mots étrangers pour exhiber ses connaissances, dans l’emprunt
1
Dubois, Jean et al, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973. p.188.
143
généralement, on le fait afin de désigner des objets qui n’ont pas leur équivalent dans cette
langue. Dubois le définit comme suit :
« Il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finit par intégrer une
unité ou trait linguistique qui existait précédemment dans un parle B et que A
ne possède pas, l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes appelés
emprunts. »1
Notons que l’emprunt n’est pas exclusif à une seule langue.
Nous tenterons d’étudier ce phénomène linguistique dans notre roman, par rapport à la langue
arabe, c’est-à-dire nous essayerons de braquer la lumière sur l’emploi des termes français
empruntés à l’arabe.
Le lien entre le français et l’arabe remonte à plusieurs siècles vu, d’une part, les limites
géographiques, et d’autre part, la colonisation de l’Algérie par la France. Selon les enquêtes
des spécialistes, le nombre de mots empruntés de l’arabe au français atteint environ 270.
« Il y a trois époques successives d’emprunt à l’arabe. Tout d’abord le MoyenAge a marqué la supériorité de la science et de la technique arabes. […]. La
deuxième phase est celle de la conquête d’Algérie par l’armée française. […].
Vient ensuite le rôle des enfants immigrés. Ceux-ci ont fait connaître aux
Français des termes relatifs à la religion musulmane, comme charia et bien
d’autres. »2
En effet, dans l’Interdite, Malika Mokeddem a exprimé son amour sincère pour
l’arabe et la fascination que pratique cette langue sur elle. Elle a fait appel à des termes
français d’origine arabe qui sont relatifs aux habitudes de la société algérienne, en particulier,
et aux sociétés maghrébines en général. Le premier terme qui s’est répété à maintes reprises
est « Couscous », rappelons que le couscous est un plat principal au Maghreb, il se prépare
avec du blé ou de la semoule et les légumes, sans oublier la viande. La façon de la préparation
de ce plat est variée, surtout en Algérie, car chaque wilaya le prépare d’une manière
différente. Ce mot est intégré à la langue française depuis 1534, c’est-à-dire, XVI3
Pour bien préparer « la sadaka », l’infirmier et en collaboration avec Salah, ont acheté de la
viande et tout le nécessaire afin de préparer ce plat qui semble être le plus convenable pour les
1
Ibid, p.188.
REY, Alain, «L’emprunt à l’anglais est indispensable », Al Ahram-Hebdo, N : 243, 5 - 11 mai 1999, p. 16.
3
Cité in Rania Adel Hassan Ahmed, Etude sociolinguistique du Roman « Le Gône de châaba », Egypet,
Université Ain Chams, 2002.
2
144
occasions qui nécessitent la présence d’énormément de personnes. En parlant avec Sultana,
salah dit :
« -Je vais aider Khaled à emporter les plats de couscous à la mosquée et je
reviens. » (p.53)
Par ailleurs :
« Salah se laisse choir sur une banquette. Khaled hésite, nous observe et finit par
conclure avec déception :
-Eh bien, je vais vous faire apporter du couscous. Bonsoir, à demain.
-Tu bois un whisky avant de partir ?
-Con merci, pas ce soir. » (p.53)
En invitant Sultana à manger du couscous, elle n’a pas manifesté aucun désagrément, mais en
même temps elle a préféré prendre du whisky. Cette réaction semble être simple, mais en
réalité, elle reflète un aspect essentiel relatif aux Algériens qui préfèrent toujours les aspects
de la civilisation occidentale.
Sultana dit :
« Le plat de couscous reste pratiquement intact. Cous nous servons d’autres
whiskies. L’alcool émousse tout en moi. » (p.54)
Sultana a préféré prendre du whisky que manger du couscous car à ses yeux cette boisson
illicite en Islam s’avère être une source de joie et de quiétude, tout comme son choix pour
l’installation totale en France.
Le couscous a une large réputation en France, car Vincent et à son arrivée à
Tammar, n’a pas pensé à d’autres plats que le couscous et puis pour lui, il est une source
incontestable de la présence féminine et les traditions maghrébines.
Vincent avoue :
« Plus d’une fois à Barbès, à Belleville déjà, je me suis senti obligé de céder à
ces invitations impérieuses et impromptues dont les Maghrébins ont le secret.
Mais un couscous ou un tajine, succulents, sans vin ? Cela me semble tenir au
sacrilège, moi qui n’ai pas de religion. » (p.62).
Vincent, le Français affirme que le couscous est un plat traditionnel maghrébin, chose qui
démontre que ce mot n’a pas d’équivalent en français, si non il l’aurait utilisé.
145
D’autre part, le regard méprisant des Français envers les maghrébins en général, et aux
Algériens en particulier, ne peut pas s’effacer malgré l’évolution des mentalités. De plus,
Vincent, « le Français », refuse l’idée de manger du couscous sans la présence du vin,
d’ailleurs, cela lui parait bizarre, pourtant il n’y a aucune coutume qui confirme de manger du
couscous avec du vin, surtout quand cela est en relation avec des sociétés arabo-musulmanes.
En effet, en parlant du plat « couscous », cela donne directement l’idée à
réfléchir à la présence féminine, surtout en Algérie, comme si le rôle de la femme se limitait
dans la préparation du couscous. Quand le village est en pleine perturbation, la femme de
Khaled qui représente la femme simple du village, se préoccupe encore de la préparation de
ce plat sans prendre la peine de chercher à comprendre le problème, pourtant elle est
concernée également. Sultana n’oublie aucun détail et elle dit :
« Ensuite, nous traverserons en groupe le village pour aller chez Khaled. Sa
femme est en train de nous préparer un couscous. » (p.166).
Mokeddem a rajouté ce détail pour mettre au point aussi la générosité des Algériens, et
montrer que, même pendant les moments difficiles, ils n’ignorent pas leurs devoirs.
Par ailleurs, un autre terme a été repris plusieurs fois. Afin de parler de Vincent
Chauvet, ou des Français d’une manière générale, Mokeddem utilise, par le biais de ses
personnages, le terme « Roumi ». Il est expliqué dans le roman en note de bas de pages :
« Roumi : romain, et par extension chrétien. » (p.63).
La première fois, lorsque Vincent est parti avec Moh pour manger, et en parlant de la
disponibilité du vin :
« -Tu as du vin ?demande-t-il pour moi au garçon.
-Con j’ai pas, mais pour le roumi, je demande à mon ami. Il va chercher. »
(p.63)
Ce mot été emprunté à l’arabe, et il est même cité dans le Coran comme intitulé d’une
sourate : roumi (s.m.) de rumyi (arabe) pluriel rum : romain d’orient ; chrétien orthodoxe ;
byzantin.1
1
« Mots orientaux dans la langue française », Art en ligne : http://www.amazeera.com/amazeera-page-
47.fr.html
146
Au cours de sa discussion avec Sultana et en parlant de Vincent, Dalila l’a désigné par le mot
« roumi » et pourtant elle connaît son vrai nom, elle voudrait donc insister sur la religion de
cet homme :
«-Contre la honte.
-Oui, contre la honte. Tu fais comme le roumi, toi, tu me corriges les mots en
algériens. Yacine lui, il le fait pas. Il a l’habitude, lui. Cous, les vrais
Algériens, on mélange toujours les mots. » (p.93).
Par ailleurs, la petite Dalila ne sait pas dire le Français, elle l’appelle tel que l’appellent ceux
de son village :
« -Si ma sœur, Samia, se marie avec un roumi, ses enfants, ils seront comment,
ses enfants ? » (p.95)
D’autres termes empruntés à l’arabe sont employés pour décrire l’aspect
vestimentaire des habitants de Ain Nekhla, car généralement les habits relatifs à ces régions
ne se portent pas en France.
En parlant de ses patients, et afin de mettre en exergue leur niveau de vie, Sultana s’est basée
sur le côté vestimentaire qui prouve également leur attachement à leurs traditions:
« Il plie tant son ordonnance qu’elle finit par ressembler à un talisman. Il la
place dans la poche de sa gandoura, contre son cœur. » (p.125)
Rappelons que Gandoura est une tunique portée sous le burnous, un habit propre au Nord de
l’Afrique.
Par ailleurs, quand Salah dénonce la mode vestimentaire des femmes pendant
les années 90, c’est-à-dire, le voile « le hidjeb » qui est de couleur noire, il l’a comparé à
l’habit traditionnel des femmes algériennes, et il a avoué qu’il préfère l’ancien voile, le
traditionnel, et il dit:
« Moi qui exécrais les haïks, j’en aurais presque la nostalgie, maintenant. »
(p.134)
Le terme Haïk désigne un habit traditionnel de couleur généralement blanc cassé, il sert du
voile pour les femmes, et il est plus fréquent à Alger.
A travers la comparaison faite entre l’ancien voile et le nouveau, un message est passé en
filigrane, et qui se résume en ce que la modernité n’est pas toujours positive, et qu’elle ne peut
pas remplacer tout le temps les traditions.
147
Un autre habit féminin a été cité également, dont la couleur est noire, il sert à voiler la femme.
Notons qu’il est expliqué en note de bas de page dans le roman.
Melehfa : sorte de sari, généralement noir.
En parlant des femmes de son village, Sultana dit :
« A mon apparition, une des plus âgées se lève. Ma mère aurait eu son âge.
Longue, basanée, sculpturale, portant la melehfa noire des Doui-Miniî , la
tribu de ma mère. » (p.166)
Très attachée à la femme qui insulte Bakkar, Sultana dit :
« Elle reprend son souffle, passe la main sur le rictus de sa bouche, frotte la
main contre le tissu de sa melehfa. » (p.167).
L’auteure a employé aussi le terme « chéchia » à maintes reprises :
« Il repousse sa chéchia, me dévisage, se gratte le front, crache au sol et
consent enfin à prendre sa place derrière le volant. » (p.13)
Le terme souligné signifie selon le dictionnaire : n.f, coiffure en forme de calotte portée dans
certains pays d’Islam.1
En effet, l’emploi d’un terme qui a son équivalent en français, en arabe, n’est
pas gratuit dans la mesure où nous sentons que l’écrivaine le fait exprès afin de renforcer
l’aspect traditionnel dans ce village, car au lieu de dire « pantalon » elle a mis « Saroual » :
« Elle a sorti un couteau affûté d’une poche de son saroual et s’est mise à
entailler, rageusement, le crayon… » (p.165)
Le sens du mot saroual emprunté à l’arabe : saroual, sarouel ou seroual (s.m.) de sirwal
(arabe) : pantalon; caleçon. 2
Saroual porté par la femme à l’époque a une forme particulière qui met en relief le caractère
traditionnel.
Nous devons noter que les mots empruntés à l’arabe sont innombrables dans
notre roman, pour cela nous avons tenté de faire une sélection pour ne retenir que ceux qui
nouent un rapport solide avec les traditions et le recours au passé.
1
2
Le Robert, Dictionnaire de langue française, op.cit, p.273.
« Mots orientaux dans la langue française », art en ligne : http://www.amazeera.com/amazeera-page-
47.fr.html.
148
III-3- La liberté syntaxique
III-3-1-Le temps
Une des remarques essentielles que nous avons faites au niveau du roman est
l’emploi du présent. Nous n’avons pas négligé la conjugaison du verbe car : « Equivalent,
dans une des acceptions, à “ langage“, “ parole“, ou “discours “, le “verbe“, en tant que
mot, est le pivot de la phrase et, dans toutes les langues, le vecteur de la communication. »1
Mokeddem colore les évènements de l’histoire avec un effet du réel, harmonieusement
travaillé, notamment dans les dialogues entre les différents personnages, où nous sentons
comme si nous assistions à une histoire réelle.
En effet, l’emploi du présent permet d’actualiser les évènements et leur donner plus de
vivacité, à ce propos Gasparini a écrit :
« L’actualisation du moment de l’énonciation implique généralement l’usage du
présent. C’est en effet le seul temps qui permette à l’action exprimée par le
verbe de coïncider exactement avec le moment de la parole. »2
Nous tenterons d’illustrer cela dans l’Interdite, grâce à quelques exemples, qui ne forment pas
une liste exhaustive.
En exprimant ses sentiments et son état d’âme lors de son premier contact avec
son village natal, après le retour, Sultana Medjahed utilise le présent en disant :
« C’est la première pensée qui me vient face à ces immensités. Elle couvre mon
trouble d’une cascade de rires silencieux. » (p.11)
L’emploi de ce temps contribue à l’actualisation de cet évènement, dans la mesure où cela
donne l’impression que l’action du retour se passe au même moment de l’énonciation.
Quant à Vincent, en parlant de la première nuit qu’il a passée à Tammar, lui également, il a eu
recours au présent. Cet emploi nous fait vivre l’action avec lui :
« Quelque chose assaille mon sommeil. J’ouvre les yeux. Je me tourne sur le
dos et subis, hébété, la charge du silence. Mais aussitôt, l’appel du muezzin
explose de nouveau et torpille ma léthargie. (…)Oran, Ain Sefra, Tammar,
trois nuits algériennes déjà, et cette prière qui me semble toujours dite par la
même voix. » (p.27)
1
Gasparini, Philippe, Est-il je ?, op.cit, p.186.
Ibid, p.207.
2
149
A ce propos E. Benveniste a écrit :
« Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde
que l’acte d’énonciation rend seul possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir,
l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le « maintenant » et de le
faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. »1
Notons aussi que le choix du présent semble être fait pour combler toutes les
lacunes de la conjugaison chez le locuteur, et refléter un état d’aisance de communication
ainsi qu’une certaine spontanéité. Ceci suppose que l’emploi du présent permet de gagner du
temps et de fournir un effort de plus en plus minimal de la part du locuteur et son
interlocuteur.
Outre le présent pour caractériser le langage oral, Mokeddem a fait appel au passé composé
qui fait partie des temps commentatifs2. L’emploi du passé composé à l’oral se fait afin
d’assurer une utilisation correcte des verbes et pour éviter toute sorte de gêne découlant de la
conjugaison, et à l’écrit pour pouvoir facilement accéder au lecteur.
« […] Il faut bien voir que le PS constitue le temps adapté aux narrations
ritualisées, qui se présentent comme un enchaînement rigoureux d’actions
successives. En cela, le PS se distingue du PC, qui n’est pas prédisposé à
enchaîner les actions d’une totalité narrative. Le PC présente les événements
successifs comme isolés les uns des autres, mal intégrés à la nécessité d’une
chaîne causale, d’une économie narrative efficace ».3
Notre lecture du roman nous a permis de remarquer un emploi foisonnant du passé composé
par les différents personnages.
En parlant de la greffe qu’il a subie, Vincent dit à Sultana :
« -Je suis greffé. Un rein …j’ai eu une chance très rare, un gros lot de la
transplantation : j’ai une totale identité avec mon rein. » (p.77)
Sultana, elle aussi, a employé le passé composé quand elle a raconté à Vincent comment elle a
poursuivi ses études :
« -Oui, vous vous y connaissez en néphrologie ?
1
Benveniste, Emile, « L’appareil formel de l’énonciation », cité in Problèmes de linguistique générale, Paris,
Gallimard, 1966 : réed .coll . « Tel », 1976, p.83.
2
Weinrich, Harald, Tempus, Stuttgart, 1964 ;trad.fr de M.Lacoste, Les temps, Paris, Seuil,
coll. « Poétique »,1973, p. 21,22. Il distinguait les temps « commentatifs » (présent, passé composé, futur), des
temps « narratifs » (passé simple, imparfait, plus-que-parfait).
3
Maingueneau, Dominique, L’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1994, p. 90
150
-Un peu… A vrai dire, j’ai même failli m’y spécialiser. La lourde machinerie
du rein artificiel, les prouesses de la transplantation rénale, ont longtemps
exercé sur moi une grande fascination. Et puis un jour, j’ai décroché. » (p.77)
Notons que le passé composé semble remplacer le passé simple dans ce roman,
car la visée de l’auteure est de
transmettre son message et impliquer son lecteur sans
l’intriguer par un emploi des temps qui risque de l’éloigner de la réflexion sur le sens de
l’histoire du roman.
III-3-2- La redondance
La langue parlée est l’espace primordial qui permet au locuteur de se libérer de
plusieurs contraintes syntaxiques relatives à la langue standard. Parmi les procédés qui
permettent la vérification de l’existence des indices relevant de la langue parlée, est la
redondance syntaxique1, autrement dit, les répétitions que fait le locuteur au niveau de
certains graphèmes, selon Hagège la répétition est : « foncièrement construction de l’oral.. »2
En effet, les structures orales dévient de la langue standard et parfois même
disloquent quelques règles d’ordre grammatical dans la phrase, autrement dit, le locuteur
n’adhère pas toujours à la construction : Sujet+verbe+complément, par besoin de spontanéité
et de rapidité, notons qu’à l’oral, le temps se consacre à l’idée que l’on veut développer et le
sujet sur lequel le locuteur veut focaliser son idée, ensuite il manipule le reste de la phrase de
sorte que son message se comprenne car :
« Dans la vie courante, le locuteur n’a pas le loisir de retaper sa phrase avant
de la commencer. Il commence, et puis il se débrouille pour continuer comme
il peut ».3
La redondance peut se faire par le biais de la répétition du même graphème, ou
bien par la désignation de l’idée par un groupe nominal, ou un pronom tonique, ensuite on le
suit d’un pronom personnel.
1
Blanche-Benveniste, Claire, Approches de la langue parlée en français, Paris, Ophrys, 1997, p. 37.
Hagège, Claude, L’Homme de paroles, Paris, Fayard, Col. Folio, 1985, p.111.
3
Sauvageot, Aurélien, Français écrit, français parlé, Paris, Larousse, 1962, p. 29.
2
151
Dans notre roman, nous remarquons une présence foisonnante de ce phénomène linguistique :
Quand la petite Dalila parle avec le Français Vincent, sa petite tête était occupée par les amis
de Yacine, et elle voulait à tout prix établir le lien entre Vincent et Yacine, elle disait alors :
« Toujours ses amis, ils viennent le voir du Tell et même de Lafrance, des
fois. » (p.33)
Dans l’exemple ci-dessus, nous remarquons que la redondance syntaxique se manifeste par un
groupe nominal « Ses amis », ensuite elle a rajouté un pronom personnel « ils » qui peut
remplacer le groupe nominal. Ces deux éléments se commutent l’un avec l’autre.
Au cours de sa discussion avec Sultana, Salah lui parle en pensant à elle, à tout
le mal qu’elle a causé à son ami. Pour la blâmer, il lui dit :
« Toi, tu as dévoré Yacine. Même absente, tu avais une mainmise extraordinaire
sur sa vie, sur sa peinture. » (p.49).
Salah a donc employé un pronom tonique, puis il l’a succédé d’un pronom personnel.
Par ailleurs, pour exprimer son amour pour la musique, Sultana dit :
« Moi, je déjeunais de la musique sans thé, sans gâteaux. » (P.44).
Il est nécessaire de signaler qu’il existe plusieurs exemples qui relèvent de cette forme, mais
nous avons tenté de varier les personnages afin de démontrer que la fréquence de «la tournure
de dislocation que les grammairiens appellent parfois «redondance syntaxique » (mon père, il
arrive) a été attribuée tour à tour au manque de maturité enfantine, aux influences
étrangères, aux régions ou à une évolution récente de la langue »1
La petite Dalila semble être le personnage qui emploie fréquemment ces formes,
car elle n’arrive pas encore à maîtriser les règles grammaticales du français, et en ce qui
concerne Salah et Sultana, les deux, veulent employer des formules appartenant à l’oral pour
donner un effet de la réalité, surtout que les évènements se déroulent dans un milieu purement
algérien.
Toutefois, la redondance syntaxique s’est réalisée dans d’autres passages, avec deux
graphèmes identiques qui, sur l’axe paradigmatique, ne donnent pas lieu à une commutation :
En contemplant Sultana, Vincent pense à elle et dit :
« Elle, elle boit une bière à petites lampées en s’essuyant les lèvres d’un revers
de main machinal. Elle, elle est si loin dans l’insolite et le différent, si seule
dans le manque. Elle est un défi. » (p.66).
1
Blanche-Benveniste, Claire, Approches de la langue parlée en français, op.cit, p. 37.
152
Nous remarquons dans l’exemple ci-dessus que la redondance s’est opérée par le pronom
personnel « elle », car Vincent veut braquer la lumière sur le caractère de Sultana qui l’étonne
et l’impressionne surtout.
En effet, et pour plus de précision et d’explication, le locuteur peut marquer un
constituant de la phrase à double reprise, c’est-à-dire, il peut placer le complément COD avant
le verbe, puis il le répète par la suite en utilisant un autre graphème pour le mieux désigner.
En insistant sur la conception de l’espace, Dalila a posé la question comme suit :
« -Tu le trouves grand, l’espace de Sahara ? » (p.39)
Dalila a donc marqué le COD afin de mettre en relief son importance, mais cela peut révéler
un manque de maitrise des règles grammaticales.
Le même procédé a été employé par Sultana afin de montrer son désagrément vis-à-vis de la
présence de Salah, l’ami de Yacine :
« Quel tourbillon de pensées l’emporte vers Yacine, lui ? »(p.43).
Nous devons signaler que les exemples que nous avons tentés d’analyser ne
forment pas une liste exhaustive des énoncés dans lesquels jaillit ce phénomène linguistique.
Nous avons procédé de la sorte afin d’illustrer la présence des indices de l’oralité dans
l’Interdite, pour pouvoir démontrer la spontanéité de la langue utilisée par l’auteure et classer
le roman dans le rang de l’autofiction stylistique.
III-3-3-La troncation et l’abréviation
Quoique la troncation n’est pas trop répandue dans l’Interdite, notre désir de lui
consacrer un point dans notre analyse s’avère intéressant, pour démontrer encore une fois, que
le roman qui a été écrit dans une situation d’urgence et de rapidité a fait appel à des procédés
qui manifestent ce vouloir de faire vite, et de dire les réalités en pleine spontanéité. Les
circonstances qui ont incité Mokeddem à écrire ce roman sont les mêmes qui l’ont obligée
d’écrire en abrégeant les mots pour dire la réalité avec simplicité et rapidité.
Afin de cerner cette notion, nous devons rappeler que les manifestations de la troncation sont
diverses et variées. Elle peut être sous forme d’aphérèse : « chute d'un ou plusieurs phonèmes
153
à l'initiale »1, ou bien, syncope, c’est-à-dire : « suppression d'un phonème, d'une lettre ou
d'une syllabe à l'intérieur d'un mot »2, ou alors : apocope : « chute à la finale d'un mot, d'un
ou plusieurs phonèmes. »3
La forme de la troncation qui se manifeste dans l’Interdite est l’apocope.
Au cours de sa discussion avec Vincent Chauvet, Sultana s’est interrogée sur son métier :
« -Quelle est votre profession ?(…)
-Je suis prof de maths à l’université à Paris. » (p.109).
Vincent a répondu en employant l’abréviation du terme « professeur », il a donc omis
« esseur ».
Par ailleurs, en discutant avec Vincent, Salah fait appel à ce procédé pour désigner le
garagiste :
« -Il y a un garagiste sympa dans le village qui pourra vous les monter. Dites-lui
que vous venez de ma part. » (p.146).
Salah a donc économisé le terme « sympathique » en supprimant « thique ».
Ce phénomène s’emploie également au niveau des noms propres, et il est pour ainsi dire une
des formes de la modernité lexicale.
En rapportant les évènements de sa sortie avec le garçon, Vincent dit :
« Le vin est médiocre, la bouffe est mangeable. A la fin du repas, Moh
(diminutif branché de Mohamed, m’explique-t-il avec fierté), se contorsionne,
bégaie de confusion et confesse enfin qu’il voudrait m’emmener avec lui au
bordel. » (p. 63/64).
Notons que dans les trois exemples que nous cités, l’emploi de la troncation se
fait dans les discussions où participent Vincent, comme si on tentait d’attirer son attention et
lui prouver que les Algériens n’ont jamais délaissé la modernité, et qu’ils sont toujours à la
coule, et la modernité linguistique en est témoin.
1
2
3
Mounin, Georges, Dictionnaire de la Linguistique, PUF, Presse Universitaire de France, 1974, p. 35.
Ibid, p.315.
Ibid , p.36.
154
Nous devons signaler également que la troncation linguistique correspond parfaitement à la
situation de l’urgence dans laquelle le roman est produit, car elle répond au besoin de
l’économie lexicale et temporelle.
III-3-4- Le pronom neutre « ça, cela »
Parmi les indices essentiels de la trace de la langue parlée dans l’Interdite est la
présence abondante du pronom démonstratif neutre « ça », qui remplace le pronom
démonstratif anaphorique : « Cela ».
En effet, ce pronom neutre permet d’annoncer le sujet et le désigner. De plus, il s’emploie
pour : « désigner familièrement un objet ou […] reprendre une idée déjà exprimée »1
Et il apparaît également dans les expressions figées comme par exemple : ça va, comme ça,
etc.
Le recours à l’emploi de ce pronom par les différents personnages révèle une
aisance dans leurs échanges quotidiens et leur spontanéité.
Le chauffeur du taxi qui a emmené Sultana à Ain Nehkla, et par curiosité, il lui a posé
énormément de questions auxquelles elle ne voulait répondre. Cette réaction a excité la colère
du chauffeur qui a crié :
« Il n’y a pas d’hôtel à Ain Cekhla. Comment peux-tu n’aller chez personne ?
Ici, même un homme ne peut aller « chez personne » ! Personne, ça n’existe
pas chez nous ! » (p14).
Le « ça », dans cet énoncé s’avère être à la fois une marque affective et une reprise du sujet
déjà annoncé par le locuteur : Personne→ ça.
Par ailleurs, pour annoncer le sujet dans l’énoncé, le roman est riche de passages qui illustrent
cette technique :
En discutant avec Sultana, Salah lui exprime avec chagrin et colère la mort de Yacine, il dit :
« Il te portait en lui comme un abcès profond. C’est peut-être ça qui l’a tué. »
(p.23).
Dans le passage ci-dessus, le pronom démonstratif « ça » remplace toute la phrase soulignée,
et par souci d’éviter la répétition le locuteur a fait appel à « ça ».
1
POUGEOISE, Michel, Dictionnaire didactique de la langue française, Paris, Armand Colin, 1996, p.82.
155
→ Il te portait en lui comme un abcès profond. C’est peut-être le fait de te porter en lui
comme un abcès profond qui l’a tué.
En effet, le « ça » : «lorsqu’il joue pleinement son rôle de pronom
démonstratif, (il) rappelle ou annonce (par redondance) un sujet qui n’occupe pas sa place
habituelle ou sa forme habituelle »1
Ceci dit, le recours à l’emploi du pronom démonstratif neutre « ça » est une technique
essentielle pour l’économie lexicale.
En outre, quand Dalila exprime son malaise et sa détresse au sein de son village, elle dit à
Sultana :
« Mais c’est seulement les larmes qui m’effacent tout, même les autres gens des
rêves. Ça me donne la ghossa. » (p.90).
En parlant avec Salah, Sultana dit :
« Je découvre un autre foyer d’incendie :
-ça brûle là-bas aussi. » (p.180)
Au cours de la consultation d’un patient, Sultana lui dit :
« -Il faut te laver et mettre ce produit.
- ça ne peut pas partir avec une piqûre ? » (p.124).
Le pronom démonstratif neutre « ça » peut: «traduire de nombreuses nuances d’ordre
affectif »2
Dans tous les exemples que nous venons de citer ci-dessus, le « ça » a l’avantage discursif
d’annoncer le sujet.
Quant aux expressions figées qui comportent le pronom démonstratif « ça »,
elles sont également présentes dans le roman.
En cherchant à savoir pourquoi est-il interdit de parler de Samia, Sultana a posé la question à
Dalila, cette dernière était catégorique, et elle ne voulait pas lui donner la réponse :
« -Pourquoi ne faut-il pas parler de Samia ?demandé-je en me rappelant
soudain son exhortation.
-Comme ça !
(…)
-Comment ça, elle n’existe pas ? » (p.178).
1
2
Ibid.
Ibid.
156
Pour conclure, il est à signaler que l’emploi du pronom démonstratif neutre « ça »
semble être un soutien pour les manifestations de la langue parlée dans l’Interdite, et une
autre façon pour laisser un effet du réel et faire sentir au lecteur que s’exprimer dans la langue
da l’Autre n’exige pas la recherche exagérée des mots, et que la spontanéité est la clef pour
assurer la compréhension du sens du roman.
III-3-5- La négation
L’Interdite est l’espace de la communication et de l’échange par excellence, pour
cela, l’auteure l’a généreusement peint par les indices de la langue parlée. Un autre
phénomène vient s’ajouter à la troncation, et qui s’inscrit dans le cadre lexical : la chute de la
particule « Ne ».
Plusieurs linguistes ne se sont pas opposés à ce phénomène, dans la mesure où il n’affecte pas
le sens de la phrase, la chute de « Ne » est : « Cette simplification, surtout, est dans le droit fil
de la tendance au raccourci, d’autant qu’elle n’entraîne aucune ambiguïté de sens. Elle est
structuralement normale »1
En effet, l’absence de « ne » dans l’Interdite, se fait d’une manière permanente
par les différents personnages, au point de sentir qu’il s’agit d’une histoire orale, où tous les
participants parlent.
Lors des funérailles de Yacine, Marbah et Bakkar ont voulu empêcher Sultana d’y assister, en
hurlant :
« -Madame, tu peux pas venir ! C’est interdit !
Salah me prend par le bras :
-Interdit ? Interdit par qui ?
- Elle peut pas venir ! Allah, il veut pas ! » (p.24)
La petite fille Dalila, elle aussi au cours de l’apprentissage du français, elle
manifeste une incapacité de composer une phrase négative complète, car elle fait recours à
l’omission de la particule « Ne ». En parlant de Yacine elle disait :
« Il devait venir avant-hier matin. Mais il est pas venu. Je suis venu l’attendre
ici, même le soir et même hier. Il est pas venu. » (p.33)
1
MOLINIE, Georges, Le français moderne, Paris, collection Que sais-je, PUF, 1991, p. 67.
157
« Il oublie pas, lui !il ment jamais ! » (p.34).
Et afin de décrire l’agressivité de ses frères, elle rapporte leurs paroles :
« Des fois, ils me disent : « Toi, tu iras jamais à la versité ! On te laissera pas
faire comme Samia. » (p.37)
La négation chez Dalila se fait également par l’emploi la formule (ne …jamais).
Notons que les exemples que nous avons cités ci-dessus ne sont pas exhaustifs et que le
roman est riche de ces formules.
Nous devons signaler également que la chute de la particule « ne » est parmi les
indices indéniables de la langue parlée, et qui se fait spontanément sans avoir besoin de se
contrôler, car l’essentiel est l’aboutissement à décoder le message transmis et parler tel que
cela se passe dans l’incon
III-3-6- L’interjection :
En effet, le recours aux interjections dans une production littéraire est parmi les
indices tangibles de la présence d’un langage oral.
L’emploi de cette catégorie de mots permet de traduire l’état d’âme de l’interlocuteur, ses
sensations et parfois même ses réactions. L’interjection est : « donc le signe de la sensation,
comme le mot est l’expression de l’idée. »1
A vrai dire, l’étude de l’interjection ne fait pas l’objet d’une analyse syntaxique, mais elle
contribue à braquer la lumière sur la spontanéité de la langue employée dans l’œuvre. Ces
interjections, en effet, n’établissent pas de rapports étroits avec les autres composantes de la
phrase, pour cela elles s’étudient isolément :
« La dénomination interjection signifie jeté entre, parce que ce signe est isolé,
sans relation positive et déterminée avec aucun élément de la proposition. »2
Nous remarquons dans l’Interdite un emploi foisonnant des interjections, chose
qui nous fait sentir comme si les évènements faisaient partie de la vie quotidienne, où les
1
Montément, Albert Etienne, Grammaire générale, Publié par Moquet, Copie de l’exemplaire Universitaire
d’Oxford, Numérisé le 4 Juil 2007, P.97, lien : http://books.google.fr/books ?id=IQoJAAAAQAAJ.
2
Ibid.
158
personnages parlent sans fournir des efforts, et ils optent pour la spontanéité de la langue
orale.
L’interjection est employée par les différents personnages. Quand Vincent Chauvet veut
exprimer la gêne que provoque la voix de muezzin, il a employé une interjection afin d’imiter
la voix de muezzin : « -Oh, zzuut ! Voilà trois nuits que les muezzins me persécutent ! »
(P.27.)
« Zut » est considéré comme étant une onomatopée.
Par ailleurs, quand l’infirmier Khaled a exprime à la fois sa joie et son
étonnement, du fait que Sultana et Salah se connaissent déjà, il a utilisé aussi l’interjection
« Ah » :
« -Madame…. ? me demande l’infirmier.
-Sultana Medjahed. Cous nous connaissons Salah Akli et moi.
- Ah, très bien, très bien. » (P.23.)
En parlant de l’amour en Algérie, Salah blâme Sultana et l’accuse car elle a
laissé tomber Yacine et qu’elle lui a fait mal. Pour se moquer de Salah et lui poser une
question concernant ce sujet, Sultana a employé l’interjection « Ah » :
« -Je te déteste pour tout ce que tu lui as fait. Je te déteste la perversion de ton
prétendu amour. Un amour à la française, qui fait ton chichi.
-Ah oui ? Et comment l’amour à l’algérienne ? » (P.49)
Pour rappeler Dalila du sujet de discussion, Vincent a utilisé l’interjection « hé » afin
d’insister et l’interpeller du nouveau :
« -Les islamistes disent « paradiabolique » mais ils sont très contents quand ils
l’ont. Cous, on est trop loin, les antennes des gouvernements, elles nous
attrapent pas.
-Hé hé, alors le Tambour ? » (P.73)
Notons que les interjections accompagnées de point d’exclamation forment, toutes seules, une
phrase indépendante.
Nous devons signaler que les interjections dans le roman, sont énormément
employées, et cela renforce l’hypothèse de l’existence des traces de la langue parlée dans
l’Interdite, et que la langue employée est très simple, spontanée et économique.
159
Nous avons essayé au cours de ce chapitre de mettre en exergue les manifestations
de la langue parlée, où l’auteure a fait parler son inconscient et elle a laissé libre cours à son
imagination pour reproduire la réalité. A travers notre analyse, nous avons tenté de démontrer
également que la langue employée dans ce roman est simple, ornée de l’oralité qui est une des
caractéristiques majeures de l’écriture mokedémienne.
Par ailleurs, le choix de la langue par Malika Mokeddem a servi énormément à
donner plus d’éclairage sur le sens du roman, et nous nous sommes rendu compte que
l’Interdite est le roman où Malika Mokeddem a réussi d’établir des liens forts entre la
thématique et le style de l’écriture.
De plus, nous avons mis en évidence l’éclatement du style qui exprime par analogie
l’éclatement de l’identité de l’auteure, ainsi que celle de l’héroïne. N’est-ce pas donc l’indice
indiscutable de l’autofiction stylistique ?
160
Conclusion
161
Conclusion
« La fiction ne reflète point le monde par
l’intermédiaire d’une narration : elle est par un
certain usage du monde comme la désignation à
revers de sa propre narration. »1
Nous avons tenté au cours de notre analyse de cerner les points forts dans
l’Interdite, en utilisant une approche interdisciplinaire permettant également d’enrichir le sens
du roman. Malika Mokeddem réussit à coucher sur du papier son malaise, ainsi que tous les
problèmes dont elle souffre. Elle a certes exposé différentes scènes de sa vie dans l’Interdite,
mais elle n’a pas étouffé le lecteur par l’exactitude des faits, ni lui faire sentir qu’il s’agit d’un
documentaire, bien au contraire, elle a ouvert, grâce à sa fiction fertile, devant son lecteur des
pistes de lecture ambitieuses participant à l’enrichissement de son roman. Elle déclare à
propos de l’Interdite :
« L'Interdite, c'est la femme que je suis qui fait irruption, aux prises avec son
histoire — quand je dis son histoire, c'est-à-dire l'histoire de l'Algérie, et puis ma propre
histoire que j'essaie de dompter qui écrit et qui dit "je", même si elle se camoufle derrière
Sultana, et derrière tous ses personnages »2
Notre travail nous a permis de confirmer que l’Interdite s’inscrit de fait dans le
genre du roman autofictionnel, car la présence des éléments relevant du vécu de l’écrivaine ne
peut pas être fortuite. Partons de ces éléments que nous considérons un fil conducteur, nous
avons consacré le premier chapitre à l’étude des manifestations de l’autofiction référentielle
dans l’Interdite, en nous basant essentiellement sur les travaux de Serge Doubrovsky, le
fondateur du concept, ainsi que sur les travaux de Philippe Gasparini, Laurent Jenny et de
Vincent Colonna, afin d’expliquer le procédé de la fictionnalisation de l’identité du
Auteur/narrateur/
Personnage
principal.
A
priori,
Nous
avons
dégagé
le
pacte
autobiographique, ensuite, selon une étude comparative entre la vie de l’auteure et les
1
Ricardo, Jean, Problèmes du Couveau Roman, Essais, Paris, Seuil, collection "Tel Quel", 1967. p.25.
2
Marcus, Melissa, Malika Mokeddem : "… eux, ils ont des mitraillettes et nous, on a des mots… ", Art. En
ligne : http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/4_22_19.pdf
162
informations données dans le roman, nous avons investi les éléments fictionnels pour prouver
la présence du pacte autofictionnel dans l’Interdite.
L’étude des éléments paratextuels basée, plus particulièrement sur les travaux effectués par
Gérard Genette, nous a permis d’éclairer quelques points en forte relation avec la vie de la
romancière.
L’identité est un thème récurrent dans l’œuvre mokedémienne notamment dans
l’Interdite. Dans ce roman, Malika mokeddem a approché ce thème sous différents angles, en
se basant spécialement sur l’identité féminine. L’héroïne du roman, Sultana Medjahed, est
déchirée entre les traditions et la vie moderne, entre sa réalité féminine et son désir masculin.
Sultana n’est que la porte-parole de toutes les femmes algériennes qui ont besoin de s’unir
pour vivre dans la tranquillité.
Pour traduire ses idées, Malika Mokeddem a eu recours au mythe. La présence
symbolique des mythes dans le roman est une stratégie réfléchie qui encourage le lecteur à
percevoir de nouvelles significations. La réactualisation de la valeur symbolique de ces
mythes confirme également l’aptitude de Malika Mokeddem à marier des données
contradictoires : l’ancien et le nouveau.
L’ancien est alors une source considérablement riche, qui donne naissance à des
réalités nouvelles et originales reflétant la fertilité de l’esprit créatif de l’auteure. Malika
Mokeddem démontre que le traditionnel est bénéfique s’il est employé à bon escient par des
esprits avertis.
A travers la symbolique du grenadier elle a exposé des données contradictoires, et elle a
exprimé les malheurs innombrables desquels souffrent tous les Algériens.
La flûte, de son côté, redevient un instrument pour chanter l’union et la solidarité.
En exploitant la valeur symbolique de l’androgyne spirituel, Malika Mokeddem donne aux
Algériens un espoir illimité pour entrevoir un avenir ambitieux.
Le troisième chapitre a complété les deux premiers chapitres. Nous y avons
évoqué les indices de l’autofiction stylistique, une étude menée sur l’autofiction dans sa
première conception, autrement dit, la conception de Serge Doubrovsky.
Si l’écrivaine a fait appel à un style sobre, ce n’est pas par manque de maitrise de la langue,
mais grâce à un esprit subtil qui lui a dicté la nécessité de faire correspondre son style
163
d’écriture à la thématique du roman. L’écriture mokadémienne dans l’Interdite est éclatée tout
comme l’identité du personnage principal, ainsi que la société dans laquelle s’insère
l’histoire du roman, autrement dit, l’Algérie des années 90.
Michèle Amzallag a écrit à propos de l’écriture de l’Interdite :
« L'Interdite surprend par le changement de style par rapport aux deux
précédents ouvrages, plus proches des contes maghrébins. Refus de
l'ornement de la prose poétique, un style concis, dépouillé, beaucoup de
dialogues, un rythme plus haletant. Ecrit en dix mois "en état d'urgence",
"sorti des entrailles" ».1
Malika Mokeddem a donc réussi à affirmer sa logique ne serait-ce qu’à travers l’écriture, cela
démontre également que l’emploi d’un tel style a été choisi intentionnellement pour décrire un
monde éclaté.
Le recours à la langue spontanée reflète parfaitement une société simple, car
Malika Mokeddem voulait dès le départ montrer l’aspect simple de la société algérienne pour
démontrer qu’une telle société ne mérite pas être victime de rancunes. Malika Mokeddem
nous a fait vivre l’histoire avec tous les détails possibles, car nous avons senti que la langue
de ses personnages est simple tout comme ils le sont eux-mêmes. En écartant les expressions
soutenues, elle réussit à dévoiler des réalités qui nécessitent une urgence scripturale.
L’identité éclatée à cause de la réalité sociopolitique de l’Algérie ainsi que les
douleurs de l’enfance et de l’amour perdu, a trouvé une solution, grâce à l’emploi d’une
langue spontanée exprimant le Moi profond et des tourments. L’interdit selon Malika
Mokeddem : «c’est la meilleure façon d’éviter, de faire éclore l’envie de transgresser»2
Cela lui a permis d’exprimer sa liberté et d’affirmer son identité. La langue employée est
donc, à l’origine de la récupération d’une part perdue en elle, car elle a oublié toutes les
limites, en laissant la parole à son inconscient pour ressortir tous ses maux, à travers les mots.
L’emploi également d’un français familier a selon Malika Mokeddem :
1
2
Amzallag, Michèle, Jeune Afrique, n°1715, 18 au 24 décembre 1993
Le Maghreb Littéraire, Revue canadienne des études maghrébines, no. 5, 1999, p. 91.
164
« Transformé cette véhémence qui était en moi en ténacité, en résistance; elle
m’a armée non seulement pour clore le bec aux petites pimbêches de l’autre
communauté qui pouvaient parfois être agressives mais aussi contre les
miens »1
L’autofiction selon les conceptions, référentielle ou stylistique, a servi la stratégie et
la visée de l’écrivaine qui a su avec pertinence fictionnaliser son identité, et dénoncer dans le
même temps, des comportements criminels, et dire ainsi, la vérité en échappant à la censure.
Derrière l’écriture sobre et l’expression spontanée de Malika Mokeddem, notre
recherche nous a permis de mettre au jour un véritable talent d’une romancière qui sait
exploiter les ressources de la langue et de l’imaginaire pour parler des maux de son pays et de
son temps, à travers les biais et les masques de l’autofiction.
L’Interdite est sincèrement une image expressive de l’Algérie pendant la décennie
noire qui reflète une existence littéraire féconde. Ce roman a été certes soumis à plusieurs
tentatives de recherches et d’analyses, mais il encourage incessamment les chercheurs à
interroger ses secrets. C’est le roman qui représente également une romancière qui a su
générer, à partir du malheur, la joie et l’épanouissement.
1
Mokeddem, Malika, citée in , Elena-Brânduşa
« Malika Mokeddem, Une Conscience Créatrice à mi-chemin entre la culture arabe et la langue française. »,
Art en ligne : http://webs.uvigo.es/ssl/actas1997/02/Labra.pdf
165
Bibliographie
166
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174
Tables des matières
175
Introduction…………………………………………………………………………4
Chapitre I : Les indices de l’autofiction référentielle dans l’Interdite.......13
I.1. Autour du texte : le péritexte autoctorial ……………………………….14
I.1.1. Le titre………………………………………………………….….15
I.1.2. L’indication générique……………………………………….…….25
I.1.3. La dédicace………………………………………………………...27
I.1.4. L’épigraphe……………………………………………………… . 32
I.1.5. Les notes de bas de pages……………………………………….…37
I.2.L’autofiction référentielle dans l’Interdite………………………………....40
I-2-1-Présentation panoramique de l’autofiction……………………… .....40
I-2-2- Le pacte autofictionnel ou le pacte contradictoire…………………..47
I-2-2-1-De Malika Mokeddem à Sultana Medjahed………………………48
I-2-2-1-1-La fictionnalisation du nom……………………………………...48
I-2-2-1-2-La fictionnalisation de l’histoire………………………………...51
I-2-2-1-2-1-Sultana Medjahed………………….…………………………..51
I-2-2-1-2-2-Malika Mokeddem…………………………………..………...54
Chapitre II : Les manifestations de l’éclatement identitaire, et les solutions pour
réaliser la guérison…………………………………………………...58
II- 1-L’identité: Présentation du concept…………………..………………59
II-2-L’éclatement identitaire dans l’Interdite……………………………...63
II-2-1-Sultana Madjahed : la porte-parole de l’éclatement……………..… 65
II-2-1-1-Sultana : La femme/ Patrie………………………………………..65
II-2-1-2-Samia ou Sultana aux yeux de la génération future………………70
II-2-1-3-Dalila / Sultana en miniature ………………………..……………73
II-2-1-3-1-Dalila ou l’enfance consciente……………………………73
II-2-1-3-2- Sultana ou l’enfance inconsciente………………..………79
176
II-2-1-4- Sultana : La femme homme………….……………………. 82
II.3. L’Interdite, ou le désert mythique…………………………………….. 87
II-3-1- Le déchirement à travers la symbolique du grenadier……………. 88
II-3-2-La voix de l’unification : la symbolique de la flûte…………….... ..94
II-3-3-A la recherche de l’Autre : l’androgyne spirituel………………….100
II-3-3-1-Sultana Medjahed la figure emblématique de l’androgyne
spirituel………………………………………………………….102
II -3-3-2- Vincent Chauvet : le corps unifié et le désir de l’Autre..……....106
Chapitre III : Les indices de l’autofiction stylistique dans l’Interdite…..115
III.1.L’écriture mokedémienne………………………………………….116
III.2. La liberté lexicale ………………………………………………....118
III. 2.1- Le familier pour dire les familiers : le français familier….……118
III-2-2- L’agression du mot : le vulgaire………….…………………….123
III-2-3- L’alternance codique de compétence…………………………..129
III-2-4- Les interférences………………………………………………..135
III-2-4-1-L’interférence lexicale……………….……………….135
III-2-4-2-L’interférence phonologique………………………….141
III-2-5-L’emprunt…………….…………………………………………143
III.3. La liberté syntaxique……………………………………………….149
III-3-1-Le temps……………………………..……………………149
III-3-2- La redondance …………………….……………………..151
III-3-3-La troncation et l’abréviation……………..………… ..….153
III-3-4- Le pronom neutre « cela, ça »………………………….....155
III-3-5- La négation……….………………………………………157
III-3-6- L’interjection……………………………………………..158
Conclusion………………………………………………………………...161
Bibliographie………………………………………………………………………...166
Table des matières…………………………………………………………………175
177
178

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