C`est un conte de Noël assez sombre qu`une équipe

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C`est un conte de Noël assez sombre qu`une équipe
NEANDERTHAL, L'AUTRE HUMANITÉ. ELLE AURAIT ETE ANEANTIE
PAR HOMO SAPIENS VOICI 40 000 ANS
C'est un conte de Noël assez sombre qu'une équipe multidisciplinaire franco-américaine
(CNRS Bordeaux, Université du Kansas), réunissant archéologues, modélisateurs du climat
du passé, paléoclimatologues et écologues, a publié ce 24 décembre. Elle montre qu'une
détérioration climatique brutale ne serait pas responsable de l'extinction des hommes de
Neanderthal, mais bien l'affrontement avec les homos Sapiens. Pour le montrer, les chercheurs
ont utilisé un algorithme réservé jusqu'à présent à la prévision de l'impact des changements
climatiques sur la biodiversité. Selon ces travaux, quand Homo Sapiens arrive en Europeil y a
quelques 40 000 ans , Homo Neanderthalensis y prospère depuis des milliers d'années - enterrant
ses morts, connaissant le feu. Les deux populations se partagent alors ces territoires. En quelques
milliers d'années Néanderthal disparaît. Définitivement. Une des hypothèses envisagées jusqu'alors
l'expliquait par l'inadaptation de Néanderthal aux détériorations climatiques survenues à cette
époque - un refroidissement de toute l'Europe appelé "événement Heinrich 4" ou "H4". Les résultats
de l'équipe multidisciplinaire l'écartent... Les néanderthaliens était tout à fait capables,
physiquement, de résister à cette vague de grand froid, mais pas à l'envahisseur Homo Sapiens. Une
preuve avancée par l'étude : Néanderthal résiste seulement dans les territoires, refroidis, où Homo
sapiens ne prend pas pied, notamment le Sud de l'Espagne. La probabilité d'une compétition
mortelle entre les deux espèces humaines - les deux civilisations - en sort renforcée.
Un laboratoire de l'ENS de Lyon confirmait juin 2006, après l'étude d'une mâchoire de
Néanderthalien vieille de 50.000 ans, que Neanderthal et Sapiens appartiennent à deux
espèces "homo" très proches, quoique différentes - ne pouvant se reproduire entre elles. La
plupart des découvertes récentes de la génétique racontent la même histoire : Homo
Neanderthalensis est bien un autre "homme". Il a vécu sur Terre pendant 300.000 ans - vivrons
nous autant ? Il construisait des tombes, maîtrisait le feu, travaillait la pierre, le bois et l’os.
célébrait les ours et les animaux sauvages, portait des parures. Plus les recherches avancent, plus
nous découvrons son intelligence - sa civilisation. C'est une découverte d'importance - dérangeante.
Homo Sapiens n’est plus le seul " humain ", l'exception, le fils unique de Dieu. Il faut désormais
imaginer une humanité plurielle.. Voici une enquête sur cet homme longtemps méprisé, traité en
sous-homme, réalisée avec l'aide de Marylène Pathou-Mathis, docteur d’état en préhistoire, qui a
consacré vingt ans à étudier "Néanderthal" (publié dans LE MONDE 2, O7/06)
-------------------------------------------------------------------------------------------ET VOICI NOTRE FRERE, "HOMO NEANDERTHALENSIS"...
... C’est un drôle de bonhomme. Sa tête oblongue jaillit d’un puissant cou de taureau. Ses
muscles saillent, noueux, autour d’une poitrine large, un véritable tonneau. Il a les hanches
larges, de fortes épaules, des bras longs et épais, capables de gestes plus amples que nous, les
autres hommes. Il possède des mains fortes, à la prise du pouce solide. Ses jambes courtes, ses
cuisses arquées, ses grosses rotules, ses orteils imposants et musclés sont taillés pour les
longues marches. Une solide musculature l’enveloppe, plus puissante que celle d’un homme,
une charpente adaptée à tous les terrains, tous les climats. C’est un râblé, costaud, un endurant,
qui a supporté une glaciation et conquis des terres froides. Il vous dévisage avec une sacrée gueule.
La face large, aux pommettes saillantes, au grand nez surmonté, au front traversé d’un long
bourrelet, aux yeux intelligents s’agitant au creux d’orbites profondes se projette vers vous comme
un museau. Car le front est aplati, les arêtes du nez tirées à l’horizontale, le menton fuyant, la tête
allongée vers l’arrière. Dedans, un gros cerveau pense, plus développé que le nôtre, atteignant
jusqu’à 1750 cm3. Sa peau est blanche. Il est peu velu. L’homme pèse facilement quatre-vingts
kilos. La femme, soixante-dix. Lui mesure entre 1,60 et 1,70 mètre ; elle, entre 1,56 et 1,60 mètre...
------------------------------------Néanderthal, notre cousin
-------------------------------------Les paléontologues l’appellent familièrement " Néanderthal ". C’est un homme. Entendez, un "
homo ", un hominidé. Lui et nous, d’après les dernières découvertes du génie génétique, descendons
du même ancêtre, " homo erectus ". Nous avons longtemps pensé - et certains chercheurs le
soutiennent encore - qu’il s’agissait d’un " homme archaïque ", un des premiers " sapiens ", et que "
l’homme moderne " lui a succédé. Aujourd’hui, nombre de préhistoriens et paléontologues
affirment qu’au moins deux espèces d’hominidés cohabitent sur la même branche: d’un côté, lui, le
solide " homo neanderthalensis ", équipé pour résister à tous les climats ; de l’autre, nous les " homo
sapiens ", qui avons beaucoup souffert au Quaternaire. Néanderthal serait un " cousin " génétique.
Un autre homme, très proche de nous, mais avec lequel nous ne pouvons avoir de descendance - à
ce jour, aucun métis crédible n’a été retrouvé, même l’enfant de Lagar Velho découvert au
Portugual, ce qui affaiblit la théorie d’une lignée Neanderthal-Sapiens.
En 1997, des travaux portant sur l’ADN mitochondrial bien conservé d’un Néandertalien âgé de
50 .000 ans - une séquence de quelkques 300 nucléotides - ont révélé d’importantes différences au
niveau du génome, et conforté les thèses d’une autre espèce humaine. Une étude génétique recente
de l'ENS de Lyon sur une mâchoire de Neandhertalien confirme aujourd'hui ces données :
Néanderthal et Sapiens sont incompatibles d'un point de vue reproductif, leur ADN diffère trop.
Homo Neanderthalis serait donc bien un autre homme - certains chercheurs pensent même que
plusieurs espèces proches de Neanderthal ont vécu au Proche-Orient.
Voilà ce qui fascine chez l’affreux Néanderthal. Il témoigne que plusieurs humanités, plusieurs
espèces d’hommes ont vécu sur notre vieille Terre. Que l’humanité est plurielle. Qu’il existe non
pas une branche humaine unique, avec ses " chaînons manquants ", évoluant vers l’ " homme
moderne ", mais un " buissonnement " de la branche homininée. Avant Neanderthal, depuis 2,5
millions av JC, nous avons vu se succéder Homo abilis, Homo ergaster (2MA), Homo rudolfensis
(1MA), les " premiers hominidés " qui connaissaient la bipédie, taillaient déjà la pierre, des espèces
qui n’ont pas supporté les changements climatiques, les pandémies, les prédateurs. Une seule lignée
" homo " va survivre, avec Neanderthal et Sapiens - attention, depuis septembre 2003 les
préhistoriens s’interrogent : n’a-t-on pas découvert dans l’île de Flore (Indonésie), un " homo
floresiensis " de petite taille, talentueux et métaphysicien lui aussi ?
-----------------------------Il a vécu 300.000 ans
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Néanderthal le trapu, l’autre humanité, a vécu sur Terre pendant 300.000 ans, grâce à une
constitution plus robuste que la nôtre, montrant une capacité d’adaptation éprouvée et une
intelligence inventive. C’était un peuple composé de chasseurs émérites, des grands mangeurs de
viande, des nomades qui découpaient les peaux et s’en couvraient, entretenaient des foyers,
développaient des rituels funéraires, portaient des parures. Une humanité méconnue, longtemps
presque impensable pour les esprits religieux, car elle signifiait que le doigt de Dieu aurait touché
une autre espèce que la nôtre, particulièrement laide selon nos critères, beaucoup plus ancienne
qu’Adam et Eve, connaissant le sens de la vie et la mort, la métaphysique, la technique. Quel
camouflet pour les thèses créationnistes, enfermées dans leur vision biblique de l’Homme héritée de
la chronologie de la Genèse, mais aussi pour tous ceux qui croient que nous autres, les " sapiens
sapiens ", sont l’espèce la plus " évoluée " - la seule qui s’est montrée capable d’assez de génie pour
échapper aux catastrophes naturelles, aux grands fauves, aux virus, et puis de dominer la terre
entière.
Neanderthal, bien avant nous, sur ses cuisses façonnées pour l’effort,a conquis des territoires
immenses, se répandant dans toute l’Europe et au Moyen-Orient. Il a partout inventé un artisanat
élaboré, fabriqué des outils de bois et de pierre, creusé des sépultures, laissé des traces de son
humanité. Il s’est éteint autour des années 28.000 av JC. Sa disparition demeure une énigme. Il nous
interroge sur un passé humain qui n’a pas eu d’avenir, après 250.000 ans de règne.
Nous nous sommes croisés dans les années 40.000, l’homme de Néanderthal et l’homme de
Cro-magnon, notre descendant direct : le dernier homo. En Europe du Nord et au Moyen-Orient.
Cela dura des milliers d’années. Les paléontologues ont retrouvé des traces de l’influence de
certaines techniques de taille " cro-magnon " chez Néanderthal, et réciproquement. Des restes
d’habitats peu éloignés témoignent. Comment s’est passé la confrontation ? Nous savons peu de
choses. Certains paléontologues anglais, ou des historiens de l’environnement comme Jared
Diamond défendent la thèse d’un affrontement qui aurait tourné à l’avantage des hommes de
Cromagnon, à l’armement plus élaboré. Néanderthal aurait été peu à peu repoussé, chassé de ses
terres, banni sur des territoires sans ressources - lentement exterminé. Il est vrai que les " hommes
modernes ", à travers leur courte histoire, ont maintes fois montré qu’ils étaient capables
d’extermination de masse. Il reste difficile de comprendre pourquoi Néanderthal, ce chasseur
ingénieux, disparaît sans résister. Aucune trace de grande bataille. D’une guerre longue. Que s’est-il
passé ?
Marylène Pathou-Mathis, docteur d’état en préhistoire, a consacré vingt ans à étudier "
l’homme de Néanderthal ". Elle vient de publier un livre somme sur ce costaud : " Neanderthal.
Une autre humanité ", aux éditions Perrin. C’est une femme enjouée, en robe gaie, anachronique
dans cette salle sombre et boisée, pleine de centaines d’éclats d’ossements humains numérotés,
répertoriés, posés sur de larges tables. Elle parle avec passion, érudition, tandis que nous visitons
l’Institut de Paléontologie de Paris, fondé en 1913 par la famille Grimaldi de Monaco, affilié au
Muséum d’Histoire Naturelle, Marylène Patou-Mathis y dirige l’unité d’archéozoologie. Elle
désigne la peinture murale consacrée aux grands singes, juste à côté de l’entrée de service. Juste
au-dessus, un gros être velu avance, voûté, aux gros pieds, mi-homme, mi-gorille. " C’est ainsi que
nous nous sommes longtemps représenté Néanderthal ! "
----------------------------------" Espèce de Néanderthal ! "
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Dans son ouvrage, Marylène Patou-Mathis réhabilite l’humanité de Néanderthal, et soulève
bien des questions tant sur les préjugés des sciences, que sur l’avenir de notre propre espèce. Elle
raconte les premières découvertes de " l’homme singe "… " Quand des carriers découvrent en 1856,
dans la grotte de Feldhofer près de Düsseldorf, dans la vallée de Neander, un squelette humain
ancien, différent du nôtre, tout le monde des préhistoriens s’est ému. Les premiers biologistes qui
l’étudient parlent aussitôt d’une autre " race " humaine. Plus ancienne, plus primitive. Proche,
croit-on alors, de certaines tribus nordiques " grossières " qui combattaient les Romains. Aussitôt,
un débat très vif s’instaure. Une grande partie de la communauté scientifique, comme l’avait déjà
fait Cuvier, refuse la théorie selon laquelle d’autres " hommes " auraient vécu avant les hommes
modernes. L’" homme de Feldhofer ", avec ses cuisses torves, ne peut être que celui d’un humain
malade, perclus de rhumatismes, déclare le grand pathologiste Rudolf Virchow. Mais voilà qu’en
1859, c’est la révolution ! " L’origine des espèces " de Charles Darwin paraît, apportant la vision de
l’évolution adaptative. La thèse d’un homme ancien, moins évolué que nous, revient en force. Dès
1863, le biologiste anglais Thomas Huxley décrit le squelette de Feldhofer comme étant un " type
humain inférieur ", un intermédiaire entre le singe et l’homme - " un peu comme les Aborigènes "
explique-t-il. À l’époque, les théories raciales de l’humanité font flores. Dès sa découverte,
Néanderthal va avoir une mauvaise réputation. Ce serait une sorte de sous-homme, le " chaînon "
entre le gorille et l’homme ".
------------------------------Les racistes s'emparent
de ce "sous-homme"
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En 1863, cet homme " archaïque " se voit appelé " homo neanderthalensis " par le professeur
William King, du Queens College de Galway. Le nom lui restera. Pendant les 50 années qui
suivent, Neanderthal le râblé, représenté comme une sorte de Yeti poilu et simiesque, est considéré
comme une espèce pré-humaine mal dégrossie. Le paléontologue français Marcellin Boulle ne lui
reconnaît aucun lien avec Homo Sapiens, et voit en lui une créature marchant à peine. Les thèses
racistes s’emparent de cette imagerie, Neanderthal devient pour l’anthropologue Hermann Klaatch,
l’ancêtre de la souche " négroïde " de l’humanité, elle-même descendant d’une variété de gorille.
N’oublions pas qu’à la même époque, la domination de la race " blanche ", coloniale, fait peu de
doute jusque dans les milieux scientifiques - et beaucoup s’évertuent à classer les " races " "
supérieures " et " inférieures " selon leur gracilité et leur niveau d’intelligence, et leur trouver des
origines divergentes.
Mais voilà qu’en 1912, suite aux fouilles des sépultures humaines trouvées à la Ferasserie, en
Aquitaine, le célèbre préhistorien français Henri Breuil, accompagné de Bouysonnie et Hogo
Obermaier, annoncent avec fracas que Néanderthal n’est pas une brute pré-humaine. Il enterre ses
morts. Il dépose des offrandes à leurs côtés. En effet, deux squelettes ont été retrouvés déposés dans
des fosses, entourés d’outils de pierre et de carcasses d’animaux. Enterrés. Dans des tombes
aménagées. Certainement au cours de rituels funéraires.
Neanderthal redevient un être humain. La réflexion avance au début du XXe siècle, avec la
multiplication des fouilles à travers toute l’Europe, jusqu’en Palestine… Pourquoi une " race "
différente de la nôtre, adaptée à tous les terrains, vivant en société organisée, ne serait-elle pas
intelligente, métaphysicienne, consciente ? Dans les décennies qui suivent, alors que l’on découvre
de nombreux sites neanderthaliens à travers toute l’Europe, deux grandes écoles s’affrontent sur
cette " autre humanité ". Elles continuent aujourd’hui. La première école, essentiellement
anglo-saxonne, voit en Néanderthal " l’oncle Vania " du fameux roman préhistorique de Roy
Lewis , " Comment j’ai mangé mon père " : il ne veut pas évoluer, il crie à ses congénères les
Cro-magnon " Retournons dans les arbres ! ", "Continuons vivre comme avant ! ". Selon cette école
de pensée, Neanderthal, en s’arrêtant à la technique " moustérienne " dans la fabrication d’outils,
confronté à des Hommes de Cro-Magnon beaucoup plus inventifs, et mieux armés, avait atteint un "
seuil évolutif ". Ils ne possédaient pas les moyens intellectuels et technologiques de résister à
l’avancée des " homos sapiens " et de s’adapter à la présence d’un rival à l’armement
impressionnant. Ce blocage intellectuel s’expliquerait anatomiquement : le front bas de Neanderthal
empêcherait le développement du lobe frontal et du cortex préfrontal, haut lieu chez l’" homme
moderne " du câblage de la mémoire sur le présent, de la mémorisation longue, de la
programmation des tâches ; de l’inventivité et de la vie émotionnelle.
--------------------- La maîtrise du feu---------------------
Marylène Pathou-Mathis fait partie de l’autre école, plus européenne,qui rejette radicalement la
vision, jugée " réductrice " et " confortable ", d’un Neanderthal à la pensée bridée. Après ses
longues années de recherche en archéo-zoologie, ses visites auprès des derniers chasseurs-cueilleurs
du Kalahari, elle propose une théorie étayée sur la vive intelligence et la " culture " de ce costaud de
Néanderthal. Elle la partage avec d’autres grands paléontologues, comme Pascal Picq du Collège de
France, qui défend la thèse de l’égalité d’intelligence entre Homo Neanderthalis et Homo Sapiens.
" Toutes les études sur l’artisanat de Néanderthal révèlent qu’il a inventé la technique de
débitage Levallois, explique Me Pathou-Mathis, mais aussi la découpe de la pierre en
laminaire, en discoïde, en bi-face. Il façonnait les pièces, il les aiguisait, les formatait. Il les fixait
sur des manches en bois. Il fabriquait des racloirs, des couteaux, des pontes, des scies, des lances
avec des pointes effilées. Ses techniques évoluent au gré des groupes géographiques, ce qui nous
éclaire sur le fait qu’il existait un véritable artisanat, avec des carrières, des lieu de débitage, des
transports, mais aussi un apprentissage, des savoir faire, un commerce de pierres." On a découvert
plusieurs cultures neanderthaliennes, avec des " styles " d’outils, des améliorations géographiques.
Par exemple, au Proche-Orient, durant la glaciation du Quaternaire, Néanderthal a développé une
industrie proche de celle des Homo Sapiens locaux, avec des grands racloirs, des longues pointes,
des lames aiguisées, des burins. "Ils s’en servaient pour racler des peaux fraîches, raconte Me
Pathou-Matis, les conserver, couper des végétaux. Toutes ces inventions témoignent de
l’intelligence de Neanderthal, sa capacité " d’apprendre à apprendre ", qui est le propre de
l’humanité. Rien ne nous autorise aujourd’hui à affirmer que son cerveau, plus gros que le notre,
était bridé, qu’il était moins intelligent que nous. Au contraire, plus nous étudions ses réalisations,
plus nous découvrons sa richesse cognitive. Nous vérifions qu’il utilisait toutes les aires de son
cerveau. Nous réfléchissons à sa vie émotionnelle. Plus nous cherchons, plus il s’humanise."
Néanderthal l’artisan doué, le chasseur-cueilleur, maîtrisait le feu. Il l’allumait à l’étincelle avec
des percuteurs en pyrite et en silex, des tiges de bois frottées à côté de substances inflammables
comme l’amadou, les mousses les copeaux, les écorces. Il entretenait des feux à base de tourbe, de
lignite, de bois, dans des foyers de galets, ou sur des plaques de pierre, qui servaient pour chauffer
les grottes. Il cuisait ses aliments, ce qui les rendait moins toxiques, et lui a permis de développer
une cuisine variée, nécessaire à sa puissante énergie physique comme au développement de son
cerveau. Cuisson à la braise, dans les cendres, par enrobage d’argile, au four, à l’étouffée.
Neanderthal est un gros mangeur de viandes. Un pavage de foyers a été découvert au Pech de l’Azé,
en Dordogne. Le feu permettait aussi de conserver les aliments, les fumer, les stocker, mais encore
de durcir les pointes, travailler le bois. Selon la paléo-psychologie, la maîtrise du feu, difficile,
patiente, l’art de son entretien révèlent un savoir-faire mettant un jeu des facultés cognitives
élaborées, la facilité à élaborer et reproduire un schéma opératoire. Cela suppose une pensée
ouverte, programmatrice.
------------------------------Il honorait ses morts
La maitrise et présence et le maintien du feu, source de chaleur, de bien-être, de protection, de
mise en place d’un foyer, suppose une vie sociale étoffée, avec des retrouvailles, de tours de
sauvegarde, des rituels. Un préhistorien comme André Leroi-Gourhan attribue à la protection du feu
un sens religieux, que l’on retrouve chez tous les peuples chasseurs cueilleurs. C’est autour du feu
que les humains se retrouvent, se transmettent leur savoir, élaborent des projets - se racontent leurs
rêves, imaginent leurs dieux. Chez Néanderthal, on trouve couramment des foyers autour des
sépultures. Pourquoi ? Peut-être pour honorer le défunt ? Difficile de savoir. On découvre souvent
près de ces foyers des pierres taillées, des bois de cervidés, des carcasses d’animaux, des cornes de
bovidés. Des offrandes ? On a retrouvé un homme en position de fœtus, couché sur un lit de
branchages, des enfants enterrés avec des os de cervidés, une femme enterrée avec un enfant.
Parfois, on trouve des cadavre sans crânes, et des crânes enterrés - de là à supposer l’existence d’un
" culte des crânes ", un " culte des ancêtres " déjà ? Quoi qu’il en soit, l’existence de rituels
mortuaires et de sépultures attestent d’une appréhension symbolique du temps, de ses cycles - une
conceptualisation profonde.
Ce Neanderthal métaphysicien, qui d’ailleurs possède une oreille elliptique plus sensible que
la nôtre, parlait-il ? Connaissait-il un langage articulé, organisé ? Beaucoup d’éléments donnent
à le penser, même si les débats restent vifs parmi les chercheurs. D’abord Néanderthal porte une
cavité nasale, un palais lové, un larynx en état d’articuler des phonèmes, en tout cas d’émettre des
sons modulés. Son cerveau, plus développé que le notre - ce qui ne signifie pas plus d’intelligence,
juste la possibilité de la posséder -, présente des lobes temporaux développés, cette zone qui
justement se développe chez homo sapiens avec l’usage de la parole. Ensuite Neanderthal connaît
une vie sociale très riche, développe des stratégies à long terme - chasser sur les lieux de passages
des troupeaux -, des projets ambitieux - sécher des peaux, fumer la viande -, supposant des
opérations mentales élaborées. Une telle construction conceptuelle, schématique, programmatrice
met en activité la région pariétale du cerveau gauche, la même impliquée dans l’invention du
langage chez l’homme. Rien ne contredit qu’il développe un langage parlé. Selon André
Leroi-Ghouran, " il y a possibilités de langage à partir du moment où la préhistoire livre des outils,
puisque outils et langages sont liés neurologiquement. " Le langage aide à la conception
symbolique, or les rites néanderthaliens liés à la mort nous obligent à lui prêter des formes
d’expression symboliques. Les Néanderthaliens devaient se parler, échanger des informations
précises, pragmatiques autant qu’émotionnelles ou symboliques. " Ils devaient avoir un langage
nasal, explique Marylène Patou-Mathis,, parler des langues très différentes des nôtres, peut-être
moins riches en vocabulaire et en syntaxe. Mais sa pensée n’en était pas moins riche. Tout le
contenu informatif, symbolique et conceptuel ne passe pas seulement dans les mots, mais aussi les
gestes, les offrandes, les dessins sur le sol comme les chasseurs-cueilleurs aborigènes. Ici encore,
difficile de faire de Neanderthal un " sous-homme ".
--------------------------------------------------Peaux tannées, colorants, fourrures
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Neanderthal n’a laissé aucune grotte décorée, aucune peinture pariétale comme les hommes
de la Grotte Chauvet qui, 30.000 av JC, ont peint des rhinocéros et des bisons. Mais Néanderthal
ignorait-il l’art ? Des éléments de parure ont été découverts en France et en Espagne, des
coquillages et des dents percés, des pierres gravées, remontant à 32000 av JC, pendant la culture
dite " châtelperronienne ". A la même époque, ils ont déployé une véritable industrie de l’os, à partir
des squelettes de chevaux, de rennes et carnivores. Ils fabriquaient des perçoirs, des baguettes, des
pointes effilées, des heurtoirs avec des poignées. Certains ont été décorés. Cette culture de l’os,
tardive mais inventive, semble démontrer qu’avant le travail des os, Neanderthal savait travailler le
bois, et qu’il s’y montrait expert. Difficile d’imaginer tout ce qu’il a pu fabriquer avec le bois de
chène, du hêtre, du bouleau, qu’il découpait. D’ailleurs, beaucoup d’outils de pierre sont conçus
pour s’adapter à un bois. Preuve en est, le travail de précision exercé sur les peaux et les fourrures.
Celles-ci étaient découpées au cours d’une boucherie bien faite, tannées avec des racloirs et des
lames efficaces. Les peaux servaient à fabriquer des vêtements, des mocassins, des couvertures, des
sacs, des auvents, peut-être des sortes de kayaks en peau, puisqu’ils traversaient des rivières.
Neanderthal les durcissait et les teignait avec de la poudre sèche d’écorce de chêne et de bouleau.
" Qui pense teinture, pense décoration, sans doute tatouage " rappelle Marylène
Patou-Mathis, dans son essai. Art. Peut-être magie, religion. Les chercheurs ont retrouvé des blocs
de colorants, dans une quarantaine de sites européens, avec tout un matériel de broyage, des meules
en quartzite, des pilons en grès et des parures. Ils utilisent l’hématite rouge en quantité, la raclent.
Ont-ils décorés des peaux, des arbres, leurs peaux - avec toute la pensée symbolique associée ?
Aucune trace n’est tangible, excepté l’artisanat durable. Mais celui-ci déjà, par son développement
inventif, atteste que Neanderthal développait une " intelligence opérationnelle ", et que celle-ci a dû
se développer sur les matériaux non durables. Le bois surtout, pour les huttes, les outils, les armes,
et les totems décorés peut-être, comme chez les Indiens d’Amérique du Nord - des recherches
tendent à montrer un " culte de l’ours ". Comment utilisaient-ils la terre, les fourrures qu’ils
découpaient ? L’ocre rouge servait-elle de tatouage ? Comment voyaient-ils notre monde, comment
l’éprouvaient-ils ? " Difficile d’échapper ici aux " vues de l’esprit ", reconnaît Marylène
Patou-Mathis, mais aussi de ne pas imaginer des " conjectures ". Les néanderthaliens dressaient des
campements de base, souvent près d’un fleuve, à l’abri du vent, ou sous la protection d’une falaise.
Ils organisaient des cueillettes quotidiennes et des chasses saisonnières, se déplaçaient selon les
régions, parfois de cinquante à cent kilomètres pour suivre les pérégrinations du gibier, ou encore
aller s’approvisionner sur des sites de pierre. Ces groupements actifs vivaient en relation avec
d’autres, avec qui ils échangeaient des outils, un savoir-faire, cela sur des territoires de plusieurs
centaines de kilomètres. Une véritable civilisation néanderthal morcelée s’est développée entre
l’Europe occidentale, la Rhénanie, jusqu’à l’est de l’Europe centrale, dispersée sur des territoires de
chasse. En Italie du Nord et en France, à Saint Césaire, elle a produit des bijoux, des sculptures, elle
a travaillé l’ivoire, avant même l’arrivée des Sapiens, à qui elle va emprunter beaucoup. Homo
Sapiens qui, arrivée par l’Anatolie, va supplanter Neanderthal en 10.000 ans
-----------------------------Une lente disparition
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" Je ne crois pas à la thèse du massacre de Néanderthal par Cro-magnon, avertit Marylène
Patou-Mathis. D’abord, si l’affrontement avait eu lieu, Néanderthal aurait certainement battu
Cro-magnon facilement. Il est beaucoup plus fort. Plus musclé. Capable de jeter des armes
beaucoup plus loin, puis puissamment. Nous n’avons pas trouvé un seul site qui témoignerait d’une
guerre entre les deux humanités. Par contre, nous savons qu’elles se sont cotoyées, croisées... Il faut
imaginer des rencontre brèves, sur des terres très peu habitées, et puis surtout une présence de plus
en plus pressante des Sapiens… Je défends la théorie d’une lente dilution de Neanderthal, peu à peu
repoussé par les Homo sapiens, quittant ses territoires de chasse, abandonnant le terrain sans
combattre. Cela a prix dis mille ans. C’est difficile à imaginer ... "
Marylène Patou-Mathis propose une explication " culturelle " de la disparition de
Néanderthal. Elle l’a développée plus prudemment dans son livre, mais elle ne peut résister à la
développer. " Une bonne théorie étayée fait parfois avancer ! " se défend-elle. A force de vivre en
pensée avec Néanderthal, elle n’arrive pas l’imaginer comme un guerrier - on n’a pas trouvé un seul
site où ils s’entretuent ; pas rencontré de trace de guerre entre Néanderthaliens. " Certains vestiges
culturels de Neanderthal, précise Marylène Patou-Mathis laissent entrevoir un tabou sur le meurtre,
même sur les armes, comme sur la mise à mort de certains animaux. Par exemple Neanderthal ne
tue pas les ours. C’est intéressant. S’agit-il d’un animal totem ? Il n’extermine pas les troupeaux, il
ne tue pas les femelles enceintes. Il respecte certaines règles qui limitent la chasse. Curieusement, il
n’utilise jamais les crocs, les cornes, les armes naturelles des animaux pour fabriquer ses propres
armes, comme le fait Homo Sapiens. Ce sont des nomades pacifiques, fondus dans la nature,
suivant les troupeaux, ayant des rapports épisodiques. Je crois qu’ils ont senti la présence des
Sapiens. Imaginez leur stress et leur étonnement de découvrir des êtres comme eux, intelligents et
féroces, eux qui régnaient sur le monde depuis 300.000 ans, parfaitement adaptés. "
Au lieu de défendre leurs territoires de chasse, d’aller à la rencontre d’Homo sapiens,
Néanderthal s’éloigne, recule... Certains évolutionnistes y voient la preuve de leur échec génétique
en tant qu’espèce. Elle aurait manqué, ou perdu l’agressivité nécessaire pour affronter ce
changement radical de son environnement : l’arrivée d’un rival - d’un prédateur. Marylène
Patou-Mathis préfère son approche " culturelle ". Les Néanderthaliens vivaient en osmose avec la
nature et le gibier, ils répugnaient au crime, ils ne s’entretuaient pas, ils ont abandonné lentement le
terrain aux Sapiens, cherchent de nouvelles terres. Autrement dit, ils ont refusé le combat ! " C’est
dans leur culture " affirme, fataliste, la préhistorienne. Quoiqu'il se soit passé, les faits sont là :
Neanderthal se retrouve dispersé en groupements de plus en plus petits, avec une mortalité infantile
importante, se dispersant dans une Europe du Nord qui refroidit. Repoussés sans cesse, éloignés de
leurs carrière de pierre, sans descendance, s’enfonçant sur des terres inhospitalières, ils finissent par
disparaître.
En quittant le pavillon de Paléontologie Humaine, Marylène Patou Mathis m’a montré, sous
le blason des Grimaldi, une sculpture représentant le crâne ovoïde du néanderthalien de la
Chapelle-aux-saints, au cerveau plus gros que le notre. Elle a fait : " Néanderthal a vécu 300.000
ans. Nous 100.000. Je nous souhaite de vivre aussi longtemps ! "
Néanderthal. L'autre humanité. Marylène Pathou-Matis. Perrin (2006).

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