Négociation et argumentation dans la conversation familière

Transcription

Négociation et argumentation dans la conversation familière
1
Négociation et argumentation
dans la conversation familière*
Véronique Traverso
Certains types d’interactions sont désignés, tant dans les discours
ordinaires ou médiatiques que dans les dictionnaires, par le terme
“négociation” : les négociations diplomatiques ou commerciales1. Cette
désignation réfère à 1) une situation de départ : les participants sont en
désaccord (effectif ou potentiel) sur un certain sujet ; 2) un objectif :
parvenir à un accord ; et 3) certaines procédures dont on peut trouver des
conceptions normatives dans les manuels de techniques commerciales par
exemple.
Travaillant sur la conversation familière, c’est à une autre conception de
la “négociation” que je m’attacherai. Bien sûr, dans ce cadre aussi, certaines
séquences seraient sans doute considérées sans difficulté par chacun comme
des négociations, par exemple la suivante :
Deux amies ont prévu d’aller au cinéma le lendemain, elles se fixent rendez-vous
1
C- demain t’s’ras à Villeurbanne alors
2
L- ouais j’vais manger à Vill
3
C- mais t’y restes pas trop
4
L- j’veux pas rester trop longtemps pa’c’qu’après on doit aller voir l’expo
5
C- enfin si jamais t’es encore dans les parages sur l’coup d’quat’heures
6
L- j’pense pas d’toute façon hein
7
C- bon (.) [...] moi j’passe alors (.) [...] soit j’passe ici (.) si jamais bon [
8
L[j’vois
9
qu’tu passes pas [euh
10 C[à cinq heures moins l’quart [
11 L[j’pars (.) au cinoche
12 C- voilà (.) c’est bon hein
13 L- ouais ouais ça marche
où l’on peut identifier :
— une proposition (1-5) : C propose que L passe la chercher à Villeurbanne. Cette
proposition obtient :
— un refus (6) de la part de L, ce qui amène C à faire :
* Je remercie Marianne Doury et Giuseppe Manno de l’expression de leurs désaccords
et des ajustements, négociations et discussions qu’ils ont permis.
1. Par exemple pour cette dernière : « Série d’entretiens, d’échanges de vues, de
démarches qu’on entreprend pour parvenir à un accord, pour conclure une affaire », Petit
Robert.
2
— une deuxième proposition (7) . Cette proposition est accompagnée d’un petit
addenda (construit conjointement par les deux interlocutrices (8, 9, 10, 11). L’échange
se clôt par
— l’accord sur la proposition 2 (12, 13).
Si ce cas est simple, c’est parce qu’il n’est, au fond, pas si éloigné des
négociations commerciales par exemple : il s’agit d’une situation de prise
de décision dans laquelle les deux partenaires doivent se mettre d’accord sur
la façon dont elles procéderont le lendemain2.
Des séquences de ce type ne sont pas rares dans la conversation
familière, mais elles n’en sont certainement pas représentatives. On peut en
effet retenir comme traits distinctifs de la conversation, en tant que type
d’interaction : le caractère réciproque des échanges, leur finalité interne3, le
caractère commun des objectifs des participants, le fait de fonctionner sur la
base d’une égalité de principe entre les participants et de possèder un
caractère “immédiat”, les thèmes des échanges étant inventés dans l’instant
de la rencontre4. Ces caractéristiques prototypiques n’empêchent pas,
comme on vient de le voir, l’installation locale, dans le fil de la
conversation, d’échanges à finalité externe. Mais les cas les plus
représentatifs, et les plus problématiques pour la mise en oeuvre de l’outil
d’analyse “négociation”, sont les échanges dont l’objectif est interne et peu
défini.
Dans ce cadre, les emplois, fréquents, de la notion de négociation
relèvent de métaphores que je chercherai dans un premier temps à élucider.
Je proposerai par la suite un mode d’articulation possible entre
“négociation” et “argumentation”, ce qui me conduira à dégager les
éléments qui, dans la conversation familière, inhibent l’installation de
« situations argumentatives » (Plantin, 1996), et à observer des modes peutêtre plus spécifiques de traitement des désaccords.
1. Quelques conceptions de la négociation dans la conversation
2. Notons que dans la plupart des études sur la négociation, les échanges analysés
proviennent d’interactions a priori inégalitaires où les rôles interactionnels sont
complémentaires et où l’objectif n’est pas le même pour les deux participants, par exemple
l’interaction entre un étudiant et un agent d’assurance tentant de lui vendre une assurancevie dans l’étude de Schenkein (1976) sur les négociations d’identité, des débats politiques
dans Ghiglione et Trognon (1993), des conciliations dans Bange (1992), etc.
3. Jacques (1988) oppose les interactions à finalité interne aux interactions à finalité
externe : dans les premières, les participants ne poursuivent d’autre objectif que la
construction de leur relation ; dans les secondes l’objectif de l’interaction dépasse (est
extérieur à) la relation (exemple des transactions commerciales).
4. Ces éléments sont discutés dans Traverso 1996.
3
1) La négociation comme co-construction
La conception la plus englobante, que l’on trouve par exemple chez
Bange (1992), associe la négociation à l’activité de coordination inhérente
au processus même de l’interaction5. D’inspiration éthnométhodologique,
cette conception de la négociation réfère à l’ensemble des procédés de toute
nature, et relatifs à tous les niveaux de l’interaction, par lesquels les
participants construisent la situation dans laquelle ils sont engagés. Elle
envisage d’un même regard tous ces procédés, qu’ils soient ou non liés à
des désaccords.
2) La négociation comme mode de résolution des désaccords
La deuxième conception, proposée par Kerbrat-Orecchioni (1984), se
démarque de la précédente en établissant une différence entre les cas où ces
procédés de co-construction sont mis en oeuvre de façon spontanément
consensuelle et ceux où l’accord que présuppose leur mise en oeuvre
« nécessite au contraire l’intervention de procédures de transaction, ou de
négociation » (p. 225). La négociation ici trouve sa source dans un
désaccord, qu’elle a pour fonction de résoudre (de dépasser).
3) La négociation comme principe de structuration du discours
Pour Roulet et l’école de Genève (1987), les phénomènes de coconstruction relèvent de la dimension interactionnelle de la communication,
alors que la négociation relève d’une autre dimension relative à la structure
du discours6. De façon plus technique, la négociation permet de satisfaire la
contrainte de “complétude interactionnelle” (ou contrainte du double
accord) selon laquelle l’échange peut se clore lorsque ses deux interventions
finales sont en accord7, exemple :
A1- on se retrouve demain à 8 heures à la maison
B1- ça m’arrangerait mieux qu’on se retrouve là-bas j’ai réunion au travail jusqu’à 7
heures
A2- bon comme tu veux alors on dit 8 heures et quart là-bas
B2- très bien
5. Les exemples cités par Bange concernent les pré-séquences, les séquences latérales,
les phénomènes d’auto- et d’hétéro-corrections.
6. C’est en quoi on peut parler de la « conversation comme négociation » (Roulet, 1985,
1987).
7. La complétude interactionnelle dépend quant à elle de la « complétude interactive »,
qui exige que les constituants soient suffisamment bien formés pour que l’interlocuteur
puisse enchaîner (voir Roulet, 1987).
4
Le désaccord (en B1) bloque la progression de l’interaction en
empêchant la “complétude interactionnelle” de l’échange et la négociation
permet d’obtenir le double accord (A2, B2). Mais, paradoxalement, la
contrainte du double accord conduit elle aussi à élargir très amplement la
notion de négociation et à considérer que dans :
C- est-ce que le docteur pourrait passer chez Madame Vesnouard à Mareuil
E- oui je le dirai
C- bien merci
se déroule une négociation qui donne lieu à un échange simple à trois
constituants (Roulet, 1985 : 8), conduisant au double accord. On voit
comment le fait de rattacher systématiquement la négociation à la contrainte
du double accord fait passer d’une conception où la négociation trouve sa
source dans un désaccord et permet d’accéder à l’accord — ce qu’on peut
reformuler en : “s’il y a un désaccord, il y a négociation pour parvenir à
l’accord”8 — à une autre, beaucoup plus générale, et qui serait : “toute
interaction vise la recherche d’un accord, or tout accord se fait dans le cadre
d’une négociation (thématisée ou non)” (Moeschler, 1985 : 152), autrement
dit : “s’il y a accord, c’est qu’il y a eu négociation”9.
4) La négociation comme conséquence des réponses non préférées
Bien qu’ils présentent leurs travaux comme une théorie de
l’argumentation (et non de la négociation) dans la conversation, il convient
d’ajouter à ces conceptions celle présentée par Jackson et Jacobs (1982).
Pour eux, l’argumentation “conversationnelle” ne repose pas sur des
propositions qui sont discutées, mais sur les relations entre les actes de
langage, et plus précisément sur l’organisation préférentielle des échanges10,
c’est-à-dire sur le fait que les différents enchaînements possibles après un
certain acte de langage n’ont pas tous la même valeur : certains sont plus
probables, plus fréquents, moins marqués11. La production d’une suite non
préférée est susceptible de donner lieu à une argumentation :
8. Telle est la définition de départ de Roulet : « Schématiquement, toute négociation a
sa source dans un problème, qui donne lieu à une initiative d’un locuteur ; cette initiative
appelle une réaction favorable de l’interlocuteur ; le locuteur peut alors clore la négociation
en manifestant son accord...» (1985 : 8).
9. Nous ne retrouvons pas exactement là la conception 1 car, pour l’Ecole de Genève,
les phénomènes du type : « phrases interrompues et recommencées, reformulations
paraphrastiques, reprises, réaction du type hm » (Roulet, 1987 : 14) ne relèvent pas de la
dimension de négociation, mais de la dimension interactionnelle.
10. Ces points sont aussi étudiés par Moeschler (1985) qui développe sa théorie dans le
cadre de “la conversation comme négociation” (conception 2) ou chez Ghiglione &
Trognon (1993).
11. Sur la notion d’enchaînement préféré, voir Pomerantz 1984, Bilmes 1991, KerbratOrecchioni 1992.
5
Disagreement appears as a relation between speech acts in conversation, and not
simply a relation between propositions expressed in those acts or as a relation
between positions attributed to the individuals who perform the acts. [...] Argument
is a way of managing the practical problems presented by the actual or potential
withholding of an agreeable response and by the failure to withdraw or suppress the
kinds of acts that elicit disagreable responses (Jacobs, 1987 : 230)
2. Quelques difficultés de la notion
Ce rapide tour d’horizon (qui ne se prétend pas exhaustif) met tout
d’abord en évidence l’existence de deux approches différentes de la notion :
— la conception la plus éthnométhodologique qui englobe sous
“négociation” tous les phénomènes interactionnels (conception 1) ;
— les conceptions plus restreintes qui font de la négociation ce qui se
passe au cours de cette co-construction, dans certains cas (conception 2), ou
pour certains niveaux de l’interaction (conception 3 et 4).
Il montre aussi les risques d’ambiguïtés attachés à la co-existence de ces
conceptions proches mais différentes.
La première d’entre elles concerne la notion même d’“accord”. En effet,
trois acceptions de ce mot se dégagent de ce qui précède :
— l’accord en tant que ratification minimale de la part du partenaire, qui
permet l’avancée de l’interaction (tributaire d’une succession d’accords
locaux) ;
— l’accord comme synonyme d’enchaînement préféré, acception selon
laquelle il y a “accord” dans un échange tel que :
A- ça te dirait d’aller au cinéma ce soir ?
B- ah oui volontiers,
mais aussi dans :
A- à quelle heure commence le film ?
B- à 10 heures12
— et enfin, l’acception ordinaire qui reste nécessairement attachée au
terme : l’accord sur une proposition.
On soulignera à ce propos, et c’est sans doute significatif de cette
polysémie, que les auteurs n’utilisent pas le mot “désaccord” pour signifier
le “non accord”, mais plutôt “conflits, divergences, tiraillements” (KerbratOrecchioni, 1984, p. 237) ou “problèmes” (Roulet, 1985, p. 3).
12. Voir dans Moeschler (1982) une proposition d’inventaire des enchaînements
préférés en fonction des actes initiateurs : pour l'offre et la requête, l'accord est
l'acceptation ; le désaccord le refus ou la réplique (refus métacommunicationnel) ; pour la
demande d'information, l'accord est la réponse (satisfaisante si l'interlocuteur apporte
l'information, ou non-satisfaisante s'il ne la possède pas) ; le désaccord la réplique ; pour la
demande de confirmation et l'assertion, l'accord est la confirmation ; et le désaccord,
l'infirmation ou la réplique (p.106 sqq.).
6
Une deuxième difficulté, conséquente de la précédente, provient des
différents niveaux possibles de négociation. Comme le détaille KerbratOrecchioni (1984), les négociations peuvent concerner tous les niveaux de
l’interaction : sa forme, son contenu (thème, signes — signifiant, signifié,
référent —, opinions) ; sa structuration (les tours de parole, les
clôtures) ; les identités et les rapports de places des interactants. Le risque
encouru par l’analyste aux prises avec son corpus est alors de masquer, par
l’emploi du mot “négociation” (et, avec lui, celui, sous-entendu,
d’“accord”/“désaccord”) pour tous ces niveaux, les différences importantes
de nature et de mode de déroulements possibles entre des échanges tels
que :
A- les inhalations pour traiter le rhume y a rien de tel
B- les inhalations sont totalement inefficaces contre le rhume seuls les esprits
rétrogrades continuent à se soigner comme ça
A- merci
B- on sait depuis 20 ans [...],
qui est une négociation sur les opinions, ou tels que:
A- tu sais pas ce qui m’est arrivé l’autre jour
B- non vas-y,
qui peut être considéré comme une négociation pour l’installation d’un récit
dans l’interaction, ou encore :
S- un yucca en principe c'est increvable et[
C[ah ben E elle [
L[ah ben moi j'connais vach'ment
d'gens par contre qui ont eu des problèmes avec des yuccas
qui présente une négociation pour les tours de parole.
Enfin, se pose le problème des désaccords implicites, tel celui cité par
Kerbrat-Orecchioni (1984) du passage du vouvoiement au tutoiement qui
s’effectue souvent simplement par glissement (A glisse quelques “tu” à B
qu’il vouvoyait jusque là, en espérant que ce dernier lui emboîtera le pas).
Parler de négociation dans ce cas suppose un désaccord non seulement
totalement implicite, mais qui, de plus, concerne un état de fait et non un
élément isolable de l’interaction en cours. Imaginons que par la suite B ne
passe pas lui aussi au tutoiement, il y a alors de fortes chances pour que A
revienne au “vous” et, dans ce cas, se sera déroulée une négociation
totalement implicite entre A et B.
Le risque attaché à cet aspect de la question est d’en arriver à considérer
que tout phénomène interactionnel est la trace d’un désaccord implicite :
7
ainsi le fait que l’introduction d’un récit dans le fil de l’interaction se
réalise, comme l’a décrit Jefferson 1978, en plusieurs tours de parole et
dépende de la ratification des interlocuteurs (négociation selon la
conception 1), ne doit pas sous-entendre qu’il y avait désaccord de la part
des partenaires.
3. Désaccords, ajustements, négociations
Dans la suite de ce travail, je m’appuierai sur la deuxième approche
(dont relèvent les conceptions 2, 3 et 4 : la négociation trouve sa source
dans un désaccord), conservant pour les phénomènes décrits par la première
le terme de “co-construction”. Je partirai donc d’une représentation de la
négociation comme d’un mode de traitement des désaccords que l’on peut
schématiser de la manière suivante :
Source
Déroulement
A1
B1
A/B
Enoncé 1
Enoncé 2 = Désaccord sur un élément de E1
Recherche de l’accord
Pour naviguer entre les écueils mentionnés ci-dessus, en tentant de
dépasser la “double contrainte” guettant l’analyste lors de la mise en oeuvre
de la notion — double contrainte ainsi formulable : à trop élargir la notion,
on court le risque de la vider de son sens ; à trop la restreindre, on encourt
celui d’en perdre la richesse — on avancera les propositions suivantes,
relatives à la source de la négociation et à son déroulement.
3.1. La source
Plutôt que par le rejet hors du domaine de la négociation de certains
types de désaccords, la question de leurs niveaux semble traitable par la
prise en compte de leurs dépendances. Lorsqu’apparaît un désaccord au
niveau des opinions ou des places interactionnelles, il s’accompagne le plus
souvent de perturbations au niveau des tours de parole ; et le niveau des
signes employés risque fort, lui aussi, d’être affecté. Les négociations
dépendent donc les unes des autres13. Il importe par conséquent de
distinguer les macro-désaccords (concernant plus particulièrement les
opinions, les places et les rôles interactionnels, ex. “je ne suis pas
d’accord”) des micro-désaccords (concernant la construction locale de
l’interaction, ex. “attends, laisse-moi finir”), l’apparition des seconds
13. Kerbrat-Orecchioni parle de hiérarchie : « La négociation des places intègre donc
toutes les autres formes de négociations, et ce dernier aspect des fonctionnements
interactionnels (la “bataille pour la domination”) est hiérarchiquement supérieur aux
précédents » (1984, p. 235).
8
dépendant souvent de la présence des premiers. Mais cette opération n’est
possible que dans le cadre d’une prise en compte globale de l’interaction ou
de la séquence (elle relève de ce que Plantin ???????? appelle une “analyse
de cas”).
Reste la question du caractère implicite ou explicite du désaccord. Elle
semble pouvoir être traitée elle aussi, dans bien des cas, par la prise en
compte des relations entre niveaux de désaccords. Dans un premier temps,
l’essentiel nous semble être, plus que le caractère explicité du désaccord,
son caractère manifesté : un désaccord qui ne laisserait strictement aucune
trace dans l’interaction peut difficilement être considéré comme la source
d’une négociation.
3.2. Le déroulement
La question qui se pose ici est la suivante : outre la manifestation du
désaccord (expression ou trace), des éléments sont-ils obligatoires, dans le
déroulement postérieur de l’échange, pour que l’on puisse parler de
négociation ? Deux modes de déroulement semblent possibles.
Source
A1
Enoncé 1
B1
Enoncé 2 manifestant un désaccord sur un élément de E1
Déroulement : deux possibilités
A2
— Cas 1 : Accord sur E2
A2
— Cas 2 : Désaccord sur E2
Cas 1 — L’ajustement
Après l’expression du désaccord, le premier participant manifeste un
accord sur le désaccord, exemple :
Enoncé 1
A1- Pierre arrive à 5 heures
E2 : désaccord
B1- non il arrive à 7 heures
E3 : accord sur le désaccord A2- bon en tout cas il faudra aller le chercher
Ce déroulement correspond à ce que nous avons appelé l’ajustement
(Traverso, 1996). Très fréquent dans la conversation familière, il représente
sans doute, pour certains niveaux de l’interaction, le fonctionnement le plus
ordinaire, par exemple pour les glissements thématiques, exemple
(simplifié) :
1
2
3
4
5
6
L- (Une fois, un représentant nous avait fait passer) un questionnaire pour
mettre en défaut l’client (.) pour lui montrer qu’il est inculte [...]
N- par exemple combien y’a de canaux à Amsterdam
L- exactement ce type de question\ (.) en quelle année est mort Mao euh:
F- et là vous aviez répondu à 95% des questions
L- enfin c’tait pas tell’ment le fait qu’on ait répondu
9
7
8
9
N- c’était la question sur Europe 1 ce matin
F- ç’avait dû l’ébranler l’mec
N- ouais dans son argumentaire ouais
De 1 à 6, les trois partenaires sont focalisés sur le même thème : la
technique du questionnaire employée par le représentant. En 7, N tente un
changement de thème par glissement : à partir du “questionnaire” et d’un
des exemples de questions (“en quelle année est mort Mao ?”), il propose
un glissement sur un jeu radiophonique (“c’était la question sur Europe 1 ce
matin”). Sa proposition n’est pas suivie (désaccord pour cette nouvelle
orientation du thème)14. En 9, il reprend sur le thème en cours (accord sur le
désaccord).
De même que nous parlons de micro-désaccords, ces ajustements
pourraient être considérés comme des micro-négociations.
Cas 2 — La négociation
Après l’expression du désaccord, le premier participant manifeste un
désaccord sur le désaccord, exemple :
Enoncé 1
A1- Pierre arrive à 5 heures
E2 : désaccord
B1- non il arrive à 7 heures
E3 : désccord sur le désaccord A2- pas du tout à 5 heures j’en suis sûr
Nous avons là une cristallisation du désaccord, avec le maintien de
chacun sur ses positions. C’est ce que nous avons proposé d’appeler
négociation par opposition au cas précédent (Traverso, ibid.).
3.3. Récapitulation
La source de la négociation
Elle réside dans un désaccord. Nous distinguons les micro-désaccords
des macro-désaccords, les deux n’étant généralement pas sujets au même
type de traitement. D’autre part, la prise en compte globale de l’interation,
qui, seule, permet d’identifier les dépendances entre désaccords de
différents niveaux, nous paraît essentielle. Les désaccords implicites nous
semblent généralement relever de l’ajustement, à moins qu’un désaccord
implicite d’un certain niveau laisse des traces à un autre niveau (nous
reviendrons sur ce point en traitant de la négociation filée).
14. Les désaccords explicités sur les thèmes (“ah non ne parlons pas de ça”) sont
rarissimes dans la conversation.
10
Le déroulement des échanges après le désaccord
Nous parlons d’ajustement lorsqu’il est possible d’identifier 1) une
manifestation (expression, trace) de désaccord ; la prise en compte de ce
désaccord.
Source
Déroulement
A1
B1
A2
Enoncé 1
Enoncé 2 manifestant un désaccord sur un élément de E1
E3 : accord sur le désaccord
Nous parlons de négociation lorsqu’il est possible d’identifier 1) une
expression (une trace) de désaccord ; 2) la prise en compte de ce désaccord ;
3) : la cristallisation de ce désaccord par maintien de la position.
Source
Déroulement
A1
B1
A2
Enoncé 1
Enoncé 2 manifestant un désaccord sur un élément de E1
E3 : désaccord sur le désaccord
C’est un continuum dans le degré de cristallisation du désaccord qui fait
que l’on passe des ajustements aux négociations. C’est aussi sur ce même
axe que l’on peut envisager un mode d’articulation des négociations aux
argumentations. Il concerne la suite du traitement du désaccord.
4. Des négociations aux argumentations
Dans la conversation, il peut y avoir cristallisation du désaccord jusqu’à
la mise en place d’une discussion. Il semble en effet possible, contrairement
à ce que sous-entendent Jackson & Jacobs, de voir s’établir dans la
conversation ce que Plantin appelle une « situation argumentative » :
situation de confrontation discursive au cours de laquelle sont construites des
réponses antagonistes à une question. (1996 : 11)
Dans la conversation, cette forme de traitement du désaccord n’est sans
doute pas la plus fréquente. D’une part, et relativement à la distinction
proposée ci-dessus, elle concerne plutôt les macro-désaccords (construire
une situation argumentative autour de la question des tours de parole n’est
pas impossible, mais sans doute très rare). D’autre part, et c’est là
l’essentiel, elle suppose que les participants choisissent de s’orienter vers la
discussion, et, pour reprendre les termes de Plantin, qu’ils fassent surgir une
question autour de laquelle s’organiseront les échanges. Autrement dit, il ne
suffit pas que deux opinions divergentes s’expriment, il faut encore que les
interlocuteurs en désaccord s’arrêtent sur ce point litigieux, le construisent,
et construisent parallèlement chacun leur position sur ce point. Cette
11
opération est soumise à deux pressions contradictoires dans la conversation
familière.
1) La pression de la relation interpersonnelle
Dans une interaction de ce type, à finalité interne, la cristallisation des
désaccords (voire leur simple expression selon les modalités choisies, plus
ou moins atténuées), qui relève d’une affirmation de la divergence, entre en
contradiction avec l’orientation globalement confirmative et consensuelle
attendue et généralement attestée. On peut rendre compte de cette situation
à l’aide de la notion de “figuration” [face-work] (Goffman, 1973).
Construire les échanges sur la divergence présente des risques relationnels
et fait peser une menace sur l’interaction. Lorsque cette orientation est
attestée, les précautions prises pour préserver les faces des participants sont
démultipliées. Ainsi, alors que dans des cadres a priori polémiques, voire
simplement inégalitaires, c’est le fait de ne pas suffisamment faire valoir
son point de vue (et donc valoriser sa propre face) ou de ne pas
suffisamment attaquer le point de vue de l’autre (menacer la face de l’autre)
qui est stigmatisé (et qui détériore son image), dans la conversation
familière, les proportions s’inversent, on reste fortement soucieux de
minimiser les menaces sur la face de l’autre et de ne pas trop flatter sa
propre face.
Je ne crois pas qu’il faille pour autant en conclure qu’une telle modalité
de l’interaction est exclue ni même qu’elle est évitée à tout prix, mais il est
clair que la pression de la relation fonctionne comme élément inhibiteur
pour l’installation de situations argumentatives.
2) La pression du contenu de l’interaction
Conjointement à cette première pression liée à l’extrême importance
accordée à la préservation des faces et à la construction de la relation
interpersonnelle, l’analyse des interactions authentiques montre la présence
d’une pression inverse, liée à une orientation générale des participants vers
l’engagement dans les échanges. Or, comme l’ont souligné de nombreux
auteurs, l’excès de précautions pour les faces et l’excès de consensualité
inhibent le développement des échanges et le déploiement de l’interaction.
Autrement dit, avec la divergence, l’interaction gagne en intérêt alors que la
consensualité poussée à son extrême peut produire de l’ennui ou conduire
au silence.
12
Les participants sont donc pris dans une double contrainte15 qui les
accompagne tout au long des échanges développant le désaccord :
— Au moment de l’expression du désaccord
L’expression du désaccord représente une menace pour la face de l’interlocuteur, or
on cherche à préserver la face de l’interlocuteur
mais
elle permet l’engagement des participants dans l’interaction, engagement qu’ils
recherchent.
— Au cours du traitement du désaccord
Ne pas construire son point de vue une fois le désaccord exprimé, revient à accepter
le point de vue de l’autre et donc à se montrer inconsistant16, ce qui nous fait perdre
la face, or on cherche à garder la face
mais
construire son point de vue représente une menace pour la face de l’interlocuteur, or
on cherche à préserver la face de l’interlocuteur.
Les participants à une conversation peuvent opter pour l’un des deux
modes “extrêmes” de traitement des désaccords consistant soit à construire
une situation argumentative, soit à opérer des ajustements. Mais, soumis à
ces doubles contraintes, ils choisissent souvent des modes intermédiaires.
Deux d’entre eux, bien attestés dans le corpus étudié17, sont présentés dans
les analyses qui suivent : la négociation filée et la dispute évitée.
Le tableau suivant propose un essai de récapitulation.
----------------ENONCE 1-------------------!
!
ACCORD
DESACCORD
!
"
simple
"
co-construction
"
!
TRAITEMENT DES DESACCORDS
15. Ainsi exprimée par Verbiest : « Conversationalists who happen to engage in a
discussion about a conflict of opinion, have a difficult job. They should adopt the code of
conduct of rational discussants as well as pay tribute to the conversational preference for
agreement and related face-management. » (1986, p. 142).
16. Cet aspect de la double contrainte est développé par Bilmes (1991).
17. Corpus de conversations familières enregistré au cours de visites en tre amis, voir
Traverso 1996.
13
MICRO
MACRO
Cristallisation
et formulation
d’une question
!
!
!
Ajustement
Négociation
Argumentation
<-------------------------------------------------------------------->
!
!
négociation
dispute
filée
évitée
Cristallisation
5. Ajustements tous azimuths et désaccords diffus : la négociation filée
Conversation à 4 participants. Le thème concerne les représentants de commerce et
une anecdote arrivée à L à qui un représentant avait cherché à vendre une
encyclopédie. L’échange en cours concerne le fait que les représentants ne prennent
pas en compte les refus des clients potentiels
1
F- tu sais on avait discuté d’la nénette [...] qui était v’nue t’voir pour te vendre je
2
sais plus trop quoi/[
3
L
[ouais
4
F- qui t’a- un un [
5
L[un dictionnaire Robert [
6
F[ une encyclopédie
7
L- une encyclopédie euh le Robert euh
8
F- qui t’avait baratinée pendant une heure et puis au bout d’une heure i t’avait sorti
9
un bon d’commande i t’avait dit signez là [tu lui avais dit moi m’sieur je signe
10 N[ouais
11 F- que dalle [
12 C[et j’vous l’avais dit
13 L- et j’vous [l’avais dit au téléphone pac’qu’on avait pris rendez-vous
14 F[euh:: et j’vous l’avais dit
15 L- téléphoniquement hein
16 F- voilà c’est ça (.) et j’vous l’avais dit machin mais ça c’est des objections
17
qu’i’entendent jamais [j’veux dire
18 L[hm ben heureuse’ment pour eux pa’c’que si [
19 N[(inaudible)
20 F- ‘fin i les entendent pas j’veux dire i les entendent mais i les prennent pas en
21
compte[
22 L[ouais ouais évidemment
23 N- ben oui sinon i vient pas
24
[silence]
25 F- ouais mais ça c’est pas évident (.) c’que tu dis là [ (.) ça c’est pas vrai tu vois
26 L[non puis en plus lui son but
27
c’est de passer outre/ quoi/=
14
28
29
30
31
32
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59
60
F- =dans une relation commerciale dans une vraie relation commerciale c’est pas
vrai c’t-à-dire que tu peux ne pas entendre () mais euh::: j’veux dire qu’ça
[s’joue pas comme ça après non non tu tu tu peux pas prendre en compte pas
C- [tu ne peux pas prendre en compte mais
F- ou tu n’peux entendre mais quelque part tu dois en faire quelque chose de
c’refus[
C[aussi bien sûr
F- pas c’refus de ce:[
C[de cet intérêt et de ce refus [
F[non de de cette eh::
C- de[
F[non/ de c- de c- de c- comment on dit de cette euh: () [
N[ouais t’as quelqu’un
qui qui qui [
F[d’c’pré-requis qui te dit attention voilà moi: euh: a priori j’suis pas
intéressé maint’nant (.) euh vous m’dites que c’est génial ou j’sais pas trop quoi
je veux bien vous entendre mais sachez que [
L[mais bon j’avais été- ‘fin plus claire
que ça encore plus- mais d’t’façon mais j’comprends bon i vient et il essaie
d’me fourguer sa:::[
F[hm sa came
L- ‘fin oui sa marchandise/ mais moi j’lui avais dit (.) i m’intéresse/ \en plus i
m’intéresse/ [ effectiv’ment c’Robert j’lui avais dit mais de toute façon
F[ouais
L- actuellement je n’ai pas suffisamment d’argent pour me permettre une telle
dépense [si ça n’vous gêne pas/ ‘fin moi j’veux bien discuter avec vous qu’vous
F[donc je n’l’ach’t’r’ai pas
L- m’le présentiez pa’c’que ça m’intéresse mais de toute façon il est clair que je
n’vous pass’rai pas commande euh: lors de cet entretien
F- hm
L- ‘fin tu vois j’avais été hyper euh:: claire avec des raisons qui sont::
F- hm hm
[silence]
Dans cet échange, l’expression du désaccord n’est pas évitée (elle est
même particulièrement directe, par exemple l.25). Les désaccords qui
surgissent sont multiples, mais ils ne donnent pas naissance à une question
autour de laquelle s’organisent les échanges et les positions des
interlocuteurs. C’est en quoi on ne parlera pas d’argumentation. En
revanche, il est intéressant d’observer comment se subordonnent les
différents niveaux de désaccords.
1) Micro-désaccords : ajustements tous azimuths
15
On observe des micro-désaccords à différents niveaux de l’interaction :
les référents, les signifiants, le ton (registre de langue), les tours de parole.
— Ajustements sur les référents
1
2
3
4
5
6
7
8
F- tu sais on avait discuté d’la nénette [...] qui était v’nue t’voir pour te vendre
je sais plus trop quoi/[
L
[ouais
F- qui t’a- un un [
L[un dictionnaire Robert [
F[ une encyclopédie
L- une encyclopédie euh le Robert euh
F- qui t’avait baratinée pendant une heure [...]
Le déroulement de cet ajustement est le suivant :
— en 5, L propose un mot ;
— en 6, F le refuse implicitement en proposant autre chose (désaccord) ;
— en 7, L accepte la proposition 6 (accord sur le désaccord)
La source de cette petite turbulence peut être vue, comme on vient de le
faire, en 5 si l’on considère qu’elle est liée au caractère erroné de la
proposition de L. Il est aussi possible de la localiser en 3. L’énoncé de F
(“pour te vendre je sais plus trop quoi/”), compte tenu de son intonation
montante et de son contenu, peut en effet s’interpréter comme une demande
de précision indirecte. Cette demande n’est pas traitée comme telle et
obtient en réponse un simple régulateur, qui constitue alors une réponse
non-préférée provoquant une auto-interruption de recherche du mot
manquant, en 4. Le déroulement est alors le suivant :
— en 2, F demande une précision ;
— en 3, L produit un enchaînement non préféré ;
— en 4, la non-obtention de l’enchaînement attendu provoque une rupture de
construction chez F, et un retour sur la recherche de précision (“qui t’a- un un”) ;
— en 5, L propose la précision attendue (qui est erroné, comme nous l’avons vu cidessus).
— Ajustements sur les signifiants
F- tu dois en faire quelque chose de c’refus[
C[aussi bien sûr
F- pas c’refus de ce:[
C[de cet intérêt et de ce refus [
F[non de de cette eh::
C- de[
F[non/ de c- de c- de c- comment on dit de cette euh: () [
16
Nqui qui [
F-
[ouais t’as quelqu’un qui
[d’c’pré-requis
F cherche un mot et il rejette (manifestant ainsi un désaccord implicite,
voire explicite l.36, 38, 40) de façon systématique les propositions qui lui
sont faites par l’ensemble de ses partenaires interactionnels ; ceux-ci ne
maintiennent jamais leur proposition, ils passent à autre chose, traitant ainsi
le désaccord par ajustement.
— Ajustements sur les registres de langue
Ce sont encore les signifiants qui sont concernés dans l’échange 45-49,
mais cette fois en fonction de leur registre :
L- mais bon j’avais été- ‘fin plus claire que ça encore plus- mais d’t’façon mais
j’comprends bon i vient et il essaie d’me fourguer sa:::[
F[hm sa came
L- ‘fin oui sa marchandise/ mais moi j’lui avais dit (.)
L’ajustement a la structure suivante :
— en 47, hésitation indiquant une panne lexicale chez L (allongement de
l’adjectif possessif “sa”) ;
— en 48, proposition de F : celle-ci ne peut pas être tenue pour une
tentative de prise du tour, mais réellement comme un soufflage, une
intervention coopérative. Le registre de langue choisi par F “came” est en
conformité avec celui de l’énoncé de L (le terme proposé venant même
compléter l’expression figée “fourguer sa came”) ;
— en 49, refus de la proposition (manifestation d’un désaccord implicite)
par l’hétéro-reformulation qui remplace le mot “came” (non conventionnel)
par “marchandise” (conventionnel).
Il n’y a pas de retour sur le désaccord.
A ces trois niveaux, on le voit, les micro-désaccords sont résolus au
cours d’un arrêt de l’interaction. Notons que dans chaque cas, même si les
désaccords ne sont pas, à proprement parler, explicités, ils laissent une trace
dans l’interaction (hétéro-reformulations qui réalisent des ratures de la
parole de l’autre, refus explicites de coopération “non”).
— Les ajustements des tours de parole, quant à eux, sont incessants
comme le montrent les multiples interruptions et chevauchements. Ils
17
n’occasionnent pas d’arrêt de l’interaction mais sa mécanique devient plus
cahotique.
2) La négociation filée sur les territoires conversationnels
Ces ajustements incessants sont inclus dans une négociation de niveau
global où ils trouvent leur sens. En effet, le récit entrepris par F dans cette
séquence est celui d’un “événement” survenu à L. F s’approprie ainsi un
élément de l’histoire de son interlocuteur et lui extorque en un sens une
partie de son territoire conversationnel. C’est sans doute ce qui lui vaut les
interruptions de son récit par les différents participants (12, 13). C’est aussi
là sans doute la source de la négociation entre F, le narrateur, et L, dont il
raconte l’histoire. Elle se marque assez nettement en 45 où, pour la
deuxième fois, L apporte une correction au récit construit par F (“mais bon
j’avais été- ‘fin plus claire que ça”). Dans la suite (46-60) L se réapproprie
totalement le territoire conversationnel (et l’anecdote), comme le montrent
son rejet des soufflages de F (48) et son refus de la chute anticipée du
micro-récit qu’elle est en train de construire glissée par F en 55.
De façon plus globale encore, l’ensemble de ces phénomènes prennent
sens à l’intérieur d’une négociation implicite sur les domaines de
compétences et le “droit” à la parole dans le domaine concerné, dont F
semble penser qu’il lui revient, comme le signale par exemple son emploi
répétitif de termes “techniques” (“une relation commerciale dans une vraie
relation commerciale”, “bon de commande”, “objection”) qui indiquent
qu’il s’y connaît, ainsi que le peu de cas qu’il fait des précisions apportées
par ses partenaires, par exemple :
F- tu lui avais dit moi m’sieur je signe que dalle [
C[et j’vous l’avais dit
L- et j’vous [l’avais dit au téléphone pac’qu’on avait pris rendez-vous
téléphoniquement
F[euh:: et j’vous l’avais dit
L- hein
F- voilà c’est ça (.) et j’vous l’avais dit machin mais ça c’est des objections
qu’i’entendent jamais j’veux dire
La précision apportée par C et développée par L est reprise par F au tour
suivant dans une formulation qui manifeste le peu d’importance qu’il lui
accorde (“et j’vous l’avais dit machin mais ça...”).
Les désaccords manifestés dans ce passage se subordonnent les uns aux
autres. Pour donner un sens à ceux qui se situent au plan micro, il faut
18
“remonter” au niveau des territoires conversationnels et des compétences.
Nous n’avons observé là, faute de place, qu’un petit extrait de la séquence.
Elle est en fait très longue et tout entière construite de cette manière. Elle
apparaît comme une négociation localement tous azimuths (à quelque
niveau qu’on s’arrête, on trouve un micro-désaccord sur une des
composantes de l’interaction traité par ajustement), mais plus globalement
comme une négociation filée puisque le désaccord fondamental (relatif au
droit à la parole) se maintient tant que les interlocuteurs développent le
thème. La négociation filée n’a pas d’issue : les participants continuent ainsi
jusqu’à ce qu’un autre thème soit introduit dans l’interaction qui vient
rompre avec celui-ci.
Dans ce type de séquence, le désaccord n’est pas explicité. Il se
manifeste incessamment, mais tout se passe comme si les participants ne
s’en rendaient pas compte ou qu’ils ne tenaient pas à s’y arrêter, et il sera
emporté, finalement inchangé, par un glissement thématique. Et si, en
s’inspirant du procédé proposé par Ervin-Tripp (1972) pour identifier les
thèmes de la conversation, on demandait aux participants à cette
conversation ce qui s’y est passé, ils diraient plus probablement “on a parlé
du commerce et des commerciaux” que “X et Y étaient en désaccord sur T
et il y a eu discussion”, le T n’étant jamais construit comme thème dans
l’interaction.
6. Une forme embryonnaire d’argumentation : la dispute évitée
Comparativement à ce qui précède, la dispute évitée se caractérise par
une cristallisation forte du désaccord. Celle que nous allons observer ici
trouve sa source dans un commentaire de site produit par A qui est en visite
chez L. En réponse à ce commentaire, et de façon tout à fait canonique, L
propose une explication, qui va être refusée par A :
1
2
3
[
4
5
6
7
la
8
9
10
11
A- c'est rangé hein
L- ouais c'est parc'que j'ai ach'té une (.) bib [
A[ben y'a longtemps qu'tu l'as ach'tée
L[oui
A- ça fait pas longtemps qu'c'est rangé...la dernière fois c'tait pas [
L[si c'tait [
P[ben
dernière fois [t'as vu l'nombre qu'on était
A[ah ben non c'tait
(A)-ouais mais c'tait
L- mais on était au moins dix
19
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
(pause)
P- ben c'est pour ça tu vois la galère
L- c'tait pareil (.) c'tait exactement pareil sinon hein
A- non mais là (.) c'est rangé comme (.) c'est rangé comme ç'a été rar'ment rangé
(.) non
L- (PETIT CRI)
P- c'est parfait'ment BIEN rangé i veut t'dire
A- non mais les pots (.) j'vois (.) j'sais pas t'as fait (.) euh: non# (.) partout c'est: (.)
c'est ordonné quoi. (.) ouais c'est [ordonné
L[c'est bien hein (.) j'fais des ef- progrès hein
A- par rapport ben [
L[par rapport à quoi
A- même les plantes regarde (.) j'sais pas elles font posées euh (.) t'vois y'a des
passages
L- mais c'est toujours comme ça
A- mais non
(RIRES de L et P et rupture du thème)
L- bon alors attendez je cherche les apéritifs [...]
1) La cristallisation du désaccord
Après le commentaire de site (en 1), et sa réponse par explication, A
construit son refus sous la forme d'un raisonnement de type syllogistique :
si le rangement provient de la présence de la bibliothèque, il a dû débuter avec elle,
or la bibliothèque est là depuis longtemps, et le rangement date de peu, donc le
rangement ne provient pas de la bibliothèque
Ce désaccord entraîne une série de réfutations, de la part de L (l.6) et de
l’autre participant P (7-8) qui se coalise avec L en développant l’argument
suivant :
A : la dernière fois tu avais déjà la bibliothèque mais ça n'était pas rangé
P : la dernière fois t'as vu le nombre qu'on était
--> l'impression de désordre de la dernière fois provenait du nombre de personnes
dans l'appartement donc cette impression ne suffit pas à réfuter l'explication par la
présence de la bibliothèque.
En 11, L adopte aussi cette ligne argumentative :
mais on était au moins dix
A la suite de ces échanges, les deux locutrices coalisées tentent de clore
l'échange (en 12-13, en utilisant une procédure courante de clôture
d’échange : pause suivie d’une reprise écho). Mais A la refuse.
A ce point, le désaccord s’est cristallisé en un embryon de question
“fédérative” : “l’appartement est-il, oui ou non, particulièrement bien
rangé ?”.
20
2) Blocage et rupture
C’est à ce stade de développement que l’on retrouve les éléments
caractéristiques des disputes évitées : les échanges immobiles, les
répétitions, la rupture du thème.
— Les échanges immobiles
Cette forme d'échange se caractérise par la répétition des positions
adverses, impliquant le défaut “d'hétéro-enchaînements” dans les
interventions. Les positions des partenaires ne s’élaborent pas au travers de
la confrontation, elles se répètent : l’échange est immobile. Les propositions
des interlocuteurs sont ici : “c’était pareil”, “c’était pas pareil” :
A
la dernière fois c'tait pas
ah ben non c'tait
non
mais non
L
si c'tait
c'tait pareil (.)
c'tait exactement pareil
mais c'est toujours comme ça
— Les répétitions
Les échanges immobiles s’accompagnent inévitablement de répétitions,
par exemple, pour A :
c'est rangé
ça fait pas longtemps qu'c'est rangé
c'est rangé comme ça a été rar'ment rangé
partout c'est: (.)
c'est ordonné quoi. (.) ouais c'est ordonné
— Les interruptions
Les interactants ne cessent de se couper la parole, chaque tour est
quasiment interrompu.
— Une rupture brutale du thème sans relance
L’issue de la séquence est une rupture brutale du thème : L propose à
boire. L'échange et les positions des interactants n'ont pas avancé d'un
pouce.
Dans cette forme de traitement du désaccord, les échanges verbaux
permettent la formulation du désaccord et sa cristallisation jusqu’à une
question, mais ils ne permettent pas l'évolution du thème et encore moins la
résolution.
21
L’hypothèse faite à travers le choix du terme “dispute évitée” est que
cette forme de traitement du désaccord est liée au fait que les enjeux “réels”
concernent les représentations et les relations : s’ils étaient vraiment
abordés, les partenaires courraient le risque de voir les échanges se
transformer en dispute plutôt qu’en discussion. La source apparente de
l'anicroche quant à elle (ici le rangement de la pièce), est si inconsistante
qu'elle ne permet pas l'argumentation.
7. Conclusion
L’analyse de conversations familières authentiques nous a permis
d’identifier deux modes particuliers de traitement du désaccord qui
présentent les déroulements suivants :
— la négociation filée se caractérise par la manifestation de microdésaccords tous azimuths traités localement par ajustement. Ces microdésaccords peuvent être vus comme indices (symptômes) d’une
négociation-source, et donc d’un désaccord-source, de niveau plus macro,
qui reste latent et ne devient jamais le thème du discours ;
— la dispute évitée se caractérise par l’expression du désaccord, sa
cristallisation jusqu’à un embryon de question — en quoi on peut avancer
l’idée d’argumentation embryonnaire — puis l’immobilisation de la
progression des échanges jusqu’à la rupture du thème.
Ces modes correspondent à un degré différent de cristallisation du
désaccord, ce qui n’est observable que par une prise en compte
longitudinale des conversations et dans le cadre d’une représentation
cherchant à rendre compte de la dynamique des échanges : sur le fil continu
des échanges à bâtons rompus de la conversation, l’émergence du désaccord
va conduire à une séquence spécifique (discussion, dispute évitée,
négociation filée) à l’issue de laquelle les échanges à bâtons rompus
reprendront leur cours.
On peut faire l’hypothèse que le choix par les interlocuteurs d’un de ces
deux modes de gestion des désaccords est lié à l’importance accordée à la
relation interpersonnelle et à la préservation des faces dans la conversation.
Il convient sans doute aussi de l’associer à l’objectif interne de ce type
d’interaction : les participants sont moins contraints à traiter le désaccord ou
à aboutir à une solution qu’ils ne le seraient dans une situation à finalité
externe. A l’inverse du client qui paiera son achat moins cher selon ses
qualités de négociateur, ou du groupe d’amis qui discutent pour décider qui
assumera la corvée la plus désagréable que personne ne veut faire, les
participants à une conversation s’orientant vers des formes élaborées de
traitement du désaccord (comme la discussion) manifestent une volonté
22
particulière de s’engager dans cette modalité. Les formes que nous avons
décrites en les qualifiant d’intermédiaires, sont certainement moins
élaborées sur le plan argumentatif, mais elles constituent cependant des
développements identifiables et reconnaissables de conversation en
conversation.
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