L`évolution des formes poétiques au XIXe et au XX e

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L’évolution des formes
poétiques au XIXe
et au XXe siècles
Par Lucien Giraudo*
Vouloir rendre compte de l’évolution des formes
poétiques entre le XIXe et le XXe siècle est un projet
bien ambitieux qui consisterait, au fond, à vouloir
évoquer presque toute l’histoire des formes poétiques
depuis le Moyen Âge. Notre propos consistera plutôt
à voir comment, par une série d’étapes, le genre
poétique, qui était un des genres littéraires les plus
fortement « codés », a subi une série de mutations
décisives au cours de cette période, au point que
le langage poétique a investi la quasi-totalité
du champ de l’écriture, et que son dynamisme
est marqué, à la fois, par la variété des grands
créateurs, par l’originalité formelle des œuvres
et par la profondeur des réflexions et des expériences
qu’elles impliquent.
SOMMAIRE
I. Ouvertures
> p. 17
1/ Une définition élargie de la poésie
2/ Un regard plus réflexif
3/ La poésie et les autres arts
4/ Le poète moderne
5/ L’héritage poétique
II. La puissance des formes poétiques
IV. Courants esthétiques
et formes poétiques au XIXe et au
> p. 18
1/ Poésie et sacré
2/ Poésie et musique
3/ Poésie et science
4/ Poésie et invention
III. Le système traditionnel
et sa remise en question
1/ La rime
2/ Le vers
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Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008
3/ Les jeux typographiques
4/ L’abandon des formes poétiques traditionnelles
5/ Le poème en prose
XXe
siècle
> p. 23
1/ Le romantisme
2/ Baudelaire
3/ Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Lautréamont
4/ Apollinaire et le surréalisme
5/ La poésie africaine d’expression française
6/ Poètes du signifiant et poètes du signifié
V. Envoi
> p. 25
Bibliographie
> p. 25
> p. 20
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L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles
I. Ouvertures
Pour aborder cette évolution, on peut
relever un certain nombre de perceptions
et de sentiments nouveaux qui vont expliquer « l’ouverture » de ce genre poétique.
1/ Une définition élargie
de la poésie
Tout d’abord, c’est le statut du poète
qui s’est élargi, ainsi que celui de la poésie elle-même. En effet, lorsque Victor
Hugo, dans un chapitre de William Shakespeare (1864), se propose d’évoquer ce
que sont pour lui les plus grands poètes
de l’humanité, il propose une liste de
quatre-vingt quinze noms parmi lesquels
on relèvera des poètes au sens strict du
terme comme Homère, Lucrèce, Virgile,
Dante, André Chénier ou Lamartine mais
aussi des prophètes (Isaïe, Jérémie), des
philosophes (Platon), des dramaturges
(Shakespeare, Corneille, Molière, Racine),
mais aussi Swift, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Jean-Jacques Rousseau, et plus
près de lui Chateaubriand, Balzac, Dumas
ou encore George Sand. Liste qui ne
manque pas de nous étonner puisque bon
nombre d’auteurs cités ont écrit presque
exclusivement en prose : il faut donc que,
pour Hugo, ces auteurs aient apporté
dans leur prose quelque chose que le
poète apportait auparavant dans le vers.
Se manifeste aussi l’idée que, pour lui, la
poésie ne se limite plus à cette règle de
prosodie en relation avec le mètre du vers
et le retour de la rime.
Cette première perception d’un « éclatement » du genre n’a finalement pas
cessé de se confirmer ; ainsi, dans un
article intitulé « Le Roman et la Poésie »
qui ouvre son Répertoire II (1964),
Michel Butor cherche à montrer en quoi
le véritable roman est de nature poétique :
de même que le poème avec l’ensemble
de ses contraintes parvient à tisser un
texte qui ne puisse « se défaire », et dont
tous les mots vont retrouver leur vertu et
leur puissance native grâce à sa forme
rigoureuse, de même le grand roman va
parvenir à nous éclairer sur notre réalité
grâce à une exigence formelle équivalente, à travers une « prosodie généralisée » qui concerne l’ensemble de la
structure romanesque. Ainsi, qu’il s’agisse
du poème ou du grand roman, des formes
poétiques rigoureuses sont à l’œuvre car
elles seules permettent de « pulvériser les
mauvaises pentes du langage courant par
lesquelles les mots perdent leurs sens, les
mots, les choses, les événements, les
lois » (id., p. 18).
2/ Un regard plus réflexif
Par ailleurs, au cours du XIXe siècle, la
poésie devient de plus en plus une
« métapoésie », c’est-à-dire une poésie
qui réfléchit sur ses propres moyens poétiques. Considérer le poète comme une
pure sensibilité ou un pur génie inspiré,
est, selon Baudelaire, une erreur ; en
effet, pour lui, la « rationalité » et la
dimension théorique font partie intégrante du génie. C’est dire que désormais
tout poète est « doublé » d’un critique :
« tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement critiques. Je plains
les poètes que guide le seul instinct ; je
les crois incomplets » (Richard Wagner et
« Tannhäuser »). Cet effort de réflexion
sur la poésie et ses moyens va constituer
la voie par laquelle vont se succéder, de
façon plus ou moins spectaculaire, un
certain nombre d’écoles et de mouvements artistiques sur lesquels nous allons
revenir, et qui ont marqué l’évolution des
formes poétiques jusqu’à aujourd’hui,
souvent même de façon clairement prescriptive, à travers des manifestes et des
arts poétiques.
3/ La poésie
et les autres arts
En outre, dans la mesure où le poète
prend une conscience nouvelle qu’il travaille sur la musique de la langue et avec
des images, il va être amené à s’intéresser de manière plus précise qu’auparavant aux autres arts, à leur interférence et
interpénétration. Baudelaire avait déjà
perçu cet appel que se lancent tous les
arts et il loue Richard Wagner d’avoir
insisté sur la « complémentarité » des
disciplines artistiques. Pour Wagner, en
effet, si on se demande pourquoi trente
mille Grecs pouvaient assister aux tragédies d’Eschyle avec un intérêt soutenu,
on trouvera que « c’est par l’alliance de
tous les arts concourant ensemble au
même but, c’est-à-dire à la production de
l’œuvre artistique la plus parfaite et la
seule vraie. Ceci me conduisit à étudier
les rapports des diverses branches de
l’art entre elles, et, après avoir saisi la
relation qui existe entre la plastique et la
mimique, j’examinai celle qui se trouve
entre la musique et la poésie […]. Je
reconnus, en effet, que précisément là où
l’un de ces arts atteignait à des limites
infranchissables, commençait aussitôt,
avec la plus rigoureuse exactitude, la
sphère d’action de l’autre ». Pendant la
seconde moitié du XIXe siècle et surtout
au xxe siècle, ce rapprochement des arts
sera à l’ordre du jour, d’Apollinaire à Yves
Bonnefoy, de Ponge à Bernard Noël ; parfois même la collaboration entre le poète
et le musicien ou le peintre va devenir
une pratique essentielle, presque exclusive, comme avec Butor, après sa période
dite du « Nouveau Roman ».
4/ Le poète moderne
Un autre point est à prendre en considération dans l’évolution des formes poétiques : il s’agit de ce que Baudelaire a
appelé la « modernité » et qui va renouveler non seulement les sujets poétiques
mais la façon même de percevoir le
monde contemporain. Cette modernité
est en effet liée à la vie dans les grandes
villes, lesquelles pervertissent tous les
rapports traditionnels qui tendaient à
« unir » l’homme et le monde. Le caractère artificiel de la vie moderne tend à
« une diminution progressive de l’âme,
une domination progressive de la
matière » et installe un sentiment de
« dépersonnalisation » et d’angoisse.
Cependant, le poète moderne a pour mission d’intégrer cette terrible modernité
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dans l’expérience humaine, il s’agit pour
lui d’extraire la beauté de cette malédiction. Comme le dit Hugo Friedrich, Baudelaire « désigne très logiquement ses
Fleurs du mal comme le produit discordant des “Muses des temps derniers” »
(Structure de la poésie moderne, p. 54).
5/ L’héritage poétique
Il convient enfin de terminer cette première approche par ce qu’on pourrait
appeler la conscience historique de la
poésie, dans la mesure où des poètes du
XIXe et du XXe siècles ont su tisser des rapports étroits entre leur pratique poétique
et celle de poètes antérieurs (Ponge et
Malherbe, Michel Deguy et Du Bellay…) ;
d’autres comme Mallarmé et Banville se
sont réappropriés des formes poétiques
anciennes du Moyen Âge ; avec ses
« variations » sur le sonnet, Jacques Roubaud a cherché à renouveler l’intérêt de
cette forme poétique traditionnelle. Dans
le même esprit, la forme du haïku japonais, introduit à la fin du XIXe siècle en
France, a suscité une inspiration de la
forme très brève que l’on retrouvera chez
Éluard ou Jaccottet.
Si l’on constate un certain nombre de
perceptions nouvelles et de sentiments
nouveaux qui élargissent le cadre du poétique et, ce faisant, le transforme, il
convient cependant de voir en quoi les
formes poétiques ont été si prégnantes
jusqu’au milieu du XIXe siècle.
II. La puissance
des formes poétiques
1/Poésie et sacré
On peut dire tout d’abord que la puissance de la forme dans le domaine de la
poésie est liée à ses rapports avec le
domaine du religieux. On sait en effet
que le langage d’une société est en évolution constante, que les mots s’usent,
que leurs sens s’altèrent ou se multiplient. Il est donc nécessaire que certains
textes permettent la garantie d’une per-
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manence du sens, pour éviter que la
confusion ne s’installe dans le langage :
ce sont les textes « sacrés ». Or, ce terme
de sacré, on le sait, vient d’un terme latin
qui signifie « séparé ». « Sacer », c’est,
en effet, ce qui est vénérable et ce qui
est terrible : ce qui ne peut être mêlé à
autre chose. Ces textes sacrés relèvent de
la parole divine et la révèlent. Pourtant,
malgré le rôle du sacré qui « fixe » ces
textes religieux, on observe que troubles
et désordres peuvent apparaître : les
dieux grecs et latins se font la guerre, les
religions se rencontrent à travers les
échanges, les révélations peuvent se succéder (Ancien, puis Nouveau Testament).
La naissance de la poésie, avec Homère
et Hésiode, apparaît au moment où il
s’agit de mettre de l’ordre lorsque règne
le désordre dans le culte. Plus tard, un
poète comme Virgile sera considéré
comme un annonciateur de la révélation
chrétienne, articulant ainsi un sacré
ancien avec un sacré chrétien ; c’est
dans cette fonction qu’il apparaît comme
le guide des Enfers dans La Divine Comédie de Dante. Dès lors, la poésie sert à
mettre en rapport ces croyances diverses
et opposées auxquelles il faut ajouter la
mythologie populaire et paysanne en relation avec le surnaturel, comme chez
Molière ou Shakespeare, et il importe
alors d’élaborer des formes qui puissent
« contenir » cette multiplicité de voix fondatrices reliée aux différentes régions du
sacré. Les œuvres de ces poètes « introduisent à l’intérieur de la société un
éclairage impossible auparavant, ce qui
va lui permettre de se transformer autrement. Ainsi en Angleterre le texte de Shakespeare donne à la société une
conscience d’elle-même toute différente,
devient un texte fondateur, un quasi
sacré ouvert sur les autres » (Michel
Butor, L’Utilité poétique, p. 29-30).
2/ Poésie et musique
L’une des différences fondamentales
entre la prose et la poésie est liée à la
musique. On dit souvent que le poète
« chante » et c’était vrai au Moyen Âge,
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lorsqu’il s’accompagnait avec un luth ;
dans l’Antiquité, les odes et épodes relevaient des « carmina ». Or la musique
transforme le langage en charme, elle lui
confère des énergies singulières : il y a
ainsi des chants religieux qui visent à
magnifier et à envoûter, et ces chants
sont chargés de traduire « l’harmonie »
céleste ; on sait aussi qu’il existait des
chants de fête, chargés de traduire l’harmonie sociale de la communauté, ainsi
que des chants liés au travail. Inversement, il y a des chants qui marqueront
une distance par rapport aux usages,
comme le chant d’amour qui rapproche
deux êtres que tout sépare, et qui se
chante à l’orée de la nuit (aubades et
sérénades). La musique, en fait, enveloppait, jadis et naguère, la quasi-totalité de
la vie, mais il est à peine besoin de
signaler aujourd’hui encore son importance, même si elle organise tout autrement notre vie.
On peut dire que la poésie a cherché à
intérioriser la musique et qu’elle maintient un certain nombre de caractéristiques musicales. Tout d’abord, ses
structures formelles établissent un rapport à la mémoire, à travers un puissant
système de liaison fondé sur la répétition
(rimes, refrains…). Par ailleurs, le principe de « variation » dans la musique
permet au texte de repasser à plusieurs
reprises en combinant les éléments de
plusieurs manières si bien que les mots,
membres de phrases ou phrases entières
qui sont « repris » de multiples façons,
permettent de faire apparaître l’ensemble
de leurs significations englouties dans la
conversation courante. Avec la musique
s’introduit aussi un puissant effet d’attente ou d’appel que l’on nomme agréments, c’est-à-dire, nous dit Ponge, « les
petites choses qui viennent avant la note.
Vous savez, dans la musique baroque, par
exemple chez Rameau ou chez Couperin,
enfin chez Bach aussi, ces espèces de
trilles, ces agréments qui viennent et qui
font attendre la note, qui la font désirer »
(OC, Gallimard, la Pléiade, p. 1426). Les
structures musicales influent donc sur la
poésie par l’intermédiaire de la prosodie,
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Art et science de rhétorique
métrifiée, gravure sur bois,
1539, Anonyme.
le texte épouse une ligne musicale, à travers un rythme, un tempo, une mélodie
et devient un « élan » avant d’être une
pensée, une signification arrêtée. La
Musique ? Selon Michaux, elle est « Art
des désirs, non des réalisations. Art des
générosités, non des engagements. Art
des horizons et de l’expansion, non des
enclos. Art dont le message partout
ailleurs serait utopie. Art de l’élan. Ni
l’amour n’est primordial, ni la haine,
mais l’élan… » (« Un certain phénomène
qu’on appelle la musique », in Passages,
NRF, Gallimard, Le point du jour,
p. 185). On comprend que la poésie,
longtemps enveloppée par la musique, ait
tenu à maintenir, par tous les moyens,
cette énergie dans le langage lui-même,
comme une nouvelle circulation du sens
et qui libère les mots eux-mêmes derrière
le masque de leur signification univoque.
3/ Poésie et science
Enfin, il sera plus étonnant de rapprocher les formes poétiques avec la
science. Pourtant le discours scientifique
est aussi à considérer comme un genre
littéraire. On peut rappeler à
cet égard que dans l’Antiquité
le discours scientifique s’exprime sous forme de poème et
c’est le poème de Lucrèce, le
De Natura rerum , de type
didactique, qui vient naturellement à l’esprit. Mais il faudrait
évoquer bien d’autres relations
entre la science et la poésie.
On a souvent observé par
exemple que lorsque le texte
scientifique a été dépassé par
une approche scientifique plus
récente, il libère des valeurs
poétiques dans la mesure où il
souligne que les hommes de
sciences, pour une bonne part,
« rêvaient » la réalité. Ainsi
lorsque Voltaire découvre en
Angleterre les théories de Newton, il
apprécie alors d’une manière nouvelle la
physique cartésienne et souligne dans
ses Lettres philosophiques que finalement Descartes était d’abord un poète :
« Descartes était né avec une imagination
vive et forte qui en fit un homme singulier dans la vie privée comme dans sa
manière de raisonner ; cette imagination
ne put se cacher même dans ses
ouvrages philosophiques où l’on voit à
tout moment des comparaisons ingénieuses et brillantes ; la nature en avait
presque fait un poète, et en effet il composa pour la reine de Suède un divertissement en vers… » (Quatorzième lettre).
Mais fondamentalement c’est la
science des nombres et la préoccupation
d’une mise en ordre du cosmos qui
influent sur les structures poétiques et
prosodiques, ainsi que les différentes
grilles de correspondances entre les êtres
qui gouvernaient les savoirs anciens. Le
fameux sonnet des Correspondances, de
Baudelaire, évoque cette organisation
secrète du monde, que seul le poète
serait capable de percevoir. De même,
Rimbaud dans son sonnet des Voyelles
développe lui aussi une grille systématique qui apparie les voyelles avec les
couleurs. En activant de tels types de
correspondances, la poésie fait entrevoir
l’existence possible d’harmonie antérieure, une sorte de paradis perdu. Enfin,
on peut dire que la référence à l’alchimie
chez Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé
(et que l’on retrouvera chez les surréalistes) participe de cette influence de la
science sur la poésie.
4/ Poésie et invention
Ces différents liens de la poésie avec
la religion, la musique ou la science
pèsent de façon obscure et lointaine sur
l’existence des formes poétiques. Il
convient donc d’envisager maintenant le
statut de celles-ci d’un point de vue plus
moderne. Parmi les grands auteurs qui
ont exercé leur réflexion à ce sujet, Gide
et Valéry semblent fort bien placés ; ils
reflètent certes tous deux un esprit
« classique » propre à la NRF de
l’époque, mais ils ont tous deux accompagné pour ainsi dire cette évolution :
rencontre avec Verlaine, fréquentation
des mardis de la rue de Rome chez Mallarmé, amitié avec Claudel, ils ont aussi
assisté à la naissance du surréalisme
d’un œil bienveillant. C’est donc à bon
droit qu’ils peuvent nous servir de guides.
Tous deux défendent la nécessité des
règles et des formes traditionnelles, mais
Gide semble mieux comprendre que l’on
puisse se poser le problème de la sincérité de l’expression face aux formes héritées qui sont susceptibles de la brider. Il
fait dire au jeune poète qu’il met en scène
dans une de ses Interviews imaginaires :
« La sincérité, telle que je l’entends, reste
difficile et revêche ; elle exige une
recherche constante et sans complaisance ; une connaissance et une maîtrise
de soi, que je suis loin d’avoir atteintes.
Oh ! si je me laissais aller, je vous l’avoue,
ce sont des vers selon l’ancienne formule
que j’écrirais. Mais non : rimes, nombre et
rythme, césure… pour repartir à neuf, je
dois oublier tout cela. Cependant je sais
que le ravissement poétique naît d’une
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Hipollyte Bellange, « Déjeunez avec
le Classique et dinez avec le Romantique.
Il y a de fort bonnes choses à manger dans
les deux écoles », 1830, lithographie
illustrant un traité d’indifférence en
matière de peinture, de Nicolas Charlet.
astreinte, d’une résistance vaincue… » (A.
Gide, Essais critiques, Éditions Gallimard,
la Pléiade, p. 375). On voit ici l’hésitation
du jeune poète, partagé entre formes
anciennes et invention personnelle. Pour
Valéry, c’est le poids même de la tradition
qui justifie la nécessité de ces formes :
« Je ne peux m’empêcher d’être intrigué
par l’espèce d’obstination qu’ont mise les
poètes de tous les temps, jusqu’aux jours
de ma jeunesse, à se charger de chaînes
volontaires. C’est un fait difficile à expliquer que cet assujettissement que l’on ne
percevait presque pas avant qu’il fût
trouvé insupportable. D’où vient cette
obéissance immémoriale à des commandements qui nous paraissent si futiles ?
Pourquoi cette erreur si prolongée de la
part de si grands hommes, et qui avaient
un si grand intérêt à donner le plus haut
degré de liberté à leur esprit » (« Au sujet
d’Adonis », in Variété, Gallimard, NRF,
1924). Il apporte alors plusieurs réponses
qui nous éclairent.
Tout d’abord, les formes imposées et
l’acception des règles poétiques traditionnelles permettent d’obtenir un objet poétique proprement distinct de celui qui la
produit. Elles « objectivent » la création
du poète en éliminant les scories de l’expression purement personnelle, selon un
processus qui relève de la sublimation :
« une grande âme a cette faiblesse pour
signe, de vouloir tirer d’elle-même
quelque objet dont elle s’étonne, qui lui
ressemble, et qui la confonde, pour être
plus pur, plus incorruptible, et en
quelque sorte plus nécessaire que l’être
même dont il est issu » (op. cit., p. 69).
Grâce à la forme imposée, le poète tend à
éviter le mélange entre sa facilité et sa
puissance pour ne garder que cette dernière. Par ailleurs, la stricte prosodie
satisfait ainsi les plus audacieux artistes
par la volonté de produire un objet qui
dure ; le jeune poète qui discute avec
20
Gide dans l’Interview imaginaire (XIV)
reconnaît cette nécessité lorsqu’il évoque
les grands artistes, toutes disciplines
confondues, qui ont cherché à manipuler
la matière la plus dure, celle qui les limitait le plus et dont ils sont pourtant sortis
vainqueurs : « les sonnets de MichelAnge et le geste ramassé de son Moïse,
inspiré, raconte-t-on, par le défaut du
marbre ; et les tierces-rimes du Dante et
cette inquiète recherche des obligations
de la fugue dans un des derniers quatuors de Beethoven » (op. cit., p. 376).
Enfin, accepter ces règles et ces
formes, voilà qui est proprement humain
puisqu’il s’agit d’une décision qui relève
de notre entière volonté ; l’artiste, tel un
joueur qui obéit aux règles du jeu, voit se
multiplier en lui un ensemble de potentialités appelées par ces règles mêmes, et
qui sont comme les échafaudages dynamiques de sa construction : « Mais nos
voluptés, ni nos émotions, ne périssent,
ni ne pâtissent de s’y soumettre : elles se
multiplient, elles s’engendrent aussi, par
des disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que leur
procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes : ils
voient invinciblement leur petit cheval
d’ivoire assujetti à certain bond particulier sur l’échiquier ; ils ressentent des
champs de force et des contraintes invisibles que la physique ne connaît point »
(Valéry, Variété, op. cit., p. 72). L’inven-
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tion passe donc par des contraintes, mais
ce sera en réalité le poète qui inventera
lui-même la forme qu’il donnera à son
poème, celle qui correspondra le mieux à
ses intentions esthétiques.
III. Le système
traditionnel
et sa remise
en question
On ne peut ici évoquer l’ensemble du
système traditionnel tel qu’il s’est progressivement mis en place à partir du
Moyen Âge jusque dans la première partie du XIXe siècle, mais on envisagera
brièvement ses caractéristiques les plus
notables et la manière dont elles ont été
progressivement remises en cause pendant la période qui nous occupe.
1/ La rime
Jusqu’au XIIe siècle, on se contentait
de l’assonance (simple identité du son
vocalique) à la fin du vers, puis le vers
français devient rimé : chaque vers est
alors lié à un ou plusieurs autres vers par
un son vocalique et des sons consonantiques qui les suivent. Quant à l’alternance des rimes (masculine/féminine)
elle apparaît au XVIe siècle, en grande partie sous l’impulsion de Ronsard, avec différents schémas possibles (croisés,
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L’invention de la rime,
selon J. Milton
« La rime n’est nullement un appoint
nécessaire et l’ornement naturel des
poèmes (particulièrement ceux de longue
haleine) mais bien l’invention d’une
époque barbare pour pallier à la médiocrité
de l’étoffe et à l’insuffisance du rythme.
Depuis, il est vrai, la rime a rencontré
faveur auprès de quelques poètes illustres
(et l’usage l’a adoptée), mais le plus
souvent pour leur plus grande gêne, et les
a contraints de s’exprimer autrement et
plus mal qu’ils n’eussent fait en la rejetant.
Ce n’est donc pas sans raison que quelques
poètes, soit italiens, soit espagnols, l’ont
bannie de leurs œuvres, courtes ou
longues, de même que les meilleurs
auteurs dramatiques de notre pays, comme
quelque chose de trivial et ne pouvant
donner aucun réel plaisir musical à des
oreilles vraiment délicates, lesquelles
trouvent contentement suffisant dans le
nombre et le poids approprié des syllabes,
dans les divers glissements d’un vers à un
autre et non point dans le tintement
semblable des fins de vers, attrait postiche
que n’ont jamais recherché les anciens,
non plus grecs que latins. »
Cité par Gide, Interviews imaginaires, XIV,
op. cit., p. 378-379).
embrassés), les rimes plates caractérisant
le « discours en vers ». Cette contrainte
vers la fin du XIXe et au début du XXe
siècle devient une possibilité et Gide
revendique pour chaque poète le choix de
la solution la meilleure ; ce sera une rime
puissante chez Hugo qui exalte son
génie : « Loin de laisser son émotion
chercher la rime, c’est de la rime qu’il
part (et c’est là son secret) à la recherche
de sa pensée ou d’une image qui lui tiendra lieu de pensée » (Interviews imaginaires, XV, op. cit., p. 377). D’un autre
côté, comme chez La Fontaine jadis, la
rime sait se faire discrète, laissant plus
de liberté à la convenance des termes, à
la fluidité du vers ; elle peut se déplacer
à l’intérieur d’un vers, disparaître.
Joue aussi sur la rime l’intérêt porté
aux poètes étrangers ; on lira par exemple
le point de vue du poète anglais John
Milton (1608-1674), l’auteur du Paradis
perdu traduit par Chateaubriand (voir
encadré ci-contre).
Verlaine est sans doute celui qui en
France a le mieux signalé les torts de la
rime ; il conseille dans son Art poétique,
« De rendre un peu la Rime assagie ». Dès
lors, même les poètes qui la maintiennent
d’Apollinaire à Aragon, ne cesseront de
« jouer » avec elle jusque dans les fractures des mots, comme dans l’exemple, cidessous, de Raymond Queneau.
Armand Colin, 2005). À cet égard, les
formes d’enjambement qui figuraient
comme des écarts expressifs, à utiliser
avec parcimonie, vont être davantage sollicités pour produire une allure prosaïque,
chez Baudelaire par exemple.
Le cadre du vers classique réclamait
donc une esthétique de l’ordre, de la
régularité, de la symétrie, et une correspondance étroite entre les mots et la pensée. Mais, à l’époque romantique, Victor
Hugo est probablement l’un des premiers
à vouloir « disloquer » le système du vers ;
sans doute le statut du vers au théâtre a
dû jouer un rôle important dans cette évolution car on cherche à l’assouplir
pour qu’il puisse mieux se rapproQuand les poètes s’ennuient alors il leur archer de la conversation, mais on
Rive de prendre une plume et d’écrire un posait que c’est surtout en matière
Ème on comprend dans ces conditions que ça barde vocabulaire et de stylistique
Be un peu quelquefois la poésie la poque s’affirment les libertés dans
Ésie.
L’Instant fatal, NRF, Poésie / Gallimard, 1966.
l’esthétique hugolienne. La libération du vers vient aussi du modèle
de la chanson, qui véhiculait une poésie
2/ Le vers
populaire où les règles n’ont jamais joué à
plein : assonance plutôt que rimes,
Au Moyen Âge, il existait un vers
emploi du hiatus, liaisons très libres entre
simple qui n’excédait pas huit syllabes et
les mots. La dislocation du vers va aussi
un vers « composé », articulé en deux parpasser par les libertés prises avec les
ties comme le décasyllabe (deux parties
coupes, puis avec la césure, mais le tride quatre syllabes et six syllabes) et
mètre présent chez Éluard (« Tu es venue
l’alexandrin (deux parties de six syllabes
l’après-midi crevait la terre ») était encore
séparées par une césure). À l’époque clasrare chez Victor Hugo.
sique se met en place une tendance qui
À l’époque symboliste, de nouveaux
vise la concordance entre le mètre et la
mètres apparaissent : vers de neuf ou de
syntaxe ; on cherche alors à faire coïncitreize syllabes (« Sonnet boiteux » de Verder deux systèmes hiérarchiques : d’une
laine), mais l’alexandrin et le décasyllabe
part l’hémistiche, le vers et le système
se maintiennent jusqu’à aujourd’hui, parstrophique (distique, tercet, quatrain) ; de
fois en vers « mêlés » comme chez Yves
l’autre les mots, groupes de mots, propoBonnefoy (voir ci-dessous).
sitions, phrases et groupes de phrases.
À partir de ce parallélisme, qui
implique aussi une accentuation
UNE PIERRE
rigoureuse et « attendue » s’exerce,
Nos ombres devant nous, sur le chemin,
dit Jean-Louis Backès, « l’art de la
Avaient couleur, par la grâce de l’herbe,
variation. Toute une musique verElles eurent rebond, contre les pierres.
bale se construit sur les contrastes
Et des ombres d’oiseaux les effleuraient
entre les passages où la concorEn criant, ou bien s’attardaient, là où nos fronts
dance est rigoureuse et ceux où elle
Se penchaient l’un vers l’autre, se touchant presque
est moins marquée ; et les nuances
Du fait de mots que nous voulions nous dire.
sont innombrables » (Introduction à
« La pluie d’été », in Les Planches courbes,
la poésie moderne et contempoMercure de France, 2001.
raine, D. Leuwers / J.L. Backès,
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L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles
Les modernes vont aussi avoir recours
à des vers de plus grandes dimensions.
Le vers s’allonge chez Aragon (seize syllabes dans Le Fou d’Elsa) ou chez Queneau (dix-huit syllabes dans L’Instant
fatal), mais tous deux peuvent maintenir
la rime, respectant ou non la césure.
Quant au « vers libre » qui désigne un
vers sans rime, ou rythmé diversement, il
peut aussi désigner un usage de mètres
différents dans un même poème (Grammont, p. 70). Au-delà du vers, nous
avons affaire au verset, unité de la prose
rythmée de trois ou quatre lignes (Claudel, Senghor) mais qui peut s’étendre à
la page (dixième chant d’Anabase chez
Saint-John Perse). Le poème en versets
est enfin fort proche d’un poème en
prose ; symétriquement, de brefs paragraphes composant un poème en prose
(Gaspard de la nuit, 1842) pourraient
être considérés « comme des versets
avant la lettre » (M. Aquien).
3/ Les jeux typographiques
On a sans doute oublié, dans la culture occidentale, que l’écriture était dessin et image, sans doute à cause de l’avènement de l’imprimerie. Mais plusieurs
poètes vont délivrer ce regard figé et proposer une écoute différente du poème.
Ainsi la majuscule en début de vers peut
être abolie (Jacques Roubaud), la ponctuation aussi, depuis Apollinaire, de sorte
que les mots privilégient leur proximité
locale plutôt que leurs relations logiques
en principe prédominantes. Pour Michel
Butor, cette suppression permet à Apollinaire d’obtenir « une nouvelle “couleur”
typographique et nous oblige à une lecture différente, détachant chaque vers.
Le fait, en particulier, que nous ne soyons
pas prévenus par un point de la fin de la
phrase nous amène à laisser celle-ci en
suspens, alors que, dans une lecture normale, nous baisserions automatiquement
la voix. Chacune de ses lignes, au lieu de
subir la modulation de la phrase française, va se présenter à plat, telle qu’elle
est imprimée ; les poèmes seront formés
de facettes planes qui vont s’agencer
22
selon différents angles de par leur
“sens”. On voit à quel point cette décision est déjà reliée au cubisme » (Préface
aux Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Poésie/Gallimard). Par ailleurs, les
calligrammes figuratifs obligent à une
saisie simultanée du poème qui sera couplé à une lecture parfois tâtonnante dans
le détail.
Dans cette voie, Christian Dotremont,
avec ses logogrammes, ira encore plus
loin : l’écriture se fait dessin, véritable
image d’abord, dont les lettres ne peuvent
se reconnaître que progressivement et souvent grâce à la présence du texte en clair
qui fonctionne comme « traduction », car
ici l’artiste cherche à introduire une lenteur inhabituelle dans la lecture, à nous
engloutir dans le mouvant de l’écriture.
Les jeux typographiques concernent
aussi, depuis Mallarmé, les variations de
caractères et l’introduction du blanc partout dans la page et non simplement pour
« ceinturer » la strophe ; la frontière entre
le blanc et les mots devient active et
davantage « signifiante », tandis que le
choix des caractères (romains, italiques)
ainsi que de leurs tailles (majuscules,
minuscules) permet de mimer des variations de volumes, d’intensité ou de
tempo, comme dans Un Coup de dés
jamais n’abolira le hasard.
4/ L’abandon des formes
poétiques traditionnelles
La plupart des poèmes à forme fixe qui
remontent aux premiers temps de la littérature française ont quasiment disparu au
milieu du XIXe siècle ; les auteurs classiques, à la suite de Ronsard et de Malherbe, avaient déjà « trop resserré le cercle
des compositions poétiques » (Nerval). On
peut retrouver des poèmes composés
d’une strophe unique ou de strophes associées (distique, quatrain, quintain, sixain,
huitain, dizain) notamment chez Philippe
Jaccottet (Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, 1971, rééd. 1991), mais le lai, le
virelai, la villannelle, ne sont plus exploités. Si l’ode ne cesse de se transformer
depuis Hugo jusqu’à Claudel, la terza-rima
Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008
reparaît occasionnellement sous la plume
de Gautier ou Leconte de Lisle, le triolet et
le rondel sous celle de Banville et de Mallarmé. Le pantoum est acclimaté en
France par Hugo, Gautier, Baudelaire, et
Verlaine (« Pantoum négligé », dans Jadis
et Naguère) mais reste une curiosité. La
ballade, avec son « envoi » final caractéristique, est devenue une des constantes de
la poésie d’un Butor : dans son recueil
Exprès (coll. Le Chemin, Gallimard,
1983), on compte vingt et une ballades
sur un total de quarante-neuf poèmes.
Seul finalement le sonnet a longtemps
résisté, très présent chez les parnassiens
et les symbolistes, on le retrouve chez Desnos, et Jacques Roubaud l’a adopté tantôt
en vers, tantôt en prose (soit 2 paragraphes courts et à peu près égaux suivis
de 2 paragraphes un peu plus courts et à
peu près égaux, voir E, Poésie / Gallimard,
1967). Globalement il faut noter un abandon des formes traditionnelles et classiques ; les permanences ou résurgences
ne concernent que des auteurs spécifiques, le plus souvent dans un cadre
ludique, et (/ou) comme tension avec la
tradition.
5/ Le poème en prose
Il trouve ses lettres de noblesse avec Le
Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose)
de Baudelaire et se présente comme une
alternative au poème en vers mais en activant sans cesse la tension et le mélange
du couple oxymorique. J.-M. Gleize a pu
même le définir comme un texte « ni vers
ni prose », confirmant qu’il s’agit d’un
objet littéraire problématique qui va
cependant renouveler considérablement
les formes poétiques. Il possède une
dimension narrative qui rappelle la
condensation et la tension de la nouvelle
ou du conte, avec parfois un fonctionnement en relation avec l’apologue (« La
Belle Dorothée », de Baudelaire). Il peut
posséder une dimension descriptive et
entrer en compétition avec le tableau du
peintre (Aloysius Bertrand, Michaux,
Ponge…). À l’époque symboliste, il peut
se combiner avec des structures répétitives
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L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles
Lithographie couleurs d’André
Marchand, 1962, pour une édition
d’Amers, de Saint-John Perse.
même des tendances contradictoires dans un même courant
esthétique comme l’a illustré par
exemple le surréalisme avec ses
marges bariolées.
veut une créature terrestre, soucieuse de
l’ici et du maintenant. Mais par ailleurs il
aspire à l’infini, à l’absolu, au céleste, à
l’idéal. Il cultive son intimité, mais se
théâtralise. Il est solitaire et secret, mais
dévoile avec ostentation son intériorité.
La voix porte et transporte ces contradictions. Elle les donne à entendre, les développe et les répercute » (Jean-Michel
Maulpoix, Du lyrisme).
1/ Le romantisme
et accorder une attention particulière à
l’ordre du musical ; la disposition en versets (en relation avec la Bible, le vers libre
ou la formulation lapidaire chez Claudel,
Saint-John Perse ou Segalen) réactive ses
liens avec le poème versifié. Enfin, le
poème en prose peut être un moyen de
couper court au lyrisme en révélant des
aspects ludiques et distanciés avec le
sujet de l’œuvre (Max Jacob, Ponge) ou
tendre vers l’essai réflexif sur l’écriture
poétique ou le statut du poète dans le
monde (Michaux, Char). L’aspect polymorphe du poème en prose a le grand
avantage de « poser à la poésie et à ses
lecteurs quelques bonnes questions, à
commencer par interroger ce qui fait le
poétique et même l’existence du poème »
(Michel Sandras).
IV. Courants esthétiques
et formes poétiques
au XIXe et au XXe siècle
Parmi la pluralité des individus et des
courants qui ont marqué l’évolution des
formes poétiques entre le milieu du XIXe
et au cours du XXe siècle, il est, là encore,
impossible d’être exhaustif. Néanmoins,
on peut se proposer de marquer quelques
étapes essentielles, étant entendu qu’il
n’y a pas de progression « linéaire » vers
une libéralisation des formes, mais
coexistence de plusieurs formes poétiques qui se développent, et parfois
Dans le domaine des formes
poétiques, le courant romantique
(précisons qu’il s’agit du « second
romantisme » centré autour de Hugo) a
surtout réagi à l’étroitesse des préceptes
et à la rigueur des formes imposées par le
classicisme : « L’art, toujours l’art, froid,
calculé, jamais de douce rêverie, jamais
de véritable sentiment religieux, rien que
la nature ait immédiatement inspiré : le
correct, le beau exclusivement ; une
noblesse uniforme de pensées et d’expression ; c’est Midas qui a le don de
changer en or tout ce qu’il touche. Décidément le branle est donné à la poésie
classique : La Fontaine seul y résistera,
aussi Boileau l’oubliera-t-il dans son Art
poétique » (Nerval, La Bohême galante,
VI). C’est précisément l’« exclusif » et
l’« uniforme » qui sera battu en brèche :
le mélange du texte en vers et du texte
en prose dans La Bohême galante ainsi
que dans Les Filles du feu suivies par Les
Chimères (passage du « Je autobiographique » au « Je mythique de l’initié »,
voir l’édition de Jean Bony, GF-Flammarion), le mélange des tons et des
registres, l’exploration d’une très grande
variété dans les formes poétiques chez
Hugo, une utilisation élargie du lexique,
l’oxymore (le fameux « soleil noir ») et
l’asymétrie, la recherche des écarts
sémantiques dans les images. La voix
même du poète romantique est plurielle
et aspire à se traduire formellement en
tant que telle pour donner voie à ses
propres contradictions : « Il convient ici
de rappeler que le sujet romantique est
une entité paradoxale, complexe, problématique. Impliqué dans l’histoire, il se
2/ Baudelaire
On sait que le recueil Les Fleurs du
mal reste traditionnel du point de vue des
formes versifiées et que « le rythme et la
rime répondent dans l’homme aux
immortels besoins de monotonie, de
symétrie et de surprise » (préface à la
seconde édition des Fleurs du mal ) ;
mais Baudelaire a conscience qu’il a
atteint les limites du vers (« je crains
bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie »,
Lettre à Jean Morel à propos de « Sept
Vieillards ») et qu’il a besoin d’une forme
nouvelle plus adaptée à la « modernité ».
Le Spleen de Paris va alors traduire un
sentiment d’affranchissement : « Baudelaire y risque le passage de la description
réaliste au fantastique, de l’anecdote à la
réflexion morale, du lyrisme au cynisme
ou au désabusement, avec une liberté
nouvelle qui, indéniablement, préfigure
certaines esthétiques du XX e siècle »
(John E. Jackson).
3/ Mallarmé, Verlaine,
Rimbaud, Lautréamont
Mallarmé, « personnage-clé de la
modernité poétique » (Daniel Leuwers),
est celui qui étend la notion de vers à tout
discours à partir du moment où il y a
rythme : « Mais, en vérité, il n’y a pas de
prose : il y a l’alphabet et puis des vers
plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style,
il y a versification » (O.C., Gallimard, la
Pléiade, p. 867). Mallarmé pense non
seulement le statut du vocable (« centre
de suspens vibratoire » qui permet « le
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suggérer, voilà le rêve »), la syntaxe (« Un
balbutiement, que semble la phrase, ici
refoulé dans l’emploi d’incidentes multiplie, se compose et s’enlève en quelque
équilibre supérieur, à balancement prévu
d’inversions », Quant au Livre, OC,
p. 386), mais aussi le blanc et la page où
peuvent se déployer « les subdivisions
prismatiques de l’Idée ». Mais cette
« extension » du vers au Dire doit s’imposer dans une forme qui se referme face
aux intrus (« Ô fermoirs d’or des vieux
missels ! »). C’est lui qui situe la « Crise
de vers » à la mort de Victor Hugo et peut
déclarer que « la variation date de là :
quoique en dessous et d’avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide,
revenu à de primitives épellations » (OC,
p. 360). Avec Verlaine, de fait, qui avance
« de biais », les cadres formels se transforment insensiblement : à la nomination
il préfère la suggestion, à la couleur la
nuance ; le système métrique et syntaxique impose des variations complexes
tandis que la rime s’érode et que les assonances et reprises s’enrichissent conférant au chant verlainien une fausse simplicité de chanson populaire ; le monde
lui-même se fluidifie en même temps que
se manifeste un « progressif effacement
de toutes les caractéristiques individuelles
du moi » (J.-P. Richard).
Avec Rimbaud (Illuminations, Une saison en enfer) et Lautréamont, le poème
en prose est à nouveau sollicité mais en
se repliant sur sa forme comme une
énigme : « j’ai seul la clé de cette parade
sauvage » dira Rimbaud, tandis que le
dernier chant de Maldoror voit le héros
parcourir un itinéraire parisien « qui a
tout l’air d’un message crypté, qu’aucun
lecteur jusqu’à maintenant n’est cependant parvenu à justifier » (J.L. Steinmetz). Dans un cas comme dans l’autre,
tous les genres sont convoqués depuis
l’épique jusqu’au lyrisme, du merveilleux
au fantastique, intégrant de nombreuses
références littéraires et sacrées (roman
noir, matière de Bretagne, mythologie
cosmique, Bible…). Le poème en prose
devient le lieu de la multiplication infinie
des significations à travers la disconti-
24
Gravure de Robert Fregiers pour une édition
des Poèmes, de Léopold Sédar Senghor.
nuité (comme dans les Illuminations) faisant pressentir un roman englouti ; ou à
travers une continuité (Chants de Maldoror) qui déjoue cependant toutes les facilités du genre romanesque par des effets
puissants de distanciation ironique.
4/ Apollinaire
et le surréalisme
Avec Apollinaire se repère un équilibre
entre tradition et modernité. Dans
Alcools, de nombreuses formes traditionnelles sont combinées et décalées :
strophes de quatre alexandrins, quintils
d’octosyllabes, irruption d’alexandrins,
structure prosaïque et prosodie parfaitement classique, présence ou absence de
rimes et d’assonances, ouverture généralisée du vocabulaire du plus vulgaire au
plus rare. L’importance de l’oralité chez
Apollinaire (rôle du chantonnement dans
sa manière de composer, poème-conversation) expliquera souvent ses licences
prosodiques, qui fonctionnent comme
des moyens d’amplification ou d’atténuation pour la diction du poème. On a vu
par ailleurs le rôle important des disciplines plastiques qui influent sur le « collage » des vers ou les calligrammes.
La poésie surréaliste n’innove pas en
matière formelle, malgré ses liens avec la
peinture. En revanche, le poème de
forme libre travaille surtout le statut de
l’image et la désarticulation des
séquences logiques du texte littéraire. Ici
la prosodie est uniquement soutenue par
la succession d’images contrastées, où se
mêlent références multiples (littéraires,
journalistiques…), allusions autobiographiques, strates oniriques, et une attention spécifique portée aux clichés, aux
mots de tous les jours remagnétisés par
le pouvoir d’énonciation (Breton :
« Qu’est-ce qui me retient de brouiller
l’ordre des mots, d’attenter de cette
manière à l’existence toute apparente des
choses. Le langage peut et doit être arraché à son servage »). L’univers du poème
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se présente sous des formes amples qui
recherchent l’accès au « point suprême »
où les éléments contradictoires se résolvent ; des formes brèves et closes, voire
classiques apparaissent chez Éluard pour
exprimer l’amour comblé ou intense tandis que l’expérience de l’amour malheureux ou instable s’exprimera en rassemblement de phrases isolées, en strophes
de nombre impair.
5/ La poésie africaine
d’expression française
On se limitera à l’exemple de Léopold
Sédar Senghor pour souligner le fait que
la poésie africaine pose le problème de la
poésie orale, et fonctionne clairement
comme une poésie adressée par le poète
à son peuple. Celle-ci définit en principe
le statut du poète qui peut être simple
« griot » (il transmet les récits légendaires), Dyâli (poète inspiré, sorcier),
enfin Prêtre-Roi qui incarne son peuple
et qui est « docile aux forces cosmiques
qui mènent à l’Essence unique ». Ces
trois fonctions peuvent être assumées
tour à tour dans un même poème, qui se
trouve accompagné par des instruments
traditionnels (tam-tams, kôra, balafong…). Cette poésie orale implique
aussi une présence où visage, buste et
corps (paré ou non) font signe, sans parler du cérémonial de la fête. L’originalité
de cette poésie est en outre de considérer
d’abord l’« image-analogie » comme un
moyen de manifester « l’univers hiérarchisé des forces vitales » (Liberté I),
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L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles
c’est-à-dire Dieu, les ancêtres puis les
êtres vivants dont la coutume précise
l’ordre (homme, animaux…) ; la parole
poétique innervée d’images (proche en
cela du surréalisme) fait donc circuler
une « force-énergie » dans l’ensemble du
cosmos et assure la cohésion hiérarchique. Cette vision est assurée par une
syntaxe « nègre » de la juxtaposition (plutôt que par une syntaxe de la subordination analytique) car elle favorise une mise
en présence immédiate des notions et
des êtres. Enfin l’image est prise en
charge par le rythme perçu comme « un
système d’ondes » qui permet d’adresser
ces images à l’Autre, de les rendre intentionnelles. Versets et laisses, qui structurent le poème de forme libre, constituent
alors des mesures variables et ductiles et
font vivre le texte à travers une ample respiration, souvent solennelle, mais où le
versant « blanc » de la négritude laisse
sourdre dissonances, ruptures de ton et
références classiques.
6/ Poètes du signifiant
et poètes du signifié
Avec Daniel Leuwers on signalera d’un
côté des poètes du signifiant qui, dans la
ligne du surréalisme, jouent avec les
mots et sont sensibles à leur matérialité
(Queneau, Ponge) et, de l’autre côté, les
poètes du signifié pour qui la poésie véhicule une signification ontologique (Char,
Bonnefoy, Jaccottet) ; mais combien
d’autres poètes jouent sur ses deux versants comme Michaux, Guillevic ou Perros. On retiendra souvent pour les premiers, le recours à des formes courtes,
aphoristiques (Char) ou qui visent la simplicité lumineuse (Jaccottet) tandis que
l’allongement narratif chez Bonnefoy (Les
Planches courbes) permet un travail de
remontée mémorielle. Mais, s’il est vrai
que Queneau joue avec les mots (Petite
Cosmogonie portative , 1950) et les
formes poétiques (Exercices de style,
1947 ; Cent mille milliards de poèmes,
1961), il retrouve néanmoins la forme du
sonnet pour évoquer son enfance (Fendre
les flots, 1969).
V. Envoi
Avec Guillevic on peut dire que les
mots s’aimantent aux choses, que le
signifiant retrouve le lien avec le signifié,
que c’est peut-être là l’entreprise de tout
poète :
« Lorsque j’écris nuage,
Le mot nuage,
C’est qu’il se passe quelque chose
Avec le nuage,
Qu’entre nous deux
Se tisse un lien,
Que pour nous réunir
Il y a une histoire,
Et quand l’histoire est finie
Le roman s’écrit dans le poème. »
Henri Meschonnic, Critique du rythme,
Anthropologie historique du langage ,
Lagrasse, Verdier, 1982.
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poésie moderne, Le Seuil, 1964.
Sur les formes poétiques
Art poétique, © Gallimard, 1989.
C’est là reconnaître en même temps
que tout poème est un « roman » replié
sur lui-même, qu’il porte en lui à la fois
la prose et le vers, comme le pensait
Hugo. Mais grâce à la forme qu’il se
donne, le poème apporte de surcroît une
qualité de musique qui est aussi une
qualité de silence, laquelle nous renvoie
au monde pour rendre ce monde « plus
ici qu’auparavant » (Art poétique).
BIBLIOGRAPHIE
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*Agrégé. Docteur ès Lettres.
Lycée Marceau, Chartres.
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