L`évolution des formes poétiques au XIXe et au XX e
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L`évolution des formes poétiques au XIXe et au XX e
09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 16 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles Par Lucien Giraudo* Vouloir rendre compte de l’évolution des formes poétiques entre le XIXe et le XXe siècle est un projet bien ambitieux qui consisterait, au fond, à vouloir évoquer presque toute l’histoire des formes poétiques depuis le Moyen Âge. Notre propos consistera plutôt à voir comment, par une série d’étapes, le genre poétique, qui était un des genres littéraires les plus fortement « codés », a subi une série de mutations décisives au cours de cette période, au point que le langage poétique a investi la quasi-totalité du champ de l’écriture, et que son dynamisme est marqué, à la fois, par la variété des grands créateurs, par l’originalité formelle des œuvres et par la profondeur des réflexions et des expériences qu’elles impliquent. SOMMAIRE I. Ouvertures > p. 17 1/ Une définition élargie de la poésie 2/ Un regard plus réflexif 3/ La poésie et les autres arts 4/ Le poète moderne 5/ L’héritage poétique II. La puissance des formes poétiques IV. Courants esthétiques et formes poétiques au XIXe et au > p. 18 1/ Poésie et sacré 2/ Poésie et musique 3/ Poésie et science 4/ Poésie et invention III. Le système traditionnel et sa remise en question 1/ La rime 2/ Le vers 16 Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 3/ Les jeux typographiques 4/ L’abandon des formes poétiques traditionnelles 5/ Le poème en prose XXe siècle > p. 23 1/ Le romantisme 2/ Baudelaire 3/ Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Lautréamont 4/ Apollinaire et le surréalisme 5/ La poésie africaine d’expression française 6/ Poètes du signifiant et poètes du signifié V. Envoi > p. 25 Bibliographie > p. 25 > p. 20 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 17 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles I. Ouvertures Pour aborder cette évolution, on peut relever un certain nombre de perceptions et de sentiments nouveaux qui vont expliquer « l’ouverture » de ce genre poétique. 1/ Une définition élargie de la poésie Tout d’abord, c’est le statut du poète qui s’est élargi, ainsi que celui de la poésie elle-même. En effet, lorsque Victor Hugo, dans un chapitre de William Shakespeare (1864), se propose d’évoquer ce que sont pour lui les plus grands poètes de l’humanité, il propose une liste de quatre-vingt quinze noms parmi lesquels on relèvera des poètes au sens strict du terme comme Homère, Lucrèce, Virgile, Dante, André Chénier ou Lamartine mais aussi des prophètes (Isaïe, Jérémie), des philosophes (Platon), des dramaturges (Shakespeare, Corneille, Molière, Racine), mais aussi Swift, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Jean-Jacques Rousseau, et plus près de lui Chateaubriand, Balzac, Dumas ou encore George Sand. Liste qui ne manque pas de nous étonner puisque bon nombre d’auteurs cités ont écrit presque exclusivement en prose : il faut donc que, pour Hugo, ces auteurs aient apporté dans leur prose quelque chose que le poète apportait auparavant dans le vers. Se manifeste aussi l’idée que, pour lui, la poésie ne se limite plus à cette règle de prosodie en relation avec le mètre du vers et le retour de la rime. Cette première perception d’un « éclatement » du genre n’a finalement pas cessé de se confirmer ; ainsi, dans un article intitulé « Le Roman et la Poésie » qui ouvre son Répertoire II (1964), Michel Butor cherche à montrer en quoi le véritable roman est de nature poétique : de même que le poème avec l’ensemble de ses contraintes parvient à tisser un texte qui ne puisse « se défaire », et dont tous les mots vont retrouver leur vertu et leur puissance native grâce à sa forme rigoureuse, de même le grand roman va parvenir à nous éclairer sur notre réalité grâce à une exigence formelle équivalente, à travers une « prosodie généralisée » qui concerne l’ensemble de la structure romanesque. Ainsi, qu’il s’agisse du poème ou du grand roman, des formes poétiques rigoureuses sont à l’œuvre car elles seules permettent de « pulvériser les mauvaises pentes du langage courant par lesquelles les mots perdent leurs sens, les mots, les choses, les événements, les lois » (id., p. 18). 2/ Un regard plus réflexif Par ailleurs, au cours du XIXe siècle, la poésie devient de plus en plus une « métapoésie », c’est-à-dire une poésie qui réfléchit sur ses propres moyens poétiques. Considérer le poète comme une pure sensibilité ou un pur génie inspiré, est, selon Baudelaire, une erreur ; en effet, pour lui, la « rationalité » et la dimension théorique font partie intégrante du génie. C’est dire que désormais tout poète est « doublé » d’un critique : « tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets » (Richard Wagner et « Tannhäuser »). Cet effort de réflexion sur la poésie et ses moyens va constituer la voie par laquelle vont se succéder, de façon plus ou moins spectaculaire, un certain nombre d’écoles et de mouvements artistiques sur lesquels nous allons revenir, et qui ont marqué l’évolution des formes poétiques jusqu’à aujourd’hui, souvent même de façon clairement prescriptive, à travers des manifestes et des arts poétiques. 3/ La poésie et les autres arts En outre, dans la mesure où le poète prend une conscience nouvelle qu’il travaille sur la musique de la langue et avec des images, il va être amené à s’intéresser de manière plus précise qu’auparavant aux autres arts, à leur interférence et interpénétration. Baudelaire avait déjà perçu cet appel que se lancent tous les arts et il loue Richard Wagner d’avoir insisté sur la « complémentarité » des disciplines artistiques. Pour Wagner, en effet, si on se demande pourquoi trente mille Grecs pouvaient assister aux tragédies d’Eschyle avec un intérêt soutenu, on trouvera que « c’est par l’alliance de tous les arts concourant ensemble au même but, c’est-à-dire à la production de l’œuvre artistique la plus parfaite et la seule vraie. Ceci me conduisit à étudier les rapports des diverses branches de l’art entre elles, et, après avoir saisi la relation qui existe entre la plastique et la mimique, j’examinai celle qui se trouve entre la musique et la poésie […]. Je reconnus, en effet, que précisément là où l’un de ces arts atteignait à des limites infranchissables, commençait aussitôt, avec la plus rigoureuse exactitude, la sphère d’action de l’autre ». Pendant la seconde moitié du XIXe siècle et surtout au xxe siècle, ce rapprochement des arts sera à l’ordre du jour, d’Apollinaire à Yves Bonnefoy, de Ponge à Bernard Noël ; parfois même la collaboration entre le poète et le musicien ou le peintre va devenir une pratique essentielle, presque exclusive, comme avec Butor, après sa période dite du « Nouveau Roman ». 4/ Le poète moderne Un autre point est à prendre en considération dans l’évolution des formes poétiques : il s’agit de ce que Baudelaire a appelé la « modernité » et qui va renouveler non seulement les sujets poétiques mais la façon même de percevoir le monde contemporain. Cette modernité est en effet liée à la vie dans les grandes villes, lesquelles pervertissent tous les rapports traditionnels qui tendaient à « unir » l’homme et le monde. Le caractère artificiel de la vie moderne tend à « une diminution progressive de l’âme, une domination progressive de la matière » et installe un sentiment de « dépersonnalisation » et d’angoisse. Cependant, le poète moderne a pour mission d’intégrer cette terrible modernité Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 17 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 18 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles dans l’expérience humaine, il s’agit pour lui d’extraire la beauté de cette malédiction. Comme le dit Hugo Friedrich, Baudelaire « désigne très logiquement ses Fleurs du mal comme le produit discordant des “Muses des temps derniers” » (Structure de la poésie moderne, p. 54). 5/ L’héritage poétique Il convient enfin de terminer cette première approche par ce qu’on pourrait appeler la conscience historique de la poésie, dans la mesure où des poètes du XIXe et du XXe siècles ont su tisser des rapports étroits entre leur pratique poétique et celle de poètes antérieurs (Ponge et Malherbe, Michel Deguy et Du Bellay…) ; d’autres comme Mallarmé et Banville se sont réappropriés des formes poétiques anciennes du Moyen Âge ; avec ses « variations » sur le sonnet, Jacques Roubaud a cherché à renouveler l’intérêt de cette forme poétique traditionnelle. Dans le même esprit, la forme du haïku japonais, introduit à la fin du XIXe siècle en France, a suscité une inspiration de la forme très brève que l’on retrouvera chez Éluard ou Jaccottet. Si l’on constate un certain nombre de perceptions nouvelles et de sentiments nouveaux qui élargissent le cadre du poétique et, ce faisant, le transforme, il convient cependant de voir en quoi les formes poétiques ont été si prégnantes jusqu’au milieu du XIXe siècle. II. La puissance des formes poétiques 1/Poésie et sacré On peut dire tout d’abord que la puissance de la forme dans le domaine de la poésie est liée à ses rapports avec le domaine du religieux. On sait en effet que le langage d’une société est en évolution constante, que les mots s’usent, que leurs sens s’altèrent ou se multiplient. Il est donc nécessaire que certains textes permettent la garantie d’une per- 18 manence du sens, pour éviter que la confusion ne s’installe dans le langage : ce sont les textes « sacrés ». Or, ce terme de sacré, on le sait, vient d’un terme latin qui signifie « séparé ». « Sacer », c’est, en effet, ce qui est vénérable et ce qui est terrible : ce qui ne peut être mêlé à autre chose. Ces textes sacrés relèvent de la parole divine et la révèlent. Pourtant, malgré le rôle du sacré qui « fixe » ces textes religieux, on observe que troubles et désordres peuvent apparaître : les dieux grecs et latins se font la guerre, les religions se rencontrent à travers les échanges, les révélations peuvent se succéder (Ancien, puis Nouveau Testament). La naissance de la poésie, avec Homère et Hésiode, apparaît au moment où il s’agit de mettre de l’ordre lorsque règne le désordre dans le culte. Plus tard, un poète comme Virgile sera considéré comme un annonciateur de la révélation chrétienne, articulant ainsi un sacré ancien avec un sacré chrétien ; c’est dans cette fonction qu’il apparaît comme le guide des Enfers dans La Divine Comédie de Dante. Dès lors, la poésie sert à mettre en rapport ces croyances diverses et opposées auxquelles il faut ajouter la mythologie populaire et paysanne en relation avec le surnaturel, comme chez Molière ou Shakespeare, et il importe alors d’élaborer des formes qui puissent « contenir » cette multiplicité de voix fondatrices reliée aux différentes régions du sacré. Les œuvres de ces poètes « introduisent à l’intérieur de la société un éclairage impossible auparavant, ce qui va lui permettre de se transformer autrement. Ainsi en Angleterre le texte de Shakespeare donne à la société une conscience d’elle-même toute différente, devient un texte fondateur, un quasi sacré ouvert sur les autres » (Michel Butor, L’Utilité poétique, p. 29-30). 2/ Poésie et musique L’une des différences fondamentales entre la prose et la poésie est liée à la musique. On dit souvent que le poète « chante » et c’était vrai au Moyen Âge, Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 lorsqu’il s’accompagnait avec un luth ; dans l’Antiquité, les odes et épodes relevaient des « carmina ». Or la musique transforme le langage en charme, elle lui confère des énergies singulières : il y a ainsi des chants religieux qui visent à magnifier et à envoûter, et ces chants sont chargés de traduire « l’harmonie » céleste ; on sait aussi qu’il existait des chants de fête, chargés de traduire l’harmonie sociale de la communauté, ainsi que des chants liés au travail. Inversement, il y a des chants qui marqueront une distance par rapport aux usages, comme le chant d’amour qui rapproche deux êtres que tout sépare, et qui se chante à l’orée de la nuit (aubades et sérénades). La musique, en fait, enveloppait, jadis et naguère, la quasi-totalité de la vie, mais il est à peine besoin de signaler aujourd’hui encore son importance, même si elle organise tout autrement notre vie. On peut dire que la poésie a cherché à intérioriser la musique et qu’elle maintient un certain nombre de caractéristiques musicales. Tout d’abord, ses structures formelles établissent un rapport à la mémoire, à travers un puissant système de liaison fondé sur la répétition (rimes, refrains…). Par ailleurs, le principe de « variation » dans la musique permet au texte de repasser à plusieurs reprises en combinant les éléments de plusieurs manières si bien que les mots, membres de phrases ou phrases entières qui sont « repris » de multiples façons, permettent de faire apparaître l’ensemble de leurs significations englouties dans la conversation courante. Avec la musique s’introduit aussi un puissant effet d’attente ou d’appel que l’on nomme agréments, c’est-à-dire, nous dit Ponge, « les petites choses qui viennent avant la note. Vous savez, dans la musique baroque, par exemple chez Rameau ou chez Couperin, enfin chez Bach aussi, ces espèces de trilles, ces agréments qui viennent et qui font attendre la note, qui la font désirer » (OC, Gallimard, la Pléiade, p. 1426). Les structures musicales influent donc sur la poésie par l’intermédiaire de la prosodie, 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 19 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles Art et science de rhétorique métrifiée, gravure sur bois, 1539, Anonyme. le texte épouse une ligne musicale, à travers un rythme, un tempo, une mélodie et devient un « élan » avant d’être une pensée, une signification arrêtée. La Musique ? Selon Michaux, elle est « Art des désirs, non des réalisations. Art des générosités, non des engagements. Art des horizons et de l’expansion, non des enclos. Art dont le message partout ailleurs serait utopie. Art de l’élan. Ni l’amour n’est primordial, ni la haine, mais l’élan… » (« Un certain phénomène qu’on appelle la musique », in Passages, NRF, Gallimard, Le point du jour, p. 185). On comprend que la poésie, longtemps enveloppée par la musique, ait tenu à maintenir, par tous les moyens, cette énergie dans le langage lui-même, comme une nouvelle circulation du sens et qui libère les mots eux-mêmes derrière le masque de leur signification univoque. 3/ Poésie et science Enfin, il sera plus étonnant de rapprocher les formes poétiques avec la science. Pourtant le discours scientifique est aussi à considérer comme un genre littéraire. On peut rappeler à cet égard que dans l’Antiquité le discours scientifique s’exprime sous forme de poème et c’est le poème de Lucrèce, le De Natura rerum , de type didactique, qui vient naturellement à l’esprit. Mais il faudrait évoquer bien d’autres relations entre la science et la poésie. On a souvent observé par exemple que lorsque le texte scientifique a été dépassé par une approche scientifique plus récente, il libère des valeurs poétiques dans la mesure où il souligne que les hommes de sciences, pour une bonne part, « rêvaient » la réalité. Ainsi lorsque Voltaire découvre en Angleterre les théories de Newton, il apprécie alors d’une manière nouvelle la physique cartésienne et souligne dans ses Lettres philosophiques que finalement Descartes était d’abord un poète : « Descartes était né avec une imagination vive et forte qui en fit un homme singulier dans la vie privée comme dans sa manière de raisonner ; cette imagination ne put se cacher même dans ses ouvrages philosophiques où l’on voit à tout moment des comparaisons ingénieuses et brillantes ; la nature en avait presque fait un poète, et en effet il composa pour la reine de Suède un divertissement en vers… » (Quatorzième lettre). Mais fondamentalement c’est la science des nombres et la préoccupation d’une mise en ordre du cosmos qui influent sur les structures poétiques et prosodiques, ainsi que les différentes grilles de correspondances entre les êtres qui gouvernaient les savoirs anciens. Le fameux sonnet des Correspondances, de Baudelaire, évoque cette organisation secrète du monde, que seul le poète serait capable de percevoir. De même, Rimbaud dans son sonnet des Voyelles développe lui aussi une grille systématique qui apparie les voyelles avec les couleurs. En activant de tels types de correspondances, la poésie fait entrevoir l’existence possible d’harmonie antérieure, une sorte de paradis perdu. Enfin, on peut dire que la référence à l’alchimie chez Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé (et que l’on retrouvera chez les surréalistes) participe de cette influence de la science sur la poésie. 4/ Poésie et invention Ces différents liens de la poésie avec la religion, la musique ou la science pèsent de façon obscure et lointaine sur l’existence des formes poétiques. Il convient donc d’envisager maintenant le statut de celles-ci d’un point de vue plus moderne. Parmi les grands auteurs qui ont exercé leur réflexion à ce sujet, Gide et Valéry semblent fort bien placés ; ils reflètent certes tous deux un esprit « classique » propre à la NRF de l’époque, mais ils ont tous deux accompagné pour ainsi dire cette évolution : rencontre avec Verlaine, fréquentation des mardis de la rue de Rome chez Mallarmé, amitié avec Claudel, ils ont aussi assisté à la naissance du surréalisme d’un œil bienveillant. C’est donc à bon droit qu’ils peuvent nous servir de guides. Tous deux défendent la nécessité des règles et des formes traditionnelles, mais Gide semble mieux comprendre que l’on puisse se poser le problème de la sincérité de l’expression face aux formes héritées qui sont susceptibles de la brider. Il fait dire au jeune poète qu’il met en scène dans une de ses Interviews imaginaires : « La sincérité, telle que je l’entends, reste difficile et revêche ; elle exige une recherche constante et sans complaisance ; une connaissance et une maîtrise de soi, que je suis loin d’avoir atteintes. Oh ! si je me laissais aller, je vous l’avoue, ce sont des vers selon l’ancienne formule que j’écrirais. Mais non : rimes, nombre et rythme, césure… pour repartir à neuf, je dois oublier tout cela. Cependant je sais que le ravissement poétique naît d’une Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 19 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 20 DOSSIER L’évolution des formes poétiques Hipollyte Bellange, « Déjeunez avec le Classique et dinez avec le Romantique. Il y a de fort bonnes choses à manger dans les deux écoles », 1830, lithographie illustrant un traité d’indifférence en matière de peinture, de Nicolas Charlet. astreinte, d’une résistance vaincue… » (A. Gide, Essais critiques, Éditions Gallimard, la Pléiade, p. 375). On voit ici l’hésitation du jeune poète, partagé entre formes anciennes et invention personnelle. Pour Valéry, c’est le poids même de la tradition qui justifie la nécessité de ces formes : « Je ne peux m’empêcher d’être intrigué par l’espèce d’obstination qu’ont mise les poètes de tous les temps, jusqu’aux jours de ma jeunesse, à se charger de chaînes volontaires. C’est un fait difficile à expliquer que cet assujettissement que l’on ne percevait presque pas avant qu’il fût trouvé insupportable. D’où vient cette obéissance immémoriale à des commandements qui nous paraissent si futiles ? Pourquoi cette erreur si prolongée de la part de si grands hommes, et qui avaient un si grand intérêt à donner le plus haut degré de liberté à leur esprit » (« Au sujet d’Adonis », in Variété, Gallimard, NRF, 1924). Il apporte alors plusieurs réponses qui nous éclairent. Tout d’abord, les formes imposées et l’acception des règles poétiques traditionnelles permettent d’obtenir un objet poétique proprement distinct de celui qui la produit. Elles « objectivent » la création du poète en éliminant les scories de l’expression purement personnelle, selon un processus qui relève de la sublimation : « une grande âme a cette faiblesse pour signe, de vouloir tirer d’elle-même quelque objet dont elle s’étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que l’être même dont il est issu » (op. cit., p. 69). Grâce à la forme imposée, le poète tend à éviter le mélange entre sa facilité et sa puissance pour ne garder que cette dernière. Par ailleurs, la stricte prosodie satisfait ainsi les plus audacieux artistes par la volonté de produire un objet qui dure ; le jeune poète qui discute avec 20 Gide dans l’Interview imaginaire (XIV) reconnaît cette nécessité lorsqu’il évoque les grands artistes, toutes disciplines confondues, qui ont cherché à manipuler la matière la plus dure, celle qui les limitait le plus et dont ils sont pourtant sortis vainqueurs : « les sonnets de MichelAnge et le geste ramassé de son Moïse, inspiré, raconte-t-on, par le défaut du marbre ; et les tierces-rimes du Dante et cette inquiète recherche des obligations de la fugue dans un des derniers quatuors de Beethoven » (op. cit., p. 376). Enfin, accepter ces règles et ces formes, voilà qui est proprement humain puisqu’il s’agit d’une décision qui relève de notre entière volonté ; l’artiste, tel un joueur qui obéit aux règles du jeu, voit se multiplier en lui un ensemble de potentialités appelées par ces règles mêmes, et qui sont comme les échafaudages dynamiques de sa construction : « Mais nos voluptés, ni nos émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s’y soumettre : elles se multiplient, elles s’engendrent aussi, par des disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que leur procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes : ils voient invinciblement leur petit cheval d’ivoire assujetti à certain bond particulier sur l’échiquier ; ils ressentent des champs de force et des contraintes invisibles que la physique ne connaît point » (Valéry, Variété, op. cit., p. 72). L’inven- Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 tion passe donc par des contraintes, mais ce sera en réalité le poète qui inventera lui-même la forme qu’il donnera à son poème, celle qui correspondra le mieux à ses intentions esthétiques. III. Le système traditionnel et sa remise en question On ne peut ici évoquer l’ensemble du système traditionnel tel qu’il s’est progressivement mis en place à partir du Moyen Âge jusque dans la première partie du XIXe siècle, mais on envisagera brièvement ses caractéristiques les plus notables et la manière dont elles ont été progressivement remises en cause pendant la période qui nous occupe. 1/ La rime Jusqu’au XIIe siècle, on se contentait de l’assonance (simple identité du son vocalique) à la fin du vers, puis le vers français devient rimé : chaque vers est alors lié à un ou plusieurs autres vers par un son vocalique et des sons consonantiques qui les suivent. Quant à l’alternance des rimes (masculine/féminine) elle apparaît au XVIe siècle, en grande partie sous l’impulsion de Ronsard, avec différents schémas possibles (croisés, 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 21 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles L’invention de la rime, selon J. Milton « La rime n’est nullement un appoint nécessaire et l’ornement naturel des poèmes (particulièrement ceux de longue haleine) mais bien l’invention d’une époque barbare pour pallier à la médiocrité de l’étoffe et à l’insuffisance du rythme. Depuis, il est vrai, la rime a rencontré faveur auprès de quelques poètes illustres (et l’usage l’a adoptée), mais le plus souvent pour leur plus grande gêne, et les a contraints de s’exprimer autrement et plus mal qu’ils n’eussent fait en la rejetant. Ce n’est donc pas sans raison que quelques poètes, soit italiens, soit espagnols, l’ont bannie de leurs œuvres, courtes ou longues, de même que les meilleurs auteurs dramatiques de notre pays, comme quelque chose de trivial et ne pouvant donner aucun réel plaisir musical à des oreilles vraiment délicates, lesquelles trouvent contentement suffisant dans le nombre et le poids approprié des syllabes, dans les divers glissements d’un vers à un autre et non point dans le tintement semblable des fins de vers, attrait postiche que n’ont jamais recherché les anciens, non plus grecs que latins. » Cité par Gide, Interviews imaginaires, XIV, op. cit., p. 378-379). embrassés), les rimes plates caractérisant le « discours en vers ». Cette contrainte vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle devient une possibilité et Gide revendique pour chaque poète le choix de la solution la meilleure ; ce sera une rime puissante chez Hugo qui exalte son génie : « Loin de laisser son émotion chercher la rime, c’est de la rime qu’il part (et c’est là son secret) à la recherche de sa pensée ou d’une image qui lui tiendra lieu de pensée » (Interviews imaginaires, XV, op. cit., p. 377). D’un autre côté, comme chez La Fontaine jadis, la rime sait se faire discrète, laissant plus de liberté à la convenance des termes, à la fluidité du vers ; elle peut se déplacer à l’intérieur d’un vers, disparaître. Joue aussi sur la rime l’intérêt porté aux poètes étrangers ; on lira par exemple le point de vue du poète anglais John Milton (1608-1674), l’auteur du Paradis perdu traduit par Chateaubriand (voir encadré ci-contre). Verlaine est sans doute celui qui en France a le mieux signalé les torts de la rime ; il conseille dans son Art poétique, « De rendre un peu la Rime assagie ». Dès lors, même les poètes qui la maintiennent d’Apollinaire à Aragon, ne cesseront de « jouer » avec elle jusque dans les fractures des mots, comme dans l’exemple, cidessous, de Raymond Queneau. Armand Colin, 2005). À cet égard, les formes d’enjambement qui figuraient comme des écarts expressifs, à utiliser avec parcimonie, vont être davantage sollicités pour produire une allure prosaïque, chez Baudelaire par exemple. Le cadre du vers classique réclamait donc une esthétique de l’ordre, de la régularité, de la symétrie, et une correspondance étroite entre les mots et la pensée. Mais, à l’époque romantique, Victor Hugo est probablement l’un des premiers à vouloir « disloquer » le système du vers ; sans doute le statut du vers au théâtre a dû jouer un rôle important dans cette évolution car on cherche à l’assouplir pour qu’il puisse mieux se rapproQuand les poètes s’ennuient alors il leur archer de la conversation, mais on Rive de prendre une plume et d’écrire un posait que c’est surtout en matière Ème on comprend dans ces conditions que ça barde vocabulaire et de stylistique Be un peu quelquefois la poésie la poque s’affirment les libertés dans Ésie. L’Instant fatal, NRF, Poésie / Gallimard, 1966. l’esthétique hugolienne. La libération du vers vient aussi du modèle de la chanson, qui véhiculait une poésie 2/ Le vers populaire où les règles n’ont jamais joué à plein : assonance plutôt que rimes, Au Moyen Âge, il existait un vers emploi du hiatus, liaisons très libres entre simple qui n’excédait pas huit syllabes et les mots. La dislocation du vers va aussi un vers « composé », articulé en deux parpasser par les libertés prises avec les ties comme le décasyllabe (deux parties coupes, puis avec la césure, mais le tride quatre syllabes et six syllabes) et mètre présent chez Éluard (« Tu es venue l’alexandrin (deux parties de six syllabes l’après-midi crevait la terre ») était encore séparées par une césure). À l’époque clasrare chez Victor Hugo. sique se met en place une tendance qui À l’époque symboliste, de nouveaux vise la concordance entre le mètre et la mètres apparaissent : vers de neuf ou de syntaxe ; on cherche alors à faire coïncitreize syllabes (« Sonnet boiteux » de Verder deux systèmes hiérarchiques : d’une laine), mais l’alexandrin et le décasyllabe part l’hémistiche, le vers et le système se maintiennent jusqu’à aujourd’hui, parstrophique (distique, tercet, quatrain) ; de fois en vers « mêlés » comme chez Yves l’autre les mots, groupes de mots, propoBonnefoy (voir ci-dessous). sitions, phrases et groupes de phrases. À partir de ce parallélisme, qui implique aussi une accentuation UNE PIERRE rigoureuse et « attendue » s’exerce, Nos ombres devant nous, sur le chemin, dit Jean-Louis Backès, « l’art de la Avaient couleur, par la grâce de l’herbe, variation. Toute une musique verElles eurent rebond, contre les pierres. bale se construit sur les contrastes Et des ombres d’oiseaux les effleuraient entre les passages où la concorEn criant, ou bien s’attardaient, là où nos fronts dance est rigoureuse et ceux où elle Se penchaient l’un vers l’autre, se touchant presque est moins marquée ; et les nuances Du fait de mots que nous voulions nous dire. sont innombrables » (Introduction à « La pluie d’été », in Les Planches courbes, la poésie moderne et contempoMercure de France, 2001. raine, D. Leuwers / J.L. Backès, Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 21 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 22 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles Les modernes vont aussi avoir recours à des vers de plus grandes dimensions. Le vers s’allonge chez Aragon (seize syllabes dans Le Fou d’Elsa) ou chez Queneau (dix-huit syllabes dans L’Instant fatal), mais tous deux peuvent maintenir la rime, respectant ou non la césure. Quant au « vers libre » qui désigne un vers sans rime, ou rythmé diversement, il peut aussi désigner un usage de mètres différents dans un même poème (Grammont, p. 70). Au-delà du vers, nous avons affaire au verset, unité de la prose rythmée de trois ou quatre lignes (Claudel, Senghor) mais qui peut s’étendre à la page (dixième chant d’Anabase chez Saint-John Perse). Le poème en versets est enfin fort proche d’un poème en prose ; symétriquement, de brefs paragraphes composant un poème en prose (Gaspard de la nuit, 1842) pourraient être considérés « comme des versets avant la lettre » (M. Aquien). 3/ Les jeux typographiques On a sans doute oublié, dans la culture occidentale, que l’écriture était dessin et image, sans doute à cause de l’avènement de l’imprimerie. Mais plusieurs poètes vont délivrer ce regard figé et proposer une écoute différente du poème. Ainsi la majuscule en début de vers peut être abolie (Jacques Roubaud), la ponctuation aussi, depuis Apollinaire, de sorte que les mots privilégient leur proximité locale plutôt que leurs relations logiques en principe prédominantes. Pour Michel Butor, cette suppression permet à Apollinaire d’obtenir « une nouvelle “couleur” typographique et nous oblige à une lecture différente, détachant chaque vers. Le fait, en particulier, que nous ne soyons pas prévenus par un point de la fin de la phrase nous amène à laisser celle-ci en suspens, alors que, dans une lecture normale, nous baisserions automatiquement la voix. Chacune de ses lignes, au lieu de subir la modulation de la phrase française, va se présenter à plat, telle qu’elle est imprimée ; les poèmes seront formés de facettes planes qui vont s’agencer 22 selon différents angles de par leur “sens”. On voit à quel point cette décision est déjà reliée au cubisme » (Préface aux Calligrammes de Guillaume Apollinaire, Poésie/Gallimard). Par ailleurs, les calligrammes figuratifs obligent à une saisie simultanée du poème qui sera couplé à une lecture parfois tâtonnante dans le détail. Dans cette voie, Christian Dotremont, avec ses logogrammes, ira encore plus loin : l’écriture se fait dessin, véritable image d’abord, dont les lettres ne peuvent se reconnaître que progressivement et souvent grâce à la présence du texte en clair qui fonctionne comme « traduction », car ici l’artiste cherche à introduire une lenteur inhabituelle dans la lecture, à nous engloutir dans le mouvant de l’écriture. Les jeux typographiques concernent aussi, depuis Mallarmé, les variations de caractères et l’introduction du blanc partout dans la page et non simplement pour « ceinturer » la strophe ; la frontière entre le blanc et les mots devient active et davantage « signifiante », tandis que le choix des caractères (romains, italiques) ainsi que de leurs tailles (majuscules, minuscules) permet de mimer des variations de volumes, d’intensité ou de tempo, comme dans Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard. 4/ L’abandon des formes poétiques traditionnelles La plupart des poèmes à forme fixe qui remontent aux premiers temps de la littérature française ont quasiment disparu au milieu du XIXe siècle ; les auteurs classiques, à la suite de Ronsard et de Malherbe, avaient déjà « trop resserré le cercle des compositions poétiques » (Nerval). On peut retrouver des poèmes composés d’une strophe unique ou de strophes associées (distique, quatrain, quintain, sixain, huitain, dizain) notamment chez Philippe Jaccottet (Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, 1971, rééd. 1991), mais le lai, le virelai, la villannelle, ne sont plus exploités. Si l’ode ne cesse de se transformer depuis Hugo jusqu’à Claudel, la terza-rima Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 reparaît occasionnellement sous la plume de Gautier ou Leconte de Lisle, le triolet et le rondel sous celle de Banville et de Mallarmé. Le pantoum est acclimaté en France par Hugo, Gautier, Baudelaire, et Verlaine (« Pantoum négligé », dans Jadis et Naguère) mais reste une curiosité. La ballade, avec son « envoi » final caractéristique, est devenue une des constantes de la poésie d’un Butor : dans son recueil Exprès (coll. Le Chemin, Gallimard, 1983), on compte vingt et une ballades sur un total de quarante-neuf poèmes. Seul finalement le sonnet a longtemps résisté, très présent chez les parnassiens et les symbolistes, on le retrouve chez Desnos, et Jacques Roubaud l’a adopté tantôt en vers, tantôt en prose (soit 2 paragraphes courts et à peu près égaux suivis de 2 paragraphes un peu plus courts et à peu près égaux, voir E, Poésie / Gallimard, 1967). Globalement il faut noter un abandon des formes traditionnelles et classiques ; les permanences ou résurgences ne concernent que des auteurs spécifiques, le plus souvent dans un cadre ludique, et (/ou) comme tension avec la tradition. 5/ Le poème en prose Il trouve ses lettres de noblesse avec Le Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose) de Baudelaire et se présente comme une alternative au poème en vers mais en activant sans cesse la tension et le mélange du couple oxymorique. J.-M. Gleize a pu même le définir comme un texte « ni vers ni prose », confirmant qu’il s’agit d’un objet littéraire problématique qui va cependant renouveler considérablement les formes poétiques. Il possède une dimension narrative qui rappelle la condensation et la tension de la nouvelle ou du conte, avec parfois un fonctionnement en relation avec l’apologue (« La Belle Dorothée », de Baudelaire). Il peut posséder une dimension descriptive et entrer en compétition avec le tableau du peintre (Aloysius Bertrand, Michaux, Ponge…). À l’époque symboliste, il peut se combiner avec des structures répétitives 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 23 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles Lithographie couleurs d’André Marchand, 1962, pour une édition d’Amers, de Saint-John Perse. même des tendances contradictoires dans un même courant esthétique comme l’a illustré par exemple le surréalisme avec ses marges bariolées. veut une créature terrestre, soucieuse de l’ici et du maintenant. Mais par ailleurs il aspire à l’infini, à l’absolu, au céleste, à l’idéal. Il cultive son intimité, mais se théâtralise. Il est solitaire et secret, mais dévoile avec ostentation son intériorité. La voix porte et transporte ces contradictions. Elle les donne à entendre, les développe et les répercute » (Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme). 1/ Le romantisme et accorder une attention particulière à l’ordre du musical ; la disposition en versets (en relation avec la Bible, le vers libre ou la formulation lapidaire chez Claudel, Saint-John Perse ou Segalen) réactive ses liens avec le poème versifié. Enfin, le poème en prose peut être un moyen de couper court au lyrisme en révélant des aspects ludiques et distanciés avec le sujet de l’œuvre (Max Jacob, Ponge) ou tendre vers l’essai réflexif sur l’écriture poétique ou le statut du poète dans le monde (Michaux, Char). L’aspect polymorphe du poème en prose a le grand avantage de « poser à la poésie et à ses lecteurs quelques bonnes questions, à commencer par interroger ce qui fait le poétique et même l’existence du poème » (Michel Sandras). IV. Courants esthétiques et formes poétiques au XIXe et au XXe siècle Parmi la pluralité des individus et des courants qui ont marqué l’évolution des formes poétiques entre le milieu du XIXe et au cours du XXe siècle, il est, là encore, impossible d’être exhaustif. Néanmoins, on peut se proposer de marquer quelques étapes essentielles, étant entendu qu’il n’y a pas de progression « linéaire » vers une libéralisation des formes, mais coexistence de plusieurs formes poétiques qui se développent, et parfois Dans le domaine des formes poétiques, le courant romantique (précisons qu’il s’agit du « second romantisme » centré autour de Hugo) a surtout réagi à l’étroitesse des préceptes et à la rigueur des formes imposées par le classicisme : « L’art, toujours l’art, froid, calculé, jamais de douce rêverie, jamais de véritable sentiment religieux, rien que la nature ait immédiatement inspiré : le correct, le beau exclusivement ; une noblesse uniforme de pensées et d’expression ; c’est Midas qui a le don de changer en or tout ce qu’il touche. Décidément le branle est donné à la poésie classique : La Fontaine seul y résistera, aussi Boileau l’oubliera-t-il dans son Art poétique » (Nerval, La Bohême galante, VI). C’est précisément l’« exclusif » et l’« uniforme » qui sera battu en brèche : le mélange du texte en vers et du texte en prose dans La Bohême galante ainsi que dans Les Filles du feu suivies par Les Chimères (passage du « Je autobiographique » au « Je mythique de l’initié », voir l’édition de Jean Bony, GF-Flammarion), le mélange des tons et des registres, l’exploration d’une très grande variété dans les formes poétiques chez Hugo, une utilisation élargie du lexique, l’oxymore (le fameux « soleil noir ») et l’asymétrie, la recherche des écarts sémantiques dans les images. La voix même du poète romantique est plurielle et aspire à se traduire formellement en tant que telle pour donner voie à ses propres contradictions : « Il convient ici de rappeler que le sujet romantique est une entité paradoxale, complexe, problématique. Impliqué dans l’histoire, il se 2/ Baudelaire On sait que le recueil Les Fleurs du mal reste traditionnel du point de vue des formes versifiées et que « le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise » (préface à la seconde édition des Fleurs du mal ) ; mais Baudelaire a conscience qu’il a atteint les limites du vers (« je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie », Lettre à Jean Morel à propos de « Sept Vieillards ») et qu’il a besoin d’une forme nouvelle plus adaptée à la « modernité ». Le Spleen de Paris va alors traduire un sentiment d’affranchissement : « Baudelaire y risque le passage de la description réaliste au fantastique, de l’anecdote à la réflexion morale, du lyrisme au cynisme ou au désabusement, avec une liberté nouvelle qui, indéniablement, préfigure certaines esthétiques du XX e siècle » (John E. Jackson). 3/ Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Lautréamont Mallarmé, « personnage-clé de la modernité poétique » (Daniel Leuwers), est celui qui étend la notion de vers à tout discours à partir du moment où il y a rythme : « Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » (O.C., Gallimard, la Pléiade, p. 867). Mallarmé pense non seulement le statut du vocable (« centre de suspens vibratoire » qui permet « le Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 23 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 24 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles suggérer, voilà le rêve »), la syntaxe (« Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions », Quant au Livre, OC, p. 386), mais aussi le blanc et la page où peuvent se déployer « les subdivisions prismatiques de l’Idée ». Mais cette « extension » du vers au Dire doit s’imposer dans une forme qui se referme face aux intrus (« Ô fermoirs d’or des vieux missels ! »). C’est lui qui situe la « Crise de vers » à la mort de Victor Hugo et peut déclarer que « la variation date de là : quoique en dessous et d’avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations » (OC, p. 360). Avec Verlaine, de fait, qui avance « de biais », les cadres formels se transforment insensiblement : à la nomination il préfère la suggestion, à la couleur la nuance ; le système métrique et syntaxique impose des variations complexes tandis que la rime s’érode et que les assonances et reprises s’enrichissent conférant au chant verlainien une fausse simplicité de chanson populaire ; le monde lui-même se fluidifie en même temps que se manifeste un « progressif effacement de toutes les caractéristiques individuelles du moi » (J.-P. Richard). Avec Rimbaud (Illuminations, Une saison en enfer) et Lautréamont, le poème en prose est à nouveau sollicité mais en se repliant sur sa forme comme une énigme : « j’ai seul la clé de cette parade sauvage » dira Rimbaud, tandis que le dernier chant de Maldoror voit le héros parcourir un itinéraire parisien « qui a tout l’air d’un message crypté, qu’aucun lecteur jusqu’à maintenant n’est cependant parvenu à justifier » (J.L. Steinmetz). Dans un cas comme dans l’autre, tous les genres sont convoqués depuis l’épique jusqu’au lyrisme, du merveilleux au fantastique, intégrant de nombreuses références littéraires et sacrées (roman noir, matière de Bretagne, mythologie cosmique, Bible…). Le poème en prose devient le lieu de la multiplication infinie des significations à travers la disconti- 24 Gravure de Robert Fregiers pour une édition des Poèmes, de Léopold Sédar Senghor. nuité (comme dans les Illuminations) faisant pressentir un roman englouti ; ou à travers une continuité (Chants de Maldoror) qui déjoue cependant toutes les facilités du genre romanesque par des effets puissants de distanciation ironique. 4/ Apollinaire et le surréalisme Avec Apollinaire se repère un équilibre entre tradition et modernité. Dans Alcools, de nombreuses formes traditionnelles sont combinées et décalées : strophes de quatre alexandrins, quintils d’octosyllabes, irruption d’alexandrins, structure prosaïque et prosodie parfaitement classique, présence ou absence de rimes et d’assonances, ouverture généralisée du vocabulaire du plus vulgaire au plus rare. L’importance de l’oralité chez Apollinaire (rôle du chantonnement dans sa manière de composer, poème-conversation) expliquera souvent ses licences prosodiques, qui fonctionnent comme des moyens d’amplification ou d’atténuation pour la diction du poème. On a vu par ailleurs le rôle important des disciplines plastiques qui influent sur le « collage » des vers ou les calligrammes. La poésie surréaliste n’innove pas en matière formelle, malgré ses liens avec la peinture. En revanche, le poème de forme libre travaille surtout le statut de l’image et la désarticulation des séquences logiques du texte littéraire. Ici la prosodie est uniquement soutenue par la succession d’images contrastées, où se mêlent références multiples (littéraires, journalistiques…), allusions autobiographiques, strates oniriques, et une attention spécifique portée aux clichés, aux mots de tous les jours remagnétisés par le pouvoir d’énonciation (Breton : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses. Le langage peut et doit être arraché à son servage »). L’univers du poème Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 se présente sous des formes amples qui recherchent l’accès au « point suprême » où les éléments contradictoires se résolvent ; des formes brèves et closes, voire classiques apparaissent chez Éluard pour exprimer l’amour comblé ou intense tandis que l’expérience de l’amour malheureux ou instable s’exprimera en rassemblement de phrases isolées, en strophes de nombre impair. 5/ La poésie africaine d’expression française On se limitera à l’exemple de Léopold Sédar Senghor pour souligner le fait que la poésie africaine pose le problème de la poésie orale, et fonctionne clairement comme une poésie adressée par le poète à son peuple. Celle-ci définit en principe le statut du poète qui peut être simple « griot » (il transmet les récits légendaires), Dyâli (poète inspiré, sorcier), enfin Prêtre-Roi qui incarne son peuple et qui est « docile aux forces cosmiques qui mènent à l’Essence unique ». Ces trois fonctions peuvent être assumées tour à tour dans un même poème, qui se trouve accompagné par des instruments traditionnels (tam-tams, kôra, balafong…). Cette poésie orale implique aussi une présence où visage, buste et corps (paré ou non) font signe, sans parler du cérémonial de la fête. L’originalité de cette poésie est en outre de considérer d’abord l’« image-analogie » comme un moyen de manifester « l’univers hiérarchisé des forces vitales » (Liberté I), 09108315_016_025.qxd 18/07/08 11:08 Page 25 DOSSIER L’évolution des formes poétiques au XIXe et au XXe siècles c’est-à-dire Dieu, les ancêtres puis les êtres vivants dont la coutume précise l’ordre (homme, animaux…) ; la parole poétique innervée d’images (proche en cela du surréalisme) fait donc circuler une « force-énergie » dans l’ensemble du cosmos et assure la cohésion hiérarchique. Cette vision est assurée par une syntaxe « nègre » de la juxtaposition (plutôt que par une syntaxe de la subordination analytique) car elle favorise une mise en présence immédiate des notions et des êtres. Enfin l’image est prise en charge par le rythme perçu comme « un système d’ondes » qui permet d’adresser ces images à l’Autre, de les rendre intentionnelles. Versets et laisses, qui structurent le poème de forme libre, constituent alors des mesures variables et ductiles et font vivre le texte à travers une ample respiration, souvent solennelle, mais où le versant « blanc » de la négritude laisse sourdre dissonances, ruptures de ton et références classiques. 6/ Poètes du signifiant et poètes du signifié Avec Daniel Leuwers on signalera d’un côté des poètes du signifiant qui, dans la ligne du surréalisme, jouent avec les mots et sont sensibles à leur matérialité (Queneau, Ponge) et, de l’autre côté, les poètes du signifié pour qui la poésie véhicule une signification ontologique (Char, Bonnefoy, Jaccottet) ; mais combien d’autres poètes jouent sur ses deux versants comme Michaux, Guillevic ou Perros. On retiendra souvent pour les premiers, le recours à des formes courtes, aphoristiques (Char) ou qui visent la simplicité lumineuse (Jaccottet) tandis que l’allongement narratif chez Bonnefoy (Les Planches courbes) permet un travail de remontée mémorielle. Mais, s’il est vrai que Queneau joue avec les mots (Petite Cosmogonie portative , 1950) et les formes poétiques (Exercices de style, 1947 ; Cent mille milliards de poèmes, 1961), il retrouve néanmoins la forme du sonnet pour évoquer son enfance (Fendre les flots, 1969). V. Envoi Avec Guillevic on peut dire que les mots s’aimantent aux choses, que le signifiant retrouve le lien avec le signifié, que c’est peut-être là l’entreprise de tout poète : « Lorsque j’écris nuage, Le mot nuage, C’est qu’il se passe quelque chose Avec le nuage, Qu’entre nous deux Se tisse un lien, Que pour nous réunir Il y a une histoire, Et quand l’histoire est finie Le roman s’écrit dans le poème. » Henri Meschonnic, Critique du rythme, Anthropologie historique du langage , Lagrasse, Verdier, 1982. Daniel Leuwers et Jean-Louis Backès, Introduction à la poésie moderne et contemporaine (1998), rééd. Armand Colin, 2005. Jean-Michel Maulpoix, La Poésie malgré tout, Mercure de France, 1995 ; Du lyrisme, José Corti, 2000. Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, 1995. Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, Corti, 1940. Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, Le Seuil, 1955 ; Onze études sur la poésie moderne, Le Seuil, 1964. Sur les formes poétiques Art poétique, © Gallimard, 1989. C’est là reconnaître en même temps que tout poème est un « roman » replié sur lui-même, qu’il porte en lui à la fois la prose et le vers, comme le pensait Hugo. Mais grâce à la forme qu’il se donne, le poème apporte de surcroît une qualité de musique qui est aussi une qualité de silence, laquelle nous renvoie au monde pour rendre ce monde « plus ici qu’auparavant » (Art poétique). BIBLIOGRAPHIE Sur la poésie contemporaine Michel Butor, L’Utilité poétique, Circé, Saulxures, 1995. Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, PUF écriture, 1989 ; La Matière-émotion, PUF écriture, 1997. Michel Deguy, La Poésie n’est pas seule, Le Seuil, 1987. Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, sous la dir. de Michel Jarrety, PUF, 2001. Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne (1956), Le livre de Poche références, 1999, pour la traduction française. Jean-Marie Gleize, A noir, poésie et littéralité, Le Seuil, 1992. Michèle Aquien, La Versification, PUF, Que sais-je ?, 1990. Michèle Aquien et J.-P. Honoré, Le Renouvellement des formes poétiques au XIXe siècle, Nathan, 128, 1997. Jean-Louis Backès, Le Vers et les formes poétiques dans la poésie française, Hachette Supérieur, 1997. Suzanne Bernard, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959. Benoît de Cornulier, Art poétique , Presses Universitaires de Lyon, 1995. Formes poétiques contemporaines, « Au-delà du vers libre », Les Impressions nouvelles, 2003. André Gide, Interviews imaginaires, in Essais critiques, Gallimard, la Pléiade, 1999. Maurice Grammont, Petit traité de Versification française, Armand Colin, U, 1965, rééd. 1975. Jean Mazaleyrat, Eléments de métrique française, Armand Colin, 1974. Michel Murat éd., L’invention des formes poétiques, de Rimbaud au surréalisme, PUF, 2000. Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre, Maspéro, 1978. Michel Sandras, Lire le poème en prose, Dunod, 1995. Paul Valéry, « Au sujet d’Adonis », in Variété, Gallimard, 1924. *Agrégé. Docteur ès Lettres. Lycée Marceau, Chartres. Nouvelle Revue Pédagogique - Lycée / n° 31 / septembre 2008 25