Les lois naturelles sont elles applicables à l`homme et aux sciences
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Les lois naturelles sont elles applicables à l`homme et aux sciences
Les lois naturelles sont elles applicables à l’homme et aux sciences humaines ? Le thème de ce séminaire aborde une question fondamentale. L’homme hypermoderne (Lipovetsky et Charles, 2004), qui vit dans un univers de plus en plus artificiel, fait-il encore partie de la nature ? L’évolution de l’humanité actuelle, dans toute sa complexité politique, sociale, religieuse, économique, financière, judiciaire, organisationnelle, obéit-elle aux lois générales qui régissent l’univers et l’évolution de la vie ? Cette question est d’autant plus cruciale que l’espèce humaine se retrouve aujourd’hui dans une situation inédite (capacité d’autodestruction). Cette singularité technologique est bien résumée dans les travaux sur le « catastrophisme éclairé » du philosophe français J.-P. Dupuy (2002) qui affirme que l’impossible (à savoir le destin apocalyptique) est certain, et que la meilleure méthode pour l’éviter ou tout au moins de réduire sa portée est de regarder l’avenir en face. Avant de proposer des réponses, le but est d’abord de sortir de nos spécialités respectives et de prendre du recul afin d’avoir une vision plus globale. Ce que l’on observe, c’est que l’humanité évolue vers une sorte de superorganisme qui a fabriqué ses normes et ses lois et qui obéit pourtant, sans s’en rendre compte, à des lois naturelles complexes, principalement de nature statistique. Pour comprendre cette complexité, il est indispensable de considérer les découvertes de la physique, de la biochimie et de l’évolution de la vie. Les travaux les plus utiles pour notre propos sont ceux d’Ilya Prigogine sur la thermodynamique et les structures dissipatives. L’ouvrage de l’astrophysicien François Roddier (2012) : « Thermodynamique de l’évolution » reprend cette problématique et l’applique à l’homme. Une chose est sure : l’univers, les civilisations, l’espèce humaine sont condamnés à disparaître par le processus de dégradation. C’est le second principe de la thermodynamique : la dissipation de l’énergie. L’homme est par excellence une structure dissipative. C’est un moteur thermique. S’il n’est pas alimenté en énergie, il meurt. Prigogine a étudié les systèmes dynamiques instables (loin de l’équilibre), la mécanique statistique (lois du chaos) et le processus d’irréversibilité. Il a montré que le temps était asymétrique. La « flèche du temps » présente un avant et un après. Cette asymétrie du temps est marquée par des « brisures de symétrie ». Des phases de quiescence sont séparés par des phases d’accélération. C’est vrai en géologie comme dans l’évolution des espèces et des sociétés humaines. La théorie des équilibres ponctués (Gould et Eldredge, 1972) caractérise ainsi l’évolution de la vie, notamment l’évolution de la lignée humaine depuis sa séparation d’avec les chimpanzés il y a plus de 7 millions d’années. Ainsi les lois de la biochimie sont celles de la thermodynamique, notamment de la mécanique statistique (propriétés statistiques des ensembles de particules), expression créée par le physico-chimiste W. Gibbs (1902). Les plantes comme les animaux mémorisent de l’information dans leurs gênes pour s’adapter au milieu. Les équilibres ponctués expliquent le processus de spéciation et d’extinction. Ainsi dans la lignée humaine, on est passé des Australopithèques au genre Homo (erectus, abilis), puis à Homo sapiens. Entre l’évolution de la vie et la cosmologie, il y a donc un lien étroit qui rend indispensable « d’unifier la science de la cosmologie aux sciences humaines ». Les crises de civilisations ont des causes variés (démographie, épuisement des ressources, guerres, erreurs politiques), mais ces causes procèdent in fine des lois du chaos. Ce que Howard Bloom a appelé le principe de Lucifer (volonté d’expansion, compétition, violence), c’est précisément les lois de la mécanique statistique. L’histoire montre que lors des crises, on a cherché à trouver de faux coupables, des boucs émissaires afin de conjurer le sort, depuis les rites sacrificiels (de l’Antiquité aux Mayas), les premiers chrétiens (Empire romain) jusqu’à la Shoah. Depuis la naissance de l’univers (Big Bang), on observe que le taux de dissipation d’énergie s’accroît de plus en plus vite. C’est le cas pour l’évolution de la vie sur terre depuis 3,5 milliards d’années, et plus précisément pour l’histoire de l’homme. F. Roddier compare cette évolution à une « avalanche d’événements ». Nous vivons actuellement la fin d’une avalanche, celle de la « révolution industrielle », elle-même subdivisée en avalanches secondaires à cause du processus d’auto-organisation. L’évolution est de plus en plus rapide avec une consommation d’énergie de plus en plus forte selon le processus de production maximale d’entropie (MEP : 3ème loi de la thermodynamique). Cette accélération est très visible aujourd’hui dans la vie de tous les jours. Les entreprises comme les populations qui ne s’adaptent pas sont condamnées à disparaître ; la conséquence est l’augmentation des inégalités et de la souffrance. Or ce processus d’accélération obéit bien à la troisième loi de la thermodynamique et produit ce que l’on appelle en biologie évolutive « l’effet de la reine rouge » (Van Valen, 1973). L’expression est reprise du célèbre livre de Lewis Carroll (De l’autre côté du miroir) dans lequel la Reine Rouge dit à Alice : « ici il faut courir de plus en plus vite pour rester sur place ». En d’autres termes, celui qui ne s’adapte pas meurt, d’où la fameuse expression TINA (There Is No Alternative) de M. Thatcher. Van Valen applique ce processus à l’extinction des espèces. La question que l’on peut alors se poser : Homo sapiens sapiens est-il menacé de disparition (Colborn et al., 1996) ? Edgar Morin y répond en disant que notre espèce s’apparente désormais à Homo sapiens demens. Le cerveau global actuel, du moins celui de l’économie et de la finance, s’apparente en effet à un cerveau fou, incapable de s’adapter (Stiglitz, 2003). Le principe de précaution développé au sommet de Rio en 1992, lui-même inspiré du « principe responsabilité » de H. Jonas (1990), reste globalement inappliqué car il va à l’encontre de la volonté d’expansion du superorganisme planétaire. Dans ce cas, le système actuel ne peut que s’effondrer par accumulation de boucles de rétroaction positive. Le développement durable est bien un oxymore au sens thermodynamique. Vouloir appliquer les lois naturelles fondamentales au fonctionnement des civilisations, des sociétés, de la culture et de la pensée, n’est-ce pas une vision réductionniste ? Sans doute en partie, mais c’est une étape indispensable pour rendre le monde intelligible et savoir où se dirige l’humanité afin d’atténuer le mal et la souffrance. Ce débat complexe, où l’éthique et la morale sont toujours en arrière plan, n’est pas nouveau : il rejoint celui des physiciens et des philosophes, en particulier celui de L. Boltzmann et H. Bergson, ou d’A. Einstein et R. Tagore. Et plus récemment l’union sacrée entre I. Prigogine et I. Stengers (1979) dans la Nouvelle Alliance, ouvrage fondateur qui propose une autre façon de voir le monde à travers les lois de la nature. Références : Bloom H., 2002. Le principe de Lucifer (expédition scientifique dans les forces de l’histoire). Le Jardin des Livres, Paris, 463 p. (1ère éd. 1995) Colborn Th., Dumanowski D. et Myers J.P., 1997. L’Homme en voie de disparition ? Ed. Terre Vivante, 316 p. Dupuy J.-P., 2002. Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain. Seuil, 216 p. (réed. Points) Dupuy J.-P., 2008. La marque du sacré. Carnetsnord, 280 p. Gibbs J.W., 1902. Elementary principles in statistical mechanics. New York, Dover Publ. (1960). Gould S.J. and Eldredge N., 1977. Punctuated equilibria: the tempo and mode of evolution reconsidered. Paleobiology, 3, p. 115-151. Cf. Gould et Eldredge, Nature, 1993, 366, nov. p. 223-227. Lipovetsky G et Charles S., 2008. Les temps hypermodernes. Biblio essais, Livre de Poche, 126 p. (2004, Grasset, éd. originale). Prigogine I. et Stengers I., 1979. La nouvelle alliance. Métamorphose de la science. Gallimard, réed. Folio essais, 1986, 435 p. Prigogine I. et Stengers I., 1988. Entre le temps et l’éternité. Fayard, 222 p. Roddier F., 2012. Thermodynamqiue de l’évolution. Un essai de thermo-bio-sociologie. Paroleéditions, 215 p. Stiglitz J.E., 2003. Quand le capitalisme perd la tête. Fayard, 416 p. Van Valen L., 1973. A new evolutionary law. Evolutionary Theory, 1, p. 1-30.