La boite des africains - Migration for development

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La boite des africains - Migration for development
Barbès à Casa1 ?
Lieux cosmopolites d’Afrique dans la métropole marocaine
Federica Infantino
C’est en cherchant les étudiants subsahariens installés pour leurs études au Maroc que
j’ai découvert ces « lieux d’Afrique », cosmopolites et métropolitains. Ils attestent bien sûr
alors d’une plus grande complexité des modes de présence africaine au Maroc que ne le
laisserait supposer une vision par trop « humanitaire » et victimisante des seuls
« passants » vers l’Europe, du reste de plus en plus difficile à identifier. Mais ils attestent
aussi de l’existence d’une dynamique de transformation des mondes subsahariens comme
des mondes sociaux marocains auxquels ils sont connectés, signalée par l’émergence
d’enclaves ou de niches transnationales discrètement intégrées à la vie culturelle de la
grande métropole marocaine. Rien de bien fondamental au demeurant : des lieux où l’on
écoute et fabrique de la musique, des lieux où l’on mange et où l’on se rencontre, des
lieux enfin par lesquels des entrepreneurs font des affaires, installés entre deux mondes.
Ce qui est remarquable ici tient peut-être justement à la tranquillité avec laquelle tous ces
« petits » acteurs se sont installés dans la société urbaine marocaine, dans une logique de
branchement et de mise en relation qui ne doit plus rien aux logiques anciennes
d’établissement, gouvernées soit par des accords internationaux étatiques, dans le cas
des étudiants par exemple, soit par des logiques religieuses, celle des confréries
notamment.
Les personnes rencontrées, entre janvier et mai 2010, sont des ressortissants du Sénégal,
du Gabon, de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Cameroun, du Congo (RDC), du Bénin. J’ai
choisi de ne pas préciser les nationalités afin de sauvegarder l’anonymat de mes
interlocuteurs. J’ai aussi choisi d’utiliser le mot africain lorsque je me réfère aux
ressortissants d’Afrique subsaharienne et aux activités menées par ces derniers étant
entendu que c’est le terme qu’ils utilisent pour se désigner et qu’utilisent aussi les
Marocains.
La boîte des Africains
F. : « Allo ? Allo Lamine, je suis sur la Corniche, mais je ne la trouve pas… »
L. : « Tu demandes à n’importe qui : la boîte des Africains ».
En effet, deux chauffeurs de taxi en attente m’indiquent immédiatement le bon endroit.
Boulevard de la Corniche, nous sommes à Casablanca, sur le bord de mer, où se
concentrent une grande partie des lieux de loisirs nocturnes métropolitains : boîtes de nuit,
bars musicaux, hôtels, restaurants, deux Mcdonald’s dont un McDrive et un cinéma
multiplex. La « boîte des Africains » fait donc partie de ce « night spot » casablancais, ce
qui lui donne son statut : ni lieu périphérique et marginal, encore moins « niche » ethnique
secrète, c’est un lieu ouvert et public, un élément à part entière du monde cosmopolitain.
Le local se trouve d’ailleurs à l’intérieur d’un complexe balnéaire qui comprend deux cafés
et un terrain de sport, directement sur la plage. Avant de devenir la « boîte des Africains »,
ce lieu était un « cabaret oriental »2.
La « boîte » se compose d’une vaste salle meublée de canapés recouverts de tissu imitant
la peau de vache mouchetée, de petites tables ; une autre salle, plus petite en contre-bas,
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« Casa » c’est le nom que l’on utilise au Maroc pour appeler la ville de Casablanca.
Entre guillemets le discours direct de mes interlocuteurs. Les expressions sont celles utilisées par mes interlocuteurs
pendant nos discussions.
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fait office de piste de danse. Dans la grande salle, une partie surélevée constitue un
espace privé, un comptoir et une maisonnette en bois qui donne sur la piste, complète un
aménagement qui est donc peu typifié africain. Sur les murs, une myriade de petites
lumières contribue à créer une atmosphère de night club et des écrans plats diffusent en
boucle les programmes de chaînes musicales internationales.
La boîte existe depuis 2008, aboutissement du parcours de ses entrepreneurs qui ont
commencé par organiser des « soirées africaines » privées ou dans d’autres lieux
nocturnes. L’équipe impliquée dans la gestion de la boîte est nombreuse, mais le noyau
dur des «fondateurs » est composé de trois associés, ressortissants de trois différents
pays d’Afrique subsaharienne. « Avec son nom, on veut évoquer un lieu de retrouvailles
de toute la communauté africaine au Maroc », explique un des fondateurs.
Avant l’ouverture de la boîte, ils organisaient donc des soirées épisodiques (les vendredis
et les samedis) dans des salles de fête, notamment celles des hôtels installés sur la
Corniche. La clientèle était informée par textos, mails, bouche à oreille. Ce type
d’événement se retrouve à Rabat, consacrée « capitale » black bien avant Casablanca, et
aujourd’hui dans de nombreuses villes du Maroc. Ces soirées étaient fréquemment
placées sous le signe du « maquis », un concept ivoirien, mais qui a largement essaimé
dans toute l’Afrique francophone subsaharienne. Les maquis sont des lieux de
restauration très populaires, qui, en Côte d’Ivoire notamment, sont devenus de plus en
plus des boîtes de nuit, éparpillées dans tous les grands quartiers de la capitale. Abidjan
est connue pour le nombre important de ses maquis et pour la concurrence qu’ils se font
au box office informel des lieux les plus courus, dont la réputation est largement fondée
aussi sur les groupes musicaux qui y animent les soirées. Un étudiant, installé au Maroc
depuis 2004 et qui a toujours fréquenté les soirées « africaines » à Rabat m’en explique
ainsi l’organisation :
« Les Maquis c’est notre manière d’appeler les bars, c’est un africanisme, le Maquis est
l’endroit où il y a des chaises, des tables, on sert de la boisson, on sert de la banane
grillée avec des brochettes, des poissons et certains jeunes africains ont réussi à amener
tout ce monde dans les boîtes de nuit au Maroc. Ce sont des choses qui d’habitude
s’organisent le dimanche parce que les boîtes n’ont pas trop de clientèle, les Marocains se
reposent. En général ce sont les Ivoiriens qui ont commencé cette histoire, c’est vraiment
eux les rois de ce concept ici au Maroc et après, bon, tous ceux qui savent entreprendre
se sont lancé là-dedans ».
Ces soirées sont organisées dans des boîtes de la capitale marocaine très réputées et
d’habitude beaucoup fréquentés : « Il y a plein d’endroits où Les Maquis s’organisent. Les
propriétaires marocains ont adhéré parce que c’est une soirée où on ramasse beaucoup
d’argent. En général, c’est sur base de pourcentage, mais ça dépend. La boîte a les
boissons, la sécurité et le local. Les jeunes entrepreneurs touchent les clients qu’ils ont
fidélisés et ils ramènent la clientèle. En tout cas ça dépend des formules, ils peuvent
même amener les boissons ».
Le showbiz « africain » rencontre un succès croissant au Maroc, jusqu’à en être devenu
rentable pour les organisateurs subsahariens et les propriétaires marocains, comme celui
de « la boîte », où sont installés nos trois entrepreneurs. C’est Didier, l’un des trois
associés, employé depuis huit ans dans le complexe balnéaire où se situe le local, qui est
à l’origine de l’accord commercial avec le propriétaire marocain. Lorsqu’il voit se fermer le
« cabaret oriental », il propose à son patron d’ouvrir une véritable « boîte africaine », pour
en finir avec les soirées épisodiques. «Mon patron est un homme d’affaires, il a vu l’affaire
et il a accepté », commente Didier. Le propriétaire a fait les travaux et s’est occupé de
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l’aménagement. Les trois associés assurent la clientèle. Au début, ils partageaient les
recettes en 65% au propriétaire et 35% aux organisateurs. Maintenant, le trio a totalement
pris en charge la gestion et paye un loyer au propriétaire. Les serveurs, la femme qui
s’occupe des toilettes ainsi que le portier videur sont tous des Marocains. « Je ne peux
pas envoyer un subsaharien à l’Anapec 3 avec un contrat de serveur, jamais ils vont
l’accepter, ils vont me dire qu’il y a pleins de Marocains qui peuvent être serveurs ». Si le
choix des serveurs marocains est donc un choix contraint, le recrutement de Layla comme
portier videur participe par contre d’une autre stratégie : sa nationalité marocaine compte
moins que son physique qui donne une originalité à la boîte. Layla est une femme, chose
assez rare dans ce type d’emploi. Mais une femme costaux que l’on n’oublie pas
facilement ; 1,80 m pour 80 kg minimum. Elle est assise à une petite table devant l’entrée
de la boîte. Quand l’entrée est payante, les vendredis et les samedis, c’est elle qui
s’occupe de collecter l’argent. En général, l’entrée est à 100dh (9 euros) par personne
avec une consommation. Les bouteilles (whisky et autres alcools) se vendent 800dh (72
euros). Les prix varient cependant, et peuvent aller jusqu’à 150dh (14 euros) l’entrée et
1.200dh (100 euros) la bouteille lors de soirées à thème avec des artistes invités. La boîte
accepte les cartes de crédit, ce qui au Maroc spécifie socialement une clientèle de
couches moyennes et supérieures.
Layla travaille avec Didier pour les soirées « africaines » depuis le début, avant même la
naissance de la boîte. Selon Didier, avec Layla « il y a moins de problèmes car elle est
une fille et les mecs, quand ils voient qu’il y a une fille à l’entrée, ne sont pas à l’aise pour
se bagarrer avec une fille. En même temps ils ne la draguent pas, il faut avoir du courage
pour la draguer ».
La présence au Maroc de Didier, Siaka et Benoît, les trois « fondateurs », prend racine
dans leur passé d’étudiants au Maroc. Didier, issu d’un milieu aisé, raconte ainsi son
parcours : « J’ai eu ma licence dans une université du sud de la France grâce à une
bourse de l’Etat de mon pays. Une fois terminées les études en France, je suis rentré au
Pays et je suis devenu fonctionnaire au Ministère du Sport. Le travail dans un bureau en
costume et cravate m’ennuyait et me fatiguait, j’ai donc décidé de continuer les études et
comme au pays il n’y avait pas de système LMD à l’époque, j’ai décidé de partir à
l’étranger. L’école en France où j’avais obtenu ma licence me refuse l’inscription. Le
Maroc est le premier pays qui me répond. Je suis donc venu passer le master à Salé,
sans bourse mais avec mon salaire de fonctionnaire qui continuait à tomber dans mes
poches. A un moment donné, le salaire est coupé à la suite d’un scandale qui se passe au
Pays à propos du phénomène des ainsi dits « fonctionnaires fantômes », ceux qui
continuent à être payées tout en étant absents de leur postes. Quelques mois après, le
Président de mon Pays vient au Maroc en visite officielle accompagné par mon frère… Je
viens d’une famille très importante dans mon pays. Quand je l’ai rencontré il m’a demandé
3
L’Anapec est l’Agence Nationale de la Promotion de l’Emploi et des Compétences. L’Agence est compétente pour
l’autorisation à l’embauche de tous les étrangers sauf les ressortissants d’Algérie, Tunisie et Sénégal dont l’embauche
est régie par des Conventions qui assimilent les ressortissants de ces trois pays aux citoyens marocains. Dans tous les
autres cas, l’Anapec doit autoriser l’embauche. Pour ce faire elle doit s’assurer qu’il n’y a pas de marocains en mesure
d’occuper l’emploi offert à un étranger. Une ancienne représentante de l’Anapec m’explique ainsi la procédure et les
enjeux : « On peut dire que c’est un jeu entre l’Anapec et l’employeur. L’employeur demande à l’Anapec pour
l’autorisation à l’embauche, il envoie le diplôme, le CV, le contrat, tout les papiers qu’il faut, et il attend. Ils existent
différentes manières de traiter le dossier. S’il s’agit par exemple d’un formateur qui doit travailler au Maroc pendant six
mois la procédure est rapide et l’Anapec ne fait pas d’annonces dans les journaux. S’il y a annonces dans les journaux et
si quelqu’un répond, l’Anapec traite mais l’employer peut s’en foutre. Lorsque la demande traite plusieurs personnes, il
y a des risques. Dernièrement, il y a eu l’exemple des turcs dans le bâtiment. L’Anapec peut s’opposer. Depuis deux
ans, pour les enseignants on ne passe plus par les journaux et pour les époux/épouses de marocains, on n’a plus de
problèmes ».
3
pourquoi j’avais quitté mon travail de fonctionnaire, et pourquoi je n’avais pas respecté le
contrat des dix ans4. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas attendre parce que j’avais
besoin de m’épanouir. Le Président me demande aussi si je reçois une bourse et je lui
réponds que non… Dès qu’il rentre, je commence ainsi à recevoir la bourse de l’Etat ».
Cette même année, le Maroc est choisi comme un des pays éligibles pour organiser la
Coupe du Monde. On y a donc besoin d’experts et Didier est recruté comme tel par le
comité d’organisation de la Coupe. Même si l’organisation échoit finalement à l’Afrique du
Sud, ce travail lui donne l’opportunité d’être connu dans le milieu. Il commence à travailler
avec la société balnéaire où il est toujours. « Je suis expert en métiers liés à la remise en
forme, mon contrat est renouvelé chaque année auprès du Ministère de l’Emploi 5. J’ai pas
de problème au niveau de l’Anapec parce qu’il n’y a pas de Marocains qualifiés dans ce
domaine. Mon contrat est envoyé à l’Anapec par la société et il est directement
approuvé ».
Didier qui a beaucoup de projets d’entreprenariat pour le futur, indique tout de suite les
obstacles qui à son avis empêchent la réalisation de ce qu’il appelle « Barbès à Casa » :
« Ici, on pourrait être comme à Barbès si le marché du travail était plus... il faut trouver le
mot correct... était plus… libéral. C’est pour cela qu’une fois terminées les études, les
étudiants partent du Maroc. En boîte, le public est composé à 80% d’étudiants, parce que,
officiellement, ce sont des étudiants et parce qu’il n’y a pas de gens qui arrivent à
travailler. Il y a deux choses qui empêchent les Africains d’être à l’aise au Maroc : le
problème du marché du travail, ils ne peuvent pas avoir un travail déclaré, et le racisme.
On a un intérêt à être ici au Maroc, sinon on devrait partir. On prend le bon coté, ils ne
sont pas tous les mêmes ».
En effet, son projet de « Barbès à Casa » a déjà commencé. Il veut ouvrir un restaurant
« africain » qui vise un public cosmopolite et classe, c’est-à-dire le milieu que Didier
fréquente à Casablanca : « Il y a un resto sénégalais en centre ville à Casa. Je ne l’aime
pas, parce que c’est trop sénégalais. Avec mon resto je veux cibler tout le monde, les
Européens, les Marocains, pas que les Africains. Le menu doit être varié, un peu de toute
l’Afrique. Je vise un public classe, je ne pense pas qu’il y aura des étudiants comme
clients parce que c’est difficile aux étudiants de se permettre un dîner à 250 dh (23,5
euros). Je sais que ça peut marcher. Imagines-toi que dernièrement un ami marocain m’a
appelé pour savoir où il pouvait trouver les ingrédients pour préparer un plat sénégalais, et
j’ai lui indiqué une dame qui vend les ingrédients sénégalais à la Médina de Casa. J’ai
déjà reçu trois propositions de partenariat, de trois personnes différentes : un Marocain, un
Maroco-gabonais très riche, et un Français. Je vais décider surtout en fonction de qui me
permettra plus facilement d’avoir la licence pour l’alcool ! Tu vois, on peut dire que moi, je
suis dans la crème de la société marocaine. J’ai des fréquentations très variées, entre
Marocains et Européens. Au boulot, tout le monde veut me connaître parce que je suis le
prof de sport. Les Européens au Maroc se sentent dépaysés et avec moi ils trouvent la
chaleur africaine ».
Didier envisage aussi de faire de l’import-export entre le Maroc et son pays : des
matériaux pour le bâtiment à partir du Maroc, parce qu’au pays ce secteur-là est en pleine
expansion et parce que : « le commerce dans cette direction c’est facile ». Du pays vers le
Maroc, il pense par contre à importer des produits agro-alimentaires et des produits
4
Dans le pays concerné, lorsqu’on reçoit une bourse d’étude de l’Etat, il faut signer le « contrat de la dizaine ». Avec ce
contrat les signataires stipulent qu’une fois terminés les études, les bénéficiaires de la bourse doivent retourner au pays
et travailler dans la fonction publique pendant au moins dix ans de façon continue. Selon mes interlocuteurs, étudiants
et ressortissants de ce pays, cependant, les administrations peuvent difficilement intervenir, si les boursiers ne rentrent
pas.
5
Lorsqu’il s’agit d’un contrat d’étranger (à exclusion des ressortissants d’Algérie, de Tunisie et du Sénégal dont les
Etats sont signataires des Conventions d’Etablissement), même si c’est un contrat à durée indéterminée, il faut le
renouveler chaque année auprès du Ministère, pour maintenir la carte de séjour.
4
cosmétiques : les mèches à cheveux, les crèmes « afro ». Sa stratégie marque une
différence importante avec les systèmes d’approvisionnement les plus classiques de
certains produits « africains », à savoir les navettes qui font Casablanca-DakarCasablanca et qui approvisionnent les vendeurs dans la Médina de Casablanca, les colis
envoyés par avion, les commerçants à la valise de passage au Maroc. « J’ai un projet
pour lequel je suis en train de négocier avec des partenaires marocains pour vendre le
piment africain dans les supermarchés ». A titre de comparaison, il me parle aussi d’une
fille sénégalaise mariée à un Français qui est en train d’ouvrir un vrai salon de coiffure
« africain ».
Siaka et Benoît, les deux autres associés, ont un parcours plus linéaire : leurs études dans
des établissements privés au Maroc terminées, ils ont pris une patente et ont crée
ensemble une entreprise d’«événementiel» en 2006. Pour la loi marocaine, ils sont des
investisseurs.
Au night club, Siaka est le gérant permanent, en boîte tous les soirs. Didier, pris par ses
cours de sport pratiquement tous les jours, n’est en boîte que le samedi, et Benoît voyage
beaucoup. Il travaille dans une société de services informatiques qu’il a crée avec son
frère. C’est ce dernier qui me raconte leur histoire au Maroc : « Je suis venu pour la
première fois au Maroc il y a 8 ans. Mon frère Benoît était déjà étudiant en informatique
dans une école privée à Fès quand je suis venu le voir pendant les grandes vacances.
J’avais commencé mes études au pays et je voulais partir pour les continuer aux EtatsUnis. On a un autre frère qui a étudié et qui maintenant travaille comme comptable à New
York. Mais finalement, on m’a refusé le visa. J’avais eu une inscription à l’Université en
Belgique mais j’ai préféré rester ici avec mon frère. La solitude me faisait peur. Je me suis
donc inscrit dans la même école privée que mon frère. Son mémoire de fin d’études a été
le projet de la boîte d’informatique qu’on a ensuite créée ».
Didier, Siaka et Benoît faisaient partie aussi de l’équipe du « pub africain », un bar ouvert
à Casablanca au centre ville. Il a été fermé par la police en novembre 2009 pendant une
rafle qui a causé la fermeture de 17 pubs dans la ville. Comme le pub se situait au rez-dechaussée d’un immeuble, les gérants avaient souvent des problèmes avec les habitants
qui se plaignaient du bruit dans la rue. Sur un des flyers du night club on lit que l’ambiance
du pub se déplace en boîte, témoignant des liens entre ces deux lieux. Par ailleurs, le
chargé de salle au night club faisait partie de l’équipe du pub.
Pas de night club sans Dj et ici ils sont trois permanents, de trois nationalités différentes,
dont un est aussi team manager dans un centre d’appel français délocalisé au Maroc. Il
est important que les trois DJ soient de nationalités différentes parce qu’il faut assurer une
grande variété dans le choix de la musique qu’on propose afin de satisfaire tous les goûts.
Les DJ adaptent la musique en fonction de l’origine de la majorité des personnes
présentes dans la salle. Musique ivoirienne, si la salle « est » ivoirienne, congolaise s’il y a
beaucoup de Congolais, et ainsi de suite. Depuis quelques temps, les organisateurs
invitent des artistes africains connus. Très coûteuses, ces soirées ne sont pas
particulièrement rentables, mais elles fidélisent la clientèle. Les artistes ont d’ailleurs
l’obligation de se laisser prendre en photo avec les clients. Didier m’explique que « quand
un artiste marche en Afrique, on l’invite pour faire une soirée en boîte. Samedi dernier par
exemple on a invité Fanny J, l’artiste zouk guyanaise ». Didier en parle avec grand
enthousiasme, auquel le sentiment de fréquenter des gens connus n’est pas étranger.
La boîte lui permet de démarrer et d’établir des relations avec des artistes très connus
dans le milieu et de rentrer dans leurs réseaux transnationaux. Fanny J a été déclarée en
2008, « révélation zouk » de la Guyane française. Grâce à son producteur, Warren, artiste
zouk très réputé, elle est allée en France où elle habite maintenant. Son disque « Vous les
5
hommes » est en vente sur Internet. Lino Versace a aussi animé une soirée à
Casablanca. C’est un des membres de la Jet Set, groupe de chanteurs ivoiriens fondé en
2003 qui est à l'origine du Coupé-Décalé, un des produits musicaux parmi les plus
célèbres en ce moment en Afrique, et ailleurs6. Inventée par des Ivoiriens à Paris, cette
musique s’est ensuite diffusée en Côte d’Ivoire, dans beaucoup d’autres pays d’Afrique,
d’Europe ensuite. Le « Président » de la Jet Set, Douk Saga, a tourné le premier clip,
« Sagacité », à Paris, au Trocadero. Les premiers pas du Coupé-Décalé sont dansés avec
la Tour Eiffel en fond d’écran. Ce premier clip représente la déclaration de principes du Jet
Set. Les valeurs : afficher son aisance matérielle, en portant des vêtements et des bijoux
de marque de luxe et en se comportant avec style et des manières que l’on veut
distinguées. Debordo Dj, artiste ivoirien habitant à Washington qui a joué au Texas, à New
York et à Lyon est aussi passé à Casablanca.
J’ai eu l’occasion de rencontrer un artiste invité dans la boîte, Dj Idriss, la jeune révélation
musicale de 2010 au Mali. Avec le morceau qui l’a rendu populaire, le Mini Ks, vont
quelques pas de danse originaux, comme pour la plupart des chansons « pop » d’Afrique
francophone. « Chaque semaine il y a un nouveau pas en boîte », m’explique un des
fondateurs. Dans la « boîte des Africains » la recherche de nouveautés et le souci de
toujours bien entretenir la clientèle est une inquiétude constante. La concurrence existe.
Un des chargés de communication de la boîte en rend compte ainsi : « En 2009, un
groupuscule a crée une boîte de nuit qui n’as pas duré dans le temps mais ça a fait chuter
clairement les recettes ». Il est intéressant de s’arrêter sur le parcours de Dj Idriss, moins
pour ses relations concrètes à « la boîte » que pour ce qu’il renseigne d’une culture
africaine mondialisée, dans les filières desquelles la « boîte » puise ses artistes et son
succès. Avant de débarquer au Maroc pour la première fois il avait déjà été en France où il
va retourner prochainement, au Danemark et aux Pays Bas. Après la soirée à
Casablanca, il a pris un avion pour Tunis où il devait animer une soirée dans une boîte.
Son single, Mini Ks, est produit par une maison malienne et vendu au Mali, au Burkina, en
Côte d’Ivoire, en France. « Bon, en France c’était comme au Maghreb, on m’avait piraté
d’abord ». Son producteur a donc rapidement passé un accord avec une maison de
production française. Il m’explique qu’en France, le public c’est la « communauté
africaine », pas seulement les Maliens. Comme au Maroc. Mais au Maroc son disque n’est
pas en vente. « Au Maroc il y a un système qui nous détruit, mais en même temps qui
nous arrange ». L’Internet et le piratage arrivent en effet à le faire connaître. « Si Dieu me
donne l’inspiration pour faire un deuxième album, on essayera de le vendre ici ». Idriss est
convaincu qu’en Afrique ça ne vaut pas trop la peine de vendre les albums parce qu’on
télécharge alors qu’en Europe les gens achètent les albums s’ils aiment le chanteur.
«C’est pas pour me jeter des fleurs, mais au Mali cette année il n’y a pas une chanson qui
a marché plus que la mienne, mais les droits… quand j’ai téléphoné, je suis à 60 jetons ».
Il m’explique que forcer les cybercafés ou les boîtes de nuit à payer les droits ce n’est pas
une bonne stratégie parce que ça ne sert qu’à les éloigner.
Enfin, la boîte organise des soirées à thème, l’une des plus prisée est Bogocité, une sorte
de « duel d’élégance » où les « communautés » s’affrontent en présentant des vêtements
griffés.
Si extensif que soit le concept de « culture africaine », il est cependant délimité, en
l’occurrence par sa frontière à l’« afro-américain ». L’échec d’une soirée à thème « Afroaméricain » le démontre, rapportée ici par un des organisateurs de la soirée: « J’ai lancé
cette thématique : reggae, hip hop, r ‘n b, et ça été un sacré flop pour moi, je te dis…
personne n’est venu en boîte. Ça m’a coûté à lancer un regard critique sur moi-même,
6
Dominik Kohlhagen, Frime, escroquerie et cosmopolitisme : Le succès du « coupé-décalé » en Afrique et ailleurs,
dans Politique Africaine, no 100, 2006, pp. 92-105.
6
qu’est-ce qui n’a pas marché parce que d’habitude ça marche. Alors, il se trouve que la
communauté africaine au Maroc n’apprécie pas les sonorités musicales des Etats-Unis, ils
préfèrent que ça soit un groupe africain, quand tu mets un thème africain ça passe, mais
quand tu mets un thème américain ça attire moins, mais par contre si dans la soirée
africaine tu mets la sonorité américaine ça passe. Moi, je me suis rendu compte que c’est
que les gens cherchent vraiment au Maroc, dans notre boîte, c’est de se sentir en
Afrique ».
Si on regarde de près l’organisation de certaines de ces soirées à thème, on découvre un
monde de partenaires du night club dont certains sont localisés (au Maroc) et d’autres ne
le sont pas. Parmi eux, une entreprise basée à Casablanca, créée par quatre
ressortissants d’Afrique subsaharienne. Dans leur présentation ils déclarent avoir comme
objectif de « faire de Casablanca le point de convergence des cultures musicales subsahariennes, occidentales et maghrébines ». Il y est dit qu’ils organisent des événements
avec « des artistes internationaux, africains pour la plupart » auxquels ils convient toutes
les communautés. « Avec nous, vous vivez le rêve africain à Casablanca ». A l’instar du
projet de restaurant africain de Didier, ils mobilisent l’africanité mais dans une vision
cosmopolite plus qu’ethnique.
Les partenaires délocalisés sont des portails de musique « africaine » où il est possible de
télécharger de la musique, des clips, où l’on est informé sur les événements musicaux
« black », où l’on reçoit les news et les interviews les plus récentes des artistes du
moment. Il s’agit de sites web très connus comme afrozic.com et ivoirmixdj.com. Ce
dernier est plutôt centré sur la musique et sur les événements musicaux liés à la Côte
d’Ivoire : de l’annonce de la journée culturelle ivoirienne à Tunis, en passant par les
événements qui ont lieu à Paris, jusqu’aux rendez-vous dans les Maquis d’Abidjan…
Lamine, un jeune qui fait partie des chargés de communication, a conçu et organisé
certaines soirées à thème : « La première fois j’ai gagné 1.500dh (130 euros) de
commission, j’ai 10% sur chaque billet d’entrée. C’était la première fois, mais après j’ai vu
que c’est de l’argent… Je ne veux pas dire que c’est de l’argent facile, mais… ». Lamine,
Malien, est arrivé au Maroc comme étudiant boursier de l’AMCI7. Dans une soirée, il a
gagné ce que l’AMCI donne à ses boursiers en deux mois. Pendant ses études, il a
toujours eu le soutien économique de ses parents mais il a aussi toujours travaillé dans
des centres d’appel. « La bourse est à peine suffisante pour payer ton loyer », dit Lamine
comme beaucoup d’étudiants. Il ne se définit ni comme étudiant, ni comme travailleur. Il se
perçoit comme quelqu’un qui travaille dans le showbiz au Maroc. Il a terminé ses études
en janvier 2009 mais il avait encore une matière à réussir, il est donc resté jusqu’en juin.
C’est à ce moment là qu’il est rentré dans le showbiz. Il me raconte comment il a été
impliqué dans l’équipe : « Un an après sa création, je partais au night club presque tous
les week-ends, j’avais jamais de liquidité moi… quand je me déplaçais j’avais toujours ma
carte de crédit, et si je prenais une ou deux bouteilles en fonction de l’ambiance de la
soirée, je payais toujours par carte et à chaque fois c’était la même personne, un des
fondateurs, qui débitait ma carte au niveau de la machine… donc… par la suite… je
devenais un client assez sérieux qui n’avais jamais de liquidité sur lui, c’est ça l’indication
de crédibilité et à un moment où, deux mois après, la boîte traversait un moment difficile…
ils m’ont dit : écoute : je te vois en boîte tout le temps, on voit que t’es dynamique que t’as
assez de relations, j’aimerais bien que tu organises des soirées… et c’est là où toute a
commencé… »
7
Crée en 1986, l’Agence Marocaine de Coopération Internationale (AMCI) est l’instrument de mise en œuvre de la
politique de coopération sud-sud du Maroc. Parmi ses activités principales figure la mise en œuvre de la politique de
coopération dans le domaine de l’éducation.
7
Il est rentré au Mali en juin et revenu au Maroc en septembre, dans l’intention de
commencer un nouveau master dont les frais d’inscription étaient de 24.000dh (2200
euros) par an. L’AMCI continuait à lui octroyer la bourse mais, les frais d’inscription
devaient être à sa charge, ce qui lui a fait renoncer au master. Sa carte de séjour étudiant
est encore valide, jusqu’en juin, et il devra alors à nouveau rentrer au Mali pour revenir au
Maroc en septembre et s’inscrire en fac : « La vie est plus facile quand t’as une carte de
séjour étudiant », déclare Lamine. Le statut d’étudiant est associé à la régularité du séjour,
il est plus rare que la régularité du séjour soit associée à un statut de travailleur, sauf pour
les investisseurs et pour certains secteurs du marché du travail marocain (presse
francophone, ingénierie civile). « Si tu es étudiant, t’as droit à avoir une carte de séjour et
tu peux aussi travailler, comme le démontre la réalité des étudiants subsahariens
travaillant dans les centres d’appel. Si tu travailles, il n’est pas automatique d’avoir une
situation de séjour régulier. »
Pour l’instant, Lamine continue à travailler comme téléopérateur dans un centre d’appel.
Six jours de travail par semaine, de 13h à 21h. Des horaires qui lui permettent de sortir le
soir et se consacrer à la passion qu’il a découvert au Maroc : le showbiz. Il envisage
d’amener beaucoup d’artistes africains au Maroc et de devenir leur manager en leur
décrochant des soirées, comme il l’a fait pour Dj Idriss. Il est en fait très intéressé par ce
qui se passe à Rabat, il veut rentrer dans ce bizness. Sur les flyers des soirées son nom
et son numéro de portable sont indiqués à coté de ceux des autres chargés de la
communication. Les supports de communication qu’ils utilisent sont les flyers, les affiches,
les texto, Facebook, les mails, leur site Internet.
Cette année pour la première fois, il organise avec Youssouf, le fils du gérant du
restaurant, la « fête de l’Indépendance » du Sénégal. Qu’un tel événement soit organisé
en boîte constitue une nouveauté absolue probablement motivée par la volonté des
Sénégalais de faire partie de la « communauté black » au Maroc, qui les tient souvent à
l’écart, surtout à cause du statut de privilégié auquel ils sont associés par les autres
africains . La fête de l’Indépendance du Sénégal était jusqu’alors toujours organisé dans
un hôtel prestigieux de la ville. Outre son sens communautaire, ce changement indique
aussi sans doute qu’un nouvel acteur social émerge dans les mondes subsahariens au
Maroc, désireux de marquer sa différence des mondes jusqu’alors dominants la
communauté. Un monde d’entrepreneurs plus que d’ambassadeurs, un monde aussi
d’aventuriers8 plus que de notables et de dignitaires. La boîte est en quelque sorte le lieu
identitaire de ces nouveaux « parvenus ».
Autre fonction importante, celle du chargé de la salle. Gérer la salle signifie en effet,
reconnaître les clients les plus fidèles et prendre soin d’eux. Didier me parle en ces termes
de l’enjeu et des tâches qui y sont liées : « Si on voit que untel vient régulièrement en
boîte, il devient un client fidèle, des clients qui deviennent fidèles ont des tables réservées
en permanence. Ils ont un traitement spécial. Il faut aussi savoir que si un client fidèle
arrive pendant la soirée et sa table est déjà occupée par d’autres, le serveur doit
gentiment demander à ces personnes de laisser la place, ou il doit trouver des solutions ».
Lors de mes observations, la personne chargée de gérer la salle venait de remplacer
Tony, déplacé au rôle de serveur parce qu’il n’était pas efficace dans de pareilles
situations. Comme l’indique aussi l’histoire de l’embauche de Lamine, la fidélité des clients
se mesure à leur présence régulière autant qu’au montant de leurs dépenses. Etre fidèle
signifie aussi être une personne de confiance. Les clients fidèles sont aussi des
Européens et des Marocains. Etre reconnus socialement à l’intérieur du night club est
valorisé comme signe d’appartenance aux classes moyennes subsahariennes établies au
8
Sur les usages de ce terme en Afrique aujourd’hui voir notamment Schmitz J, Migrants ouest africains : miséreux,
aventuriers ou notables ?, introduction au thème in, Politique africaine, n°109, mars 2008.
8
Maroc, c’est-à-dire à la société subsaharienne la plus active et entreprenante au Maroc.
Pour un jeune comme Lamine c’est aussi la perspective d’une promotion sociale à
l’intérieur de son milieu black.
La boîte ouvre ses portes à 21h mais la soirée ne commence réllement qu’à minuit.
L’atmosphère est à l’élégance. Les serveurs portent un costume noir sur chemise blanche
et nœud papillon. Layla, portier videur, assure l’accueil en tailleur noir. La boîte est ainsi
décrite dans un des flyers : « Le point de rencontre et de convergence des Jet Seters »,
ceux qui se reconnaissent, aujourd’hui dans tous les « lieux d’Afrique », ici et là-bas, à
leur élégance et au prix de leurs vêtements et accessoires. Sur son site Internet, la boîte
est : « Unique discothèque à thématique tropicale du Maroc, fréquentée majoritairement
par les ressortissants d’Afrique subsaharienne, les Marocains et des étrangers de diverses
origines en quête d’une ambiance exotique ».
Les étudiants subsahariens constituent bien l’essentiel de la clientèle, mais pas seulement
ceux de Casablanca. Les entretiens menés avec des étudiants à Rabat, surtout les plus
aisées qui fréquentent les écoles privées, montrent qu’il n’est pas rare qu’ils se déplacent
sur la Corniche, souvent en reprenant le premier train pour Rabat à 6h du matin.
Cependant, tous les mondes sociaux composant la société subsaharienne au Maroc, dans
cette vaste zone metapolitaine autour de Rabat Casablanca, peuvent passer, fidèlement
ou occasionnellement, des soirées au night club. Ces mondes sont ceux des
entrepreneurs, hommes d’affaires, ceux des personnels des ambassades, pour les
« sédentaires ». Viennent ensuite, les « passants », pour affaire ou formation, m’explique
un des fondateurs. Les Marocains représentent le deuxième public le plus important, et
en fait il s’agit surtout de Marocaines, souvent seules. Didier a une explication très claire
qui justifie leur présence importante : « Ici elles ne sont pas prises pour des putes, il n’y a
pas forcement quelqu’un qui viens te sauter dessus dès que tu commences à danser ». Il
n’est pas le seul à utiliser ces termes ; un sénégalais, au Maroc depuis 2000, ancien
étudiant et aujourd’hui journaliste à Casablanca, utilise pratiquement les mêmes mots que
Didier : « J’ai tellement de copines marocaines, elles partent maintenant de plus en plus
en boîte, elles me disent que là bas c’est le seul endroit où tu danses tranquille, même si
tu es bourrée personne ne te dérange. Dans les autres boîtes dès que tu commences il y
a un mec qui vient te sauter dessus ».
Pour mieux comprendre, au-delà du seul plaisir des soirées, le type de sociabilité que
génère la régularité de la fréquentation de la boîte, on peut décrire la formation de ceux
que j’ai fini par désigner comme « le groupe », parce que leur amitié s’est nouée dans la
boîte, et continue de s’y entretenir. Ils se rencontrent plusieurs fois par semaine, souvent
dans l’appartement que deux Sénégalais, Moussa et Papis, partagent avec Paul, un
Français travaillant dans une entreprise d’informatique à Casablanca. Moussa et Papis
sont d’anciens étudiants au Maroc. L’un est rédacteur en chef dans un quotidien
francophone marocain et il a étudié à l’école de journalisme à Rabat. L’autre a étudié à
Tanger, dans « la période chaude pour les étudiants subsahariens surtout pour ceux
habitant Tanger », commente Papis ; les interpellations des flics étaient quotidiennes et il
ne fallait jamais oublier sa carte de séjour au risque d’être immédiatement refoulé ; même
si la carte de séjour, dans la poche, ne pouvait rien contre les pierres jetées par les
enfants sous le regard indifférent des parents. « Tout le monde nous prenait pour des
clandestins », explique Papis. A Tanger, il obtient un diplôme de conseiller social,
travaille un temps avec Médecins Sans Frontières Espagne dans des projets d’aide et
d’assistance aux migrants subsahariens. Après la fermeture de l’antenne marocaine de
MSF Espagne, il alterne chômage et vacations dans des centres d’appel. Il travaille
aujourd’hui dans une autre ONG espagnole s’occupant de mineurs migrants non
9
accompagnés marocains et subsahariens. Quand il a du temps, il fait la promotion et
trouve des soirées pour un groupe de musique reggae composé d’étudiants et de migrants
subsahariens installés à Casablanca. Le chanteur est un Ghanéen qui a passé 8 ans au
Sénégal. Le groupe vient de faire un concert à l’Institut Cervantes à Casablanca. Papis est
à Rabat pour négocier un passage à la radio.
Il voit souvent Awa et Aicha, ses anciennes collègues de MSF, l’une est sénégalaise,
l’autre marocaine. Elles font désormais partie du Groupe. Après ses études en travail
social, Awa rentre à Dakar, mais comme elle ne trouve pas de travail dans son domaine,
elle revient au Maroc. Elle aussi, après la fermeture de MSF, s’embauche dans un centre
d’appel. Aicha est marocaine, originaire de Tanger, installée à Casablanca depuis peu.
Angèle, une congolaise (RDC) qui a étudié au Maroc dans un établissement privé, est une
amie d’Awa. « Quand tu termines le bac et que tes parents ont un peu de moyens, c’est
normal qu’ils t’envoient étudier à l’étranger », dit-elle. Elle travaille à Casablanca dans une
société italienne de vente de pièces pour automobiles. Loubna, marocaine, est aussi une
amie d’Awa. Elle est chargée du recrutement et de la formation du personnel dans le
centre d’appel où Awa est téléopératrice. « Entre nous, il y a un feeling qui s’est créé et on
est devenues copines », m’explique Loubna. Pendant la soirée, quelqu’un lui demande si
elle est marocaine. « C’est ça qu’ils disent », lui répond-elle. Plus tard Loubna m’avoue
qu’elle a déjà reçu trois propositions de mariage mais « je n’arrive pas à sortir avec un
Marocain ». Elle nous parle ensuite d’une dernière connaissance faite au boulot, un
Congolais qui nous rejoindra pendant la soirée. Dans le Groupe, il y a aussi Ahmed, un
Marocain qui vient de terminer son master en économie aux Etats-Unis et qui travaille
maintenant à Casablanca dans l’entreprise de son père. Il désigne Paul, le Français, du
groupe comme : « mon meilleur pote à Casa ». C’est grâce à Claire qu’ils se sont connus.
Claire, personnel expatrié d’une ONG française de micro-crédit, est mariée à un
Sénégalais travaillant dans un centre d’appel. « On a choisi d’habiter au Maroc parce que
c’était au milieu, entre la France et le Sénégal », dit Claire. Marie, la petite amie de Papis,
française, est une collègue de travail de Claire. Elles s’entendent très bien avec Layla, une
Algérienne vivant à Casablanca qui cache son origine et préfère se présenter comme
marocaine. C’est elle qui m’invite pour la première bière. Le Groupe est en boîte ce jour-là
pour fêter deux événements, les anniversaires de Papis et celui de Paul.
Le restaurant Africain
Lors de la journée culturelle du Mali, à Rabat, je reçois une carte publicitaire pour un ainsi
dit « Restaurant Africain », indiquant une adresse un peu vague, sans nom de ville, mais
des numéros de teléphone et une adresse mail. C’est l’adjectif « africain » qui m’intrigue et
me pousse à les appeler pour leur demander des renseignements. « La cuisine est
africaine », affirme mon interlocuteur au téléphone. Je ne comprends pas et j’insiste
« mais quels plats…sénégalais ? », « non ils sont africains (après quelques secondes)
c’est la même chose ». Lors de ma première visite, j’ai pu en effet apprécier la variété
offerte par le menu. Un regard un peu plus attentif réduit la catégorie vague de
cuisine « africaine » à la cuisine d’Afrique de l’Ouest et Centrale : le djeppe, le mafé
(sauce d’arachide), la yassa (sauce d’oignons), soupe kanDia (sauce de gombo), le
plakali.
L’équipe du restaurant est composée de T. et M., une malienne, ancienne commerçante,
ses filles et ses nièces. T. et M. se connaissent depuis dix ans, ils ont une petite fille de 4
ans qui a toujours habité au Maroc. T. se définit comme un « aventurier » : « Je suis parti
du Cameroun en 2000. Avant d’arriver au Maroc en 2002, j’ai fait beaucoup de pays
d’Afrique, Soudan, Tchad, Ethiopie, Mali, Guinée, Mauritanie ».
10
Au Maroc, il a essayé de monter un commerce de produits alimentaires, mais les
restrictions réglementaires sur ce type de commerce l’ont découragé. Il a par contre
obtenu sans difficulté une patente, payée 16 000 Dh (1400 euros) pour faire de
l’import/export. Il continue encore à se déplacer, surtout entre le Maroc, Istanbul et la
Tunisie. Istanbul l’intéresse beaucoup parce que « il y a de la marchandise, de la qualité ».
Il voyage souvent avec sa petite fille. Dès sa naissance, ils ont été trois fois dans ces deux
pays. En février 2010, lors de son dernier voyage à Istanbul, il y avait trouvé un travail
comme professeur de français à 1.000$ par mois. Mais à son retour, les gens
demandaient avec tellement d’insistance qu’il ouvre un restaurant, qu’il a commencé la
recherche du local. « Il faut créer quelque chose, s’installer pour reprendre l’aventure », dit
T.
M., qui a aussi parcouru beaucoup de pays en Afrique et qui continue à voyager de temps
en temps, dit s’être « posée » au Maroc. Parmi ses filles et ses nièces, certaines l’ont
rejointe pour venir faire leurs études. Elles sont toutes inscrites dans des écoles privées et
donnent un coup de main au service dans le restaurant qui compte aussi deux employées,
une « aventurière » sénégalaise et une marocaine.
Le chemin qui a amenés T., M. et sa famille à ouvrir le restaurant où ils sont aujourd’hui
est très long. Tout a commencé, il y a à peu près 3 ans, à la maison. Ils préparaient à tour
de rôle, par nationalité, des plats pour le « pub africain » fermé en novembre 2009 (voir
plus haut). « On vendait aux commerçants, l’information passait de bouche à oreille et la
clientèle augmentait », m’explique T. C’est là, qu’ils ont pensé à ouvrir un restaurant. Ils
ont d’abord proposé à un hôtel en centre ville de leur louer la cuisine, afin de continuer
l’activité à emporter. Au début, le prix de location de la cuisine était de 700dh (63 euros),
avec le succès, les patrons de l’hôtel réclament 1000dh (90 euros), puis 1500 (130,5
euros) par jour. Ne pouvant « suivre » cette inflation, ils arrêtent puis, en mars 2010,
rencontrent le propriétaire du local qu’ils occupent maintenant, pour un loyer mensuel de
15.000dh (1350 euros), « plus cher que le prix moyen de la zone. A coté je voulais payer
10.000dh, le propriétaire me disait toujours demain, demain mais enfin il l’a loué à un
Marocain pour 8000dh. Pourquoi, à ton avis, le prix est plus cher ? Parce qu’on donne pas
aux Africains ! ».
Le « Restaurant Africain » est à Casablanca, dans une des rues centrales les plus
réputées. Pourtant l’adresse est discrète, aucune enseigne ne signale sa présence de
l’extérieur. Ce sont les anciennes enseignes signalant le nom du restaurant marocain,
fermé pour cause de faillite, qui sont restées, comme sur le menu.
La discrétion du restaurant contraste d’ailleurs avec l’hyper visibilité de son
patron marocain ! Il porte souvent une veste en tissu traditionnel sénégalais très coloré,
des babouches jaunes traditionnelles marocaines, un chapeau russe et des lunettes de
soleil Ray Ban. Il passe presque toutes ses journées dans les alentours du restaurant, et
dit connaître l’Afrique mais : « le Sénégal, que le Sénégal ». Il a créé une association de
coopération marocco sénégalaise pour organiser du tourisme, du commerce d’objets
artistiques, des projets de coopération… Il fréquente les Sénégalais de Casablanca et il
connaît très bien le Sénégal, notamment Touba, la ville sainte. T. le définit comme un
« emmerdeur » et il est convaincu qu’il regrettera beaucoup leur départ, ce qu’il envisage.
A l’intérieur du local, les portraits du Roi Mohammed V voisinent avec ceux de Cheikh
Ahmadou Bamba9, tandis qu’un mur est occupé par le dessin d’un énorme baobab, peint à
fresque et des tableaux d’un artiste sénégalais.
O., une des filles de M., serveuse dans le restaurant et étudiante dans une école privée
pour devenir sage femme, m’explique qu’il n’est pas difficile, au Maroc, de trouver les
9
Fondateur de la confrérie Mouride. Voir à ce propos, BAVA Sophie (2002) Routes migratoires et itinéraires religieux.
Des pratiques religieuses des migrants sénégalais mourides entre Marseille et Touba, thèse de troisième cycle, EHESS.
11
produits comme la sauce d’arachide, le gombo, le bissap, les dums : « à la Medina, les
Sénégalais en vendent ». Le problème, c’est le prix. « On amène les choses depuis le
Mali, on les amène avec la valise parce qu’ici c’est plus cher ». Le problème est identique
à celui des mèches à cheveux ou des produits cosmétiques. On peut en trouver à
Casablanca, mais c’est cher. Les filles préfèrent donc les amener avec elles. Dans le cas
du restaurant, O. m’explique qu’une de leurs stratégies d’approvisionnement est d’envoyer
des colis par avion depuis le Mali. Au restaurant, la clientèle ne manque pas, mixte de
deux types : les Africains subsahariens installés au Maroc et ceux de passage. Les
étudiants et les aventuriers constituent en effet la partie la moins importante de leur
clientèle, mais on y croise aussi des commerçants, entrepreneurs, et des personnels des
ambassades qui n’hésitent pas, le week end, à faire le voyage depuis Rabat.
Pendant mes observations, j’ai eu l’occasion de discuter avec un homme d’affaires malien
installé à Casablanca depuis des années. Aujourd’hui, il a sa famille au Maroc : il vient de
se marier avec une Malienne qui l’a rejoint à Casablanca. Ils ont un enfant de six mois. Il a
des soucis pour sa femme, parce qu’elle ne peut pas profiter de sa licence en sciences
humaines pour travailler : « La seule chose qu’elle pourrait faire ici c’est de répondre au
téléphone, mais ce n’est pas un boulot, elle ne va rien apprendre ». Il se réfère aux
centres d’appel. Il me parle d’une affaire qu’il est en train de suivre entre Italcar
(concessionnaire de Fiat, Lancia, Alfa Romeo au Maroc) et le Mali. Il me parle longuement
des « liens de parenté » entre le Mali et le Maroc, noués selon lui sur les anciennes routes
du commerce transsaharien. Il y a, dit-il, « beaucoup de Maliens installés au Maroc mais
aussi des Marocains installés à Tombouctou descendants de commerçants ».
Les « Africains » installés à Casablanca sont des clients réguliers. Leur présence presque
quotidienne fait de ce lieu un lieu de retrouvailles et de rencontres. Un autre neveu de la
gérante malienne déjeune tous les jours là bas. Il est footballeur dans une équipe
marocaine. Un homme d’affaire malien installé à Casablanca depuis peu de temps reçoit
des appels sur son portable et demande à T. d’expliquer à ses amis où se trouve le
restaurant. Il vient presque tous les jours. Une autre partie de la clientèle est constituée de
passants, notamment commerçants, et fonctionnaires ou cadres de sociétés privées qui
viennent au Maroc pour suivre des formations. T. les définit comme « des gens qui
viennent pour se recycler ». L’Agence Marocaine de Coopération Internationale en
particulier, organise régulièrement des stages dans le cadre de la coopération tripartite.
Des bailleurs de fonds internationaux financent des stages de formations au Maroc dont
les bénéficiaires sont les ressortissants d’Afrique subsaharienne. Beaucoup de ces
formations se passent à Casablanca. Selon l’AMCI, entre 2000 et 2010, dans le seul cadre
de la coopération technique, 865 ressortissants d’Afrique subsaharienne ont été formés
dans des domaines différents : douanes, réseaux d’eau potable, marine marchande,
pêches maritimes, équipement et routes, santé, agriculture, santé animale. Les bailleurs
concernés sont les Douanes françaises, Inwent10, la Coopération Technique Belge et la
JICA (Japan International Cooperation Agency) qui demeure la plus active car impliquée
dans presque tous les domaines d’intervention.
Je rencontre par exemple un groupe de fonctionnaires burkinabés, qui, sans fournir trop
de détails, me disent être : «là pour le service », ce qui les libère même du souci de
demander un visa pour rentrer. Pour la plupart d’entre eux ce n’est pas le premier voyage
au Maroc. Ils connaissaient déjà le restaurant. L’un d’entre eux connaît aussi la « boîte
des Africains » sur la Corniche. Je rencontre également une jeune commerçante
sénégalaise de 25 ans qui vient régulièrement au Maroc. Elle est là depuis un mois. Elle
amène au Maroc surtout des mèches de cheveux et des crèmes cosmétiques. Elle vend
aux gens qu’elle connait et elle laisse ses marchandises chez quelqu’un qui s’occupe de
10
Inwent est une organisation allemande sans but lucratif, commissionnée par le Gouvernement Fédéral Allemand, les
Lander, le secteur commercial allemand.
12
les vendre. Elle récupére son argent lors des voyages successifs. Ce jour-là, elle a aussi
de l’encens et une infusion que les femmes boivent quand elles ont leurs règles. Elle est
une amie de la sénégalaise qui travaille dans le restaurant. Je les trouve à table en train
de parler. La commerçante est très fâchée. Elle crie en wolof qu’elle a perdu un colis qui
venait d’Istanbul qu’elle aurait du récupérer à Casablanca. Il parait que la personne à
laquelle le colis avait été confié a disparu.
O. m’explique que sa mère a parcouru de nombreux pays pour son commerce. Dans son
réseau, il n’est pas rare que quelqu’un passe par le Maroc et profite de leur cuisine
« africaine ». C’est le cas de la mère d’une étudiante de Rabat, ancienne commerçante
malienne souvent de passage à Casablanca qui les connaît très bien.
Le restaurant sénégalais
Tout au contraire de la discrétion affichée par « le restaurant africain », sur un autre des
principaux boulevards de la ville, on peut facilement remarquer une énorme enseigne
néon qui indique : « Chez D. Restaurant Sénégalais ». Le restaurant se situe sur deux
étages, une terrasse occupe le trottoir. Il a des tables sur le trottoir aussi. En mars 2007,
ce restaurant a fait l’objet d’un article dans un quotidien gratuit marocain.
On trouve au menu le djiepp, plat typique de la cuisine du nord du Sénégal à 40 dh (3,6
euros). Youssouf, le fils du gérant, m’explique leur histoire. Son père est au Maroc depuis
trente ans, il le définit comme « le premier ressortissant africain habitant au Maroc ». Lui, a
fait des études en marketing au Maroc. Le restaurant est ouvert depuis novembre 2009.
Je lui demande qui est le propriétaire et je remarque que ma question l’embarasse : « On
est au Maroc, donc on dit que tout appartient à Sa Majesté… (après quelques secondes)
On peut dire qu’ici tout était au Libanais, maintenant c’est une propriété sénégalolibanaise… de toute façon l’histoire de la propriété est floue… ». Je n’en saurais pas plus.
Un serveur, marocain, y travaille, embauché depuis seulement trois mois. Un autre
serveur, est sénégalais de St. Louis, au Maroc depuis quelques mois.
Pour ce qui concerne l’approvisionnement, tout est assuré par des navettes qui font
Casablanca-Dakar-Casablanca. Youssouf définit leur restaurant comme « plus
professionnel » que la boîte sur la corniche. A son avis « ce ne sont que les Sénégalais
qui ont l’audace de faire quelque chose ici au Maroc ».
Youssouf est très content de parler de son restaurant. Il a organisé un concert de Pape
Diouf, musicien sénégalais très connu dans un grand hôtel de Rabat.
A l’instar du restaurant Africain, les adultes établis à Casablanca et les gens de passage
représentent la clientèle la plus importante, des Sénégalais surtout.
Même si Youssouf marque une différence entre les Sénégalais et les autres africains,
même si l’étiquette collée sur le restaurant et sur les événements est la "Sénégalesité", les
mêmes acteurs mobilisent en l’occurrence la catégorie de l’Africanité, surtout lorsqu’ils
sont confrontés à d’autres nationalités d’Afrique subsaharienne. Un usage de cette
catégorie d’Africanité est présent dans une interaction qui se déroule sur le trottoir devant
l’entrée du resto.
Youssouf, un ami à Youssouf et moi, sommes assis aux tables à l’extérieur du restaurant.
Deux jeunes subsahariens sont en train de marcher sur le trottoir. Il est évident qu’ils
cherchent quelque chose, ils regardent l’endroit et ils demandent à Youssouf : « C’est ça
le Restaurant Africain ? ».
Y. « Oui »
Les deux sont visiblement étonnés de cette réponse. Ils regardent encore une fois
l’énorme enseigne qui récite à grandes lettres « Restaurant Sénégalais » et qui ne laisse
pas de place aux malentendus. Ils demandent : « Il n’y a pas un autre Restaurant
Africain ? »
13
Y. « Non ».
Les deux cherchent le « Restaurant Africain » qui en effet n’est pas loin. Ils demandent
encore : « Quelle cuisine vous faite ? »
Y. « Africaine, tous les plats africains ». En réalité ils font deux plats diffusés notamment
au nord du Sénégal.
Finalement, les deux rentrent. Incertains.
Le label d’Hip Hop Africain basé au Maroc
Depuis 2006, il existe au Maroc un label indépendant de production de «Hip Hop Africain »
qui se voulait, au moment de sa création, ouvert à la musique «africaine» en général. « À
la base du label il y a le rap, mais on a essayé d’appeler d’autres artistes de la musique
africaine à proprement parler, du zouk, de la rumba africaine, mais malheureusement on
n’a pas eu les réactions ou les résultats escomptés », me raconte Yannick, un des
membres du groupe. Sous ce label, un disque hip hop a été produit par le groupe
homonyme. Les personnes à l’origine de la création du label comme du groupe sont
quatre étudiants subsahariens, un Rwandais, un Gabonais, un Camerounais, un
Camerounais/Ivoirien basés à Rabat et une étudiante marocaine, la chanteuse.
La passion pour la musique, ils l’ont amenée avec eux du pays. Une fois au Maroc,
chacun de son côté a essayé de cultiver cette passion dans un nouveau milieu. Deux
avaient fondé un groupe. Yannick faisait des apparitions en solo. Il est étudiant en
mathématiques à Rabat depuis 2004, boursier de l’AMCI, sans bourse de son pays : « Ils
estimaient que je n’avais pas le droit, je suis venu ici avec la bourse de la coopération,
mes parents m’ont aidé, moi je me suis débrouillé. Tu as du le remarquer, beaucoup
d’étudiants font des jobs de coté, surtout dans les centres d’appel. Pour moi ça
m’arrangeait pas du tout à cause de l’emploi du temps, j’ai réussi à trouver un créneau où
je fais des cours de soutien en maths aux enfants au collège ou au lycée, je suis
professeur quand je ne suis pas étudiant ». Yannick se définit en ce moment comme
«l’ambassadeur du groupe » à Rabat, puisque un des membres est parti continuer ses
études à Toulouse, un autre est rentré au Cameroun, la chanteuse est partie vers le sud
du Maroc pour exercer son métier de… Médecin.
Aujourd’hui le projet est en veille. Selon Yannick, ce sont surtout les obligations scolaires
plus que la distance qui le bloquent car c’est un produit délocalisable qui voyage par le net
même s’il est ancré au Maroc. Il est composé de plusieurs éléments: un groupe hip hop,
un label indépendant, un petit studio d’enregistrement à Rabat, un site Internet, un blog
sur youtube, un site myspace.
Le groupe est né de leur rencontre à Rabat. Yannick qui chante et s’occupe des
instruments électroniques me raconte le processus: « Au début je suis apparu sur
quelques scènes en solo dans les festivals, des festivals pour les jeunes artistes. Il y a la
C.E.S.A.M. (Confédération des Etudiants et Stagiaires Africains au Maroc) qui organise
des choses, donc je proposais mes trucs. J’ai commencé dans les milieux subsahariens et
après j’ai participé au festival des jeunes artistes de Rabat en 2005 et en 2006. Et c’est en
2006, dans le cadre de ce festival que j’ai rencontré des personnes qui partageaient la
même passion, des subsahariens comme moi, et plus tard une amie marocaine, Aicha.
On a commencé à deux, on a rencontré les autres, on s’est assis, on a discuté, et voilà au
fur et à mesure on a décidé de monter un truc ».
Dans les textes de présentation de leur blog comme dans leurs discours, ils se disent
« groupe de rap Africain » qui veulent se distinguer du rap américain : « Bon, la musique
est universelle c’est vrai… Après chacun a été bercé par certaines réalités qui font que
quoiqu’on fasse, nous ne pourrons jamais faire ce que les Américains font. L’Africain que
je suis s’exprime dans le rap et ça donne ce que le groupe a montré jusque là », dit
14
Yannick. Pourtant, « Le hip hop est une vague en Afrique parce qu’il vient surtout de
l’Amérique du Nord », déclare un autre membre du groupe pendant une interview diffusée
sur une chaîne de radio marocaine, diffusé sur leur blog youtube.
Ils se présentent comme le premier groupe afro-rap du continent. Leur projet est centré
sur la création et la diffusion d’un hip hop africain et d’un débat autour de ce style. Ils
annoncent dans leur blog et sur facebook un forum sur « Que pensez-vous du hip hop
africain ? ». A l’occasion des MTV Africa Music Awards, qui ont eu lieu au Nigeria en
2008, ils proposent sur leur blog de voter pour les meilleures vidéos africaines, « The best
urban african music ». Une vidéo tournée à Rabat, Avenue Mohammed V, présente
l’initiative en anglais. C’est un des membres, un Camerounais bilingue français/anglais,
qui fait la présentation. Les chansons sont pour la plupart en français, mais ils ne
manquent pas de textes en anglais. Le nom du projet est un acronyme de mots anglais
dont les lettres initiales donnent un mot français. Leur stratégie est à la fois locale et
transnationale, localisée et délocalisée. Tout en essayant de trouver une place au Maroc,
ils s’adressent à une audience « globale » via internet, ce qui explique l’usage des social
networks ainsi que de la langue anglaise. Les textes des chansons portent sur la politique,
la défense du Hip Hop, la répression, etc.
Pour les artistes « africains » résidant au Maroc, des occasions de paraître sur scène se
présentent lors des événements « black » organisés par les Instituts culturels de certains
pays européens comme l’Institut Cervantes à Casablanca, le Goethe Institut à Rabat, etc.
« Quand on a joué dans des boîtes, c’étaient des soirées organisées par des africains
subsahariens en général, quoique pour les festivals c’est plus ouvert puisque, en général,
les festivals, en plus de leurs artistes marocains, demandent de la diversité et nous d’une
manière ou d’une autre représentons cette diversité, donc, on est bien accueillis, on est
les bienvenus ».
Le groupe participe entre autres au festival de El Hoceima et en 2008 au festival
Mawazine de Rabat, l’un des festivals international les plus prestigieux du Maroc. Ses
chansons sont régulièrement diffusées sur les radios marocaines.
Un souci de diversité, de variété est donc à la base de l’intérêt des organisateurs
d’événements musicaux marocains pour les groupes d’artistes « africains » résidant dans
le pays. Le souci de diversité permet de se faire une place sur la scène marocaine. Le
besoin d’une musique variée est à la base aussi de l’embauche d’un groupe de musiciens
originaires de différents pays d’Afrique subsaharienne dans une boîte r’bati 11: « Nous
sommes les seuls à avoir l’audace de faire quelques choses ici au Maroc ». Voilà ce qu’en
dit Yannick : « C’était vraiment un petit label qu’on voulait créer pour faire un peu bouger
les choses et surtout ce label a été crée en grand partie à cause de l’intégration… c’est
assez difficile pour nous de s’imposer, d’avoir une petite place parce que toute est fait
pour et par les Marocains», donc tu vois par rapport à tous ces problèmes d’intégration on
a décidé de monter nous-mêmes les choses et faire la musique, toucher toutes les
diasporas, puisque il y a le net, heureusement. On est en lien avec tous les amis qu’on a
dans le monde. Avec le blog et le site à l’époque. Il n’y a plus de site, on n’a plus
renouvelé l’hébergement ».
Une place s’est, en effet, faite sur le net. Leur premier CD est téléchargeable depuis leur
site myspace. Dernièrement, une video en ligne montre les révoltes des chômeurs au
Cameroun. « Oui, parce que, en fait, le bloggeur principal du groupe est en ce moment au
Cameroun. Tout ce qui est information, en général, il prend ce qu’il peut prendre comme
matière et il le montre sur blog ».
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De la ville de Rabat.
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À Rabat, ils ont crée un petit studio d’enregistrement: « dans l’appartement d’un des
membres, on avait monté un petit studio, non seulement pour pouvoir enregistrer mais
pour permettre aux autres artistes, aux marocains comme aux africains d’enregistrer des
morceaux. Il y a même des artistes ivoiriens ou congolais qui, de passage à Rabat, pour
faire quelques prestations, sont venus enregistrer dans notre studio ».
Les clips ont été réalisés par un autre étudiant africain subsaharien. L’idée d’une synergie
avec les ressortissants d’Afrique subsaharienne au Maroc est toujours très présente dans
les discours comme dans les pratiques. Yannick définit comme « une synergie » les
collaborations entre Africains subsahariens au Maroc et il regrette de ne pas habiter
Casablanca : « Certaines fois je me dis que si on était tous à Casa et qu’on faisait les
choses tous ensemble là-bas, la portée serait différente… mais bon ». La synergie existe
comme échange de compétences : le vidéo maker qui réalise leurs clips, les gens qui ont
inventé des marques « africaines » de vêtements et qui se servent des compétences des
étudiants infographes, informaticiens etc.
L’idée à la base de la création du site reflète cette quête de synergie ; le but de la création
du site web n’était pas seulement la mise en valeur de leurs activités liées à la musique,
mais aussi la mise en réseau des « Africains » qui essayent d’investir leurs
connaissances, leur capital culturel ici au Maroc en créant des activités très différentes
entre eux mais toujours pensées comme des activités d’entreprenariat : « on est tous des
entrepreneurs, chacun fait dans le domaine qui lui plait et voilà on s’entraîne. Nous, on est
des entrepreneurs dans la musique. Cet entreprenariat était essentiellement basé sur la
musique, mais après le site était comme une plateforme où on pouvait faire passer toutes
sortes de messages, c’est-à-dire n’importe qui avait un projet, comme on a des amis qui
font dans le textile, des amis ici au Maroc, qui ont fait des petites marques, donc via notre
site on pouvait faire passer des messages et nous étions juste des agents publicitaires,
donc tu vois l’entreprenariat, la publicité faisait partie de l’entreprise ». Dans la
présentation du groupe publiée sur youtube, ils se définissent comme des « entrepreneurs
africains artistes et éduqués ». En effet, cette expression synthétise parfaitement le
modèle auquel ils s’identifient.
Les marques africaines
Yannick me met en contact avec Thierry, ami d’enfance, «du quartier », comme lui installé
au Maroc. Thierry, 28 ans, est arrivé en 2005. Il est venu étudier le management dans un
établissement privé. Thierry est un des trois compatriotes à l’origine de la création d’une
marque « africaine » de vêtements. Aujourd’hui, au Maroc, ils existent trois marques
« africaines », en 2006, ils étaient les seuls. Cette année-là, l’équipe de leur pays joue
contre l’équipe marocaine. C’est l’occasion pour rencontrer un ami de Thierry, le deuxième
gardien de but de l’équipe nationale. Ils sont très étonnés de voir de près la faible qualité
de la tenue nationale et l’opportunité d’un marché, sur fond de fierté nationale bafouée. Ils
se donnent pour objectif à échéance 2012 d’habiller la deuxième équipe ainsi que les
clubs des lycées au pays. C’est un domaine que Thierry connaît puisqu’il a été directeur
technique d’une équipe de son quartier. A l’époque, il achetait les maillots en France et il
faisait imprimer le nom de l’équipe. Dans l’immédiat, ils se mettent à fabriquer des T-shirts
aux logos nationaux pour des étudiants du pays qui sont au Maroc. Ceci constitue leur
premier marché. « L’objectif c’était de trouver des partenariats avec les clubs de sport au
pays, mais on commençait à se faire connaître » ainsi qu’à cumuler de l’expertise, bien
sûr. Depuis 2007, ils ont réalisé 3 collections. La conception est faite avec l’aide
d’étudiants subsahariens experts en infographie. Les T-shirts de la première collection ont
des thèmes nationaux. L’appartenance nationale est affichée parce que « comme ça on
est sûrs de vendre ». Pour la production par contre, la collaboration marocaine est
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indispensable. Dans le cas de la première collection, un tailleur marocain confectionnait
les T-shirts à partir de leurs dessins. Ensuite, grâce à un autre ami marocain qui connaît
des imprimeurs, ils faisaient imprimer les dessins éventuels. Pour la deuxième collection,
ils décident d’adopter un style plus large : « Les gens parlaient, les autres communautés
commençaient à commander, mais il fallait toujours garder une clientèle du pays ». Ils ont
donc choisi de garder les signes nationaux, mais sans en expliciter l’appartenance. Pour
cette collection, ils changent aussi le mode de production. Ils achètent directement des Tshirt dans un magasin à Rabat et font imprimer les images en sérigraphie numérique. Une
autre partie de la production, 150 exemplaires de T-shirt avec une broderie, a été
fabriquée dans une usine à Casablanca, toujours grâce au même intermédiaire marocain :
« Je l’ai rencontré un jour dans la Médina et on est devenus potes ». Thierry parle de ce
business comme de quelque chose de très rentable : « Ca se vend comme de la coke »,
répète-t-il souvent. Lors de la troisième collection, tout est parti au pays. « Il y avait deux
potes qui avaient terminés leurs études et donc ils allaient rentrer. Ils ont tout amené au
pays. L’idée était d’envoyer des modèles et de chercher des contrats là bas ». Mais les
résultats espérés n’arrivent pas. Les deux amis ne donnent plus de nouvelles.
Le groupe arrête donc la production pendant 1 an et demi. A partir de janvier 2010, ils ont
relancé une nouvelle collection, 70 articles avec une image importante pour leur pays,
sans spécifier la nationalité. Ils l’ont fait imprimer par sérigraphie numérique, grâce à un
autre intermédiaire marocain. La vente se fait au Maroc.
Depuis 2006, d’autres Africains subsahariens résidant au Maroc sont entrés sur le
marché en créant deux autres marques. « Tu sais, même si nos prix sont supérieurs à
ceux des autres marques, les gens achètent parce que notre qualité aussi est supérieure.
Les autres, qui viennent de commencer, font des erreurs que nous, grâce à notre
expérience, ne faisons plus ». Trois autres personnes, deux fonctionnaires de l’Etat
gabonais et un basketteur, tous résidant au Maroc et qui y ont créé une association, sont
prêts à investir. L’affaire est de fait intéressante, car, outre la vente au porte-à-porte, les
journées culturelles organisées par les Ambassades des pays d’Afrique sub-saharienne,
ainsi que les forums annuels organisés par la CESAM constituent des marchés potentiels.
Lors de la journée culturelle annuelle du Gabon, Thierry et ses partenaires réalisent des Tshirts commissionnées par l’association des étudiants gabonais au Maroc. Lors du Forum
annuel organisé par la CESAM, ils se proposent pour fabriquer les T-shirts des équipes
qui participent au championnat de football. C’est à cette occasion que la concurrence s’est
manifestée : l’autre marque s’oppose à la proposition et ils exercent des pressions sur
leurs réseaux de connaissance afin de gagner le marché. Finalement, l’autre marque
fabrique les T-shirts pour les joueurs, et eux, ceux pour les supporters.
Aujourd’hui, Thierry pense à une production consacrée aux ressortissants de son pays qui
se trouvent partout dans le monde : « On veut créer un magasin au pays, en Europe. Nos
compatriotes qui sont dans d’autres pays d’Afrique sont en demande, même en Chine ».
Thierry est aujourd’hui en situation irrégulière à cause, dit-il, d’un vice de forme
bureaucratique. Le service d’immigration ne reconnaît pas son inscription dans une école
privée. En même temps qu’il étudie, il a commencé à travailler dans un centre d’appel.
Tout en étant irrégulier, il a un contrat au niveau de la boîte : « Ils m’ont juste demandé le
passeport et ils savent que je suis en situation irrégulière ; en fait je leur avais demandé de
me faire un contrat d’étranger, comme ça j’aurais pu avoir la carte de séjour, mais ils n’ont
pas voulu ».
La description de ces lieux, de ces acteurs ainsi que de leurs activités témoigne de la
présence de classes moyennes subsahariennes dans le Maroc métropolitain ainsi que de
la complexité des formes de branchement des « Africains » au Maroc dont certaines sont
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complètement nouvelles. En suivant leurs activités, j’ai découvert les différents types de
réseaux que ces acteurs mobilisent, tant au niveau local que global grâce au
développement de connexions transnationales12. En fréquentant ces lieux, j’ai observé la
variété des relations sociales dans lesquels ces entrepreneurs sont inscrits et le rôle qu’ils
jouent dans la production de nouvelles identifications urbaines. Ceci incite l’observateur à
repenser certains espaces de la société urbaine marocaine comme caractérisés par un
cosmopolitisme maroco-euro-africain. Un produit urbain comme celui de la « boite des
Africains » en est le lieu d’observation exemplaire mais il n’est pas le seul même si sa
singularité repose sur la gestion exclusivement africaine. D’autres lieux cosmopolites sont
de plus en plus présents dans les métropoles marocaines, à Rabat comme à Marrakech.
Dans la capitale du Royaume qui contrairement à Casablanca n’est pas du tout renommée
pour sa vie nocturne, l’un des lieux les plus fréquentés de la ville oû les Marocains, les
Européens et les Subsahariens R’bati se rencontrent, est une boite animée par un groupe
de musiciens subsahariens. En 2002, le Marocain propriétaire/gérant de la boite est parti
chercher un groupe de musiciens en Côte d’Ivoire. Il cherchait des musiciens capables de
jouer une « musique variée », selon les termes du guitariste du groupe. Tout en étant
spécialistes du spectacle live de musique « africaine » ils sont également capables d’y
mêler d’autres sonorités telles que le jazz, le latino, le rock, le reggae etc. A’ l’instar de la
boite des Africains, le choix musical varie en fonction de la composition de la salle et la
variété des sonorités jouées reflètent en effet le mélange du public.
L’existence et le développement de lieux de ce type au Maroc nous parlent des mutations
de la société marocaine au fondement desquelles se trouve une action discrète mais
efficace d’acteurs transnationaux mobilisant une Africanité métropolitaine à vocation
cosmopolite.
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Hannerz U., (1996), Transnational Connections: Culture, People, Places, Routledge.
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