Le business sera bon si le sport est prioritaire

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Le business sera bon si le sport est prioritaire
Sport
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jeudi 19 juillet 2007
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Après la révélation du contrôle positif de Patrick Sinkewitz (à gauche), un nouveau scandale éclabousse l’équipe T-Mobile au point que les télévisions allemandes ont décidé de cesser les retransmissions. AFP, Reuters
Sinkewitz assomme T-Mobile et l’Allemagne
TOUR DE FRANCE
Choquées par le contrôle positif
de Sinkewitz (T-Mobile), les chaînes
de télévision allemandes ont décidé
d’interrompre la retransmission
de la Grande Boucle.
De l’un de nos envoyés spéciaux à Marseille
COUPURE DE SON ET D’IMAGES en Allemagne. L’ARD
et la ZDF, après les menaces ayant enrobé le départ du
Tour, suspendent la retransmission de la Grande Boucle
après l’annonce, hier, du contrôle antidopage positif à la
testostérone (à la suite d’un contrôle inopiné le 8 juin
dernier lors d’un stage dans les Pyrénées) de Patrick Sinkewitz (T-Mobile). Un coureur, contraint à l’abandon
(fracture du nez et multiples plaies à la face), dimanche à
Tignes, après avoir heurté un spectateur.
L’Allemand a appris la nouvelle à Hambourg. Stupéfait. Outre-Rhin, le pays éprouvé depuis l’affaire
Ullrich (impliqué dans l’affaire Puerto, vaste scandale
de dopage sanguin démantelée en mai 2006 à Madrid),
et les aveux en cascade dans les rangs de la formation
Telekom (aujourd’hui T-Mobile), suite à la parution
d’un livre Mémoires d’un soigneur, signé Jeff D’Hont,
en avril dernier, mettant en cause les médecins Lothar
Heinrich et Andreas Schmid de l’Université de Fribourg, voit la liste s’allonger. Tour à tour, Bert Dietz,
Christian Henn, Udo Bölts, Rolf Aldag, Erik Zabel et
Bjarne Riis passaient aux aveux. Ceux d’un dopage à
l’EPO. Puis tombaient les révélations de Jorg Jaksche et
le contrôle positif de Matthias Kessler, licencié par
Astana, en juin. Avant Sinkewitz.
A Marseille, dans la zone technique jouxtant la
ligne d’arrivée, Roman Bonner, directeur des sports
pour ARD télévision et radio (qui cette année, contrairement aux précédentes ne compte pas dans ses équipes d’anciens coureurs reconvertis en consultants)
résume : « Nous allons rester en place avec un petit dispositif, une équipe en observation en attendant le résul-
tat de la contre-expertise (pouvant intervenir sous cinq
jours) mais il n’y aura plus de couverture des étapes.
Nous sommes une chaîne publique et lors de l’affaire
Ullrich, puis des aveux de Zabel ou Aldag, la confiance
avait déjà été ébranlée. Il avait été difficile de maintenir
la diffusion. Nous sommes passés en force. Le contrôle
positif d’un coureur symbolique comme Sinkewitz nous
oblige à marquer le coup. A l’avenir, nous observerons le
même esprit critique vis-à-vis des autres sports. »
Le Tour dans le noir outre-Rhin
Le Tour dans le noir en Allemagne, tout simplement, le deuxième marché (après la France) en termes
d’images et de droits. Une décision lourde de conséquences pour l’épreuve. « Comment faut-il faire pour
montrer que nous sommes déterminés à aller jusqu’au
bout. Au lieu de nous sanctionner, il faut nous aider. Le
Tour a montré que sa détermination est grande. Voudrait-on que l’on suspende les contrôles ? Si on ne cherche pas, on ne trouve pas. Beaucoup de sports ne cher-
chent rien. Notre engagement est respecté. Nous
mettrons tous les moyens en œuvre pour débusquer les
tricheurs (…) Les contrôles sont de plus en plus efficaces. Les chances de passer à travers les mailles du filet de
moins en moins importantes. Nous mènerons une
guerre implacable contre le dopage », assène Patrice
Clerc, le président d’Amaury Sport Organisation.
Sinkewitz a été immédiatement suspendu par la
formation T-Mobile, très impliquée dans la lutte contre le dopage. La confirmation de l’échantillon B suspendrait son contrat. Mardi, 53 % des Allemands
interrogés par l’institut de sondage IFM répondaient
par l’affirmative à la question : « Croyez-vous que le
cyclisme peut gagner son combat contre le dopage ? » Et
une grande majorité (70 %) estimait que les chaînes
publiques avaient pris la bonne décision de diffuser le
Tour de France…
JEAN-JULIEN EZVAN
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Jean-René Bernaudeau : « Le business sera bon si le sport est prioritaire »
Le manager de l’équipe
Bouygues Telecom,
préoccupé par le climat
ambiant, brandit
sa détermination pour
lutter contre le dopage.
Ancien coureur romantique, belle
gueule, esprit chevaleresque, le
Vendéen Jean-René Bernaudeau
signe une carrière (de Renault en
1978 à Fagor en 1989) au léger goût
d’inachevé. Reconverti en formateur, dès 1991, devenu manager
(de Castorama à Bouygues Telecom, aujourd’hui), il s’impose
comme l’un des personnages
incontournables du cyclisme français. Prompt à se dresser pour faire
avancer la lutte contre le dopage.
C
De l’un de nos envoyés spéciaux
à Marseille
LE POISON coule encore. Alors il
ne laisse pas infuser son ressentiment. Pas le temps. Plus le temps.
Guidé par l’émotion, la passion,
Jean-René Bernaudeau range le
légendaire sourire promené en
bandoulière pour asséner, meurtri, débit brûlant : « Aujourd’hui,
dès qu’on enfile un maillot, un
cuissard, on est soupçonné. Je rêve
d’aider la nouvelle génération à
croire en son sport. » Dans le ciel
mordoré par les affaires, il espère
voir disparaître les tâches. Lassé
de la valse des rêves, il condamne
à la disparition ceux qui ont volé
« gloire, victoire et argent ». Et
s’emporte pour défendre le Tour
qui l’aspire, l’inspire. L’épreuve
lumière a nourri son imaginaire
avant de le sublimer (meilleur
jeune et une journée en jaune en
1979, 6e en 1981 et 83) et de l’aider
à prolonger sa carrière. Le Tour. Il
y fête son anniversaire, le 8 juillet.
Depuis trente ans. Le Tour, un
phare incomparable. Indispensable. « Merci le Tour, il est majestueux. C’est une grande fête dans
un sport pas sérieux. Pour être à la
hauteur, nous avons besoin de
crédibilité. Le Tour offre un petit
sursis. Nous avons la chance de
pouvoir nous cacher derrière le
plus grand événement du monde,
puisqu’il a lieu tous les ans, les
autres n’ayant lieu que tous les
quatre ans. Il faut y penser. Sans
cesse. Nous avons des devoirs visà-vis de cette institution. »
Un cyclisme crédible
Car le climat hante Jean-René
Bernaudeau. L’enthousiasme ne
demande qu’à jaillir mais la
méfiance rôde, règne. Après les
exploits, il réclame avec force la
répétition. Comme après le
« coup » du Colombien Soler
(Barloworld) à Briançon. « Je reste
prudent au regard du passé
récent. L’époque exige des confirmations. » Même si le manager de
l’équipe Bouygues Telecom vit
« un Tour différent », il redouble
de vigilance, de peur d’entendre
un jour le râle d’un cyclisme
mourant. « Je milite pour les
applaudissements, les vainqueurs,
des valeurs et des bonheurs simples mais de trop nombreux coureurs se contentent d’apparaître
ponctuellement dans la saison… »
Le discours s’interrompt, happé
par une réalité empoisonnée.
Aujourd’hui, le Vendéen avoue
se détourner de la course. Focalisé
sur ses coureurs. « Je ne serai pas
ébahi par le podium à Paris. »
Quand les affaires et les relations
nuisent, obsèdent. Certains managers ne se saluent même plus,
s’évitent. « Au moins, on ne perd
plus de temps. » À Londres, avant le
départ de la Grande Boucle,
l’ancien équipier de Bernard
Bernaudeau : « Il faut redonner de la noblesse à ce sport.
C’est la priorité absolue. » F. Chantonnay/DPPI
Hinault participe à la fronde. Celle
menée au sein de l’Association
internationale des groupes cyclistes professionnels par les six équipes françaises et les deux groupes
allemands (seuls trois coureurs
appartenant à ces équipes figurent
dans les trente premiers du classement général du Tour) : « Il y a un
mouvement. Celui engagé pour un
cyclisme crédible. On doit pouvoir,
un jour prochain, aller tous dans le
même sens. Ceux qui dévieront en
assumeront les conséquences. » Des
mots. Pour soulager les épreuves
endurées. Pour démolir. Aérer.
« J’ai une solution. Le sport n’a pas
de frontière. Il ne faut pas se réfugier derrière les arguties juridiques.
Il conviendrait d’établir un contrat
professionnel type avec un avenant
validé par un juriste du pays, de telle sorte qu’on ne puisse plus dire :
“Cela n’est pas applicable chez
nous.” » Mais les réticents, nombreux, freinent. Même le nez dans
le mur.
Jean-René
Bernaudeau,
boxeur souvent touché, compté
mais jamais K.-O., repart. Cons-
En quelques maux qui blessent et agacent
■ Acteur et fin connaisseur de
son sport, Jean-René Bernaudeau
a une opinion bien tranchée quand
on aborde certains sujets.
L’affaire Puerto (vaste scandale
de dopage sanguin démantelé en
Espagne en mai 2006) : « Une
enquête, des investigations, des
écoutes, des films, des saisies de
poches de sang et une attente.
Longue. Le cyclisme la paie au prix
fort. Cette affaire doit aller au bout.
Mon sentiment, c’est que s’il n’y
avait que des cyclistes, cela serait
déjà fini. Mais il y a des sports où il
y a un zéro de plus. »
Floyd Landis : « Le vol. Il a volé
quelque chose de précieux. Il a
souillé le Tour de France. C’est un
sacrilège. Il se sert de quelque
chose d’énorme et que donne-t-il
en retour ? Landis, cela me hérisse
en pensant simplement au minime
qui à la suite de l’affaire n’a pas
renouvelé sa licence. »
Pro-Tour (circuit mondial lancé en
2004) : « Malheureusement, cela
n’a pas été conforme à ce qui a été
vendu. Il s’agissait d’une bonne
idée. Les meilleures équipes, les
meilleurs coureurs, dans les
meilleures épreuves. L’application
n’a pas été conforme. Il n’y avait
aucune obligation dans la représentation des élites. L’évolution du
circuit mondial ? Je ne perds plus
mon énergie à y penser. Franchement, je suis plus préoccupé par le
développement de mon sport. Le
Pro-Tour doit seulement s’inscrire
dans ce développement. »
J.-J. E.
cient de l’âpreté du combat. Décidé à avancer. Pour le public : « On
ne peut pas aller plus mal et il est
toujours là. » Pour esquisser un
avenir dégagé. « J’ai le sentiment
que le cyclisme n’a pas fait sa révolution culturelle. La priorité, c’est
la fracture avec l’époque où tout le
monde s’arrangeait. Il faut redonner de la noblesse à ce sport. C’est la
priorité absolue. Le business sera
bon si le sport est prioritaire. Dans
le cas contraire… on ne peut pas
penser qu’à nous. Je sais ce que
nous étions il y a dix ans, je vois ce
que nous devons être dans dix
ans. » Et de creuser pour retrouver
des racines enfouies. Des licenciés
oubliés, des bénévoles négligés,
des courses rayées du calendrier.
Mauvaise mémoire dans un
milieu aux valeurs bafouées.
« Mon moteur, c’est ce sport tant
ma situation familiale est épanouissante. Il me reste cette chose à
réussir. C’est mon obsession, que le
cyclisme aille bien quand je lèverai
le pied. Parfois j’ai de la peine pour
certains. Ces tricheurs, ont-ils des
voisins qui les ont vus naître et les
jugent ? Affrontent-ils des regards
qui les transpercent ? Si demain
j’ai une histoire, rentrer chez moi et
devoir affronter cela serait terrible.
La prison. Ce serait mon fardeau.
J’habite dans la maison où je suis
né, celle de mon grand-père. »
Regard droit, perçant, il livre
encore, en référence à l’éducation reçue, défendue avec foi : « Je
ne baisserai jamais les bras. Le
travail de fond paie toujours. Il y a
un mois, j’ai perdu mon père spirituel, Henri Vincendeau. C’était
la rigueur, l’éthique, le chantre du
collectif. » Le message transmis
perdure, résiste aux aléas, aux
événements qui encombrent la
route. La passion coule toujours.
J.-J. E.